Raskolnikov se souleva et s’assit sur son divan. Il invita par un léger signe Razoumikhine à suspendre le cours de son éloquence désordonnée et les consolations qu’il adressait à sa mère et à sa sœur, puis prenant les deux femmes par la main, il les examina alternativement en silence, pendant deux minutes au moins. La mère fut effrayée par ce regard. Il révélait une sensibilité si puissante qu’elle en devenait douloureuse; mais il était en même temps fixe et presque insensé; Poulkheria Alexandrovna se mit à pleurer. Avdotia Romanovna était pâle, sa main tremblait dans celle de son frère.
– Rentrez chez vous… avec lui, fit Raskolnikov d’une voix entrecoupée en désignant Razoumikhine. À demain. Demain nous causerons… Il y a longtemps que vous êtes arrivées?
– Ce soir, Rodia, répondit Poulkheria Alexandrovna. Le train a eu beaucoup de retard. Mais, Rodia, je ne te quitterai pour rien au monde. Je passerai la nuit ici près de…
– Ne me tourmentez pas, fit-il avec un geste d’irritation.
– Je resterai avec lui, fit vivement Razoumikhine; je ne le quitterai pas une seconde. Au diable tous mes invités; qu’ils se fâchent si ça leur chante. Mon oncle préside la réunion.
– Comment, comment vous remercierai-je? commença Poulkheria Alexandrovna en serrant de nouveau les mains de Razoumikhine.
Mais son fils l’interrompit:
– Je ne puis, je ne puis, répétait-il d’un air énervé. Ne me torturez pas. Allez-vous-en, je n’en puis plus.
– Allons-nous-en, maman, sortons au moins pour une minute de la pièce, murmura Dounia tout effrayée, il est évident que notre présence l’accable.
– Il ne me sera pas donné de le contempler après trois ans de séparation, gémit Poulkheria Alexandrovna tout en larmes.
– Attendez un peu, fit-il, vous m’interrompez toujours et je perds le fil de mes idées. Avez-vous vu Loujine?
– Non, Rodia, mais il est prévenu de notre arrivée. Nous avons appris, Rodia, que Piotr Petrovitch a été assez bon pour venir te voir aujourd’hui, ajouta Pulchérie Alexandrovna, avec une certaine timidité.
– Oui… assez bon… Dounia, j’ai menacé tantôt Loujine de le jeter en bas de l’escalier et je l’ai envoyé au diable…
– Rodia, mais qu’est-ce qui te prend? Tu es sûrement… tu ne veux pas dire que…, commença Poulkheria Alexandrovna épouvantée. Mais un regard jeté sur Dounia la décida à s’interrompre. Avdotia Romanovna regardait fixement son frère et attendait qu’il s’expliquât. Les deux femmes étaient informées de la querelle par Nastassia, qui la leur avait contée à sa façon, et elles étaient en proie à une cruelle perplexité.
– Dounia, continua Raskolnikov avec effort, je ne veux pas de ce mariage. Tu dois donc dès demain rompre avec Loujine et qu’il ne soit plus question de lui.
– Seigneur, mon Dieu! s’écria Poulkheria Alexandrovna.
– Rodia, pense un peu à ce que tu dis, observa Avdotia Romanovna avec colère, mais elle se contint. Tu n’es peut-être pas en état de… tu es fatigué, ajouta-t-elle doucement.
– En proie au délire, veux-tu dire? Non… Tu épouses Loujine «pour moi». Et moi je n’accepte pas ce sacrifice. Donc, écris une lettre… de refus… donne-la-moi à lire demain et tout sera dit.
– Je ne puis faire une chose pareille, s’écria la jeune fille outrée. De quel droit…
– Dounetchka, tu t’emportes, toi aussi. Assez, à demain… ne vois-tu pas?… fit la mère tout effrayée en s’élançant vers sa fille. Ah, allons-nous-en plutôt!
– Il bat la campagne, cria Razoumikhine d’une voix qui trahissait l’ivresse, sans ça comment aurait-il osé? Demain cette folie lui aura passé… Mais aujourd’hui il est bien vrai qu’il l’a chassé. L’autre s’est fâché, naturellement… Il pérorait ici et étalait sa science et il est parti la queue basse…
– Ainsi c’est donc vrai? s’écria Poulkheria Alexandrovna.
– À demain, fit Dounia avec pitié, viens, maman… bonsoir, Rodia.
– Tu entends, ma sœur, répéta-t-il en rassemblant ses dernières forces, je n’ai pas le délire, ce mariage est une vilenie. Je puis être infâme, mais toi tu ne dois pas… C’est assez d’un – si infâme que je sois, je te renierais pour ma sœur… Moi ou Loujine. Allez…
– Mais tu es fou. Tu es un despote! hurla Razoumikhine.
Raskolnikov ne lui répondit pas, peut-être parce qu’il n’en avait plus la force.
Il s’était étendu sur son divan et tourné du côté du mur, tout à fait épuisé. Avdotia Romanovna regarda curieusement Razoumikhine. Ses yeux noirs étincelèrent et Razoumikhine tressaillit sous ce regard. Poulkheria Alexandrovna semblait frappée de stupeur. «Je ne puis partir, marmottait-elle à Razoumikhine avec une sorte de désespoir. Je resterai ici, n’importe où; reconduisez Dounia.»
– Et vous gâcherez toute l’affaire, répondit sur le même ton le jeune homme, hors de lui. Sortons sur le palier, au moins. Nastassia, éclaire-nous. Je vous jure, continua-t-il à mi-voix, quand ils furent dehors, qu’il a failli tantôt nous battre, le docteur et moi, comprenez-vous? le docteur lui-même. Et l’autre a cédé pour ne pas l’irriter; il est sorti, et moi je suis resté en bas afin de le surveiller. Lui, il s’est habillé, m’a glissé entre les doigts et maintenant, si vous continuez à l’irriter, il s’en ira également, ou bien il tentera de se suicider.
– Ah! Que dites-vous là?
– D’ailleurs Avdotia Romanovna ne peut pas rester seule dans ce garni. Pensez à l’endroit où vous êtes descendues. Est-ce que ce coquin de Piotr Petrovitch n’aurait pu vous trouver un logement plus convenable?… Du reste, je suis un peu gris, vous comprenez, voilà pourquoi… mes expressions sont un peu vives. Ne faites pas attention…
– Mais j’irai voir la logeuse, s’écria Poulkheria Alexandrovna, et je la supplierai de nous donner, à Dounia et à moi, un coin pour cette nuit. Je ne puis le laisser ainsi, je ne le puis.
Ils causaient ainsi sur le palier, devant la porte même de la logeuse. Nastassia se tenait sur la dernière marche et les éclairait. Razoumikhine était extraordinairement agité. Une demi-heure auparavant, en reconduisant Raskolnikov, il se sentait, quoique d’humeur fort bavarde (il en avait conscience d’ailleurs), parfaitement frais et dispos malgré l’abus qu’il avait fait de la boisson. Maintenant, il était plongé dans une sorte d’extase et le vin qu’il avait bu semblait agir de nouveau et doublement sur lui. Il avait pris les deux femmes par la main et les haranguait avec une désinvolture extraordinaire; presque à chaque mot, pour les mieux convaincre sans doute, il leur serrait la main à leur faire mal et dévorait Avdotia Romanovna des yeux, de la façon la plus impudente. Parfois, vaincues par la douleur, elles arrachaient leurs doigts à l’étreinte de cette énorme main osseuse; mais lui, non seulement ne s’en rendait pas compte, mais il continuait de plus belle. Elles auraient pu lui demander de se précipiter, pour leur rendre service, la tête la première au bas de l’escalier qu’il l’aurait fait sans discuter ni hésiter. Poulkheria Alexandrovna, bouleversée à la pensée de son Rodia et quoiqu’elle se rendit compte que Razoumikhine était fort excentrique et lui serrait trop énergiquement la main, se refusait à prêter attention à ces façons bizarres du jeune homme, qui avait été une véritable providence pour elle.
Mais Avdotia Romanovna, tout en partageant les inquiétudes de sa mère, et bien qu’elle ne fût point d’une nature craintive, se sentait surprise et même effrayée en voyant se fixer sur elle les regards enflammés de l’ami de son frère, et seule la confiance sans bornes que lui avaient inspirée les récits de Nastassia à l’égard de cet homme lui permettait de résister à la tentation de fuir en entraînant sa mère avec elle.
Elle devait d’ailleurs comprendre qu’elles ne pouvaient plus le faire à présent. La jeune fille fut du reste rassurée au bout d’une dizaine de minutes. Razoumikhine, dans quelque disposition d’esprit qu’il se trouvât, se révélait toujours tout entier à première vue, si bien que l’on savait aussitôt à qui l’on avait affaire!
– Il est impossible d’aller chez la logeuse, c’est le comble de l’absurdité, cria-t-il vivement à Poulkheria Alexandrovna. Vous avez beau être sa mère, vous allez l’exaspérer en restant et Dieu sait ce qui en résultera. Écoutez, voici ce que je vais faire: Nastassia va maintenant rester un moment près de lui, pendant que je vous ramènerai toutes deux chez vous, car vous ne pouvez pas traverser seules les rues. Chez nous, à Pétersbourg, sous ce rapport… Ah! et puis on s’en moque… ensuite je retourne ici en courant et au bout d’un quart d’heure, je vous en donne ma parole d’honneur la plus sacrée, je viens vous faire mon rapport, vous dire comment il va, s’il dort, etc. Puis, écoutez bien; de chez vous je suis en un clin d’œil chez moi; j’y ai laissé des invités, tous ivres. Je prends Zossimov, c’est le docteur qui soigne Rodia, il est chez moi maintenant. Mais lui n’est pas gris, pas gris, non, il ne l’est jamais, celui-là. Je le traîne chez Rodia et de là immédiatement chez vous. Ainsi, vous recevrez des nouvelles deux fois en l’espace d’une heure. Par moi d’abord, et puis par le docteur lui-même: c’est autre chose que moi, hein? Si ça va mal, je vous jure de vous ramener moi-même ici. S’il va bien, vous vous couchez et vous dormez.
«Moi, je passe toute la nuit ici dans le vestibule, il ne s’en doutera pas et je ferai coucher Zossimov chez la logeuse pour l’avoir sous la main. Mais de qui, dites-moi, a-t-il le plus besoin maintenant? De vous ou du docteur? Le docteur lui est plus utile, bien plus utile. Donc, rentrez chez vous. Quant à coucher chez la logeuse, impossible; moi, je le peux, et vous non: elle ne vous le permettrait pas parce que… parce qu’elle est une sotte. Elle serait jalouse, rapport à moi, d’Avdotia Romanovna, si vous voulez le savoir, et de vous aussi sans doute… Mais d’Avdotia Romanovna, sûrement. C’est un caractère extrêmement bizarre. Du reste, moi aussi, je suis un sot… Je m’en moque. Allons. Me croyez-vous? Non, mais me croyez-vous, oui ou non?
– Allons, maman, dit Avdotia Romanovna, il fera ce qu’il dit. Il a déjà ressuscité Rodia, et s’il est vrai que le docteur a promis de coucher ici cette nuit, que désirer de mieux?
– Voilà, vous, au moins, vous me comprenez, parce que vous êtes… un ange, s’écria Razoumikhine dans un élan d’enthousiasme. – Allons! Nastassia, saute dans sa chambre et reste auprès de lui avec de la lumière; je reviens dans un quart d’heure.
Poulkheria Alexandrovna, sans être entièrement convaincue, ne fit plus d’objection. Razoumikhine leur prit le bras à chacune et leur fit descendre l’escalier. Pourtant, la mère de Rodia n’était pas sans inquiétude au sujet de ses promesses. «Il est assurément leste et bon. Mais est-il capable de tenir parole? Il est dans un tel état!…»
– Je comprends, vous me croyez pris de boisson, fit le jeune homme qui avait deviné ses pensées, tandis qu’il arpentait le trottoir à grandes enjambées, si bien que les dames avaient peine à le suivre, ce qu’il ne remarquait pas du reste. – Absurde… C’est-à-dire que je suis ivre comme une brute, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je suis ivre, mais pas de vin. C’est votre apparition qui m’a donné comme un coup sur la tête… Mais il s’agit bien de moi! Ne faites pas attention, je suis indigne de vous… Je suis totalement indigne de vous… Et dès que je vous aurai ramenées, j’irai au canal, je me verserai deux seaux d’eau sur la tête et il n’y paraîtra plus… Si vous saviez comme je vous aime toutes les deux… Ne riez pas et ne vous offensez point… Vous pouvez vous fâcher avec tout le monde sauf avec moi. Je suis son ami et par conséquent le vôtre. Je le veux… j’ai pressenti qu’il en serait ainsi… L’année dernière, j’en ai eu un moment le pressentiment… Au reste, je me trompe; je n’ai pu le pressentir puisque j’ai eu l’impression que vous me tombiez du ciel. Et moi, je ne dormirai sans doute pas de la nuit… Ce Zossimov redoutait déjà tantôt de lui voir perdre la raison… Voilà pourquoi il ne faut pas le contrarier…
– Mais que dites-vous là! s’écria la mère.
– Se peut-il que le docteur lui-même ait dit cela? fit Avdotia Romanovna tout effrayée.
– Il l’a dit, mais ce n’est pas cela, pas du tout. Il lui a même donné un médicament, un cachet, je l’ai vu; vous êtes arrivées sur ces entrefaites… Eh! Vous auriez mieux fait de venir demain. Nous avons eu raison de partir. Et dans une heure, Zossimov lui-même vous fera son rapport. Ah! il n’est pas gris celui-là! Et moi, je ne le serai pas non plus… Et pourquoi ai-je tant bu? Parce qu’ils m’ont forcé à discuter, les maudits. J’avais pourtant juré de ne jamais prendre part à des discussions… Ils disent de telles absurdités. J’ai failli me battre. J’ai laissé mon oncle présider à ma place… Non, mais le croirez-vous, ils réclament l’impersonnalité. Il ne faut surtout jamais être soi-même; c’est ce qu’ils appellent le comble du progrès. Et si les absurdités qu’ils disent étaient au moins originales… mais non…
– Écoutez, fit timidement Poulkheria Alexandrovna. Mais cette interruption ne fit qu’échauffer Razoumikhine.
– Non, mais qu’en pensez-vous? cria-t-il en élevant encore la voix, vous pensez que je leur en veux parce qu’ils disent des absurdités? Non! J’aime cela, qu’on se trompe!… C’est la seule supériorité de l’homme sur les autres organismes. C’est ainsi qu’on arrive à la vérité! Je suis un homme, et c’est parce que je me trompe que je suis un homme. On n’est jamais arrivé à aucune vérité sans s’être trompé au moins quatorze fois ou peut-être même cent quatorze et c’est peut-être un honneur en son genre. Mais nous ne savons même pas nous tromper de façon personnelle. Une erreur originale vaut peut-être mieux qu’une vérité banale. La vérité se retrouve toujours, tandis que la vie peut être enterrée à jamais [54]; on en a vu des exemples. Nous, maintenant, que faisons-nous? Tous, tous sans exception vous dis-je nous nous trouvons, en ce qui concerne la science, la culture, la pensée, les inventions, l’idéal, les désirs, le libéralisme, la raison, l’expérience, et le reste, dans une classe préparatoire de lycée, et nous nous contentons de vivre avec l’esprit des autres. Ai-je raison? Non, mais ai-je raison? criait Razoumikhine en secouant et en serrant la main des deux femmes.
– Oh, mon Dieu, je ne sais pas! fit la pauvre Poulkheria Alexandrovna.
– Oui, c’est vrai, quoique je ne sois pas d’accord avec vous sur tous les points, ajouta Avdotia Romanovna, d’un air sérieux. À peine venait-elle de prononcer ces mots qu’un cri de douleur lui échappait, provoqué par un serrement de main trop énergique.
– Oui? Vous dites oui. Eh bien! après cela, vous… vous, cria-t-il au comble de l’enthousiasme, vous êtes une source de bonté, de raison, de pureté et… de perfection. Donnez-moi votre main, donnez-la… vous aussi, donnez la vôtre, je veux les embrasser, là tout de suite, à genoux.
Et il s’agenouilla au milieu du trottoir, heureusement désert à cet instant.
– Assez, je vous en prie, que faites-vous? cria Poulkheria Alexandrovna au comble de l’effroi.
– Levez-vous, levez-vous, criait Dounia, amusée et inquiète à la fois.
– Pour rien au monde avant que vous ne m’ayez donné vos mains. Là, maintenant cela suffit, je me lève et nous continuons notre chemin. Je suis un malheureux idiot, indigne de vous, ivre et honteux… Je suis indigne de vous, mais s’incliner devant vous constitue le devoir de tout homme qui n’est pas tout à fait une brute! Je me suis donc incliné… Et voilà votre garni; ne serait-ce que pour cette raison, Rodion eût déjà bien fait de mettre votre Piotr Petrovitch à la porte. Comment a-t-il osé vous réserver un logement pareil? C’est un scandale! Savez-vous quels sont les gens qu’on y admet? Et pourtant vous êtes sa fiancée. Sa fiancée, n’est-ce pas? Eh bien, je vous dirai qu’après cela votre fiancé est un goujat!
– Écoutez, Monsieur Razoumikhine, vous oubliez… commença Poulkheria Alexandrovna.
– Oui, oui, vous avez raison, je me suis oublié et j’en rougis, s’excusa l’étudiant, mais… mais… vous ne pouvez pas m’en vouloir de parler ainsi, car je suis franc, et non, hum… non, ce serait lâche, en un mot ce n’est pas ce que vous… hum… allons, je ne dirai pas la chose, je n’ose pas. Et nous avons tous compris tantôt, dès l’entrée de l’homme, qu’il n’était pas de notre monde. Non point parce qu’il s’était fait friser chez le coiffeur, ou qu’il se dépêchait de faire parade de ses connaissances, mais parce qu’il est un espion et un profiteur, parce qu’il est avare comme un Juif et faux. Vous le croyez intelligent? Non, il est bête, bête! Est-ce un mari pour vous? Oh, mon Dieu! voyez-vous, Mesdames, fit-il en s’arrêtant tout à coup, comme ils montaient l’escalier, bien que tous, là-bas, chez moi soient ivres, ils n’en sont pas moins d’honnêtes gens, et malgré toutes les absurdités que nous disions (j’en dis aussi), nous arriverons un jour à la vérité, car le chemin que nous suivons est noble, tandis que Piotr Petrovitch… lui, son chemin est différent. J’ai pu les injurier tout à l’heure, mais je les estime, tous, même Zamiotov. Lui, si je ne l’estime point, j’ai de l’affection pour lui; c’est un gosse. Même cette brute de Zossimov, car il est honnête et connaît son métier. Mais assez là-dessus, tout est dit et pardonné. Est-ce pardonné? Oui? Allons. Je connais ce corridor, j’y suis venu. Il y a eu un jour un scandale, là au numéro trois… Où vous a-t-on logées? au numéro huit? Enfermez-vous et n’ouvrez à personne. Je reviens dans un quart d’heure avec des nouvelles et dans une demi-heure avec Zossimov, vous verrez. Bonsoir, je me sauve.
– Mon Dieu, Dounetchka, qu’est-il donc arrivé? fit Poulkheria Alexandrovna, anxieusement, à sa fille.
– Calmez-vous, maman, répondit Dounia en retirant sa mantille et son chapeau. C’est Dieu lui-même qui nous envoie cet homme, quoiqu’il sorte évidemment d’une orgie. On peut compter sur lui, je vous assure. Et tout ce qu’il a déjà fait pour mon frère…
– Ah, Dounetchka! Dieu sait s’il viendra. Comment ai-je pu accepter d’abandonner Rodia… Jamais, jamais je n’aurais pensé le trouver dans cet état. Il était si sombre, on eût dit qu’il n’était pas heureux de nous voir…
Des larmes perlèrent à ses yeux.
– Non, ce n’est pas cela, maman. Vous ne l’avez pas bien regardé, vous ne faisiez que pleurer. Il est très éprouvé par une grave maladie. Voilà la raison de sa conduite.
– Ah, cette maladie! Qu’arrivera-t-il de tout cela, mon Dieu, mon Dieu. Et sur quel ton il t’a parlé, Dounetchka! fit la mère, en cherchant timidement le regard de sa fille pour déchiffrer sa pensée, et un peu consolée à l’idée que puisque Dounia défendait son frère, c’est qu’elle lui avait pardonné. Je suis sûre que demain il sera revenu à d’autres sentiments, ajouta-t-elle pour voir ce que la jeune fille allait dire.
– Et moi, je sais bien que demain il répétera la même chose, trancha Avdotia Romanovna. La question était si délicate, que Poulkheria Alexandrovna n’osa continuer l’entretien. Dounia s’approcha de sa mère et l’embrassa. L’autre l’étreignit passionnément. Puis elle s’assit et se mit à attendre fiévreusement le retour de Razoumikhine en observant silencieusement sa fille, qui, pensive et les bras croisés, s’était mise à arpenter la pièce, de long en large. C’était une habitude qu’elle avait d’aller ainsi d’un coin à l’autre quand quelque chose la préoccupait, et sa mère n’avait garde de troubler sa méditation.
Razoumikhine s’était assurément rendu ridicule par cette passion brusque d’ivrogne qui l’avait saisi à l’apparition de la jeune fille, mais ceux qui auraient vu celle-ci aller d’un pas machinal, les bras croisés, triste et songeuse, auraient sans peine excusé le jeune homme. Avdotia Romanovna était extraordinairement belle, grande, très svelte, mais forte cependant. Chacun de ses gestes trahissait une assurance qui ne nuisait en rien à la grâce de la jeune fille. Son visage ressemblait à celui de son frère. Elle avait les cheveux châtains, un peu plus clairs, le teint pâle, mais non point d’une pâleur maladive, au contraire; sa figure rayonnait de jeunesse et de fraîcheur, sa bouche pouvait sembler trop petite avec une lèvre inférieure d’un rouge vif un peu saillante ainsi que le menton, seul défaut de ce merveilleux visage, mais qui lui donnait une expression originale de fermeté et de hauteur. Sa physionomie était généralement plus grave qu’enjouée, mais en revanche, de quel charme la parait le sourire ou le rire, ce rire insouciant, jeune, joyeux…
Rien d’étonnant que l’ardent, l’honnête, le simple Razoumikhine, robuste comme un géant et gris pardessus le marché, eût perdu la tête au premier coup d’œil, lui qui n’avait jamais rien vu de pareil en sa vie. De plus, le hasard voulut qu’il aperçût Dounia pour la première fois dans un moment où la détresse et la joie de revoir son frère la transfiguraient. Il vit ensuite sa lèvre frémir d’indignation aux objurgations de Rodia, et n’y put tenir.
Il avait dit vrai du reste, en laissant entendre tout à l’heure, parmi ses propos extravagants d’ivrogne, que la logeuse de Raskolnikov, Praskovia Pavlovna, serait jalouse, non seulement d’Avdotia Romanovna, mais encore de Poulkheria Alexandrovna elle-même, peut-être. Car malgré ses quarante-trois ans, le visage de celle-ci gardait des traces de beauté; elle paraissait d’ailleurs bien plus jeune que son âge, ce qui arrive souvent aux femmes qui ont su garder jusqu’aux approches de la vieillesse, leur fraîcheur d’âme, leur esprit lucide et un cœur innocent et chaleureux. Ajoutons, entre parenthèses, que c’est là le seul moyen de conserver sa beauté jusqu’à un âge avancé. Ses cheveux commençaient à blanchir et à devenir rares. Des éventails de rides entouraient depuis longtemps ses yeux, ses joues se creusaient, desséchées par les soucis et les douleurs, mais son visage n’en était pas moins d’une grande beauté. C’était la copie de celui de Dounia avec vingt années de plus, sauf la saillie de la lèvre inférieure. Poulkheria Alexandrovna avait l’âme tendre, mais sa sensibilité n’était point de la sensiblerie. Naturellement timide et disposée à céder, mais jusqu’à un certain point, elle pouvait admettre bien des choses, en accepter bien d’autres, opposées à ses convictions. Mais il y avait un point d’honneur et des principes avec lesquels nulle circonstance au monde ne pouvait la faire transiger.
Vingt minutes après le départ de Razoumikhine, deux coups légers et rapides furent frappés à la porte: c’était lui qui était de retour.
– Je n’entre pas, le temps presse, se hâta-t-il de dire, quand on lui eut ouvert. Il dort de tout son cœur et à merveille, parfaitement calme. Dieu fasse qu’il dorme une dizaine d’heures. Nastassia est auprès de lui; je lui ai ordonné de ne pas s’en aller avant mon retour; maintenant je vais vous amener Zossimov, il vous fera son rapport et puis vous vous coucherez vous aussi, je vois que vous êtes épuisées…
Il reprit sa course le long du corridor.
– Quel jeune homme déluré et… dévoué, s’écria Poulkheria Alexandrovna, toute réjouie.
– Je crois que c’est un excellent homme, répondit Avdotia Romanovna avec une certaine chaleur en se reprenant à arpenter la pièce. Environ une heure plus tard des pas retentirent encore dans le corridor et l’on frappa une seconde fois à la porte. Cette fois les deux femmes avaient attendu avec confiance; elles ne mettaient plus en doute la parole de Razoumikhine, et c’était lui en effet: il amenait Zossimov. Celui-ci n’avait pas hésité à abandonner la fête pour aller examiner Raskolnikov. Mais son ami Razoumikhine avait eu quelque peine à le décider à se rendre chez les dames. Il se méfiait des idées de Razoumikhine qu’il voyait complètement ivre. Mais bientôt il fut rassuré et même flatté dans son amour-propre. Il comprit qu’il était effectivement attendu comme un oracle. Pendant les dix minutes que dura sa visite, il réussit à rendre confiance à Poulkheria Alexandrovna. Il marquait un grand intérêt au malade, mais parlait d’un ton réservé et extrêmement sérieux, comme il sied à un médecin de vingt-sept ans appelé à une consultation d’une extrême gravité. Il ne se permit pas la moindre digression et ne manifesta aucun désir d’entrer en relations plus intimes et plus amicales avec les deux dames. Ayant remarqué, à peine entré, la beauté éclatante d’Avdotia Romanovna, il s’efforçait de ne faire aucune attention à elle et de ne s’adresser qu’à Poulkheria Alexandrovna. Tout cela lui procurait un indicible contentement. Quant au malade, il déclara l’avoir trouvé dans un état fort satisfaisant. Selon ses observations, la maladie était due non seulement aux conditions matérielles dans lesquelles son patient avait vécu depuis plusieurs mois, mais à d’autres causes encore, d’ordre moral; c’était, pour ainsi dire, le résultat complexe de plusieurs influences: inquiétudes, soucis, idées, etc. S’étant aperçu, sans en avoir l’air, qu’Avdotia Romanovna l’écoutait très attentivement, Zossimov développa ce thème avec complaisance. Comme Poulkheria Alexandrovna lui demandait, avec inquiétude, ce qu’il pensait de «certains symptômes de folie», il répondit avec un sourire calme et franc qu’on avait exagéré la portée de ses paroles. Sans doute, on pouvait constater chez le malade une idée fixe, quelque chose comme une monomanie. Lui, Zossimov, étudiait maintenant d’une façon toute spéciale cette branche de la médecine. «Mais, ajouta-t-il, il ne faut pas oublier que le malade a été jusqu’à ce jour en proie au délire et… assurément l’arrivée de sa famille exercera une influence salutaire, pourvu qu’on lui évite de nouvelles émotions», acheva-t-il d’un air significatif. Puis il se leva, salua d’une façon sérieuse et cordiale et se retira, accompagné d’actions de grâces, de bénédictions, d’effusions reconnaissantes. Avdotia Romanovna lui tendit même sa petite main sans qu’il l’eût cherchée et il sortit, enchanté de sa visite et encore plus de lui-même.
– Demain, nous causerons; maintenant couchez-vous tout de suite, ordonna Razoumikhine en s’en allant avec Zossimov. Demain, à la première heure, je viendrai vous donner des nouvelles.
– Quelle ravissante jeune fille tout de même que cette Avdotia Romanovna, observa chaleureusement Zossimov, quand ils furent dans la rue.
– Ravissante? Tu as dit ravissante, hurla Razoumikhine, et il se jeta brusquement sur Zossimov et le prit à la gorge. Si jamais tu oses… tu comprends? Comprends-tu? criait-il en le secouant par le collet et en le poussant contre le mur. Tu as entendu?
– Mais laisse-moi, diable d’ivrogne, fit Zossimov en se débattant.
Puis quand l’autre l’eut laissé aller, il le regarda fixement et partit d’un éclat de rire. Razoumikhine se tenait devant lui, les bras ballants, la figure sombre et pensive.
– Naturellement, je suis un âne, fit-il d’un air tragique, mais… toi, tu en es un également.
– Ah ça non, mon vieux, moi, je n’en suis pas un. Je ne rêve pas à des sottises, moi.
Ils continuèrent leur chemin en silence et ils approchaient déjà de la demeure de Raskolnikov, quand Razoumikhine, très préoccupé, rompit le silence.
– Écoute, dit-il à Zossimov, tu es un brave garçon, mais outre ta jolie collection de défauts tu es encore un coureur et par-dessus le marché un coureur crapuleux. Tu es faiblard, nerveux, sensuel, tu te laisses engraisser et ne sais rien te refuser. Je trouve ça dégoûtant, car cela mène à la boue. Tu es si efféminé et si amolli que j’avoue ne pas comprendre comment tu as pu rester un bon médecin et même un médecin dévoué. Dormir sur la plume (un docteur, s’il vous plaît), et te lever la nuit pour aller voir un malade!… Dans deux ou trois ans tu ne consentiras plus à te déranger ainsi… Allons, diable, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, voici la chose. Tu coucheras ce soir dans l’appartement de la logeuse (j’ai eu de la peine à obtenir son consentement!) et moi dans la cuisine. Voilà une occasion de lier plus intimement connaissance avec elle. Non, ce n’est pas ce que tu penses, pas l’ombre de cela, mon vieux…
– Mais je ne pense rien.
– C’est, mon ami, la pudeur personnifiée, les longs silences, la timidité, une invincible chasteté et en même temps des soupirs; sensible avec cela, elle fond comme la cire. Débarrasse-moi d’elle, au nom de tous les diables! Elle est des plus avenantes… Je saurai te remercier de ce service, je te jure que je le saurai.
Zossimov se remit à rire de plus belle.
– Quelle ardeur! mais que ferai-je d’elle?
– Je t’assure qu’elle ne te donnera pas de soucis! Tu n’as qu’à bavarder sur n’importe quel sujet, assieds-toi seulement à côté d’elle et parle. De plus tu es médecin, commence par la soigner, pour une maladie quelconque. Je te jure que tu ne t’en repentiras pas. Elle a un clavecin. Tu sais que je fais un peu de musique, je connais une petite chanson russe: «Je verse des larmes amères»… Elle aime les chansons sentimentales et c’est ainsi que cela a commencé et toi tu es un maître du clavier, un Rubinstein… Je t’assure que tu ne t’en repentiras pas…
– Mais lui aurais-tu fait une promesse par hasard? signé un papier? Offert le mariage peut-être?…
– Rien, rien de tout cela! Mais elle n’est pas ce que tu penses; ainsi Tchebarov a essayé…
– Alors plante-la là tout simplement.
– Mais c’est impossible!
– Pourquoi donc?
– Tout simplement parce que c’est impossible, voilà; on se sent engagé, tu comprends.
– Mais pourquoi as-tu tenté de l’entraîner?
– Je ne l’ai pas tenté le moins du monde, c’est peut-être moi qui ai été entraîné, grâce à ma stupidité, et elle se moque pas mal que ce soit toi ou moi pourvu qu’elle ait quelque soupirant auprès d’elle. Ça, mon ami, ça… non, je ne puis m’exprimer; tu connais bien les mathématiques, je le sais, eh bien, parle-lui du calcul intégral; je te donne ma parole que je ne plaisante pas, je te jure qu’elle s’en fiche! Elle se contentera de te regarder toute l’année durant et de soupirer. Moi, je lui ai, entre autres, parlé très longuement, deux jours au moins, du Parlement prussien, car enfin, de quoi peut-on l’entretenir? Et elle ne faisait que soupirer et transpirer. Seulement, garde-toi de parler d’amour: elle serait capable de piquer une crise de timidité, mais fais-lui croire que tu ne te sens pas la force de la quitter. Et cela suffira. Tu seras tout à fait comme chez toi: lis, étends-toi, écris. Tu peux même risquer un baiser… prudent!…
– Mais que veux-tu que j’en fasse?
– Eh! Il paraît que je n’arrive pas à me faire comprendre! Vois-tu, vous vous convenez parfaitement tous les deux. J’avais déjà pensé à toi… Car enfin, tu dois finir ainsi. Qu’importe, par conséquent, que ce soit plus tôt ou plus tard? Ici, c’est une vie comme sur la plume, une vie qui vous prend et vous happe, c’est la fin du monde, l’ancre, le port, le nombril du monde, le paradis! Des crêpes succulentes [55], de savoureux pâtés de poisson, le samovar du soir, de tendres soupirs, de tièdes robes de chambre et des bassinoires bien chaudes. C’est comme si tu étais mort, quoi, et en même temps vivant; double avantage. Allons, mon ami, je deviens absurde, il est temps de dormir. Écoute, j’ai l’habitude de me réveiller parfois la nuit et j’irai voir comment va Rodion. Ne t’inquiète donc pas trop en m’entendant monter, mais si le cœur t’en dit, tu peux aller le voir une petite fois. Si tu remarquais quelque chose d’insolite, délire ou fièvre, il faudrait m’éveiller. Du reste c’est impossible…
Le lendemain il était plus de sept heures quand Razoumikhine s’éveilla, grave et préoccupé comme il ne l’avait été de sa vie. Il se sentait extrêmement perplexe, tout à coup. Il n’avait jamais pu imaginer jusqu’ici qu’il s’éveillerait un jour de cette humeur. Il se souvenait des moindres incidents de la soirée et comprenait qu’il lui était arrivé quelque chose d’extraordinaire, et qu’il avait éprouvé une impression bien différente de celles qui lui étaient familières. En même temps il sentait que le rêve qu’il avait formé était parfaitement irréalisable, à tel point qu’il eut honte d’avoir pu le concevoir et il se hâta de le chasser de sa pensée et de passer aux autres questions, aux soucis plus raisonnables que lui avait, si l’on peut dire, légués la journée «trois fois maudite» de la veille. Ce qui le désolait le plus, c’était de se rappeler à quel point il s’était montré vil et bas; non seulement il était ivre, mais il avait encore profité de la situation de la jeune fille pour critiquer devant elle, par un sentiment de sotte et brusque jalousie, l’homme qui était son fiancé, sans même connaître les relations qui existaient entre eux et sans rien savoir de cet homme après tout; d’ailleurs de quel droit se permettait-il de le juger si légèrement et qui lui avait demandé de s’ériger en juge? Une créature telle qu’Avdotia Romanovna est-elle capable de se donner à un homme indigne, pour de l’argent? C’est donc qu’il a des qualités. Le garni? Mais comment aurait-il pu savoir quel genre de garni c’est? Car enfin, il lui cherche un appartement!… Oh! que tout cela est misérable et quelle mauvaise raison il invoque, son ivresse! Cette sotte excuse ne fait que l’avilir. La vérité est dans le vin et voilà que sous l’influence du vin il a révélé toute la bassesse de son cœur grossier et jaloux. Et un tel rêve est-il permis à un homme comme lui, Razoumikhine? Qui est-il en comparaison d’une pareille jeune fille? Lui, l’ivrogne hâbleur, vantard et brutal d’hier. Peut-on imaginer un rapprochement plus cynique et plus comique à la fois?
Razoumikhine rougit affreusement à cette pensée. Et, tout à coup, comme par un fait exprès, il se rappela avoir dit la veille, dans l’escalier, que la logeuse serait jalouse d’Avdotia Romanovna… Cette pensée lui parut intolérable. C’en était trop. Il abattit son poing sur le poêle de la cuisine, se fit mal à la main et cassa une brique.
– Certes, marmottait-il à mi-voix une minute plus tard, avec un sentiment d’humiliation, certes, impossible d’effacer ou de réparer ces turpitudes. Il est donc inutile de songer à tout cela… il faut donc me présenter en silence… remplir tous mes devoirs… en silence également et… et m’excuser, ne rien dire… et, naturellement, tout est perdu à présent.
Il apporta toutefois un soin particulier à sa toilette; il examina son costume; il n’en avait qu’un seul, il l’aurait conservé sans doute, lors même qu’il en eût possédé un autre, «oui, conservé exprès». Mais étaler une malpropreté cynique eût été du plus mauvais goût; il n’avait pas le droit de choquer les autres, d’autant plus qu’ils avaient besoin de lui et l’avaient prié de venir les voir.
Il brossa soigneusement ses habits. Quant à son linge il était toujours convenable (Razoumikhine était extrêmement méticuleux sur la propreté de son linge). Il procéda aussi très consciencieusement à ses ablutions. Il se procura du savon chez Nastassia, se lava la tête, le cou et surtout les mains. Mais quand vint le moment de décider s’il devait se raser (Praskovia Pavlovna possédait d’excellents rasoirs hérités de son défunt mari, M. Zarnitsyne), il résolut la question négativement et y mit même une sorte d’âpreté. «Non, je resterai comme je suis, elles se figureraient peut-être que je me suis rasé pour… Oui, elles ne manqueraient pas de le penser. Non, pour rien au monde. Et… surtout quand je me sais si grossier, si sale, si mal élevé et… Mettons, ce qui est un peu vrai, que je me considère tout de même comme un honnête homme, ou à peu près, dois-je m’en enorgueillir? Honnête, tout le monde doit l’être et plus que cela… Et, enfin (oh! je m’en souviens bien), j’ai eu de ces petites affaires… pas malhonnêtes, mais enfin… et quelles pensées ont pu me venir parfois à l’esprit… hum! À côté de tout cela placer Avdotia Romanovna! Ah! diable! Tout m’est égal. Je ferai exprès de me montrer aussi mal élevé, aussi dégoûtant que je le pourrai, et je me moque pas mal de ce qu’on pourra penser.» Zossimov le trouva en train de monologuer ainsi. Il avait passé la nuit dans le salon de Praskovia Pavlovna et se préparait à rentrer chez lui. Razoumikhine lui apprit que Raskolnikov dormait comme une marmotte. Zossimov ordonna de ne pas le réveiller et promit de revenir vers les onze heures.
– Il faut encore espérer que je le retrouverai, ajouta-t-il. Ah diable! Ne pas arriver à se faire obéir de son malade! Faites le médecin avec cela! Tu ne sais pas s’il ira chez elles ou si elles viendront ici?
– Elles préféreraient venir ici, je pense, répondit Razoumikhine qui avait compris le but de la question. Ils auront sans doute à s’entretenir de leurs affaires de famille. Moi, je m’en irai. Toi, naturellement, en qualité de médecin, tu as plus de droits que moi.
– Je ne suis pas un confesseur, je viendrai pour un moment, j’ai autre chose à faire qu’à m’occuper d’eux.
– Un point m’inquiète, l’interrompit Razoumikhine tout rembruni; hier, comme j’étais ivre, je n’ai pas pu retenir ma langue et je lui ai dit mille sottises… Entre autres que tu crains de le voir… de le voir présenter des symptômes précurseurs… de la folie.
– Tu as dit la même chose à sa mère et à sa sœur.
– Je sais bien que c’est idiot, je mérite d’être battu! Et entre nous, l’as-tu sérieusement pensé?
– Mais je te dis que ce sont des absurdités. Sérieusement pensé! Tu me l’as décrit toi-même comme un maniaque quand tu m’as mené chez lui… Et nous lui avons encore troublé l’esprit hier, avec toutes nos histoires… sur le peintre en bâtiments. Voilà une belle conversation à tenir à un homme dont la folie a été peut-être causée par cette affaire… Si j’avais su ce qui s’était exactement passé l’autre jour au commissariat et qu’une canaille l’avait blessé par ses soupçons… hum! je n’aurais pas permis cette conversation hier. Car ces maniaques font d’une seule goutte un océan et les billevesées qu’ils imaginent leur paraissent réelles… La moitié de la chose m’est maintenant expliquée par le récit que nous a fait Zamiotov à ta soirée. Bien sûr! J’ai connu le cas d’un homme de quarante ans, atteint d’hypocondrie, qui n’a pas pu supporter les taquineries quotidiennes d’un garçonnet de huit ans et l’a égorgé! Et ici, tu as un homme réduit à la misère, obligé de subir les insolences d’un policier; ajoute à cela la maladie qu’il couvait, et un pareil soupçon! Pense donc: un sujet atteint d’hypocondrie au dernier degré, et doué d’un orgueil fou, d’un orgueil extraordinaire, c’est peut-être là qu’est le centre du mal. Enfin diable! Ah! à propos, ce Zamiotov est vraiment un gentil garçon; seulement, hum!… il a eu tort de raconter tout cela. C’est un terrible bavard.
– Mais à qui l’a-t-il raconté? À toi et à moi.
– Et à Porphyre.
– Eh bien, qu’importe qu’il l’ait dit à Porphyre.
– À propos, as-tu quelque influence sur sa mère et sa sœur? Il faudrait leur recommander d’être prudentes avec lui aujourd’hui.
– Bah! Ils s’arrangeront bien, fit Razoumikhine d’un air contrarié.
– Et qu’est-ce qui l’a pris d’attaquer ainsi ce Loujine? C’est un homme aisé et qui ne paraît pas leur déplaire… Eux n’ont pas le rond, je crois, hein?
– Mais en voilà un interrogatoire! s’écria Razoumikhine d’un air furieux. Comment saurais-je ce qu’ils possèdent? Demande-le-leur, peut-être te le diront-elles…
– Seigneur, ce que tu peux être bête parfois! C’est ton ivresse qui n’a pas encore passé. Adieu! Remercie de ma part Praskovia Pavlovna pour son hospitalité. Elle s’est enfermée et n’a pas voulu répondre à mon bonjour; elle s’est levée ce matin à sept heures et s’est fait apporter le samovar dans sa chambre. Je n’ai pas eu l’honneur de jeter les yeux sur elle.
À neuf heures précises, Razoumikhine arrivait à la maison meublée de Bakaleev. Les deux dames l’attendaient depuis longtemps avec une impatience fiévreuse. Elles s’étaient levées avant sept heures. Il entra, sombre comme la nuit, salua gauchement et s’en voulut aussitôt amèrement de cette timidité. Mais il avait compté sans son hôtesse: Poulkheria Alexandrovna se précipita sur lui, lui prit les deux mains et, pour un peu, les aurait baisées. Le jeune homme eut un regard timide vers Avdotia Romanovna. Mais cet orgueilleux visage exprimait à cet instant une si vive reconnaissance et tant d’affectueuse sympathie et d’estime (au lieu des regards moqueurs pleins d’un mépris mal dissimulé qu’il s’attendait à rencontrer), que sa confusion ne connut plus de bornes. Il eût certes été moins gêné si on l’avait accueilli avec des reproches. Il avait par bonheur un sujet de conversation et il se hâta de l’aborder.
Poulkheria Alexandrovna, quand elle apprit que son fils continuait à dormir, mais que tout allait pour le mieux, déclara que c’était parfait, car elle avait le besoin le plus urgent de conférer auparavant avec Razoumikhine. On demanda ensuite au visiteur s’il avait pris son thé, et sur sa réponse négative, la mère et la fille l’invitèrent à partager le leur avec elles, car elles l’avaient attendu pour déjeuner; Avdotia Romanovna sonna. Un garçon déguenillé répondit à l’appel. On commanda le thé et il fut enfin servi, mais de façon si peu convenable que les dames se sentirent toutes honteuses. Razoumikhine fut sur le point de maudire une pareille boîte, mais il se souvint de Loujine, rougit et ne dit rien. Il fut même fort heureux quand les questions de Poulkheria Alexandrovna se mirent à pleuvoir dru comme grêle. Interrogé ainsi et interrompu à tout instant, il mit trois quarts d’heure pour arriver au bout de ses explications; il raconta tout ce qu’il savait sur la vie de Rodion Romanovitch pendant cette dernière année et termina par un récit circonstancié de la maladie de son ami. Il passa d’ailleurs sous silence bien des choses qu’il fallait taire, entre autres la scène du commissariat avec toutes ses conséquences. Les dames l’écoutaient avidement, mais lorsqu’il crut avoir donné tous les détails capables de les intéresser et terminé sa mission, il comprit qu’elles ne l’entendaient pas ainsi et que tout ce qu’il avait pu dire n’avait été pour elles qu’un préambule.
– Dites-moi, que pensez-vous… Oh! excusez-moi, je ne connais pas encore votre nom, fit vivement Poulkheria Alexandrovna.
– Dmitri Prokofitch.
– Ah bien! Dmitri Prokofitch. J’aurais… beaucoup voulu savoir… Quelles sont maintenant ses opinions… ses idées… C’est-à-dire, comprenez-moi, comment vous dire? Eh bien, pour mieux me faire comprendre, ce qu’il aime et n’aime pas. S’il est toujours aussi irritable. Quels sont ses désirs ou plutôt ses rêves, sous quelle influence il se trouve en ce moment. En un mot, je désirerais…
– Ah, maman, comment peut-on répondre à toutes ces questions, à brûle-pourpoint? fit remarquer Dounia.
– Oh! mon Dieu, mais je m’attendais si peu à le trouver ainsi, Dmitri Prokofitch.
– C’est cependant très naturel, répondit Dmitri Prokofitch. Je n’ai point de mère, mais mon oncle vient chaque année me voir; eh bien, il a toujours peine à me reconnaître même physiquement, et c’est un homme intelligent. Or, bien des choses se sont passées durant ces trois années qu’a duré votre séparation. Que vous dirai-je? Il y a un an et demi que je connais Rodion; il a toujours été sombre, morose, fier et hautain; et ces derniers temps (ou peut-être cela a-t-il commencé plus tôt qu’on ne pense) il est devenu soupçonneux et neurasthénique. Il n’aime pas révéler ses sentiments et préfère blesser les gens par sa cruauté que se montrer expansif. Parfois, il est tout simplement froid et insensible au point d’en sembler inhumain, comme s’il avait deux caractères opposés qui se manifestent en lui tour à tour. À certains moments il est terriblement taciturne. On le croirait toujours pressé et tout le monde le dérange et cependant il reste couché à ne rien faire. Il n’aime pas l’ironie, non que son esprit manque de causticité, mais comme s’il n’avait pas de temps à perdre en frivolités pareilles. Jamais ce qui intéresse les autres n’excite sa curiosité. Il a une très haute opinion de lui-même et non sans raison, je crois. Quoi encore?… Je crois que votre arrivée aura la plus salutaire influence sur lui.
– Ah! Dieu le veuille! s’écria Poulkheria Alexandrovna, consternée par ces révélations sur le caractère de son Rodia.
À la fin Razoumikhine osa regarder plus hardiment Avdotia Romanovna. Il lui avait souvent jeté des coups d’œil à la dérobée, en parlant, mais il détournait aussitôt les yeux. Tantôt elle s’asseyait devant la table et l’écoutait attentivement et tantôt elle se levait et se prenait à arpenter la pièce selon son habitude, les bras croisés, les lèvres serrées, songeuse, posant de temps en temps une question, sans s’arrêter de marcher. Elle aussi avait l’habitude de ne pas écouter son interlocuteur jusqu’au bout. Elle était vêtue d’une petite robe d’étoffe légère, garnie au cou d’un fichu blanc. Razoumikhine comprit, à divers indices, que les deux femmes devaient être extrêmement pauvres. Si Avdotia Romanovna avait été habillée comme une reine, il est fort probable qu’elle ne l’eût pas intimidé le moins du monde. Maintenant, peut-être même parce qu’elle était mal vêtue, et qu’il imaginait leur vie de privations, il se sentait gagné par la peur, et il surveillait chacune de ses expressions, ses moindres gestes, ce qui ajoutait encore à sa gêne d’homme méfiant de lui-même.
– Vous avez donné bien des détails curieux sur le caractère de mon frère et… cela d’une façon impartiale. C’est bien. Je pensais que vous étiez en admiration devant lui, fit remarquer Avdotia Romanovna avec un sourire. Je crois que vous avez raison de dire qu’il faut une femme auprès de lui, ajouta-t-elle songeuse.
– Je n’ai pas dit cela, mais il se peut que vous ayez raison, seulement…
– Quoi?
– C’est qu’il n’aime personne, et peut-être n’aimera-t-il jamais, trancha Razoumikhine.
– Vous voulez dire qu’il est incapable d’aimer?
– Mais, savez-vous, Avdotia Romanovna, que vous-même ressemblez terriblement, et je dirais même sous tous les rapports, à votre frère, lâcha étourdiment le jeune homme. Mais il se rappela aussitôt le jugement qu’il venait de porter sur ce frère et devint rouge comme une écrevisse. La jeune fille ne put s’empêcher de rire en le regardant.
– Au sujet de Rodia, il se peut que vous vous trompiez tous deux, fit Poulkheria Alexandrovna quelque peu choquée. Je ne parle pas du présent, Dounetchka. Ce qu’écrit Piotr Petrovitch dans cette lettre… et ce que nous avons supposé toi et moi, peut n’être pas vrai, mais vous ne pouvez pas vous imaginer, Dmitri Prokofitch, combien il est fantasque et capricieux. Je n’ai jamais pu être tranquille avec lui, même quand il n’avait que quinze ans. Je suis sûre qu’il est encore capable d’un coup de tête qui ne viendrait à l’idée de personne… Sans aller plus loin, savez-vous qu’il y a un an et demi, il m’a bouleversée et presque tuée en s’avisant de vouloir épouser la fille de cette… comment l’appelez-vous, Zarnitsyna, sa logeuse?
– Vous connaissez les détails de cette histoire? demanda Avdotia Romanovna.
– Vous pensez, continua Poulkheria Alexandrovna avec feu, qu’il aurait été arrêté par mes larmes, mes prières, ma maladie, ma mort, notre misère enfin? Il aurait le plus tranquillement du monde passé par-dessus tous les obstacles.
– Il ne m’a jamais touché mot de cette histoire, fit prudemment Razoumikhine, mais j’en ai appris quelque chose par Mme Zarnitsyna, qui, elle non plus, n’est pas des plus bavardes. Ce qu’elle m’a raconté peut paraître étrange.
– Et qu’avez-vous appris? firent les deux femmes à la fois.
– Oh! rien de particulièrement intéressant, à vrai dire. J’ai appris que ce mariage, parfaitement décidé et qui n’a été empêché que par la mort de la fiancée, déplaisait fort à Mme Zarnitsyna elle-même. On affirme au surplus que la fiancée était loin d’être belle, elle était même laide et maladive… une fille bizarre… mais douée de certaines qualités. Elle devait en avoir d’ailleurs, sinon on n’aurait pu comprendre… Pas de dot au surplus. D’ailleurs il ne se serait pas marié pour la dot… Il est difficile de juger en pareille matière.
– Je suis sûre que la jeune fille avait du mérite, observa laconiquement Avdotia Romanovna.
– Que Dieu me le pardonne, mais j’ai été si heureuse de sa mort, quoique je ne sache pas auquel des deux ce mariage aurait été le plus funeste, conclut Poulkheria Alexandrovna. Ensuite, timidement, avec force hésitations et regards furtifs sur Dounia, qui semblait très mécontente de ce manège, elle se mit à interroger le jeune homme sur la scène qui s’était passée la veille entre Rodia et Loujine. Cet incident semblait l’inquiéter pardessus tout, la remplir d’épouvante même. Razoumikhine refit le récit détaillé de l’altercation, mais y ajouta cette fois ses propres commentaires: il accusa ouvertement Raskolnikov d’avoir insulté Piotr Petrovitch de propos délibéré et n’invoqua plus la maladie comme excuse à la conduite de son ami.
– Il avait prémédité tout ça avant sa maladie, conclut-il.
– Je le pense aussi, dit Poulkheria Alexandrovna d’un air désespéré, mais elle fut extraordinairement surprise de voir que, ce matin, Razoumikhine s’exprimait sur le compte de Piotr Petrovitch avec la plus grande circonspection et même une sorte de respect. Avdotia Romanovna parut également étonnée par ce fait. Poulkheria Alexandrovna n’y put tenir.
– Ainsi, voilà votre opinion sur Piotr Petrovitch?
– Je ne puis en avoir d’autre sur le futur époux de votre fille, répondit Razoumikhine d’un ton ferme et chaleureux, et ce n’est pas une politesse banale qui me fait parler ainsi… mais… mais pour qu’Avdotia Romanovna, elle-même, ait daigné choisir cet homme… Si je me suis exprimé hier en termes injurieux sur son compte, c’est que j’étais ignoblement ivre et… fou, oui fou, absolument hors de moi, et aujourd’hui j’en ai honte.
Il rougit et se tut. Avdotia Romanovna rougit aussi, mais ne dit rien. Elle n’avait pas prononcé un mot depuis qu’on s’était mis à parler de Loujine.
Poulkheria Alexandrovna, cependant, semblait tout embarrassée sans le secours de sa fille. Enfin elle avoua, en hésitant et en se tournant à tout moment vers elle, qu’il y avait une circonstance qui la troublait fort.
– Voyez-vous, Dmitri Prokofitch, commença-t-elle… Je serai tout à fait franche avec Dmitri Prokofitch, n’est-ce pas, Dounetchka?
– Certainement, maman, fit sérieusement Avdotia Romanovna.
– Voilà ce dont il s’agit, fit vivement l’autre, comme si on lui eût ôté une montagne de dessus la poitrine en l’autorisant à faire part de sa douleur. Nous avons reçu ce matin dès la première heure un billet de Piotr Petrovitch en réponse à notre lettre lui annonçant notre arrivée. Voyez-vous, il devait venir hier au-devant de nous à la gare, comme il nous l’avait promis. Mais il en fut empêché et envoya une espèce de laquais qui nous donna l’adresse de ce garni et nous y conduisit; Piotr Petrovitch lui avait ordonné de nous dire qu’il viendrait nous voir ce matin. Or, voici qu’au lieu de venir, il nous a adressé ce billet… Vous ferez mieux de le lire. Il y a là un point qui m’inquiète beaucoup… Vous verrez vous-même de quoi je veux parler, et vous me direz sincèrement votre opinion, Dmitri Prokofitch. Vous connaissez mieux que nous le caractère de Rodia et vous pourrez nous conseiller. Je vous préviens que Dounetchka a tranché la question du premier coup, mais moi… je ne sais encore que faire et… je vous attendais.
Razoumikhine déplia la lettre datée de la veille et lut ce qui suit: «Madame, j’ai l’honneur de vous informer que des empêchements imprévus ne m’ont point permis d’aller au-devant de vous à la gare. C’est pourquoi je me suis fait remplacer par un homme fort débrouillard. Les affaires qui nécessitent ma présence au Sénat me priveront de l’honneur de vous voir demain matin également; je ne veux d’ailleurs pas gêner votre entrevue avec votre fils et celle d’Avdotia Romanovna avec son frère. Je n’aurai donc l’honneur de vous saluer chez vous que demain soir à huit heures précises et je vous prie instamment de m’épargner, durant cette entrevue, la présence de Rodion Romanovitch, qui m’a insulté de la façon la plus grossière lors de la visite que je lui ai faite hier, tandis qu’il était malade. Indépendamment de cela, je tiens à avoir avec vous une explication indispensable et sérieuse sur un certain point et connaître votre opinion personnelle là-dessus. J’ai l’honneur de vous prévenir d’avance que si, malgré cette prière, je trouve Rodion Romanovitch chez vous, je serai obligé de m’éloigner sur-le-champ, et vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous-même. Si je vous écris ceci, c’est que j’ai lieu de supposer que Rodion Romanovitch, qui semblait si malade lors de ma visite, a soudain recouvré la santé deux heures plus tard, et qu’il peut vous rendre visite puisqu’il est apparemment en état de sortir. J’ai pu me convaincre de ce fait de mes propres yeux, car je l’ai vu dans le logement d’un ivrogne qui venait d’être écrasé par une voiture et en est mort; il a remis vingt-cinq roubles à la fille du défunt, jeune personne d’une inconduite notoire, sous prétexte de funérailles. Cela m’a fort étonné, car je sais quelle peine vous avez eue à vous procurer cette somme. Sur ce, je vous prie de transmettre mes hommages empressés à l’honorée Avdotia Romanovna, et d’agréer l’expression des sentiments les plus respectueusement dévoués de votre fidèle serviteur. Loujine.»
– Que dois-je faire maintenant, Dmitri Prokofitch? fit Poulkheria Alexandrovna qui avait presque les larmes aux yeux. Comment demanderai-je à Rodia de ne pas venir? Il a si énergiquement insisté pour que nous rompions avec Piotr Petrovitch, et voilà que c’est lui qu’il m’est défendu de voir… Mais il est capable de venir exprès si je le lui dis, et… qu’arrivera-t-il alors?
– Suivez l’avis d’Avdotia Romanovna, répondit Razoumikhine tranquillement et sans hésiter le moins du monde.
– Ah! mon Dieu… elle dit, Dieu sait ce qu’elle dit et sans m’expliquer le but qu’elle poursuit. Elle dit qu’il vaut mieux, ou… c’est-à-dire, non pas qu’il vaut mieux, mais qu’il est indispensable que Rodia vienne à huit heures lui aussi et qu’il se rencontre ici avec Piotr Petrovitch… Et moi qui voulais ne pas lui montrer la lettre et m’arranger adroitement grâce à votre entremise pour l’empêcher de venir… car il est si irritable… Et puis je ne comprends pas quel est cet ivrogne qui est mort et de quelle fille il s’agit et comment il a pu donner à cette fille le dernier argent… qui…
– Qui représente tant de sacrifices pour vous, maman, ajouta Avdotia Romanovna.
– Il n’était pas dans un état normal hier, fit Razoumikhine d’un air songeur. Si vous saviez tout ce qu’il a pu faire hier au cabaret, c’est assez piquant, mais… hum! Il m’a bien parlé d’un mort et d’une jeune fille hier pendant que je le reconduisais, mais je n’y ai pas compris un seul mot. Du reste moi-même hier…
– Le mieux, maman, c’est d’aller chez lui et là nous verrons, nous-mêmes, comment il faut agir. Il est temps du reste. Seigneur, plus de dix heures, s’écria-t-elle après avoir jeté un coup d’œil sur la merveilleuse montre d’or garnie d’émail qui était suspendue à son cou par une menue chaîne d’un travail vénitien et jurait étrangement avec le reste de son costume. «Un cadeau du fiancé», pensa Razoumikhine.
– Ah! il est temps!… Dounetchka, il est temps de partir, fit Poulkheria Alexandrovna d’un air éperdu. Il pourrait nous croire fâchées pour la scène d’hier, en ne nous voyant pas venir. Ah, mon Dieu!
Et tout en parlant elle mettait avec une hâte fébrile, sa mantille, son chapeau. Dounetchka s’habilla elle aussi. Ses gants étaient non seulement usés mais tout troués, comme le remarqua Razoumikhine, et cependant cette pauvreté trop visible de leur mise donnait aux deux dames un air de dignité particulière, comme il arrive ordinairement à ceux qui savent porter d’humbles vêtements. Razoumikhine contemplait Dounetchka avec vénération et se sentait fier à l’idée de l’accompagner. La reine qui raccommodait ses bas dans sa prison, pensait-il, devait avoir plus de majesté à ce moment-là qu’au milieu des fêtes et des parades les plus magnifiques [56].
– Mon Dieu, s’exclama Poulkheria Alexandrovna, aurais-je jamais pu penser qu’un jour je redouterais une entrevue avec mon fils, avec mon cher, cher Rodia, car je la redoute, Dmitri Prokofitch, ajouta-t-elle en lui jetant un regard timide.
– Il ne faut pas, maman, dit Dounia en l’embrassant. Ayez plutôt confiance en lui, comme moi.
– Ah, mon Dieu, moi aussi j’ai confiance, mais je n’en ai pas dormi de la nuit, s’écria la pauvre femme.
Ils sortirent de la maison.
– Sais-tu, Dounetchka, je m’étais à peine assoupie au matin que la défunte Marfa Petrovna m’apparaissait en rêve… toute vêtue de blanc… elle s’approcha de moi me prit par la main en hochant la tête d’un air si sévère comme si elle voulait me faire honte… N’est-ce pas un mauvais présage? Ah! mon Dieu, Dmitri Prokofitch vous ne savez pas encore que Marfa Petrovna est morte?
– Non, je ne le savais pas. De quelle Marfa Petrovna parlez-vous?
– Elle est morte subitement. Et imaginez-vous…
– Plus tard, maman, intervint Dounia, il ne sait pas encore qui est Marfa Petrovna.
– Ah, vous ne le savez pas? Et moi je pensais qui vous étiez au courant de tout. Excusez-moi, Dmitri Prokofitch, j’ai tout simplement perdu la tête ces jours-ci. Je vous considère comme notre Providence, et voilà pourquoi je vous croyais informé de tout ce qui nous concerne. Vous êtes comme un parent pour moi… Ne m’en veuillez pas de vous parler ainsi. Ah mon Dieu, qu’avez-vous à la main droite? Vous vous êtes blessé!
– Oui, marmotta Razoumikhine tout heureux.
– Je suis trop expansive parfois, si bien que Dounia doit m’arrêter; mais, mon Dieu, dans quel trou il vit! Est-il réveillé? Et cette femme, sa logeuse, considère ça comme une pièce? Écoutez, vous dites qu’il n’aime pas les expansions? Il se peut donc que je l’ennuie avec… mes faiblesses. Ne me donneriez-vous pas quelques conseils, Dmitri Prokofitch? Comment dois-je me comporter avec lui? Vous savez, je suis toute désorientée.
– Ne l’interrogez pas trop, si vous le voyez se rembrunir, et surtout, évitez les questions sur sa santé, il n’aime pas cela.
– Ah! Dmitri Prokofitch, qu’il est dur parfois d’être mère! Et voici l’escalier… qu’il est affreux!
– Maman, vous êtes toute pâle, calmez-vous, chérie, dit Dounia en caressant sa mère. Vous vous tourmentez, quand il devrait s’estimer heureux de vous voir, fit-elle avec un éclair dans les yeux.
– Attendez, je vous précède pour m’assurer qu’il est réveillé.
Les dames montèrent doucement derrière Razoumikhine. Arrivées au quatrième étage, elles remarquèrent que la porte de la logeuse était entrebâillée et qu’à travers la fente deux yeux noirs et fuyants les observaient dans l’ombre. Quand leurs regards se rencontrèrent, la porte claqua avec tant de bruit que Poulkheria Alexandrovna faillit pousser un cri d’effroi.
– Il va bien. Il va bien, leur cria Zossimov en les voyant entrer. Zossimov se trouvait là depuis dix minutes et occupait la même place que la veille, au coin du divan. Raskolnikov était assis dans l’autre coin, tout habillé; il avait même pris la peine de se débarbouiller et de se coiffer, chose qu’il ne faisait plus depuis longtemps déjà. La pièce était si petite qu’elle parut pleine dès que les visiteurs furent entrés; ce qui n’empêcha pas Nastassia de se glisser derrière eux et d’écouter.
Raskolnikov allait vraiment bien, surtout en comparaison de la veille; seulement, il était fort pâle et plongé dans une sombre rêverie. Son aspect rappelait celui d’un blessé ou d’un homme qui aurait éprouvé à l’instant même une forte douleur physique: ses sourcils étaient froncés, ses lèvres serrées, ses yeux enflammés. Il parlait peu et de mauvais gré, comme par devoir, et ses gestes exprimaient par moments une sorte d’inquiétude fiévreuse. Il ne lui manquait qu’un bandage pour ressembler en tous points à un blessé…
Toutefois ce sombre et blême visage fut momentanément illuminé à l’entrée de sa mère et de sa sœur, mais bientôt la lumière s’éteignit et la douleur resta; Zossimov, qui observait son malade avec toute l’ardeur d’un débutant, remarqua avec étonnement que depuis l’entrée des deux femmes, le visage du jeune homme exprimait non la joie, mais une sorte de stoïcisme résigné. Raskolnikov semblait faire appel à toute son énergie pour supporter, pendant une heure ou deux, une torture qu’il ne pouvait éviter. Chaque mot de la conversation qui suivit paraissait mettre à vif une plaie toujours saignante dans son âme. Mais en même temps Zossimov s’étonnait de son sang-froid; le fou furieux de la veille paraissait maître de lui et capable de dissimuler ses sentiments.
– Oui, je me rends compte que je suis presque guéri, fit Raskolnikov en embrassant cordialement sa mère et sa sœur, ce qui fit rayonner Poulkheria Alexandrovna, et je ne dis plus cela comme hier, fit-il à Razoumikhine en lui serrant affectueusement la main.
– Il m’a même étonné, commença Zossimov d’un air tout heureux, car dix minutes avaient suffi pour lui faire perdre le fil de son entretien avec son malade. Dans trois ou quatre jours si tout continue ainsi, il sera guéri tout à fait et revenu à son état normal, ou plutôt, comme il était il y a un mois… ou même deux ou trois. Car la maladie couvait depuis longtemps… n’est-ce pas? Avouez-le! Et avouez que vous y étiez pour quelque chose, ajouta-t-il avec un sourire prudent, comme s’il craignait de l’irriter encore.
– C’est bien possible, répondit froidement Raskolnikov.
– Je dis ça, ajouta Zossimov enhardi, parce que votre guérison dépend de vous, en grande partie. Maintenant qu’on peut causer avec vous, je voudrais vous faire bien comprendre qu’il est indispensable d’écarter, pour ainsi dire, les causes primordiales de votre maladie; ce n’est qu’à cette condition que vous pourrez guérir; dans le cas contraire, tout ira de mal en pis. Ces causes, je les ignore, mais vous, vous devez les connaître. Vous êtes un homme intelligent et vous avez pu vous observer. Il me semble que le début de votre mal coïncide avec votre départ de l’Université. Il est mauvais pour vous de rester sans occupation: voilà pourquoi le travail et un dessein fermement poursuivi vous seraient nécessaires.
– Oui… oui… Vous avez parfaitement raison… Voilà, je vais m’inscrire au plus vite à l’Université et tout ira comme… sur des roulettes.
Zossimov, dont les sages conseils avaient été dictés par le désir d’éblouir ces dames, fut fort désappointé lorsqu’il jeta les yeux sur son malade, à la fin de son discours, et constata que le visage de celui-ci n’exprimait qu’une franche moquerie. Cela ne dura qu’une minute. Poulkheria Alexandrovna se mit à accabler le docteur de remerciements, surtout pour la visite nocturne qu’il leur avait rendue.
– Comment, il a été chez vous la nuit? demanda Raskolnikov tout agité. Vous n’avez donc pas dormi, vous non plus, cette nuit, après le voyage?
– Ah! Rodia, mais cela n’a duré que jusqu’à deux heures; chez nous, Dounia et moi, nous ne nous couchons jamais plus tôt.
– Moi aussi, je ne sais comment le remercier, continua Raskolnikov soudain rembruni et en baissant les yeux. Sans parler d’honoraires, excusez-moi d’y faire allusion (fit-il à Zossimov), je ne sais ce qui m’a valu l’intérêt tout particulier que vous m’avez témoigné. Je ne le comprends vraiment pas… et… voilà pourquoi votre bonté me pèse: vous voyez que je suis franc.
– Mais ne vous irritez pas, fit Zossimov en affectant de rire; supposez que vous êtes mon premier malade; nous autres médecins, quand nous débutons, nos premiers malades nous deviennent chers, comme s’ils étaient nos propres enfants. Certains d’entre nous en sont presque amoureux. Or, moi je n’ai pas encore une clientèle bien nombreuse.
– Je ne parle pas de lui, continua Raskolnikov en désignant Razoumikhine. Il n’a reçu de moi que des injures et des soucis.
– Eh! ce qu’il peut dire de bêtises est inimaginable! Tu es, paraît-il, en veine de sentimentalité aujourd’hui, cria Razoumikhine.
S’il avait été plus perspicace il se serait rendu compte que loin d’être d’humeur sentimentale, son ami se trouvait au contraire dans des dispositions toutes différentes. En revanche, Avdotia Romanovna, elle, s’en aperçut parfaitement. Elle observait son frère avec une attention fiévreuse.
– De vous, maman, je n’ose même pas parler, continua-t-il du ton dont il aurait récité une leçon apprise depuis le matin. Ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai pu me rendre compte de ce que vous avez dû souffrir hier, en m’attendant ici.
À ces mots il sourit et tendit brusquement la main à sa sœur sans rien dire. Mais cette fois ce sourire exprimait un sentiment profond et vrai.
Dounia, toute joyeuse et reconnaissante, saisit aussitôt la main qui lui était tendue, et la pressa tendrement. C’était la première marque d’attention qu’il lui donnait depuis leur querelle de la veille. Le visage de la mère s’illumina de bonheur à la vue de cette réconciliation muette, mais définitive, du frère et de la sœur.
– Voilà pourquoi je l’aime! s’écria Razoumikhine toujours enclin à exagérer. Il a de ces gestes!…
«Il a l’art de bien faire les choses, pensa la mère. Et de si nobles élans! et comme il a simplement et délicatement mis fin à ce malentendu avec sa sœur, rien qu’en lui tendant la main à une minute comme celle-ci et en la regardant affectueusement… Et quels yeux il a, tout son visage est magnifique… Il est même plus beau que Dounetchka… Mais, mon Dieu, comme il est misérablement vêtu! Le commis d’Afanassi Ivanovitch, Vasska, est mieux mis que lui! Ah! comme j’aimerais me précipiter vers lui, l’enlacer… et pleurer! Mais il me fait peur, peur. Il est si bizarre… Mon Dieu, ainsi maintenant il parle gentiment, et moi, je me sens toujours effrayée. Mais enfin, de quoi ai-je peur?»
– Ah! Rodia, dit-elle, s’empressant de répondre à l’observation de son fils, tu ne saurais croire combien Dounia et moi, nous avons été malheureuses hier. Maintenant que tout est terminé et le bonheur revenu, je puis le dire. Figure-toi, nous accourons ici, presque au sortir du wagon, pour te voir, t’embrasser, et cette femme, ah! la voilà justement, bonjour Nastassia, eh bien, elle nous raconte que tu étais au lit avec une forte fièvre, que tu viens de t’enfuir tout délirant et qu’on est parti à ta recherche. Tu ne peux t’imaginer dans quel état nous étions. Je me suis rappelé la mort tragique du lieutenant Potantchikov, un ami de ton père, tu ne l’as pas connu, Rodia. Il s’était enfui comme toi dans un accès de fièvre chaude et était tombé dans le puits de la cour; on n’a pu le retirer que le lendemain. Et nous nous exagérions encore le danger que tu courais. Nous étions prêtes à nous précipiter chez Piotr Petrovitch pour lui demander secours… car nous étions seules, tout à fait seules, finit-elle d’une voix plaintive. Elle s’était interrompue, en se rappelant qu’il était encore dangereux de parler de Piotr Petrovitch, bien que le bonheur fût tout à fait revenu.
– Oui, oui… tout cela est certainement fort ennuyeux, fit Raskolnikov d’un air si distrait et si indifférent que Dounetchka le regarda toute surprise.
«Qu’est-ce que j’avais encore à vous dire? continua-t-il, en s’efforçant de rappeler ses souvenirs. Ah! oui, ne croyez pas, je vous prie, maman, et toi, Dounetchka, que je ne voulais pas venir vous voir et que j’attendais votre visite.»
– Mais que t’arrive-t-il, Rodia? s’écria Poulkheria Alexandrovna, étonnée à son tour.
«On dirait qu’il nous répond par simple politesse, pensait Dounetchka, il fait la paix, présente ses excuses comme s’il s’acquittait d’une pure formalité ou récitait une leçon.»
– Je viens de m’éveiller et je me préparais à aller chez vous, mais mon costume m’en a empêché. J’ai oublié de lui recommander hier… c’est-à-dire à Nastassia… de laver ce sang… Et je viens seulement de m’habiller.
– Du sang! Quel sang? fit Poulkheria Alexandrovna tout effrayée.
– Ce n’est rien, ne vous inquiétez pas, maman. Hier pendant que j’avais le délire, je me suis heurté à un homme qui venait d’être écrasé… un employé… C’est comme cela que mes habits ont été ensanglantés.
– Pendant que tu avais le délire, dis-tu? Mais tu te souviens de tout, l’interrompit Razoumikhine.
– C’est vrai, répondit Raskolnikov d’un air particulièrement soucieux, que je me souviens de tout jusqu’aux moindres détails, mais je ne parviens pas à m’expliquer ce qui m’a fait aller à tel endroit, agir ou parler de certaine façon…
– Le phénomène est bien connu, fit observer Zossimov, l’acte est parfois accompli avec une adresse, une habileté extraordinaires, mais le principe dont il émane est altéré et dépend de différentes impressions maladives. C’est comme un songe.
«Après tout, je dois me féliciter d’être pris pour un fou», pensa Raskolnikov.
– Mais les gens bien portants sont dans le même cas, fit observer Dounetchka en regardant Zossimov avec inquiétude.
– La remarque est assez juste, répondit l’autre, nous sommes tous, sous ce rapport, et assez souvent, pareils à des aliénés, avec cette seule différence que les vrais malades le sont un peu plus que nous. Voilà pourquoi nous devons faire une différence. Quant à des hommes parfaitement sains, harmonieux si vous voulez, il est vrai qu’il n’en existe presque pas et qu’on n’en peut trouver plus d’un sur des centaines de milliers d’individus, et encore celui-ci est-il d’un modèle assez imparfait.
Le mot aliéné, imprudemment échappé à Zossimov parti sur son sujet favori, répandit un froid dans la pièce. Raskolnikov paraissait rêveur et distrait. Un étrange sourire courait sur ses lèvres pâles. Il continuait, semblait-il, à réfléchir sur le même sujet qui le rendait perplexe.
– Eh bien, cet homme écrasé? Je t’ai interrompu tout à l’heure, fit précipitamment Razoumikhine.
– Quoi? répondit l’autre en sursautant comme si on l’éveillait brusquement… ah! oui… eh bien, je me suis taché de sang en aidant à le transporter chez lui… À propos, maman, j’ai commis une action impardonnable hier. J’étais tout simplement fou. J’ai donné tout l’argent que vous m’aviez envoyé… à sa femme… pour l’enterrement. Elle est veuve, phtisique… une malheureuse… trois petits orphelins… affamés… la maison vide, et il y a encore une fille… Peut-être, vous-même auriez-vous donné cet argent si vous les aviez vus… Je n’avais aucun droit d’agir ainsi, je le reconnais, surtout sachant combien vous avez eu de peine à vous le procurer pour moi. Secourir les gens, c’est fort bien, encore faut-il en avoir le droit, sinon: «Crevez; chiens, si vous n’êtes pas contents [57].» Il éclata de rire. Est-ce vrai, Dounia?
– Non, répondit fermement Dounia.
– Bah! toi aussi, tu es pleine de bonnes intentions… marmotta-t-il sur un ton presque haineux avec un sourire moqueur. J’aurais dû le comprendre… D’ailleurs, c’est très beau, cela vaut peut-être mieux… Si tu arrives à un point que tu n’oses franchir, tu seras malheureuse, et si tu le franchis, plus malheureuse encore peut-être… Mais, tout cela, ce sont des balivernes, ajouta-t-il, mécontent de s’être involontairement emporté. Je ne voulais que m’excuser auprès de vous, maman, conclut-il, la voix entrecoupée et d’un air tranchant.
– Laisse, Rodia, je suis sûre que tout ce que tu fais est très bien, fit la mère toute réjouie.
– N’en soyez pas si convaincue, répondit-il en grimaçant un sourire.
Un silence suivit. Toute cette conversation, avec ses silences, le pardon accordé, la réconciliation, avait eu quelque chose de tendu et les assistants le sentaient bien.
«On dirait qu’elles ont peur de moi», songeait Raskolnikov lui-même en regardant sa mère et sa sœur à la dérobée.
Poulkheria Alexandrovna, en effet, semblait de plus en plus intimidée à mesure que se prolongeait le silence.
«Dire que de loin, je croyais tant les aimer», songea-t-il brusquement.
– Tu sais, Rodia, Marfa Petrovna est morte, plaça tout à coup Poulkheria Alexandrovna.
– Quelle Marfa Petrovna?
– Ah! mon Dieu, mais Marfa Petrovna Svidrigaïlova. Je t’ai tant parlé d’elle dans mes lettres.
– A-a-ah. Oui, je m’en souviens… Ainsi, elle est morte? Ah vraiment, fit-il en revenant à lui comme s’il s’éveillait. Morte, vraiment? Et comment?
– Figure-toi qu’elle a été enlevée tout d’un coup, fit vivement Poulkheria Alexandrovna, encouragée par cette curiosité, le jour même où je t’envoyais cette lettre. Imagine-toi que cet homme horrible a sans doute été la cause de sa mort. On prétend qu’il l’avait terriblement battue.
– Il se passait de pareilles scènes dans leur ménage? demanda le jeune homme en s’adressant à sa sœur.
– Non, au contraire. Il se montrait très patient à son égard, très poli même. Il était trop indulgent dans bien des cas, et cela a duré sept ans… La patience a dû lui manquer tout à coup…
– C’est donc qu’il n’était pas si terrible puisqu’il a pu patienter pendant sept ans. Il me semble que tu as l’air de l’excuser, Dounetchka?
– Non, non, c’est un homme horrible. Je ne puis rien imaginer de plus affreux, répondit la jeune fille presque frissonnante. Puis elle fronça les sourcils et parut songeuse.
– La scène se passa un matin, continua précipitamment Poulkheria Alexandrovna. Après cela, elle donna ordre d’atteler, car elle voulait se rendre en ville aussitôt après le déjeuner, comme elle avait coutume de le faire en ces occasions. Elle déjeuna, dit-on, d’un excellent appétit…
– Toute rouée de coups?
– … Elle en avait… pris l’habitude; et, à peine le déjeuner achevé, elle se hâta d’aller se baigner, afin d’être plus tôt prête à partir… Elle se traitait par l’hydrothérapie; ils ont dans leur propriété une source froide et elle s’y plongeait tous les jours régulièrement; à peine entrée dans l’eau, elle a eu une attaque d’apoplexie.
– Je crois bien, fit observer Zossimov.
– Et elle avait été sérieusement battue?
– Qu’importe! fit Avdotia Romanovna.
– Hum… Et du reste, maman, je ne vois pas le besoin que vous avez de raconter toutes ces sottises, dit Raskolnikov avec une brusque irritation.
– Ah! mon petit, c’est que je ne savais pas de quoi parler, laissa échapper Poulkheria Alexandrovna.
– Mais enfin quoi! Auriez-vous tous peur de moi? demanda-t-il en grimaçant un sourire.
– Oui, c’est vrai, nous avons peur de toi, fit Dounia en regardant son frère droit dans les yeux d’un air sévère. Maman s’est même signée de peur en montant l’escalier.
Le visage de Raskolnikov s’altéra au point de paraître convulsé.
– Que dis-tu, Dounia? Ne te fâche pas, Rodia, je t’en prie. Ah, comment peux-tu parler ainsi, Dounia? fit Poulkheria Alexandrovna toute confuse. Il est vrai que je n’ai cessé de rêver en route au bonheur de te revoir et de m’entretenir avec toi… Je m’en faisais même une telle fête que je ne me suis pas aperçue de la longueur du trajet. Mais qu’est-ce que je dis là? Je suis toujours heureuse. Tu as eu tort, Dounia. Je suis heureuse, ne serait-ce que parce que je te vois, Rodia…
– Assez, maman, fit-il tout gêné en lui serrant la main sans la regarder. Nous aurons tout le temps de bavarder notre content.
En prononçant ces mots, il se troubla et pâlit; il se sentait envahi par un froid mortel en évoquant une impression toute récente. De nouveau, il devait s’avouer qu’il venait de faire un affreux mensonge, car il savait que non seulement il ne parlerait plus à cœur ouvert avec sa mère et sa sœur, mais qu’il ne prononcerait plus un mot spontané devant personne. L’impression causée par cette affreuse pensée fut si violente qu’il en perdit presque la conscience pendant un moment. Il se leva et se dirigea vers la porte sans jeter même un coup d’œil sur ses hôtes.
– Qu’est-ce qui te prend? cria Razoumikhine en le saisissant par le bras.
Il se rassit et regarda silencieusement autour de lui; tous le contemplaient d’un air perplexe.
– Mais qu’avez-vous à être mornes tous? cria-t-il brusquement. Dites donc quelque chose! Allons-nous rester comme ça? Voyons, parlez. Mettons-nous à causer… Ce n’est pas pour nous taire que nous nous sommes réunis!… Allons, causons.
– Dieu soit loué, je craignais que l’accès d’hier ne le reprît, fit Poulkheria Alexandrovna en se signant.
– Qu’as-tu, Rodia? demanda Avdotia Romanovna d’un air méfiant.
– Rien, je me suis rappelé une bêtise, répondit-il, et il se mit à rire.
– Ah! si c’est une bêtise, eh bien tant mieux, car moi-même j’ai craint un moment… marmotta Zossimov en se levant. Je dois m’en aller… je reviendrai plus tard… si je vous trouve…
Il salua et sortit.
– Quel excellent homme! fit remarquer Poulkheria Alexandrovna.
– Oui, excellent, parfait, instruit, fit tout à coup Raskolnikov avec une précipitation extraordinaire et une animation soudaine. Je ne me souviens plus où j’ai pu le rencontrer avant ma maladie… Pourtant j’ai dû le rencontrer… Et voilà encore un excellent homme, fit-il en désignant Razoumikhine. Il te plaît, Dounia? demanda-t-il brusquement, et il se mit à rire sans raison.
– Beaucoup, répondit Dounia.
– Fi! quel imbécile tu fais, dit Razoumikhine tout rouge de confusion, et il se leva de sa chaise.
Poulkheria Alexandrovna eut un léger sourire et Raskolnikov partit d’un bruyant éclat de rire.
– Mais où vas-tu?
– Moi aussi, je suis pris.
– Tu n’es pas pris du tout, reste. Zossimov est parti, voilà pourquoi tu veux t’en aller aussi. Non, reste… Et quelle heure est-il? Quelle jolie montre tu as, Dounia! Mais pourquoi vous taisez-vous encore? Il n’y a que moi qui parle.
– C’est un cadeau de Marfa Petrovna, répondit Dounia.
– Et elle a coûté très cher, ajouta Poulkheria Alexandrovna.
– Ti-ens! Elle est très grosse, presque une montre d’homme.
– C’est ce qui me plaît, dit Dounia.
«Ce n’est donc pas un présent du fiancé», pensa Razoumikhine tout réjoui.
– Et moi, je croyais que c’était un cadeau de Loujine, remarqua Raskolnikov.
– Non, il n’a encore rien offert à Dounetchka.
– Ti-ens! Et vous rappelez-vous, maman, que j’ai été amoureux et que j’ai voulu me marier? dit-il tout à coup en regardant sa mère toute surprise de la tournure imprévue qu’il donnait à la conversation et du ton qu’il avait pris.
– Ah oui, c’est vrai, et Poulkheria Alexandrovna échangea un regard avec Dounia, puis avec Razoumikhine.
– Hum! Oui! Et que vous en dirai-je? J’ai presque tout oublié. C’était une fillette maladive, ajouta-t-il tout songeur en baissant les yeux, et même très souffreteuse. Elle aimait faire la charité et rêvait toujours d’entrer au couvent. Un jour même, elle fondit en larmes en m’en parlant. Oui, oui, je m’en souviens… je m’en souviens même parfaitement… Elle était laide… Je ne sais vraiment pas pourquoi je m’étais attaché à elle… il me semble que si elle avait été bossue ou boiteuse, je l’aurais aimée encore davantage… (Il eut un sourire pensif.) Cela n’avait pas d’importance… C’était une folie de printemps…
– Non, ce n’était pas seulement une folie de printemps, fit Dounetchka avec conviction.
Il regarda sa sœur très attentivement, mais ne parut pas comprendre ses paroles. Peut-être ne les avait-il même pas entendues. Puis il se leva, toujours plongé dans sa rêverie, alla embrasser sa mère et revint s’asseoir à sa place.
– Tu l’aimes toujours? fit Poulkheria Alexandrovna tout attendrie.
– Elle? Maintenant? Ah oui… Vous parliez d’elle? Non. Il me semble que tout s’est passé dans un autre monde… Il y a si longtemps de cela! J’ai d’ailleurs la même impression pour tout ce qui m’entoure…
Et il les considéra encore avec attention.
– Voilà, vous par exemple… Je crois vous voir à une distance de mille verstes… Ah! le diable sait pourquoi nous parlons de tout ça… Et qu’avez-vous à m’interroger? ajouta-t-il avec irritation. Puis il commença à se ronger les ongles en silence et retomba dans sa rêverie.
– Quel vilain logement tu as, Rodia, on dirait un cercueil, fit brusquement Poulkheria Alexandrovna pour rompre un silence pénible. Je suis sûre que cette chambre est au moins pour moitié dans ta neurasthénie.
– Cette chambre? répondit-il d’un air distrait, oui… elle y a beaucoup contribué… J’y ai bien réfléchi. Mais si vous saviez, maman, quelle étrange pensée vous venez d’exprimer, ajouta-t-il avec un sourire bizarre.
Il sentait que cette société, cette mère, cette sœur qu’il revoyait après trois ans de séparation, ce ton familier, intime de la conversation quand il était, lui, incapable de dire quoi que ce fût, étaient sur le point de lui devenir absolument insupportables. Toutefois, il y avait une question dont la discussion ne souffrait pas de retard; il avait décidé en se levant tout à l’heure qu’elle devait être résolue aujourd’hui même d’une façon ou d’une autre; et il avait éprouvé alors une sorte de satisfaction en y voyant un moyen de sortir d’embarras.
– Voici ce que j’ai à te dire, Dounia, fit-il d’un air sérieux et sur un ton sec. Je te prie naturellement de m’excuser pour la scène d’hier, mais je considère qu’il est de mon devoir de te rappeler que je maintiens les termes de mon dilemme: Loujine ou moi. Je puis être infâme, mais toi, tu ne le seras pas. C’est assez d’un misérable. Donc, si tu épouses Loujine, je cesse de te considérer comme ma sœur.
– Rodia! Rodia! Te voilà encore à parler comme hier, s’exclama Poulkheria Alexandrovna avec amertume. Pourquoi te traites-tu d’infâme? Je ne puis le supporter. Hier encore ça a été la même chose…
– Frère, répondit fermement Dounetchka d’un ton aussi sec que celui qu’il venait de prendre, le malentendu qui nous divise provient d’une erreur initiale de ta part. J’ai bien réfléchi cette nuit et cette erreur, je l’ai trouvée. Tout vient de ce que tu supposes que je me sacrifie pour quelqu’un. C’est ce qui te trompe. Je me marie pour moi, parce que la vie me paraît trop difficile. Je serai certainement très heureuse de pouvoir être utile à mes proches, mais ce n’est pas là la raison principale de ma décision…
«Elle ment, pensa Raskolnikov en se mordant les lèvres de fureur. L’orgueilleuse! Elle ne veut pas avouer son désir d’être ma bienfaitrice. Oh les vils caractères! Leur amour même ressemble à de la haine… Oh comme je les hais tous!»
– En un mot, j’épouse Piotr Petrovitch, continua Dounia, parce que de deux maux je choisis le moindre. J’ai l’intention d’accomplir loyalement tout ce qu’il attend de moi et je ne le trompe donc pas… Pourquoi souris-tu ainsi?
Elle rougit et un éclair de colère brilla dans ses yeux.
– Tu accompliras tout? demanda-t-il avec un mauvais sourire.
– Jusqu’à une certaine limite. À la manière dont Piotr Petrovitch a demandé ma main, j’ai compris aussitôt tout ce qu’il attendait de moi. Il a certes très bonne opinion de lui, trop peut-être, mais j’espère qu’il saura m’apprécier également… Pourquoi ris-tu encore?
– Et toi, pourquoi rougis-tu? Tu mens, ma sœur, tu mens exprès, par entêtement féminin, pour ne pas paraître me céder… Tu ne peux pas estimer Loujine. Je l’ai vu et j’ai causé avec lui. C’est donc que tu te vends par intérêt; de quelque façon qu’on le considère, ton acte apparaît vil et je suis bien aise de voir que tu es encore capable de rougir.
– Ce n’est pas vrai, je ne mens pas, s’écria Dounetchka qui perdait tout sang-froid. Je ne l’épouserai pas sans être convaincue qu’il m’apprécie et qu’il fait cas de moi; je ne l’épouserai pas sans être sûre qu’il est digne d’estime. J’ai heureusement le moyen de m’en assurer de façon péremptoire, et même pas plus tard qu’aujourd’hui. Un tel mariage n’est pas une bassesse, comme tu dis. Et si tu avais raison, si je m’étais décidée à commettre une bassesse, ta conduite ne serait-elle pas cruelle envers moi? Comment peux-tu exiger de moi un héroïsme dont tu n’es toi-même pas capable peut-être? C’est du despotisme, de la tyrannie. Si je cause la perte de quelqu’un, ce ne sera que la mienne… Je n’ai encore tué personne… Qu’as-tu à me regarder? et pourquoi pâlis-tu ainsi? Rodia, que t’arrive-t-il? Rodia chéri…
– Seigneur, il s’évanouit par ta faute, s’écria Poulkheria Alexandrovna.
– Non… non… ce sont des sottises, ce n’est rien… la tête m’a un peu tourné. Ce n’est pas un évanouissement… Vous ne pensez qu’à ça, vous… Hum! oui, qu’est-ce que je voulais dire? Ah oui! Ainsi tu penses te convaincre aujourd’hui qu’il est digne d’estime et qu’il… t’apprécie… C’est ça hein? C’est bien ce que tu as dit? Tu as, je crois, dit que c’est pour aujourd’hui, ou ai-je mal entendu?
– Maman, montrez donc à mon frère la lettre de Piotr Petrovitch, dit Dounetchka.
Poulkheria Alexandrovna tendit la lettre d’une main tremblante… Raskolnikov s’en empara d’un air fort curieux. Mais avant de l’ouvrir, il jeta à sa sœur un regard étonné et proféra lentement, comme s’il était frappé d’une pensée subite:
– Mais qu’est-ce que j’ai à m’agiter? Pourquoi toute cette histoire, épouse qui tu veux.
Il semblait s’adresser à lui-même, mais il avait élevé la voix et examinait sa sœur d’un air préoccupé. Enfin il déplia la lettre sans perdre son expression de stupéfaction, puis il la lut attentivement, deux fois de suite. Poulkheria Alexandrovna semblait particulièrement inquiète. Mais tous s’attendaient à quelque éclat.
– Je n’y comprends rien, fit-il tout songeur, en rendant la lettre à sa mère, mais sans s’adresser à personne en particulier. Il plaide, c’est un avocat, il vise même au beau langage dans sa conversation. Mais voyez, il écrit comme un illettré, un ignorant.
Ses paroles causèrent une stupéfaction générale; ce n’était pas du tout ce qu’on attendait.
– Tous les gens de sa sorte écrivent ainsi, fit Razoumikhine d’une voix entrecoupée.
– As-tu lu la lettre?
– Oui.
– Nous nous sommes informées, Rodia, nous avons pris l’avis de certaines personnes, fit Poulkheria Alexandrovna toute confuse.
– C’est le jargon des gribouilleurs de lois, fit Razoumikhine, tous les papiers judiciaires sont écrits dans le même style.
– Judiciaires, dis-tu? Oui, justement, ce style est celui des hommes de loi, des hommes d’affaires… non pas illettré, si tu veux, ni très littéraire: un style d’affaires.
– Piotr Petrovitch ne pense pas à cacher qu’il a reçu peu d’instruction et il s’enorgueillit même d’être le fils de ses œuvres, fit remarquer Avdotia Romanovna, blessée par le ton que venait de prendre son frère.
– Eh bien, c’est qu’il a de quoi s’enorgueillir, je ne dis pas le contraire. Tu parais fâchée, ma sœur, de voir que je n’ai trouvé à faire qu’une observation frivole au sujet de cette lettre. Et tu penses que j’insiste exprès sur de telles niaiseries pour me moquer de toi. Il m’est venu au contraire, au sujet de ce style, une idée qui me paraît d’une certaine importance, dans le cas présent. Il y a là une expression: «ne vous en prenez qu’à vous-même», assez significative par elle-même, il me semble, et qui, en outre, contient une menace: Loujine a décidé de s’en aller si je venais. Cette menace veut dire qu’il est prêt à vous abandonner toutes les deux après vous avoir fait venir à Pétersbourg, si vous ne vous montrez pas obéissantes. Eh bien, qu’en penses-tu? Ces mots peuvent-ils t’offenser, venant de Loujine, comme si c’était lui (il indiquait Razoumikhine), Zossimov, ou enfin l’un de nous qui les avait écrits?
– N-non, fit Dounetchka, en s’animant. J’ai très bien compris qu’il s’exprimait trop naïvement et qu’il n’est peut-être pas très habile à se servir de sa plume. Ta remarque est très judicieuse, mon frère, je ne m’attendais même pas…
– Étant donné qu’il s’exprime comme un homme de loi, il ne pouvait écrire autrement et il s’est peut-être montré plus grossier qu’il ne l’aurait voulu. Cependant, je dois te faire déchanter. Il y a dans cette lettre une phrase qui est une calomnie à mon adresse, et une calomnie assez vile. J’ai donné hier de l’argent à cette veuve phtisique et désespérée, non «sous prétexte de payer les funérailles», comme il dit, mais bien pour les funérailles, et je l’ai remis, non à la fille, – «jeune personne d’une inconduite notoire», toujours selon ses paroles (et que j’ai vue hier pour la première fois de ma vie) – mais à la veuve elle-même.
«Je ne découvre en tout cela que le désir trop vif de me noircir à vos yeux et de me brouiller avec vous… Ce passage est également écrit en jargon de procédure, c’est-à-dire qu’il révèle trop clairement le but poursuivi et traduit une hâte un peu naïve. C’est un homme intelligent, mais il ne suffit pas de l’être pour se conduire avec sagesse, et… je ne pense pas qu’il sache t’apprécier. Cela dit pour t’édifier, car je te souhaite sincèrement du bien.»
Dounetchka ne répondit pas; sa décision était prise depuis longtemps, elle n’attendait que le soir.
– Que décides-tu, Rodia? demanda Poulkheria Alexandrovna, encore inquiète du ton posé et sérieux que venait de prendre son fils.
– Que voulez-vous dire par «décider»?
– Eh bien, Piotr Petrovitch a écrit qu’il ne veut pas te voir chez nous ce soir et qu’il s’en ira si… s’il te trouve là. Alors, viendras-tu?
– Ce n’est pas à moi de décider cela, mais c’est tout d’abord à vous de savoir si cette exigence de Piotr Petrovitch ne vous paraît pas insultante, et ensuite, c’est à Dounia de se demander si elle ne l’offense pas. Moi, je ferai comme il vous plaira, ajouta-t-il sèchement.
– Dounetchka a déjà résolu la question et je suis entièrement de son avis, répondit vivement Poulkheria Alexandrovna.
– J’ai décidé de te prier, Rodia, de te prier instamment d’assister à cette entrevue, dit Dounia. Viendras-tu?
– Je viendrai.
– Je vous prie de venir aussi à huit heures, continua Dounia en se tournant vers Razoumikhine. Maman, j’invite aussi Dmitri Prokofitch.
– Et tu as raison, Dounetchka. Allons, qu’il en soit fait selon votre désir, ajouta-t-elle. C’est d’ailleurs un soulagement pour moi; je déteste feindre et mentir; mieux vaut s’expliquer franchement… Piotr Petrovitch n’a qu’à se fâcher si bon lui semble.
À ce moment, la porte s’ouvrit sans bruit et une jeune fille entra, en promenant des regards effarouchés autour de la pièce. Tous les yeux se fixèrent sur elle avec une surprise pleine de curiosité. Raskolnikov ne la reconnut pas tout d’abord. C’était Sofia Semionovna Marmeladova. Il l’avait vue la veille pour la première fois, mais en des circonstances et avec une toilette qui lui avaient laissé d’elle une tout autre image dans l’esprit. Elle était maintenant fort modestement et même pauvrement vêtue et paraissait très jeune, presque une fillette, aux manières décentes et réservées, au visage pur et un peu craintif. Elle portait une petite robe fort simple et un vieux chapeau démodé; elle tenait à la main son ombrelle, seul vestige de sa toilette de la veille. Sa confusion fut extrême en voyant la pièce pleine de monde; elle perdit même complètement la tête, comme un petit enfant, et fit mine de se retirer.
– Ah!… c’est vous? dit Raskolnikov au comble de l’étonnement, et tout à coup il se troubla lui aussi.
Il se rappelait que sa mère et sa sœur avaient lu dans la lettre de Loujine cette allusion à une jeune personne d’une inconduite notoire. Il venait à peine de protester contre la calomnie de Loujine et de rappeler qu’il l’avait vue pour la première fois la veille, et voilà qu’elle-même arrivait chez lui! Il se souvint également qu’il n’avait pas protesté le moins du monde contre l’expression «d’une inconduite notoire». Toutes ces pensées traversèrent son esprit confusément et avec la rapidité de l’éclair. Mais en regardant plus attentivement la jeune fille, il s’aperçut que ce pauvre être humilié semblait si honteux qu’il en eut pitié. Pourtant, quand elle fit le geste de s’enfuir de peur, il éprouva soudain une sorte de bouleversement.
– Je ne vous attendais pas du tout, fit-il vivement, en l’arrêtant d’un regard. Faites-moi le plaisir de vous asseoir. Vous venez sans doute de la part de Katerina Ivanovna. Permettez, pas là, tenez, asseyez-vous ici.
À l’entrée de Sonia, Razoumikhine, qui occupait une des trois chaises de la pièce, s’était soulevé pour la laisser passer. Le premier mouvement de Raskolnikov avait été d’indiquer à la jeune fille le coin du divan où Zossimov s’était tout à l’heure assis; mais, se souvenant du caractère intime de ce meuble qui lui servait de lit, il se ravisa et désigna à Sonia la chaise de Razoumikhine.
– Et toi, mets-toi là, dit-il en l’installant dans le coin qu’avait occupé Zossimov.
Sonia s’assit presque tremblante de frayeur et jeta un regard timide aux deux dames. On voyait qu’elle-même ne comprenait pas d’où lui était venue l’audace de s’asseoir auprès d’elles. Cette pensée la plongea dans un si grand émoi qu’elle se releva brusquement, et, tout éperdue, s’adressa à Raskolnikov:
– Je… je… suis entrée pour une seconde. Excusez-moi de vous avoir dérangé, balbutia-t-elle d’une voix entrecoupée. Je viens de la part de Katerina Ivanovna; elle n’avait personne à vous envoyer. Katerina Ivanovna vous prie instamment de vouloir bien assister demain matin au service funéraire… à Saint-Mitrofane et ensuite de venir chez nous… chez elle, pour le repas… lui faire cet honneur, elle vous en prie…
Elle perdit tout à fait contenance et se tut.
– Je ferai tout mon possible… je n’y manquerai pas, répondit Raskolnikov en se soulevant et en bégayant lui aussi. Faites-moi le plaisir de vous asseoir, dit-il tout à coup. J’ai à vous parler, s’il vous plaît. Vous êtes peut-être pressée, mais, de grâce, accordez-moi deux minutes…
Et il lui avança la chaise. Sonia se rassit, porta de nouveau un regard timide et éperdu sur les deux dames, puis baissa vivement les yeux. Le pâle visage de Raskolnikov s’était empourpré; ses traits se contractaient et ses yeux lançaient des flammes.
– Maman, fit-il d’une voix ferme et vibrante, c’est Sofia Semionovna Marmeladova, la fille de ce malheureux monsieur Marmeladov qui a été écrasé hier par des chevaux, sous mes yeux, je vous ai déjà raconté…
Poulkheria Alexandrovna regarda Sonia et cligna légèrement des yeux. Elle ne put, malgré la crainte que lui inspirait le regard fixe et provocant de son fils, se refuser cette satisfaction. Dounetchka, elle, se tourna vers la pauvre jeune fille et se mit à l’examiner d’un air sérieux et étonné.
En s’entendant présenter par Raskolnikov, Sonia releva les yeux, mais sa confusion ne fit que s’accroître.
– Je voulais vous demander, fit précipitamment le jeune homme, comment les choses se sont passées aujourd’hui chez vous. On ne vous a pas trop ennuyées? La police, par exemple…
– Non, tout est arrangé. La cause de la mort n’était d’ailleurs que trop évidente. On nous a laissées tranquilles, il n’y a que les locataires qui ne sont pas contents.
– Pourquoi?
– Parce que le corps reste trop longtemps dans la maison. Il fait chaud maintenant et l’odeur…, de sorte qu’on le transportera aujourd’hui, à l’heure des vêpres, dans la chapelle du cimetière. Katerina Ivanovna ne voulait pas tout d’abord, mais elle a fini par comprendre qu’on ne pouvait faire autrement…
– Ainsi, c’est pour aujourd’hui?
– Katerina Ivanovna vous prie de nous faire l’honneur d’assister demain aux obsèques et de venir ensuite chez elle, prendre part au repas de funérailles.
– Elle donne un repas de funérailles?
– Oui, une collation. Elle m’a chargée de vous remercier d’être venu à notre secours hier. Sans vous, nous n’aurions pas eu de quoi l’enterrer.
Ses lèvres et son menton se mirent, à trembler, tout à coup, mais elle se contint et fixa de nouveau le plancher.
Tout en causant avec elle, Raskolnikov l’examinait attentivement. Elle avait une petite figure maigre, vraiment très maigre et très pâle, assez irrégulière, un peu anguleuse, avec un petit nez et un menton pointus. On ne pouvait pas dire qu’elle fût jolie. En revanche, ses yeux bleus étaient si limpides et lui donnaient en s’animant une telle expression de bonté et de candeur qu’on se sentait involontairement attiré vers elle. Autre particularité caractéristique de son visage et de toute sa personne: elle paraissait beaucoup plus jeune que son âge, une enfant malgré ses dix-huit ans, et cette extrême jeunesse était trahie par certains gestes, d’une façon presque comique.
– Mais se peut-il que Katerina Ivanovna arrive à se tirer d’affaire avec de si faibles ressources et qu’elle pense donner encore une collation? demanda Raskolnikov, décidé à continuer la conversation.
– Le cercueil est très modeste… toute la cérémonie sera très simple… de sorte que cela ne coûtera pas cher… Nous avons tout calculé tantôt avec Katerina Ivanovna; tous frais payés, il restera de quoi donner un repas de funérailles. Katerina Ivanovna tient beaucoup à ce qu’il y en ait un… On ne peut pas la contrarier… C’est une consolation pour elle… elle est si… vous savez bien…
– Je comprends… je comprends… certes… Vous regardez ma chambre; maman prétend aussi qu’elle ressemble à un tombeau.
– Vous vous êtes complètement dépouillé hier pour nous, fit tout à coup Sonetchka, d’une voix basse et rapide, en baissant de nouveau les yeux. Son menton et ses lèvres se remirent à trembler. Elle avait été frappée, dès son entrée, par la pauvreté qui régnait dans le logement de Raskolnikov et ces mots lui avaient échappé involontairement.
Un silence suivit. Le regard de Dounetchka s’éclaircit et Poulkheria Alexandrovna se tourna vers Sonia d’un air affable.
– Rodia, dit-elle en se levant, nous dînons tous ensemble naturellement. Dounetchka, viens. Et toi, Rodia, tu ferais bien d’aller te promener un peu, puis de te reposer avant de venir nous rejoindre… le plus tôt possible. Je crains que nous ne t’ayons fatigué…
– Oui, oui, je viendrai, s’empressa-t-il de répondre en se levant… J’ai d’ailleurs quelque chose à faire…
– Voyons, vous n’allez pas dîner séparément? cria Razoumikhine, en regardant Raskolnikov avec étonnement. Enfin, qu’est-ce qui te prend?
– Oui, je viendrai certainement, certainement. Et toi, reste ici un moment… Car vous n’avez pas tout de suite besoin de lui, maman? Je ne vous en prive pas?…
– Oh! mon Dieu non, non. Et vous, Dmitri Prokofitch, nous ferez-vous le plaisir de venir dîner avec nous?
– Oui, oui, venez, je vous en prie, ajouta Dounia.
Razoumikhine salua tout rayonnant. Un moment, tous parurent envahis d’une gêne étrange.
– Adieu Rodia, c’est-à-dire au revoir; je n’aime pas dire adieu. Adieu Nastassia… Ah! j’ai encore répété adieu!…
Poulkheria Alexandrovna avait l’intention de saluer Sonia, mais elle ne sut comment s’y prendre et sortit précipitamment.
Mais Avdotia Romanovna, qui semblait avoir attendu son tour, en passant devant Sonia à la suite de sa mère, lui fit un grand salut aimable et poli. Sonetchka perdit contenance, s’inclina avec un empressement craintif. Une expression douloureuse passa sur son visage, comme si la politesse et l’affabilité d’Avdotia Romanovna l’avaient péniblement affectée.
– Dounia, adieu! fit Raskolnikov dans le vestibule. Donne-moi donc la main!
– Mais je te l’ai déjà donnée! L’as-tu oublié? dit-elle, en se tournant vers lui dans un geste gauche et affectueux.
– Eh bien, donne-la une seconde fois!
Et il lui serra énergiquement les doigts. Dounetchka lui sourit, rougit, dégagea vivement sa main et suivit sa mère, tout heureuse, elle aussi.
– Allons, voilà qui est parfait, dit le jeune homme en revenant auprès de Sonia restée dans la pièce, et en la regardant d’un air serein. «Que le Seigneur donne la paix aux morts et laisse vivre les vivants. N’est-ce pas, n’est-ce pas cela? Dites, c’est bien cela?»
Sonia remarqua avec surprise que le visage de Raskolnikov s’éclairait brusquement. Il l’examina un moment, avec attention, en silence… Tout ce que son père défunt lui avait raconté sur elle lui revenait soudain à l’esprit…
– Mon Dieu, Dounetchka, dit Poulkheria Alexandrovna dès qu’elles furent dans la rue, voilà que je me sens heureuse d’être partie. Je respire mieux… Aurai-je pu penser, dans le wagon, que je serais heureuse de quitter mon fils?
– Je vous répète, maman, qu’il est très souffrant. Vous ne le voyez donc pas? Il s’est peut-être rendu malade à force de souffrir pour nous. Il faut être indulgent et je vous assure qu’on peut lui pardonner bien, bien des choses…
– Eh bien, tu n’as pourtant pas été indulgente, interrompit Poulkheria Alexandrovna, avec amertume. Sais-tu, Dounia? Je vous regardais tout à l’heure tous les deux; tu lui ressembles comme deux gouttes d’eau et non pas tant physiquement que moralement; vous êtes tous les deux mélancoliques, sombres et emportés, orgueilleux tous les deux et nobles… car il ne peut être un égoïste, n’est-ce pas, Dounetchka? Quand je songe à ce qui peut se passer ce soir, chez nous, mon cœur se glace.
– Ne vous inquiétez pas, maman; il n’arrivera que ce qui doit arriver.
– Dounetchka, pense donc dans quelle situation nous nous trouvons. Mais qu’arrivera-t-il si Piotr Petrovitch renonce à ce mariage? fit-elle remarquer imprudemment.
– Quel homme est-ce donc, s’il en est capable? répondit brusquement Dounetchka avec mépris.
– Nous avons bien fait de partir maintenant, répliqua vivement Poulkheria Alexandrovna. Il était pressé de partir pour un rendez-vous d’affaires… Cela lui fera du bien de se promener et de prendre l’air. On étouffe chez lui. Et où trouver de l’air respirable dans cette ville? Les rues mêmes sont comme des chambres sans fenêtres. Seigneur, quelle ville! Attention, écarte-toi; ils vont t’écraser… Mais c’est un piano qu’on porte… Comme les gens se poussent! Cette fille me fait peur, elle aussi!
– Quelle fille, maman?
– Mais cette Sofia Semionovna, qui est venue tout à l’heure.
– Et quoi?
– J’ai un pressentiment, Dounia. Me croiras-tu si je te dis qu’elle était à peine entrée que je sentais que là se trouvait la cause principale de tout…
– Pas le moins du monde, s’écria Dounia, avec irritation. Vous êtes extraordinaire avec vos pressentiments, maman. Il l’a vue hier pour la première fois et il n’a même pas pu la reconnaître.
– Eh bien! tu verras… elle m’inquiète; tu verras bien; et quelle peur elle m’a faite là, à me regarder avec des yeux si bizarres! J’ai eu peine à ne pas m’enfuir; tu as remarqué comment il nous l’a présentée? Cela me paraît étrange. Piotr Petrovitch en parle d’une telle façon dans sa lettre et Rodia, lui, nous la présente et à toi encore! Il l’aime sans doute.
– Qu’importe ce que Loujine écrit! On a parlé de nous aussi et écrit bien des choses sur notre compte. L’as-tu oublié? Et moi je suis sûre qu’elle… est très noble et que tous ces racontars sont des sottises.
– Je le souhaite.
– Quant à Piotr Petrovitch, c’est un méchant cancanier, fit tout à coup Dounia.
Poulkheria Alexandrovna se contracta et la conversation s’arrêta là.
– Voici l’affaire dont j’ai à te parler, fit Raskolnikov en attirant Razoumikhine dans l’embrasure de la fenêtre.
– Je dirai donc à Katerina Ivanovna que vous viendrez, fit précipitamment Sonia pressée de prendre congé.
– Un moment, Sofia Semionovna; nous n’avons pas de secrets et vous ne nous gênez pas du tout… J’ai encore deux mots à vous dire, et, s’interrompant soudain, il s’adressa à Razoumikhine. – Tu connais, ce… ah, enfin, comment s’appelle-t-il donc?… oui, Porphyre Petrovitch?
– Je crois bien, nous sommes parents. Et quoi? continua-t-il fort intrigué.
– Eh bien, cette affaire… cette affaire d’assassinat dont vous parliez hier… c’est lui qui l’instruit?
– Oui… et alors? fit Razoumikhine en ouvrant de grands yeux.
– Il a interrogé les gens qui avaient engagé des objets chez, la vieille. J’en avais quelques-uns moi aussi, oh! presque rien, la bague de ma sœur, qu’elle m’a donnée à mon départ pour Pétersbourg, et la montre en argent de mon père. Le tout ne vaut pas plus de cinq à six roubles, mais j’y tiens en tant que souvenir. Que dois-je faire? Je ne voudrais pas les perdre, surtout la montre. Je tremblais tantôt que ma mère ne demandât à la voir, surtout quand on a parlé de celle de Dounetchka. C’est la seule chose qui nous soit restée de mon père. Et maman en fera une maladie si elle est perdue. Les femmes, que veux-tu? Ainsi, dis-moi comment je dois m’y prendre. Je sais que je dois faire ma déclaration au commissariat. Mais ne vaudrait-il pas mieux m’adresser directement à Porphyre lui-même, hein? Qu’en dis-tu? L’affaire en serait plus vite arrangée! Tu verras que nous n’aurons pas eu le temps de nous mettre à table que maman m’en aura déjà parlé!…
– Il ne faut certainement pas t’adresser à la police, mais à Porphyre, s’écria Razoumikhine avec une émotion extraordinaire. Que je suis donc heureux! Mais à quoi bon attendre? Nous pouvons y aller tout de suite; c’est à deux pas d’ici. Nous sommes sûrs de le trouver.
– Soit, allons-y.
– Il sera positivement enchanté de faire ta connaissance. Je lui ai beaucoup parlé de toi, à différentes reprises… Et hier encore. Tu connaissais donc la vieille? C’est donc cela! Tout cela se rencontre ad-mi-ra-ble-ment… Ah! oui, Sofia Ivanovna…
– Sofia Semionovna, rectifia Raskolnikov. Sofia Semionovna, voilà mon ami Razoumikhine, un brave homme…
– Si vous avez à sortir… commença Sonia, dont cette présentation avait augmenté la confusion et sans oser lever les yeux sur Razoumikhine.
– Allons! décida Raskolnikov; je passerai chez vous aujourd’hui même, Sofia Semionovna; donnez-moi seulement votre adresse.
Il prononça ces paroles d’un air pas précisément embarrassé, mais avec une sorte de précipitation et sans la regarder. Sonia donna son adresse non sans rougir et ils sortirent tous les trois.
– Tu ne fermes pas ta porte? demanda Razoumikhine, tandis qu’ils descendaient l’escalier.
– Jamais… Voilà deux ans du reste que je m’apprête à acheter une serrure, ajouta-t-il négligemment. Heureux, n’est-ce pas, ceux qui n’ont rien à enfermer sous clef? fit-il en riant et en s’adressant à Sonia.
Ils s’arrêtèrent devant la porte cochère.
– Vous allez à droite, Sofia Semionovna? ah, à propos, comment m’avez-vous trouvé? demanda-t-il de l’air de dire tout autre chose que ce qu’il aurait voulu. Il avait sans cesse envie de regarder ses yeux calmes et purs, mais il n’y parvenait point…
– Mais vous avez donné hier votre adresse à Poletchka.
– Polia? Ah oui… Poletchka! C’est… la petite. C’est votre sœur. Vous dites que je lui ai donné mon adresse?
– L’avez-vous oublié?
– Non, je m’en souviens.
– Et moi, j’avais déjà entendu parler de vous par le défunt, mais sans connaître votre nom. Je crois que lui-même l’ignorait. Et maintenant, je suis venue… ayant appris votre nom hier… j’ai demandé aujourd’hui où habite M. Raskolnikov. Je ne savais pas que, vous aussi, vous logiez en garni. Adieu. Je dirai à Katerina Ivanovna…
Elle était fort contente de pouvoir s’en aller. Elle s’éloigna rapidement et les yeux baissés, pressée d’atteindre au plus vite le premier coin de rue, pour échapper à la vue des deux jeunes gens, se trouver enfin seule et pouvoir marcher lentement et réfléchir, les yeux au loin, au moindre incident de cette visite, à chaque mot qui avait été prononcé. Elle n’avait jamais rien éprouvé de semblable. Tout un monde ignoré surgissait confusément en son âme. Elle se souvint tout à coup que Raskolnikov avait manifesté l’intention d’aller la voir aujourd’hui; il viendrait peut-être le matin même.
«S’il pouvait seulement ne pas venir aujourd’hui… non, pas aujourd’hui, marmotta-t-elle, le cœur battant, de l’air de supplier quelqu’un comme un enfant épouvanté. Seigneur! chez moi, dans cette chambre… Il verra, oh mon Dieu!»
Et elle était trop préoccupée pour remarquer que, depuis sa sortie de la maison, elle était suivie pas à pas par un inconnu.
Au moment où Raskolnikov, Razoumikhine et Sonia s’étaient arrêtés pour échanger quelques mots sur le trottoir, ce monsieur, qui passait près d’eux, avait tressailli en saisissant au vol et par hasard ces paroles prononcées par Sonia: «Et j’ai demandé où habite M. Raskolnikov.» Il jeta aux trois interlocuteurs, et surtout à Raskolnikov, auquel s’adressait la jeune fille, un regard rapide mais attentif, puis il examina la maison et en nota le numéro. Tout cela fut fait en un clin d’œil et de façon à ne pas attirer l’attention, puis le passant s’éloigna en ralentissant le pas avec l’air d’attendre. Il avait vu Sonia prendre congé des deux jeunes gens et devinait qu’elle allait s’acheminer vers son logis.
«Où demeure-t-elle? J’ai vu cette figure quelque part, pensait-il. Il faut rappeler mes souvenirs.»
Quand il arriva au coin de la rue, il passa sur le trottoir opposé et, s’étant détourné, il s’aperçut que la jeune fille suivait la même direction, mais sans rien remarquer. Quand elle fut arrivée au tournant, elle s’engagea dans la même rue que lui. Il se mit à la suivre, du trottoir opposé, sans la quitter des yeux. Au bout de cinquante pas, il traversa la chaussée, rattrapa la jeune fille et marcha derrière elle à une distance de cinq pas environ.
C’était un homme corpulent, d’une cinquantaine d’années et d’une taille au-dessus de la moyenne; ses larges épaules massives le faisaient paraître un peu voûté. Il était vêtu d’une façon aussi élégante que commode et tout dans son allure décelait un gentilhomme. Il portait une jolie canne qu’il faisait résonner à chaque pas sur le pavé, et des gants neufs; son visage large, aux pommettes saillantes, paraissait assez agréable et son teint frais n’était pas celui d’un citadin. Ses cheveux fort épais, d’un blond clair, grisonnaient à peine; sa large barbe fourchue, plus claire encore que la chevelure, ses yeux bleus au regard fixe et pensif, ses lèvres vermeilles, en faisaient, au demeurant, un homme fort bien conservé et bien plus jeune, en apparence, que son âge.
Quand Sonia déboucha sur le quai, ils se trouvèrent seuls sur le trottoir. Il avait eu le temps de remarquer, en la filant, qu’elle paraissait distraite et rêveuse. Parvenue à la maison qu’elle habitait, la jeune fille en franchit la porte cochère, et lui continua de la suivre. Il semblait un peu étonné. Quand elle entra dans la cour, Sonia prit l’escalier de droite, qui menait à son logement. Le monsieur inconnu fit seulement: «Tiens», et se mit à monter derrière elle. À ce moment, Sonia remarqua pour la première fois sa présence. Elle arriva au troisième étage, s’engagea dans un couloir et frappa à une porte qui portait le n° 9 et sur laquelle on lisait ces deux mots écrits à la craie: «Kapernaoumov, tailleur».
«Tiens, tiens», répéta l’inconnu, étonné par cette étrange coïncidence, et il frappa à la porte voisine marquée du n° 8. Les deux portes étaient à six pas l’une de l’autre.
– Vous habitez chez Kapernaoumov, lui dit-il en riant. Il m’a arrangé un gilet hier. Et moi, je suis votre voisin, j’habite chez Mme Resslich Gertrude Karlovna. Comme ça se trouve!
Sonia le regarda attentivement.
– Voisins! continua-t-il d’un air particulièrement enjoué. Je ne suis à Pétersbourg que depuis deux jours. Allons, au plaisir de vous revoir.
Sonia ne répondit rien. À ce moment, on lui ouvrit la porte et elle se faufila chez elle. Elle se sentait honteuse et intimidée.
Razoumikhine était extrêmement agité en se rendant chez Porphyre avec son ami.
– Ça, frère, c’est très bien, répéta-t-il à plusieurs reprises et j’en suis heureux, bien heureux!
«Mais pourquoi cette joie?» pensa Raskolnikov.
– Je ne savais pas que, toi aussi, tu mettais des objets en gage chez la vieille et… et il y a longtemps de cela? Je veux dire, il y a longtemps que tu y as été pour la dernière fois?
«Quel naïf tout de même!» pensa l’autre.
– Quand j’y ai été? reprit-il en s’arrêtant comme pour rappeler ses souvenirs; mais trois jours avant sa mort, il me semble! Je ne vais d’ailleurs pas racheter les objets, s’empressa-t-il d’ajouter, comme si cette question l’eût vivement préoccupé, car il ne me reste qu’un rouble, à cause de ce maudit «délire» d’hier!
Il appuya tout particulièrement sur le mot «délire».
– Ah oui, oui, oui, fit Razoumikhine avec précipitation, et l’on ne pouvait savoir à quoi il acquiesçait ainsi. Voilà une des raisons pour lesquelles tu as été alors… si frappé… et tu sais, dans ton délire même, tu parlais continuellement de bagues et de chaînes… Ah! oui, oui… c’est clair maintenant, tout devient clair.
«Nous y sommes. Voilà donc comment cette pensée a grandi dans leur esprit! Cet homme que voilà serait prêt à se faire crucifier pour moi et néanmoins il est très heureux de pouvoir s’expliquer pourquoi je parlais de bagues dans mon délire. Tout cela les a confirmés dans leurs soupçons.»
– Mais le trouverons-nous? demanda-t-il à haute voix.
– Nous le trouverons, nous le trouverons sûrement, répondit vivement Razoumikhine. Tu verras, frère, quel brave type c’est, un peu gauche, quoique homme du monde, mais c’est à un autre point de vue que je le trouve gauche. C’est un garçon intelligent, fort intelligent; il est loin d’être bête, je t’assure, malgré sa tournure d’esprit un peu particulière. Il est méfiant, sceptique, cynique… Il aime tromper, c’est-à-dire mystifier son monde et il est fidèle au vieux système des preuves matérielles… Mais il connaît son métier. L’année dernière, il a débrouillé une affaire de meurtre dans laquelle on ne pouvait trouver presque aucun indice. Il a très, très grande envie de faire ta connaissance.
– Tant que ça, et pourquoi?
– C’est-à-dire pas tant… Vois-tu, ces derniers temps, je veux dire depuis que tu es tombé malade, j’ai eu l’occasion de parler beaucoup de toi… Alors, lui, n’est-ce pas, il m’écoutait… et quand il a appris que tu étais étudiant en droit et que tu ne pouvais achever tes études faute d’argent, il a fait: «Quel dommage!» J’en ai donc conclu… C’est-à-dire que toutes ces choses prises à la fois… Ainsi, hier, Zamiotov… Vois-tu, Rodia, en te reconduisant hier chez toi, j’étais ivre et j’ai bavardé à tort et à travers; je crains, frère, que tu n’aies pris mes paroles trop au sérieux, vois-tu…
– De quoi parles-tu? De cette idée qu’ils ont que je suis fou? Eh bien, peut-être n’ont-ils pas tort!
Et il eut un rire forcé.
– Oui, oui… c’est-à-dire, je me trompe, non… et puis, tout ce que j’ai pu dire (et sur un autre sujet encore) tout ça c’étaient des divagations d’homme ivre.
– Mais pourquoi t’excuser? Ah! comme toutes ces questions m’ennuient, cria Raskolnikov, avec une irritation à moitié feinte.
– Je sais, je sais… Je comprends très bien. Sois sûr que je comprends. J’ai même honte d’en parler…
– Si tu as honte, tais-toi alors!
Et tous deux se turent. Razoumikhine était aux anges et Raskolnikov s’en rendait compte avec une sorte d’horreur. Ce que son ami venait de lui dire au sujet de Porphyre ne laissait pas non plus de l’inquiéter.
«Encore un à apitoyer, pensait-il, le cœur battant, en pâlissant, et je devrai jouer la comédie mieux et plus naturellement encore qu’avec celui-ci. Ce qui serait le plus naturel, ce serait de ne rien dire du tout, rien, rien, rien… Non, cela aussi pourrait sembler peu naturel… Allons, laissons aller les choses… On verra… tout de suite… Ai-je bien fait d’y aller ou non? Le papillon, lui aussi, se précipite de lui-même sur la flamme. Le cœur me bat. Voilà qui est mauvais!…»
– C’est dans cette maison grise, dit Razoumikhine.
«L’essentiel est de savoir si Porphyre sait que j’ai été hier dans l’appartement de cette sorcière et que j’ai posé cette question sur les taches de sang? Il faut que je sois immédiatement fixé là-dessus. Que je lise la vérité sur son visage, à peine entré dans la pièce, au premier pas que j’aurai fait, au-tre-ment… J’en aurai le cœur net, dusse-je me perdre!»
– Veux-tu que je te dise? fit-il tout à coup en s’adressant à Razoumikhine avec un sourire malin. J’ai remarqué, mon vieux, que tu es depuis ce matin dans un état d’agitation extraordinaire. Vrai!
– Quelle agitation? Pas la moindre agitation! s’écria Razoumikhine vexé.
– Non, vieux, ne nie pas, je t’assure que ça se voit. Tu étais tantôt assis sur le bord de ta chaise, ce qui ne t’arrive jamais et l’on eût dit que tu avais des crampes. Tu sursautais à chaque instant sans rime ni raison. Et tu paraissais tantôt fâché, puis, un moment après, tout sucre et tout miel. Tu rougissais et tu t’es même empourpré quand on t’a invité à dîner.
– Mais pas du tout, tu inventes… Que veux-tu insinuer?
– Mais tu as des timidités d’écolier! Diable, te voilà qui rougis encore!
– Cochon!
– Mais pourquoi cette confusion? Roméo! Attends, je raconterai cela quelque part, ha, ha, ha! Je vais bien faire rire maman… et quelqu’un d’autre encore…
– Écoute, écoute, dis donc, c’est sérieux; c’est… Après cela, diable! bredouilla Razoumikhine hors de lui et tout glacé d’horreur. Que leur raconteras-tu? Mon ami… ah, quel cochon tu fais!
– Une vraie rose printanière! Et si tu savais comme ça te va! Un Roméo de plus de deux archines. Et comme tu t’es lavé aujourd’hui! Tu as même nettoyé tes ongles, hein? Quand cela t’était-il arrivé? Mais, Dieu me pardonne, il me semble que tu t’es pommadé! Baisse-toi un peu.
– Cochon!
Raskolnikov riait si fort qu’il semblait incapable de s’arrêter et son hilarité durait encore quand ils arrivèrent chez Porphyre Petrovitch. C’était ce qu’il voulait, car on pouvait entendre de l’appartement qu’ils étaient entrés en riant et continuaient de rire dans l’antichambre.
– Pas un mot ici ou je te… réduis en bouillie, murmura Razoumikhine furieux, en saisissant son ami par l’épaule.
L’autre faisait déjà son entrée dans l’appartement. Il pénétra dans la pièce de l’air d’un homme qui se retient de toutes ses forces pour ne pas pouffer de rire. Il était suivi de Razoumikhine rouge comme une pivoine, honteux, gauche et les traits contractés de fureur. Son visage et toute sa silhouette étaient en effet fort comiques à cet instant et justifiaient l’hilarité de son compagnon. Raskolnikov s’inclina, sans être présenté, devant le maître de la maison, debout au milieu de la pièce et qui les contemplait d’un air interrogateur, et il échangea avec lui une poignée de main; il paraissait toujours faire un violent effort pour étouffer son envie de rire et déclina ses nom et qualité. Mais il avait à peine eu le temps de prendre l’air sérieux en marmottant quelques mots, que ses yeux tombèrent comme par hasard sur Razoumikhine; alors il n’y put tenir: un rire d’autant plus bruyant qu’il avait été comprimé lui échappa. L’extraordinaire fureur que ce fou rire semblait exciter en Razoumikhine avait ainsi, à son insu, servi les vues de son ami.
– Ah le démon! hurla-t-il, avec un violent mouvement de bras qui eut pour effet de renverser un guéridon et le verre de thé vide placé dessus; le tout tomba avec un grand bruit.
– Mais pourquoi détériorer le mobilier, Messieurs? C’est un préjudice que vous causez à l’État, cria gaîment Porphyre Petrovitch.
Raskolnikov riait toujours, si bien qu’il en oubliait sa main dans celle de leur hôte; mais, sachant qu’il fallait garder une juste mesure, il guettait le moment propice pour reprendre le plus naturellement possible son sérieux. Razoumikhine, que l’accident qu’il venait de provoquer avais mis au comble de la confusion, considéra un moment, d’un air sombre, les éclats de verre, puis il cracha, se dirigea brusquement vers la croisée, le dos tourné, et se mit à regarder par la fenêtre de l’air le plus lugubre et sans rien voir. Porphyre Petrovitch riait par politesse. Mais il attendait visiblement des explications.
Dans un coin, sur une chaise, était assis Zamiotov, qui s’était soulevé à l’apparition des visiteurs en ébauchant un sourire; il contemplait toute cette scène d’un air d’étonnement mêlé de méfiance et Raskolnikov avec une sorte de trouble même. La présence inattendue de Zamiotov surprit désagréablement celui-ci.
«Voilà encore une chose à considérer», songea-t-il.
– Excusez-moi, je vous prie, commença-t-il en feignant la confusion… Raskolnikov…
– Mais je vous en prie, je suis charmé; vous êtes d’ailleurs entré d’une façon si agréable… Il ne veut même plus dire bonjour, ajouta Porphyre Petrovitch, en indiquant Razoumikhine d’un signe de tête.
– Je ne sais quelle fureur l’a pris contre moi. Je lui ai seulement trouvé en chemin une ressemblance avec Roméo et lui ai prouvé que j’avais raison de penser ainsi; je crois bien qu’il n’y a rien eu de plus.
– Cochon! s’écria Razoumikhine sans se retourner.
– Il devait avoir des motifs bien sérieux pour prendre en mauvaise part une petite phrase si inoffensive, fit Porphyre en éclatant de rire.
– Dis donc toi, juge d’instruction… Ah! le diable vous emporte tous, répliqua Razoumikhine, et il se mit soudain à rire lui aussi. Il avait recouvré sa bonne humeur et s’approcha gaîment, comme si de rien n’était, de Porphyre Petrovitch.
– Trêve de sottises! Vous êtes tous des imbéciles! À notre affaire: je te présente mon ami Rodion Romanovitch Raskolnikov qui a beaucoup entendu parler de toi et désire faire ta connaissance. Il a d’ailleurs une petite affaire à traiter avec toi. Tiens, Zamiotov! Comment te trouves-tu ici? Vous vous connaissez donc? Et depuis quand?
«Qu’est-ce encore?» songea Raskolnikov avec inquiétude. Zamiotov parut un peu gêné.
– Nous avons fait connaissance hier, chez toi, fit-il d’un air dégagé.
– C’est donc que la main de Dieu est partout. Figure-toi, Porphyre, qu’il m’avait instamment prié la semaine dernière de le présenter à toi, et vous vous êtes passés de moi pour lier connaissance. Où est ton tabac?
Porphyre Petrovitch était en tenue négligée: vêtu d’une robe de chambre, de linge très blanc et chaussé de vieilles pantoufles éculées. C’était un homme de trente-cinq ans, d’une taille au-dessus de la moyenne, assez gros et même légèrement ventru; il était rasé et ne portait ni moustache ni favoris. Ses cheveux étaient coupés ras sur sa grosse tête ronde, à la nuque particulièrement renflée. Son visage était bouffi, rond et un peu camard, son teint d’un jaune foncé, maladif, mais on y lisait une humeur assez vive et un peu moqueuse. On aurait même pu lui trouver de la bonhomie sans les yeux qui brillaient d’une sorte de lueur bizarre, couverts par les cils presque blancs et les paupières toujours clignotantes. L’expression de ce regard jurait étrangement avec le reste de cette physionomie presque efféminée et la faisait paraître bien plus sérieuse qu’on aurait pu s’y attendre au premier regard jeté sur cet homme.
Porphyre Petrovitch, dès qu’il apprit que Raskolnikov avait une petite affaire à traiter avec lui, l’invita à prendre place sur le divan, tandis que lui-même s’asseyait à l’autre bout, et il le fixa, en attendant qu’il lui exposât l’affaire, avec cette attention tendue et cette gravité presque exagérée qui risquent de gêner et même de troubler un homme, surtout quand il est presque un inconnu et que l’affaire qu’il expose est, de son propre avis, loin de mériter l’attention extraordinaire et solennelle qui lui est témoignée. Néanmoins, Raskolnikov le mit parfaitement au courant de l’affaire en quelques mots brefs et précis; il resta si satisfait de lui-même, qu’il trouva le sang-froid nécessaire pour examiner assez attentivement son interlocuteur. Porphyre Petrovitch, de son côté, ne le quitta pas des yeux tant que dura leur entretien. Razoumikhine, qui s’était assis en face d’eux, suivait passionnément le cours du récit et ses regards allaient sans cesse du juge d’instruction à son ami et vice versa, sans égard pour les convenances.
«Idiot!» grommela Raskolnikov.
– Vous devez faire votre déclaration à la police, répondit Porphyre Petrovitch du ton le plus officiel. Vous exposerez qu’informé de l’événement, c’est-à-dire du meurtre, vous priez, à votre tour, d’avertir le juge d’instruction chargé de cette affaire que tels et tels objets sont votre propriété et que vous désirez les dégager… ou enfin… Du reste, on vous écrira.
– Eh bien! voilà justement… reprit Raskolnikov en feignant de son mieux la confusion, c’est qu’en ce moment je suis loin d’être en fonds… et mes moyens ne me permettent même pas de débourser cette bagatelle… Je me borne actuellement à déclarer que ces objets m’appartiennent et que lorsque j’aurai de l’argent…
– Cela ne fait rien, répondit Porphyre Petrovitch, qui sembla accueillir froidement cette explication d’ordre financier. Vous pouvez du reste m’écrire directement dans le même esprit, en m’exposant qu’instruit de telle et telle chose vous vous déclarez propriétaire de tels objets et priez…
– Je puis écrire sur du papier ordinaire? interrompit Raskolnikov, affectant toujours de ne s’intéresser qu’au côté pratique de la question.
– Oh! n’importe lequel, et Porphyre Petrovitch eut tout à coup l’air franchement moqueur. Il cligna même de l’œil et sembla faire un signe d’intelligence à Raskolnikov. Peut-être, après tout, le jeune homme se trompait-il en croyant voir ce signe, car tout cela n’avait pas duré une seconde. Cependant, il devait y avoir quelque chose. Raskolnikov aurait pu jurer que l’autre lui avait adressé un clin d’œil; le diable seul aurait pu dire quelle était son arrière-pensée.
«Il sait», se dit-il instantanément.
– Excusez-moi de vous avoir dérangé pour si peu de chose, continua-t-il un peu déconcerté. Ces objets ne valent que cinq roubles, mais ils me sont précieux en souvenir de ceux qui me les ont donnés et je vous avouerai que j’ai été fort effrayé en apprenant…
– Voilà pourquoi tu as sauté en l’air hier en m’entendant raconter à Zossimov que Porphyre interrogeait les propriétaires des objets mis en gage, s’écria Razoumikhine avec une arrière-pensée évidente.
C’en était trop. Raskolnikov n’y put tenir et lui lança un regard flamboyant de colère. Mais il se reprit aussitôt.
– Je crois, mon vieux, que tu es en train de te payer ma tête, dit-il avec une irritation bien jouée. J’admets que j’ai l’air trop préoccupé par des choses absolument insignifiantes à tes yeux, mais ce n’est pas une raison pour me juger égoïste et avide et ces deux misérables objets peuvent avoir une grande valeur pour moi. Je t’ai déjà dit tout à l’heure que cette montre en argent, qui ne vaut pas deux sous, est le seul souvenir qui me soit resté de mon père. Tu peux te moquer de moi, mais ma mère vient d’arriver, fit-il en se tournant vers Porphyre, et si elle apprenait (et il s’adressait de nouveau à Razoumikhine en essayant de faire trembler sa voix) que cette montre est perdue, je vous jure qu’elle en serait désespérée! Les femmes, vous savez…
– Mais pas du tout. Ce n’est pas ainsi que je l’entendais. Bien au contraire, protestait Razoumikhine désolé.
«Est-ce bien assez naturel? N’ai-je pas exagéré? pensait Raskolnikov tout tremblant. Pourquoi ai-je dit: Les femmes, vous savez…»
– Votre mère est venue vous voir? demanda Porphyre Petrovitch.
– Oui.
– Quand est-elle donc arrivée?
– Hier soir.
Porphyre se tut; il paraissait réfléchir.
– Vos objets ne pouvaient en aucun cas être perdus, continua-t-il d’un ton tranquille et froid. Il y a longtemps que j’attendais votre visite.
En achevant ces mots, il se tourna comme si de rien n’était vers Razoumikhine qui secouait impitoyablement sur le tapis les cendres de sa cigarette, et lui tendit un cendrier. Raskolnikov avait tressailli, mais Porphyre, qui semblait toujours préoccupé de la cigarette de Razoumikhine, ne parut pas s’en apercevoir.
– Quoi? Tu l’attendais? Mais tu savais donc que lui aussi avait engagé des objets? cria Razoumikhine.
Porphyre Petrovitch ne lui répondit pas et s’adressa directement à Raskolnikov:
– Vos deux objets, la montre et la bague, se trouvaient chez elle enveloppés dans un seul papier qui portait votre nom écrit lisiblement au crayon, ainsi que la date du jour où elle avait reçu ces objets…
– Quelle mémoire vous avez! fit Raskolnikov, avec un rire contraint. Il s’efforçait surtout de le fixer tranquillement dans les yeux, mais il ne put s’empêcher d’ajouter:
– J’ai fait cette observation, parce que je pense que les propriétaires d’objets devaient être nombreux… et que vous deviez, me semble-t-il, avoir de la peine à vous les rappeler tous… Je vois qu’au contraire, vous n’en oubliez pas un… et… et…
«Faible, stupide: qu’avais-je besoin d’ajouter cela?»
– Mais presque tous se sont déjà fait connaître; vous étiez le seul qui manquiez, fit Porphyre, avec une nuance imperceptible de raillerie.
– Je ne me portais pas très bien.
– Je l’ai appris, oui. J’ai même appris que vous sembliez bouleversé par quelque chose. Même, en ce moment, vous paraissez encore pâle…
– Pas du tout… au contraire. Je me porte admirablement, trancha Raskolnikov, d’un ton changé, tout à coup brutal et furieux. Il sentait bouillonner en lui une colère qu’il ne pouvait plus maîtriser.
«La fureur me fera lâcher quelque sottise, songea-t-il; et pourquoi me torturent-ils?»
– Il ne se portait pas très bien! s’écria Razoumikhine. Il en a de ces mots! mais jusqu’à hier il avait presque constamment le délire… Non, mais le croiras-tu, Porphyre? Il tient à peine sur ses jambes. Eh bien, hier, il a profité du moment où Zossimov et moi nous le quittions une minute pour s’habiller, s’enfuir en catimini, et aller traîner Dieu sait où jusqu’à minuit, et cela en proie au délire. Peux-tu imaginer cela? Un cas extraordinaire, je t’assure!
– En proie au délire, vraiment? Voyez-vous ça, dit Porphyre en hochant la tête d’un air efféminé.
– Eh! c’est absurde; n’en croyez pas un mot! Du reste, je n’ai pas besoin de vous le dire, vous ne le croyez pas non plus, laissa échapper Raskolnikov, emporté par la colère.
Mais Porphyre Petrovitch ne parut pas entendre ces paroles étranges.
– Comment serais-tu sorti, si tu n’avais pas eu le délire? fit Razoumikhine, en s’échauffant à son tour. Pourquoi es-tu sorti? avec quelle intention?… Et pourquoi en cachette? Non, mais avoue que tu ne pouvais pas avoir ta raison. Maintenant que tout danger est écarté, je puis te le dire franchement.
– Ils m’avaient terriblement ennuyé hier, fit Raskolnikov en s’adressant à Porphyre, un sourire de défi, insolent et railleur, aux lèvres. Je me suis donc échappé pour aller louer un logement où ils ne puissent me découvrir et j’ai emporté une belle somme d’argent. Voilà M. Zamiotov qui a pu voir cet argent. Dites donc, Monsieur Zamiotov, tranchez notre différend et dites: avais-je le délire ou étais-je dans mon bon sens?
Il était prêt, semblait-il, à étrangler Zamiotov à cet instant, tant son mutisme et ses regards équivoques l’irritaient.
– Il me semble que vous parliez d’une façon fort raisonnable, oui, et avisée dirais-je, oui… mais vous paraissiez trop irritable, déclara sèchement Zamiotov.
– Et aujourd’hui, Nikodim Fomitch m’a raconté, intervint Porphyre Petrovitch, qu’il vous avait rencontré hier à une heure fort avancée dans le logement d’un fonctionnaire qui venait d’être écrasé par des chevaux.
– Oui, justement, prenons ce fonctionnaire, reprit vivement Razoumikhine. Enfin, ne t’es-tu pas conduit comme un fou chez lui? Tu as donné ton dernier argent à la veuve pour les funérailles. J’admets que tu sois venu à son secours; tu pouvais lui donner quinze, mettons vingt roubles et garder au moins cinq roubles pour toi; mais non, tu lâches tous les vingt-cinq roubles d’un coup.
– Mais peut-être ai-je trouvé un trésor quelque part, qu’en sais-tu? Et ai-je voulu faire une largesse? Voilà M. Zamiotov: lui sait que j’en ai trouvé un… Excusez-nous de vous ennuyer depuis une demi-heure avec un bavardage aussi oiseux, continua-t-il en s’adressant à Porphyre; ses lèvres frémissaient. Vous en êtes excédé, n’est-ce pas?
– Que dites-vous? Au contraire, bien au contraire. Vous ne savez pas combien vous m’intéressez. Je vous trouve si curieux à voir et à entendre… et je suis, je vous l’avoue, enchanté que vous vous soyez enfin décidé à venir.
– Donne-nous du thé, au moins; j’ai la gorge sèche! s’écria Razoumikhine.
– Excellente idée. Peut-être ces messieurs voudront-ils te tenir compagnie… Ne veux-tu pas quelque chose de plus substantiel avant le thé?
– File!
Porphyre Petrovitch alla commander le thé.
Toutes sortes de pensées tourbillonnaient dans le cerveau de Raskolnikov. Il était fort irrité.
«L’essentiel est qu’ils ne se donnent même pas la peine de feindre et ils n’y vont pas par quatre chemins avec moi. Pourquoi, puisque tu ne me connais pas, t’es-tu entretenu de moi avec Nikodim Fomitch? C’est donc qu’ils ne cachent plus qu’ils sont à mes trousses comme une meute de chiens. Ils me crachent ouvertement en pleine figure, se disait-il en tremblant de rage. Mais allez-y donc carrément et ne jouez pas avec moi comme le chat avec la souris. Ce n’est pas poli, Porphyre Petrovitch, et je puis ne pas le permettre, oui… je me lèverai et vous jetterai à tous la vérité en pleine figure… et vous verrez comme je vous méprise. – Il respira avec effort. – Mais quoi, si je me trompe, si tout cela n’est qu’un mirage; si je me trompe du tout au tout, si j’ai mal interprété les choses dans mon ignorance; si je suis incapable de soutenir mon vilain rôle? Peut-être n’avaient-ils aucune intention cachée? Ils ne disent rien que d’ordinaire, mais on sent derrière chacune de leurs paroles… On peut toujours s’exprimer ainsi, mais ils doivent cacher des sous-entendus. Pourquoi Porphyre a-t-il simplement dit «chez elle»? Et pourquoi Zamiotov a-t-il ajouté que j’ai parlé d’une façon fort avisée? Et pourquoi ce ton qu’ils emploient? Oui, ce ton. Razoumikhine a pourtant assisté à la scène; pourquoi tout cela ne l’a-t-il pas frappé? Ce nigaud ne s’aperçoit jamais de rien. La fièvre me reprend! Porphyre a-t-il cligné de l’œil tantôt à mon adresse ou non? C’est sans doute absurde; pourquoi aurait-il cligné de l’œil? Ils veulent peut-être m’énerver ou me narguer? Tout cela est de ta fantasmagorie ou bien ils savent… Zamiotov même est insolent. L’est-il? Il aura fait ses réflexions pendant la nuit. Je pressentais qu’il en serait ainsi. Il est ici comme chez lui et cependant il y vient pour la première fois. Porphyre ne le traite pas en étranger puisqu’il lui tourne le dos. Ils sont d’accord, d’accord à cause de moi. Ils ont dû parler de moi avant notre arrivée. Savent-ils quelque chose au sujet de ma visite à l’appartement? Ah! être fixé au plus vite! Quand j’ai dit que j’étais sorti pour chercher un appartement, Porphyre n’a pas relevé la chose… J’ai adroitement glissé cela… cela peut servir: on dira une crise de délire… Ha! ha! ha!
«Il est au courant de mes moindres faits et gestes pendant la soirée d’hier, mais il ignorait l’arrivée de ma mère… Et cette sorcière qui avait noté la date au crayon! Vous vous trompez, je ne me laisserai pas faire; ce ne sont pas des faits que vous avez, mais de vagues conjectures. Donnez-nous des faits! Et la question de l’appartement n’est pas un fait non plus, mais un effet du délire, ah! je sais comment leur parler… Sont-ils au courant de ma visite à l’appartement? Je ne partirai pas avant d’être fixé là-dessus. Pourquoi suis-je venu? Mais voilà que je me fâche; ça c’est un fait. Que je suis donc devenu irritable! ou peut-être cela vaut-il mieux? Je reste dans mon rôle de malade… Il va me harceler, essayer de me déconcerter. Pourquoi suis-je venu?»
Toutes ces pensées traversaient son esprit avec la rapidité de l’éclair.
Porphyre Petrovitch revint au bout d’un instant. Il paraissait de meilleure humeur.
– J’ai encore mal aux cheveux depuis ta fête d’hier, mon ami, et je ne me sens pas dans mon assiette, fit-il gaîment à Razoumikhine et sur un ton tout différent de celui qu’il avait pris tout à l’heure.
– La soirée a été intéressante? Je vous ai abandonnés au plus beau moment. À qui est restée la victoire?
– À personne, naturellement. On en est finalement venu à ergoter sur les vieux thèmes éternels.
– Imagine-toi, Rodia, que l’on en était arrivé à discuter cette question: Le crime existe-t-il ou non? Et ce qu’ils ont pu débiter de sottises!
– Que vois-tu là d’extraordinaire? C’est une simple question de sociologie, répondit distraitement Raskolnikov.
– La question n’était pas formulée ainsi, fit observer Porphyre.
– Oui, c’est vrai, pas tout à fait, admit Razoumikhine en s’emportant selon son habitude. Vois-tu, Rodion, tu dois nous écouter et nous donner ton opinion. J’y tiens. Je faisais tout ce que je pouvais, moi, hier, et je t’attendais; je leur avais parlé de toi et j’avais promis ta visite… Les socialistes ont commencé par exposer leur théorie. Elle est connue: le crime est une protestation contre une organisation sociale anormale; voilà tout et rien de plus et ils n’admettent aucune autre raison, pas une…
– En voilà une erreur! cria Porphyre Petrovitch. Il s’animait peu à peu et riait en regardant Razoumikhine dont l’emballement ne faisait que croître.
– Ils n’admettent pas une autre cause, l’interrompit Razoumikhine avec feu. Je ne me trompe pas; je te montrerai leurs livres; je te montrerai qu’ils disent: «tel individu a été perdu par son milieu» et c’est tout; c’est leur phrase favorite. D’où la conclusion que si la société était organisée de façon normale, il n’y aurait plus de crimes car on n’aurait plus à protester et tous les hommes deviendraient des «justes». Ils ne prennent pas en considération la nature; ils la suppriment; elle n’existe pas pour eux. Ils ne voient pas une humanité qui se développe par une progression historique et vivante et produit enfin une société normale, mais un système social sorti d’une tête de mathématicien et qui doit organiser, en un clin d’œil, la société, la rendre juste et parfaite avant tout processus historique; d’où leur haine instinctive pour l’histoire. Ils disent: «C’est un ramassis d’horreurs et d’absurdités» et tout s’explique immanquablement par l’absurdité; d’où également leur haine de ce processus vivant qu’est l’existence; pas besoin d’âme vivante, car l’âme vivante a ses exigences, elle n’obéit pas aveuglément à la mécanique, une âme vivante est méfiante, elle est rétrograde et celle qu’ils veulent peut puer la charogne, être faite de caoutchouc, en revanche elle est morte, dénuée de volonté; c’est un esclave qui n’ira jamais se révolter et il en résulte que tout leur système est établi sur une superposition de briques: par la manière de disposer les corridors et les pièces d’un phalanstère! Ce phalanstère, il est prêt, mais c’est la nature humaine qui ne l’est point; elle veut encore vivre, traverser tout le processus de la vie avant de s’en aller au cimetière. La logique ne suffit pas à permettre ce saut par-dessus la nature. La logique ne prévoit que trois cas quand il y en a un million. Ce million, le supprimer et ramener tout à l’unique question du confort! Voilà la solution la plus facile du problème. Une solution d’une clarté séduisante et qui rend toute réflexion inutile, voilà l’essentiel. Tout le mystère de la vie tient dans deux feuilles d’impression…
– Le voilà qui s’emporte, et trompette! Il faudrait le lier, faisait Porphyre en riant. Imaginez-vous, continua-t-il en se tournant vers Raskolnikov, que c’était la même musique hier soir, dans une seule pièce et à six voix, et il nous avait préalablement abreuvés de punch. Vous figurez-vous ce que c’était? Non, mon ami, tu te trompes, le milieu joue un grand rôle dans la criminalité et je te le prouverai.
– Je le sais bien, mais dis-moi: par exemple, un homme de quarante ans a déshonoré une fillette de dix ans. Est-ce son milieu qui l’y a poussé?
– À proprement parler, oui, on peut dire que c’est le milieu, répondit Porphyre d’un ton extrêmement important. Ce crime peut fort bien, mais fort bien, être expliqué par une influence exercée par le milieu.
Razoumikhine fut sur le point d’entrer en fureur.
– Allons, veux-tu que je te prouve, hurla-t-il, que tes cils blancs sont dus à ce seul fait que le clocher d’Ivan-le-Grand [58] a trente-cinq toises de haut? Je te le prouverai progressivement d’une façon claire, précise, et même avec une certaine nuance de libéralisme. Je m’y engage. Allons, veux-tu parler?
– Oui, voyons comment il prouvera cela.
– Il est toujours à faire des singeries, celui-là, s’écria Razoumikhine, en bondissant avec un geste découragé. Est-ce bien la peine de causer avec toi? Il fait tout cela exprès. Tu ne le connais pas encore, Rodion. Et hier il n’a été de leur avis que pour se payer leur tête à tous. Ce qu’il a pu bien dire en cette soirée, Seigneur! Et eux qui se réjouissaient de l’avoir pour eux!… Il est capable de jouer le jeu pendant deux semaines entières. L’année dernière, il s’est mis à nous assurer, je ne sais pourquoi, qu’il allait entrer dans les ordres: et il a continué à l’affirmer pendant deux mois. Dernièrement, il a imaginé de prétendre qu’il se mariait, que tout était déjà prêt pour la noce. Il se fit même faire un nouveau costume. Nous commencions à y croire, à le féliciter. Il n’y avait ni fiancée, ni rien du tout, une invention!
– Voilà où tu te trompes. J’avais fait faire mon costume avant tout. C’est d’ailleurs ce qui m’a donné l’idée de vous jouer le tour.
– Vous êtes vraiment si comédien que cela? demanda négligemment Raskolnikov.
– Vous ne l’auriez pas pensé? Attendez, je vous ferai marcher vous aussi, ha! ha! ha! Non, voyez-vous, je vais vous dire la vérité. À propos de toutes ces histoires de crimes, de milieu, de fillettes, je me rappelle un article de vous qui m’a d’ailleurs toujours intéressé. Il était intitulé «Le Crime» je crois bien, ou, enfin… j’en ai oublié le titre. J’ai eu le plaisir de le lire il y a deux mois dans la Parole Périodique.
– Mon article? Dans la Parole Périodique ? demanda Raskolnikov d’un air étonné. J’ai écrit, en effet, il y a six mois, à l’époque où j’ai quitté l’Université, un article au sujet d’un livre qui venait de paraître, mais je l’ai porté alors à la Parole Hebdomadaire et non à la Parole Périodique.
– Et c’est celle-ci qui l’a publié.
– La Parole Hebdomadaire a cessé de paraître sur ces entrefaites; voilà pourquoi mon article n’y a point été publié…
– C’est vrai, mais, cessant de paraître, la Parole Hebdomadaire s’est fondue avec la Parole Périodique. Voilà pourquoi votre article a paru dans cette dernière. Vous l’ignoriez?
Raskolnikov n’en savait rien en effet.
– Mais voyons, vous pouvez vous faire payer cet article. Quel drôle de caractère vous avez! Vous vivez si isolé que des choses qui vous intéressent directement ne vous parviennent pas même. C’est un fait.
– Bravo, Rodka! Moi non plus, je ne le savais pas, cria Razoumikhine. J’irai aujourd’hui même réclamer le numéro au cabinet de lecture; deux mois, dis-tu? Et quelle date? N’importe, je trouverai. C’est épatant, et il n’en dit rien.
– Et vous, comment avez-vous appris que l’article était de moi? Ce n’était signé que d’une lettre.
– Oh! par hasard, tout dernièrement, par le rédacteur en chef. Je le connais… Cela m’a beaucoup intéressé.
– J’examinais, je m’en souviens, l’état psychologique du criminel pendant qu’il perpétrait son crime.
– Oui, et vous vous appliquiez à démontrer que le coupable, au moment où il accomplit cet acte criminel, est toujours un malade. C’est une thèse très, très originale, mais ce n’est à vrai dire pas cette partie de votre article qui m’a particulièrement intéressé, mais certaine pensée glissée vers la fin. Vous vous êtes malheureusement contenté de l’indiquer de façon sommaire et vague… Bref, vous insinuez, à un moment donné, si vous vous en souvenez, qu’il existe des êtres qui peuvent… ou plutôt, il ne s’agit pas de pouvoir, mais ont pleinement le droit de commettre toutes sortes d’actions criminelles et pour lesquels la loi n’est point faite.
Raskolnikov sourit à cette perfide interprétation de sa pensée.
– Comment? Quoi? Le droit au crime? Mais pas sous l’influence irrésistible du milieu? demanda Razoumikhine avec une sorte d’effroi.
– Non, non, il ne s’agit pas de cela, répondit Porphyre. Dans l’article en question, tous les hommes sont divisés en êtres «ordinaires» et «extraordinaires». Les hommes ordinaires doivent vivre dans l’obéissance et n’ont pas le droit de transgresser la loi, attendu qu’ils sont ordinaires. Les individus extraordinaires, eux, ont le droit de commettre tous les crimes et de violer toutes les lois pour cette raison qu’ils sont extraordinaires! C’est bien ce que vous dites, si je ne me trompe?
– Mais comment? Il est impossible qu’il ait dit cela, marmotta Razoumikhine.
Raskolnikov se reprit à sourire. Il avait immédiatement compris de quoi il retournait et ce qu’on voulait lui faire dire; il se rappelait bien son article et accepta de relever le défi qui lui était lancé.
– Ce n’est pas tout à fait ainsi que je me suis exprimé, commença-t-il d’un ton simple et modeste. Je vous avoue d’ailleurs que vous avez reproduit à peu de chose près ma pensée; vous l’avez même, si vous y tenez, reproduite fort exactement (il semblait éprouver un certain plaisir à l’admettre). La seule différence est que je n’insinue pas, comme vous me le faites dire, que les hommes extraordinaires sont tenus de commettre toutes sortes de crimes. Il me semble qu’un article écrit dans ce sens n’aurait jamais été publié. J’ai seulement insinué que l’homme «extraordinaire» a le droit, pas le droit légal, naturellement, mais le droit moral de permettre à sa conscience de franchir… certains obstacles et cela seulement dans le cas où l’exige la réalisation de son idée (bienfaisante peut-être pour l’humanité tout entière). Vous prétendez que mon article manque de clarté. Je suis prêt à vous l’expliquer de mon mieux. Je ne me trompe peut-être pas en supposant que tel est votre désir. Eh bien, soit! D’après moi, si les découvertes de Kepler et de Newton n’avaient pu, par suite de certaines circonstances, parvenir à l’humanité que moyennant le sacrifice d’une, de cent vies humaines ou même davantage, capables de leur faire obstacle, Newton aurait eu le droit, et bien plus le devoir, de les supprimer afin de permettre la diffusion de ses découvertes dans le monde entier. Il n’en résulte pas le moins du monde que Newton avait le droit d’assassiner n’importe qui à son gré ou de commettre tous les jours des vols au marché. Dans le reste de mon article, j’insiste, si je m’en souviens bien, sur cette idée que tous les législateurs et les guides de l’humanité, à commencer par les plus anciens, pour continuer par les Lycurgue, les Solon, les Mahomet, les Napoléon, etc., tous, jusqu’aux derniers, ont été des criminels, car, en promulguant de nouvelles lois, ils violaient, par cela même, les anciennes qui avaient été jusque-là fidèlement observées par la société et transmises de génération en génération, et parce qu’ils n’avaient point reculé devant les effusions de sang (de sang innocent et parfois héroïquement versé pour défendre les anciennes lois) pour peu qu’ils en aient eu besoin.
«Il est même à remarquer que la plupart de ces bienfaiteurs et de ces guides de l’humanité ont fait couler des torrents de sang. J’en conclus, en un mot, que tous, non seulement les grands hommes, mais ceux qui s’élèvent tant soit peu au-dessus du niveau moyen et sont capables de prononcer quelques paroles neuves, sont de par leur nature même et nécessairement des criminels, à un degré variable naturellement. Sans cela, il leur serait difficile de sortir de l’ornière commune. Or, ils ne peuvent se résoudre à y demeurer, encore une fois de par leur nature même, et je trouve qu’ils ne doivent point le faire. Bref, vous voyez bien que je n’ai avancé jusqu’ici rien de particulièrement neuf. Ces pensées ont déjà été écrites et lues mille fois. Quant à ma division des individus en ordinaires et extraordinaires, j’admets qu’elle est un peu arbitraire, mais je ne m’obstine pas à défendre la précision des chiffres que j’avance. Je crois seulement que le fond de ma pensée est juste. Elle consiste à affirmer que les hommes peuvent être divisés en général, selon l’ordre de la nature même, en deux catégories: l’une inférieure (individus ordinaires) ou encore le troupeau dont la seule fonction consiste à reproduire des êtres semblables à eux, et les autres, les vrais hommes, qui jouissent du don de faire résonner dans leur milieu des mots nouveaux. Les subdivisions sont naturellement infinies, mais les traits caractéristiques des deux catégories me semblent assez nets: la première, c’est-à-dire le troupeau, est composée d’hommes conservateurs, sages, qui vivent dans l’obéissance, une obéissance qui leur est chère. Et je trouve qu’ils sont tenus d’obéir, car c’est là leur rôle dans la vie et il ne présente rien d’humiliant pour eux. Dans la seconde, tous transgressent la loi; ce sont des destructeurs ou du moins des êtres qui tentent de détruire suivant leurs moyens.
«Les crimes commis par eux sont naturellement relatifs et variables. Dans la plupart des cas, ces hommes réclament, avec des formules diverses, la destruction de l’ordre établi au profit d’un monde meilleur. Mais, s’il le faut, pour faire triompher leurs idées, ils passent sur des cadavres, sur des mares de sang; ils peuvent, selon moi, se le permettre en conscience; tout dépend de l’idée et de son importance, remarquez-le bien. Ce n’est que dans ce sens que je parle dans mon article de leur droit à commettre des crimes. (Notre point de départ a été, si vous vous en souvenez, une question juridique.) Il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’inquiéter sérieusement. La masse ne leur reconnaît jamais ce droit; elle les décapite, les pend (plus ou moins) et remplit ainsi, de la façon la plus rationnelle, son rôle conservateur, jusqu’au jour où cette même masse, dans ses générations suivantes, érige des statues aux suppliciés et leur voue un culte (plus ou moins). La première catégorie est maîtresse du présent, la seconde de l’avenir. La première conserve le monde et c’est grâce à elle que l’humanité se multiplie; la seconde meut l’univers et le conduit à son but. Toutes les deux ont également leur raison d’être. Enfin, tous ont, pour moi, des droits égaux et vive donc la guerre éternelle [59], jusqu’à la Nouvelle Jérusalem, bien entendu.
– Vous y croyez donc à la Nouvelle Jérusalem?
– J’y crois, répondit fermement Raskolnikov. Il prononça ces mots comme il l’avait fait pour sa longue tirade, les yeux fixés sur un point du tapis.
– Et vous croyez en Dieu aussi? Excusez-moi d’être si indiscret.
– J’y crois, répondit encore Raskolnikov, en levant les yeux sur Porphyre.
– Et à la résurrection de Lazare?
– O-oui; pourquoi me posez-vous ces questions?
– Vous y croyez littéralement?
– Littéralement.
– Tiens, tiens… Cela n’a aucune importance, la chose m’intéressait. Excusez-moi, mais permettez, je reviens à notre sujet. Il arrive qu’on ne les exécute pas; il y en a au contraire…
– Qui triomphent de leur vivant? Oui, cela arrive à quelques-uns et alors…
– Ce sont eux qui se mettent à exécuter?
– S’il le faut et c’est ce qui se rencontre le plus souvent; votre remarque est très fine, vous savez!
– Je vous remercie bien, mais, dites-moi, comment distinguer ces hommes extraordinaires des autres? Présentent-ils des signes particuliers à leur naissance? Je suis d’avis qu’il faut observer la plus rigoureuse exactitude sur ce sujet-là et arriver à atteindre une grande précision formelle. Excusez mon inquiétude fort naturelle d’homme pratique et bien pensant, mais ne pourraient-ils, par exemple, porter un vêtement particulier, un emblème quelconque?… Car enfin, convenez que, s’il se produit une erreur et qu’un individu appartenant à une catégorie s’imagine faire partie de l’autre et se mette à détruire tous les obstacles, suivant votre si heureuse expression, alors…
– Oh! cela arrive fort souvent. Cette remarque dépasse peut-être la précédente en finesse…
– Je vous remercie…
– Il n’y a pas de quoi. Mais considérez que l’erreur n’est possible qu’en ce qui concerne la première catégorie, c’est-à-dire celle des hommes ordinaires (comme je les ai appelés, peut-être bien à tort). Malgré leur tendance innée à l’obéissance, beaucoup d’entre eux, grâce à un naturel folâtre qu’on rencontre même parmi les vaches, se prennent pour des hommes d’avant-garde, des destructeurs appelés à faire entendre la parole nouvelle, et cela fort sincèrement. En fait, ils ne distinguent pas les vrais novateurs et souvent ils les méprisent comme des esprits arriérés et bas. Mais il me semble qu’il ne peut y avoir là de danger sérieux et vous n’avez pas à vous inquiéter, car ils ne vont jamais bien loin. Tout au plus pourrait-on les fouetter parfois pour les punir de leur égarement et les remettre à leur place. Il n’est même pas besoin de déranger un bourreau pour cela, car ils se chargent eux-mêmes de se donner la discipline, étant gens d’une haute moralité; tantôt ils se rendent ce service l’un à l’autre, tantôt ils se flagellent de leurs propres mains. Ils s’infligent des pénitences publiques, ce qui ne laisse pas d’être beau et édifiant; bref, vous n’avez pas à vous inquiéter… c’est la règle générale.
– Allons, vous m’avez rassuré, tout au moins de ce côté. Mais il y a encore une chose qui me tracasse; dites-moi, je vous prie, y en a-t-il beaucoup de ces hommes qui aient le droit d’égorger les autres, de ces individus extraordinaires en un mot? Sans doute, je suis prêt à m’incliner devant eux, mais enfin, avouez qu’on puisse frissonner à l’idée qu’ils pourraient être nombreux?
– Oh! ne vous inquiétez pas de cela non plus, continua Raskolnikov sur le même ton. En général, il naît infiniment, et même singulièrement peu d’hommes aptes à trouver une idée nouvelle ou même à dire quoi que ce soit de neuf. Une chose est certaine, c’est que la répartition des individus dans les catégories et subdivisions de l’espèce humaine doit être strictement déterminée par quelque loi de la nature. Cette loi nous est, bien entendu, cachée encore à l’heure qu’il est, mais je crois qu’elle existe et pourra nous être révélée un jour. L’énorme masse des individus, du troupeau comme nous disions, ne vit sur terre que pour mettre finalement au monde, à la suite de longs efforts et de mystérieux croisements de peuples et de races, un homme qui, entre mille, possède quelque indépendance, et un sur dix mille, sur cent mille, à mesure que le degré d’indépendance s’élève (mes chiffres sont approximatifs). On compte un homme de génie sur des millions, et des milliers de millions d’hommes passent sur terre avant de fournir une de ces intelligences qui changent la face du monde. En un mot, je ne suis pas allé me pencher sur la cornue où tout cela s’opère. Mais cette loi déterminée existe, elle doit exister, il ne s’agit point de hasard ici.
– Mais, enfin, plaisantez-vous tous les deux? s’écria Razoumikhine Vous moquez-vous l’un de l’autre? Ils sont là à se mystifier mutuellement. Tu ne parles pas sérieusement, Rodia?
Raskolnikov ne répondit rien. Il leva vers lui son pâle et triste visage et, à voir la physionomie mélancolique de son ami, Razoumikhine jugea étrange le ton caustique, grossier et provocant qu’avait pris Porphyre.
– Eh bien, mon cher, si tout cela est sérieux… Tu as raison de dire qu’il n’y a là rien de neuf, que toutes ces idées ressemblent à celles que nous avons pu entendre énoncer bien des fois, mais ce que je trouve de vraiment original dans tout cela et ce qui me paraît t’appartenir en propre, à mon grand chagrin, c’est ce droit moral de verser le sang que tu entends accorder en toute conscience et que tu excuses même avec tant de fanatisme… Il me semble que c’est là l’idée principale de ton article: l’autorisation morale de tuer, et elle m’apparaît plus terrible que ne le serait une autorisation officielle et légale.
– Tout à fait juste; elle l’est en effet, fit observer Porphyre.
– Non, tu as dû te laisser entraîner et dépasser ta pensée. C’est une erreur… Je lirai ton article. Tu t’es laissé entraîner… Tu ne peux pas penser cela… Je lirai…
– Il n’y a rien de tout cela dans mon article. Je n’ai fait qu’y effleurer la question, dit Raskolnikov.
– Oui, voilà, oui, fit Porphyre qui ne pouvait tenir en place. Je comprends maintenant à peu près comment vous envisagez le crime, mais… excusez-moi de vous importuner (j’ai honte de vous ennuyer ainsi). Voyez-vous… vous m’avez rassuré tantôt au sujet des cas trompeurs, de ces cas de confusion entre les deux catégories, mais… je me sens repris d’inquiétude en songeant au côté pratique de la question. Si un homme, un adolescent quelconque, s’imagine être un Lycurgue par exemple, ou un Mahomet… – futur, en puissance, cela va sans dire, – et se met à détruire tous les obstacles qu’il rencontre… J’entreprends, dira-t-il, une longue campagne, et pour cette campagne il faut de l’argent. Là-dessus, il s’arrange pour se procurer des ressources… vous me comprenez?
Zamiotov, à ces mots, pouffa dans son coin, mais Raskolnikov ne leva même pas les yeux.
– Je dois admettre, répondit-il tranquillement, que ces cas doivent se présenter en effet. Les vaniteux imbéciles peuvent tomber dans ce piège, les jeunes gens surtout s’y laissent prendre.
– Vous voyez bien… Comment faire alors?
– Eh bien quoi, reprit Raskolnikov en ricanant, je n’y suis pour rien. La chose existe et existera toujours… Voilà lui (il indiqua Razoumikhine d’un signe), il prétendait tout à l’heure que j’autorise le meurtre. Qu’importe? La société est trop bien protégée par la déportation, les prisons, les bagnes, les juges, pour avoir à s’inquiéter. On n’a qu’à chercher le voleur…
– Et si on le trouve?
– Tant pis pour lui.
– Vous êtes logique au moins. Bon, mais que lui dira sa conscience?
– Pourquoi vous en inquiétez-vous?
– C’est une question qui touche nos sentiments humains.
– À celui qui en a une de souffrir en reconnaissant son erreur. C’est son châtiment, indépendamment du bagne.
– Ainsi, demanda Razoumikhine tout rembruni, ces hommes de génie, ceux qui ont le droit de tuer, ils ne doivent ressentir aucune souffrance pour avoir versé le sang humain?
– Pourquoi employer ce mot doivent? Il ne s’agit ni de permettre, ni de défendre. Ils n’ont qu’à souffrir si leur victime leur inspire de la pitié… La souffrance, la douleur sont inséparables d’une haute intelligence, d’un grand cœur. Les vrais grands hommes doivent, me semble-t-il, éprouver une immense tristesse sur terre, ajouta-t-il d’un air pensif qui contrastait avec le ton de la conversation.
Il leva les yeux et regarda les assistants d’un air rêveur, puis il sourit et prit sa casquette. Il était trop calme en comparaison de l’attitude qu’il avait en entrant tantôt, et il le sentait. Tous se levèrent.
– Eh bien, vous pouvez m’injurier, vous fâcher, si vous le voulez, mais c’est plus fort que moi, conclut Porphyre Petrovitch, permettez-moi de vous poser encore une question (décidément j’abuse!). Je voudrais vous faire part d’une petite idée qui m’est venue et que je crains d’oublier…
– Bon, dites-la, votre petite idée, fit Raskolnikov, debout, pâle et sérieux en face du juge d’instruction.
– Eh bien! voilà, je ne sais comment m’expliquer… C’est une idée si bizarre… psychologique, oui… En composant votre article, il est impossible, hé! hé! que vous ne vous soyez pas considéré vous-même, au moins en partie, comme un de ces hommes extraordinaires et destinés à prononcer des «paroles neuves» dans le sens où vous l’entendez… N’est-ce pas?
– C’est très possible, répondit dédaigneusement Raskolnikov. Razoumikhine fit un mouvement.
– Et, s’il en est ainsi, pourriez-vous jamais vous décider, pour sortir d’embarras matériels, ou pour rendre service à l’humanité tout entière, à franchir le pas… c’est-à-dire à tuer, par exemple, et à voler?…
Et il cligna de l’œil gauche, avec un rire silencieux, tout à fait comme tantôt.
– Si je m’étais décidé à le franchir, je n’irais sûrement pas vous le dire! répondit Raskolnikov d’un air de défi hautain.
– Non, ma question n’était dictée que par une curiosité purement littéraire; je ne vous l’ai posée qu’à seule fin de mieux pénétrer le sens de votre article.
«Quel piège grossier! La malice est cousue de fil blanc», songea Raskolnikov écœuré.
– Permettez-moi de vous faire remarquer, continua-t-il sèchement, que je ne me suis jamais cru un Mahomet ou un Napoléon… ni aucun personnage de ce genre et je ne puis par conséquent vous renseigner sur ce que je ferais si cela était…
– Allons donc! Qui ne se croit à présent un Napoléon, chez nous, en Russie? fit tout à coup Porphyre, sur un ton terriblement familier.
Cette fois, l’accent même qu’il avait pris pour prononcer ces paroles était particulièrement explicite.
– Ne serait-ce pas un futur Napoléon qui aurait tué la semaine dernière, à coups de hache, notre Aliona Ivanovna? lâcha tout à coup Zamiotov de son coin.
Raskolnikov fixait Porphyre d’un regard immobile et ferme; il ne disait rien. Razoumikhine s’était renfrogné. Il semblait, depuis un moment, se douter de certaines choses… et promena autour de lui un regard furieux. Il y eut une minute de morne silence. Raskolnikov se prépara à s’en aller.
– Vous partez déjà? dit gracieusement Porphyre, en tendant la main au jeune homme avec une extrême amabilité. J’ai été très heureux de faire votre connaissance. Quant à votre requête, soyez sans crainte. Écrivez dans le sens que je vous ai indiqué. Au reste, vous feriez mieux de passer me voir au commissariat un de ces jours, demain par exemple. J’y serai sans faute à onze heures. Nous arrangerons tout et nous causerons. Comme vous êtes un des derniers qui soyez allé là-bas, vous pourrez peut-être nous donner une indication, ajouta-t-il d’un air bonhomme.
– Vous voulez m’interroger dans les règles? demanda brutalement Raskolnikov.
– Non, pourquoi? Il ne s’agit pas de cela pour le moment. Vous m’avez mal compris. Voyez-vous, je profite de toutes les occasions et j’ai déjà causé avec tous ceux qui avaient mis des objets en gage… Ils m’ont donné quelques renseignements, et vous, en tant que dernier… Ah! à propos, cria-t-il avec une joie subite, heureusement que j’y pense; j’allais encore l’oublier (ce disant il se tournait vers Razoumikhine). Tu m’as rebattu l’autre jour les oreilles avec ce Nikolachka. Eh bien, je suis moi-même parfaitement certain et convaincu que le gars est innocent, continua-t-il, en s’adressant de nouveau à Raskolnikov. Mais qu’y puis-je? Il m’a fallu inquiéter Mitka aussi. Or voici ce que je voulais vous demander: en montant alors l’escalier… permettez, c’est entre sept et huit heures que vous y avez été, n’est-ce pas?
– Entre sept et huit, oui, répondit Raskolnikov, qui regretta aussitôt cette réponse inutile.
– Eh bien, en montant l’escalier, entre sept et huit heures, n’avez-vous pas vu, au second étage, dans un logement dont la porte était ouverte, vous vous souvenez? n’avez-vous pas vu, dis-je, deux ouvriers ou un tout au moins, en train de peindre? Ne les avez-vous pas remarqués? C’est très, très important pour eux!…
– Des peintres? Non, je ne les ai pas vus… répondit Raskolnikov d’un air de chercher dans ses souvenirs, tandis qu’il tendait toutes les forces de son esprit pour démasquer le piège caché dans ces paroles. Non, je ne les ai pas vus et je n’ai d’ailleurs pas remarqué de logement ouvert, continua-t-il… Mais, voilà, au quatrième (il était sûr maintenant d’avoir éventé la mèche et triomphait) je me souviens qu’il y avait un fonctionnaire qui déménageait… juste en face du logement d’Aliona Ivanovna; oui, je m’en souviens parfaitement et même des soldats en train d’emporter un divan m’ont coincé contre le mur… mais les peintres, non, je ne me souviens pas de les avoir vus… pas plus que de logement ouvert, non! non! il n’y en avait pas!
– Mais qu’est-ce qui te prend? cria brusquement Razoumikhine qui sembla tout à coup avoir compris où tendait cela. Voyons, les peintres ont travaillé le jour du meurtre et lui y a été trois jours auparavant. Pourquoi lui poser cette question?
– Ah! mon Dieu! j’ai confondu, fit Porphyre en se frappant le front. Le diable m’emporte, cette affaire me rend fou, ajouta-t-il en manière d’excuse en s’adressant à Raskolnikov. Il est si important pour nous de savoir si quelqu’un les a vus entre sept et huit heures dans l’appartement que je me suis imaginé tout à coup que vous étiez à même de nous donner ce renseignement… une confusion…
– Il faudrait faire attention, grommela Razoumikhine.
Ces derniers mots furent prononcés dans l’antichambre. Porphyre Petrovitch accompagna fort aimablement les jeunes gens jusqu’à la porte. Tous deux sortirent de la maison, sombres et moroses, et firent quelques pas en silence. Raskolnikov respira profondément…
– Je ne le crois pas, je n’y puis croire, répétait Razoumikhine d’un air préoccupé, en repoussant de toutes ses forces les conclusions de Raskolnikov. Ils approchaient de la maison meublée de Bakaleev où Poulkheria Alexandrovna et Dounia les attendaient depuis longtemps. Razoumikhine s’arrêtait à tout instant dans la chaleur de la discussion. Il était fort agité et troublé, ne fût-ce que par ce fait que c’était la première fois qu’ils abordaient clairement cette question entre eux.
– Tu ne peux pas ne pas y croire, répondit Raskolnikov avec un sourire dédaigneux et froid; tandis que tu ne remarquais rien, suivant ton habitude, moi, je pesais chaque mot.
– Tu es défiant, voilà pourquoi tu le faisais… hum… Je reconnais en effet que le ton de Porphyre était étrange, et c’est surtout ce coquin de Zamiotov… Tu as raison; il avait je ne sais quoi… mais pourquoi? dis-moi pourquoi?
– Il aura réfléchi pendant la nuit.
– Non, au contraire, mais au contraire, te dis-je. Si cette pensée stupide leur était venue, ils auraient pris soin de la dissimuler de leur mieux, de cacher leur jeu, enfin, pour mieux t’attraper ensuite… tandis que le faire maintenant… eût été aussi maladroit qu’insolent.
– S’ils avaient eu des faits, j’entends des faits sérieux ou des soupçons quelque peu fondés, ils se seraient en effet efforcés de cacher leur jeu dans l’espoir de mieux gagner la partie, ou plutôt ils auraient depuis longtemps perquisitionné chez moi. Mais ils n’ont pas un fait, pas un seul. Tout se réduit à des conjectures gratuites, à des suppositions sans fondement. Voilà pourquoi ils essaient de me démonter par leur insolence. Peut-être ne faut-il voir en cet incident que le dépit de Porphyre qui enrage de n’avoir point de preuves ou peut-être cache-t-il un dessein mystérieux?… Il semble intelligent… Il pensait peut-être m’effrayer en faisant celui qui sait… C’est une psychologie particulière cela, mon cher… C’est du reste une chose assez répugnante que de se mêler d’expliquer toutes ces questions. Laissons cela!
– Et tout cela est blessant, blessant, je te comprends, mais… puisque nous parlons ouvertement (et je me réjouis qu’il en soit ainsi, cela me paraît excellent!) je n’hésiterai plus à t’avouer franchement qu’il y a longtemps que j’avais remarqué qu’ils nourrissaient cette idée. Elle était à peine formulée, bien entendu, sous une forme mi-plaisante, vague, insidieuse, mais ils n’avaient pas le droit de l’accueillir, fût-ce sous cette forme-là. Comment ont-ils osé le faire? Et qu’est-ce qui a donné naissance à cette pensée? Quelle en est l’origine? Si tu savais dans quelle colère tout cela m’a mis! Quoi! voilà un pauvre étudiant rendu méconnaissable par la misère et la neurasthénie, qui couve une grave maladie accompagnée de délire, et cette maladie même avait peut-être déjà commencé (remarque-le bien); un jeune homme méfiant, fier, conscient de sa valeur et qui vient de passer six mois terré dans son coin, sans voir personne, qui n’a plus que des loques sur le dos et des bottes éculées sans semelles aux pieds. Il est là, debout, devant de misérables policiers à subir leurs insolences. Là-dessus, on lui réclame à brûle-pourpoint le paiement d’un billet protesté, la peinture fraîche sent mauvais, il fait une chaleur de trente degrés dans la pièce bondée de monde, dont l’air est littéralement irrespirable; il y entend conter le meurtre d’une personne qu’il a vue la veille, et avec tout cela il a le ventre vide. Comment ne pas s’évanouir? Et bâtir toutes les présomptions sur cette syncope… Le diable les emporte! Je comprends que ce soit vexant, mais, à ta place, Rodia, je ne ferais qu’en rire, leur rire au nez ou, mieux que ça, je leur cra-che-rais en pleine figure de bons jets de salive et leur enverrais quelques gifles bien senties. Crache, te dis-je! Courage! C’est honteux!
«Il a bien débité sa tirade», pensa Raskolnikov.
– Cracher, c’est facile à dire, et demain, nouvel interrogatoire! proféra-t-il avec amertume. Vais-je donc être obligé de m’abaisser à leur donner des explications? Je m’en veux déjà de m’être humilié hier au cabaret avec Zamiotov…
– Le diable les emporte! J’irai moi-même chez Porphyre. Et je saurai m’expliquer avec lui, intimement. Je le forcerai à m’exposer toute l’histoire depuis le début. Quant à Zamiotov…
«Enfin, il y est venu», pensa Raskolnikov.
– Attends, cria Razoumikhine en le saisissant tout à coup par l’épaule. Attends, tu divaguais tout à l’heure; toute réflexion faite, je t’assure que tu divaguais. Tu dis que la question relative aux ouvriers était un piège. Mais réfléchis, mais réfléchis, si tu avais cela sur la conscience, aurais-tu avoué avoir vu travailler ces peintres?… Au contraire, tu aurais fait celui qui n’a rien vu, même si cela avait été un mensonge. Qui avouera une chose qui le compromet?
– Si j’avais cela sur la conscience, j’aurais sûrement dit que j’avais vu le logement et les ouvriers, reprit Raskolnikov qui semblait poursuivre la conversation avec le plus profond dégoût.
– Mais pourquoi dire des choses compromettantes pour toi?
– Parce que seuls les paysans ou les débutants les plus inexpérimentés nient tout de parti pris. Un prévenu tant soit peu cultivé et intelligent avoue autant que possible tous les faits matériels qu’il ne peut supprimer. Il ne fait que leur attribuer des causes différentes. Il ajoute une petite note de son cru qui en modifie la signification. Porphyre pouvait penser que je répondrais ainsi et que j’avouerais, pour la vraisemblance, ce que j’aurais vu en l’expliquant à ma façon. Toutefois…
– Mais il t’aurait aussitôt répondu qu’il ne pouvait y avoir d’ouvriers dans la maison deux jours avant le crime et que tu étais par conséquent venu le jour du meurtre entre sept et nuit heures; il t’aurait pris grâce à un détail insignifiant.
– Et c’est justement sur cela qu’il comptait; il pensait que je n’aurais pas le temps de me rendre compte de la chose, et que je me dépêcherais de répondre de la façon qui me semblerait la plus plausible en oubliant que les ouvriers ne pouvaient être là deux jours auparavant.
– Mais comment oublier une chose pareille!
– Rien de plus facile! Ces points de détail constituent l’écueil des malins. L’homme le plus fin est le dernier à se douter qu’il peut être pris sur des détails minimes. Porphyre est loin d’être aussi bête que tu le crois…
– S’il en est ainsi, c’est un coquin.
Raskolnikov ne put s’empêcher de rire, mais il s’étonna, au même instant, d’avoir prononcé cette dernière phrase avec une véritable animation et même un certain plaisir, lui qui, jusqu’ici, n’avait soutenu la conversation qu’à contrecœur et par nécessité.
«Il semble que je prends goût à ces questions», songea-t-il.
Mais il fut saisi aussitôt d’une sorte d’agitation fébrile, comme si une pensée inquiétante et subite s’était emparée de lui. Cette fièvre devint bientôt intolérable. Ils arrivaient cependant à la maison meublée de Bakaleev.
– Vas-y seul, fit-il tout à coup, je reviens dans un instant.
– Où vas-tu? Mais nous voici arrivés.
– J’ai affaire, te dis-je. Il faut que j’y aille… je reviens dans une demi-heure… préviens-les.
– Soit, mais je te suis.
– Ah! mais as-tu juré toi aussi de me persécuter? s’écria l’autre avec tant d’amertume et un tel désespoir dans le regard que Razoumikhine n’osa pas insister. Il resta un moment devant la porte, à suivre d’un œil sombre Raskolnikov qui s’en allait rapidement dans la direction de son domicile. Enfin il serra les poings, grinça des dents et jura de confesser Porphyre avant le soir. Puis, il monta rassurer Poulkheria Alexandrovna qui commençait à s’inquiéter en ne les voyant pas revenir.
Quand Raskolnikov arriva devant la maison qu’il habitait, ses tempes étaient mouillées de sueur; il avait peine à respirer. Il monta rapidement l’escalier, entra dans sa chambre restée ouverte et s’y enferma. Aussitôt il se précipita, fou d’épouvante, vers la cachette où il avait déposé les objets, fourra la main sous la tapisserie, y tâtonna un moment, mais en vain, fouilla dans le moindre recoin, et n’y trouvant décidément rien, se releva avec un profond soupir de soulagement. Il avait imaginé tout à l’heure, quand il approchait de la maison Bakaleev, qu’un objet quelconque, une chaîne par exemple ou un bouton de manchette ou même un papier qui les avait enveloppés et portant une indication écrite à la vieille, avait pu lui échapper et traîner dans une fente pour servir plus tard d’irrécusable pièce à conviction contre lui.
Il restait plongé dans une vague rêverie, un sourire étrange, humble et presque hébété, errait sur ses lèvres.
Il prit enfin sa casquette et sortit sans bruit. Ses idées se brouillaient. Il descendit ainsi, pensif, et arriva à la porte cochère.
– Le voilà justement, cria une voix sonore. Il leva la tête.
Le concierge, debout sur le seuil de sa cage, désignait Raskolnikov à un homme de petite taille, aux allures d’homme du peuple, vêtu d’une espèce de houppelande sur un gilet et qui, de loin, avait assez l’aspect d’une bonne femme. Sa tête coiffée d’une casquette graisseuse s’inclinait sur sa poitrine; il paraissait d’ailleurs tout voûté. Sa face molle et ridée était celle d’un homme de plus de cinquante ans. Ses petits yeux noyés de graisse lançaient un regard sombre, dur et mécontent.
– Qu’y a-t-il? demanda Raskolnikov, en s’approchant du concierge. L’homme lui lança en dessous un regard oblique, puis se mit à l’examiner avec attention, sans se presser; ensuite, il se détourna et franchit la porte cochère sans rien dire.
– Qu’y a-t-il donc? cria Raskolnikov.
– Eh bien! c’est un individu qui est venu s’informer si un certain étudiant habite ici; il vous a nommé, a donné le nom de la logeuse. À ce moment, vous êtes descendu, je vous ai montré et lui s’en est allé, et voilà!
Le concierge semblait lui-même assez étonné de la chose; du reste, sa perplexité ne dura pas. Il ne réfléchit qu’un instant, puis se détourna et rentra dans sa tanière. Raskolnikov s’élança sur les traces de l’inconnu.
À peine sorti, il l’aperçut qui suivait le trottoir opposé. Il marchait du même pas régulier et lent, les yeux fixés à terre et semblait réfléchir. Il le rejoignit très vite, mais se borna un moment à lui emboîter le pas. Enfin, il vint se placer à ses côtés et lui jeta un regard oblique. L’autre s’aperçut aussitôt de sa présence, lui lança un rapide coup d’œil, puis baissa de nouveau les yeux. Ils avancèrent ainsi pendant une minute sans prononcer une parole.
– Vous m’avez demandé… chez le concierge? fit enfin Raskolnikov d’une voix basse.
L’homme ne répondit rien, il ne le regarda même pas. Il y eut un nouveau silence.
– Mais pourquoi venez-vous me demander? Puis vous vous taisez… Que signifie?… La voix de Raskolnikov était entrecoupée et les mots semblaient avoir peine à sortir de sa bouche.
Cette fois, l’autre leva les yeux et jeta au jeune homme un regard sombre et sinistre.
– Assassin, fit-il tout à coup d’une voix basse, mais distincte.
Raskolnikov marchait à ses côtés. Il sentit ses jambes faiblir et flageoler; un frisson glacé lui courut dans le dos et, durant une seconde, son cœur cessa de battre comme s’il avait été décroché. Ils firent ainsi une centaine de pas toujours en silence.
L’homme ne le regardait pas.
– Mais que dites-vous? Quoi… qui est un assassin? marmotta enfin Raskolnikov d’une voix à peine perceptible.
– C’est toi qui es un assassin, répondit l’autre, en articulant ces mots d’un air plus significatif encore, avec un sourire de triomphe haineux, et il regarda fixement le visage pâle et les yeux vitreux de Raskolnikov. Ils approchaient cependant d’un carrefour. L’inconnu tourna à gauche et continua son chemin sans se retourner. Raskolnikov resta figé sur place à le suivre des yeux. Quand il eut fait cinquante pas, l’homme se retourna pour observer le jeune homme toujours cloué au même endroit. La distance ne permettait pas de distinguer ses traits, mais Raskolnikov crut remarquer qu’il souriait encore de son sourire glacé, plein d’une haine triomphante.
Transi d’effroi, les jambes tremblantes, il regagna tant bien que mal sa demeure et monta dans sa chambre. Il enleva sa casquette, la déposa sur la table et resta debout immobile, pendant dix minutes. Enfin, il se jeta, à bout de forces, sur son divan et s’y allongea péniblement avec un faible soupir; ses yeux étaient clos. Une demi-heure passa ainsi.
Il ne songeait à rien de précis; seules des bribes de pensées, de vagues imaginations désordonnées, des visages de son enfance ou rencontrés une fois par hasard, et auxquels il n’aurait jamais pu songer, lui passaient par l’esprit. C’était le clocher de l’église de V…, le billard d’un café et un officier inconnu, debout devant ce billard. Une odeur de cigare répandue chez un marchand de tabac établi dans un sous-sol, un cabaret, un escalier de service tout noir, couvert d’ordures ménagères et de coquilles d’œuf, un son de cloche dominical. Les objets changeaient continuellement et tournaient autour de lui dans un tourbillon éperdu. Les uns lui plaisaient, il tentait de s’y agripper, mais ils s’effaçaient bien vite, il étouffait un peu… mais la sensation était par moments agréable… Le léger frisson qui s’était emparé de lui ne cessait pas et cela aussi ne lui déplaisait point.
Il entendit le pas pressé de Razoumikhine, puis sa voix et ferma les yeux, en faisant semblant de dormir. Razoumikhine ouvrit la porte et resta un moment sur le seuil d’un air irrésolu… Ensuite il entra tout doucement dans la pièce et s’approcha du divan avec précaution.
– Ne l’éveille pas, laisse-le dormir tout son saoul; il mangera plus tard, murmura Nastassia.
– Oui, tu as raison, répondit Razoumikhine.
Tous les deux sortirent sur la pointe des pieds et refermèrent la porte. Une demi-heure passa ainsi, puis tout à coup Raskolnikov ouvrit doucement les yeux et brusquement se rejeta sur le dos, les mains croisées derrière la nuque.
«Qui est-il? Qui est cet homme surgi de terre? Où était-il et qu’a-t-il pu voir? Il a tout vu, c’est bien certain. Mais d’où contemplait-il la scène? Pourquoi a-t-il attendu jusqu’à présent pour donner signe de vie? Et comment a-t-il pu voir? Est-ce possible? Hum… continua Raskolnikov pris d’un frisson glacial, et l’écrin trouvé derrière la porte par Nikolaï? Pouvait-on s’attendre à pareille chose?… Des preuves… Il suffit de se tromper d’un rien du tout pour créer une preuve qui grandit, devient colossale…» Et il sentit avec un violent dégoût que ses forces l’abandonnaient et qu’il devenait extrêmement faible.
«J’aurais dû le savoir, pensait-il avec une ironie amère, et comment ai-je osé, me connaissant, prévoyant plutôt ce dont j’étais capable, comment ai-je pu prendre la hache et verser le sang? Je devais tout prévoir!… Mais n’ai-je pas tout prévu?» marmotta-t-il désespérément.
Par moments il s’arrêtait, paralysé par une pensée.
«Non, ces gens-là sont autrement faits; un vrai conquérant, de ceux auxquels tout est permis, canonne Toulon, organise des massacres à Paris, oublie son armée en Égypte, sacrifie un demi-million d’hommes dans la campagne de Russie. Il se tire d’affaire par un calembour à Vilna, et, après sa mort, on lui élève des statues; c’est donc que tout lui est effectivement permis. Mais ces hommes sont faits de bronze et non de chair.»
Une idée subite l’amusa tout à coup.
«Napoléon, les Pyramides, Waterloo et une vieille usurière décharnée avec son coffre de maroquin rouge sous le lit. Non, comment admettre pareil rapprochement? Comment un homme, fût-ce Porphyre Petrovitch lui-même, l’admettrait-il? L’admettre, eux?… Leurs sentiments esthétiques s’y opposent:… un Napoléon aller se fourrer sous le lit de la vieille? diraient-ils. Eh! misère de nous!…»
De temps à autre, il lui semblait être repris de délire; il se trouvait dans un état d’exaltation fiévreuse.
«La vieille ne signifie rien, se disait-il ardemment et par accès. C’est peut-être une erreur, mais il ne s’agit pas d’elle. La vieille n’a été qu’un accident… Je voulais sauter le pas au plus vite. Je n’ai pas tué un être humain, mais un principe; oui, le principe, je l’ai bien tué, mais je n’ai pas su accomplir le saut. Je suis resté en deçà… Je n’ai su que tuer. Et encore n’y ai-je pas trop bien réussi, paraît-il… Un principe. Pourquoi cet idiot de Razoumikhine attaquait-il les socialistes tantôt? Ce sont de laborieux hommes d’affaires, occupés du «bonheur général». Non, la vie ne m’a été donnée qu’une fois et je ne veux pas attendre ce «bonheur universel»; avant tout je veux vivre, sinon, mieux vaudrait ne pas exister. Eh bien, quoi? Je n’ai fait que me refuser à passer devant une mère affamée en serrant mon rouble dans ma poche dans l’attente du «bonheur universel». J’apporte comme qui dirait ma pierre à l’édifice commun et cela suffit à me donner la paix. Ha! Ha! pourquoi m’avez-vous laissé partir? Je n’ai qu’un temps à vivre et je veux aussi… Eh! je ne suis qu’une vermine bourrée d’esthétique. Rien de plus. Oui, une vraie vermine», ajouta-t-il en éclatant d’un rire d’aliéné; il s’attacha à cette idée et se mit à la fouiller, à la retourner en tous sens avec un acre plaisir. «Je le suis, ne serait-ce d’abord que parce que je me le dis et ensuite parce que j’ai ennuyé tout un mois la divine Providence en la prenant à témoin que je ne tentais point cette entreprise en vue de satisfactions matérielles, mais pour un dessein noble et grandiose. Ha! ha! et encore parce que j’ai décidé d’observer la plus rigoureuse justice et la plus parfaite mesure dans l’exécution de mon plan! Premièrement, j’ai choisi, entre toutes, la vermine la plus nuisible, et en la tuant je ne comptais prendre chez elle que l’argent strictement nécessaire pour me permettre de tenter mon premier pas dans la vie, ni plus ni moins (le reste serait allé aux monastères selon les termes de son testament. Ha! Ha!)… Enfin, dis-je, je ne suis qu’une vermine irrévocablement… ajouta-t-il en grinçant des dents, parce que je suis peut-être plus vil, plus ignoble que la vermine que j’ai assassinée et parce que je pressentais qu’après l’avoir tuée je me traiterais ainsi. Mais est-il rien de comparable à cette horreur? Oh! vilenie! Oh! bassesse!… Oh! comme je comprends le Prophète assis sur son cheval, le sabre à la main: Allah l’ordonne, soumets-toi donc, tremblante et misérable créature! Il a raison, il a raison, le Prophète, qui range une belle troupe en travers de la rue et des canons, puis frappe indistinctement les justes et les coupables sans même daigner s’expliquer. Soumets-toi donc, misérable et tremblante créature, et garde-toi de vouloir. Ce n’est point ton affaire… Oh! jamais, jamais, je ne pardonnerai à la vieille.»
Ses cheveux étaient trempés de sueur, ses lèvres sèches tressaillaient et son regard fixe ne quittait pas le plafond.
«Ma mère, ma sœur, comme je les aimais! D’où vient que je les hais maintenant? Oui, je les hais, d’une haine physique. Je ne puis souffrir leur présence auprès de moi… Tantôt, je me suis approché de ma mère et je l’ai embrassée, je m’en souviens… La serrer dans mes bras, et songer que si elle apprenait… Lui avouer peut-être?… Je serais allégé de ce poids… Hum! elle doit être pareille à moi, ajouta-t-il avec effort comme s’il avait peine à lutter contre le délire envahissant. Oh! comme je hais maintenant la vieille! Je crois que je la tuerais encore si elle ressuscitait. Pauvre Lizaveta! Pourquoi le hasard l’a-t-il amenée là?… C’est étrange pourtant que je pense si peu à elle, on dirait que je ne l’ai pas tuée. Lizaveta! Sonia! pauvres douces créatures aux yeux doux! chères… Pourquoi ne pleurent-elles pas? Pourquoi ne gémissent-elles pas? Elles donnent tout ce qu’elles possèdent… avec leur regard résigné et doux… Sonia, douce Sonia!…»
Il perdit la conscience de lui-même et se sentit fort surpris de ne pouvoir se rappeler comment il était sorti dans la rue. La soirée était déjà avancée. Les ténèbres s’épaississaient et la pleine lune brillait de plus en plus éclatante, mais l’air semblait particulièrement étouffant. Les rues étaient sillonnées d’une foule de gens; on sentait une odeur de chaux, de poussière, d’eau stagnante. Lui avançait, triste et préoccupé. Il se souvenait parfaitement d’être sorti de chez lui avec une intention déterminée. Il savait qu’il lui fallait faire quelque chose d’urgent, mais quoi, il ne s’en souvenait plus. Soudain il s’arrêta et remarqua un homme qui, du trottoir opposé, lui faisait signe de la main. Il traversa la rue pour le rejoindre, mais cet homme soudain fit volte-face et s’en alla, la tête baissée, sans se détourner, sans paraître l’avoir appelé.
«Mais m’a-t-il appelé seulement?» songea Raskolnikov. Il se mit toutefois en devoir de le rejoindre. Arrivé à une dizaine de pas de lui, il le reconnut tout à coup et fut saisi de frayeur. C’était l’homme de tantôt, vêtu du même vêtement lâche et toujours aussi voûté. Raskolnikov le suivait de loin, son cœur battait. Ils s’engagèrent dans une ruelle, l’autre ne se retournait toujours pas. «Sait-il que je le suis?» pensait-il. L’homme franchit la porte cochère d’une grande maison. Raskolnikov s’en approcha vivement et se mit à regarder; il pensait que l’autre allait se retourner, l’appeler. Et, en effet, quand l’inconnu fut dans la cour, il se retourna et sembla lui faire signe encore. Raskolnikov se hâta de franchir la porte cochère, mais, arrivé dans la cour, il n’y trouva plus personne. L’homme avait donc pris le premier escalier. Raskolnikov s’y engouffra précipitamment derrière lui. Effectivement, on entendait au deuxième étage un bruit de pas réguliers et lents. Chose étrange, cet escalier semblait connu au jeune homme. Voici la fenêtre au palier du premier étage, un rayon de lune passait mystérieux et triste à travers les carreaux. Et voici le second palier. «Oh, mais c’est l’appartement où ont travaillé les peintres!» Comment n’avait-il pas reconnu la maison plus tôt? Le bruit des pas de l’homme qui le précédait s’éteignit. «Il s’est donc arrêté, caché quelque part? Et voici le troisième étage. Faut-il continuer à monter ou non? Quel silence!» Le bruit de ses propres pas lui faisait peur. «Seigneur, quelles ténèbres! L’inconnu a dû se cacher dans quelque coin, par ici. Tiens, l’appartement a sa porte grande ouverte sur le palier!» Il réfléchit un moment, puis entra. Le vestibule était très sombre et vide, comme si on avait tout enlevé. Doucement, sur la pointe des pieds, il passa dans le salon. Toute la pièce était violemment éclairée par la lune. Rien n’y paraissait changé, les chaises, la glace, le divan jaune et les tableaux dans leurs cadres tiennent toujours là. Par la fenêtre, on voyait l’énorme lune ronde, d’un rouge cuivré. «C’est la lune qui crée le silence, pensa Raskolnikov; elle est occupée à déchiffrer des énigmes…» Lui était là, immobile à attendre; à mesure qu’augmentait le silence nocturne, les battements de son cœur se faisaient plus forts, douloureux, et toujours ce calme… Soudain un craquement sec retentit, pareil à celui d’un éclat de bois qui se brise, puis tout redevint muet. Une mouche s’éveilla et vint en volant donner contre la vitre; on entendit son bourdonnement plaintif. Au même instant, il crut remarquer dans le coin, entre la petite armoire et la fenêtre, un manteau pendu au mur. «Que vient faire un manteau ici? songea-t-il, il n’y était pas auparavant…» Il l’écarta avec précaution de la main, et vit une chaise et, sur cette chaise, dans le coin, une vieille pliée en deux, la tête inclinée, si bien qu’il ne pouvait apercevoir son visage, mais c’était bien elle. Il resta un moment immobile à ses pieds. «Elle a peur», songea-t-il en dégageant tout doucement sa hache du nœud coulant, puis il frappa une fois, puis une seconde, la vieille à la nuque. Mais, chose étrange, elle ne remua même pas sous les coups, on l’eût crue de bois. Il prit peur, se pencha davantage et se mit à l’examiner, mais elle inclinait encore plus la tête. Alors, il se baissa jusqu’au sol et la regarda de bas en haut. Ce qu’il vit l’épouvanta. La vieille riait; elle se tordait dans un rire silencieux qu’elle essayait d’étouffer de son mieux.
Tout à coup, il lui sembla que la porte de la chambre à coucher s’était entr’ouverte et que, là aussi, on riait. Il entendit un chuchotement… La rage s’empara de lui… Il se mit à frapper la vieille à la tête de toutes ses forces, mais, à chaque coup de hache, les rires et les chuchotements redoublaient dans la pièce voisine et la vieille, elle aussi, était secouée de son rire convulsif. Il voulut s’enfuir, mais le vestibule était plein de monde, la porte sur l’escalier grande ouverte et, sur le palier, sur les marches, partout, il y avait du monde; tête contre tête, tous regardaient, en essayant de se dissimuler; ils attendaient en silence… Son cœur se serra, ses jambes refusaient de lui obéir, elles semblaient clouées au sol… Il voulut crier et s’éveilla.
Il respira avec effort, mais, chose étrange, le rêve semblait continuer: sa porte était grande ouverte et un homme, qui lui était totalement inconnu, le contemplait attentivement, debout sur le seuil.
Raskolnikov, qui n’avait ouvert les yeux qu’à moitié, se hâta de les refermer. Il était couché sur le dos et ne bougea pas. «Le rêve continue-t-il ou non?» se demandait-il, et il souleva presque imperceptiblement les paupières pour regarder: l’inconnu, toujours à la même place, l’examinait avec la même attention. Tout à coup, il franchit doucement le seuil, referma soigneusement la porte derrière lui, s’approcha de la table, attendit une minute sans le quitter un instant des yeux et s’assit sans bruit sur une chaise, près du divan. Il déposa son chapeau par terre, mit les deux mains sur la pomme de sa canne, puis y appuya le menton. On voyait qu’il se préparait à une longue attente. Autant que Raskolnikov en put juger par un coup d’œil furtif, l’homme n’était plus jeune; il avait l’air robuste et portait une barbe épaisse et blonde déjà grisonnante…
Dix minutes s’écoulèrent ainsi. Il faisait encore clair, mais le jour tirait à sa fin. Dans la chambre régnait le plus profond silence. De l’escalier même ne venait aucun bruit. Seule une grosse mouche, qui en volant s’était cognée contre la vitre, bourdonnait et se débattait. À la fin, cela devint insupportable. Raskolnikov se souleva et s’assit sur le divan.
– Allons, dit-il, que voulez-vous?
– Je savais bien que vous ne dormiez pas et que vous faisiez seulement semblant…, répondit l’inconnu avec un sourire tranquille. Permettez-moi de me présenter: Arkadi Ivanovitch Svidrigaïlov…