JOURNAL DE RASKOLNIKOV

Note

Le journal commence au moment où Raskolnikov, après avoir prémédité et commis son crime, rentre chez lui avec son maigre butin et tombe sur son lit en proie à l’épouvante et à la fièvre.


Dans ma traduction, j’ai suivi le plus exactement possible l’édition critique qui en a été publiée en russe par Glivenko. Je n’ai supprimé que quelques variantes, purement grammaticales ou intraduisibles en français, et quelques bribes de phrases dont il m’a été impossible de saisir le sens, même approximatif; j’ai gardé la ponctuation même lorsqu’elle était défectueuse, et je n’ai fait qu’ajouter ou supprimer quelques alinéas et quelques virgules; j’ai placé entre crochets [] la fin de tous les mots que l’auteur avait laissés inachevés; lorsque je n’étais pas sûr d’en avoir bien compris le sens, je l’ai indiqué par un point d’interrogation; de même pour les mots dont il m’a été impossible de fixer la terminaison.


Le texte principal se compose de celui qui remplit les pages du manuscrit plus les additions marginales lorsqu’elles en font évidemment partie; on trouvera aux notes les passages rayés, les variantes et les additions.


Au cours du récit, Dostoïevski passe de la première personne à la troisième; de «moi» Raskolnikov devient de temps en temps «lui»; son prénom est tantôt Vassili, tantôt Rodion. Quant aux autres personnages, ils portent des noms interchangeables: Alexandre Ivanovitch, Alexandre lliitch, Bakavine, Tolstonogov et Sonetchka dont il est question dans le Journal s’appellent dans le texte définitif: Alexandre Grigorevitch (Zamiotov), Ilia Petrovitch (lieutenant Poudre), Zossimov, Vakhrouchine et Pachenka.


V. P.

Chapitre II.

Il faut qu’à tout moment le récit soit interrompu par des détails inutiles et inattendus.


16 Juin. - Dans la nuit d’avant-hier j’ai commencé la description et j’ai passé dessus quatre heures. Ce sera un document…


On ne trouvera jamais ces feuilles chez moi. La planche d’appui de ma fenêtre se déplace et personne ne le sait. Elle se déplace depuis trois mois, il y a beau temps que je le savais. En cas de besoin on peut la soulever et la remettre en place de telle façon que si un autre y touchait elle ne céderait pas. D’ailleurs, personne n’y songerait. C’est là, sous l’appui, que j’ai tout caché. J’ai enlevé deux briques…


Nastassia vient de monter chez moi, elle m’apporte de la soupe aux choux. Elle n’a pas eu le temps de le faire dans la journée. Cela de façon que la propriétaire n’en sache rien.


J’ai soupé et lui ai rapporté mon assiette moi-même. Nastassia ne me parle pas. On dirait qu’elle est aussi mécontente de quelque chose.


Je me suis arrêté au moment où, après avoir déposé la hache dans la loge du portier et m’être traîné jusque chez moi je me suis jeté sur mon lit dans un état d’évanouissement. Sans doute suis-je resté étendu ainsi longtemps.


Il m’arrivait de temps en temps de me réveiller, alors je remarquais qu’il faisait déjà nuit, cependant il ne me venait pas à l’idée de me lever. Enfin presque complètement revenu à moi, je m’aperçus que le jour commençait à poindre. Je restai étendu à plat sur mon divan, encore engourdi par le sommeil et l’étourdissement. Je percevais vaguement de la rue des cris terribles, désespérés, que j’entends chaque […] vers trois heures sous ma fenêtre. Tiens, voilà les ivrognes qui sortent des cabarets, il est près de trois heures; à cette pensée je sautai tout d’un coup sur mes pieds comme si quelqu’un m’avait tiré de dessus le divan. Comment, il est trois heures! Je m’assis sur le divan, et alors je me rappelai tout, mais tout! Soudain, en un clin d’œil je me suis souvenu de tout!


Une seconde plus tard je me jetai sur le divan en proie à un effroi extrême. J’avais froid. Cela à cause de la fièvre qui s’était emparée de moi pendant que je dormais, ce que j’avais déjà ressenti…


[Note marginale]: J’avais l’impression de rôtir sur un feu.


Aussitôt levé, je fus secoué par un tel frisson que les dents faillirent me sauter hors de la bouche; tout mon corps tremblait. J’ouvris la porte et j’écoutai. Toute la maison était plongée dans un sommeil profond. Je jetai un coup d’œil sur moi-même et tout autour; j’étais plein de stupéfaction: je n’arrivais pas à comprendre. Comment avais-je pu en rentrant hier ne pas fermer la porte et me jeter sur le divan non seulement sans me déshabiller mais même sans ôter mon chapeau, car celui-ci avait roulé par terre et se trouvait toujours à la même place, près de l’oreiller. Si quelqu’un était entré ici qu’aurait-il pensé? Que je suis saoul? Pourtant… D’un bond je me précipitai vers la fenêtre. Il faisait assez clair, je me mis à m’inspecter des pieds à la tête, à examiner mes effets: ne portaient-ils pas quelque trace? Impossible de le faire ainsi! Toujours secoué par le frisson, j’entrepris de me déshabiller complètement, et de visiter attentivement mes habits de nouveau. Je regardais chaque fil, chaque loque et ne me fiant pas à moi, car je sentais que pour rien au monde je ne pouvais concentrer mon attention, je recommençai l’inspection à trois reprises. Mais je ne trouvais rien, aucune trace, sauf sur le pantalon, dont le bas tout effiloché pendait en frange. Dieu merci! dis-je à part moi. J’étais vraiment heur[eux]. Il y avait sur la frange comme des taches de sang qui à présent s’étaient coagulées. Je saisis mon canif et coupai toute la frange. Il n’y avait plus rien nulle part. À cet instant je me souvins que la bourse, Dieu merci, et tous les objets que j’avais retirés du coffre se trouvaient encore dans ma poche. Je n’avais pas songé à les en retirer ni à les cacher. Aussitôt je vidai mes poches et jetai leur contenu sur la table. D’ailleurs, je ne comprenais rien: j’étais en proie à la fièvre et au vertige. Après avoir tiré de mes poches que j’ai même retournées pour m’assurer qu’il n’y avait plus rien dedans je portai le tas dans un coin de la chambre où j’avais aménagé un endroit secret. Les papiers y étaient déchirés et c’est dans le trou, sous la tapisserie, que je fourrai tous les objets. J’éprouvais une impression singulière à regarder la bourse et les bijoux, je ne voulais plus les avoir sous mes yeux et étais content de les avoir cachés, mais peut-ê[tre]. On ne pouvait pas les remarquer car le coin était très obscur, pourtant l’endroit était mal choisi. Je m’en rendais compte, bien que la tête me tournât. Je n’avais même pas espéré rapporter ces objets. J’avais compté ne trouver que de l’argent que je serais arrivé à dissimuler d’une manière ou d’une autre. Je voyais nettement ce que j’avais à faire. «Dès demain il faut découvrir une cachette», pensai-je. Exténué, dans une sorte d’hébétement, je m’assis sur le divan et aussitôt le frisson me reprit de plus belle. Machinalement je tirai à moi ma capote qui était chaude, bien que toute déchirée, et je m’en couvris; un sommeil mêlé de délire s’empara de moi.


Mais soudain je bondis de nouveau comme si quelqu’un m’avait arraché de dessus le divan et je me remis à examiner encore une fois mes vêtements. Comment ai-je pu me rendormir sans même avoir rangé mes effets, mon Dieu, c’est bien ça! C’est bien ça! Je n’ai pas enlevé le nœud coulant de l’intérieur de la manche, j’avais oublié, je n’avais pas songé à le faire. Serais-je devenu fou? pensai-je. Et s’il y avait eu une perquisition et qu’on ait vu cela! J’arrachai le nœud et après l’avoir défait le déchirai en menus morceaux que je jetai ensuite sous mon lit. Des bouts de toile ne pouvaient en aucun cas éveiller de soupçons. Je m’étais arrêté au milieu de la pièce et regardais avec une attention aiguë, – car je ne pouvais toujours pas me ressaisir, – autour de moi, sur le plancher et ailleurs pour voir si je n’avais rien oublié. Ce qui me pesait le plus, c’était la sensation que quelqu’un m’avait abandonné, que la mémoire allait m’abandonner de même, que bien que je voulusse concentrer mes pensées, passer tout en inspection, prendre toutes les précautions et calculer les moyens de me sauver, je ne pouvais pas, je ne savais pas le faire. Comment ai-je pu ne pas remarquer le nœud, en examinant mes effets? Ne reste-t-il pas encore quelque chose? L’attention tendue, je regardai stupidement devant moi. Il me vint à l’idée que peut-être mes vêtements étaient ensanglantés en plusieurs endroits et que je ne l’apercevais pas. Oui, faible, désemparé et privé de jugement, je ne devinais rien; ma raison chancelait et s’en allait. Tout à coup je vis que les fils de la frange que je venais de couper à mon pantalon traînaient tels quels sur le plancher, coupés mais non cachés. Seigneur, comment ai-je pu les laisser là? Où les fourrer? Sous le lit? impossible; dans la cheminée? Mais c’est par là, certainement, qu’ils commenceront la visite et trouveront aussitôt la chose. À ce moment-là un rayon de soleil éclaira ma botte gauche; je la regardai; sur la chaussette qu’on voyait par un trou de la chaussure il y avait comme des taches. Je me déchaussai bien vite; en effet, il y avait du sang. Sans doute, avais-je sali ma botte en posant le pied dans cette mare. J’examinai mes chaussures on n’y remarquait rien. Mais que faire, que faire, comment supprimer toutes ces taches? Laver? Non, il vaut mieux sortir dans la rue et jeter, jeter tout cela. Oui, il vaut mieux tout jeter, dis-je en me laissant tomber sans force sur le divan. Une tristesse étrange s’empara de moi à la pensée que je n’étais même pas capable de cacher les bijoux; je me remis à frissonner. Longtemps, pendant plusieurs heures peut-être, la même idée se présentait à moi à travers une sorte de délire: il faut tout jeter, aller quelque part et tout jeter. Pourtant je ne me levais pas. Je ne me souviens pas à quel moment je me suis de nouveau recouvert de ma capote; je me réveillais… jour, très tard aux coups frappés violemment à ma porte. Au premier moment j’ai cru qu’on voulait la défoncer, mais je compris aussitôt que (je) quelqu’un cognait; en même temps je sentis que j’étais saisi par la fièvre, peut-être même par le délire. Je m’en étais rendu compte à travers le sommeil. Le vacarme continuait de l’autre côté de la porte, je me levai et m’assis.


– Ouvre donc! tu n’es pas mort? Il ne fait que roupiller, cria Nastassia. Il ne fait que roupiller comme un chien toute la journée. On voit qu’il n’a rien à faire.


– Peut-être n’est-il pas chez lui, observa le portier (dit une autre voix. Comment? Le portier? Qu’est-ce donc? Je bondis).


– Mais alors, qui aurait fermé la porte au crochet? Voilà qu’il commence à s’enfermer! Il a peur qu’on le vole! Ouvre donc, vieux, réveille-toi!


Mon Dieu, il n’est encore jamais arrivé que Nastassia vînt me réveiller, et pourquoi ce portier?


Je me soulevai à moitié, me penchai et soulevai le crochet. Ma chambre était large de trois pas, je pouvais ouvrir la porte sans quitter le lit. C’est cela: j’aperçus devant moi Nastassia et le portier. La servante me considéra d’un air étrange. Je regardai le portier avec une expression provocante et désespérée, bien que je fusse hébété par le sommeil et par le délire.


Il me tendit, sans mot dire, un papier gris, plié en deux et cacheté de cire.


– On vous mande au commissariat de police, dit le portier.


– Au commissariat de police?


– On vous y mande, répéta-t-il.


– Pourquoi faire?


– Est-ce que je sais? Vas-y puisqu’on le demande. Il me dévisagea d’un air singulier, inspecta les lieux du regard et fit demi-tour pour s’en aller.


– Tu m’as tout l’air d’être malade, fit tout à coup Nastassia qui ne me quittait pas des yeux. Le portier se retourna pour un instant.


– Regardez, il a la fièvre.


Je ne répondis rien et serrai la lettre dans mes mains sans la décacheter.


– Regardez, répéta Nastassia. Faut pas te lever, ajouta-t-elle, en voyant que je posais les pieds par terre. Puisque tu es malade, reste ici… Qu’est-ce que tu as dans les mains?


Je regardai: je tenais dans les mains la frange coupée, la chaussette d’hier et les bouts d’étoffe. J’avais dormi ainsi, en y songeant, plus tard, je me suis rappelé qu’en me réveillant à demi dans des transports fiévreux je serrais fortement ces chiffons dans ma main et me rendormais.


– Voyez-moi ces guenilles, il dort avec comme si c’était un trésor. Et Nastassia partit [d’un éclat] de rire: elle était rieuse.


Je fourrai bien vite les loques sous ma capote et regardai attentivement Nastassia). Quoique je ne fusse pas en état de réfléchir, je sentais vaguement qu’on ne parle pas ainsi avec un homme lorsqu’on vient pour l’arrêter. Pourtant, la police!


– Prends au moins du thé, en veux-tu? Je t’en apporterai.


– Non, j’y vais moi-même, j’y vais, répondis-je.


– Tu ne pourras sans doute pas descendre l’escalier.


– Si, j’y vais.


– Comme tu veux.


Elle se retourna et s’en alla.


Je saisis ma chaussette et me mis à l’examiner; La tache y était toujours, mais la boue et le frottement l’avaient rendue invisible. Nastassia ne l’aurait pas distinguée quand même elle l’aurait regardée de près. Je décachetai machinalement la lettre qu’on venait de m’apporter; l’ayant dépliée, je la lus. Je la lus longuement et je finis par comprendre. C’était une convocation ordinaire du commissariat de police; on m’invitait à me rendre au bureau du commissaire aujourd’hui à neuf heures et demie.


Les bras m’en tombèrent… Cinq minutes s’écoulèrent ainsi. C’est peut-être une ruse, ils veulent m’attirer chez eux par une ruse, quelle autre affaire puis-je avoir avec eux? Mais alors pourquoi cette convocation? J’y vais, j’y vais, j’y vais moi-même, mon Dieu. Je me jetai à genoux pour prier, mais je me relevai aussitôt et commençai à m’habiller. Il faut mettre la chaussette, pensai-je, elle va se frotter, se salir encore davantage, et les taches disparaîtront. Mais à peine l’avais-je mise que je la retirai. Pourtant, à la pensée que je n’en avais pas d’autre, je l’enfilai de nouveau. D’ailleurs l’effroi que me causait ma visite imminente au commissariat absorbait tout autre sentiment. Ils veulent m’avoir par ruse. De plus, la tête me tournait douloureusement de fièvre.


Je me sentais très mal lorsque je pris mon chapeau et sortis en chancelant dans l’escalier.


Je me rappelai que j’avais laissé les objets dans le trou de la tapisserie, je m’arrêtai, mais un tel désespoir s’empara de moi que je résolus de n’y pas songer et continuai mon chemin. Advienne que pourra!


Pourvu que je sache bien vite à quoi m’en tenir! pensais-je à part moi. C’est qu’ils m’ont aperçu hier lorsque, la chose accomplie, je passais devant le commissariat, c’est une ruse, me dis-je en sortant dans la rue.


Une chaleur terrible, accablante; la bousculade; des échafaudages; des tas de plâtre, de sable, de poussière; de mauvaises odeurs s’échappant de l’intérieur des boutiques; les cris des marchands ambulants; des ivrognes que je rencontrais à tout moment bien qu’on ne fût pas un jour de fête et que l’heure fût matinale. Le soleil m’éclaira et resplendit tout autour avec une telle force que mes yeux eurent de la peine à le supporter; les objets se mirent à tournoyer devant moi: sensation habituelle d’un homme qui a la fièvre et qui sort dans la rue, à l’air frais. Il me semblait que ma tête allait éclater comme une bombe. Je marchais en chancelant et, sans doute, en bousculant les passants; j’étais pressé.


S’ils m’interrogent, je dirai tout: oui, pensais-je, non, je dirai: non! non! non! non!. Ce mot bourdonnait dans ma cervelle lorsque j’approchai du commissariat, je frissonnais, le corps tendu par l’attente.


Le bureau de police était à quelque quatre cents pas de chez moi. Je savais où il se trouvait mais je n’y étais jamais allé. Entré, sous la porte cochère, j’aperçus un paysan qui, un livret entre les mains, descendait un escalier, venant de je ne sais où, d’en [haut]. Donc le bureau se trouvait dans cet escalier. Je commençai à monter à mon tour; je parlerai selon les circonstances. Je tomberai à genoux et raconterai tout.


Le bureau de police avait été transféré depuis peu dans cette maison. L’escalier était étroit, sale, ruisselant d’ordures. Les cuisines de tous les logements, aux quatre étages de la maison, donnent sur cet escalier, elles restent ouvertes presque toute la journée. Des portiers, leur livret sous le bras, des gens de toute condition: hommes et femmes, des visiteurs montaient et descendaient les marches étroites. Au quatrième étage, la porte à gauche, qui menait au bureau, était grande ouverte, j’entrai et m’arrêtai dans l’antichambre. Il y avait quelques paysans qui attendaient. Il faisait très lourd, même dans l’escalier, de plus le bureau exhalait une odeur de peinture fraîche. Après un moment je décidai de passer dans la pièce voisine. Elle était minuscule, comme toutes les autres. Des scribes, à peine mieux vêtus que je ne l’étais, y étaient assis qui écrivaient. Je m’adressai à l’un d’eux. Qu’est-ce que tu veux?


Je lui montrai la convocation du commissaire.


– Vous êtes étudiant? demanda-t-il après avoir parcouru le papier.


– Oui, étudiant.


Il m’examina avec curiosité.


– Allez voir le greffier, et il pointa le doigt dans la direction de la pièce du fond.


J’y entrai. Le local était exigu et bondé de monde. Les gens qui s’y trouvaient étaient beaucoup mieux mis que ceux qui remplissaient les autres pièces. Je remarquai même dans l’assistance deux dames. L’une d’elles, pauvrement vêtue d’une robe de deuil, était assise à la table du greffier et écrivait ce que lui dictait ce dernier. L’autre dame, très corpulente, au visage rubicond, men[ues]… tach[es]… et, habillée de façon qu’on pourrait appeler luxueuse, se tenait à l’écart, dans une attitude d’attente. Il y avait encore dans le bureau deux visiteurs en manteaux usés, un marchand tout imprégné d’une odeur de cabaret, vêtu d’une sibirka et d’un gilet extrêmement crasseux en satin noir, un étranger et d’autres personnes dont je ne me souviens pas. Des gens se faufilaient à travers les quatre pièces, les uns s’en allaient, les autres arrivaient. Je tendis mon papier au greffier, qui me jeta un rapide coup d’œil, dit: «Attendez un moment» et il continua à s’occuper de la visiteuse. Il me vint à l’idée. Sans doute, ce n’est pas ça. Petit à petit je revenais à moi. Je restai longtemps debout à attendre. Certaines choses m’étonnaient et m’intéressaient dans leurs plus petits détails, certaines autres passaient inaperçues pour moi. Le greffier attirait particulièrement mon attention. Je voulais me rendre compte quel homme c’était, devin[er] quelque chose d’après son visage. C’était un jeune garçon d’environ vingt-deux ans, d’un extérieur assez heureux, vêtu selon la mode et même avec recherche; une raie sur la nuque partageait ses cheveux bien peignés et pommadés; ses doigts bien blancs étincelaient de nombreuses bagues; il portait une montre à chaîne d’or, et un lorgnon en or également. Il dit à l’étranger quelques mots en français. Non, il va certainement me parler d’autre chose, me dis-je, en le dévisageant de toutes mes forces, pour comprendre ce qu’il était et ce qu’il pouvait bien penser sur mon compte.


– Asseyez-vous donc, Louisa Ivanovna, dit-il distraitement à la dame rubiconde et attifée qui avait l’air de ne pas oser s’asseoir.


Ich danke, prononça-t-elle, et elle s’assit doucement avec un frou-frou de soie en regardant autour d’elle.


Je me retournai et me mis à l’examiner attentivement. Sa robe bleu ciel garnie de dentelle blanche se gonflait autour de la chaise tel un ballon et occupait près de la moitié de la pièce. La dame restait assise, dans une attente timide, souriante, et en même temps confuse d’occuper tant de place. À peine se tourn[a-t-] elle qu’il se répandit une forte odeur de parfum.


La dame en deuil finit d’écrire et se leva. Soudain un officier à l’air gaillard entra bruyamment dans le bureau en remuant les épaules à chaque pas, il lança sa casquette ornée d’une cocarde sur une table voisine et se laissa tomber dans un fauteuil.


En l’apercevant la dame attifée bondit de sa place et se mit à lui tirer des révérences; mais l’officier ne lui prêta pas la moindre attention; elle ne se rassit plus en sa présence. Cet homme était l’adjoint du commissaire du quartier, un lieutenant. Il me regarda de travers et avec une certaine indignation. J’étais vraiment trop mal mis. De plus, je devais être ébouriffé, enfiévré, tout en nage.


– Qu’est-ce que tu fais ici? cria-t-il, en voyant que je ne m’éclipsais pas devant son regard foudroyant.


Ce cri me calma un peu. Donc, ils ne savent rien.


– On m’a fait venir… j’ai reçu une convocation, répondis-je d’une voix tremblotante, et soudain je fus pris de colère. Sa silhouette insolente… Aujourd’hui j’en suis moi-même étonné.


– Nous l’avons cité pour exiger de lui, de cet étudiant, le paiement de l’argent, intervint le greffier. Approchez ici, voilà, me dit-il, en me passant un cahier et en m’indiquant un papier. Lisez!


– Quel argent? pensai-je. Ce n’est donc pas du tout pour la chose.


– À quelle heure vous a-t-on dit de venir, cria le lieutenant, toujours furieux contre moi. On vous a écrit de vous présenter à neuf heures, et maintenant il est déjà onze heures passées?


– Il n’y a qu’un quart d’heure que j’ai reçu votre convocation, répondis-je avec vivacité. C’est déjà bien assez que je sois venu tout en ayant la fièvre. Vous me convoquez pour neuf heures et vous m’envoyez le papier à onze.


– Monsieur, veuillez ne pas crier!


– C’est vous qui criez, moi je parle tout doucement. Veuillez apprendre que je suis étudiant et que je ne souffrirai pas d’être traité ainsi.


Le lieutenant s’emporta à un tel point qu’il bondit de sa place en frémissant.


– Veuillez vous taire! Vous êtes à l’audience. Ne soyez pas insolent…, mo-o-onsieur!


– Vous aussi, vous êtes à l’audience, pourtant vous fumez. Par conséquent, c’est vous qui nous manquez de respect à tous, répondis-je.


Le greffier qui, lui aussi, fumait nous regardait en souriant. Quant à moi, je tressaillais sous l’affront. L’adjoint du commissaire paraissait interdit.


– Ça ne vous regarde pas, vociféra-t-il tout confus, et affectant de crier pour dissimuler son embarras. Veuillez faire la déclaration qu’on exige de vous. Montrez-lui, Alexandre Ivanovitch, dit-il au greffier. On se plaint de vous! Vous ne payez rien… Quel toupet!


Le greffier déplia de nouveau son cahier et m’indiqua du doigt un certain endroit.


Je pris le papier et me mis à lire.


Le lieutenant-poudre continuait à crier, mais je ne l’écoutais plus, je parcourais avidement le papier. Je le lus et le relus et je ne compris rien.


– Qu’est-ce que c’est? demandai-je au greffier.


– C’est un billet que vous avez à payer. Vous devez ou bien le solder avec tous les frais, amendes, etc., ou bien déclarer à quelle date vous pouvez le faire et en vous engageant en même temps à ne pas quitter la ville, à ne pas vendre ni dissimuler votre bien jusqu’à ce que vous vous soyez acquitté de votre dette.


– Mais, pardon, je ne dois rien à personne.


– Cela vous regarde. Quant à nous, nous sommes saisis d’une plainte parfaitement fondée, avec, à l’appui, un effet protesté; c’est un billet pour la somme de soixante-quinze roubles, au nom de la veuve d’un assesseur de collège Zarnisyine, signé par vous il y a neuf mois.


– Mais c’est ma logeuse!


– Qu’est-ce que ça peut bien faire que ce soit votre logeuse?


Le greffier me considérait avec un sourire de condescendance et de pitié auquel se mêlait un certain triomphe; ainsi on regarde un novice qui est pour la première fois au feu: Eh bien, qu’en dis-tu à présent? Mais un sentiment de joie et de vigueur emplissait mon âme, tout mon être; je ne mentirais pas en disant que je vécus là une minute ou plutôt un instant d’un bonheur ineffable. Je ressentais tant de plaisir à m’entretenir de mon affaire avec le greffier, je débordais d’un tel sentiment de joie et d’amitié, que j’éprouvais un désir très, mais très fort, d’engager avec lui une conversation longue, détaillée, cordiale. Mon âme s’amollissait, fondait délicieusement. Comme si tout, tout, tous les soucis avaient déjà disparu, comme si jamais il n’y avait rien eu; à ce moment-là je ne me souciais absolument d’aucune chose. Il n’y avait que cette joie animale d’être sauvé. Je respirais à pleins poumons.


Tout à coup la foudre et le tonnerre s’abattirent sur nous.


En effet, il y eut comme une sorte de foudre.


– Et toi, espèce de garce, cria le lieutenant en s’adressant à la dame luxueusement habillée: il voulait sans doute soutenir aux yeux des autres son prestige auquel j’avais porté atteinte en lui reprochant de fumer, quel scandale s’est passé chez toi? Encore un scandale, hein? Rixe, soûlerie à réveiller toute la rue? Tu veux tâter de la prison? Je t’ai prévenue, je t’ai déjà bien prévenue, vieille drôlesse, que la prochaine fois je ne te manquerais pas, et voilà que tu recommences, etc., Espèce de coquine! etc.


Je laissai échapper de mes mains le papier que me tendait le greffier et je me mis à regarder avec ahurissement la dame attifée qu’on traitait avec si peu de cérémonie. À ce qu’il me souvient cette scène me causait même un certain plaisir.


– Ilia Petrovitch, hasarda le greffier d’un ton de sollicitude, mais il se tut car il n’y avait plus moyen de retenir le lieutenant si ce n’est en le prenant par les bras.


La dame bien mise fut secouée d’un tremblement, mais, chose étrange, en dépit des injures les plus grossières, elle prit une attitude de politesse extrême et de profonde attention, et même, plus le langage de l’officier devenait brutal et plus le sourire que la matrone adressait au terrible lieutenant était courtois et charmant. On eût dit que ce flot de jurons lui causait du plaisir. Elle ne tenait pas en place, multipliait ses révérences, en attendant qu’on lui permît enfin de placer un mot.


– Il n’y a eu chez moi ni tapage, ni rixe, monsieur le Capitaine, aucun, aucun scandale, dit-elle très vite, dans un russe qu’elle parlait couramment, bien qu’avec un accent allemand. Ils sont venus vers trois heures du matin, monsieur le Capitaine, commença-t-elle en souriant, ils étaient ivres, monsieur le Capitaine, je vous raconterai tout, Capitaine, nous ne sommes pas coupables, ni moi ni les demoiselles, car je tiens une maison respectable, monsieur le Capitaine, et nos manières sont toujours comme il faut, je n’admets jamais, jamais aucun scandale. Eux, ils étaient ivres ils ont demandé trois bouteilles de champagne, et puis, l’un d’eux s’est mis debout, a levé les pieds et a commencé à jouer du piano avec. C’est très mal dans une maison convenable. Il m’a cassé tout mon piano; ce ne sont pas de bonnes manières, que j’ai dit; c’est impoli, que j’ai dit. Et lui me répliqua qu’il a toujours joué ainsi dans les concerts, devant le public, puis il saisit une bouteille avec laquelle il se mit à pousser par derrière une demoiselle; puis il m’en frappa de toutes ses forces sur la joue. Alors j’ai appelé le portier; Karl est venu, mais l’autre a saisi Karl, lui a poché un œil et m’a donné encore trois claques sur la joue. C’est tellement peu délicat de se comporter ainsi dans une maison convenable, monsieur le Capitaine. Je criais en pleurant, monsieur le Capitaine, et lui, ouvrit la fenêtre donnant sur le canal et se mit à hurler par la croisée comme un pourceau. C’est une honte! Comment peut-on hurler comme un pourceau par la croisée. C’est honteux! C’est une honte! Foui-foui-foui, on ne peut pas permettre aux visiteurs de se comporter ainsi: moi-même, bien que je sois la patronne je ne peux pas me conduire ainsi; dans ma maison, monsieur le Capitaine, personne encore n’a crié à travers la croisée comme un pourceau. Karl le tira par les basques de son frac pour lui faire quitter la fenêtre, et, c’est vrai, Capitaine, il lui déchira sein Rock. Alors l’autre réclama en criant une amende de quinze roubles. Je lui donnai moi-même mon Capitaine, douze roubles. Quel visiteur peu délicat, monsieur le Capitaine, il a pris l’argent et, devant toutes ces demoiselles a fait une saleté au milieu de la pièce. J’aime, a-t-il dit, le faire toujours, j’écrirai une satire sur votre compte, et je la publierai dans le journal car je peux inventer pour les journaux n’importe quoi et sur n’importe qui.


– C’est donc un écrivain.


– Oh! monsieur le Capitaine, c’est un visiteur mal élevé, puisque dans une maison comme il faut, devant les demoiselles, mon Capitaine, au beau milieu du plancher…


– Voyons! voyons! Du calme! Je t’en ficherai une maison comme il faut! Eh bien! vieille, continua-t-il sur un ton plus doux, je te pardonne. Je t’avais pourtant prévenue, je t’avais prévenue trois fois. S’il se produit encore un seul scandale chez toi, respectable Louisa Ivanovna, je te fais coffrer, comme on dit dans le grand style. Ainsi donc un écrivain, un littérateur a pris douze roubles pour la basque de son habit.


– Ilia Petrovitch, dit de nouveau à voix basse le greffier; le lieutenant le regarda vivement. Le jeune homme hocha légèrement la tête.


– Naturellement. Les voilà bien, ces littérateurs! (Et il me jeta un regard mi-sévère, mi-moqueur) avant-hier, dans un cabaret, il est arrivé une histoire du même genre: un monsieur qui avait dîné et qui refusait de payer, ou, disait-il, je vous décris dans une pièce satirique. Un troisième a injurié, l’autre semaine, à bord d’un bateau, une famille respectable: un conseiller d’État, sa fille et sa femme. Il y a trois jours, dans une confiserie, des officiers ont ordonné de chasser à coups de pied un écrivaillon. Les voilà, les auteurs, les littérateurs, les étudiants, les prophètes! Diable! Et vous, pourquoi donc ne vous êtes-vous pas présenté plus tôt? s’adressa-t-il à un homme vêtu d’une sibirka et d’un gilet crasseux en soie noire et qui avait l’air d’un petit-bourgeois. Et toi, file, tu viendras encore me parler de maison comme il faut. Au beau milieu!…


Louisa Ivanovna se mit à saluer de tous côtés avec une expression d’aimable dignité; tout en continuant à tirer ses révérences elle s’approcha de la porte. Mais, arrivée sur le seuil, elle bondit de nouveau, car elle venait de heurter du dos un bel officier au visage frais et ouvert orné de superbes favoris d’un noir de jais; c’était Nikodim Fomitch, le commissaire du quartier lui-même. Louisa Ivanovna s’empressa de s’incliner jusqu’à terre et s’enfuit d’un petit pas sautillant.


– De nouveau du vacarme! de nouveau foudre et éclairs, trombe et ouragan, dit d’un ton amical et aimable Nikodim Fomitch à Alexandre Ilitch. On a encore dû vous mettre hors de vous, et vous vous êtes emporté. Je vous ai entendu de l’escalier.


– Eh bien, prononça Alexandre Ilitch, en passant à sa table avec je ne sais quels papiers; il remuait artistement les épaules à chaque pas, minaudait visiblement et faisait le beau.


Voici, voyez-vous, un littérateur, il m’indique de la tête, c’est-à-dire un étudiant, ou plutôt un ancien étudiant, Monsieur ne paie pas ses dettes, signe des billets, refuse de quitter son appartement, provoque des plaintes continuelles contre lui, pourtant il a daigné se formaliser parce que j’ai allumé une cigarette en sa présence. Il fait l’insolent, mais regardez-le tel qu’il est ici sous son aspect le plus attrayant.


– Pauvreté n’est pas vice, mon ami, mais quoi, on sait bien que vous êtes vif comme poudre. Sans doute quelque chose vous aura vexé et vous vous êtes emporté, continuait Nikodim Fomitch, en s’adressant à moi avec amabilité, mais en cela vous avez eu tort. C’est une personne excellente, ex-cel-lente, c’est vrai, seulement ce n’est pas un homme, c’est de la poudre. Il s’emporte, il bout, il se met hors de lui, et puis, c’est fini, tout est passé, il ne reste que de l’or pur, que de la noblesse d’âme. Et quelle noblesse! Au régiment on l’avait déjà surnommé «lieutenant-poudre».


– Et quel régiment c’était, fit Alexandre Ilitch, très content qu’on l’ait loué, tout en le taquinant agréablement, et il remua les épaules.


Quant à moi j’éprouvai soudain une disposition joyeuse et expansive, un désir de leur dire à tous quelque chose d’extrêmement plaisant.


– Excusez-moi, Capitaine, commençai-je, je suis prêt à demander pardon à monsieur, si je l’ai en quelque sorte… je… je suis un pauvre étudiant, malade, accablé par la misère (c’est ainsi que j’ai dit: accablé). Je suis un ancien étudiant, car je n’ai plus de quoi vivre… Mais je dois recevoir de l’argent. J’ai ma mère et ma sœur qui habitent dans la province de S… Elles m’enverront quelques roubles. Alors je paierai. J’ai des leçons… j’en trouverai, je paierai tout. Ma logeuse est une bonne femme, mais elle a été tellement fâchée de ne pas être payée depuis quatre mois – car j’ai perdu mes leçons – qu’elle ne m’envoie plus mes dîners. Je ne m’explique pas ce que signifie ce billet. Elle exige à présent que je m’acquitte de cette dette, mais où prendre l’argent pour la payer?


– Pourtant…, fit le greffier… vous avez signé ce billet et, par conséquent, contracté l’obligation de payer, observa le greffier.


– Permettez-moi de vous expliquer, permettez, tout cela est exact, l’interrompis-je avec précipitation et continuai en m’adressant non pas à lui mais à Nikodim Fomitch et en faisait tout mon possible pour attirer l’attention d’Alexandre Ilitch bien que celui-ci fît semblant de s’occuper de ses paperasses et affectât dédaigneusement de ne pas me remarquer, permettez-moi de vous expliquer que je vis chez elle depuis plus de deux ans, depuis que je suis arrivé de la province, et que, dans le temps, mais oui, pourquoi ne pas l’avouer? tout au début… j’ai… j’ai promis d’épouser sa fille… à vrai dire, je n’étais point amoureux, c’était autre chose… d’ailleurs je ne veux pas insinuer que quelqu’un m’ait forcé, j’agissais de mon propre gré… À cette époque ma logeuse m’a offert un large crédit. Je menais une vie toute différente, j’étais fort léger…


– Quels détails intimes, ricana Alexandre Ilitch…


– Permettez, l’interrompis-je de nouveau. Il y a un an la jeune fille est morte du typhus. Je vous ai déjà dit que je n’étais pas amoureux d’elle, j’étais frivole. Je suis resté locataire, comme par le passé, et ma logeuse, lorsqu’elle a emménagé dans l’appartement qu’elle occupe à présent, m’a déclaré d’une façon amicale et sur un ton très ému, qu’elle avait pleine confiance en moi et cætera… mais qu’elle serait contente si je lui signais un billet de soixante-quinze roubles, somme que, à son avis, je lui devais. Permettez: elle m’a dit précisément qu’une fois l’effet signé, elle me ferait crédit autant que je le voudrais et que jamais, au grand jamais, – ce sont ses propres paroles, elle ne ferait usage de ce billet et attendrait que je le paie moi-même. Elle pleurait en me disant tout ça. Je vous avoue que j’ai été très touché; j’ai signé le papier, malgré que, je le répète, je n’avais pas été très épris de sa fille, du tout, et n’avais agi que par légèreté d’esprit… maintenant que j’ai perdu mes leçons et que je n’ai plus de quoi manger, ma logeuse ne se contente pas de me priver de dîner, mais, parce que je lui dois son loyer de quatre mois, elle me fait encore présenter cet effet. Qu’en dites-vous! Excusez-moi, mais c’est, mais c’est… Que dire à présent?


– Tous ces détails sentimentaux, m’interrompit avec dédain Alexandre Ilitch, ne nous regardent point, Monsieur, vous feriez mieux de les garder pour vous et de nous donner la déclaration et l’engagement; quant à l’histoire de vos amours et à tous ces passages tragiques, ils ne nous intéressent en aucune façon.


– Tu es trop dur… murmura Nikodim Fomitch, en me jetant un regard de compassion. D’ailleurs il se dirigea aussitôt vers la table d’Alexandre Ilitch, s’installa devant elle et se mit à parapher des papiers.


– Écrivez donc, me dit le greffier.


– Que faut-il écrire?


– Je vais vous dicter.


Il me sembla qu’après ma confession il prenait pour s’adresser à moi un ton plus indifférent et plus dédaigneux.


– Mais vous ne pouvez pas écrire, vous allez laisser tomber la plume, fit le greffier en me regardant avec curiosité. Seriez-vous malade pour de bon?


– Oui… la tête me tourne, répondis-je, mais je vous écoute.


Il se mit à me dicter le texte d’une obligation ordinaire, comme quoi ne pouvant payer je m’engageais à ne pas quitter la ville et à ne pas vendre ni donner mon avoir.


– Puisque je n’ai rien.


– C’est seulement pour la forme.


– Comment donc? Elle va me faire emprisonner? demandai-je en continuant d’écrire.


– Il se peut qu’elle ne le fasse pas, répondit le fonctionnaire d’un ton impassible en examinant ma signature, vous trouverez un moyen de vous raccommoder, ce n’est pas… vous avez quelques jours devant vous.


Je ne l’écoutais plus! je rejetai la plume, m’accoudai sur la table, serrai ma tête dans mes mains. Je souffrais comme si on m’eût enfoncé un clou dans la tête, je voulus me remettre d’aplomb et restai comme pétrifié sur place. Nikodim Fomitch était en train de raconter quelque chose avec animation, des bribes de phrases parvenaient jusqu’à mes oreilles.


– C’est impossible… On doit les relâcher immédiatement. Premièrement, toute l’histoire ne tient pas debout: jugez-en, pourquoi seraient-ils allés chercher le portier? S’ils avaient fait le coup seraient-ils allés se dénoncer eux-mêmes? Quant à Povalichtchev, celui-là, avant de se rendre chez la vieille, il était resté une demi-heure chez le bijoutier d’en bas et n’est monté chez elle qu’à huit heures moins le quart précises… Maintenant, réfléchissez.


– Mais permettez, puisqu’ils affirment qu’ils ont frappé et que la porte était fermée; or, ils l’ont trouvée ouverte lorsque trois minutes plus tard ils sont revenus avec les portiers.


– C’est bien ça, car il est certain que l’autre était encore là. L’étudiant a placé Povalichtchev au guet devant la porte. Si Povalichtchev ne s’en était pas allé pour hâter le portier, l’assassin aurait été pincé sur place. Car c’est précisément dans cet intervalle que l’homme trouva le temps de descendre l’escalier et de passer près d’eux inaperçu.


– Et personne ne l’a remarqué?


– C’est facile à dire. La maison est grande comme l’arche de Noé, il y habite au moins une centaine de locataires, observa, de sa place, le greffier.


Je me levai en chancelant, ramassai péniblement mon chapeau qui avait roulé par terre et me dirigeai vers la sortie…


Revenu à moi, je m’aperçus que j’étais assis sur une chaise; l’homme au gilet crasseux me soutenait à droite; à gauche, quelqu’un tenait un petit verre jaune empli d’une eau jaune et tiède; Nikodim Fomitch me dévisageait avec assez de sollicitude. Je voulus me lever et chancelai.


– Qu’est-ce qu’il y a? Vous êtes malade? me demanda Nikodim Fomitch, d’un ton brusque où se faisait sentir une certaine pitié.


– Oui,… répondis-je en regardant autour de moi.


– Lorsque monsieur signait son papier il ne pouvait même pas tenir la plume entre ses doigts, observa le greffier en s’installant à sa table et en parcourant ses paperasses.


– Il y a longtemps que vous êtes malade? cria Alexandre Ilitch qui, debout, à sa place, feuilletait des papiers. Il avait dû certainement s’approcher de moi lorsque j’avais perdu connaissance et s’était éloigné en me voyant reprendre mes sens.


– Depuis… hier, balbutiai-je.


– Vous êtes sorti de chez vous hier? continuait Alexandre Ilitch.


– Oui.


– Et où êtes-vous allé? permettez-moi de vous le demander.


– Dans la rue.


– Hum!


– Il se tient à peine sur ses jambes et toi… fit Nikodim Fomitch.


– Ce n’est rien…, répliqua Ilia Petrovitch en soulignant ses paroles. Nikodim Fomitch voulait ajouter quelque chose mais, rencontrant le regard du greffier fixé sur lui, il se tut. Tout cela était bien étrange.


– Ça va, dit Alexandre Petrovitch. Vous pouvez vous retirer.


Je sortis. Dès que j’eus franchi le seuil de la porte j’entendis les fonctionnaires engager brusquement une conversation animée; la voix de Nikodim Fomitch dominait les autres. Un instant plus tard je descendais l’escalier complètement revenu à moi.


Une perquisition, une perquisition, tout à l’heure il va y avoir une perquisition, me disais-je, tout tremblant et glacé d’effroi. Ils ont deviné. Ce scélérat d’adjoint Ilia Petro[vitch] a deviné.


Et si la perquisition a déjà eu lieu pendant que j’étais au commissariat? pensai-je en m’approchant de l’escalier, et si… je les trouve justement… chez moi?


Mais voici ma maison. Voici ma chambre. Rien ne s’y est passé; personne, certainement, n’y est même entré; tout est tel que je l’ai laissé. Nastassia elle-même n’a touché à rien. D’ailleurs, il y a longtemps qu’elle a cessé de ranger mes affaires. Tout est couvert de poussière. Je respirai.


Ni hier, ni aujourd’hui, ils n’ont eu aucun soupçon sur mon compte, m’efforçai-je de raisonner.


Pourtant cet Alexandre Ilitch, qui n’agissait que par bêtise et par mauvaise humeur, a éveillé leurs soupçons, à présent, ils vont certainement me surveiller, me filer… et peut-être même me rendre visite. Il est possible qu’ils viennent maintenant. C’est même très possible, très, très possible. Mais, mon Dieu, mon Dieu, que je me suis humilié. Aussi dois-je me sauver, vite, vite, vite, immédiatement. Seigneur, où vais-je mettre à présent tous ces objets, où? Je m’assis sur le lit, et soudain une sensation singulière s’empara de moi. Dissim[uler] les traces, c’est même cert[ain?]


Car il faut absolument les porter ailleurs, et cela sur-le-champ, sur-le-champ, sans tarder, avant que les autres se soient déjà mis à la besogne. Comment ai-je pu laisser toutes ces affaires s[ans] y prêter att[ention]. Je me rendais compte que je devais concentrer toutes mes pensées pour juger de ma situation, ramasser toutes mes forces pour me sauver. Je courus au coin, introduisis ma main sous la tapisserie et me mis à retirer les bijoux du trou et à les fourrer dans mes poches. Il y avait en tout et pour tout, si je ne me trompe, huit objets. Je me les rappelle sans les avoir examinés. Je m’en suis souvenu machinalement en les comptant. Il y avait, notamment, je crois, deux petites boîtes, j’en suis même certain, qui contenaient je ne sais quoi, sans doute des boucles d’oreilles (je ne les ai pas regardées), puis quatre écrins, et une chaînette, à en juger au toucher, qui était simplement enveloppée dans un bout de journal. Il y avait, semble-t-il, encore un autre paquet, du reste, il se peut que je me trompe; tous ces objets dansaient devant mes yeux. Je répartis le tout dans mes différentes poches pour éviter de les gonfler trop. Quant à la bourse, je la fourrai dans la poche de côté de mon pardessus. Je me souviens de cette bourse comme si je la voyais devant moi; elle était en daim vert, avec un fermoir en acier, ronde et tachée de sang sur un côté. Je ne l’avais pas encore ouverte et ne songeai pas à le faire cette fois-là. Par conséquent, la poche de mon pantalon est aussi maculée, pensai-je. Ensuite je quittai en hâte la pièce dont, selon mon habitude, je laissai la porte ouverte, d’ailleurs, elle ne fermait pas du dehors, la clef manquant depuis longtemps.


Je marchais d’un pas pressé et ferme, et bien que je me sentisse effrayé à la pensée d’une poursuite, et tout brisé, je conservais ma présence d’esprit. Mon intelligence s’affaiblissait, mes forces m’abandonnaient, je m’en rendais parfai[tement] comp[te]. Par conséquent, il fallait tout accomplir tant que je n’avais pas perdu mon [Jugement?]. Je craignais que dans une demi-heure, voire dans un quart d’heure, on ne donnât ordre de me surveiller; je devais arriver à temps. Il était nécessaire de faire disparaître toutes les pièces à conviction. À présent je ne chancelais plus et ne butais plus comme tout à l’heure. Je dois dire que beaucoup plus tôt, dans la matinée, et même au cours de la nuit, j’avais déjà pris la résolution de jeter tous ces objets n’importe où, dans le canal ou dans la Néva, ou bien de les abandonner dans quelque escalier et, décidai-je, de mettre ainsi fin à tout.


D’ailleurs, il fallait aller assez loin. Mais où? J’examinai, à plusieurs reprises, les marches qui conduisaient vers l’eau du canal Catherine. Mais partout, près des escaliers, il y avait ou bien des radeaux qu’on […?] ou bien des canots; on pouvait aussi m’apercevoir de toutes les fenêtres des maisons qui s’allongeaient sur le quai; un homme qui s’arrête pour lancer quelque chose dans l’eau semble suspect du coup. Non, il est impossible de noyer mon paquet dans le canal! D’autant plus que les passants me regardent, me regardent avec curiosité, comme s’ils ne s’occupaient que de ma personne. Enfin, il me vint à l’idée d’aller jusqu’à la Néva, où il y avait moins de monde. À cette pensée j’éprouvai de l’étonnement; comment avais-je pu, sachant que je devais m’éloigner le plus possible de ma demeure, errer toute une demi-heure sans songer à me diriger vers la Néva? comment ne m’y étais-je pas résolu depuis longtemps? Ma tête travaillait mal. Je suivis la perspective V-i. Mais, chemin faisant j’eus une nouvelle idée.


Je décidai de m’en aller quelque part très loin, dans l’île Krestovski ou Petrovski, et une fois là, d’enterrer les objets dans un endroit solitaire de la forêt au pied d’un arbre dont j’aurais à me rappeler l’emplacement. En argumentant et en méditant tant que je pouvais, c’est-à-dire en faisant des efforts surhumains pour aboutir à une conclusion quelconque, je trouvai mon projet bon et je me dirigeai droit vers l’île Vassilevski. J’oubliai que, affaibli et n’ayant pas mangé depuis la veille, je n’aurais sans doute pas la force d’aller jusqu’au bout. Après avoir marché un quart de verste je me dis à part moi: je fais bien de m’en aller loin, car autrement j’aurais erré dans mon quartier, le long du canal, et les autres seraient certainement tombés sur ma trace.


Pourtant je ne devais pas aller jusqu’à l’île Krestovski; de toute façon la fatigue ne me l’aurait pas permis. Voici ce qui arriva: comme je débouchais de la perspective Vozn[essenski] sur la place Marie j’aperçus tout à coup, à ma gauche, l’entrée d’une cour qui était de tous côtés entourée de murs. Au fond se trouvaient plusieurs hangars et des tas de poutres. Plus loin s’élevait une bâtisse en bois, vieille et basse, et sans doute habitée par des ouvriers. C’était un établissement de carrosserie ou de serrurerie. Le fond de la cour était sale et couvert de charbon qui avait noirci le sol tout autour. Voilà le meilleur endroit pour tout jeter, me vint-il à l’idée, jeter et ficher le camp. Rempli de cette pensée, j’entrai dans la cour et après avoir franchi le seuil de la porte cochère en planches noires, qui était grande ouverte sur la rue, je vis à ma gauche une clôture en bois qui commençait à l’entrée et, vingt pas plus loin, tournait de nouveau à gauche. À droite de la porte cochère, la cour était bordée par le mur de derrière non blanchi d’une maison voisine à quatre étages. Juste à l’entrée, il y avait (comme dans toutes les maisons où habitent les ouvriers, les cochers, les travailleurs) une gouttière en bois; comme toujours dans des endroits pareils quelqu’un avait inscrit à la craie sur le mur: Défense d(-)uriner.


Néanmoins c’était précisément un endroit pour cela. Cela arrive toujours ainsi. C’était bien, ne fût-ce que pour la raison que le fait d’être entré et de m’être arrêté devant la gouttière ne pouvait éveiller aucun soupçon. Je regardai autour de moi pour m’assurer qu’il n’y avait personne. Oui, parfaitement, c’est ici qu’il faut tout jeter en vrac, m’en aller!


J’inspectai les lieux encore une fois et j’avais déjà plongé la main dans ma poche quand j’aperçus contre la clôture, entre la porte cochère et la gouttière (séparées par un espace de deux archines) une grande pierre qui pouvait bien peser un poud [117]. De l’autre côté de la clôture, qui adhérait au mur extérieur (celui-ci était en pierre et donnait sur la rue), c’était le trottoir; j’entendais le bruit des passants, toujours nombreux en cet endroit; pourtant on ne pouvait m’apercevoir du dehors à moins de s’approcher de la gouttière, ce qui était fort possible et m’obligeait à me hâter. On ne voyait non plus venir personne du côté de la cour. Ce fut l’affaire d’un instant! Je saisis la pierre et la renversai sans grand effort; comme de juste, j’aperçus un enfoncement à l’endroit qu’elle avait occupé, je me mis bien vite à vider mes poches et à entasser les bijoux dans le trou. Je jetai la bourse sur le tas, mais, naturellement, le creux n’était même pas rempli à moitié. Ensuite je soulevai la pierre et d’un coup la retournai; elle se trouva juste où elle était auparavant, tout au plus était-elle un peu exhaussée. Je la frappai deux fois du pied. Elle s’enfoncera d’elle-même, pensai-je. Ensuite je sortis, je me dirigeai vers la place Marie. Personne, personne ne m’avait remarqué!


Une joie profonde s’empara de moi. Ça y est. Toutes les pièces à conviction sont cachées. Qui songerait à aller les chercher sous cette pierre? À qui viendrait l’idée de déplacer cette masse? Elle est peut-être là depuis vingt ans. J’étais tellement content que je me mis à ri[re]. Et quand même ils trouveraient les objets, en seraient-ils plus avancés? Qui pourrait me soupçonner? À cette pensée je me mis même à rire doucement et joyeusement. En passant… je respirai à pleins poumons l’air frais. Il faisait chaud et très lourd, une poussière épaisse s’élevait. J’avais mal à la poitrine. Je me dirigeai vers la place du Sénat. Là il y a toujours du vent, surtout près du monument [118]. Endroit triste et pénible.


Pourquoi n’ai-je nulle part trouvé de spectacle plus pénible ni plus triste que celui de cette énorme place? Ce jour-là je la contemplais d’un air étrange, je sentis bientôt ma tête s’engourdir, j’étais distrait. Je repris le dessus sur moi-même une fois arrivé au pont Nikolaïevski et ce n’est qu’alors que je me rendis compte que j’allais chez Razoumikhine, mon camarade, un ancien étudiant qui, comme moi, avait été exclu de l’Université. Une semaine plus tôt j’avais décidé d’aller le voir pour une affaire très urgente, qui l’était devenue encore plus depuis que j’avais jeté la bourse sous la pierre. Il est amusant que je sois allé chez lui, j’avais résolu de le faire une demi-heure plus tôt en même temps que je décidais de me rendre dans l’île Krestovski.


J’éprouvais une sensation singulière. Pourquoi aller chez Razoumikhine? Pour la bonne raison que si, plus tard, on allait m’inculper, me presser et me demander, pourquoi j’avais quitté ma chambre pour une journée entière, malgré ma maladie et mon évanouissement, je pourrais répondre: j’avais tellement faim que je suis allé emprunter quelques sous chez mon camarade, qui habite très loin, dans l’île Vassilevski, sur la Petite Néva, et naturellement ce camarade pourrait déposer que j’étais venu lui demander de l’argent et, par conséquent, il n’y aurait rien de suspect dans mon absence prolongée.


Je m’étonne d’avoir pu échafauder pareil plan dans l’état où je me trouvais, car la mémoire, la raison et les forces m’avaient complètement, mais complètement abandonné et je ne rentrais en possession de mes moyens que pour quelques moments de temps à autre. Je ne m’étais même pas rendu compte de mon projet, d’autant plus que je ne pouvais juger positive[ment] de rien.


Ainsi par exemple je ne m’étais pas du tout aperçu que j’avais suivi jusqu’au bout l’interminable Première Ligne qui conduit à la Petite Néva, sans éprouver la moindre fatigue d’une pareille randonnée, comme toujours lorsque on est par trop fatigué, exténué, épuisé.


Ayant escaladé les quatre étages de la maison où habitait Razoumikhine je ressentis dans mon être une étrange sensation que je ne puis traduire en paroles.


Razoumikhine était chez lui, dans sa petite chambre, il vint lui-même m’ouvrir. Il était en train d’écrire. Nous n’étions pas de très grands amis, mais plutôt d’anciens camarades, d’ailleurs assez intimes. Je ne l’avais pas revu depuis près de cinq mois. Lorsque j’avais décidé de lui rendre visite, je n’avais point songé que je me trouverais en sa présence tout à l’heure ce qui est autre chose que de se l’imaginer, en un mot, je puis dire, – je ne comprends pas cette sensa[tion], – qu’il me semble que je n’aurais pas dû aller chez Razoumikhine, et aussi, que je ne devais plus m’occuper de rien. Ou plutôt, je ne le pensai pas, mais si à présent il y avait pour moi quelque chose de pénible, d’impossible, c’était de causer et de me rencontrer… avec les gens, comme auparavant. Je ne saurais exprimer précisément ce que j’ai éprouvé, mais je le sais, moi. À peine entré je le ressentis pour la première fois. Et ce fut peut-être le moment de plus grande angoisse pendant ce dernier mois, où pourtant je suis passé par des souffrances sans fin.


– Que t’arrive-t-il? s’écria-t-il en me regardant avec stupéfaction. Est-ce possible que tes affaires soient si mauvaises? Il examinait mon costume. Eh bien! mon vieux, tu nous dépasses tous. Bien qu’habillé de haillons, Razoumikhine avait l’air plus convenable que moi. Assieds-toi. Je tombai sur son divan recouvert de toile cirée et alors seulement il s’aperçut que j’étais malade.


(Razoumikhine était toujours le même: grand, maigre, mal rasé, aux cheveux noirs, à l’air bon, aux yeux noirs et énormes comme des cuillers… Il n’était point sot, parfois il faisait la noce, il passait pour un gaillard très solide… Une nuit, se trouvant en nombreuse compagnie il avait descendu d’un seul coup un agent haut de deux mètres. Il se distinguait encore par la faculté qu’il avait de jeûner indéfiniment et de supporter le plus grand froid sans trop en souffrir. Tout un hiver il n’avait pas chauffé sa pièce et disait qu’ainsi il dormait mieux).


– Tu es malade, sérieusement malade. Il voulut me tâter le pouls, je retirai ma main.


– Inutile, lui dis-je, je suis venu… Voici: je n’ai plus de leçons… je voulais. D’ailleurs, je n’ai pas besoin de leçons.


– Tu sais, mon cher, tu as le délire, dit-il, après un moment de silence.


– Non. Adieu.


Je me levai du divan.


– Attends donc un peu, que tu es drôle!


– Inutile! répétai-je en dégageant ma main.


– Écoute-moi donc, mais ce sera comme tu vourras (en parlant il supprimait toujours des lettres). Voici, je n’ai pas de leçons, et je m’en fiche; en revanche, j’ai au marché un libraire Kherouvimov. C’est mieux qu’une leçon ou plutôt ce bonhomme est une leçon en son genre. Il publie de petits bouquins sur les sciences naturelles. Voici deux feuilles de texte allemand, du charlatanisme le plus sot; l’auteur examine la question de savoir si la femme est un être humain et prouve pompeusement qu’il en est ainsi. Je suis en train de traduire cela; avec ses deux feuillets mon libraire va en confectionner trois fois autant; il fera précéder le tout d’un titre grandiloquent long d’une demi-page, il vendra l’exemplaire cinquante kopecks; et ça s’enlèvera. Je touche pour ma traduction six roubles par feuille. Donc, douze roubles en tout, sur lesquels j’en ai reçu six d’avance. Lorsque j’aurai terminé cette traduction il y en aura d’autres; quelque chose sur les baleines et cætera. Infatigable. Veux-tu traduire la seconde feuille de La femme est-elle un être humain ou non? Si c’est oui, prends-la tout de suite ainsi que ces trois roubles, car j’ai reçu une avance pour tout le travail et cette somme te revient par conséquent pour ta part. Du reste, tu vas m’aider, tu me rendras même service. Je ne suis pas fort sur l’orthographe, quant à l’allemand, je n’en sais pas un mot, et suis forcé pour la plupart d’inventer tout de mon propre chef, mais oui. D’accord?


Sans mot je pris les feuillets, sans doute arrachés dans quelque revue allemande, ainsi que les trois roubles, et toujours silencieux, je me retirai, mais, arrivé à la Première Ligne, je retournai sur mes pas, remontai chez Razoumikhine, posai les pages de la traduction et les trois roubles sur sa table et m’en allai sans proférer une parole.


– Mais tu es fou, s’écria Razoumikhine, stupéfait. Pourquoi es-tu venu alors?


– C’est que je n’ai pas besoin… de traductions, fis-je en descendant l’escalier.


(Tu es le plus naïf des hommes, je suis un lâche, moi, je reviendrai une autre fois.


– Dis donc, écoute-moi, tu n’as peut-être pas mangé depuis trois jours, ne te gêne pas.)


– Ah! Alors de quoi as-tu besoin, diable! Où demeures-tu? me cria-t-il.


Je ne répondis rien et repris le chemin de la maison.


– Eh bien, va-t’en au diable, retentit dans l’escalier. Je traversais le pont Nikolaïevski, plongé dans mes pensées lorsque je revins à moi, et voici comment: le cocher d’une voiture me donna un grand coup de fouet sur le dos parce que inattentif à ses cris prolongés j’avais failli me trouver sous les pieds de ses chevaux. Le coup du fouet m’irrita tellement que, reculant vers la balustrade, je me mis à grincer et à claquer des dents. Autour de moi, on riait.


Et la bourse. Pourquoi avoir tué si ensuite tu jettes ton butin? Hier tu convoitais ces objets. Tu les as convoités n’est-ce pas? et aujourd’hui tu les précipites dans le canal. Mais tu as peut-être fait cela inconsciemment, sous l’influence de la peur. Eh bien, maintenant que tu es pleine conscience et raison, ramasse tes forces! Qu’aurais-tu fait? en pleine conscience? tu les aurais jetés quand même dans le canal. N’est-ce pas vrai? Souv[iens toi]. Es-tu malade? Tu es fou à présent. As-tu le délire? Tu délires, mais songe que tu n’as pas encore ouvert la bourse pour regarder son contenu. Non, cela ne t’est même pas venu à l’idée.


Justement comme j’étais adossé à la balustrade et regardais stupidement le carrosse qui s’éloignait je m’aperçus que quelqu’un me mettait dans la main une pièce d’argent: «Prends ceci, pour l’amour du Christ.» Je tournai la tête et vis devant moi une marchande âgée et sa fille. J’acceptai l’aumône; les deux femmes s’éloignèrent. À mes vêtements elles pouvaient très bien me prendre pour un mendiant, pour un vrai ramasseur de petits sous dans la rue; quant à ce qu’elles avaient donné, vingt kopecks, je le devais sans doute au coup de fouet qui avait apitoyé la marchande sur mon sort.


Je serrai la pièce d’argent dans ma main, fis douze pas, me tournai vers la Néva, du côté du Palais [119], et revenant à la place où j’avais stationné tout à l’heure je m’y arrêtai de nouveau, je ne sais pourquoi.


Il faisait une journée torride, claire, le ciel était pur, l’eau de la Néva presque bleue, ce qui est très rare. La coupole de la cathédrale qui ne paraît jamais aussi belle que vue précisément de cet endroit du pont, à quelques pas de la chapelle Nikolaïevski, resplendissait; on en voyait distinctement, tant l’air était pur, les plus petits ornements. Je me rappelai vaguement qu’à l’époque où je fréquentais l’Université, il m’arriva peut-être plus de cent fois, en rentrant chez moi, de contempler ce merveilleux panorama. Il me semblait étrange de me trouver debout à cet endroit comme si je ne pouvais plus rester au mê[me] endroit qu’auparavant. J’aimais m’arrêter ici, étonné chaque fois de l’impression que je ressentais, je m’étais même fait une habitude de stationner quelques minutes sur le pont, juste à cette place, et savez-vous. Elle a en elle une certaine particularité. Je restai longtemps ainsi, enfin me souvenant de mes vingt kopecks, je desserrai la main, regardai la pièce d’argent et la jetai silencieusement dans l’eau.


Ce n’était plus mes pensées mais celles d’un autre.


À ce souvenir, je souris, amusé par une pareille impres[sion], puis il me semblait bizarre que je me disposasse à ne jamais plus avoir… de pensées. Non parce que je m’étonnais d’avoir pris intérêt à de semblables choses mais parce que (sur cette question ni sur aucune autre) il ne m’était possi[ble] d’avoir,… parce que tout m’était égal, et que tout cela me… et…


… qui détruit tout, meurtrit tout, réduit tout à zéro, et cette particularité, c’est l’aspect froid et morne de ce panorama. Il répand un froid inexplicable. Chaque fois l’esprit de silence, de mutisme, esprit muet et sourd… répandu dans ce panorama, me ser[re] le cœur. Je ne m’exprime pas bien, pourtant il ne s’agit même pas là de mort, car n’est mort que ce qui a été vivant, tandis qu’ici j’ai toujours ressenti je ne sais quoi de muet, de sourd, de négat[if]… Je me rappelai soudain toutes ces ancie[nnes] impres[sions] et j’éprouvai un sentiment étrange.


Je m’explique mal, mais je sais que mon impression n’était point ce qu’on dit, abstraite, cérébrale, inventée, mais parfaitement spontanée, je n’ai jamais vu ni Venise ni la Corne d’Or mais certainement la vie y est morte depuis longtemps bien que les pierres y parlent, y «crient» toujours.


Eh bien, lorsque je me suis arrêté par habitude à cet endroit, la même sensation douloureuse qui s’était emparée de moi une demi-heure plus tôt chez Razoumikhine, me serra le cœur. Car tout à coup il me sembla que je n’avais aucune raison de m’arrêter ici, ni ailleurs, que l’impression que me faisait ce panorama aurait dû m’être indifférente et que, à présent, j’avais de tous autres intérêts; quant à tout cela, à tous ces anciens sentiments, préoccupations et hommes, ils étaient si loin de moi, comme s’ils se trouvaient sur une autre planète. Comme je restais penché par-dessus la balustrade je sentis dans ma main la pièce qu’on m’avait donnée, je desserrai les doigts, regardai attentivement les vingt kopecks et les laissai tomber dans l’eau. Ensuite je repris le chemin de la maison.


Lorsque je rentrai chez moi il était très tard, le soir était venu. Par conséquent j’étais de retour vers cinq ou six heures, je ne sais pas ce que j’ai bien pu faire pendant tout ce temps-là. Je me déshabillai, en frissonnant de tout mon corps, non pas de fièvre mais de faiblesse comme un cheval harassé… je m’étendis sur le divan et me recouvris de ma capote. J’avais gardé mes chaussettes. Je les enlevai et les jetai dans un coin. Ensuite je m’assoupis. Je ne pensais plus à rien.


Je fus réveillé par un cri terrible; l’ombre emplissait ma chambre, où, le soir, même en été, il fait presque noir. J’ouvris les yeux. Dieu, quel cri c’était! Je n’avais jamais entendu de bruits aussi peu naturels, de pareils hurlements, grincements de dents, pleurs, jurons et rixe. Je n’aurais jamais pu m’imaginer pareille sauvagerie, pareille excitation. Effrayé, je me soulevai et m’assis sur mon divan. Je ne tremblais plus, j’étais transi, je souffrais. Les bruits de coups, les cris, les hurlements et les invectives retentissaient de plus en plus fort. À mon extrême étonnement, je distinguai tout à coup la voix de ma logeuse; elle hurlait, elle geignait et se lamentait si vite qu’on ne pouvait pas comprendre ce qu’elle disait: elle suppliait sans doute qu’on cessât de la battre, car on la battait impitoyablement, d’abord dans l’appartement… puis sur le palier où on la traîna. La voix de l’agresseur respirait une haine, une fureur si effroyable qu’elle en était même devenue rauque, pourtant je compris que c’était Alexandre Ilitch, qui battait la logeuse et qui sans doute lui donnait des coups de botte, de poing, la piétinait, et, saisissant ses tresses lui cognait la tête contre les marches de l’escalier. Il ne pouvait en être autrement, les hurlements et les cris désespérés de la pauvre femme l’indiquaient bien.


Sans doute, y avait-il foule à tous les étages. Des voix nombreuses me parvenaient, des gens entraient, frappaient, claquaient les portes, tout le monde accourait. Qu’est-ce qu’il y a? pensais-je, pourquoi, pour quelle raison la bat-il? L’épouvante me glaçait. Il me semblait que je devenais fou, pourtant j’entendais très distinctement chaque bruit. Maintenant, on va venir chez moi, chez moi aussi; à cette pensée, je me levai à demi pour m’enfermer [?] au crochet, mais je me ravisai. Enfin, après avoir duré dix minutes, tout ce vacarme s’apaisa peu à peu. La logeuse gémissait et soupirait. Alexandre Ivanovitch s’éloigna tout en continuant de proférer injures et menaces. J’entendais même le bruit de ses pas. La patronne alla s’enfermer chez elle. Ensuite les spectateurs regagnèrent petit à petit leurs étages et leurs appartements respectifs, ils discutaient, ils poussaient des exclamations, tantôt élevant leur voix, tantôt murmurant tout bas. Ils devaient être nombreux, la maison entière était accourue. Seigneur, qu’est-il arrivé? Pourquoi Alexandre Ilitch est-il venu? Est-ce que tout cela est possible? Comment a-t-il osé la battre?


Je me recouchai, mais je ne pus plus fermer l’œil. Je dois être resté une demi-heure étendu ainsi, souffrant de stupéfaction et d’épouvante, en proie à une sensation comme je n’en avais jamais ressenti. Soudain, de la lumière. Je vis devant moi Nastassia qui tenait une bougie et une assiette de soupe. Elle me regarda et voyant que je ne dormais pas elle posa sur la table du pain, l’assiette et une cuiller en bois.


– Sûrement tu n’as rien mangé depuis hier. Tu as traîné la journée dans la rue et cela malgré ta fièvre.


– Nastassia… Pourquoi a-t-on battu la patronne?


– La patronne? Qui a battu la patronne?


– Tout à l’heure, il y a trente minutes, Alexandre Ilitch, le commissaire, l’adjoint. Je l’ai reconnu. Pourquoi l’a-t-il ainsi malmenée? Et comment l’a-t-elle permis?


Nastassia fixa sur moi son regard sans rien dire. Elle me contempla longuement et sévèrement. Je fus effrayé.


– Nastassia, pourquoi ne réponds-tu pas? lui demandai-je.


– C’est le sang, répliqua-t-elle d’une voix basse et lugubre.


– Le sang? Le sang de qui? Quel sang? balbutiai-je avec effort, et mon visage se contracta douloureusement.


– C’est le sang qui crie en toi, qui circule dans ton corps, c’est pour ça que tu as des visions, c’est la peur. Personne n’a battu la patronne… et ne va la battre, ajouta-t-elle.


Une épouvante encore plus violente s’empara de moi.


– Pourtant je n’ai pas dormi, je m’étais assis sur mon lit, fis-je après un long silence. Alexandre Ilitch est bien venu ici?


– Personne n’est venu. C’est le sang qui crie en toi. C’est quand il commence à se cailler dans le foie, qu’on a des visions. Mange donc! Vas-tu manger. Je ne répondis pas et me recouchai silencieusement sur mon paquet.


Au lieu de l’oreiller qui n’existait pas depuis longtemps je plaçais d’habitude sous ma tête un paquet fait de tout mon linge et je dormais dessus.


Je ressentis (une peur telle que je le crois) les cheveux se dressèrent sur ma tête. Nastassia était toujours près de moi.


– Donne-moi à boire… Nastassiouchka, parvins-je enfin à prononcer.


Elle descendit silencieusement l’escalier et revint, si je ne me trompe, très vite, mais je ne me rendais plus compte de rien. Je ne me souviens que d’avoir bu une gorgée d’eau; ensuite j’ai perdu connaissance. Je ne m’étais pas tout à fait évanoui. Je me rappelle beaucoup de choses, mais tantôt indistinctement, tantôt d’une façon qui différait de la réalité. Parfois il me semblait que plusieurs personnes m’entouraient, qu’elles voulaient me prendre et m’emporter quelque part, qu’elles discutaient et se querellaient à mon sujet. D’autre fois, je me voyais seul, tout le monde m’avait abandonné; on avait même peur de moi; on n’ouvrait que rarement la porte, de derrière laquelle on me menaçait; on m’injuriait, on se moquait de moi. Le plus souvent je croyais entendre des rires. Je me souviens d’avoir souvent aperçu Nastassia près de moi. Je remarquai également un homme, qui m’était bien connu, je ne pouvais pourtant pas me rappeler qui c’était; cela m’angoissait, je me démenais, je pleurais, je concentrais mes pensées pour situer ce personnage, et je n’y parvenais pas. Je le demandais aux autres, on me renseignait, j’oubliais aussitôt. Tantôt je me figurais être alité depuis un an, tantôt il me semblait que la même journée continuait toujours. Parfois j’étais torturé par une peur terrible, et ce qui est plus étrange, c’est qu’elle était provoquée non pas par la chose, - je me le rappelle très bien, – mais parce que je m’imaginais qu’un inconnu voulait lâcher sur moi son bouledogue qu’il tenait caché derrière la porte, en tapinois, ou une autre histoire dans ce gen[re]. Quant au sujet précis de mon effroi, je l’ignorais, je l’avais complètement oublié; je m’arrachais de ma place, je voulais m’en aller, m’enfuir, mais quelqu’un m’arrêtait de force et je me rendormais. À la fin, je me réveillai complètement.


Il devait être près de cinq heures de l’après-midi. À cette heure-là, un rayon de soleil pénètre toujours dans ma chambre. À mon chevet se trouvaient Nastassia et un homme qui me dévisageait d’un regard très curieux et circonspect. Je ne le connaissais point. C’était un jeune garçon barbu, vêtu d’un cafetan russe et qui paraissait être le chasseur de quelque établissement. La logeuse regardait par la porte entrebâillée. Je promenais sur l’assistance un regard fixe puis je me soulevai.


– Nastassia, qui est-ce? demandai-je en montrant le jeune garçon.


– Tiens, il a repris ses sens, fit la servante.


– Monsieur a repris ses sens, répéta comme un écho l’homme. La patronne s’empressa de disparaître, en fermant la porte derrière elle.


– Qui… êtes-vous? demandai-je au jeune homme.


– Eh bien, nous venons pour affaire… commença-t-il, mais à cet instant la porte s’ouvrit livrant passage à Razoumikhine qui se courba en entrant à cause de sa haute taille.


– C’est une vraie cabine de bateau! s’écria-t-il. Tiens, si je ne me trompe, tu es revenu à toi?


– Il vient de reprendre ses sens, fit Nastassia.


– Monsieur a repris ses sens, ajouta le jeune homme.


– Mais qui êtes-vous? demanda Razoumikhine, en se détournant de nous pour s’adresser tout à coup à ce dernier. Je me nomme moi, voyez-vous, Vrazoumikhine, non pas Razoumikhine comme on m’appelle d’habitude, mais Vrazoumikhine, étudiant et fils de noble; monsieur est mon ami. Eh bien, et vous, qui êtes-vous?


– Je suis chasseur, je viens de la part du marchand Cherstobitov, pour affaire.


– Asseyez-vous, dit Razoumikhine. Tu as bien fait de reprendre connaissance: tu es resté comme ça, mon vieux, cinq journées sans manger ni boire. Je t’ai amené deux fois (Zamiotov), Bakavine. Il t’a examiné et a déclaré dès le premier jour que ce n’était rien, des bêtises, une bagatelle nerveuse, causée par la mauvaise nourriture, par le manque de bière et de raifort; il a dit que c’est pour ça que tu es tombé malade mais que tu allais bientôt recouvrer tes esprits et que rien de grave n’était à redouter. Un fameux type, ce Bakavine, il soigne bien, il a tout deviné! Eh bien, je ne vais pas vous retenir, s’adressa-t-il de nouveau à l’envoyé du marchand Cherstobitov, voulez-vous m’exposer ce qui vous amène. Remarque que c’est la deuxième fois qu’on vient chez toi de chez ce marchand, seulement l’autre jour, ce n’était pas lui, mais un autre… et, nous avons causé avec lui. Qui est-ce qui est venu ici avant vous?


– C’était, je crois, avant-hier. En effet, c’est Alexeï Petrovitch qui est venu. C’est le chef des chasseurs de chez nous.


– Il me semble qu’il est plus débrouillard que vous, n’est-ce pas?


– Oui, il est plus posé.


– C’est bien, et alors? Du reste, je vois que, vous aussi, vous êtes un peu… Enfin, passons à l’affaire.


– Voici, je viens de la part de Semion Semionovitch que vous devez bien connaître, commença le jeune homme en s’adressant directement à moi. Au cas où vous auriez repris connaissance je dois vous remettre de l’argent, dix roubles, car Semion Semionovitch en a reçu l’ordre de Andron Ivanovitch Tolstonogov, de Penza. Vous le saviez?


– Je connais le marchand Tolstonogov.


– Vous entendez, il connaît Tolstonogov, c’est qu’il est en pleine possession de ses sens, s’écria Razoumikhine. Quant à mes paroles de tout à l’heure, c’était pour rire. D’ailleurs vous me paraissez intelligent. Je viens d’en faire la remarque. Oui, continuez. Il est agréable d’entendre des discours sensés.


– C’est bien ça. Tolstonogov, Andron Ivanovitch, sur la demande de votre maman, qui vous avait déjà envoyé de l’argent par son intermédiaire, ne lui a pas non plus refusé cette fois-ci et a prié Semion Semionovitch de vous verser pour l’instant de la part de votre maman dix roubles [120] en attendant mieux, car bien que votre mère ne possède pas encore de fortune, ses affaires reprennent; quant à Andron Ivanovitch et Semion Ivanovitch ils régleront leurs comptes comme d’habitude.


– Eh bien! qu’en dites-vous, est-il revenu à lui ou non, l’interrompit Razoumikhine en me désignant.


– Je veux bien, moi. Seulement comment faire pour le reçu, il en faudrait un…


– Il va le griffonner. Qu’est-ce que vous avez là? Votre carnet?


– Oui. Voici.


– Passez-le-moi. Allons, Vassiouk, soulève-toi. Je vais t’aider, prends la plume et signe. Pour acquit et cætera, car, mon cher, nous avons horriblement besoin d’argent. Plus que de miel.


– Il ne faut pas, dis-je en repoussant la plume.


– Qu’est-ce qu’il ne faut pas?


– Je ne vais pas… signer.


– Que diable, comment faire sans reçu?


– Je n’ai pas besoin d’argent…


– Pour cela, mon vieux, tu mens. Il recommence ses histoires, ne vous inquiétez pas. Je vois que vous êtes un homme sensé… nous allons le guider.


– Je peux aussi bien repasser un autre jour.


– Non, non, non, vous êtes un homme sensé. Eh bien, Vassili! Et il se mit à diriger ma main.


– Laissez-moi, je vais le faire… et je signerai.


Le jeune homme laissa l’argent et se retira.


– Eh bien! Vassia, as-tu envie de manger?


– Oui, répondis-je.


– Il y a de la soupe?


– Oui, fit Nastassia qui était restée tout le temps dans la chambre. De la soupe aux pommes de terre et au riz.


– Je sais cela par cœur. Va, apporte-nous de la soupe, et du thé.


– Tout de suite.


Deux minutes plus tard elle revint avec la soupe et dit que le thé serait bientôt prêt. Il y avait outre la soupière deux cuillers et deux assiettes. La nappe était propre. Les cuillers, qui étaient en argent, appartenaient à la logeuse. Devant Razoumikhine, Nastassia plaça une salière et tout un service de table: moutarde, etc. Dans la soupe il y avait également de la viande.


– Nastassiouchka, Sofia Timofeevna la logeuse ferait bien de nous envoyer deux bouteilles de bière. On les videra!


– Voyez-vous ce chenapan! dit Nastassia et elle alla faire la commission.


Je ne me rendais pas encore entièrement compte de ce qui se passait. Cependant, Razoumikhine vint s’asseoir tout près de moi, sur le divan; maladroit comme un ours il me souleva la tête de son bras gauche, pourtant je me sentais beaucoup mieux qu’il ne se l’ima[ginait], de la main droite il portait à ma bouche une cuillerée de soupe, après avoir soufflé dessus plusieurs fois pour que je ne me brûle pas la bouche. Pourtant le potage était à peine tiède. J’avalai avidement une cuillerée, puis une seconde, à la troisième je me mis à protester, et Razoumikhine me l’enfonça de force dans la bouche. À ce moment-là Nastassia entra avec deux bouteilles de bière.


– Tu vois, Nastassia, il en a mangé trois cuillerées! C’est qu’il avait très faim. Veux-tu du thé?


– Oui.


– Va vite chercher le thé, Nastassia. Voilà la bière, fit-il en s’asseyant à table et en rapprochant de lui la soupière et le plat de bœuf. Il se mit à manger avidement comme s’il avait jeûné depuis trois jours.


– Mon vieux, je dîne ainsi chez vous tous les jours, dit-il, la bouche pleine et clignant de l’œil gauche. Tu crois que c’est à tes frais? Nullement! Ça ne figurera pas sur ton compte. Tu penses peut-être que je vais régler ces deux bouteilles de bière? Pour rien au monde, c’est Sonetchka, ta logeuse, qui nous les offre, à ses frais, en signe de son contentement. Mais voilà Nastassia qui apporte le thé. Elle va vite! Nastenka, veux-tu de la bière?


– Tu te paies ma tête!


– Du thé, alors?


– Du thé, oui.


– Assieds-toi. Sers-toi. Non, attends, je vais te servir moi-même.


Il versa une tasse de thé, ensuite une autre et cessant de manger, revint s’asseoir sur mon divan; il me souleva la tête et l’appuya contre son bras gauche comme tout à l’heure et se mit à me verser dans la bouche des cuillerées de thé en soufflant sans cesse dessus, je fus obligé ainsi d’en avaler une dizaine, ensuite je me laissai retomber sur mon oreiller.


Il y avait, en effet, un oreiller sous ma tête. Jusqu’alors je l’avais remplacé par mon linge que j’enlevais pour la nuit.


Je me taisais et écoutais avidement. Plusieurs détails me semblaient étranges. La mémoire m’était complètement revenue bien que la tête… me tournât un peu, je voulais… me bien renseigner.


– Il faut que Sonetchka nous envoie dès aujourd’hui de la confiture de framboise. On va confectionner une boisson, dit Razoumikhine en se rasseyant à sa place et en attaquant de nouveau le potage et la bière.


– Où veux-tu qu’elle prenne de la framboise? demanda Nastassia.


– Dans une boutique, ma chère, dans une boutique. Mon amie, elle prendra de la framboise dans une boutique. Vois-tu, il s’est passé ici toute une histoire. Lorsque tu t’es enfui de chez moi, comme un filou, sans laisser ton adresse, j’ai décidé de te retrouver et une heure plus tard je me mettais en campagne. Ce que j’ai couru, ce que j’ai questionné! J’ai perdu ainsi toute une journée et imagine-toi, j’ai retrouvé ta trace au bureau des adresses. Tu y es inscrit.


– J’y suis inscrit? ne put s’empêcher de s’écrier Raskolnikov.


– Comment donc! mais quant au général Kobeliov on n’a pu retrouver son adresse au bureau. Enfin, il serait trop fastidieux de raconter en détail mon arrivée ici; du coup je fus initié à toutes tes affaires. À toutes, mon cher, à toutes; elle peut te le dire. J’ai fait la connaissance de Nikodim Fomitch, dudvornik et de M. Zamiotov, qui est le greffier de ce quartier, et enfin, de Sonetchka. Ç’a été le bouquet. Nastia en est témoin.


– Tu l’as enjôlée, murmura Nastassia, avalant un petit morceau de sucre, et buvant le thé qu’elle avait versé dans une soucoupe.


– Si vous sucriez votre thé, Nastassia Nikiorovna.


– Oh le coquin, s’écria la servante en éclatant de rire. Je m’appelle Petrovna et non pas Nikiorovna, ajouta-t-elle, calmée.


– J’en prendrai note, répondit Razoumikhine. Eh bien, frérot, pour ne pas bavarder outre mesure, je te dirai que d’abord j’avais envie de secouer comme avec une pile électrique tous les préjugés de ce patelin. Mais Sonetchka m’a subjugué. Je ne m’attendais pas, vieux, à la trouver aussi… avenante. Qu’en penses-tu? Elle est même très avenante. Elle n’est pas du tout si mal que ça, au contraire tout, chez elle, est à sa place.


– Voyez l’animal! gronda Nastassia à qui cette conversation semblait causer un extrême plaisir.


– Le malheur, mon vieux, c’est que dès le commencement, tu t’y es mal pris, continua Razoumikhine, avec elle, il fallait procéder autrement. Elle a, pour ainsi dire, un caractère bien bizarre. C’est presque… Par exemple, qu’as-tu fait pour qu’elle ait osé ne plus t’envoyer ton dîner? Et ce billet! Il faut être fou pour signer un effet. Et ce mariage qu’on avait projeté avant la mort de la jeune fille? D’ailleurs, je touche là à une corde délicate, excuse-moi, tu me raconteras ça une autre fois (ajouta-t-il avec tout le sérieux dont il était capable). D’après toi, Vassia: Sonetchka est-elle bête ou non?


– Caractère des plus bizarres, continua Razoumikhine comprenant parfaitement bien, – Raskolnikov le voyait d’après l’expression de son visage, – que son ami ne voulait pas lui répondre.


– Non, elle n’est pas bête… répliqua Raskolnikov pour alimenter la conversation.


– C’est bien ce que je pense. Elle n’est ni bête, ni intelligente, mais juste ce qu’il faut pour une personne rubiconde et bien en chair. Elle a au moins quarante ans, elle n’en avoue que trente-six, et elle a le droit de le faire. Impossible de la pincer, je te le confie en secret, tout t’échapperait de la main. Ainsi donc, tout se passa ainsi parce que, voyant que tu avais quitté l’Université, que tu étais sans leçons et sans vêtements, que, sa fille morte, elle n’avait plus de raison de te considérer comme un des siens, elle a eu tout à coup peur, et, comme de ton côté tu n’as pas maintenu avec elle les rapports d’autrefois, elle a résolu de te déloger. Elle en avait l’intention depuis longtemps, mais elle tenait à ton billet. D’autre part, tu lui assurais toi-même que ta maman allait payer.


– Je l’ai dit par bassesse d’âme… répliquai-je. Maman elle-même est presque réduite à demander l’aumône… à Penza… Moi, j’ai menti… pour qu’on ne me chasse point de ma chambre.


– Tu as bien fait. Mais voici le hic: ta logeuse est tombée sur monsieur l’assesseur de collège Tchebarov. Sans lui, Sonetchka n’aurait rien entrepris. Elle se serait gênée. Ce Tchebarov s’occupe d’affaires, j’entends d’affaires louches, il est aussi employé quelque part. Il griffonne des vers satiriques, où il poursuit les vices publics, détruit les préjugés et est d’une noble indignation quand on lui parle des trois poissons sur lesquels repose la terre. Pour tout cela un journaliste lui paie de trois à sept roubles par semaine: quelle somme! C’est que, vois-tu, monsieur ne recherche que l’argent, la manière de se le procurer ne lui importe guère. C’est un homme d’affaires, il vend sa noble indignation, mais à cela il préfère d’autres [combinaisons]: procès, chicane, prêts à intérêts, cabarets loués aux noms d’hommes de paille; entre autres, il s’intéresse à des affaires comme la tienne. Un exemple, Sonetchka possède cet effet de (soixante-quinze roubles). La question est de savoir s’il y a moyen de monnayer ce papier? Oui, puisqu’il existe une certaine maman comme dit l’envoyé du marchand Chelopaev.


(Vois-tu, frérot, il existe de ces requins de par le monde, qui nagent dans la mer. Il y a, mon vieux Vassia, des hommes de toutes sortes. Ça ne nous regarde pas, ni toi, ni moi, nous sommes de braves gens.)


(Il se peut qu’elle (ta logeuse) se soit fâchée contre toi précisément parce que tu n’as pas voulu t’y prendre comme il le fallait. C’est terriblement vexant lorsque quelqu’un ne sait pas s’y prendre.) Qui jeûnerait toute une année pour arriver, dix-huit mois plus tard, à mettre de côté soixante-quinze roubles sur les cent vingt qu’elle touche comme pension. La maman engagerait ses revenus futurs, la sœurette qui est gouvernante accepterait tout pour sauver son frère. Pourquoi t’agiter? J’ai appris, mon vieux, toutes tes affaires et si je te parle c’est que je t’aime et te comprends. Lorsque tu entretenais avec Sonetchka des relations quasi familiales, tu lui as fait des confidences. C’est de là que vient tout le mal. Sonetchka elle-même n’aurait jamais rien entrepris contre toi, elle est trop corpulente pour cela, si on ne lui avait pas recommandé Tchebarov. Ce type a machiné toute la combinaison car, crois-moi, pour ce qui concerne les prélèvements d’argent, il n’existe pas d’aussi grands filous que ceux qui s’indignent au sujet des trois poissons et qui vendent leur indignation. Remarque bien, si par exemple tu dois quelque chose à un de ces «trois poissons», ou si un de ces messieurs est mêlé à ton affaire, aussitôt il essaie de te faire envoyer en prison. C’est leur principe. Ils appellent cela: élément positif, mépris du préjugé (mépris du devoir mais pas de ce qu’on leur doit dans le cas où ils sont créanciers). Eh bien donc, Tchebarov est précisément de ces «trois poissons», c’est-à-dire de ceux qui ne voient rien au-delà de leurs trois poissons, il a même écrit une satire sur ce sujet… Ioulenka lui a revendu ton billet. Il l’a examiné et, pour une somme de dix roubles, s’est chargé de l’affaire. Il n’avait naturellement pas acheté ton billet à Sonetchka, seulement ils ont fait un papier comme quoi il en était désormais le propriétaire; car, vois-tu, Sonetchka est trop timide, elle se gênerait de traîner elle-même en prison le fiancé de sa fille, aussi a-t-elle trouvé un requin pour t’avaler. Zamiotov en ami m’a confié toute l’histoire. Nous sommes allés avec lui chez Louisa. Tu te souviens de Louisa Ivan[ovna]. Connais-tu Louisa? C’est une brave femme. Nous sommes ici toute une bande qui nous rencontrons presque tous les soirs dans un cabaret. Ensuite, je me rendis chez Tchebarov; imagine-toi, je suis allé chez lui plusieurs fois, et à toutes les heures de la journée, cela trois jours de suite; je lui ai laissé des billets pour lui dire que je venais au sujet de l’affaire d’un tel; il n’était jamais chez lui, ni à l’aube, ni à l’heure du dîner ni même à minuit passé, mais toujours à sa villa, car il a une villa et des chevaux. Si j’avais réussi à l’atteindre je l’aurais secoué comme avec une pile électrique, mais vers ce temps-là je me liais d’amitié avec Sonetchka et lui ordonnai d’arrêter la procédure en répondant de ta dette. Mon cher, je me suis porté garant pour toi! Entends-tu? Alors elle a prié Tchebarov de retirer la plainte et elle lui a payé dix roubles pour son travail. Il était content car il n’y était pas allé de main morte et il avait dépensé sans compter son talent littéraire. J’ai lu au commissariat sa sommation de paiement: «Je considère comme de mon devoir d’ajouter que NN a l’intention de quitter la capitale Saint-Pétersbourg.» Il en a menti; comment toi, NN, aurais-tu fait pour quitter quoi que ce soit? Voilà ce que c’est qu’un homme d’affaires. Pour le cas où tu songerais à déguerpir il te dénonçait à la police: ouvrez l’œil! C’est lui qui depuis vingt ans se mêle d’éditer Klopstock. Je l’ai su par Kherouvimov. N’est-ce pas vrai, Nastassiouchka? Les voilà bien cachés ces dix roubles, qui voudraient revenir à leur ancienne place! Ce n’est qu’à présent, Vassia, que je m’aperçois de ma sottise. J’ai voulu te distraire, t’amuser par mon bavardage et je crois que je n’ai réussi qu’à t’échauffer la bile.


Après un moment de silence, Raskolnikov demanda sans se retourner:


– C’est toi que je voyais près de moi pendant mon délire… et que je ne reconnaissais pas?


– Oui, tu avais même des accès de rage. Un jour je suis passé te voir avec Zamiotov.


– Avec Zamiotov? Avec le greff[ier]? Pour quoi faire?


– Il a exprimé le désir de faire ta connaissance… lui-même. C’est un garçon très aimable. Nous sommes allés avec lui chez Louisa, et nous avons beaucoup parlé de toi. À présent nous sommes amis. Qui d’autre que lui aurait pu me renseigner sur ton compte?


– Est-ce que j’ai eu le délire? (Comme ne m’appartenant plus.)


– Sur quel sujet ai-je divagué? demanda-t-il tâchant de se soulever sur le lit.


– En voilà une question! Ce que tu disais? Voyons, ne te lève donc pas. On sait bien ce que peut dire un homme lorsqu’il a la fièvre. Et maintenant, mon vieux, à la besogne.


– Qu’est-ce que je disais?


– Pendant que tu délirais? Mon Dieu, c’est que tu y tiens! N’aurais-tu pas peur d’avoir laissé échapper quelque secret? Tu peux te rassurer: il n’a pas été question de la comtesse. Par contre, tu as parlé d’un bouledogue, d’un portier, d’Alexandre Ilitch et de Nikodim Fomitch, surtout de ces deux derniers. Ils ont dû te frapper l’autre jour. En plus, vous vous intéressiez extrêmement à l’une de vos chaussettes, vous vous lamentiez: qu’on me donne ma chaussette! Zamiotov l’a cherchée lui-même dans tous les coins et vous a apporté cette saleté dans ses propres mains parfumées et ornées de bagues. Ce n’est qu’alors que vous vous êtes calmé et avez pressé cette guenille dans vos bras pendant toute une journée… Vous la pressiez si fort qu’on ne pouvait vous l’enlever, elle doit se trouver encore quelque part sous ta couverture. Tu demandais également une frange pour ton pantalon. Zamiotov t’a longtemps interrogé pour savoir de quelle frange tu parlais.


Silencieux, je faisais le mort. Zamiotov est venu examiner mes chaussettes. Je tâtai de la main les objets qui m’entouraient: c’est bien ça, la chaussette est toujours à côté de moi. Je la serrai dans les mains…


– À présent, revenons à nos affaires, continua Razoumikhine. Voici, je prélève sur ton argent, si tu ne protestes pas, trente roubles qui, je le vois, cherchent un emploi et je reviens incontinent. Nastenka si monsieur avait besoin de quelque chose, aidez-le. Et n’oubliez pas la confiture. De la framboise, absolument! Du reste, je passerai moi-même chez Sonetchka. Je t’enverrai Zossimov. D’ailleurs, je reviendrai, aussi.


– Il l’appelle Sonetchka. Quel toupet! dit Nastassia dès que Razoumikhine fut sorti; on voyait qu’elle était depuis longtemps sous le charme du jeune homme. Je me taisais, la servante se détourna, commença par ouvrir la porte pour entendre ce qui se passait en bas, ensuite elle descendit l’escalier à son tour. Elle était trop curieuse de savoir comment Razoumikhine allait se comporter envers Sonetchka. Enfin, il restait seul.


Nastassia à peine partie, je saisis la chaussette, celle-là même du pied gauche, et me mis à l’examiner attentivement à la lumière: est-il possible de distinguer quoi que ce soit? Mais la chaussette avait été, même avant la chose, tellement usée, noire, et sale, et je l’avais depuis si longtemps frottée contre le sol et mouillée qu’il était impossible de deviner en la regardant qu’elle était maculée de sang. Le bout de la chaussette et toute la plante ne formaient qu’une grande tache sombre. Je me tranquillisais. Zamiotov n’a rien pu voir, néanmoins, c’est très curieux qu’il soit venu jusqu’ici et se soit déjà lié avec Razoumikhine. Ce qui me faisait surtout enrager, c’est que je me sentais faible, impuissant et sous la tutelle de Razoumikhine pour qui tout à coup je ressentais presque de la haine. À présent il ne va plus me quitter tant que je ne serai pas rétabli; je suis encore si faible que la raison peut me manquer et il m’échapperait alors quelque parole imprudente. Il vaut mieux me taire tout le temps. Qu’ils soient maudits! Je ne veux pas rester avec eux, je veux être seul. La solitude, voilà ce que je désire. L’irritation et la fièvre m’avaient repris; je n’ai pas besoin d’eux! Le fait que Razoumikhine m’avait retrouvé, sauvé, soigné à ses frais, qu’aujourd’hui encore il s’efforçait de me consoler et de me distraire, tout cela ne faisait que me tourmenter et me fâcher. J’attendais son retour avec une rage froide. Cependant j’avais mal à la tête, tout tournait devant moi, je fermai les yeux. Nastassia entra en faisant grincer la porte, me regarda et croyant que je m’étais rendormi se retira. Une heure et demie plus tard, comme il faisait déjà sombre, la voix bruyante et sonore de Razoumikhine me parvint de l’escalier. Je m’étais assoupi. Cette voix me fit sursauter. Razoumikhine ouvrit la porte mais voyant que j’avais les yeux fermés s’arrêta sans mot dire sur le seuil. Alors je le regardai.


– Puisque tu ne dors pas, me voilà! Nastassia, apporte tout ici, cria-t-il. Je vais te rendre mes comptes. Tu as fait un fameux somme. Il serrait avec un air de triomphe un paquet entre les mains.


Je le considérais froidement.


– Le sommeil est une bonne chose, mon vieux Vassia, je vais bientôt me retirer jusqu’à demain. Dors, cela te fait du bien. Chemin faisant, je suis passé chez Bakavine, il va venir t’examiner. Profitons de ce qu’il n’est pas encore là pour regarder mes emplettes. Nastassiouchka nous tiendra compagnie. La servante était déjà entrée dans ma chambre, on eût dit qu’elle ne pouvait lâcher d’un pas Razoumikhine.


– Eh bien, premièrement, continua-t-il en défaisant son paquet.


(Raskolnikov se souleva, étonné; qu’est-ce? quelle heure est-il? cria-t-il), premièrement, voici une casquette. Veux-tu me permettre de te l’essayer?


Il s’approcha de moi, me souleva pour me faire essayer la casquette. Je le repoussai avec dégoût.


– Non, non. Demain… fis-je.


– Si, mon vieux Vassia, laisse-toi faire. Demain il serait trop tard, d’ailleurs l’inquiétude me tiendrait éveillé toute la nuit car j’ai acheté la casquette sans avoir de mesures, au jugé. C’est ça, s’écria-t-il d’un ton de triomphe, c’est juste à la mesure. À présent je peux dormir tranquille. Cela, mon vieux Vassia, est la chose la plus importante, dit-il, en enlevant la casquette de ma tête et en la contemplant avec extase. Le couvre-chef, à parler d’une manière générale, contribue au succès, dans la haute société. Toute la philosophie quotidienne y est incluse. La casquette est merveilleuse, continua-t-il avec une sincère admiration. Maintenant, Nastenka, comparez ces deux chapeaux, ce palmerston, il prit dans un coin mon feutre rond et déformé qu’il appela je ne sais pourquoi palmerston, et le posa sur la table à côté de la casquette nouvellement achetée, comparez ce palmerston et cette acquisition élégante. Vois-tu, Vassia, nous allons faire don au Musée académique de ce chapeau rond que nous dirons être le nid d’un oiseau de Zanzibar, dont les œufs se sont cassés en route. À présent, continuons: Vassia, à ton avis, qu’est-ce que j’ai payé cette casquette. Devine un peu le prix! Nastassiouchka, s’adressa-t-il à la servante, voyant que je me taisais.


– Eh bien… Tu as dû en donner vingt kopecks, fit Nastassia en admirant à son tour la casquette.


– Vingt kopecks! Idiote! Soixante kopecks. Est-ce qu’on peut de nos jours acheter une casquette pour vingt kopecks. On m’a promis que si tu usais celle-là au cours de cette année, l’an prochain on t’en donnerait une autre pour rien. Je te le jure. Passons à présent aux États-Unis d’Amérique. Que dis-tu de cette culotte? Je te préviens: j’en suis fier! et il déroula devant nous un pantalon gris.


– Pas un seul trou, pas une seule tache, malgré qu’il ait été porté. Gilet assorti: de la couleur du pantalon, comme la mode l’exige, et également usé, mais c’est même préférable: il n’en est que plus souple, plus doux. Vois-tu, Vassia, pour faire sa carrière dans le monde il suffit à mon avis, de se guider sur la saison. Nous sommes en été, aussi ai-je acheté un gilet et une culotte d’été. Évidemment, en automne tes vêtements auront vécu comme le monarque de Babylone, bien que non pas du fait d’un excès de magnificence, ni de troubles intérieurs; mais la saison alors exigera quand même une étoffe plus épaisse, d’autre part il nous restera des loques très respectables pour confectionner des bandes à remplacer les chaussettes en hiver. Maintenant, devine le prix!


Il regarda Nastassia d’un air vainqueur; mon expression froide et même rageuse devait le troubler.


– Un rouble vingt-cinq kopecks, ni plus ni moins, pour le pantalon et le gilet. C’est vraiment pour rien, d’autant plus qu’on m’a également promis que si tu arrivais à les user, tu aurais le droit de prendre dans la même boutique à ton choix des vêtements en meilleure étoffe anglaise. On te les donnera gratis. Maintenant, passons aux bottes. Vassia, regarde, elles ont été portées mais, qu’en penses-tu? elles feront encore bien un usage de trois mois. Ça, c’est certain. Je les ai achetées en connaisseur, je suis un spécialiste en matière de chaussures, et j’en suis fier; cette paire n’a été portée qu’une semaine, elle vient de l’étranger: le secrétaire de l’ambassade anglaise s’en est défait au marché. Il était très à court d’argent. Je l’ai payée un rouble frais de transport compris. C’est de la chance!


– Elles n’iront peut-être pas à son pied, fit Nastassia.


– Et cela, qu’est-ce que c’est? et Razoumikhine tira solennellement de sa poche ma vieille botte, horriblement trouée, desséchée, toute sale et recroquevillée.


– J’ai songé à tout comme le savant naturaliste qui reconstitue un squelette sur un seul os, le boutiquier Fomine a relevé l’exacte dimension de la botte d’après cette ruine, en m’assurant que ça le connaissait, et sachez qu’un naturaliste mentirait plutôt que Fomine. À présent Vassia, passons au chapitre des intimités. Tu n’as pas de chemise – celle-ci ne vaut rien – en voici donc deux en toile avec des devants à la mode. Car, mon cher, le bon linge, plus on le porte, meilleur il devient. C’est un fait connu; les chemises ont été portées mais elles n’en sont que plus solides: un rouble cinquante les deux; on m’a donné le caleçon par-dessus le marché, il n’y en a qu’un seul mais il doit te suffire, car c’est un article qu’on dissimule aux yeux des autres, surtout dans la haute société. Donc un rouble cinquante et un rouble font deux roubles cinquante, plus un rouble vingt-cinq et soixante kopecks; total quatre roubles trente et cinq roubles soixante-dix de monnaie, que voici. (il posa l’argent sur la table.) Tu es habillé des pieds à la tête, car à mon avis ton manteau palmerston non seulement peut encore servir mais a un certain air d’extrême distinction. Quant aux chaussettes et au reste, envoie-les au diable. À quoi sont-elles bonnes? Tu y pourvoiras toi-même… Je te conseille de laver la chemise que tu as sur toi et comme elle est depuis longtemps en loques tu n’auras qu’à en confectionner des bandes pour envelopper tes pieds. Il y en aura assez pour deux paires, je n’ai pas besoin d’ajouter qu’à présent ce procédé est très à la mode même parmi les dames. Donne qu’on te change de chemise.


– Je ne veux pas… je ne veux pas, dis-je en le repoussant des mains.


– Il le faut, Vassia, celle que tu portes est tellement sale et imprégnée de sueur, etc., etc., que, si tu la gardais, tu en serais malade trois jours de plus. Laisse-moi t’aider! Nastenka, ne faites pas la prude, venez me donner un coup de main. Et, de force, il me changea de linge. Nastassia prit ma vieille chemise pour la laver. Furieux, je me rejetai sur mon oreiller et versai des larmes de rage.


– Voyons! voyons! Quel homme! s’écria Razoumikhine abandonnant complètement son ton artificiel et enjoué; il me regarda avec reproche.


– Je n’ai pas besoin de nounous, je n’ai pas besoin de bienfaiteurs ni de consolateurs, laissez-moi, laissez-moi, balbutiai-je d’une voix rauque, en sanglotant.


Cependant Razoumikhine me contemplait très tristement, d’un air de sincère affliction.


– Pourquoi, continuai-je, la voix empoisonnée de haine, pourquoi causes-tu avec moi?


À cet instant la porte s’ouvrit et Bakavine entra dans la chambre. C’était un médecin pour le moment sans travail, un médecin très habile; il était grand, avait un visage bouffi, des cheveux blonds, des yeux grands mais incolores, un sourire sarcastique. Je l’avais déjà rencontré. Sa présence m’avait toujours été particulièrement pénible.


– Eh bien, fit-il, le regard fixé sur mon visage; il s’assit sur le lit.


– Toujours hypocondriaque; il a pleuré parce que nous l’avons changé de linge.


– C’est naturel.


Il me tâta le pouls et la tête.


– Toujours mal à la tête?


– Je me porte bien, parfaitement bien, insista Raskolnikov avec irritation en se soule[vant].


– Hum! Ça va. Bien. Très bien. A-t-il mangé?


On lui répondit, puis on demanda ce qu’on pouvait me donner.


– On peut lui donner…


– Du potage, du thé…, tant qu’il voudra. Il a pour ces choses sa propre mesure. Naturellement, les champignons et les concombres lui sont interdits. Donnez-lui du bœuf, quant au reste, nous verrons demain s’il ne faut pas lui enlever sa potion.


– Demain soir, je lui ferai faire une promenade, s’écria Razoumikhine. Son costume l’attend; nous passerons au jardin Ioussoupov et ensuite au Palais de Cristal.


– Demain je ne le dérangerais pas, fit Zossimov sur un ton apathique. À moins que ce soit pour quelques instants seulement… Et si le temps le permet.


– C’est dommage, alors après-demain.


– Après-demain non plus.


– C’est vraiment dommage, je me disposais justement à l’emmener chez Zamiotov. Il connaît tous les endroits intéressants et est accueilli partout comme le maître.


– Ah! si vous pouviez venir aujourd’hui chez moi, je serai là. Je peux déjà marcher et j’irai n’importe où… si je le veux.


– Qui est-ce que tu attends? Zossimov se taisait.


– Que c’est dommage! s’écria Razoumikhine. Aujourd’hui, je pends la crémaillère, c’est à deux pas d’ici, j’aurais voulu qu’il vînt. Tu viendras, toi? Tu as promis, s’adressa-t-il brusquement à Zossimov.


– Je ne sais pas, peut-être. Qui sera là?


– Des camarades d’ici; il m’arrive de n’avoir pas d’amis pendant deux mois, et d’autres fois j’en ai toute une bande.


– Qui est-ce?


– Un maître de poste de je ne sais quel district. Il y a passé sa vie entière. À présent il touche une pension. Pauvre homme, il ne dit jamais rien, j’aime bien le rencontrer, une fois tous les cinq ans.


Des personnes qui ne sont pas d’ici, contempor[?]! Si ce n’est mon vieil oncle, un vieillard de soixante-cinq ans qui est arr[ivé] à Pétersbourg il y a une semaine pour affaires.


Peu importe. Tous les autres. Ton ami Porphyre Stepanovitch, le juge d’instruction. C’est bête vraiment, parce que vous vous êtes querellés un jour, tu es capable de ne pas venir.


– Ne parlons plus des endroits, mais à part ça, qu’est-ce qu’il peut y avoir de commun entre vous deux et Zamiotov, demanda Bakavine, en me désignant du doigt, et en esquissant des lèvres un sourire entendu.


– Quel homme! Toujours ces principes. Quelle bêtise! Quant à moi, j’aime tous les braves types. Que la personne soit sympathique, voilà mon principe. Pour ce qui est de Zamiotov, nous avons, en effet, entrepris une certaine affaire ensemble.


– Je serais curieux de savoir quoi? fit Bakavine.


– Mais à propos du peintre en bâtiments. Nous finirons par le faire élargir, du reste, il n’y a pas de mal, on va le relâcher sans notre intervention. À présent, l’affaire est tout à fait claire, nous ne ferons que hâter le cours des événements.


– De quel peintre parles-tu?


– Je te l’ai pourtant racontée, cette histoire. Non? C’est vrai, tu ne sais que le début de l’affaire, c’est au sujet du meurtre de la vieille, le cas du peintre n’est venu s’y joindre que plus tard.


– J’ai été au courant de cet assassinat avant que tu m’en aies parlé… j’en ai lu quelque chose dans les journaux, cette affaire m’intéresse particulièrement.


– On a aussi égorgé Lizaveta, l’interrompit tout à coup Nastassia en s’adressant à moi.


– Qui est-ce, Lizaveta? ne puis-je m’empêcher de balbutier.


– Lizaveta Petrovna, la marchande. Tu devais la connaître. Elle venait ici en bas. C’est elle qui t’a rapiécé ta chemise, celle-ci.


– Cette chemise, répétai-je tout bas.


– Mais oui! Tu penses peut-être que je m’en suis occupée moi-même! Je ne sais pas coudre avec une aiguille fine. Elle t’a mis cinq pièces, murmurait-elle en examinant la chemise, tu as là un beau chiffon. Tu devais dix kopecks pour le travail que tu n’as pas encore payé. On l’a tuée enceinte. Elle avait été battue souvent. N’importe qui pouvait la maltraiter.


– Eh bien, et ton peintre, l’interrompit Bakavine en s’adressant à Razoumikhine.


– Il est tout bonnement accusé de ce meurtre.


– Est-ce qu’il y a des charges? Comment… donc? On a trouvé de nouvelles charges? demanda Bakavine, qui, manifestement, voulait apprendre je ne sais quoi.


– Quelles charges! Du reste, il y avait justement une charge mais ce n’en était pas une, et c’est ce qu’il s’agit de prouver. Au début, il y a eu des soupçons contre ces…, comment donc s’appellent-ils? contre Bergstolz et l’étudiant Kopiline. Mon Dieu, que c’est stupide! Ça m’échauffe la bile. À propos, Vassia, tu es au courant de l’affaire, toi? En ton absence, c’est-à-dire pendant que tu es resté étendu, on a commis un meurtre à côté d’ici; qu’est-ce que je raconte! à cette époque-là tu sortais encore; mais oui, le jour même où tu es allé au commissariat… tu as entendu tout raconter là-bas, on en a parlé devant toi; tu as eu un évanouissement. C’était encore avant ta maladie. (La veille du jour où tu es venu me voir. Tu es longtemps resté sans connaissance, on m’a racon[té]… il a eu un évanouissement là-bas.)


Je me détournai, sans mot dire. Je ne pouvais regarder mes visiteurs, je respirais à peine.


– Eh bien?


– Eh bien, Bergstolz, le gros, et Kopiline ont fourni des explications satisfaisantes. Porphyre Filipovitch a dû te le raconter. En premier lieu, pourquoi auraient-ils commis le meurtre et amené le portier aussitôt après. On dit que la porte était ouverte. Ils sont allés prévenir le portier que la porte était fermée à l’intérieur, et en revenant ils l’ont trouvée ouverte. C’est là qu’est la pierre d’achoppement; cela les a déroutés, eux, ainsi que Bergstolz.


– Je sais, fit Bakavine. Il rachetait à la vieille les objets non dégagés à temps. C’est un filou; il en est toujours ainsi chez nous, puisque c’est un filou, puisqu’il rachetait des objets non dégagés, on en déduit que c’est lui l’assassin. Pourquoi avoir conclu cela? Quel baveur!


– Je sais que vous avez failli vous battre avec Porphyre chez les Porochine. C’est vrai qu’il est fier mais il est très doué, il fera un excellent juge d’instruction. Avec les réformes actuelles nous avons besoin de ces hommes pratiques.


– Et qu’est-ce qui est arrivé ensuite? interrompit Bakavine d’un ton mécontent.


– Voilà. Ces deux types, l’étudiant et Bergstolz, n’ont plus été inquiétés. Des dizaines de témoins les avaient vus pendant la dernière demi-heure. Ils ont présenté pour chaque minute un témoin spécial.


– Je sais tout cela.


– De plus, les portiers les avaient vus entrer, d’abord Bergstolz, ensuite l’étudiant. Ce dernier venait dégager un objet, le temps qu’il y est resté, trois minutes au plus, ne pouvait suffire à commettre un meurtre, encore que le portier ait trouvé les deux cadavres tièdes. Par conséquent, juste au moment où ces messieurs cognaient à la porte l’assassin se trouvait dans l’appartement. Ils l’avaient surpris, dérangé et l’auraient attrapé comme une souris si Bergstolz, ennuyé d’attendre l’étudiant, n’était pas allé, sot qu’il est, chercher le portier lui aussi. L’assassin souleva le crochet et s’enfuit aussitôt.


– (Je connais toutes ces suppositions.) On croit que lorsque les autres sont revenus l’assassin se cachait dans l’appartement vide. Je connais cette hypothèse, ajouta Bakavine, d’un ton moqueur.


– C’est évident, s’écria vivement Razoumikhine comme s’il prévoyait des objections, sinon on l’aurait rencontré.


– Malheureusement, tout cela, murmura Bakavine en faisant une moue, est beaucoup trop fin. Il y faudrait plus de clarté et plus de consistance.


– Quel type tu fais, Bakavine, s’écria Razoumikhine avec une expression de douleur et de vif reproche, tu es un garçon sans égal un cœur des plus nobles, et pourtant tu es rempli d’une haine! Parce que vous fréquentez, tous les deux dans la même maison et que vous vous êtes chamaillés pour des raisons idiotes, il faut que tu t’obstines à contredire et à ne pas comprendre ce qui est l’évidence même. À mon avis, Porphyre a deviné juste, mais juste!


– Vois-tu, dès le début, se présente un problème qu’il ne peut pas résoudre, dit tranquillement Bakavine: Lizaveta et la vieille se trouvaient-elles ensemble dans l’appartement quand l’assassin les a tuées ou bien les a-t-il égorgées séparément.


– Séparément, séparément, vociféra Razoumikhine, échauffé. C’est là le point essentiel, toutes les conjectures sont à présent basées là-dessus.


– Séparément? Donc, il s’est mis à égorger la vieille et a oublié de fermer la porte, puisque l’autre femme est venue plus tard. Sinon, l’aurait-il laissée entrer? Il aurait eu peur et se serrait caché comme à l’arrivée de Bergstolz.


– C’est que précisément cette porte ouverte est un fait précieux qui aide à établir toute l’histoire.


– C’est bien fini…


– Ce n’est pas fini du tout. Bakavine, mon vieux, il suffit que tu prennes quelqu’un en grippe pour que tu sois prêt à le déchirer. Parce que Porphyre et toi vous faites la cour à la même jeune fille ce n’est pas une raison pour…


– Ne raconte pas de bêtises, répliqua Bakavine en pâlissant mais toujours calme.


– Des bêtises? Les faits ont démontré que ce ne sont pas des bêtises ni des théories en l’air. À présent tout est reconstitué, cela a dû se passer ainsi. Premièrement, l’assassin, quel qu’il soit, est une personne inexpérimentée.


– Le (juge d’instruction) Semionov affirme que l’homme était habile et expérimenté, habile, le nœud…


– Il ment, il en a menti. Du reste il ne l’avait dit que tout au début, à présent il est de notre avis. L’homme était certainement malhabile et inexpérimenté, c’était là son premier crime. Il était tellement troublé qu’il en a oublié même de refermer la porte. (C’est là, c’est la vérité exacte, le fondement de tout. Question de psychologie. Pourquoi ris-tu?) Il n’a su que tuer, car il n’a même pas trouvé le temps de prendre l’argent. Les obligations à 5 % étaient là, dans le coffre.


On a retrouvé près de quinze cents roubles qu’il n’avait pas pris; il s’est contenté de quelques petites bricoles, bonnes à rien; il se peut même qu’il n’ait rien pris et notamment non pas parce qu’on l’aurait dérangé mais pour la raison que troublé comme il l’était il ne savait quoi choisir. Il est vrai qu’on l’avait également dérangé. Lizaveta est rentrée; mais parfaitement, elle n’était pas à la maison et ne pouvait y être, d’ailleurs on a retrouvé auprès d’elle son sac avec lequel le portier l’avait vue entrer par la porte cochère et monter chez elle. Cela a eu lieu dix minutes avant qu’on eût trouvé les femmes assassinées. Par conséquent, le coup a été consommé en cinq minutes environ. Le meurtrier, effrayé que la porte fût ouverte, ce qui avait permis à Lizaveta de rentrer, s’enferma dans l’appartement. Remarque: il a lavé sa hache. À cet instant Bergstolz et Kopiline surviennent et se mettent à cogner à la porte; pourtant le point essentiel c’est que pas plus tard qu’avant-hier matin on a apporté au commissariat de police des boucles d’oreilles, engagées dans le cabaret du paysan Morterine le soir même du crime, et précisément par le peintre qui travaillait dans l’appartement vide. Les boucles se trouvaient dans un étui, qui était enveloppé dans du papier; la vieille avait l’habitude d’inscrire sur ces papiers le nom du possesseur du gage, plusieurs objets retrouvés dans le coffre étaient enveloppés de la même manière et portaient des noms. L’ouvrier a tout avoué, il a apporté le papier qu’il avait laissé dans l’appartement.


– Il a avoué? cela veut dire…


– Précisément, cela ne veut rien dire. À votre avis, ce n’est pas… Voilà pourquoi nous nous sommes remués; il a tout expliqué et a dit la vérité. Cet objet, ces boucles d’oreilles, continua Razoumikhine d’une voix distincte et solennelle, cet étui il l’a trouvé derrière la porte de l’appartement vide, à l’heure même, presque au même instant où le portier, Bergstolz et l’étudiant montaient là-haut et apercevaient les cadavres.


– Comment le prouve-t-il?


– On l’a vu, on l’a vu! C’est qu’on l’a vu. Trois témoins qui sont passés dans l’escalier à peu près à ce moment-là l’ont vu. Bergstolz et l’étudiant avaient témoigné, dès le début, lorsque personne ne soupçonnait encore le peintre, que celui-ci se tenait sur le palier quand ils étaient montés l’un après l’autre et avaient trouvé la porte fermée.


Comment aurait-il pu se trouver en même temps en deux endroits? Un employé, qui a rencontré Bergstolz dans l’escalier, se rappelle également avoir vu l’ouvrier; quant à Bergstolz il s’était même arrêté pour demander au peintre à qui appartenait le logement (le logement inhabité que l’on était en train de peindre). Le soir du premier interrogatoire Bergstolz a cité cette question et sa conversation avec l’ouvrier comme une preuve, comme un alibi, car il y était depuis une minute seulement et une minute plus tard il était descendu chercher le portier, donc, impossible de tuer en une seule minute. Si même les deux hommes avaient commis le meurtre, ils n’avaient aucun intérêt à appeler le portier avant d’avoir vidé le coffre. D’ailleurs il ne s’agit pas d’eux mais de l’ouvrier.


Lorsque les deux visiteurs sont allés chercher le portier, l’ouvrier est parti à la recherche de Mitka, son camarade, ouvrier également, avec lequel il travaillait; il se heurta en poussant des cris au groupe composé de Bergstolz, de l’étudiant et du portier qui remontaient déjà l’escalier. Ceux-ci ont engueulé le peintre qui a continué sans s’arrêter. Il ressort de tout cela que le véritable assassin avait trouvé le temps de sortir sur le palier; en entendant les portiers approcher il s’était glissé dans l’appartement, resté ouvert et vide puisque l’ouvrier venait de le quitter pour rejoindre Mitka; il y avait attendu que le portier et Bergstolz fussent passés près de lui (je m’imagine son ét[at] à cet i[nstant]) et dès que ceux-ci s’en allèrent l’homme se sauva; pourtant il laissa une trace: l’étui avec les boucles. Un moment plus tard, l’ouvrier, ayant rossé Mitka, revenait dans l’appartement, il aperçut par terre des boucles. Aussitôt il ferma le logement à clé et s’en alla dans le cabaret où il engagea sa trouvaille à Morterine pour la somme de deux roubles. Le bijou est en bon état et vaut bien six roubles. De son côté, Morterine, lorsqu’il eut appris la nouvelle du meurtre, se fit quelques réflexions, après quoi il se présenta au commissariat avec les boucles d’oreilles; tout cela a eu lieu avant-hier. Il raconta ce qu’il savait, et voilà l’histoire! Tu vas voir, ils y ont mêlé tout le monde.


– Je l’ignorais, j’avoue que le cas est compliqué, marmotta Bakavine en se levant de sa place.


– Sais-tu que, Razoumikhine… je dois dire que tu es un grand amateur de potins.


– Je m’en fiche. Peut-être me suis-je échauffé tout à l’heure et ai-je dit quelque chose de vexant pour toi?


– Que le diable t’emporte! répliqua Bakavine, qui hocha la tête avec une expression à moitié amicale et sortit.


– Serait-il fâché? s’écria Razoumikhine.


– Il vivait avec Lisbeth, déclara Nastassia dès que le médecin fut sorti.


– Comment? Lui? C’est pas possible, répliqua Razoumikhine.


– Oui, lui. Elle lui lavait son linge. Lui aussi ne payait rien à la bonne femme.


– Tu te trompes, dit Razoumikhine. Elle avait un autre ami. Je le sais.


– Il se peut qu’elle en ait eu également un troisième et un quatrième; Nastassia se mit à rire. C’était une fille coulante. Et pas parce qu’elle le désirait; elle le tolérait par humilité. Tout chenapan s’en amusait. L’enfant qu’on a trouvé, était de lui, du médecin.


– Quel enfant?


– Tu sais qu’on lui a ouvert le ventre. Elle était enceinte de six mois. C’était un garçon. Il était mort.


– Oui…, je m’en souviens, fit Razoumikhine, pensif. Je ne savais pas que c’était de Bakavine. D’ailleurs, Nastassia, tu dois mentir. Rakhmetov sifflota. Du reste, pourquoi pas, l’un n’empêche pas l’autre, car, vois-tu, Vassia, il est fâché après le juge d’instruction, Porphyre Petrovitch; ils font tous les deux la cour à la fille des Porochine. C’est tout juste s’ils n’en viennent pas aux mains, ils rivalisent en tout. À présent, il va de nouveau aller chez les Porochine pour se disputer avec l’autre et épancher sa bile. D’ailleurs, c’est un brave garçon, mais oui… Vassia, nous avons dû te fatiguer avec notre conversation. Tu dors? Sans mot dire je me tournai vers le mur.


– En effet, je suis un drôle de type, tout m’intéresse, serais-je vraiment une commère? (fit-il d’un ton songeur et doux). Bien sûr, une commère, Bakavine a dit vrai. Je vais m’en déshabituer, ajouta-t-il avec une bonhomie rêveuse. Eh bien, assez. Nastenka, n’oubliez pas ce que je vous ai dit. Si, si, venez ici de temps en temps. La nuit également. Au revoir, Vassia. Je t’ai remis tes vêtements et ton argent… je n’ai rien oublié, adieu. Nastassia, sors avec moi, j’ai à te dire encore quelques gentillesses.


Dès qu’ils furent sortis je me rejetai à la renverse et me serrai la tête avec les deux mains.


(Je soupçon[nais] tout le monde… Je me guide sur mes souvenirs pour écrire.)


À l’aube j’étais obsédé à travers une sorte de demi-sommeil par le plan de m’en aller, de m’enfuir, d’abord en Finlande, et ensuite en Amérique…


Cependant la guérison approchait. Trois jours plus tard, tandis que toutes ces souffrances morales, maladie, méfiance, susceptibilité, avaient atteint en moi des proportions monstrueuses; je sentis les forces me revenir de plus en plus vite; pourtant je le dissimulais. J’ai trompé tout le monde. J’étais poussé par je ne sais quelle ruse animale: tromper le chasseur, égarer cette meute de chiens. Je ne songeais qu’à moi et à mon salut et j’étais loin de me douter qu’il ne pesait point sur moi de tels soupçons et charges que je me l’étais imaginé, en exagérant tout, et que, en réalité, j’étais presque hors de danger. La conversation au sujet du meurtre qui avait eu lieu entre Razoumikhine et Bakavine à mon chevet m’avait irrité à un point extrême; ce qui est remarquable c’est que, assailli par ces souffrances, par cette peur, pas une seule fois je n’ai rien senti, je n’ai point songé au crime que j’avais commis; une fureur animale et un sentiment de conservation avaient fait taire le reste. Ainsi donc, je les ai trompés tous. Trois jours durant j’ai simulé une faiblesse à ne pouvoir même me remuer afin de leur inspirer confiance. Je n’adressais la parole presque à personne, à Razoumikhine moins qu’à tout autre. C’est incompréhensible, mes regards, mon attention, ma grossièreté témoignaient d’une telle haine à son égard qu’il aurait bien dû, semble-t-il, m’abandonner. En effet, il avait l’air d’en être vexé à part lui mais ce qui m’irritait le plus c’est que sans doute il attribuait ma conduite à mon état maladif, et supportait tout. On aurait dit qu’il avait juré de me remettre sur pied et de faire, jusqu’à ce moment-là, la nounou auprès de moi, aussi éprouvais-je le désir de les stupéfier afin qu’ils n’attribuassent plus ma rage uniquement à ma maladie…


Le troisième jour, à la tombée du soir, lorsque ce sacré Bakavine qui avait pris l’habitude de venir bavarder chez nous (Dieu, qu’ils sont tous bavards!) se fut retiré je fis aussitôt semblant de m’endormir. Razoumikhine répéta ses recommandations habituelles et s’en alla après avoir longuement regretté que je ne pusse venir chez lui le lendemain soir à l’occasion de son anniversaire (je savais qu’il rattrapait le temps perdu en ma compagnie en travaillant toutes les nuits jusqu’à quatre heures du matin). À peine fut-il sorti que je me levai, enfilai mes vêtements et partis à la recherche d’un nouvel appartement. J’espérais que l’argent que je possédais suffirait à mon déménagement; j’aurais sous-loué un coin chez des habitants, de plus je devais recevoir un de ces jours une certaine somme de ma mère. Ce dont je me réjouissais en m’imaginant leur étonnement lorsqu’ils allaient apprendre que le malade qui, la veille, avait de la peine à se remuer venait de changer d’adresse. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi j’avais résolu que j’allais me débarrasser ainsi de tout le monde, que je ne les attirerais pas tous, à plus forte raison, dans mon nouvel appartement et que je n’éveillerais pas ainsi en eux des soupçons, cette fois-ci graves. Aujourd’hui en y songeant et en raisonnant en moi-même je me persuade que tous ces jours et surtout ce soir-là j’étais un peu fou. Le lendemain (d’ailleurs), j’en eus comme un soupçon. Je m’en souviens.


Je descendis doucement comme un chat, l’escalier et me dirigeai vers le pont Voznessenski. Je voulais louer un coin dans un endroit éloigné de la Fontanka [121] ou même au-delà. Il était près de huit heures. À l’angle de la Sadovaïa et de la perspective Voznessenski j’aperçus un hôtel, comme j’étais sûr d’y trouver des journaux j’y entrai pour lire à la rubrique des faits divers ce qu’on disait du meurtre de la vieille. Encore chez moi j’avais brûlé du désir de lire les journaux mais, par méfiance j’avais eu peur de prier Razoumikhine de m’en procurer. À peine étais-je entré et avais-je demandé un verre de thé et la Voix que j’aperçus (on dirait un fait exprès) dans la pièce voisine Zamiotov avec un monsieur, très gros. Il y avait devant eux une bouteille de champagne. C’était le monsieur qui payait. Ce n’est pas tout, du premier regard je me rendis parfaitement compte que Zamiotov m’avait aperçu mais ne voulait pas que je le susse. Je décidai de rester exprès, j’allumai une cigarette et m’assis près de la porte, en tournant le dos à Zamiotov. Il ne pouvait pas ne pas passer près de moi en sortant.


«Voudra-t-il me reconnaître ou pas?» pensai-je.


Je trouvai effectivement dans le journal un article, le deuxième sur ce sujet avec des renvois au premier. Je demandai le numéro qui contenait le commencement de l’article. On le retrouva et on me l’apporta Je n’avais pas peur que Zamiotov remarquât ce que j’étais en train de lire. Au contraire, je voulais même qu’il le sût, et c’est un peu pour cette raison que j’avais demandé le premier numéro. Je ne comprends pas pourquoi j’avais envie de risquer cette bravade, pourtant, j’en éprouvais le désir. Peut-être étais-je poussé par une fureur, fureur animale qui ne raisonne point.


Dans le journal.

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