Une vie étrange commença pour Raskolnikov: c’était comme si une sorte de brouillard l’avait enveloppé et plongé dans un isolement fatal et douloureux. Quand il lui arrivait, par la suite, d’évoquer cette période de sa vie, il comprenait que sa raison avait dû vaciller bien des fois et que cet état, à peine coupé de certains intervalles de lucidité, s’était prolongé jusqu’à la catastrophe définitive. Il était positivement convaincu qu’il avait commis bien des erreurs, ne serait-ce qu’en ce qui concerne la date et la succession chronologique des événements, par exemple; du moins, lorsqu’il voulut, plus tard, rappeler et ordonner ses souvenirs, puis essayer de s’expliquer ce qui s’était passé, ce fut grâce à des témoignages étrangers qu’il apprit bien des choses sur lui-même. Ainsi, par exemple, il confondait les faits, il considérait tel incident comme la conséquence d’un autre qui n’existait que dans son imagination. Il était parfois dominé par une angoisse maladive qui dégénérait même en terreur panique. Mais il se souvenait avoir eu également des minutes, des heures et peut-être des jours où il restait, par contre, plongé dans une apathie qu’on ne saurait comparer qu’à l’état d’indifférence de certains moribonds. En général, pendant ces derniers temps, il semblait plutôt chercher à fermer les yeux sur sa situation, que vouloir s’en rendre compte exactement. Aussi certains faits essentiels qu’il se voyait obligé d’élucider au plus vite lui pesaient-ils particulièrement.
En revanche, avec quel bonheur il négligeait certains soucis et des questions dont l’oubli pouvait, dans sa situation, lui être fatal.
C’était surtout Svidrigaïlov qui l’inquiétait. On pourrait même dire que sa pensée s’était fixée, immobilisée sur lui. Depuis les paroles menaçantes et trop claires prononcées par cet homme, dans la chambre de Sonia, au moment de la mort de Katerina Ivanovna, les idées de Raskolnikov avaient pris une direction toute nouvelle. Pourtant, quoique ce fait imprévu l’inquiétât extrêmement, il ne se pressait pas de tirer la chose au clair. Parfois, quand il se trouvait dans quelque quartier solitaire et lointain, à table seul dans un méchant cabaret, sans pouvoir se rappeler comment il y était arrivé, le souvenir de Svidrigaïlov lui revenait tout à coup, il se disait avec une lucidité fébrile qu’il aurait dû avoir au plus tôt une explication décisive avec lui. Un jour même qu’il était allé se promener au-delà de la barrière, il se figura avoir donné rendez-vous à Svidrigaïlov. Une autre fois il se réveilla à l’aube, par terre, au milieu d’un fourré, sans comprendre comment il se trouvait là. Du reste, pendant les deux ou trois jours qui avaient suivi la mort de Katerina Ivanovna, Raskolnikov s’était rencontré plusieurs fois avec Svidrigaïlov, et presque toujours dans la chambre de Sonia, qu’il venait voir souvent, sans but et pour un instant. Ils se bornaient à échanger quelques mots brefs sans aborder le point capital, comme s’ils se fussent entendus, par un accord tacite, pour écarter momentanément ce sujet. Le corps de Katerina Ivanovna reposait encore dans la pièce. Svidrigaïlov s’occupait des funérailles et semblait fort affairé. Sonia était, de son côté, très occupée.
La dernière fois, Svidrigaïlov apprit à Raskolnikov qu’il avait réglé, et fort heureusement, la situation des enfants de la morte; il était arrivé grâce à certains personnages de sa connaissance à faire admettre les orphelins dans des asiles très convenables, et l’argent qu’il avait placé sur leur tête n’avait pas été d’un mince secours, car on recevait plus volontiers les orphelins nantis d’un certain capital que ceux qui étaient sans ressources. Il ajouta quelques mots au sujet de Sonia, promit de passer bientôt chez Raskolnikov et rappela qu’il désirait lui demander conseil au sujet de certaines affaires… Cette conversation eut lieu dans le vestibule, au pied de l’escalier; Svidrigaïlov regardait fixement Raskolnikov, puis, tout à coup, il lui demanda en baissant la voix:
– Mais qu’avez-vous, Rodion Romanovitch? On dirait que vous n’êtes pas dans votre assiette. Non. Vraiment, vous écoutez et vous regardez comme un homme qui ne comprend pas. Remontez-vous. Tenez, nous devrions causer, je suis malheureusement fort occupé, tant par mes propres affaires que par celles des autres… Eh, Rodion Romanovitch, ajouta-t-il brusquement, à tous les hommes il faut de l’air, de l’air, de l’air avant tout.
Il se rangea vivement pour laisser monter un prêtre et un sacristain qui venaient réciter les prières des morts. Svidrigaïlov avait tout arrangé pour que cette cérémonie se répétât régulièrement deux fois par jour. Il s’éloigna. Raskolnikov resta un moment à réfléchir, puis il suivit le prêtre chez Sonia.
Il s’arrêta sur le seuil. Le service commençait, triste, grave et solennel. L’appareil de la mort lui inspirait depuis son enfance un sentiment de terreur mystique; il y avait longtemps qu’il n’avait assisté à une messe de requiem. Celle-ci avait pour lui quelque chose de particulièrement affreux et d’émouvant. Il regardait les enfants; tous trois étaient agenouillés près du cercueil, Poletchka pleurait, derrière eux Sonia priait en cherchant à dissimuler ses larmes.
«Elle n’a pas une seule fois levé les yeux sur moi et ne m’a pas dit un mot, tous ces jours-ci», pensa-t-il. Le soleil illuminait la pièce où la fumée de l’encens montait en épaisses volutes. Le prêtre lisait: «Accorde-lui, Seigneur, le repos éternel». Raskolnikov resta jusqu’à la fin du service.
Le pope distribuait ses bénédictions et prenait congé en promenant alentour des regards étranges.
Après l’office, le jeune homme s’approcha de Sonia. Elle lui prit aussitôt les deux mains et inclina sa tête sur son épaule. Ce geste amical causa à Raskolnikov un profond étonnement. Quoi? elle n’éprouvait pas la moindre répulsion, pas la moindre horreur? Sa main ne tremblait pas le moins du monde dans la sienne! C’était le comble de l’abnégation. C’est du moins ainsi qu’il s’expliqua ce mouvement. La jeune fille ne dit pas un mot. Raskolnikov lui serra la main et sortit.
Il se serait estimé heureux, s’il avait pu, à ce moment, se retirer dans la solitude, même pour l’éternité; mais le malheur était que tous ces derniers temps, bien qu’il fût presque toujours seul, il n’éprouvait jamais le sentiment de l’être entièrement.
Il lui arrivait de quitter la ville, de s’en aller sur la grand-route, une fois même il s’enfonça dans un bois, mais plus le lieu était solitaire, écarté, plus sensible lui était la présence d’un être vague dont l’approche l’effrayait moins qu’elle ne l’énervait.
Aussi se hâtait-il de revenir en ville, de se mêler à la foule; il entrait dans les cabarets, dans les gargotes, il s’en allait sur la place des Halles, au marché aux Puces. Il s’y sentait plus tranquille et plus seul. Dans une de ces gargotes on chantait des chansons à la tombée de la nuit. Il passa une heure à les écouter et y prit même grand plaisir; mais vers la fin son agitation le reprit, il se sentit torturé par une sorte de remords.
«Je suis là à écouter des chansons, se disait-il, mais est-ce cela que je devrais faire?» Il comprit, du reste, que ce n’était pas là son seul sujet d’inquiétude; il y avait une question qui devait être résolue sans retard, mais qu’il n’arrivait pas à élucider et qu’aucun mot ne pouvait traduire.
Elle formait une sorte de tourbillon dans son esprit. «Non, mieux vaudrait la lutte, plutôt que de se retrouver en face de Porphyre… ou de Svidrigaïlov… Oui, plutôt recevoir un défi, avoir une attaque à repousser… Oui, oui, cela vaudrait mieux», songeait-il, et il sortit précipitamment de la gargote. La pensée de Dounia et de sa mère le jetait dans une sorte de terreur panique. Ce fut cette nuit-là qu’il s’éveilla, à l’aube, dans un fourré de l’île Krestovski: il était glacé et tremblant de fièvre lorsqu’il reprit le chemin de son logis. Il y arriva de grand matin; après quelques heures de sommeil la fièvre le quitta, mais il se faisait déjà tard quand il se leva, plus de deux heures de l’après-midi.
Il se souvint que c’était le jour fixé pour les obsèques de Katerina Ivanovna et se réjouit de n’y avoir pas assisté. Nastassia lui apporta son repas; il mangea et but avec grand appétit, presque gloutonnement. Il se sentait la tête rafraîchie et goûtait un calme qu’il n’avait pas connu depuis trois jours. Il s’étonna même des accès de terreur panique auxquels il avait été sujet. La porte s’ouvrit et Razoumikhine entra.
– Ah! il mange, c’est donc qu’il n’est pas malade! fit-il. Il prit une chaise et s’assit en face de son ami. Il semblait fort agité et n’essayait pas de le cacher. Il parlait avec une colère visible, mais sans se presser et sans élever la voix, comme animé d’une intention mystérieuse. Écoute, fit-il d’un air décidé, le diable vous emporte tous et je me moque de vous, car je vois, oh je vois clairement que je ne comprends rien à vos manigances. Ne va pas croire que je viens te faire subir un interrogatoire. Je m’en fiche. Je ne me soucie pas de te tirer les vers du nez. Tu viendrais maintenant me raconter tous vos secrets que je ne voudrais peut-être pas les entendre: je cracherais et je m’en irais. Je ne suis venu que pour m’assurer par moi-même et définitivement, d’abord, s’il est vrai que tu sois fou. Car je dois te dire qu’il y a des gens qui te soupçonnent de l’être. Je t’avouerai que j’étais très disposé à partager cette opinion, étant donné ta manière d’agir stupide, assez vilaine et parfaitement inexplicable, et ensuite ta conduite récente à l’égard de ta mère et de ta sœur. Quel homme, à moins d’être un monstre, une canaille ou alors un fou, se serait comporté avec elles comme tu l’as fait? Donc tu es fou…
– Quand les as-tu vues?
– Tout à l’heure. Et toi, depuis quand ne les vois-tu plus? Dis-moi, je te prie, où tu traînes toute la journée, j’ai passé trois fois chez toi sans te trouver. Ta mère est gravement malade depuis hier. Elle a voulu te voir et Avdotia Romanovna a tout fait pour la retenir, mais elle ne voulait rien entendre.
«S’il est malade, disait-elle, s’il perd la raison, qui viendra à son secours, si ce n’est sa mère?» Nous sommes donc tous venus ici, car nous ne pouvions pas la laisser seule, n’est-ce pas? et durant le trajet nous ne faisions que la supplier de se calmer.
«Lorsque nous sommes arrivés, tu étais absent; tiens, voici la place où elle s’est assise. Elle y est restée dix minutes, nous debout auprès d’elle en silence. Enfin, elle s’est levée et a dit: «S’il sort, c’est qu’il n’est pas malade. Il m’a donc oubliée; ce serait inconvenant pour une mère d’aller se poster sur le seuil de son fils pour mendier ses caresses.» Elle est rentrée et a dû s’aliter; maintenant elle a une forte fièvre. «Je vois bien, dit-elle, qu’il trouve du temps pour son amie.» Elle suppose que cette amie, c’est Sofia Semionovna, ta fiancée ou ta maîtresse, je ne sais pas au juste. Aussi, mon ami, suis-je allé aussitôt chez cette jeune fille, car il me tardait d’être fixé là-dessus.
«J’entre et que vois-je?… un cercueil, des enfants qui pleurent et Sofia Semionovna en train de leur essayer des vêtements de deuil. Tu n’étais pas là. Après t’avoir cherché des yeux, je fis mes excuses, sortis et allai raconter à Avdotia Romanovna les résultats de ma démarche. C’est donc que toutes ces suppositions étaient absurdes; puisqu’il ne s’agit pas d’une amourette, l’hypothèse la plus plausible qu’on puisse faire est celle de la folie! Mais maintenant je te vois en train de dévorer ton bœuf avec autant d’avidité que si tu n’avais pas mangé depuis trois jours. Il est vrai qu’être fou n’empêche pas de manger et que, d’autre part, tu n’as pas voulu me dire un mot… mais… je suis sûr que tu n’es pas fou… Je suis prêt à le jurer… c’est pour moi un fait indiscutable. Ainsi, le diable vous emporte tous, car il y a là un mystère, un secret, et je ne suis pas disposé à me casser la tête sur vos énigmes. Je ne suis entré que pour te faire une scène, conclut-il en se levant, et me soulager, mais maintenant je sais ce qui me reste à faire.»
– Que penses-tu donc faire?
– Que t’importe?
– Prends garde, tu vas te mettre à boire.
– Comment… comment as-tu deviné cela?
– Comme si c’était difficile!
Razoumikhine resta un moment silencieux.
– Tu as toujours été fort intelligent, et jamais, jamais fou, s’écria-t-il avec feu. Oui, tu as dit vrai. Je vais me mettre à boire. Adieu! et il fit un pas vers la porte.
– J’ai parlé de toi avec ma sœur, Razoumikhine, avant-hier, je crois.
– De moi? Mais où as-tu pu la voir avant-hier? fit l’autre en s’arrêtant. Il avait un peu pâli, on pouvait deviner, à le voir, que son cœur s’était mis à battre avec force.
– Elle est venue ici, elle s’est assise à cette place et a causé avec moi.
– Elle?
– Oui, elle.
– Mais que lui as-tu dit… je veux le savoir, que lui as-tu dit de moi?
– Je lui ai dit que tu es un excellent homme, fort honnête et laborieux. Quant à ton amour, je n’ai pas eu à lui en parler, car elle sait que tu l’aimes.
– Elle le sait?
– Tiens, parbleu! Où que je m’en aille et quoi qu’il arrive, tu dois rester leur Providence. Je les remets, pour ainsi dire, entre tes mains, Razoumikhine. Je te dis cela parce que je sais que tu l’aimes et je suis convaincu de la pureté de ton cœur. Je sais également qu’elle aussi peut t’aimer et peut-être t’aime-t-elle déjà. Maintenant c’est à toi de décider si tu dois te mettre à boire.
– Rodka… vois-tu… Eh bien… Ah, diable! Mais toi, où veux-tu aller? Vois-tu, si c’est un secret, eh bien, n’en parlons plus, mais je le découvrirai. Et je suis convaincu que ce sont des niaiseries inventées par ton imagination. Tu es du reste un excellent homme. Un excellent homme…
– Je voulais ajouter, mais tu m’as interrompu, que tu avais parfaitement raison en déclarant tout à l’heure que tu renonçais à connaître mes secrets. Laisse cela, ne t’en inquiète pas. Les choses se découvriront en leur temps, tu apprendras tout, le moment venu. Hier, quelqu’un m’a dit que les hommes ont besoin d’air, comprends-tu, d’air. Je veux aller lui demander tout de suite ce qu’il entend par là.
Razoumikhine réfléchissait fiévreusement; tout à coup, une idée lui vint.
«C’est un conspirateur politique sûrement. Et il se trouve à la veille d’un acte décisif, cela est sûr. Il ne peut en être autrement et… et Dounia le sait…», pensa-t-il.
– Ainsi Avdotia Romanovna vient te voir? reprit-il en scandant chaque mot, et toi tu vas maintenant chez un homme qui prétend qu’il faut de l’air, qu’il en faut davantage et… et par conséquent cette lettre… doit être rapportée à tout cela… conclut-il comme en aparté.
– Quelle lettre?
– Elle a reçu une lettre aujourd’hui et en a paru bouleversée. Je dirai même qu’elle en a été trop émue. J’ai voulu lui parler de toi… et elle m’a prié de me taire. Ensuite… ensuite elle m’a dit que nous allions peut-être nous séparer bientôt. Elle s’est mise à me remercier chaleureusement pour je ne sais quoi, puis elle est partie dans sa chambre et s’y est enfermée.
– Elle a reçu une lettre, dis-tu? demanda Raskolnikov qui semblait pensif.
– Oui, une lettre, tu l’ignorais? Hum!
Tous deux se turent.
– Adieu, Rodion! Je te dirai, mon vieux… qu’un moment… non, adieu, il y eut un moment, vois-tu… allons, adieu. Je dois m’en aller. Pour ce qui est de boire, je ne le ferai pas. Ce n’est plus nécessaire… tu te trompes!
Il paraissait pressé, mais à peine était-il sorti, qu’il rouvrit la porte et dit en évitant de regarder son ami.
– À propos, te souviens-tu de cet assassinat, l’affaire que Porphyre était chargé d’instruire? Le meurtre de la vieille, tu sais? Eh bien, l’assassin a été découvert, il a fait des aveux et fourni toutes les preuves. C’est, figure-toi, un de ces ouvriers peintres que je défendais si chaudement, si tu te rappelles. Croirais-tu que toute cette scène de disputes et de rires qui se passait au moment où le concierge montait avec deux témoins, n’était qu’un truc destiné à détourner les soupçons? Quelle ruse, quelle présence d’esprit chez ce blanc-bec! Vrai, on a peine à le croire, mais il a tout expliqué et fait les aveux les plus complets. Et moi, ce que j’ai pu me tromper! Mais quoi! À mon avis, cet homme est un génie, le génie de la dissimulation et de la ruse, de l’alibi juridique, pour ainsi dire et, dans ce cas, il ne faut s’étonner de rien. Car enfin, des gens pareils peuvent exister. Qu’il n’ait pu soutenir son rôle jusqu’au bout et ait fini par avouer, cela ne fait que mieux prouver la vérité de ses explications. La chose en paraît plus vraisemblable!… Mais moi, moi, comment ai-je pu me tromper ainsi? J’étais prêt à me battre en faveur de ces hommes-là!
– Dis-moi, je te prie, où as-tu appris tout cela et pourquoi cette affaire t’intéresse-t-elle tant? demanda Raskolnikov avec une agitation manifeste.
– En voilà une question! Pourquoi elle m’intéresse? demande-t-il. Quant à la source de mes informations, c’est Porphyre entre autres, dis plutôt que c’est lui seul qui m’a presque tout dit.
– Porphyre?
– Oui.
– Eh bien… que t’a-t-il dit? demanda Raskolnikov inquiet.
– Il m’a tout expliqué à merveille, en procédant selon sa méthode psychologique.
– Il t’a expliqué cela? tu dis que lui-même te l’a expliqué?
– Oui, lui-même. Adieu. J’ai encore quelque chose à te raconter, mais ce sera pour plus tard, je suis pressé. À un moment donné j’ai cru… mais quoi, allons, je te dirai cela plus tard… Qu’ai-je besoin de boire maintenant? tes paroles ont suffi à m’enivrer. Car je suis ivre, Rodka! Ivre sans avoir bu; allons, adieu, je reviendrai bientôt.
Il sortit.
«C’est un conspirateur politique, j’en suis sûr, tout à fait sûr, conclut définitivement Razoumikhine tandis qu’il descendait lentement l’escalier. Et il a entraîné sa sœur dans son entreprise. Cette hypothèse est fort plausible, étant donné le caractère d’Avdotia Romanovna. Ils ont des rendez-vous… Elle me l’a déjà laissé entrevoir. Certaines de ses paroles… des allusions me le prouvent. D’ailleurs comment expliquer autrement tout cet imbroglio? Hum!… Et moi qui pensais… Oh! Seigneur, qu’ai-je pu penser! Oui, c’était une aberration et je suis coupable envers lui. C’est lui-même qui l’autre jour, dans le corridor, devant la lampe, m’a conduit à cet égarement. Pouah! Quelle honteuse, vilaine et grossière pensée j’ai pu concevoir. Mikolka a joliment bien fait d’avouer… Et comme tout le passé s’explique à présent, cette maladie de Rodion, sa conduite étrange! Même autrefois, autrefois encore à l’Université, comme il était sombre et farouche! Mais que signifie cette lettre? Il y a peut-être encore quelque chose. D’où vient-elle? Je soupçonne… hum! Non, j’aurai le fin mot de tout cela.»
Soudain, il se rappela ce que Rodion lui avait dit de Dounetchka, et il crut que son cœur allait s’arrêter de battre. Il fit un effort et se mit à courir.
À peine Razoumikhine était-il sorti que Raskolnikov se leva. Il s’approcha de la fenêtre, puis il fit quelques pas et vint se heurter à un coin, puis à un autre, comme s’il avait oublié l’exiguïté de sa cellule. Enfin, il se laissa retomber sur son divan. Une rénovation de tout son être semblait s’être opérée en lui; c’était la lutte de nouveau, une issue possible!
Oui, cela signifiait qu’il pouvait y avoir une issue! Un moyen d’échapper à la situation terrible qui l’étouffait et le plongeait dans une sorte d’hébétement depuis l’aveu de Mikolka chez Porphyre; ensuite s’était passée cette scène avec Sonia, dont les péripéties et le dénouement avaient trompé ses prévisions et ses intentions… C’était donc qu’il avait faibli momentanément. Il avait reconnu avec la jeune fille, et reconnu sincèrement, qu’il ne pouvait continuer à porter seul un pareil fardeau! Et Svidrigaïlov? Svidrigaïlov était une énigme qui l’inquiétait, il est vrai, mais d’une autre façon. Il y aurait à lutter avec lui et on trouverait peut-être moyen de s’en débarrasser; mais Porphyre, c’était une tout autre affaire.
Ainsi le juge d’instruction avait démontré lui-même à Razoumikhine la culpabilité de Mikolka en procédant par la méthode psychologique. «Le voilà qui recommence à fourrer partout cette maudite psychologie, se dit Raskolnikov. Porphyre, lui, n’a pas pu un seul instant croire Mikolka coupable, après la scène qui venait de se passer entre nous et qui n’admet qu’une explication.» (Raskolnikov avait à plusieurs reprises évoqué des bribes de cette scène, mais jamais la scène en entier, il n’en aurait pas supporté le souvenir.) Ils avaient échangé, alors, des mots et des regards, prononcé des paroles, qui prouvaient une conviction que Mikolka n’aurait pu ébranler, d’autant plus que Porphyre l’avait déchiffrée à première vue. Mais quelle situation! Razoumikhine lui-même commençait à avoir des soupçons. L’incident du corridor n’avait donc pas passé sans laisser de traces. «Alors il s’est précipité chez Porphyre… Mais pourquoi celui-ci a-t-il voulu le tromper? Pourquoi veut-il détourner ses soupçons vers Mikolka? Non, non, il n’a pas pu faire cela sans motif, il nourrit des intentions, mais lesquelles? Depuis lors, il est vrai, il s’est écoulé beaucoup de temps, trop de temps… et pas de nouvelles de Porphyre. C’est peut-être mauvais signe.»
Il prit sa casquette et sortit tout songeur. Il se sentait, ce jour-là, pour la première fois depuis longtemps, en parfait état d’équilibre. «Il faut en finir avec Svidrigaïlov, coûte que coûte, se disait-il, et le plus tôt possible, celui-là doit attendre aussi que je vienne le voir.» Et à cet instant, dans son cœur épuisé surgit une telle haine, qu’il n’aurait sans doute pas hésité à tuer celui de ses ennemis, Svidrigaïlov ou Porphyre, qu’il aurait tenu à sa merci. Tout au moins éprouva-t-il l’impression qu’il était capable de le faire un jour, si ce n’était à présent.
«On verra, on verra bien», répétait-il tout bas; mais à peine venait-il d’ouvrir la porte qu’il se rencontra nez à nez dans le vestibule avec Porphyre. Le juge d’instruction venait le voir. Raskolnikov fut frappé de stupeur au premier moment, mais il se reprit rapidement; si étrange que cela pût paraître, cette visite l’étonnait peu et ne l’effrayait presque point.
Il tressaillit seulement et se mit aussitôt sur ses gardes. «C’est peut-être le dénouement, se dit-il, mais comment a-t-il pu s’approcher ainsi à pas de loup, si bien que je n’ai rien entendu; n’est-il pas venu m’épier?»
– Vous n’attendiez pas ma visite, Rodion Romanovitch? fit gaiement Porphyre Petrovitch. Je me proposais depuis longtemps de venir vous voir; aussi, en passant devant votre maison tout à l’heure, j’ai pensé: «Pourquoi n’entrerais-je pas lui faire une petite visite?» Vous étiez sur le point de sortir? Je ne vous retiendrai pas, je ne resterai que le temps d’une cigarette, si vous le permettez.
– Oui, asseyez-vous, Porphyre Petrovitch, asseyez-vous, dit Raskolnikov en offrant un siège au visiteur, d’un air si aimable et si satisfait que lui-même en eût été surpris s’il avait pu se voir à cet instant. Toute trace de sa frayeur passée avait disparu. C’est ainsi, par exemple, qu’un homme aux prises avec un brigand passe une demi-heure d’angoisse mortelle, pour retrouver son sang-froid quand il sent la pointe du couteau sur sa gorge. Il s’était assis carrément devant Porphyre et le regardait en face. Le juge d’instruction cligna de l’œil et alluma une cigarette.
«Allons, parle! lui criait mentalement Raskolnikov. Pourquoi ne parles-tu pas?»
– Ah, ces cigarettes! fit enfin Porphyre Petrovitch; c’est un poison, un vrai poison, mais je ne puis y renoncer. Je tousse, ma gorge commence à s’irriter, j’ai de l’asthme. Comme je suis légèrement peureux, je suis allé voir le docteur B… Il examine chaque malade une demi-heure au minimum. Eh bien, il s’est mis à rire en me regardant. Il m’a soigneusement palpé et ausculté: «Le tabac ne vous vaut rien, m’a-t-il dit entre autres. Vous avez les poumons dilatés.» Oui, mais comment abandonner le tabac? Par quoi le remplacer? Je ne bois pas, voilà le malheur, hé! hé! hé! Tout le malheur vient de ce que je ne bois pas. Car tout est relatif, Rodion Romanovitch, tout est relatif.
«Le voilà de nouveau dans son radotage», pensa Raskolnikov avec dégoût. Son entretien récent avec le juge d’instruction lui revint à l’esprit et, avec ce souvenir, tous ses anciens sentiments affluèrent à son cœur.
– Je suis déjà passé chez vous avant-hier soir, ne le saviez-vous pas? continua Porphyre Petrovitch, en examinant la pièce, et je suis entré ici. J’étais dans la rue, l’idée m’est venue, comme aujourd’hui, de vous rendre votre visite. La porte était grande ouverte. J’ai attendu un moment et je suis parti sans même voir la servante pour lui dire mon nom. Vous ne fermez jamais votre porte?
Le visage de Raskolnikov s’assombrissait de plus en plus. Porphyre parut deviner les pensées qui l’agitaient.
– Je suis venu m’expliquer, mon cher Rodion Romanovitch. Je vous dois une explication, fit-il avec un sourire en lui frappant légèrement sur le genou. Mais son visage prit aussitôt une expression sérieuse et préoccupée, une ombre de tristesse y glissa même, au grand étonnement du jeune homme. Il ne lui avait jamais vu pareille expression et ne l’en soupçonnait pas capable. Il s’est passé une scène étrange entre nous, Rodion Romanovitch, la dernière fois que nous nous sommes vus, mais alors… Enfin, voici ce dont il s’agit. J’ai des torts à votre égard, je le sens bien. Vous vous souvenez comment nous nous sommes séparés; il est vrai que nous sommes tous les deux fort nerveux, mais nous n’avons pas agi en hommes bien élevés, et cependant nous sommes des gentlemen, et même nous le sommes avant tout, je puis dire. Il ne faut pas l’oublier. Vous souvenez-vous jusqu’où nous avions été? Nous avions dépassé les bornes.
«Où veut-il en venir?», se demandait Raskolnikov, tout stupéfait, en levant la tête et en dévorant Porphyre des yeux.
– J’ai pensé que nous ferions mieux d’être francs, continua Porphyre Petrovitch en détournant légèrement la tête et en baissant les yeux, comme s’il craignait de troubler son ancienne victime et voulait marquer son dédain des procédés et des pièges dont il s’était servi. Oui, de tels soupçons et des scènes pareilles ne doivent pas se renouveler. Sans Mikolka qui est venu y mettre fin, je ne sais comment les choses auraient tourné. Ce maudit bonhomme était resté caché derrière la cloison, figurez-vous. Vous l’avez déjà appris, n’est-ce pas? Je sais d’ailleurs qu’il est venu chez vous aussitôt après cette scène. Mais vous vous étiez cependant trompé dans vos suppositions. Je n’ai envoyé, ce jour-là, chercher personne et je n’avais pris aucune disposition. Vous demanderez pour quelle raison je ne l’avais pas fait? Comment vous dire? J’étais pour ainsi dire trop stupéfait. C’est à peine si j’ai songé à convoquer les concierges (vous les avez bien remarqués, en passant). Une pensée m’était venue, rapide comme l’éclair. J’étais, voyez-vous, Rodion Romanovitch, trop sûr de moi et je me disais que si je m’accrochais à un fait, dusse-je abandonner le reste, je n’arriverais pas moins à mon résultat.
«Vous êtes naturellement fort irascible, Rodion Romanovitch, vous l’êtes même un peu trop; c’est un trait dominant chez vous, une des particularités de votre nature, que je me flatte de connaître, en partie tout au moins. Eh bien, j’ai réfléchi qu’il ne vous arrive pas tous les jours d’entendre un homme vous lancer à brûle-pourpoint la vérité à la figure; sans doute, cela peut arriver, surtout à un homme hors de lui, mais c’est un fait rare. C’est pourtant ainsi que j’ai raisonné: «Si je pouvais, me disais-je, lui arracher le fait le plus minime, le plus petit aveu, le plus mince, mais une preuve cependant palpable, tangible, autre chose enfin que tous ces faits psychologiques!… Car je pensais que, si un homme est coupable, on arrive toujours à lui arracher une preuve réelle. J’étais même en droit d’escompter le résultat le plus surprenant. Je tablais sur votre caractère, Rodion Romanovitch, surtout sur votre caractère. Je vous avouerai que je comptais beaucoup sur vous-même.»
– Mais pourquoi me racontez-vous tout cela maintenant? marmotta Raskolnikov, sans trop se rendre compte de la portée de sa question. «Que veut-il dire? Me croirait-il innocent, par hasard?» se demandait-il.
– Pourquoi je vous parle ainsi? Eh bien, je suis venu m’expliquer, car je considérais que c’était pour moi un devoir sacré. Je veux vous exposer dans ses moindres détails l’histoire de mon aberration. Je vous ai soumis à une cruelle torture, Rodion Romanovitch, mais je ne suis pas un monstre. Car enfin, je comprends ce que doit éprouver un homme malheureux, fier, impérieux et peu endurant, surtout peu endurant, en se voyant infliger cette épreuve. Je dois dire que je vous considère comme un homme plein de noblesse et même, jusqu’à un certain point, un homme magnanime, quoique je ne puisse partager toutes vos convictions. Je juge de mon devoir de vous le déclarer tout de suite, car je ne voudrais point vous tromper.
«Ayant appris à vous connaître, j’ai commencé à éprouver un véritable attachement pour vous. Ces paroles vous feront peut-être rire. Riez, vous en avez le droit. Je sais que vous, en revanche, vous avez été pris d’antipathie pour moi à première vue; je n’ai d’ailleurs rien qui puisse inspirer la sympathie, mais vous pouvez penser ce que vous voulez; moi je vous dis que je désire de toutes mes forces effacer l’impression que je vous ai produite, réparer mes torts et vous prouver que je suis un homme de cœur. Je vous assure que je suis sincère…» Porphyre Petrovitch s’arrêta à ces mots, d’un air plein de dignité et Raskolnikov se sentit gagné par une épouvante toute nouvelle. La pensée que le juge le croyait innocent l’effrayait.
– Il n’est pas nécessaire de remonter à la source des événements, reprit Porphyre Petrovitch, je pense que ce serait une recherche vaine et même impossible. Au début ont circulé des bruits sur la nature et l’origine desquels je crois superflu de m’étendre; inutile aussi de vous apprendre comment votre personnalité s’y est trouvée mêlée. Quant à moi, ce qui m’a donné l’éveil, c’est une circonstance tout à fait fortuite, dont je ne vous parlerai pas davantage. Tous ces bruits et ces circonstances accidentelles ont fait naître en moi certaine pensée. Je vous avouerai franchement, car, si on veut être sincère, il faut l’être jusqu’au bout, que c’est moi, à vrai dire, qui vous ai le premier mis en cause. Toutes ces annotations faites par la vieille sur les objets et mille autres choses du même genre ne signifient rien; on pourrait compter une centaine d’indices tout aussi importants. J’ai eu également l’occasion de connaître dans ses moindres détails l’incident survenu au commissariat, et cela par le plus simple hasard. Cette scène m’a été contée, avec précision, par la personne qui y avait joué le rôle principal et l’avait, à son insu, menée supérieurement. «Tous ces faits s’ajoutent les uns aux autres, mon cher Rodion Romanovitch. Comment, dans ces conditions, ne pas se tourner d’un certain côté? «Cent lapins n’ont jamais fait un cheval, pas plus que cent présomptions ne font une preuve», comme dit le proverbe anglais, mais c’est la raison qui parle; or, les passions sont tout autre chose: essayez de lutter avec les passions! Après tout, un juge d’instruction n’est qu’un homme et, par conséquent, accessible aux passions. Là-dessus, je me souviens de votre article paru dans une revue, vous rappelez-vous? Nous en avons parlé à votre première visite. Je vous raillais alors à ce sujet, mais c’était pour essayer de vous faire parler, car, je le répète, vous êtes peu endurant et vous avez les nerfs fort malades, Rodion Romanovitch. Quant à votre hardiesse, votre fierté, au sérieux de votre esprit et à vos souffrances… il y a longtemps que je les avais devinés!… Tous ces sentiments me sont familiers et votre article m’a paru exposer des idées bien connues. Il a été écrit, le cœur battant, d’une main fiévreuse et pendant une nuit d’insomnie, cet article, dicté par un cœur plein de passion contenue. Or, cette passion, cet enthousiasme contenus de la jeunesse sont dangereux. Je me suis alors moqué de vous, mais maintenant je vous dirai que j’ai goûté infiniment, en amateur, cette jeune ardeur d’une plume qui s’essaie. Ce n’est que fumée, brouillard, une corde qui vibre dans la brume. Votre article est absurde et fantastique, mais il respire une telle sincérité! Il est plein de jeune et incorruptible fierté, de la hardiesse du désespoir… Il est sombre, votre article, et cela est bien. Je l’ai lu alors, puis je l’ai rangé soigneusement et… en le rangeant, j’ai songé: «Allons, cet homme ne s’arrêtera pas là!» Eh bien, dites-moi vous-même, comment ne pas me laisser influencer, après cet antécédent, par ce qui en fut la suite? Ah, Seigneur! mais est-ce que je dis quelque chose? Puis-je me risquer à affirmer quoi que ce soit à présent? Je me suis borné alors à en faire la remarque. «Que se passe-t-il? ai-je pensé. Toute cette histoire n’est peut-être rien du tout, une pure invention de mon imagination. Il n’est pas convenable pour un juge d’instruction de se passionner ainsi. Je ne dois savoir qu’une chose: c’est que je tiens Mikolka.» Vous aurez beau dire, les faits sont les faits et lui aussi me tient avec sa psychologie personnelle. Il faut bien m’occuper de ce cas. C’est une question de vie ou de mort après tout. Vous me demanderez pourquoi je vous explique tout cela? Mais pour que vous puissiez juger en connaissance de cause et en votre âme et conscience, pour que vous ne me fassiez plus un crime de ma conduite, si cruelle en apparence, de l’autre jour. Non, cruelle elle ne le fut pas, je vous le dis, hé! hé! hé! Vous vous demandez pourquoi je ne suis pas venu perquisitionner chez vous? Mais j’y suis venu, hé! hé! J’y suis venu quand vous étiez couché, malade, dans votre lit. Pas en qualité de magistrat et de façon officielle, mais j’y suis venu. Votre logement a été fouillé de fond en comble, dès les premiers soupçons. Mais umsonst [101]! Je pensais: «Maintenant cet homme va venir chez moi; il viendra de lui-même me trouver, et d’ici fort peu de temps; s’il est coupable il doit venir. Un autre ne le ferait pas, mais lui viendra.» Et vous rappelez-vous les bavardages de M. Razoumikhine? Nous nous étions arrangés pour les provoquer et vous faire peur, et c’est exprès que nous lui avons fait part de nos conjectures, dans l’espoir qu’il vous en dirait quelque chose, car M. Razoumikhine n’est pas homme à contenir son indignation. M. Zamiotov a été frappé par votre colère et votre hardiesse. Pensez donc: aller crier en plein cabaret: «J’ai tué!» C’était vraiment trop osé, trop risqué, et je me suis dit: «Si cet homme est coupable, c’est un terrible lutteur.» Voilà ce que je pensais. Et j’ai attendu… je vous ai attendu de toutes mes forces. Quant à Zamiotov, vous l’aviez tout simplement écrasé et… tout le malheur est que cette maudite psychologie est à deux fins. Bon, donc je vous attends et voilà que Dieu vous envoie. Ce que mon cœur a battu quand je vous ai vu apparaître! Eh! mais qu’aviez-vous donc besoin de venir alors? Et votre rire! Vous êtes entré, si vous vous en souvenez, en riant aux éclats, et moi, à travers ce rire, j’ai déchiffré ce qui se passait en vous, comme on voit tout à travers une vitre transparente. Je n’y aurais cependant prêté aucune attention si je n’avais eu l’esprit prévenu. Et M. Razoumikhine alors… et encore la pierre, la pierre, vous vous rappelez, sous laquelle les objets ont été enfouis… Je crois la voir d’ici, quelque part, dans un jardin potager… c’est bien d’un jardin potager que vous avez parlé à Zamiotov? Ensuite, quand la conversation s’est engagée sur votre article, nous croyions saisir un sous-entendu derrière chacune de vos paroles… Eh bien, voilà, Rodion Romanovitch, comment ma conviction s’est formée peu à peu; mais quand j’ai été sûr de mon fait, je suis revenu à moi: «Que me prend-il?», car enfin on pourrait tout expliquer différemment, et cela paraîtrait peut-être plus naturel, j’en conviens. Un vrai supplice! mieux vaudrait la moindre preuve! Mais, en apprenant l’histoire du cordon de sonnette, j’ai tressailli tout entier. «Allons, ça y est, me suis-je dit, la voilà la preuve», et je ne voulais plus réfléchir à rien. À ce moment, j’aurais donné mille roubles de ma poche pour vous voir de mes propres yeux faire cent pas aux côtés d’un homme qui vous avait traité d’assassin, sans oser lui répliquer un mot…
«Et ces frissons qui vous prenaient! Et ce cordon de sonnette dont vous parliez dans votre délire! Pourquoi vous étonner, après cela, Rodion Romanovitch, de la façon dont j’en ai usé alors avec vous? Et pourquoi êtes-vous venu chez moi juste à ce moment-là? Un diable semblait vous pousser et, en vérité, si Mikolka ne nous avait pas séparés… vous vous souvenez de l’arrivée de Mikolka? Ça a été comme un coup de foudre! Mais quel accueil lui ai-je fait? Je n’ai pas prêté la moindre attention à ce coup de tonnerre, c’est-à-dire pas ajouté foi le moins du monde à ses paroles. Que dis-je? Plus tard, après votre départ et ses réponses fort raisonnables (il faut vous dire qu’il m’a répondu de façon si intelligente sur certains points que j’en ai été étonné), eh bien, je n’en suis pas moins resté inébranlable comme un roc dans mes convictions. «Non, pensais-je, racontez-nous des histoires. Il s’agit bien de Mikolka!»
– Razoumikhine vient de me dire qu’à présent vous êtes convaincu de sa culpabilité; vous-même lui auriez assuré que…
Il ne put achever, le souffle lui manquait. Il écoutait dans un trouble indescriptible cet homme qui l’avait percé à jour renier son propre jugement. Il n’en croyait pas ses oreilles et cherchait avidement le sens précis et définitif caché derrière ces phrases ambiguës.
– Monsieur Razoumikhine? s’écria Porphyre Petrovitch, qui semblait bien aise d’entendre enfin une observation sortir de la bouche de Raskolnikov, hé! hé! hé! Mais il fallait bien me débarrasser de lui, qui n’avait rien à voir dans cette affaire. Il était accouru chez moi tout pâle… Enfin, ne nous occupons pas de lui, voulez-vous? Quant à Mikolka, désirez-vous savoir ce qu’il est ou, du moins, quelle idée je me fais de lui? Tout d’abord, ce n’est qu’un enfant; il n’a pas atteint sa majorité et je ne dirai pas qu’il soit précisément poltron, mais il est impressionnable comme un artiste. Non, ne riez pas de me voir le caractériser ainsi. Il est naïf et extrêmement sensible. Il a bon cœur, une nature fantasque. Il chante, danse et conte si bien qu’on vient l’entendre des villages voisins, paraît-il. Il aime s’instruire, tout en étant capable de rire comme un fou pour des niaiseries. Avec ça, il peut boire jusqu’à perdre la raison, non qu’il soit un ivrogne, mais parce qu’il se laisse entraîner, toujours comme un enfant. Il ne comprend pas qu’il a commis un vol en s’appropriant l’écrin qu’il avait ramassé. «Puisque je l’ai trouvé par terre, dit-il, j’avais bien le droit de le garder.» Et savez-vous qu’il appartient à une secte schismatique, ou plutôt, pas précisément schismatique… mais c’est un fanatique. Il vient de passer deux ans auprès d’un ermite. Au dire des gens de Zaraïsk [102], ses camarades, il manifestait une dévotion exaltée et voulait se faire ermite également. Il passait ses nuits à prier Dieu et à lire des livres saints, «les vrais [103]», les anciens. Pétersbourg a exercé une grande influence sur lui… les femmes, le vin… vous comprenez? Il est si impressionnable… et cela lui a fait oublier la religion. J’ai appris qu’un artiste s’était intéressé à lui et lui donnait des leçons. Sur ces entrefaites arrive cette malheureuse affaire. Le pauvre garçon a perdu la tête et s’est passé une corde au cou; il a essayé de fuir… que voulez-vous quand notre peuple se fait une si drôle d’idée de notre justice? Il y a des gens auxquels le mot de jugement suffit à faire peur. À qui la faute? Nous verrons ce que les nouveaux tribunaux vont faire! Ah, fasse le ciel que tout aille bien!
«Bon, mais une fois en prison, Mikolka est revenu à son ancien mysticisme; il s’est souvenu de l’ermite et rouvert sa Bible. Savez-vous, Rodion Romanovitch, ce que l’expiation est pour certains de ces gens-là? Ils ne pensent pas expier pour quelqu’un, non, mais ils ont simplement soif de souffrir et si cette souffrance leur est imposée par les autorités, ce n’en est que mieux. J’ai connu, en mon temps, un prisonnier, le plus docile qui soit. Il a passé toute une année en prison à lire la Bible pendant la nuit, tant et si bien qu’il a fini par arracher de son poêle une brique et par la lancer, sans rime ni raison, sur son gardien, mais en prenant toutefois ses précautions pour ne lui faire aucun mal. Vous connaissez le sort réservé à un prisonnier coupable d’avoir attaqué son gardien à main armée? C’est donc qu’il avait pris sur soi d’«expier».
«Je soupçonne maintenant Mikolka de vouloir «expier» lui aussi. Ma conviction est établie sur des faits, mais lui ignore que j’ai percé à jour ses motifs. Quoi, vous n’admettez pas l’idée qu’un pareil peuple puisse donner naissance à des gens fantastiques? Mais on en voit à tout bout de champ. L’influence de l’ermite est redevenue toute-puissante sur lui, surtout après l’histoire du nœud coulant. Vous verrez d’ailleurs que lui-même viendra se confesser à moi. Vous le croyez capable de soutenir son rôle jusqu’au bout? Non, il s’ouvrira à moi, attendez un peu; il viendra rétracter ses aveux. Je me suis attaché à ce Mikolka et je l’ai étudié à fond. Eh bien, je vous dirai, hé! hé! que s’il a réussi à donner, sur certains points, un caractère de vraisemblance à ses déclarations (il a dû se préparer), il se trouve sur d’autres en contradiction complète avec les faits sans s’en douter le moins du monde. Non, mon cher Rodion Romanovitch, ce n’est pas Mikolka le coupable! Nous sommes en présence d’une affaire sombre et fantastique; ce crime porte la marque de notre temps, le cachet d’une époque où le cœur humain s’est troublé, où l’on affirme, en citant des auteurs, que le sang «purifie», où ne compte que la recherche du confort. Il s’agit du rêve d’un cerveau ivre de chimères, empoisonné par des théories. Le coupable a déployé pour son coup d’essai une grande hardiesse, mais cette audace est d’un caractère particulier; il a pris sa décision, mais comme on se jette du haut d’un clocher, comme on roule du sommet d’une montagne. Ce n’est pour ainsi dire pas sur ses propres jambes qu’il est venu tuer. Il a oublié de fermer la porte derrière lui, mais il a tué, tué deux personnes, pour obéir à une théorie. Il a tué, mais n’a pas su s’emparer de l’argent et ce qu’il a pu emporter, il est allé l’enfouir sous une pierre. Il ne lui a pas suffi des angoisses endurées dans l’antichambre, pendant qu’il entendait les coups frappés à la porte; non, il lui a fallu, cédant dans son délire encore à un besoin irrésistible de retrouver le même frisson, tirer le même cordon de sonnette. Enfin, mettons cela sur le compte de la maladie, mais voici encore un point à noter: il a assassiné, mais il se considère comme un honnête homme et méprise tout le monde. Il a des allures d’ange malheureux… Non, il ne s’agit pas de Mikolka, mon cher Rodion Romanovitch. Ce n’est pas lui le coupable!»
Ces derniers mots étaient d’autant plus inattendus qu’ils tombaient après l’espèce d’amende honorable que venait de faire le juge d’instruction. Raskolnikov se mit à trembler de tout son corps comme un homme frappé d’un coup terrible.
– Mais… alors… qui… est l’assassin? balbutia-t-il d’une voix entrecoupée.
Porphyre Petrovitch se renversa sur sa chaise, de l’air d’un homme stupéfait par une question abracadabrante.
– Comment, qui est l’assassin? répéta-t-il comme s’il n’en pouvait croire ses oreilles, mais c’est vous, Rodion Romanovitch; c’est vous qui avez assassiné, ajouta-t-il presque tout bas et d’un ton profondément convaincu.
Raskolnikov bondit de son divan, resta un moment debout, puis se rassit sans proférer un seul mot. De légères convulsions agitèrent tous les muscles de son visage.
– Voilà que votre lèvre tremble encore comme l’autre jour, marmotta Porphyre Petrovitch d’un air d’intérêt sincère. Je crois que vous ne m’avez pas compris, Rodion Romanovitch, ajouta-t-il après un silence. Voilà d’où provient votre surprise. Je suis venu précisément pour vous exposer toute l’affaire, car j’ai l’intention de la mener désormais ouvertement.
– Ce n’est pas moi qui ai tué, bégaya Raskolnikov, en se défendant comme un enfant pris en faute.
– Si, c’est vous et vous seul, répliqua sévèrement le juge d’instruction.
Tous deux se turent et ce silence se prolongea étrangement, dix minutes au moins. Raskolnikov s’était accoudé sur la table et fourrageait dans ses cheveux. Porphyre Petrovitch, lui, attendait sans donner signe d’impatience. Tout à coup, le jeune homme dit, en regardant le magistrat avec mépris:
– Vous revenez à vos anciennes pratiques, Porphyre Petrovitch, ce sont toujours les mêmes procédés, cela ne vous ennuie-t-il pas, à la fin?
– Eh! laissez donc. Qu’ai-je besoin de procédés à présent? Ce serait différent si nous parlions devant témoins, mais nous causons ici en tête à tête. Vous voyez bien que je ne suis pas venu avec l’intention de vous traquer comme un lièvre. Que vous avouiez ou non, en ce moment, cela m’importe peu. Dans les deux cas, ma conviction est faite.
– Mais s’il en est ainsi, pourquoi êtes-vous venu? demanda Raskolnikov d’un air irrité. Je vous répéterai la même question que l’autre jour: si vous me jugez coupable, pourquoi ne m’arrêtez-vous pas?
– Bon, ça au moins c’est une question sensée et je vous répondrai point par point. Il ne me convient pas, tout d’abord, de vous faire arrêter dès à présent.
– Comment, cela ne vous convient pas? Si vous êtes convaincu, il est de votre devoir…
– Eh! qu’importe ma conviction? Elle ne repose, jusqu’à présent, que sur des hypothèses. Et pourquoi vous donnerais-je le repos en vous enfermant? Vous savez vous-même que ce serait pour vous le repos puisque vous me le demandez. Si je vous amenais, par exemple, l’homme pour vous confondre, et que vous lui disiez: «Es-tu ivre ou non? Qui m’a vu avec toi? Je t’ai simplement pris pour un homme saoul et tu l’étais.» Et moi, que vous répondrais-je à cela? D’autant plus que votre réponse paraîtrait plus vraisemblable que la sienne qui repose uniquement sur la psychologie et qui étonnerait, venant de cette brute, tandis que vous, vous auriez touché le point faible, car le coquin est connu comme un ivrogne fieffé! Je vous ai d’ailleurs avoué plusieurs fois que toute cette psychologie est à deux fins et risque fort vraisemblablement de tourner à votre profit, surtout que c’est, jusqu’à présent, la seule preuve que je possède contre vous. Sans doute, je vous ferai arrêter; j’étais venu, chose peu banale, vous en aviser, mais je n’hésite pas à vous déclarer (ce qui sort également du commun) que cela ne me servira de rien. Ensuite, je suis venu chez vous pour…
– Oui, parlons-en, de ce second objet de votre visite. (Raskolnikov était toujours haletant.)
– Pour vous donner une explication à laquelle je considère que vous avez droit. Je ne veux pas passer à vos yeux pour un monstre, d’autant plus que je suis très bien disposé à votre égard, vous pouvez me croire ou non. Voilà pourquoi je vous engage franchement à vous dénoncer. C’est le meilleur parti que vous puissiez prendre; il est également avantageux pour vous et pour moi, qui serai ainsi débarrassé de cette affaire. Eh bien, qu’en dites-vous? Suis-je assez franc?
Raskolnikov réfléchit un moment.
– Écoutez, Porphyre Petrovitch, dit-il enfin, vous-même vous avouez que vous n’avez contre moi que de la psychologie et cependant vous aspirez à l’évidence mathématique. Qui vous dit que vous n’êtes pas dans l’erreur?
– Non, Rodion Romanovitch, je ne me trompe pas. J’ai maintenant une preuve, cette preuve je l’ai trouvée l’autre jour, c’est Dieu qui me l’a envoyée.
– Quelle preuve?
– Je ne vous le dirai pas, Rodion Romanovitch. Mais, en tout cas, je n’ai pas le droit de temporiser. Je vais vous faire arrêter. Donc, réfléchissez: quelque résolution que vous preniez à présent, peu m’importe, ce que je vous en dis est uniquement dans votre intérêt. Je vous jure que vous feriez bien d’écouter mes conseils.
Raskolnikov eut un mauvais sourire.
– Votre langage est plus que ridicule; il est même impudent. Voyons, à supposer que je sois coupable – ce que je ne reconnais nullement – pourquoi irais-je me dénoncer, puisque vous reconnaissez vous-même que le séjour à la prison serait pour moi le repos?
– Eh! Rodion Romanovitch, ne prenez pas chaque mot trop à la lettre, peut-être, ce repos, ne le trouverez-vous pas. Car, enfin, ce n’est qu’une théorie, et qui m’est personnelle au surplus. Or, suis-je une autorité pour vous? Et puis, qui sait? Peut-être ai-je encore quelque chose que je vous cache; car vous ne pouvez pas exiger que je vous livre tous mes secrets, hé! hé!
«Passons maintenant à la deuxième question, au profit que vous tireriez d’un aveu; il est incontestable. Savez-vous que votre peine en serait notablement diminuée? Songez un peu à quel moment vous viendriez vous dénoncer! Non, réfléchissez-y: quand un autre est venu s’accuser du crime et jeter le trouble dans l’instruction. Et moi, je vous jure devant Dieu de m’arranger pour vous laisser vis-à-vis de la cour d’assises tout le bénéfice de votre acte, qui aura l’air d’être absolument spontané. Nous détruirons, je vous le promets, toute cette psychologie et je réduirai à néant tous les soupçons qui pèsent sur vous, si bien que votre crime apparaîtra comme le résultat d’une sorte d’entraînement, et, au fond, ce n’est pas autre chose. Je suis un honnête homme, Rodion Romanovitch, et je saurai tenir ma parole.»
Raskolnikov baissa tristement la tête et resta songeur. À la fin, il sourit de nouveau, mais, cette fois, d’un sourire doux et mélancolique.
– Eh! je n’y tiens pas, fit-il comme s’il renonçait à causer désormais avec Porphyre Petrovitch. Inutile! Je n’ai pas besoin de votre diminution de peine.
– Allons, voilà ce que je craignais, s’écria Porphyre avec chaleur et comme malgré lui. Je me doutais, hélas, que vous alliez dédaigner notre indulgence.
Raskolnikov le regarda d’un air grave et triste.
– Non! Ne faites pas fi de la vie, continua Porphyre. Elle est encore longue devant vous. Comment, vous ne voulez pas d’une diminution de peine? Vous êtes un homme bien difficile!
– Que puis-je attendre maintenant?
– La vie! Pourquoi voulez-vous faire le prophète, et que pouvez-vous prévoir? Cherchez et vous trouverez. Dieu vous attendait peut-être à ce tournant… Vous ne serez d’ailleurs pas condamné à perpétuité…
– J’obtiendrai des circonstances atténuantes… fit Raskolnikov avec un rire.
– C’est peut-être, à votre insu, une honte bourgeoise qui vous empêche de vous avouer coupable, mais vous devriez être au-dessus de cela.
– E-eh! je m’en fiche! murmura le jeune homme d’un air méprisant. Puis il fit encore mine de se lever, mais il se rassit, sous le poids d’un désespoir qu’il ne pouvait cacher.
– Voilà, c’est bien cela! Vous êtes méfiant et vous pensez que je veux vous flatter grossièrement. Mais, dites-moi, avez-vous déjà eu le temps de vivre, et connaissez-vous l’existence? Il vous invente une théorie, puis se sent tout honteux de voir qu’elle n’a abouti à rien et donne des résultats dénués de toute originalité. La chose est vile, je le reconnais, mais vous n’êtes cependant pas un criminel perdu sans retour. Oh! non, bien loin de là! Vous me demanderez ce que je pense de vous? Eh bien, je vous considère comme un de ces hommes qui se laisseraient arracher les entrailles en souriant à leurs bourreaux s’ils pouvaient trouver une foi ou un Dieu. Eh bien, trouvez-les et vous vivrez! Tout d’abord, il y a longtemps que vous avez besoin de changer d’air. Et puis, quoi, la souffrance n’est pas une mauvaise chose. Souffrez donc! Mikolka a peut-être raison de vouloir souffrir. Je sais que vous êtes sceptique, mais abandonnez-vous sans raisonner au courant de la vie et ne vous inquiétez de rien; il vous portera au rivage et vous remettra sur pied! Quel sera ce rivage? Comment puis-je le savoir? J’ai seulement la conviction qu’il vous reste beaucoup d’années à vivre. Je sais que vous vous dites à présent que je ne fais que jouer mon rôle de juge d’instruction et mes paroles vous paraissent un long et ennuyeux sermon, mais peut-être vous les rappellerez-vous un jour; c’est cet espoir qui me pousse à vous tenir ce langage. Il est encore heureux que vous n’ayez tué que cette vieille, mais, avec une autre théorie, vous auriez pu commettre une action cent millions de fois pire. Remerciez donc Dieu de ne pas l’avoir permis, car il a peut-être – qui le sait? – des desseins sur vous. Et vous, ayez du courage, ne reculez pas, par pusillanimité, devant la grande action qu’il vous reste à accomplir. Il serait honteux pour vous d’être lâche. Si vous avez commis l’acte, eh bien, soyez fort et faites ce qu’exige la justice. Je sais que vous ne me croyez pas, mais je vous donne ma parole que vous reprendrez goût à la vie. En ce moment, il ne vous faut que de l’air, de l’air, de l’air… Raskolnikov tressaillit à ces paroles.
– Mais vous, qui êtes-vous? s’écria-t-il. Pourquoi faites-vous le prophète? Quels sont ces sommets paisibles d’où vous vous permettez de laisser tomber sur moi ces maximes pleines d’une prétendue sagesse?
– Qui je suis? Un homme fini et rien de plus. Un homme sensible et capable de pitié peut-être, et peut-être aussi quelque peu instruit de la vie, mais complètement fini. Vous, vous, c’est autre chose! Dieu vous a destiné à une vie véritable (mais qui sait? peut-être n’est-ce qu’un feu de paille chez vous et s’éteindra-t-il bientôt?). Alors, pourquoi redouter le changement qui va survenir dans votre existence? Ce n’est tout de même pas le bien-être qu’un cœur comme le vôtre pourrait regretter? Et qu’importe cette solitude où vous serez pour longtemps confiné. Ce n’est pas du temps qu’il s’agit, mais de vous-même. Devenez un soleil et tout le monde vous apercevra. Le soleil n’a qu’à exister, à être lui-même. De quoi souriez-vous encore? De me trouver si poétique? Je jurerais que vous pensez que je ruse et que je veux m’insinuer dans votre confiance. Peut-être même avez-vous raison, hé! hé! Je ne vous demande pas de me croire sur parole, Rodion Romanovitch; vous feriez peut-être bien de ne jamais me croire entièrement. C’est mon habitude de n’être jamais tout à fait sincère, j’en conviens. Pourtant, voici ce que je veux ajouter: les événements vous montreront si je suis un homme vil ou si je suis un homme loyal.
– Quand pensez-vous me faire arrêter?
– Eh bien, je puis vous laisser encore un jour ou deux de liberté. Réfléchissez, mon ami, et priez Dieu; c’est dans votre intérêt, je vous jure que c’est votre intérêt…
– Et si je m’enfuyais? demanda Raskolnikov avec un sourire étrange.
– Non, vous ne fuirez pas. Un moujik fuirait, un révolutionnaire à la mode du jour aussi, car, celui-là, on peut lui inculquer la foi qu’on veut à jamais. Mais vous, vous avez cessé de croire à votre théorie. Pourquoi fuiriez-vous donc? Que gagneriez-vous à fuir? Et quelle existence horrible et douloureuse que celle d’un fugitif, car, pour vivre, on a besoin d’une situation stable, déterminée, d’un certain air respirable. Cet air, le trouverez-vous dans la fuite? Fuyez et vous reviendrez. Vous ne pouvez pas vous passer de nous. Si je vous mets en prison, mettons pour un mois ou deux, ou même trois, un beau jour, souvenez-vous de mes paroles: vous viendrez tout à coup et vous avouerez. Vous y serez amené presque à votre insu. Je suis même sûr que vous vous déciderez à vous soumettre à l’expiation. Vous ne me croyez pas maintenant, mais vous y viendrez, car la souffrance est une grande chose, Rodion Romanovitch. Ne vous étonnez pas de m’entendre parler ainsi, moi, un homme engraissé dans le bien-être. Qu’importe, je dis vrai, et ne vous moquez pas. C’est une idée profonde que j’énonce là. Mikolka a raison. Non, vous ne fuirez pas, Rodion Romanovitch!
Raskolnikov se leva et prit sa casquette. Porphyre Petrovitch en fit autant.
– Vous allez faire un tour? La soirée promet d’être belle, pourvu qu’il n’y ait pas d’orage… Du reste, cela vaudrait peut-être mieux, l’air en serait rafraîchi…
– Porphyre Petrovitch, fit Raskolnikov d’un ton sec et pressant, n’allez pas vous mettre dans la tête que je vous ai fait des aveux aujourd’hui. Vous êtes un homme bizarre et je ne vous ai écouté que par simple curiosité, mais je n’ai rien avoué… Souvenez-vous-en.
– Allons, bon, on connaît ça, je ne l’oublierai pas. Voyez comme il tremble! Ne vous inquiétez pas, mon cher; il en sera fait selon votre désir. Promenez-vous un peu, mais sans dépasser les limites. J’ai, à tout hasard, encore une petite prière à vous adresser, ajouta-t-il en baissant la voix. Elle est un peu délicate, mais importante: au cas assez improbable (car je n’y crois pas) où la fantaisie vous prendrait en ces quarante-huit à cinquante heures d’en finir autrement, je veux dire d’une façon extraordinaire, bref d’attenter à votre vie (pardonnez-moi cette supposition absurde), eh bien, ayez la bonté de laisser un billet bref, mais explicite. Deux lignes, rien que deux lignes, pour indiquer l’endroit où se trouve la pierre; ce sera plus noble… Allons, au revoir… Puisse Dieu vous envoyer de bonnes pensées!
Porphyre se retira en courbant la tête et en évitant de regarder le jeune homme. Celui-ci s’approcha de la fenêtre et attendit avec impatience le moment où, selon son calcul, le juge d’instruction serait assez loin de la maison. Ensuite il sortit lui-même en toute hâte.
Il était pressé de voir Svidrigaïlov; il ignorait ce qu’il pouvait espérer de cet homme, mais celui-ci avait sur lui un mystérieux pouvoir. L’inquiétude le dévorait depuis qu’il s’en était convaincu et, au surplus, l’heure d’une explication était venue.
Une autre question le tourmentait également: il se demandait si Svidrigaïlov était allé chez Porphyre.
Autant qu’on en pût juger, non, il ne l’avait pas fait. Raskolnikov l’aurait juré. Il y réfléchit encore, évoqua toutes les circonstances de la visite de Porphyre et parvint à la même conclusion négative. Mais si Svidrigaïlov n’était pas allé chez le juge, avait-il l’intention de le faire?
Sur ce point encore, il était enclin à répondre par la négative. Pourquoi? Il n’aurait su l’expliquer, mais même s’il s’était senti capable de trouver cette explication, il n’aurait pas voulu se casser la tête à la chercher. Tout cela le tourmentait et l’ennuyait à la fois. Chose étrange, presque incroyable… sa situation actuelle, si critique, l’inquiétait peu. Il était préoccupé par une autre question singulièrement plus importante, extraordinaire, également personnelle, mais différente. Il éprouvait, en outre, une immense lassitude morale, quoiqu’il fût mieux en état de raisonner que les jours précédents. Et puis, après tout ce qui s’était passé, était-ce bien la peine d’essayer de triompher de nouvelles et misérables difficultés, de s’arranger, par exemple, pour empêcher Svidrigaïlov d’aller chez Porphyre, de se renseigner, de perdre son temps avec un homme pareil?
Oh! que tout cela l’ennuyait!
Il se hâtait cependant de se rendre chez ce Svidrigaïlov. Attendait-il donc de lui quelque chose de nouveau, un conseil, un moyen de se tirer d’affaire? Car un homme qui se noie s’accroche au moindre fétu! Était-ce le destin ou un instinct secret qui les rapprochait? Ou peut-être simplement la fatigue, le désespoir lui inspiraient-ils ces pensées et fallait-il s’adresser à quelqu’un d’autre au lieu de ce Svidrigaïlov qui ne s’était trouvé que par hasard sur son chemin.
À Sonia? Mais pourquoi irait-il chez elle à présent? Pour faire couler ses larmes encore? D’ailleurs, Sonia lui faisait peur. Elle personnifiait pour lui l’arrêt irrévocable, la décision sans appel. Il devait choisir entre deux chemins: le sien et celui de Sonia. En ce moment surtout, il ne se sentait pas en état d’affronter sa vue. Non, il valait mieux tenter la chance auprès de Svidrigaïlov. Mais était-ce possible? Il s’avouait, malgré lui, que ce dernier lui paraissait, depuis longtemps, en quelque sorte indispensable.
Cependant, que pouvait-il y avoir de commun entre eux? Leur scélératesse même était d’essence toute différente. Au surplus, cet homme lui était fort antipathique; il avait l’air débauché, fourbe, rusé, peut-être même était-il extrêmement méchant. Des légendes sinistres couraient sur son compte. Il est vrai qu’il s’était occupé des enfants de Katerina Ivanovna, mais qui pouvait deviner ses intentions et le but qu’il poursuivait? Cet homme semblait toujours plein d’arrière-pensées.
Depuis quelques jours, une autre idée ne cessait de troubler Raskolnikov, quoiqu’il essayât de la repousser tant elle le faisait souffrir. Il songeait que Svidrigaïlov avait toujours tourné et tournait encore autour de lui. Svidrigaïlov avait découvert son secret. Enfin Svidrigaïlov avait eu des vues sur Dounia. Peut-être continuait-il à nourrir les mêmes intentions qu’autrefois; oui, on pouvait presque l’affirmer à coup sûr. Et si, maintenant qu’il possédait son secret, il allait chercher à s’en faire une arme contre Dounia!
Cette hypothèse le tourmentait parfois dans son sommeil, mais elle ne lui était jamais apparue avec autant de netteté et de clarté qu’en ce moment où il se rendait chez Svidrigaïlov. Elle suffisait à l’emplir de fureur. D’abord, tout allait changer, même sa propre situation. Il devrait confier son secret à Dounetchka; il devrait aller se livrer pour l’empêcher, elle, de tenter une démarche imprudente. La lettre? Ce matin, Dounia avait reçu une lettre. De qui pouvait-elle recevoir une lettre à Pétersbourg? De Loujine? Razoumikhine, il est vrai, faisait bonne garde, mais il ne savait rien; peut-être faudrait-il se confier à lui aussi, pensa Raskolnikov avec dégoût.
«En tout cas, je dois voir Svidrigaïlov au plus vite, décida-t-il. Grâce à Dieu, les détails importent moins dans cette affaire que le fond, mais il est capable de… s’il a l’audace d’entreprendre quelque chose contre Dounia, eh bien…»
Raskolnikov était si épuisé par ce mois de souffrance qu’il ne put trouver qu’un parti à prendre: «Eh bien, alors, je le tuerai», pensa-t-il avec un morne désespoir. Un sentiment pénible l’oppressait; il s’arrêta au milieu de la rue et promena ses regards autour de lui. Quel chemin avait-il pris? Où se trouvait-il? Il était sur la perspective *** à trente ou quarante pas de la place des Halles qu’il venait de traverser. Le second étage de la maison qui se trouvait sur sa gauche était occupé par un cabaret. Toutes les fenêtres en étaient ouvertes. À en juger par le nombre de silhouettes qui apparaissaient aux fenêtres, l’établissement devait être bondé. Dans la salle, on chantait, on jouait de la clarinette, du violon et du tambour. Des femmes piaillaient, criaient.
Raskolnikov s’apprêtait à rebrousser chemin, tout surpris de se trouver là, quand il aperçut tout à coup, à l’une des dernières fenêtres, Svidrigaïlov, la pipe à la bouche, devant un verre de thé. Cette vue le remplit d’étonnement, presque d’effroi. Svidrigaïlov lui aussi l’examinait en silence et, chose qui stupéfia Raskolnikov encore davantage, il fit soudain mine de se lever comme un homme décidé à s’éclipser sans être aperçu. Le jeune homme feignit aussitôt de ne pas le voir et se mit à regarder au loin d’un air songeur, tout en le suivant du coin de l’œil. Son cœur battait à une allure fébrile. Oui, il ne s’était pas trompé, Svidrigaïlov tenait à passer inaperçu; il ôta sa pipe de sa bouche et sembla vouloir se cacher, mais, en se levant et en écartant sa chaise, il devina sans doute que l’autre l’épiait. La même scène que le jour de leur première entrevue paraissait se jouer entre eux. Un sourire malin se dessina sur les lèvres de Svidrigaïlov, puis s’élargit, s’épanouit. Chacun d’eux se savait surveillé par l’autre. Enfin, Svidrigaïlov partit d’un bruyant éclat de rire.
– Allons! Allons, entrez donc puisque vous y tenez. Je suis ici, cria-t-il d’une voix sonore.
Raskolnikov monta au cabaret. Il trouva son homme dans un cabinet attenant à la grande salle où quantité de consommateurs, petits bourgeois, marchands, fonctionnaires, et une foule de gens indéterminés, étaient en train de boire du thé en écoutant des chansons, au milieu d’un vacarme épouvantable. Dans une pièce voisine, on jouait au billard. Svidrigaïlov avait devant lui une bouteille de champagne entamée et un verre à demi plein. Il était en compagnie d’un enfant joueur d’orgue de Barbarie qui tenait son petit instrument à la main, et d’une fille robuste aux joues fraîches, habillée d’une jupe rayée, qu’elle avait retroussée, et coiffée d’un petit chapeau tyrolien garni de rubans. C’était une chanteuse; elle paraissait avoir dix-huit ans et, malgré les chants qui arrivaient de l’autre pièce, elle chantait aussi, accompagnée par l’orgue de Barbarie, et d’une voix de contralto assez éraillée, une chanson affreusement triviale.
– Allons, en voilà assez, interrompit Svidrigaïlov à l’entrée de Raskolnikov.
La jeune fille s’arrêta aussitôt et attendit dans une attitude respectueuse. Elle avait d’ailleurs chanté tout à l’heure son inepte mélodie avec la même expression grave et respectueuse.
– Hé, Philippe! un verre, cria Svidrigaïlov.
– Je ne boirai pas de vin, fit Raskolnikov.
– À votre aise. Ce n’était pas à vous, du reste, que je pensais. Bois, Katia. Je n’aurai plus besoin de toi aujourd’hui. Va!
Il lui versa un grand verre de vin et lui tendit un petit billet jaune [104]. La jeune fille avala le vin d’une seule lampée, comme font toutes les femmes, prit l’argent et baisa la main de Svidrigaïlov, qui accepta de l’air le plus sérieux cette marque de respect servile. Puis elle se retira, suivie du petit joueur d’orgue. Svidrigaïlov les avait simplement ramassés tous deux dans la rue. Il n’y avait pas huit jours qu’il se trouvait à Pétersbourg et cependant on l’eût pris pour un vieil habitué de la maison. Le garçon Philippe le connaissait bien déjà et lui témoignait des égards particuliers. La porte qui donnait dans la grande salle était soigneusement fermée et Svidrigaïlov semblait chez lui dans ce cabaret, où il passait peut-être ses journées. Le cabaret était sale, ignoble et même inférieur à la catégorie moyenne des établissements de ce genre.
– J’allais chez vous, fit Raskolnikov, mais je ne puis comprendre comment il se fait que j’aie pris la perspective *** en quittant la place des Halles. Je ne passe jamais par ici. Je tourne toujours à droite après avoir traversé la place. Ce n’est d’ailleurs pas le chemin pour aller chez vous. À peine avais-je tourné de ce côté que je vous ai aperçu! C’est bizarre!
– Pourquoi ne dites-vous pas tout simplement: c’est un miracle?
– Parce que ce n’est peut-être qu’un hasard.
– C’est une habitude que tout le monde a prise, ici, reprit en riant Svidrigaïlov. Lors même qu’on croit à un miracle, on n’ose pas l’avouer. Vous-même, vous dites que «ce n’est peut-être qu’un hasard». Comme les gens d’ici ont peu le courage de leur opinion! Vous ne sauriez vous l’imaginer, Rodion Romanovitch. Je ne dis pas cela pour vous. Vous, vous possédez une opinion personnelle et vous n’avez pas craint de l’affirmer. C’est même par là que vous avez attiré ma curiosité.
– Par là seulement?
– Oh! c’est bien assez!
Svidrigaïlov semblait dans un état d’excitation visible, quoique légère, car il n’avait bu qu’un demi-verre de vin.
– Je crois que vous êtes venu chez moi avant d’avoir appris que j’avais ce que vous appelez mon opinion personnelle, fit remarquer Raskolnikov.
– Oh! alors, c’était autre chose. Chacun a ses affaires. Pour ce qui est du miracle, je vous dirai que vous semblez avoir dormi tous ces jours-ci. C’est moi qui vous ai donné l’adresse de ce cabaret. Le fait étonnant que vous y soyez venu n’a donc rien de miraculeux. Je vous ai indiqué moi-même la route à suivre, l’endroit où il se trouve et l’heure à laquelle on peut m’y trouver. Vous en souvenez-vous?
– J’ai oublié, répondit Raskolnikov tout surpris.
– Je vous crois. Je vous l’ai répété deux fois. L’adresse s’est gravée machinalement dans votre cerveau et c’est à votre insu que vous avez pris ce chemin sans savoir ce que vous faisiez, à proprement parler. Je n’espérais même pas, du reste, que vous vous en souviendriez quand je vous l’ai donnée. Vous ne vous surveillez pas assez, Rodion Romanovitch. Ah! je voulais vous dire encore: je suis convaincu qu’il y a à Pétersbourg bien des gens qui vont monologuant tout haut. On y rencontre souvent des demi-fous. Si nous avions de véritables savants, les médecins, les juristes et les philosophes pourraient se livrer ici à des études fort curieuses, chacun dans sa spécialité. Il n’y a guère de lieu où l’âme humaine soit soumise à des influences aussi sombres et bizarres. L’action seule du climat est déjà fort grave. Malheureusement, Pétersbourg est le centre administratif et son influence doit se transmettre à tout le pays. D’ailleurs, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je voulais vous dire que je vous ai observé plusieurs fois dans la rue. En sortant de chez vous, vous tenez encore la tête droite; au bout de vingt pas, vous la baissez et vous croisez vos mains derrière le dos. À regarder vos yeux, on comprend que vous ne voyez rien de ce qui se passe devant vous ou à vos côtés. Finalement, vous vous mettez à remuer les lèvres et à parler tout seul. Parfois, vous gesticulez et vous déclamez ou bien vous vous arrêtez au milieu de la rue un bon moment. Voilà qui ne vaut rien du tout. D’autres que moi peuvent vous remarquer, ce qui serait fort dangereux. Au fond, peu m’importe et je n’ai pas l’intention de vous guérir, mais vous me comprenez.
– Et vous savez qu’on me suit? demanda Raskolnikov en attachant sur lui un regard scrutateur.
– Non, je ne sais rien, fit Svidrigaïlov d’un air étonné.
– Eh bien, alors, laissez-moi tranquille.
– Bon, on vous laissera tranquille.
– Dites-moi plutôt pourquoi, s’il est vrai que vous m’avez donné rendez-vous à deux reprises ici et que vous ayez attendu ma visite, pourquoi essayiez-vous de vous dissimuler tout à l’heure en me voyant lever les yeux, et pourquoi vous prépariez-vous à fuir? Je l’ai très bien remarqué.
– Hé! hé! Et vous, pourquoi l’autre jour, quand je suis entré dans votre chambre, faisiez-vous semblant de dormir sur votre divan, quand vous étiez parfaitement éveillé?
– Je pouvais… avoir mes raisons… vous le savez très bien.
– Et moi les miennes… que vous ne connaîtrez jamais.
Raskolnikov avait appuyé le coude droit sur la table, posé son menton sur sa main pliée et s’était mis à considérer attentivement son interlocuteur. L’aspect de son visage l’avait toujours profondément étonné. Et de fait, il était bizarre! Il avait quelque chose d’un masque. La figure était blanche et rose, les lèvres pourpres, la barbe très blonde, les cheveux blonds également et encore assez épais. Les yeux semblaient trop bleus et leur regard immobile et lourd. Quoique belle et étonnamment jeune, étant donné l’âge de l’homme, cette figure avait quelque chose de profondément antipathique. Svidrigaïlov portait un élégant costume d’été; son linge était d’une blancheur et d’une finesse irréprochables. Une énorme bague, rehaussée d’une pierre de prix, brillait à son doigt.
– Faut-il donc que je m’occupe encore de vous? s’écria Raskolnikov en entrant brusquement en lice avec une impatience fiévreuse. Quoique vous puissiez être l’homme le plus dangereux, pour peu que vous désiriez me nuire, je ne veux plus me mettre martel en tête ni ruser. Je vais vous prouver tout à l’heure que je tremble moins sur mon sort que vous ne pouvez le penser. Sachez, je suis venu vous en avertir franchement, que si vous nourrissez toujours les mêmes intentions contre ma sœur, et si vous pensez vous servir de ce que vous avez pu apprendre ces temps derniers, eh bien, je vous tuerai avant que vous m’ayez fait arrêter. Vous pouvez en croire ma parole; vous savez que je saurai la tenir. Ensuite, si vous avez quelque chose à me déclarer, car, pendant ces derniers jours, j’ai eu l’impression que vous vouliez me parler, eh bien, faites vite, car le temps presse et peut-être serait-il trop tard bientôt…
– Mais qu’est-ce qui vous presse tant? demanda Svidrigaïlov, en le regardant curieusement.
– Chacun a ses affaires, répliqua Raskolnikov, d’un air sombre et impatient.
– Vous venez de m’inviter vous-même à la franchise, et, à la première question que je vous pose, vous refusez de répondre, observa Svidrigaïlov avec un sourire. Vous me soupçonnez toujours de vagues intentions et vous me regardez avec méfiance. La chose se comprend, étant donné votre situation, mais, quel que soit mon désir de me lier avec vous, je ne prendrai pas la peine d’essayer de vous tromper. Ma parole, le jeu n’en vaut pas la chandelle; je n’ai d’ailleurs rien de particulier à vous dire.
– S’il en est ainsi, pourquoi vouliez-vous donc me voir, car vous êtes toujours à tourner autour de moi?
– Mais c’est que vous me paraissez un homme curieux à observer. Vous me plaisez par ce que votre situation présente de fantastique. En outre, vous êtes le frère d’une personne qui m’a beaucoup intéressé! Enfin, autrefois, cette même personne m’a si souvent parlé de vous que j’en ai conclu que vous exerciez une grande influence sur elle. N’est-ce point suffisant? Hé! hé!
J’avoue toutefois que votre question me paraît si complexe qu’il m’est difficile d’y répondre. Tenez, par exemple, maintenant, ce n’est pas seulement pour affaires que vous êtes venu me trouver, mais dans l’espoir que je pourrais vous dire quelque chose de nouveau, n’est-ce pas? Avouez que c’est cela? insistait Svidrigaïlov avec son sourire malin. Eh bien, figurez-vous que moi-même, en me rendant à Pétersbourg, je nourrissais en wagon l’espoir d’apprendre de vous du nouveau, celui de vous emprunter certaines choses. Voilà comme nous sommes, nous autres riches.
– M’emprunter quoi?
– Comment vous dire? Est-ce que je sais, moi? Vous voyez dans quel misérable cabaret je passe mes journées et je m’y sens à merveille, ou, si vous voulez, pas à merveille, mais enfin, il faut bien passer son temps quelque part. Tenez, avec cette pauvre Katia… vous l’avez vue? Si encore j’étais un goinfre ou un gourmet, mais non, voilà tout ce que je peux manger (il montra du doigt, sur une petite table placée dans un coin, un plateau de fer-blanc contenant les restes d’un mauvais bifteck aux pommes). À propos, avez-vous déjeuné? Moi, j’ai mangé un morceau et je n’ai plus faim. Quant au vin, je n’en bois pas, à l’exception du champagne, et encore pas plus d’un verre en toute une soirée; cela suffit déjà à me donner la migraine. C’est pour me remonter que j’ai commandé cette bouteille; j’ai un rendez-vous d’affaires et j’ai voulu me donner du cœur. Vous me voyez donc d’une humeur toute particulière. C’est parce que je craignais que vous ne vinssiez me gêner que je me suis caché tout à l’heure comme un écolier, mais (et il tira sa montre) il y a bien une heure que nous parlons, il me semble! Il est maintenant quatre heures et demie. Le croiriez-vous? À certains moments je regrette de n’être rien, rien… ni propriétaire, ni père de famille, ni uhlan, ni photographe, ni journaliste. C’est parfois ennuyeux de n’avoir aucun métier. Je vous assure que j’espérais entendre de vous quelque chose de nouveau.
– Mais qui êtes-vous? Et pourquoi êtes-vous ici?
– Qui je suis? Vous le savez, un gentilhomme et j’ai servi deux ans dans la cavalerie. Après quoi j’ai erré deux ans sur le pavé de Pétersbourg, puis j’ai épousé Marfa Petrovna et habité la province. Voilà ma biographie.
– Vous êtes joueur, je crois?
– Joueur? Non, dites plutôt que je suis un grec.
– Ah! vous trichez au jeu?
– Oui.
– On a dû vous battre quelquefois, n’est-ce pas?
– Cela m’est arrivé. Pourquoi demandez-vous cela?
– Eh bien, vous aviez alors l’occasion de vous battre en duel. Cela met de l’animation dans la vie.
– Je ne veux pas vous contredire… Je ne suis d’ailleurs pas très fort dans les discussions philosophiques. Je vous avouerai que c’est surtout à cause des femmes que je me suis empressé de venir à Pétersbourg.
– Après avoir à peine pris le temps d’enterrer Marfa Petrovna?
– Ma foi, oui, fit en souriant Svidrigaïlov avec une franchise désarmante. Qu’importe? Vous semblez, je crois, scandalisé de m’entendre parler ainsi des femmes?
– Vous vous étonnez de me voir scandalisé par la débauche?
– La débauche! Ah! voilà à quoi vous en avez! Je vais d’abord répondre à votre première question sur la femme en général; je me sens disposé à bavarder. Dites-moi, pourquoi me gênerais-je, je vous prie? Pourquoi fuir les femmes quand j’en suis grand amateur? Cela me fait une occupation tout au moins.
– Ainsi, vous n’êtes venu ici que pour faire la noce?
– Et qu’importe? Admettons que ce soit vrai. On peut dire qu’elle vous tient à cœur, cette débauche, mais je dois vous avouer que j’aime les questions directes. Cette débauche présente au moins un caractère de continuité fondé sur la nature, et qui ne dépend point du caprice – quelque chose qui brûle dans le sang comme un charbon toujours incandescent qui ne s’éteint qu’avec l’âge, et encore difficilement, à grand renfort d’eau froide. Avouez que c’est, en quelque sorte, une occupation.
– Mais qu’y voyez-vous de réjouissant? C’est une maladie, et fort dangereuse.
– Ah! je vous vois venir! J’admets que c’est une maladie comme tout ce qui est exagéré et, dans le cas qui nous occupe, on passe toujours les limites permises, mais, d’abord, c’est une chose qui varie suivant les individus. Ensuite, il est certain qu’il faut se modérer, ne serait-ce que par calcul. Mais sans cette occupation, on n’aurait qu’à se tirer une balle dans la tête. Je sais bien qu’un honnête homme est tenu de s’ennuyer, mais encore…
– Et vous seriez capable de vous tirer une balle dans la tête?
– Ah! vous y voilà, riposta Svidrigaïlov d’un air dégoûté. Faites-moi le plaisir de ne pas parler de ces choses, ajouta-t-il précipitamment, et en oubliant toute fanfaronnade.
Son visage même avait changé.
– Je vous confesse cette faiblesse honteuse, mais que faire? J’ai peur de la mort et je n’aime pas en entendre parler. Savez-vous que je suis un peu mystique?
– Oui! le fantôme de Marfa Petrovna! Dites donc, il vient toujours vous visiter?
– Ah! ne m’en parlez pas; il n’est pas encore venu à Pétersbourg, et puis… le diable l’emporte! s’écria-t-il d’un air irrité. Non, parlons plutôt d’autre chose… et d’ailleurs… Hum!… Le temps me manque, je ne puis m’attarder avec vous, mais je le regrette… J’avais quelque chose à vous dire.
– Une femme vous attend?
– Oui, une femme; oh! c’est un cas exceptionnel… un hasard, mais ce n’est pas de cela que je voulais parler.
– La bassesse de cette conduite ne vous tourmente pas? N’avez-vous pas la force de vous arrêter?
– Et vous, prétendez-vous avoir de l’énergie? Hé! hé! hé! Je puis dire que vous m’avez étonné, Rodion Romanovitch, bien que je m’attendisse à vous entendre parler ainsi. C’est vous qui me parlez de débauche et de laideur ou de beauté morale? Vous qui faites le Schiller, l’idéaliste! Certes, tout cela est fort naturel et on pourrait s’étonner s’il en était autrement, mais, étant donné les faits réels, cela peut paraître un peu étrange. Ah! je regrette bien de n’avoir pas de temps, car vous me paraissez un homme extrêmement curieux. À propos, vous aimez Schiller? Moi, je l’adore.
– Mais quel fanfaron vous faites! répondit Raskolnikov avec un certain dégoût.
– Eh bien, je vous jure que je ne le suis pas; je ne veux d’ailleurs pas discuter. Mettons que je sois fanfaron, mais pourquoi ne le serais-je pas quand cela ne fait de mal à personne? J’ai vécu sept ans à la campagne auprès de Marfa Petrovna; aussi, quand je tombe sur un homme intelligent comme vous, intelligent et, de plus, curieux, eh bien, je suis trop heureux de pouvoir bavarder. En outre, j’ai bu un demi-verre de vin qui déjà me monte à la tête. Pourtant, c’est surtout un certain événement… que je tairai, qui m’émeut particulièrement. Mais où allez-vous? demanda-t-il avec un certain effroi.
Raskolnikov s’était levé en effet. Il étouffait, se sentait mal à l’aise et regrettait d’être venu. Svidrigaïlov lui apparaissait comme le plus pauvre, le plus maigre scélérat qui fût au monde.
– E-eh, attendez, restez encore un moment; faites-vous apporter un verre de thé! Allons, restez, je vous promets de ne plus parler d’absurdités, c’est-à-dire de moi. J’ai quelque chose à vous dire. Voulez-vous, par exemple, que je vous raconte comment une femme a entrepris de me sauver, pour parler votre langage. Cela répondra à votre première question, car cette femme, c’est votre sœur. Le puis-je? Cela nous aidera d’ailleurs à tuer le temps!
– Parlez, mais j’espère que…
– Oh! ne vous inquiétez pas. D’ailleurs, Avdotia Romanovna ne peut inspirer, même à un homme aussi corrompu que moi, que le respect le plus profond.
– Vous savez sans doute (mais oui, c’est moi-même qui vous l’ai raconté), commença Svidrigaïlov, que j’ai été en prison pour dettes, une dette énorme, et je n’avais pas la moindre possibilité de satisfaire mon créancier. Je ne veux pas entrer dans les détails de mon rachat par Marfa Petrovna; vous savez comme l’amour peut tourner la tête d’une femme. C’était une créature honnête, assez intelligente (quoique parfaitement ignorante). Figurez-vous donc que cette femme jalouse et honnête en arriva, après plusieurs scènes de reproches et de fureur, à accepter de conclure avec moi une sorte de contrat, qu’elle observa scrupuleusement tout le temps que dura notre union. Le fait est qu’elle était mon aînée de beaucoup. J’eus l’âme assez basse, et assez loyale en son genre, si vous voulez, pour lui déclarer franchement que je ne pouvais lui promettre une fidélité absolue. Mon aveu la mit en fureur, mais ma franchise grossière dut lui plaire cependant. Elle pensa: «Il ne veut donc pas me tromper, puisqu’il me fait cette déclaration d’avance», et c’est là la chose la plus importante pour une femme jalouse. Après bien des scènes de larmes, nous en vînmes à conclure une entente verbale: je m’engageais premièrement à ne jamais abandonner Marfa Petrovna et à demeurer toujours son mari; deuxièmement à ne pas quitter nos terres sans son autorisation; troisièmement à ne jamais prendre une maîtresse en titre; quatrièmement, Marfa Petrovna me permettait, en revanche, de faire la cour aux paysannes, mais toujours avec sa permission secrète et en la tenant au courant de mes aventures; cinquièmement, défense absolue d’aimer une femme de notre société; sixièmement, s’il m’arrivait d’être pris par malheur d’une passion profonde et sérieuse, j’étais tenu à me confesser à Marfa Petrovna. En ce qui concerne ce dernier point, je dois vous dire que Marfa Petrovna se sentait assez rassurée. C’était une femme trop intelligente pour voir en moi autre chose qu’un libertin, un débauché, incapable d’un amour sérieux; mais l’intelligence et la jalousie sont deux choses différentes, voilà le malheur! D’ailleurs, si l’on veut juger les êtres d’une façon impartiale, on doit bien souvent abandonner certaines idées préconçues ou toutes faites, et s’abstraire de l’habitude qu’on prend des êtres dont on partage l’existence. Enfin, j’espère tout au moins pouvoir compter sur votre jugement.
«Peut-être avez-vous entendu raconter des choses comiques et ridicules sur Marfa Petrovna. Elle avait, en effet, certaines habitudes bizarres, mais je vous dirai franchement que j’éprouve un remords sincère pour toutes les souffrances que je lui ai causées. Mais il me semble qu’en voilà assez pour une oraison funèbre [105] fort convenable dédiée par le plus tendre mari à la mémoire de la plus affectueuse des femmes. Pendant nos querelles, je gardais presque toujours le silence et cet acte de galanterie ne manquait jamais son effet. Elle en était calmée et savait l’apprécier; en certains cas, elle se sentait même fière de moi. Mais elle ne put supporter votre sœur. Cependant, comment s’était-elle risquée à prendre comme gouvernante une femme aussi belle? Je ne me l’explique que parce qu’elle était ardente et sensible et qu’elle tomba elle-même amoureuse, oui littéralement amoureuse, d’elle. Ah, Avdotia Romanovna! Je compris au premier regard que l’affaire allait mal et, le croirez-vous, je décidai de ne pas lever les yeux sur elle. Mais c’est elle qui fit le premier pas. Me croirez-vous encore si je vous dis qu’au début Marfa Petrovna allait jusqu’à se fâcher parce que je ne parlais jamais de votre sœur; elle me reprochait de rester indifférent aux éloges enflammés qu’elle me faisait d’elle. Je ne puis comprendre ce qu’elle voulait. Naturellement, elle conta à Avdotia Romanovna toute ma biographie. Elle avait ce défaut de mettre tout le monde au courant de nos histoires intimes et de se plaindre de moi à tout venant. Comment laisser passer cette occasion de se créer une nouvelle et merveilleuse amie? Je suppose qu’elles ne faisaient que parler de moi et qu’Avdotia Romanovna connaissait parfaitement les sombres et mystérieux racontars qui couraient sur mon compte! Je jurerais que certains bruits sont arrivés jusqu’à vous, hein?
– Oui, Loujine vous a même accusé d’avoir causé la mort d’un enfant. Avait-il raison?
– Rendez-moi le service de ne pas vous occuper de toutes ces vilenies, fit Svidrigaïlov avec colère et dégoût. Si vous tenez à savoir le fin mot de toutes ces histoires absurdes, je vous raconterai tout cela, mais maintenant…
– On m’a parlé également d’un de vos domestiques dont vous auriez causé la mort…
– Rendez-moi le service de ne pas continuer là-dessus, répéta Svidrigaïlov d’un air fort impatienté.
– Ne serait-ce pas le même qui, après sa mort, est venu vous bourrer votre pipe? C’est vous-même qui m’en avez parlé, insista Raskolnikov.
Svidrigaïlov le regarda attentivement et le jeune homme crut voir briller un moment dans ses yeux un éclair de cruelle ironie, mais l’autre se contint et répondit poliment:
– Lui-même. Je vois que vous êtes aussi fort intéressé par toutes ces histoires et je me ferai un devoir de satisfaire votre curiosité à la première occasion. Le diable m’emporte! Je m’aperçois que je puis faire figure de personnage romantique. Jugez après cela quelle reconnaissance je dois vouer à la défunte Marfa Petrovna pour avoir raconté à votre sœur tant de choses mystérieuses et intéressantes sur mon compte. Je n’ose imaginer l’impression produite par ces confidences, mais je crois qu’elle m’a été favorable. Malgré l’antipathie que je lui inspirais, mon air sombre et repoussant, elle finit par avoir pitié de l’homme perdu qu’elle voyait en moi. Or, quand la pitié s’empare du cœur d’une jeune fille, cela devient dangereux pour elle. Le désir la prend de sauver, de raisonner, de régénérer, d’offrir des buts plus nobles à l’activité d’un homme, une vie nouvelle. Enfin, on connaît les rêves de ce genre. Je compris aussitôt que l’oiseau se précipitait de son propre gré dans la cage et je pris mes précautions. Vous faites la grimace, Rodion Romanovitch. Ça n’en vaut pas la peine; vous savez bien que l’affaire s’est bornée à des vétilles. (Le diable m’emporte! Que je bois de vin ce soir!) Vous savez, j’ai toujours regretté que le sort n’eût pas fait naître votre sœur au second ou au troisième siècle de notre ère; elle aurait pu être la fille d’un petit prince régnant, d’un gouverneur ou d’un proconsul en Asie Mineure. Elle eût certainement grossi le nombre des martyres et souri aux fers rouges et aux tortures. Ce supplice, elle l’eût cherché, quêté. Au cinquième siècle, elle se serait retirée dans le désert d’Égypte pour y vivre trente ans de racines, d’extases et de visions. Elle ne rêve que de souffrir pour quelqu’un et, pour peu qu’on la prive de ce supplice, elle est capable de se précipiter par la fenêtre. J’ai entendu parler d’un certain M. Razoumikhine, un garçon intelligent, dit-on (un séminariste [106] à en juger par son nom). Eh bien, il fera bien de veiller sur elle. En un mot, je crois l’avoir comprise et m’en glorifie. Mais alors… c’est-à-dire au moment où l’on vient de faire connaissance, on se montre toujours léger, assez peu clairvoyant, on se trompe… Le diable m’emporte! Mais pourquoi est-elle si belle? Ce n’est pas ma faute. En un mot, cela a commencé chez moi par un violent caprice sensuel. Avdotia Romanovna est terriblement et extraordinairement prude (remarquez bien que je vous donne ce détail comme un fait; sa pruderie est presque maladive malgré sa très vive intelligence et risque de lui faire tort dans la vie). À ce moment-là une paysanne, Paracha, Paracha aux yeux noirs entra chez nous. Elle venait d’un autre village et n’avait encore jamais été placée. Elle était fort jolie, mais incroyablement sotte; ses larmes, les cris dont elle remplissait la maison causèrent un véritable scandale…
«Un jour, après le dîner, Avdotia Romanovna me prit à part dans une allée du jardin et exigea de moi une promesse de laisser désormais la pauvre Paracha tranquille. C’était peut-être la première fois que nous causions en tête à tête. Je m’empressai naturellement d’obtempérer à sa demande et fis tout mon possible pour paraître ému, troublé; bref je jouai fort convenablement mon rôle. À partir de ce moment-là, nous eûmes de fréquents entretiens secrets, des scènes où elle m’exhortait, me suppliait, les larmes aux yeux, oui, les larmes aux yeux, de changer de vie. Voilà jusqu’où va, chez certaines jeunes filles, le désir de catéchiser! Moi, je rejetais, bien entendu, tous mes torts sur la destinée; je me donnais pour un homme avide de lumière; finalement, je mis en œuvre un moyen d’asservir le cœur féminin qui ne trompe personne mais qui ne manque jamais son effet; je veux parler de la flatterie. Il n’est au monde rien de plus difficile que la franchise et de plus aisé que la flatterie. Si à la franchise se mêle la moindre fausse note, il se produit aussitôt une dissonance et c’est un scandale. Mais la flatterie peut n’être que mensonge et fausseté, elle n’en demeure pas moins agréable; elle est accueillie avec plaisir, un plaisir vulgaire, si vous voulez, mais qui n’en est pas moins réel. Et si grossière soit-elle, cette flatterie nous paraît toujours receler une part de vérité. Cela est vrai pour toutes les classes de la société, à tous les degrés de culture. Une vestale même y est accessible. Je ne parle pas des gens du commun. Je ne puis me rappeler sans rire comment je suis arrivé une fois à séduire une petite dame toute dévouée à son mari, à ses enfants, à sa famille. Ce que c’était amusant et facile! Et vous savez, elle était réellement vertueuse, à sa manière tout au moins. Toute ma tactique consistait à m’aplatir devant elle et à m’incliner devant sa chasteté. Je la flattais sans vergogne et à peine m’arrivait-il d’obtenir un serrement de main, un regard, que je me reprochais amèrement de les lui avoir arrachés de force, tandis qu’elle me résistait si bien que je ne serais arrivé à rien sans mon caractère dévergondé. Je prétendais que, dans son innocence, elle n’avait pu deviner ma fourberie et qu’elle était tombée dans le piège sans le savoir, etc., etc. Bref, je parvins à mon but: ma petite dame restait persuadée de sa pureté et croyait ne s’être perdue que par hasard. Et quelle fureur elle conçut quand je lui dis que j’étais sincèrement convaincu qu’elle n’avait cherché que le plaisir tout comme moi!
«La pauvre Marfa Petrovna, elle aussi, résistait mal à la flatterie et, pour peu que je l’eusse voulu, j’aurais pu faire inscrire la propriété à mon nom, de son vivant (je bois vraiment trop de vin et je bavarde terriblement). J’espère que vous ne vous fâcherez pas si j’ajoute qu’Avdotia Romanovna ne fut pas insensible aux éloges dont je l’accablais. Malheureusement, je fus stupide et je gâtai toute l’affaire par mon impatience. Le croiriez-vous? Une certaine expression de mes yeux avait plus d’une fois déplu à Avdotia Romanovna. Bref, une certaine flamme qui y apparaissait l’effrayait et, peu à peu, lui devenait odieuse. Sans entrer dans les détails, qu’il me suffise de vous dire que nous nous sommes brouillés. Là, j’agis encore sottement. Je me mis à railler grossièrement les convertisseuses. Paracha revint en faveur et fut suivie de bien d’autres. En un mot, je commençai à mener une vie infernale! Oh, si vous aviez vu, ne fût-ce qu’une fois, Rodion Romanovitch, les éclairs que peuvent lancer les yeux de votre sœur! Ne faites pas attention à ce que je vous dis, je suis ivre et viens de boire tout un verre de vin, mais je dis vrai; je vous assure que ce regard m’a souvent poursuivi en rêve. J’en étais venu à ne plus pouvoir supporter le bruit soyeux de sa robe. Je vous jure que je me croyais menacé d’une attaque d’apoplexie; jamais je n’aurais pensé pouvoir être atteint d’une folie pareille. Bref, je voulais faire la paix avec elle, mais la réconciliation était impossible. Devinez ce que je fis alors? À quel degré de stupidité la rage peut-elle conduire un homme! N’entreprenez rien quand vous êtes en fureur, Rodion Romanovitch. Considérant qu’en somme Avdotia Romanovna était une pauvresse (oh… pardon, je ne voulais pas dire cela, mais qu’importent les mots s’ils expriment votre pensée), qu’en un mot elle vivait de son travail et qu’elle avait à sa charge sa mère et vous (ah! diable, vous froncez encore le sourcil), je résolus de lui offrir tout l’argent que je possédais (je pouvais réaliser à ce moment-là une trentaine de mille roubles) et de lui proposer de fuir avec moi à Pétersbourg par exemple. Une fois là, je lui aurais, bien entendu, juré amour éternel, bonheur, etc., etc. Le croiriez-vous? J’étais à cette époque si toqué d’elle que si elle m’avait dit: «Assassine ou empoisonne Marfa Petrovna», je l’aurais fait immédiatement. Mais tout cela a fini par la catastrophe que vous connaissez et vous pouvez imaginer ma colère quand j’appris que Marfa Petrovna avait été pêcher ce petit chicaneau de Loujine et manigancé un mariage, qui, à tout prendre, ne valait pas mieux que ce que je lui offrais. N’êtes-vous pas de mon avis? Dites! Non, mais répondez; je remarque que vous vous êtes mis à m’écouter avec beaucoup d’attention… intéressant jeune homme…
Svidrigaïlov dans son impatience donna un violent coup de poing sur la table. Il était devenu tout rouge. Raskolnikov s’aperçut que le verre et demi de champagne qu’il venait de boire à petites gorgées avait agi fortement sur lui et il décida de profiter de cette circonstance, car Svidrigaïlov lui inspirait la plus vive méfiance.
– Eh bien, après cela, je ne doute plus que vous ne soyez venu ici pour ma sœur, déclara-t-il d’autant plus hardiment qu’il voulait pousser Svidrigaïlov à bout.
– Ah, laissez donc… fit ce dernier en essayant de se reprendre. Ne vous ai-je pas dit… D’ailleurs, votre sœur ne peut pas me souffrir.
– Oh! j’en suis bien certain, mais il ne s’agit pas de cela.
– Ah! Vous êtes sûr qu’elle ne peut pas me supporter? (Svidrigaïlov cligna des yeux et eut un sourire moqueur.) Vous avez raison, je lui suis antipathique. Mais ne répondez jamais de ce qui se passe entre mari et femme ou amant et maîtresse. Il y a toujours là un petit coin qui reste caché à tout le monde et n’est connu que des intéressés. Vous affirmez qu’Avdotia Romanovna me voit avec répugnance?
– Certains mots et certaines réflexions de votre récit me prouvent que vous continuez à nourrir d’infâmes desseins sur Dounia.
– Comment! J’ai pu laisser échapper des mots et des réflexions qui vous le font croire? fit Svidrigaïlov avec une frayeur naïve, sans être offensé le moins du monde par l’épithète dont on qualifiait ses desseins.
– Mais en ce moment même, vous continuez à trahir vos arrière-pensées. Tenez, pourquoi avez-vous pris peur? Comment expliquez-vous vos frayeurs subites?
– Moi, j’ai pris peur? Moi, effrayé? Peur de vous? C’est plutôt à vous de me craindre, cher ami [107]. Et quel conte… Du reste, je suis ivre, je le vois bien; un peu plus, j’allais encore lâcher une sottise. Au diable le vin! Par ici, apportez-moi de l’eau!
Il saisit la bouteille et, sans plus de façon, la jeta par la fenêtre. Philippe lui apporta de l’eau.
– Tout cela est absurde, continua-t-il, en trempant une serviette et en l’appliquant sur son front. Je puis réduire d’un mot tous vos soupçons à néant. Savez-vous, par exemple, que je me marie?
– Vous me l’avez déjà dit.
– Oui? Je l’avais oublié. Mais alors je ne pouvais rien affirmer, car je n’avais pas encore vu ma fiancée; ce n’était qu’une intention; maintenant l’affaire est conclue et, n’était un rendez-vous urgent, je vous conduirais chez elle. Car je voudrais avoir votre conseil. Ah, diable! Je n’ai plus que dix minutes. Regardez vous-même la montre; mais pourtant je vous raconterai cela, car l’histoire de mon mariage est assez curieuse. Où allez-vous? Vous voulez encore vous en aller?
– Non, maintenant, je ne m’en vais plus.
– Vous ne me quitterez pas? Nous verrons! Je vous mènerai voir ma fiancée, mais pas maintenant, plus tard, car nous devons bientôt nous dire adieu. Vous allez à droite, moi à gauche. Et Resslich, la connaissez-vous? La dame chez laquelle je loge maintenant, hein? Vous entendez? Non, vous pensez à autre chose. Vous savez bien, celle qu’on accuse d’avoir provoqué le suicide d’une fillette cet hiver? Enfin, m’écoutez-vous ou non? Eh bien, c’est elle qui a arrangé cela. Elle m’a dit: «Tu as l’air de t’ennuyer, va te distraire un peu.» Car je suis un homme triste et sombre. Vous me croyiez gai? Non, vous vous trompiez. Je ne fais de mal à personne, mais je reste terré dans mon coin. Il se passe parfois trois journées entières sans qu’on arrive à me faire parler. Quant à cette friponne de Resslich, elle a son idée: elle compte que je serai vite dégoûté de ma femme; je la planterai là et alors elle s’en emparera et la lancera dans la circulation, dans notre monde ou dans une société plus choisie… Elle me raconte que le père est un vieux ramolli, un ancien fonctionnaire infirme; il a perdu depuis trois ans l’usage de ses jambes et ne bouge plus de son fauteuil. Il y a la mère, une dame fort intelligente. Le fils a pris du service quelque part en province et n’aide pas ses parents. La fille aînée est mariée et ne donne pas de ses nouvelles. Les pauvres gens ont sur les bras deux neveux en bas âge; leur plus jeune fille a été retirée du lycée sans avoir fini ses études, elle n’aura seize ans que dans un mois et dans trois mois sera en âge d’être mariée. C’est elle qu’on me destine. Muni de ces renseignements, je me suis présenté à la famille, une vraie comédie, comme un propriétaire veuf, de bonne famille, ayant des relations, de la fortune. Quant à la différence d’âge, – elle n’a pas seize ans et moi plus de cinquante, – qui fait attention à cela? Car le parti est tentant, hein? tentant, n’est-ce pas? Il aurait fallu me voir causer avec le papa et la maman. On aurait payé sa place pour assister à ce spectacle. L’enfant arrive, vêtue d’une robe courte et pareille à une fleur en bouton; elle fait la révérence en rougissant comme une pivoine. On lui avait sans doute appris sa leçon. Je ne connais pas votre goût en matière de visages féminins, mais, selon moi, ces filles de seize ans, leurs yeux enfantins, leur timidité, leurs petites larmes pudiques valent mieux que la beauté. Et par-dessus le marché elle est jolie comme une image. Figurez-vous des cheveux clairs, bouclés et frisés qui la font ressembler à un petit mouton, de petites lèvres renflées et purpurines, et les petons! un amour!… Bref, nous fîmes connaissance, j’annonçai que des affaires de famille m’obligeaient à hâter le mariage et le lendemain, c’est-à-dire avant-hier, on nous fiança. Depuis lors, dès que j’arrive, je la prends sur mes genoux et je ne la laisse plus partir… Elle s’empourpre comme une aurore et moi je l’embrasse sans arrêt. Sa maman doit lui faire la leçon et lui dire que je suis son futur époux et que tout doit se passer ainsi. Ainsi compris, le rôle de fiancé est peut-être plus agréable encore que celui de mari. C’est ce qu’on appelle la nature et la vérité [108]. Ha! Ha! J’ai causé deux fois avec elle; la fillette est loin d’être sotte. Elle a une façon de me regarder à la dérobée qui incendie tout mon être. Savez-vous, elle a un petit visage qui rappelle celui de la Madone Sixtine de Raphaël [109]. L’expression fantastique et hallucinée qu’il a donnée à cette vierge ne vous a pas frappé? Eh bien, c’est quelque chose de semblable. Dès le lendemain des fiançailles, je lui ai apporté pour quinze cents roubles de cadeaux: une parure de brillants, une autre de perles, un nécessaire de toilette en argent; enfin, tant et tant que le petit visage de madone rayonnait. Hier, je l’ai prise sur mes genoux et j’ai dû me montrer sans doute un peu trop entreprenant, car elle a rougi très fort et des larmes lui sont montées aux yeux, qu’elle essayait de cacher. On nous a laissés seuls; alors elle a jeté ses petits bras autour de mon cou (pour la première fois de son propre gré) et m’a embrassé en me jurant d’être une femme obéissante et fidèle et de consacrer sa vie à me rendre heureux, de tout sacrifier au monde pour mériter mon estime, car elle ne voulait que cela et n’avait nullement besoin de cadeaux. Convenez qu’entendre un petit ange de seize ans, en robe de tulle, aux cheveux bouclés, aux joues colorées par une pudeur virginale, vous faire de pareilles déclarations, est assez séduisant. Avouez-le! Voyons, avouez-le!… Écoutez… écoutez donc, allons, venez avec moi chez ma fiancée…; mais je ne puis vous y mener tout de suite.
– Bref, cette monstrueuse différence d’âge attise votre sensualité? Est-ce possible que vous songiez sérieusement à vous marier ainsi?
– Pourquoi pas? C’est absolument décidé. Chacun s’occupe de soi-même ici-bas et celui-là a la vie la plus gaie qui arrive à se créer des illusions… Ha! Ha! mais quel moraliste vous faites! Ayez pitié de moi, mon ami, je suis un pécheur… Hé! hé! hé!…
– Vous vous êtes cependant occupé des enfants de Katerina Ivanovna. Du reste… Du reste, vous aviez vos raisons… Maintenant, je comprends tout.
– J’aime en général les enfants; je les aime beaucoup, fit Svidrigaïlov en riant. Je puis vous raconter à ce sujet un épisode des plus curieux. Le jour même de mon arrivée, je m’en allai dans tous ces cloaques divers; je m’y jetai pour ainsi dire, après sept ans de sagesse! Vous avez sans doute remarqué que je ne suis pas pressé de retrouver mes anciens amis et je voudrais me passer d’eux aussi longtemps que possible. Je dois vous dire que, quand je vivais dans la propriété de Marfa Petrovna, j’étais souvent tourmenté par le souvenir de ces petits endroits mystérieux. Le diable m’emporte! Le peuple se livre à l’ivrognerie; la jeunesse cultivée s’étiole et périt dans des rêves irréalisables, elle se perd dans de monstrueuses théories. Les Juifs ont tout envahi; ils thésaurisent, cachent l’argent, les autres se livrent à la débauche. Voilà le spectacle que m’a donné la ville à mon arrivée; elle répand une odeur de pourriture. Je tombai dans ce qu’on appelle une soirée dansante; ce n’était qu’un cloaque répugnant (comme je les aime!). On y levait les jambes comme jamais de mon temps, dans un cancan inimaginable. C’est le progrès! Tout à coup, j’aperçois une charmante fillette de treize ans en train de danser avec un beau monsieur. Un autre jeune homme en vis-à-vis. Sa mère est là, assise près du mur, à la regarder. Vous imaginez quelle danse c’était? La fillette est toute honteuse; elle rougit, enfin elle se froisse et commence à pleurer. Le beau danseur la saisit, se met à la faire tourner, montre mille singeries et tout le monde de rire aux éclats et de crier: «C’est bien fait, c’est bien fait, ça leur apprendra à amener des enfants!» Pour moi, je m’en moquais. Je choisis ma place aussitôt et m’assois à côté de la mère. Je lui raconte que je suis étranger moi aussi et que tous les gens d’ici me semblent stupides et grossiers, incapables de reconnaître le vrai mérite et de le respecter. J’insinue que je suis fort riche et propose de les reconduire dans ma voiture. Je les ramène chez elles, lie connaissance (elles habitaient un véritable taudis et arrivaient de province). Elles me déclarent qu’elles considèrent ma visite comme un grand honneur. J’apprends qu’elles n’ont pas un sou et sont venues faire des démarches. Je leur offre mes services et de l’argent. Elles m’avouent également qu’elles étaient tombées dans cette soirée par erreur, en croyant que c’était un cours de danse. Alors, je leur propose de contribuer à l’éducation de la jeune fille en lui faisant donner des leçons de français et de danse. Elles acceptent avec enthousiasme, se jugent fort honorées, etc., et je les vois toujours. Voulez-vous que nous y allions? Mais plus tard seulement.
– Laissez, finissez vos anecdotes sales et viles, homme corrompu, bas et débauché que vous êtes.
– Non, mais entendez-moi ce poète! Oh! Schiller! Où la vertu va-t-elle se nicher? Eh bien, savez-vous, je vais faire exprès de vous raconter des choses pareilles pour entendre vos exclamations indignées. C’est un vrai plaisir!
– Je crois bien. Vous pensez que je ne me trouve pas ridicule moi-même à cet instant? marmotta Raskolnikov avec fureur.
Svidrigaïlov riait à gorge déployée. Enfin, il appela Philippe et, après avoir payé sa consommation, il se leva.
– Allons, je suis ivre; assez causé [110], dit-il. Un vrai plaisir!
– Je crois bien. Comment ne serait-ce pas un plaisir pour vous? Raconter des aventures scabreuses! Quelle joie pour un homme perdu de vice et usé dans la débauche, surtout quand il songe à un projet monstrueux de la même catégorie et qu’il le raconte à un homme tel que moi… Cela fouette les nerfs!…
– Allons, s’il en est ainsi, reprit Svidrigaïlov avec un certain étonnement, s’il en est ainsi, vous êtes d’un joli cynisme. Vous êtes capable de comprendre bien des choses. Enfin, cela suffit. Je regrette vivement de ne pouvoir m’entretenir plus longtemps avec vous, mais nous nous reverrons… Vous n’avez qu’à prendre patience.
Il sortit du cabaret, suivi de Raskolnikov. Son ivresse momentanée se dissipait à vue d’œil. Il semblait préoccupé par une affaire importante et son visage s’était assombri, comme s’il attendait un événement grave. Son attitude envers Raskolnikov devenait plus grossière et ironique d’instant en instant. Raskolnikov remarqua ce changement et en fut troublé. L’homme lui inspirait une grande méfiance et il résolut de s’attacher à ses pas.
Ils étaient déjà sur le trottoir.
– Je vais à gauche et vous à droite, ou vice versa si vous voulez; dans tous les cas, nous nous quittons; adieu, mon plaisir [111], à la joie de vous revoir.
Et il s’en alla dans la direction des Halles.
Raskolnikov lui emboîta le pas.
– Qu’est-ce que cela signifie? s’écria Svidrigaïlov en se retournant; je croyais vous avoir dit…
– Cela signifie que je ne vous quitte plus.
– Quoi-oi?
Tous deux s’arrêtèrent et se mesurèrent un instant des yeux.
– Les récits que vous m’avez faits dans votre ivresse m’ont permis de conclure que, loin d’avoir renoncé à vos odieux projets contre ma sœur, vous en êtes plus occupé que jamais. Je sais qu’elle a reçu ce matin une lettre. Vous avez pu, pendant vos allées et venues, trouver une fiancée; c’est bien possible, mais cela ne veut rien dire. Je veux me convaincre personnellement…
Raskolnikov aurait sans doute éprouvé quelque peine à expliquer quelle était la chose dont il voulait se convaincre par lui-même.
– Vraiment, et voulez-vous que j’appelle la police?
– Appelez!
Ils s’arrêtèrent de nouveau l’un en face de l’autre. Enfin, le visage de Svidrigaïlov changea d’expression. Voyant que la menace n’intimidait nullement Raskolnikov, il reprit tout à coup, du ton le plus gai et le plus amical:
– Quel homme vous faites! Je me suis abstenu à dessein de vous parler de votre affaire, bien que la curiosité me tourmente. Elle est fantastique! J’ai remis notre conversation à un autre jour, mais vous feriez perdre patience à un mort… Allons, venez! mais, je vous préviens, je ne rentre que pour un moment, le temps de prendre de l’argent, puis je ferme l’appartement et m’en vais passer toute la soirée aux Îles. Alors, quel besoin avez-vous de me suivre?
– En attendant, je vous suis jusqu’à votre maison. Je ne vais pas chez vous, mais chez Sofia Semionovna. Je veux m’excuser de n’avoir pas assisté aux funérailles.
– Comme il vous plaira; mais elle n’est pas chez elle. Elle a été conduire les orphelins chez une dame, une noble vieille dame que je connais depuis longtemps et qui est à la tête de plusieurs orphelinats. J’ai séduit cette dame en lui versant de l’argent pour les trois poussins de Katerina Ivanovna et en faisant un don au profit de ses établissements. Enfin, je lui ai raconté l’histoire de Sofia Semionovna dans ses moindres détails et sans rien cacher. Cela a produit un effet indescriptible. Voilà pourquoi Sofia Semionovna a reçu une invitation à se rendre aujourd’hui même à l’hôtel où la grande dame en question loge depuis son retour de la campagne.
– N’importe.
– À votre aise, mais je ne vous accompagnerai pas plus loin. À quoi bon? Nous sommes arrivés. Dites donc, je suis persuadé que vous ne vous méfiez de moi que parce que j’ai été assez délicat pour ne pas vous poser de questions ennuyeuses… Vous me comprenez? La chose vous a paru louche. Je jurerais que c’est cela. Soyez donc délicat!
– Et écoutez aux portes!
– Ah! c’est donc cela, fit Svidrigaïlov en riant. Oui, j’aurais été étonné de vous voir passer ce fait sous silence. Ha! ha! Et quoique j’aie bien compris suffisamment ce que vous… avez manigancé… et raconté ensuite à Sofia Semionovna, enfin, que vouliez-vous dire au juste? Je suis peut-être un homme arriéré, incapable de rien saisir. Mais, mon cher, expliquez-moi cela pour l’amour de Dieu? Éclairez-moi, enseignez-moi les idées nouvelles.
– Vous n’avez rien pu entendre; ce ne sont que des inventions de votre part.
– Il ne s’agit pas de cela! Mais non!… (quoique j’aie vraiment surpris quelque chose de vos confidences). Non, je veux parler de vos soupirs perpétuels. Quel poète vous faites! toujours prêt à vous indigner. Et maintenant, voici que vous voulez défendre aux gens d’écouter aux portes! Si vous êtes si sévère, allez donc déclarer aux autorités: «Il m’est arrivé un malheur, une petite erreur dans mes théories philosophiques.» Mais si vous êtes convaincu qu’il est défendu d’écouter aux portes, et permis d’occire de pauvres vieilles avec la première arme qui vous tombe sous la main, eh bien, vous feriez mieux dans ce cas de vous expatrier en Amérique au plus vite. Fuyez, jeune homme! Peut-être en avez-vous encore le temps. Je vous parle en toute franchise. Vous n’avez pas d’argent? Je vous en donnerai pour le voyage.
– Je n’y songe même pas, l’interrompit Raskolnikov d’un air méprisant.
– Je comprends (vous n’avez d’ailleurs pas besoin de vous forcer à parler si vous n’en avez pas envie). Je comprends les questions que vous êtes en train de vous poser, des questions morales, n’est-ce pas? Vous vous demandez si vous avez agi comme il sied à un homme et à un citoyen. Laissez ces questions, repoussez-les. À quoi peuvent-elles vous servir maintenant? Hé! hé! Sinon, il ne fallait pas vous engager dans cette affaire et entreprendre une besogne que vous n’êtes pas capable de mener à sa fin. Dans ce cas, brûlez-vous la cervelle! Quoi donc, pas envie?
– Je crois que vous tenez à me pousser à bout, dans l’espoir de vous débarrasser de moi…
– En voilà un original! Mais nous sommes arrivés. Entrez donc. Voyez-vous la porte du logement de Sofia Semionovna: il n’y a personne, vous pouvez vous en convaincre. Vous ne me croyez pas? demandez aux Kapernaoumov. Elle leur confie la clef en sortant. Voilà Mme Kapernaoumov elle-même… Hein? Quoi? (Elle est un peu sourde.) Sortie? Où est-elle allée?
«Eh bien, vous avez entendu maintenant? Elle n’est pas chez elle et ne rentrera pas avant la nuit. Bon, et maintenant venez chez moi. Car vous vouliez venir chez moi? Nous y voici. Mme Resslich est sortie. C’est une femme toujours affairée, mais une brave personne, je vous assure… Elle aurait pu vous aider si vous étiez plus raisonnable. Tenez, veuillez regarder; je prends un titre dans mon bureau (vous voyez qu’il m’en reste encore). Celui-ci va être converti aujourd’hui en espèces. Vous avez bien vu? Je n’ai plus de temps à perdre. Je ferme le secrétaire, la porte d’entrée et nous voici de nouveau dans l’escalier. Voulez-vous que nous prenions une voiture? Car je vais aux Îles. Vous ne voulez pas faire un tour? Le fiacre nous mènera à Elaguine [112]. Hein? Vous ne voulez pas? Tout de même? Allons, venez faire un tour. Je crois qu’il menace de pleuvoir, mais qu’à cela ne tienne, nous relèverons la capote…»
Svidrigaïlov était déjà en voiture. Raskolnikov se dit que ses soupçons étaient pour l’instant peu fondés. Sans répondre un mot, il se détourna et rebroussa chemin dans la direction des Halles. S’il avait tourné la tête, une fois aurait suffi, il aurait pu voir que Svidrigaïlov, après avoir fait cent pas en voiture, mettait pied à terre et payait son cocher. Mais le jeune homme marchait sans regarder autour de lui et il eut bientôt tourné le coin de la rue. Le dégoût profond que lui inspirait Svidrigaïlov le poussait à s’éloigner au plus vite de lui. Il se disait: «Et j’ai pu attendre, espérer quelque chose de cet homme vil et grossier, de ce débauché, de ce misérable!» Pourtant cette opinion qu’il proclamait ainsi était un peu prématurée et peut-être mal fondée. Quelque chose dans la manière d’être de Svidrigaïlov lui donnait une certaine originalité et l’entourait de mystère. En ce qui concernait sa sœur, Raskolnikov demeurait persuadé que Svidrigaïlov n’en avait pas fini avec elle. Mais toutes ces pensées commençaient à lui paraître trop pénibles pour qu’il s’y arrêtât.
Resté seul, il tomba comme toujours dans une profonde rêverie, et arrivé sur le pont, il s’accouda sur le parapet et se mit à regarder fixement l’eau du canal. Debout, peu de distance de lui, cependant, Avdotia Romanovna l’observait.
Ils s’étaient croisés à l’entrée du pont, mais il avais passé près d’elle sans l’apercevoir. Dounetchka ne l’avait jamais vu dehors dans cet état et elle fut saisie d’inquiétude. Elle resta un moment à se demander si elle l’accosterait. Tout à coup, elle aperçut Svidrigaïlov qui venait de la place des Halles et se dirigeait rapidement vers elle.
Il avait un air circonspect et mystérieux. Il ne s’engagea pas sur le pont, mais s’arrêta sur le trottoir en essayant d’échapper à la vue de Raskolnikov. Quant à Dounia, il l’avait remarquée depuis longtemps et lui faisait de signes. La jeune fille crut comprendre qu’il l’appelait auprès de lui et lui recommandait de ne pas attirer l’attention de Raskolnikov. Docile à cette injonction muette elle passa sans bruit derrière son frère et rejoignit Svidrigaïlov.
– Allons vite! fit ce dernier. Je voudrais laisser ignorer notre entretien à Rodion Romanovitch. Je vous préviens que je viens de passer un moment avec lui dans un cabaret où il est venu me trouver et que j’ai eu de la peine à me débarrasser de lui. Je ne sais comment il a été mis au courant de la lettre que je vous ai adressée, mais il paraît se douter de quelque chose. C’est sans doute vous-même qui lui en avez parlé, car si ce n’est vous qui serait-ce?
– Maintenant que nous avons tourné le coin et qu’il ne peut plus nous voir, je vous déclare que je ne vous suivrai pas plus loin. Dites-moi tout ici. Tout cela peut se dire même en pleine rue.
– D’abord cela ne peut pas se dire en pleine rue. Ensuite, vous devez entendre Sofia Semionovna également. Enfin, j’ai certains documents à vous montrer. Et puis, si vous refusez de monter chez moi, je renonce à vous expliquer quoi que ce soit et je m’en vais. Je vous prie pourtant de ne pas oublier que le curieux secret de votre bien-aimé frère est entre mes mains.
Dounia s’arrêta indécise et attacha un regard perçant sur Svidrigaïlov.
– Que craignez-vous donc? fit observer ce dernier. La ville n’est pas la campagne et, à la campagne même, vous m’avez causé plus de tort que je ne vous ai fait de mal. Ici…
– Sofia Semionovna est prévenue?
– Non, je ne lui ai pas parlé de cela et je ne sais pas si elle est maintenant chez elle. Elle doit d’ailleurs y être. Elle a enterré sa belle-mère aujourd’hui et je ne la crois pas d’humeur à courir les visites. Pour le moment, je ne veux parler de la chose à personne et regrette même un peu de m’en être ouvert à vous. La moindre imprudence en pareil cas équivaut à une dénonciation. Voici la maison où j’habite, tenez, nous y arrivons. Cet homme que vous voyez est notre concierge; il me connaît parfaitement, vous voyez, il me salue. Il voit que je suis accompagné d’une dame et a sans doute bien remarqué votre visage; cette circonstance doit vous rassurer si vous vous défiez de moi. Excusez-moi de vous parler aussi crûment. J’habite en garni chez des personnes de la maison et un mur seulement sépare la chambre de Sofia Semionovna de la mienne. Elle aussi loge en meublé. Tout l’étage est occupé par différents locataires. Qu’avez-vous donc à redouter comme un enfant, ou alors suis-je si terrible que cela?
Le visage de Svidrigaïlov fut tordu par un semblant de sourire débonnaire. Mais il était déjà trop ému pour bien jouer son rôle; son cœur battait avec violence et sa poitrine était oppressée. Il affectait d’élever la voix pour dissimuler son agitation grandissante, mais Dounia ne remarquait rien, car les derniers mots de Svidrigaïlov sur le danger qu’elle pouvait courir et ses frayeurs d’enfant l’avaient trop cruellement irritée pour qu’elle pût penser à autre chose.
– Quoique je sache que vous êtes un homme… sans honneur, je ne vous crains pas le moins du monde. Montrez-moi le chemin, fit-elle d’un air tranquille, démenti par la chaleur de son visage.
Svidrigaïlov s’arrêta devant la chambre de Sonia.
– Permettez-moi de m’informer si elle est chez elle… Non. C’est ennuyeux, mais je sais qu’elle doit rentrer d’un moment à l’autre. Car si elle est sortie ce ne peut être que pour aller voir une dame au sujet de ses petits orphelins. Leur mère vient de mourir. Je me suis déjà mêlé à l’histoire et ai pris certaines dispositions. Si Sofia Semionovna n’est pas de retour dans dix minutes, je l’enverrai chez vous ce soir même, si vous voulez. Nous voici chez moi. Mes deux pièces… Ma logeuse, Mme Resslich, habite de l’autre côté de la cloison. Maintenant, jetez un coup d’œil par ici, je m’en vais vous montrer mes principaux documents. La porte de ma chambre donne dans un appartement de deux pièces entièrement vide. Regardez… Vous devez prendre une connaissance exacte des lieux.
Svidrigaïlov habitait deux chambres meublées assez spacieuses. Dounetchka regardait autour d’elle avec méfiance, mais elle ne constatait rien de particulièrement suspect dans l’arrangement des meubles ou la disposition du local. Elle aurait pu remarquer cependant que le logement de Svidrigaïlov était situé entre deux appartements inhabités. On n’entrait pas chez lui par le corridor, mais en traversant deux pièces, également désertes, qui faisaient partie du logement de sa propriétaire. Ouvrant la porte qui, de sa chambre, donnait dans l’appartement vide, Svidrigaïlov le montra à Dounia, qui s’arrêta sur le seuil sans comprendre pourquoi il l’invitait à regarder, mais l’explication lui fut bientôt donnée.
– Tenez, jetez un coup d’œil par ici; vous voyez la grande pièce, la seconde. Remarquez cette porte, elle est fermée à clef. Vous voyez la chaise près de la porte; c’est la seule qui soit dans les deux pièces. Je l’ai apportée de chez moi pour écouter plus commodément. De l’autre côté, derrière la porte, se trouve la table de Sofia Semionovna; c’est là qu’elle était assise et causait avec Rodion Romanovitch pendant que je les écoutais d’ici. Je suis resté à cette place deux soirs de suite et, chaque fois, au moins deux heures; j’ai donc pu apprendre bien des choses, n’est-ce pas?
– Vous écoutiez à la porte?
– Oui, j’écoutais à la porte. Maintenant, venez chez moi; ici on n’a même pas de quoi s’asseoir.
Il ramena Avdotia Romanovna chez lui, dans la pièce qui lui servait de salon, et l’invita à s’asseoir. Lui-même prit place à l’autre bout de la table et à distance respectueuse de la jeune fille; mais ses yeux brillaient du même feu qui naguère avait tant effrayé Dounetchka. Elle frissonna et jeta encore autour d’elle un regard méfiant. Son geste était involontaire, car elle désirait au contraire se montrer pleine d’assurance. Mais la situation isolée du logement de Svidrigaïlov avait fini par attirer son attention. Elle avait envie de demander si la logeuse tout au moins était chez elle. Pourtant, elle n’en fit rien… par fierté. D’ailleurs, le souci de sa sécurité n’était rien auprès de l’angoisse qui la tourmentait. Elle souffrait de véritables tortures.
– Voici votre lettre, commença-t-elle en la déposant sur la table. Ce que vous m’avez écrit est-il possible? Vous m’avez laissé entendre que mon frère aurait commis un crime. Vos insinuations sont trop claires pour que vous puissiez recourir maintenant à des subterfuges. Sachez que j’ai été, bien avant vos prétendues révélations, mise au courant de ce conte absurde, et je n’en crois pas un mot. C’est un soupçon ignoble et ridicule. Je connais l’histoire et sais ce qui l’a fait naître. Vous ne pouvez avoir aucune preuve. Vous m’avez promis de me démontrer la vérité de vos paroles; parlez donc! mais sachez d’avance que je ne vous crois pas, je ne vous crois pas…
Dounetchka avait prononcé ces paroles avec précipitation et l’émotion qu’elle éprouvait empourpra un instant son visage.
– Si vous n’y croyiez pas, seriez-vous venue seule chez moi? Pourquoi êtes-vous venue? Par simple curiosité?
– Ne me tourmentez pas, parlez, parlez…
– Il faut convenir que vous êtes une jeune fille vaillante. Je vous donne ma parole que je m’attendais à ce que vous demandiez à M. Razoumikhine de vous accompagner. Mais il n’était pas près de vous et ne rôdait pas dans les environs, j’ai bien regardé. C’est courageux de votre part. C’est donc que vous avez voulu ménager Rodion Romanovitch. Du reste, tout en vous est divin!… Quant à votre frère, que vous dirai-je? Vous venez de le voir; que pensez-vous de son attitude?
– Ce n’est pas cependant là-dessus que vous fondez votre accusation.
– Non, mais sur ses propres paroles. Il est venu deux jours de suite passer la soirée avec Sofia Semionovna. Je vous ai indiqué l’endroit où ils étaient assis. Il s’est confessé à la jeune fille. C’est un assassin. Il a tué la vieille, l’usurière chez laquelle il venait lui-même engager des objets, et tué également sa sœur, la marchande Lizaveta, survenue par hasard au moment du meurtre de sa sœur. Il les a assassinées toutes les deux avec une hache qu’il avait apportée. Ce meurtre avait pour objet le vol et il les a volées; il a pris de l’argent et certains objets… Je vous reproduis mot à mot son aveu à Sofia Semionovna, qui est seule à connaître son secret, mais qui n’a pris aucune part effective ni morale au crime. Au contraire, elle a été, en l’apprenant, aussi épouvantée que vous à présent. Soyez tranquille, elle ne le livrera pas.
– Impossible… balbutièrent les lèvres blêmies de Dounetchka qui haletait. C’est impossible… Il n’avait pas la moindre raison, pas le plus petit motif de commettre ce crime… C’est un mensonge, un mensonge!
– Il a tué pour voler, voilà le motif. Il a pris de l’argent et des objets. Lui-même avoue, il est vrai, n’en avoir pas tiré profit; il les a portés et enfouis sous une pierre où ils se trouvent toujours. Mais c’est simplement parce qu’il n’a pas osé en faire usage.
– Mais se peut-il qu’il ait volé! Est-ce vraisemblable? Peut-il seulement avoir eu cette pensée? s’écria Dounia en bondissant de son siège. Enfin, vous le connaissez, vous l’avez vu, est-ce qu’il a l’air d’un voleur?
Elle avait oublié sa terreur récente et semblait supplier Svidrigaïlov.
– Cette question admet mille réponses, un nombre infini d’arrangements… Un voleur se livre au brigandage, mais il a conscience de son infamie. Eh bien, j’ai entendu raconter qu’un homme plein de noblesse avait dévalisé une fois un courrier. Qui sait? Peut-être pensait-il accomplir une action louable? Certes, j’aurais été, comme vous, incapable d’ajouter foi à la chose si on me l’avait racontée. Mais j’ai été bien forcé de croire au témoignage de mes propres oreilles. Il a expliqué tous ses motifs à Sofia Semionovna. Celle-ci a d’abord refusé de croire ce qu’elle entendait; cependant, elle a fini par se rendre à l’évidence, à l’évidence, m’entendez-vous, puisque c’est lui-même qui lui a tout raconté!
– Quels étaient donc… ces motifs?
– Ce serait trop long à expliquer, Avdotia Romanovna. Il s’agit, comment vous faire comprendre? d’une théorie. C’est comme si je venais dire: un crime initial est permis quand le but poursuivi, le dessein qui l’inspire est louable. Un seul crime et cent bonnes actions! D’autre part, il est assez pénible à un jeune homme plein de qualités et d’un orgueil incommensurable de reconnaître qu’une somme de trois mille roubles suffirait à changer tout son avenir, et de ne pouvoir se les procurer. Ajoutez à cela l’irritation maladive causée par une faim chronique, un logement trop étroit, des vêtements en lambeaux, par la conscience de toute la misère de sa propre situation sociale et, en même temps, de celle de sa mère et de sa sœur. Par-dessus tout, l’ambition, la fierté, tout cela, du reste, malgré, peut-être, d’excellentes qualités naturelles… N’allez pas croire que je l’accuse; d’ailleurs cela ne me regarde pas. Il y avait là encore une théorie personnelle selon laquelle l’humanité est divisée en «troupeau» et en «individus extraordinaires», c’est-à-dire en êtres qui, grâce à leur essence supérieure, ne sont pas tenus d’obéir à la loi. Au contraire, ce sont eux qui créent ces lois pour le reste de l’humanité, pour le troupeau, la poussière, quoi! Enfin, c’est une théorie comme une autre [113]. Napoléon l’avait violemment attiré, ou plus précisément l’idée que les hommes de génie ne craignent pas de commettre un crime initial et en prennent la décision sans y penser. Je crois qu’il s’était imaginé être génial, lui aussi, c’est-à-dire qu’il en fut persuadé à un moment donné. Il a beaucoup souffert et souffre encore à la pensée qu’il est capable d’inventer une théorie, mais non de l’appliquer et que, par conséquent, il n’est pas un homme génial. Et cette pensée est fort humiliante pour un jeune homme orgueilleux, de notre temps surtout…
– Et les remords. Vous niez donc tout sentiment moral chez lui? Mais est-il tel que vous voulez le décrire?
– Ah! Avdotia Romanovna, maintenant tout est livré au désordre et à l’anarchie. D’ailleurs, de l’ordre il n’y en a jamais eu. Les Russes, Avdotia Romanovna, ont l’âme grande, généreuse, grande comme leur pays, et une tendance aux rêveries fantastiques et désordonnées. Mais c’est un malheur d’avoir une âme noble et vaste sans génie. Vous souvenez-vous de tout ce que nous disions à ce sujet en causant, sur la terrasse, tous les soirs après le souper? Vous me reprochiez cette largeur d’esprit! Qui sait? Pendant que vous me parliez ainsi, peut-être était-il couché, en train de songer à son projet… Car il faut bien dire que notre société cultivée n’a pas de fortes traditions, Avdotia Romanovna, si ce n’est celles qu’on peut se former grâce aux livres… ou certaines chroniques du passé. Mais ça, c’est pour les savants, et encore sont-ils pour la plupart si sots qu’un homme du monde aurait honte de suivre leur enseignement. Du reste, vous connaissez mon opinion: je n’accuse personne. Moi-même, je vis dans l’oisiveté et m’y tiens. Mais nous avons plus d’une fois parlé de tout cela avec vous. J’ai même eu le bonheur de vous intéresser en énonçant mes jugements… Vous êtes très pâle, Avdotia Romanovna…
– Je connais cette théorie. J’ai lu dans une revue son article sur les hommes supérieurs auxquels tout est permis… C’est Razoumikhine qui me l’a apporté…
– M. Razoumikhine? L’article de votre frère, dans une revue? Il a écrit un article pareil. Je l’ignorais. Ce doit être curieux à lire. Mais où allez-vous ainsi, Avdotia Romanovna?
– Je veux voir Sofia Semionovna, fit Dounia d’une voix faible. Où est l’entrée de sa chambre? Elle est peut-être rentrée maintenant. Je veux la voir tout de suite. Qu’elle me… Elle ne put achever; elle étouffait littéralement.
– Sofia Semionovna ne rentrera pas avant la nuit. Je le suppose du moins. Elle devait rentrer très tôt, mais si elle n’est pas là, c’est qu’elle ne reviendra que tard…
– Ah! C’est ainsi que tu mens… Je vois bien… tu m’as menti. Je ne te crois pas. Je ne te crois pas, criait Dounia, prise d’un véritable accès de rage qui lui faisait perdre la tête.
Et elle tomba presque évanouie sur une chaise que Svidrigaïlov s’était hâté de lui avancer.
– Avdotia Romanovna, qu’avez-vous? Reprenez vos sens. Voici de l’eau; buvez-en une gorgée…
Il lui aspergea le visage, Dounetchka tressaillit et revint à elle.
– L’effet a été trop violent, marmottait Svidrigaïlov tout assombri. Avdotia Romanovna, calmez-vous. Sachez qu’il a des amis. Nous le sauverons; nous le tirerons de là. Voulez-vous que je l’emmène à l’étranger? J’obtiendrai un billet en l’espace de trois jours. Quant à son crime, il fera encore tant de bonnes actions qu’il sera effacé. Calmez-vous. Il peut encore devenir un grand homme. Comment vous sentez-vous?
– Homme cruel et indigne! Il ose encore railler… Laissez-moi…
– Où allez-vous? Mais où allez-vous?
– Chez lui. Où est-il? Vous le savez! Pourquoi cette porte est-elle fermée? C’est par là que nous sommes entrés et maintenant elle est fermée à clef. Quand l’avez-vous fermée?
– On ne pouvait tout de même pas laisser entendre à tout le monde ce que nous disions. Je ne songe pas à railler; je suis seulement fatigué de parler sur ce ton. Où voulez-vous aller? Songez-vous à le dénoncer? Vous êtes capable de l’affoler et de le pousser à se dénoncer lui-même. Sachez qu’on le surveille, car ils sont déjà tombés sur ses traces. Vous le livrerez. Attendez: je viens de le voir et de causer avec lui, on peut encore le sauver. Attendez, asseyez-vous et nous allons examiner ensemble ce que nous devons faire. Je ne vous ai fait venir que pour causer tranquillement. Mais asseyez-vous donc…
– Comment le sauverez-vous? Et peut-on le sauver?
Dounia s’assit. Svidrigaïlov prit place auprès d’elle.
– Tout cela dépend de vous, de vous, de vous seule, fit-il dans un murmure. Ses yeux étincelaient; son agitation était telle qu’il avait peine à articuler les mots. Dounia recula épouvantée. Il tremblait.
– Vous… un seul mot de vous et il est sauvé. Je… je le sauverai. J’ai de l’argent et des amis. Je l’enverrai tout de suite à l’étranger, je prendrai un passeport pour moi… deux passeports, un pour lui, l’autre pour moi. J’ai des amis, des hommes influents… Voulez-vous? Je prendrai également un passeport pour vous… pour votre mère… Qu’avez-vous besoin de Razoumikhine? Je vous aime tout autant que lui… Je vous aime infiniment. Donnez-moi le bas de votre robe à baiser, donnez. Le bruit que fait votre vêtement me met hors de moi. Ordonnez et j’obéirai. Toutes vos croyances seront les miennes. Je ferai tout, tout… Ne me regardez pas ainsi. Vous me tuez…
Il commençait à délirer. On eût dit qu’il venait d’être atteint de folie. Dounia bondit et se précipita vers la porte.
– Ouvrez, ouvrez! criait-elle en la secouant. Ouvrez donc. Se peut-il qu’il n’y ait personne dans la maison?
Svidrigaïlov se leva et revint à lui. Un mauvais sourire railleur apparaissait sur ses lèvres encore tremblantes.
– Il n’y a en effet personne, fit-il d’une voix basse et lente; ma logeuse est sortie et vous avez tort de crier ainsi; vous ne faites que vous énerver inutilement.
– Où est la clef? Ouvre immédiatement la porte, immédiatement, dis-je, scélérat, fripouille que tu es!
– J’ai perdu la clef.
– Ah! c’est donc un guet-apens! s’écria Dounia, pâle comme la mort, et elle se précipita dans un coin où elle se barricada derrière une petite table trouvée par hasard.
Elle ne criait plus, mais, immobile, les yeux fixés sur son bourreau, elle surveillait chacun de ses gestes. Svidrigaïlov ne bougeait pas lui non plus. Il semblait redevenir maître de lui, extérieurement tout au moins, mais son visage demeurait pâle. Son sourire continuait à narguer la jeune fille.
– Vous venez de parler de guet-apens, Avdotia Romanovna. Si guet-apens il y a, vous pouvez voir que j’ai pris mes précautions. Sofia Semionovna n’est pas chez elle. Les Kapernaoumov sont loin, cinq pièces nous séparent de leur logement. Enfin, je suis au moins deux fois plus fort que vous et je n’ai d’autre part rien à redouter, car vous ne pouvez porter plainte contre moi. Vous ne voudriez pas perdre votre frère, n’est-ce pas? D’ailleurs, personne ne vous croirait. Pour quelle raison une jeune fille irait-elle toute seule rendre visite à un célibataire? Donc, lors même que vous vous résoudriez à sacrifier votre frère, vous ne pourriez rien prouver. Il est très difficile de prouver un viol, Avdotia Romanovna.
– Misérable!
– À votre aise, mais remarquez que je n’ai avancé que de simples hypothèses. Personnellement, je suis de votre avis. Violenter quelqu’un est une bassesse. Je n’avais qu’un désir: rassurer votre conscience dans le cas où vous… dans le cas où vous voudriez sauver votre frère de bon gré comme je vous le proposais. Vous ne feriez alors que vous incliner devant les circonstances, céder à la nécessité enfin, s’il faut dire le mot. Pensez-y! Le sort de votre frère et celui de votre mère sont entre vos mains. Quant à moi, je serai votre esclave… toute ma vie… J’attendrai ici…
Svidrigaïlov s’assit sur le divan à huit pas environ de Dounia. La jeune fille n’avait plus aucun doute sur ses intentions; elle les savait inébranlables. D’ailleurs elle le connaissait bien… Tout à coup, elle tira de sa poche un revolver, l’arma et le plaça sur la table à ses côtés.
Svidrigaïlov, surpris, fit un brusque mouvement.
– Tiens! Ah! c’est ainsi? s’écria-t-il avec un mauvais sourire, eh bien, voilà qui change la situation du tout au tout. Vous me facilitez singulièrement la besogne vous-même, Avdotia Romanovna. Mais où avez-vous pris ce revolver? Ne serait-ce pas celui de M. Razoumikhine? Tiens! mais c’est le mien! Un vieil ami! Et moi qui l’ai tant cherché. Les leçons que j’ai eu l’honneur de vous donner à la campagne n’auront pas été inutiles, à ce que je vois.
– Ce n’est pas le tien, mais celui de Marfa Petrovna, monstre que tu es. Il n’y avait rien à toi dans cette maison. Je l’ai pris quand j’ai compris ce dont tu étais capable. Si tu fais un pas vers moi, je te jure que je te tuerai.
Dounia était exaspérée et tenait le revolver, prête à tirer.
– Bon, et votre frère? Je vous demande cela par curiosité, fit Svidrigaïlov, toujours immobile à la même place.
– Dénonce-le, si tu veux. Un pas et je tire. Tu as empoisonné ta femme, je le sais, tu es toi-même un meurtrier…
– Et vous êtes bien certaine que j’ai empoisonné Marfa Petrovna?
– Oui, c’est toi-même qui me l’as donné à entendre; tu m’as parlé de poison… Je sais que tu t’en étais procuré… tu l’avais préparé… c’est toi… c’est certainement toi… infâme!
– Lors même que ce serait la vérité, j’aurais fait cela pour toi, tu en aurais été la cause.
– Tu mens; je t’ai toujours haï, toujours…
– Hé! vous me paraissez avoir oublié, Avdotia Romanovna que, dans votre rôle d’apôtre, vous vous penchiez vers moi avec des regards langoureux… Je lisais dans vos yeux, vous rappelez-vous? le soir, au clair de lune, pendant que le rossignol chantait?
– Tu mens. (La fureur fit étinceler les yeux de Dounia.) Tu mens, calomniateur!
– Je mens? Eh bien, mettons que je mens! J’ai donc menti. On ne doit jamais rappeler ces petites choses aux femmes (il eut un sourire railleur). Je sais que tu vas tirer, jolie petite bête, eh bien, vas-y.
Dounia le coucha en joue et n’attendit qu’un mouvement de sa part pour faire feu. Elle était mortellement pâle, sa lèvre inférieure tremblait et ses grands yeux noirs lançaient des flammes. Il ne l’avait jamais vue aussi belle. Le feu de ses yeux, au moment où elle leva le revolver sur lui, l’atteignit comme une brûlure au cœur, qui se serra douloureusement. Il avança d’un pas, une détonation retentit. La balle lui effleura les cheveux et alla frapper le mur derrière lui. Il s’arrêta et dit avec un léger rire:
– Une piqûre de guêpe. C’est qu’elle vise à la tête!… mais qu’est-ce donc? du sang? Il tira son mouchoir pour essuyer un mince filet de sang qui coulait le long de sa tempe droite. La balle avait dû frôler la peau du crâne.
Dounia avait abaissé le revolver et regardait Svidrigaïlov d’un air hébété plutôt qu’effrayé, comme si elle était incapable de comprendre ce qu’elle venait de faire et ce qui se passait devant elle.
– Eh bien, quoi! Vous m’avez manqué. Tirez encore! J’attends, poursuivit tout bas Svidrigaïlov dont la gaîté avait maintenant quelque chose de sinistre. Si vous tardez ainsi, je pourrai vous saisir avant que vous ayez relevé le chien.
Dounetchka frissonna, arma son revolver et mit en joue.
– Laissez-moi, cria-t-elle désespérément; je vous jure que je vais tirer encore et… je vous… tuerai.
– Eh bien, quoi! À trois pas, en effet, il est impossible de me manquer. Mais si vous ne me tuez pas alors… Ses yeux étincelèrent et il fit encore deux pas.
Dounetchka tira; le revolver fit long feu.
– L’arme a été mal chargée. N’importe, vous avez encore une balle. Arrangez ça; j’attends.
Il était debout à deux pas de la jeune fille et fixait sur elle un lourd regard brûlant qui exprimait une résolution indomptable. Dounia comprit qu’il mourrait plutôt que de renoncer à elle. Et… et maintenant elle était sûre de le tuer à deux pas!
Tout à coup, elle jeta l’arme.
– Vous la jetez! s’écria Svidrigaïlov tout étonné, et il respira profondément. Son âme était soulagée d’un lourd fardeau qui n’était peut-être pas uniquement la crainte de la mort; pourtant, il aurait eu du mal sans doute à s’expliquer ce qu’il éprouvait. C’était, en quelque sorte, une délivrance d’un autre sentiment plus douloureux, que lui-même n’aurait pu déterminer. Il s’approcha de Dounia et lui enlaça doucement la taille. Elle ne lui opposa aucune résistance, mais elle tremblait comme une feuille et le regardait avec des yeux suppliants. Il s’apprêtait à lui parler, mais ses lèvres ne purent que s’entr’ouvrir dans une grimace. Il ne proféra pas un mot.
– Laisse-moi! supplia Dounia.
Svidrigaïlov tressaillit. Ce tutoiement n’était pas celui de tout à l’heure.
– Ainsi tu ne m’aimes pas? demanda-t-il tout bas.
Dounia fit un signe négatif de la tête.
– Et tu ne peux pas?… tu ne pourras jamais… chuchota-t-il d’un accent désespéré.
– Jamais! murmura Dounia.
Durant un instant, une lutte terrible se livra dans l’âme de Svidrigaïlov. Ses yeux étaient fixés sur la jeune fille avec une expression indicible. Soudain, il retira le bras qu’il avait passé autour de sa taille, se détourna rapidement et vint se placer devant la fenêtre.
– Voici la clef, fit-il après un moment de silence (il la tira de la poche gauche de son pardessus et la déposa sur la table, derrière lui, sans se tourner vers Dounia). Prenez-la et partez vite…
Et il regardait obstinément la fenêtre. Dounia s’approcha de la table et prit la clef.
– Vite, vite, répéta Svidrigaïlov, toujours sans bouger, mais ce mot «vite» résonnait terriblement.
Dounia ne s’y méprit point; elle saisit la clef, bondit jusqu’à la porte, l’ouvrit précipitamment et sortit en toute hâte. Un instant après, elle courait comme une folle le long du canal dans la direction du pont de…
Svidrigaïlov resta encore trois minutes auprès de la fenêtre. Puis il se retourna lentement, jeta un coup d’œil autour de lui et se passa doucement la main sur le front. Un sourire affreux lui tordit le visage, un pauvre sourire pitoyable qui exprimait l’impuissance, la tristesse et le désespoir. Sa main était rouge du sang de sa blessure. Il la regarda avec colère, mouilla une serviette et se lava la tempe. Le revolver jeté par Dounia avait roulé jusqu’à la porte. Il le ramassa et se mit à l’examiner. C’était une petite arme à trois coups, d’un ancien modèle. Il y restait encore de quoi tirer une fois. Après un moment de réflexion, il le fourra dans sa poche, prit son chapeau et sortit.
Il passa toute sa soirée, jusqu’à dix heures, à courir les cabarets et les bouges. Ayant retrouvé Katia dans un de ces endroits, où elle chantait toujours son ignoble chanson sur le misérable qui «se met à embrasser Katia», il lui paya à boire, ainsi qu’à un joueur d’orgue de Barbarie, aux garçons, à des chansonniers et à deux petits clercs qui avaient attiré sa sympathie pour la bonne raison qu’ils avaient le nez de travers: chez l’un il s’inclinait vers la gauche et chez l’autre vers la droite, chose qui le frappa d’étonnement. Ils finirent par l’entraîner dans un jardin de plaisance dont il leur paya l’entrée. Ce jardin renfermait un sapin malingre, trois autres arbrisseaux et un bâtiment décoré du nom de Vauxhall, mais qui n’était en réalité qu’un cabaret où l’on pouvait, du reste, boire également du thé. Dans le jardin, on voyait aussi quelques petites tables vertes accompagnées de chaises. Un chœur de mauvais chansonniers et un paillasse munichois au nez rouge, complètement ivre mais extraordinairement morne, étaient destinés à amuser le public. Les petits clercs se prirent de querelle avec des collègues et commencèrent à se battre. Svidrigaïlov fut choisi comme arbitre. Il mit un quart d’heure à essayer de juger l’affaire, mais tous criaient si fort qu’il n’y avait pas moyen de s’entendre. Il ne comprit qu’une chose, c’est que l’un avait commis un vol et vendu déjà à un Juif survenu par hasard le produit de son larcin; mais, la chose accomplie, il avait refusé de partager avec ses camarades le bénéfice de l’opération. À la fin, il se découvrit que l’objet volé était une cuiller d’argent appartenant au Vauxhall. Les gens de l’établissement s’aperçurent de sa disparition et l’affaire aurait pu prendre une tournure désagréable si Svidrigaïlov n’avait désintéressé les plaignants. Il paya la cuiller et quitta le jardin. Il était dix heures environ. Il n’avait pas bu de toute la soirée une seule goutte de vin et s’était borné à se faire servir du thé, et encore parce qu’il fallait prendre une consommation.
La soirée était sombre et étouffante. Vers les dix heures, le ciel se couvrit de nuages noirs épais, un violent orage éclata. La pluie ne tombait pas par gouttes, mais en véritables jets qui frappaient et fouettaient le sol. Des éclairs d’une longueur infinie sillonnaient le ciel. Svidrigaïlov arriva chez lui trempé jusqu’aux os. Il s’enferma dans sa chambre, ouvrit son secrétaire, en tira son argent, déchira quelques papiers. Il mit l’argent dans sa poche et s’apprêtait à changer de vêtements, mais, voyant que la pluie continuait à tomber, il jugea que cela n’en valait pas la peine, prit son chapeau et sortit sans fermer la porte. Il se rendit directement dans la chambre de Sonia, qu’il trouva chez elle.
La jeune fille n’était pas seule; elle était entourée des quatre petits enfants du tailleur Kapernaoumov et leur faisait boire du thé. Elle accueillit respectueusement son visiteur, regarda avec surprise ses vêtements mouillés, mais ne dit pas un mot. À la vue de l’étranger, les enfants s’enfuirent aussitôt, saisis d’une frayeur indescriptible.
Svidrigaïlov s’assit devant la table et invita Sonia à prendre place auprès de lui. La jeune fille se prépara timidement à écouter ce qu’il avait à lui dire.
– Sofia Semionovna, commença-t-il, je vais peut-être partir pour l’Amérique et, comme nous nous voyons probablement pour la dernière fois, je suis venu prendre quelques dernières dispositions… En bien, avez-vous vu cette dame aujourd’hui? Je sais ce qu’elle a pu vous dire, inutile de me le répéter. (Sonia fit un geste et rougit.) Ces gens-là ont leurs habitudes, leurs manières, leurs idées. Quant à vos petites sœurs et à votre frère, leur sort est assuré; l’argent qui doit leur revenir a été déposé par moi en lieu sûr et contre reçu. Voici les récépissés. Prenez-les à tout hasard. Allons, voici une affaire terminée. Tenez, encore trois titres de cinq pour cent représentant une somme de trois mille roubles. Ils sont pour vous, pour vous personnellement. Je désire que cela reste entre nous, n’en parlez à personne quoi que vous puissiez apprendre. Cet argent vous servira, car, Sofia Semionovna, vous ne pouvez continuer à mener la même vie. Ce serait très mal et vous n’en aurez d’ailleurs plus besoin.
– Vous avez eu tant de bontés pour moi, pour les orphelins et la morte, balbutia Sonia, que si je vous ai mal remercié, eh bien, croyez…
– Eh! laissez donc, laissez donc!
– Quant à cet argent, Arkadi Ivanovitch, je vous suis très reconnaissante, mais je n’en ai pas besoin. J’arriverai toujours à me nourrir; ne me considérez pas comme une ingrate: si vous êtes si généreux, eh bien, cet argent…
– Est pour vous, pour vous seule, Sofia Semionovna, et, je vous en prie, n’en parlons plus, car je suis pressé. Il vous sera utile, je vous assure. Rodion Romanovitch n’a que le choix entre deux solutions: se loger une balle dans la tête ou aller en Sibérie. (À ces mots, Sonia regarda son visiteur d’un air effaré et se mit à trembler.) Ne vous inquiétez pas, j’ai tout appris de sa propre bouche, mais je ne suis pas bavard; je n’en soufflerai mot à personne. Vous avez été bien inspirée en lui conseillant d’aller se dénoncer. C’est le meilleur parti qu’il puisse prendre. Eh bien, quand il partira pour la Sibérie, vous l’accompagnerez, n’est-ce pas? N’est-il pas vrai? Donc, vous aurez besoin d’argent. Vous en aurez besoin pour lui. Comprenez-vous? En vous donnant cet argent, c’est comme si je le lui remettais à lui. De plus, vous avez promis à Amalia Ivanovna de la rembourser. Je l’ai entendu. Pourquoi donc, Sofia Semionovna, assumez-vous si légèrement de pareilles charges? Car, enfin, c’est Katerina Ivanovna qui lui devait cet argent et non vous. Vous auriez dû envoyer promener cette Allemande. On ne peut pas vivre ainsi… Enfin, si l’on vous interroge sur moi demain, après-demain ou un de ces jours (et c’est ce qui ne manquera pas d’arriver), ne parlez pas de ma visite et ne dites à personne que je vous ai donné de l’argent. Et maintenant au revoir. (Il se leva.) Saluez Rodion Romanovitch de ma part. À propos, vous feriez bien de confier, en attendant, votre argent à M. Razoumikhine. Vous le connaissez? Mais oui, vous devez le connaître; c’est un brave garçon. Portez-lui l’argent demain ou bien quand il sera temps. D’ici là, tâchez de ne pas vous le faire prendre.
Sonia s’était levée également et fixait un regard effrayé sur son visiteur. Elle avait envie de lui poser une question, de lui parler, mais elle se sentait intimidée et ne savait par où commencer.
– Comment, comment… vous allez sortir par une pluie pareille?
– Quand on part pour l’Amérique, on ne s’inquiète pas de la pluie, hé! hé! Adieu, chère Sofia Semionovna. Je vous souhaite une longue vie, très longue, car vous serez utile aux autres. À propos… saluez de ma part M. Razoumikhine, n’oubliez pas. Dites-lui qu’Arkadi Ivanovitch Svidrigaïlov vous a chargée de ses compliments pour lui. N’y manquez pas.
Il sortit, laissant la jeune fille toute effarée, craintive et oppressée par d’obscurs soupçons.
On apprit plus tard que Svidrigaïlov avait fait le même soir une autre visite surprenante et singulière. La pluie tombait toujours. À onze heures vingt, il se présenta, tout trempé, chez les parents de sa fiancée qui occupaient un petit logement dans la troisième avenue de l’île Vassilevski. Il eut peine à se faire ouvrir et son arrivée, à cette heure insolite, causa au premier moment un grand trouble. Mais Arkadi Ivanovitch avait, quand il le voulait, les manières les plus séduisantes, si bien que les parents, qui avaient au premier moment fort raisonnablement pris cette visite pour une frasque d’homme ivre, furent bientôt convaincus de leur erreur. L’intelligente et sensible mère de la fiancée roula auprès de lui le fauteuil du père gâteux et engagea la conversation en choisissant, selon son habitude, des sujets détournés (cette femme n’allait jamais droit au fait, elle commençait par des sourires et mille gestes). Tenait-elle à savoir, par exemple, la date à laquelle Arkadi Ivanovitch désirait fixer le mariage, qu’elle commençait à l’interroger avec passion sur Paris et la vie de la haute société, pour le ramener peu à peu de si loin à la troisième avenue de l’île Vassilevski. Les autres fois, ce petit manège était scrupuleusement respecté, mais, ce soir-là, Arkadi Ivanovitch, plus impatient que de coutume, demanda à voir sa fiancée tout de suite, bien qu’on lui eût annoncé qu’elle était couchée. On s’empressa, bien entendu, de le satisfaire. Arkadi Ivanovitch lui annonça simplement qu’une affaire urgente l’obligeait à s’absenter de Pétersbourg; voilà pourquoi il lui apportait une somme de quinze mille roubles, bagatelle qu’il avait depuis longtemps l’intention de lui offrir et qu’il la priait d’accepter comme cadeau de mariage. On ne pouvait guère trouver de rapport logique entre ce présent et le départ annoncé, et il ne semblait pas non plus que cela nécessitât une visite au milieu de la nuit par une pluie battante, mais ses explications furent parfaitement accueillies. Même les exclamations de surprise et les questions d’usage furent prononcées d’un ton délicatement modéré; toutefois, les parents se répandirent en remerciements chaleureux, renforcés par les larmes de l’intelligente mère. Arkadi Ivanovitch se leva; en souriant, il embrassa sa fiancée, lui tapota la joue, lui répéta qu’il allait bientôt revenir et, remarquant dans ses yeux, en même temps qu’une expression de curiosité enfantine, une interrogation grave et muette, il l’embrassa une seconde fois en songeant avec dépit que son cadeau serait à coup sûr mis sous clef par la plus intelligente des mères. Il sortit en laissant toute la famille dans un état d’agitation extraordinaire. Mais la sensible maman résolut en un instant certaines questions importantes. Ainsi elle déclara qu’Arkadi Ivanovitch était un grand homme, occupé d’affaires fort absorbantes, et qui avait de grandes relations. Dieu seul savait ce qui se passait dans sa tête: il avait résolu de faire un voyage et il mettait son projet à exécution; de même pour l’argent dont il avait fait cadeau; on n’avait à s’étonner de rien. Certes, il était surprenant de le voir tout trempé, mais les Anglais, par exemple, sont encore plus excentriques, et tous ces personnages du grand monde se moquent du qu’en-dira-t-on et ne se gênent pour personne. Peut-être même fait-il exprès de se montrer ainsi pour prouver qu’il ne craint personne. L’essentiel est de ne souffler mot de tout cela à personne, car Dieu sait comment cette histoire finira. En attendant, il faut mettre l’argent sous clef au plus vite. Ce qu’il y a de mieux dans tout cela, c’est que la bonne n’a pas quitté sa cuisine; et surtout il faut se garder de dire quoi que ce soit à cette vieille fourbe de Resslich, etc., etc. Ils restèrent ainsi à bavarder jusqu’à deux heures du matin. La fiancée, cependant, était depuis longtemps retournée au lit, tout étonnée et un peu mélancolique.
Svidrigaïlov rentra en ville par la porte de ***. La pluie avait cessé, mais le vent faisait rage. Il frissonnait et s’arrêta un moment pour regarder avec une curiosité particulière et une sorte d’hésitation l’eau noire de la Petite Néva. Mais il eut bientôt froid à rester ainsi penché sur le fleuve. Il se détourna et s’engagea dans la perspective ***. Pendant près d’une demi-heure, il battit le pavé de cette immense avenue, paraissant chercher quelque chose. Du côté droit, un jour qu’il passait par là, peu de temps auparavant, il avait remarqué un grand bâtiment de bois, un hôtel qui s’appelait autant qu’il pût s’en souvenir l’hôtel d’Andrinople. Il finit par le retrouver. D’ailleurs il était impossible de ne pas le remarquer dans cette obscurité. C’était un long bâtiment encore éclairé malgré l’heure tardive et qui présentait certaines traces d’animation.
Il entra et demanda une chambre à un domestique en haillons qu’il rencontra dans le corridor. Celui-ci jeta sur lui un coup d’œil, puis le conduisit à une toute petite chambre étouffante, située au bout du couloir sous l’escalier. Il n’y en avait pas d’autre, l’hôtel était plein. Le loqueteux attendait en regardant Svidrigaïlov d’un air interrogateur.
– Vous avez du thé? demanda celui-ci.
– Oui, on peut s’en procurer.
– Et quoi encore?
– Du veau, de la vodka, des hors-d’œuvre.
– Apporte-moi du veau et du thé.
– Rien de plus? demanda l’homme avec un certain étonnement.
– Non, non…
Le loqueteux s’éloigna fort désappointé.
«Ce doit être quelque chose de propre que cette maison, pensa Svidrigaïlov. Comment ne m’en suis-je pas douté? Moi aussi, je dois avoir l’air d’un homme qui revient de faire la noce et a déjà eu une aventure en chemin. Je serais curieux de savoir quelle espèce de gens logent ici.»
Il alluma la bougie et se livra à un examen attentif de la pièce. C’était une véritable cage à une fenêtre, si basse de plafond qu’un homme de la taille de Svidrigaïlov pouvait à peine s’y tenir debout. Outre le lit, fort sale, il y avait une simple table en bois peint et une chaise, qui suffisaient à remplir la pièce. Les murs semblaient faits de simples planches recouvertes d’une tapisserie si poussiéreuse et si sale qu’il était difficile d’en deviner la couleur primitive. L’escalier coupait de biais le plafond et un pan de mur, ce qui donnait à la pièce l’aspect, d’une mansarde. Svidrigaïlov déposa la bougie sur la table, s’assit sur le lit et se mit à réfléchir. Mais un murmure de voix incessant, qui s’élevait parfois jusqu’aux cris, venu de la chambre voisine, finit par attirer son attention. Il prêta l’oreille. Une seule personne parlait; elle en gourmandait une autre d’une voix larmoyante.
Svidrigaïlov se leva, mit sa main en écran devant la bougie allumée et aperçut aussitôt une fente éclairée dans le mur. Il s’en approcha et regarda. Dans la pièce, un peu plus grande que la sienne, se trouvaient deux hommes; l’un, en bras de chemise, à la tête crépue, au visage rouge et tuméfié, était debout, les jambes écartées, dans une pose oratoire. Il se donnait de grands coups sur la poitrine et sermonnait son compagnon d’une voix pathétique, en lui rappelant qu’il l’avait tiré du bourbier et pouvait l’y rejeter quand il le voudrait, que seul le Très-Haut voyait ce qui se passait ici-bas… L’ami auquel il s’adressait avait l’air d’un homme qui voudrait bien éternuer mais n’y peut réussir. Il jetait de temps en temps un regard trouble et hébété sur l’orateur et semblait ne pas comprendre un mot de ce que l’autre lui disait, peut-être ne l’entendait-il même pas. Sur la table, où la bougie achevait de se consumer, se trouvaient une carafe de vodka presque vide, des verres de toutes grandeurs, du pain, des concombres et des tasses à thé.
Après avoir considéré attentivement ce tableau, Svidrigaïlov quitta son poste d’observation et revint s’asseoir sur son lit. Le garçon en haillons ne put s’empêcher, en apportant le thé et le veau, de lui redemander encore s’il n’avait besoin de rien d’autre. Mais il reçut encore une fois une réponse négative et se retira définitivement. Svidrigaïlov se hâta de se verser du thé pour se réchauffer; il en but un verre mais ne put rien manger. La fièvre qui commençait à monter lui coupait l’appétit. Il enleva son pardessus, son veston, s’enveloppa dans ses couvertures et se coucha. Il était ennuyé. «Mieux vaudrait, pour cette fois, être bien portant», pensa-t-il avec un rire ironique. L’atmosphère était étouffante, la bougie éclairait faiblement la pièce, le vent grondait au-dehors. On entendait dans un coin un bruit de souris. Du reste, une odeur de cuir et de souris remplissait la pièce. Svidrigaïlov rêvait, étendu sur son lit. Les idées se succédaient confusément dans sa tête; il semblait désireux d’arrêter son imagination sur quelque chose. «Il doit y avoir un jardin sous ma fenêtre, pensa-t-il, on entend le bruit des feuilles agitées par le vent; comme je hais ce bruit de feuilles dans la nuit orageuse! C’est une sensation désagréable, vraiment.» Et il se souvint qu’en passant tantôt dans le parc Petrovski il avait éprouvé la même répugnance. Ensuite, il songea à la Petite Néva et le même frisson qui l’avait saisi tout à l’heure, quand il était penché sur l’eau, le reprit. «Je n’ai jamais aimé l’eau de ma vie, même en peinture», se dit-il, et une pensée bizarre le fit encore sourire. «Maintenant toutes ces questions de confort et d’esthétique devraient m’importer peu! Et pourtant, me voici devenu aussi difficile que l’animal qui voudrait absolument se choisir une place… dans un cas pareil. J’aurais dû aller tout à l’heure à l’île Petrovski, mais non, j’ai eu trop peur du froid et des ténèbres, hé! hé! Monsieur a besoin de sensations agréables… Mais, à propos, pourquoi ne pas éteindre la bougie? (Il la souffla.) Mes voisins se sont couchés, pensa-t-il en ne voyant plus de lumière par la fente de la cloison. C’est maintenant, Marfa Petrovna, continua-t-il, que votre visite serait à propos: il fait sombre, le lieu est propice, la minute originale et c’est précisément maintenant que vous ne viendrez pas…»
Il se souvint tout à coup du moment où il conseillait à Raskolnikov, peu avant l’exécution de son projet concernant Dounia, de la confier à la garde de Razoumikhine. «Je parlais, en effet, pour me fouetter les nerfs surtout, comme l’a deviné Raskolnikov. C’est un malin celui-là! Il en a supporté des épreuves. Il se formera encore avec le temps, quand toutes ces folies lui seront sorties de la tête. Maintenant, il est trop avide de vivre… Sur ce point tous ces gens sont des lâches. D’ailleurs, le diable l’emporte! Il n’a qu’à faire ce qu’il veut, que m’importe à moi!»
Le sommeil continuait à le fuir. Peu à peu, l’image de Dounia se dressa devant lui et un frisson lui courut par tout le corps. «Non, il faut en finir, songea-t-il, en revenant à lui. Pensons à autre chose. Je trouve bizarre et curieux vraiment de n’avoir jamais sérieusement haï personne, jamais éprouvé un désir violent de me venger de quelqu’un. C’est mauvais signe, mauvais signe. Jamais, non plus, je n’ai été querelleur ni violent, encore un mauvais signe. Et ce que j’ai pu lui faire de promesses tantôt! Qui sait? Elle aurait pu me mener à sa guise…» Il se tut et serra les dents. L’image de Dounetchka apparut devant lui telle qu’elle était, quand elle avait tiré la première fois, puis avait pris peur, avait baissé le revolver, et l’avait regardé avec de grands yeux épouvantés, si bien qu’il aurait pu la saisir deux fois sans qu’elle levât la main pour se défendre, s’il ne l’avait mise en garde lui-même… Il se rappela avoir eu pitié d’elle; à ce moment-là, oui, son cœur se serrait… «Eh! au diable, encore ces pensées. Il faut en finir avec tout cela, en finir…»
Déjà il s’assoupissait, son tremblement fiévreux s’apaisait. Tout à coup, quelque chose courut sous la couverture le long de son bras et de sa jambe. Il tressaillit. «Fi! diable, on dirait une souris! pensa-t-il. J’ai laissé le veau sur la table, voilà pourquoi…» Il n’avait nulle envie de se découvrir et de se lever dans le froid, mais tout à coup un nouveau contact désagréable lui frôla la jambe. Il arracha la couverture et alluma la bougie. Puis, tout tremblant de froid, il se pencha, examina le lit et vit soudain une souris sauter sur le drap. Il essaya de l’attraper, mais la bête, sans descendre du lit, décrivait des zigzags de tous côtés et glissait entre les doigts qui s’apprêtaient à la saisir. Enfin, elle se fourra sous l’oreiller. Svidrigaïlov jeta l’oreiller par terre, mais sentit que quelque chose avait sauté sur lui et se promenait sur son corps par-dessous la chemise. Il eut un frisson nerveux et s’éveilla. L’obscurité régnait dans la pièce et il était couché dans son lit, enveloppé dans sa couverture comme tantôt, le vent continuait à hurler au-dehors…
«C’est crispant», songea-t-il énervé.
Il se leva et s’assit sur le bord du lit, le dos tourné à la fenêtre.
«Il vaut mieux ne pas dormir», décida-t-il. De la croisée venait un air froid et humide; sans quitter sa place, Svidrigaïlov tira à lui la couverture et s’en enveloppa. Mais il n’alluma pas la bougie. Il ne songeait point et ne voulait d’ailleurs penser à rien, mais des rêves vagues, des idées incohérentes traversaient l’un après l’autre son cerveau. Il était tombé dans un demi-sommeil. Était-ce l’influence du froid, des ténèbres, l’humidité ou le vent qui agitait les feuilles au-dehors, toujours est-il que ses songeries avaient pris un tour fantastique. Il ne voyait que des fleurs. Un paysage s’offrait à sa vue; c’était une journée tiède et presque chaude, un jour de fête… la Trinité. Un riche et élégant cottage anglais, entouré d’odorantes plates-bandes fleuries, s’offrait à sa vue. Des plantes grimpantes s’enroulaient autour du perron garni de roses; des deux côtés d’un frais escalier de marbre couvert d’un riche tapis, s’étageaient des potiches chinoises garnies de fleurs rares. Aux fenêtres, dans des vases à demi pleins d’eau, plongeaient de délicates jacinthes blanches inclinées sur leurs lourdes et longues tiges d’un vert cru, et leur parfum capiteux se répandait. Il n’éprouvait nul désir de s’éloigner, mais il monta cependant l’escalier et entra dans une grande salle très haute de plafond, également pleine de fleurs. Il y en avait partout, aux fenêtres, devant les portes ouvertes et sur la véranda! Les parquets étaient jonchés d’herbe fraîchement coupée et odorante. Par les croisées ouvertes pénétrait une brise délicieuse. Les oiseaux gazouillaient sous les fenêtres, et, au milieu de la pièce, sur des tables couvertes de satin immaculé, reposait un cercueil. Il était capitonné de gros de Naples, bordé de ruches blanches. Des guirlandes de fleurs l’entouraient de tous côtés. Une fillette en robe de tulle blanc y reposait sur un lit de fleurs, et ses mains, croisées sur la poitrine, semblaient taillées dans le marbre… Mais ses cheveux dénoués, ses cheveux d’un blond clair, étaient tout mouillés. Une couronne de roses lui ceignait la tête. Son profil sévère et déjà pétrifié semblait également marmoréen, mais le sourire épanoui sur ses lèvres pâles n’avait rien d’enfantin; il exprimait une mélancolie navrante, une tristesse sans bornes.
Svidrigaïlov connaissait cette fillette. Aucune image pieuse près du cercueil; point de cierges allumés, et l’on n’entendait pas murmurer des prières. Cette enfant était une suicidée; elle s’était noyée. Elle n’avait que quatorze ans, mais son cœur avait été brisé par un outrage qui avait terrifié sa conscience enfantine, rempli son âme angélique d’une honte imméritée et arraché de sa poitrine un cri suprême de désespoir que les mugissements du vent avaient étouffé par une nuit de dégel, humide et ténébreuse…
Svidrigaïlov s’éveilla, quitta son lit et s’approcha de la fenêtre. Il trouva à tâtons l’espagnolette et ouvrit la croisée. Le vent s’engouffra dans la pièce étroite et sembla recouvrir d’un givre glacé son visage et sa poitrine, à peine protégée par la chemise. Sous la fenêtre il devait y avoir, en effet, un semblant de jardin et probablement un jardin de plaisance. Pendant le jour, on y chantait sans doute des chansonnettes; on y servait le thé par petites tables. Mais maintenant, les gouttes tombaient des arbres et des massifs; il faisait sombre comme dans une cave et les objets n’étaient plus que des taches obscures à peine distinctes. Svidrigaïlov passa cinq minutes accoudé à l’appui de la croisée, à regarder cette ombre. Au milieu des ténèbres retentit un coup de canon, bientôt suivi d’un autre.
«Ah! Le signal. L’eau monte, pensa-t-il. Au matin, les parties basses de la ville vont être inondées; les rats des caves seront emportés par le courant et, dans le vent et la pluie, les hommes tout trempés commenceront à transporter, en maugréant, toutes leurs vieilleries aux étages supérieurs des maisons. Mais quelle heure est-il?» Au moment même où il se posait cette question, une horloge voisine et pressée, semblait-il, sonna de toutes ses forces trois coups. «Eh! mais dans une heure il fera jour! Pourquoi attendre? Je vais sortir tout de suite et je m’en irai directement à l’île Petrovski; là, je choisirai un grand arbre tout gonflé de pluie, si bien qu’à peine l’aurai-je frôlé de l’épaule que des millions de gouttelettes m’inonderont la tête…» Il s’écarta de la fenêtre, la referma, alluma la bougie, s’habilla et sortit dans le corridor, son bougeoir à la main, pour aller éveiller le garçon, endormi sans doute dans un coin, parmi tout un fouillis de vieilleries, acquitter sa note et quitter l’hôtel. «J’ai choisi le meilleur moment, songea-t-il; impossible de trouver mieux.» Il erra longtemps ans l’étroit et long couloir sans trouver personne; enfin, il remarqua, dans un coin sombre, entre une vieille armoire et une porte, une forme bizarre qui lui parut vivante. Il se pencha avec sa bougie et reconnut une enfant, une fillette de quatre à cinq ans tout au plus, vêtue d’une robe trempée comme une lavette et qui tremblait et pleurait. Elle ne parut pas effrayée à la vue de Svidrigaïlov, mais le regarda d’un air hébété avec ses grands yeux noirs, en reniflant de temps en temps comme il arrive aux enfants qui, après avoir pleuré longtemps, commencent à se consoler, avec de brefs retours de sanglots. Le visage de l’enfant était pâle et épuisé; elle était raidie de froid. Mais comment se trouvait-elle là? Elle s’était donc cachée et n’avait pas dormi de la nuit? Elle s’anima tout à coup et se mit à lui raconter, de sa voix enfantine, avec une rapidité vertigineuse, une histoire où il était question d’une tasse qu’elle avait cassée et de sa mère qui allait la battre. Elle ne s’arrêtait plus…
Svidrigaïlov crut comprendre que c’était une enfant peu aimée de sa mère, quelque cuisinière du quartier ou de l’hôtel même, probablement une ivrognesse qui devait la maltraiter. L’enfant avait cassé une tasse et avait été prise d’une telle frayeur qu’elle s’était enfuie. Elle avait dû errer longtemps dehors, sous la pluie battante, pour enfin se faufiler ici et se cacher dans ce coin, derrière l’armoire, où elle avait passé toute la nuit en pleurant et en tremblant de froid et de peur, à la pensée qu’elle serait cruellement châtiée pour tous les méfaits dont elle s’était rendue coupable.
Il la prit dans ses bras et rentra dans sa chambre, la posa sur le lit et se mit en devoir de la déshabiller. Elle n’avait pas de bas et ses chaussures trouées étaient aussi mouillées que si elles avaient trempé toute une nuit dans une mare. Quand il lui eut ôté ses vêtements, il la coucha et l’enveloppa avec soin dans la couverture. Elle s’endormit aussitôt. Ayant terminé, Svidrigaïlov retomba dans ses pensées moroses.
«De quoi me suis-je mêlé encore, songea-t-il tout oppressé et avec un sentiment de colère. Quelle absurdité!» Dans son irritation, il prit la bougie pour se mettre à la recherche du garçon et quitter au plus tôt l’hôtel. «C’est une gamine!» pensa-t-il en lâchant un juron au moment où il ouvrit la porte. Mais il revint aussitôt sur ses pas pour voir si l’enfant dormait paisiblement! Il souleva la couverture avec soin. La fillette reposait comme une bienheureuse; elle s’était réchauffée et ses joues pâles avaient repris des couleurs. Mais, chose étrange, cette rougeur était beaucoup plus vive que celle qu’on voit ordinairement aux enfants. «C’est la rougeur de la fièvre», pensa Svidrigaïlov, on aurait pu croire qu’elle avait bu, bu tout un verre de vin. Ses lèvres purpurines semblaient brûlantes… Mais qu’était-ce? Il lui parut tout à coup que les longs cils noirs de l’enfant tressaillaient et se soulevaient légèrement. Les paupières mi-closes laissèrent passer un regard aigu, malicieux et qui n’avait rien d’enfantin. La fillette faisait-elle donc semblant de dormir? Oui, c’était bien cela! Ses petites lèvres s’ouvraient dans un sourire et leurs coins tremblaient d’une envie de rire contenue. Mais voilà qu’elle cesse de se contraindre et elle rit franchement; quelque chose d’effronté, de provocant frappe sur ce visage qui n’est point celui d’une enfant. C’est le vice! Ce visage est celui d’une prostituée, d’une femme vénale. Voilà que les deux yeux s’ouvrent franchement tout grands; ils enveloppent Svidrigaïlov d’un regard lascif et brûlant. Ils l’appellent, ils rient… Et cette figure a quelque chose de répugnant dans sa luxure. «Comment, à cinq ans? songe-t-il horrifié. Mais… qu’est-ce donc?» Et voilà qu’elle tourne vers lui son visage enflammé; elle tend les bras… «Ah! maudite!» s’écrie-t-il épouvanté, et il lève la main sur elle; mais au même instant il s’éveilla…
Il se trouva couché dans le même lit, enveloppé dans la couverture; la bougie n’était pas allumée et l’aube blanchissait aux fenêtres.
«J’ai déliré toute la nuit.» Il se souleva et se sentit avec colère tout courbatu. Un épais brouillard régnait au-dehors et l’empêchait de rien distinguer. Il était près de cinq heures; il avait dormi trop longtemps. Il se leva, endossa son veston, son pardessus encore humides, tâta le revolver dans sa poche, le prit et s’assura que la balle était bien placée. Puis il s’assit, tira un carnet, y inscrivit, sur la première page, quelques lignes en gros caractères. Après les avoir relues, il s’accouda sur la table et s’absorba dans ses réflexions. Le revolver et le carnet étaient restés près de lui, sur la table. Les mouches avaient envahi la portion de veau demeurée intacte. Il les regarda longtemps, puis se décida à leur donner la chasse de la main droite. Enfin il s’étonna de l’intéressante occupation à laquelle il se livrait à pareil moment, revint à lui, tressaillit et sortit de la pièce d’un pas ferme. Une minute plus tard il était dans la rue. Un brouillard opaque et laiteux flottait sur la ville. Svidrigaïlov cheminait sur le pavé de bois sale et glissant dans la direction de la Petite Néva et, tout en marchant, il imaginait l’eau du fleuve montée pendant la nuit, l’île Petrovski avec ses sentiers détrempés, son herbe humide, ses taillis, ses massifs lourds de gouttes d’eau, enfin cet arbre-là… Alors, furieux contre lui-même, il se mit à examiner les maisons qu’il longeait pour changer le cours de ses réflexions.
Pas un piéton, pas un fiacre dans l’avenue, et les petites bâtisses d’un jaune vif, aux volets clos, avaient l’air sale et morne. Le froid et l’humidité pénétraient son corps et lui donnaient le frisson. De loin en loin, il apercevait une enseigne qu’il lisait soigneusement d’un bout à l’autre. Enfin, le pavé de bois prit fin. Arrivé à la hauteur d’une grande maison de pierre, il vit un chien affreux traverser la chaussée, en serrant la queue entre les jambes. Un homme ivre mort gisait au milieu du trottoir, la face contre terre. Il le regarda et continua son chemin. À gauche, un beffroi s’offrit à sa vue. «Tiens, pensa-t-il, voilà un endroit; à quoi bon aller dans l’île Petrovski? Ici j’aurai du moins un témoin officiel!…» Il sourit à cette pensée et s’engagea dans la rue… C’est là que se dressait le grand bâtiment surmonté d’un beffroi. Un petit homme, enveloppé dans une capote grise de soldat et coiffé d’un casque, se tenait appuyé au battant fermé de la massive porte cochère. En voyant approcher Svidrigaïlov, il lui jeta un lent regard oblique et froid. Sa physionomie exprimait la tristesse hargneuse qui est la marque séculaire de la race juive.
Les deux hommes s’examinèrent un moment en silence. Le soldat finit par trouver étrange cette station à trois pas de lui d’un individu qui n’était pas ivre et le fixait sans mot dire.
– Qu’est-ce que vous voulez? fit-il sans bouger, d’une voix zézayante.
– Mais rien du tout, mon vieux, bonjour, répondit Svidrigaïlov.
– Passez votre chemin.
– Moi, mon vieux, je m’en vais à l’étranger.
– À l’étranger?
– En Amérique.
– En Amérique?
Svidrigaïlov tira le revolver de sa poche et l’arma. Le soldat haussa les sourcils.
– En voilà une plaisanterie? Ce n’est pas le lieu, ici, zézaya-t-il.
– Et pourquoi pas?
– Parce que ce n’est pas le lieu.
– Mon vieux, la place est bonne quand même. Si on t’interroge, n’importe, dis que je suis parti pour l’Amérique.
Il appuya le canon du revolver sur sa tempe droite.
– Dites donc, il ne faut pas faire cela ici; ce n’est pas l’endroit, fit le soldat effrayé en ouvrant de grands yeux.
Svidrigaïlov pressa la détente.
Le même soir, entre six et sept heures, Raskolnikov approchait du logement occupé par sa mère et sa sœur. Elles habitaient maintenant, dans la maison Bakaleev, l’appartement recommandé par Razoumikhine. L’entrée donnait sur la rue. Il était déjà tout près qu’il hésitait encore. Allait-il monter? Mais rien au monde ne l’aurait fait rebrousser chemin. Sa décision était prise. «D’ailleurs, elles ne savent rien encore, songea-t-il, et elles se sont habituées à me considérer comme un original…» Il avait un aspect minable; ses vêtements étaient trempés, souillés de boue, déchirés. Son visage semblait presque défiguré par la fatigue et la lutte qui se livrait en lui depuis bientôt vingt-quatre heures. Il avait passé la nuit seul à seul avec lui-même. Dieu sait où! Mais, enfin, sa décision était prise.
Il frappa à la porte; ce fut sa mère qui lui ouvrit, Dounetchka était sortie; la bonne même n’était pas là. Poulkheria Alexandrovna au premier moment resta muette de joie, puis elle le saisit par la main et l’entraîna dans la pièce.
– Ah! te voilà, fit-elle d’une voix que l’émotion faisait trembler. Ne m’en veux pas, Rodia, de te recevoir si sottement avec des larmes. Je ne pleure pas; je ris de joie. Tu crois que je suis triste? Non, je me réjouis et c’est une sotte habitude que j’ai de pleurer de joie. Depuis la mort de ton père la moindre chose me fait verser des larmes. Assieds-toi, mon chéri; tu parais fatigué. Oh! comme te voilà fait!
– J’ai été mouillé hier, maman… commença Raskolnikov.
– Mais non, laisse donc, interrompit vivement Poulkheria Alexandrovna. Tu pensais que j’allais me mettre à t’interroger avec ma vieille curiosité de femme. Ne t’inquiète pas. Je comprends, je comprends tout; maintenant, je suis un peu initiée aux usages de Pétersbourg et je vois qu’on est plus intelligent ici que chez nous. Je me suis dit une fois pour toutes que je suis incapable de te suivre dans tes raisonnements et que je n’ai pas à te demander des comptes… Peut-être as-tu Dieu sait quels projets ou quels plans dans la tête… Sait-on quelles pensées t’occupent! Je n’ai donc pas à venir te troubler par mes questions. À quoi penses-tu? Eh bien, voilà!… Ah! Seigneur, mais qu’est-ce que j’ai à bafouiller ainsi comme une imbécile? Vois-tu, Rodia, je suis en train de relire pour la troisième fois l’article que tu as publié dans une revue; c’est Dmitri Prokofitch qui me l’a apporté. Ç’a été une révélation pour moi. Donc, voilà, me suis-je dit, sotte que tu es, voilà à quoi il pense et tout le secret de l’affaire. Tous les savants sont ainsi. Il roule dans sa tête des idées nouvelles; il y réfléchit tandis que moi je viens le troubler et le tourmenter. En lisant cet article, mon petit, bien des choses m’échappent; il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’en étonner: comment comprendrais-je, ignorante que je suis!
Raskolnikov prit la revue et jeta un coup d’œil sur son article. Malgré son état d’esprit et sa situation actuelle, il ressentit le vif et profond plaisir qu’éprouve toujours un auteur à se voir imprimé pour la première fois, surtout lorsqu’il n’a que vingt-trois ans. Mais ce sentiment ne dura qu’un instant. Après avoir lu quelques lignes, il fronça les sourcils et une affreuse souffrance lui serra le cœur. Cette lecture lui avait rappelé toutes les luttes morales qui s’étaient livrées en lui pendant ces derniers mois. Il jeta la brochure sur la table avec un sentiment de violente répulsion.
– Mais si bête que je sois, Rodia, je puis me rendre compte que tu occuperas d’ici peu de temps une des premières places, si ce n’est la première, dans le monde de la science. Et ils ont osé te croire fou, ha! ha! ha! Car tu ne sais pas que cette idée leur était venue. Ah! les misérables vers de terre! Comment comprendraient-ils ce qu’est l’intelligence? Et dire que Dounetchka, oui, Dounetchka elle-même, n’était pas éloignée de le croire! Hein, qu’en dis-tu? Ton pauvre père, lui, avait écrit, à deux reprises, à une revue pour lui envoyer d’abord des vers (je les garde, je te les montrerai un jour), puis toute une nouvelle (que j’avais recopiée moi-même). Quelles prières n’avons-nous adressées au Ciel pour qu’ils soient acceptés! Mais non, on les a refusés. Il y a quelques jours, Rodia, je me désolais de te voir si affreusement vêtu et de te voir mal nourri, mal logé, mais maintenant je reconnais que c’était encore une sottise de ma part, car tu obtiendras tout cela dès que tu le voudras par ton intelligence et ton talent. Pour le moment, tu n’y tiens sans doute pas et tu t’occupes de choses beaucoup plus importantes.
– Dounia n’est pas là, maman?
– Non, Rodia. Elle sort très souvent en me laissant seule. Dmitri Prokofitch a la bonté de venir me tenir compagnie et il me parle toujours de toi. Il t’aime et t’estime beaucoup. Quant à ta sœur, je ne puis dire qu’elle me manque d’égards. Je ne me plains pas. Elle a son caractère et moi le mien… Il lui plaît d’avoir toutes sortes de secrets et moi je ne veux point en avoir pour mes enfants. Certes, je suis persuadée que Dounetchka est trop intelligente pour… D’ailleurs elle nous aime, toi et moi… mais je ne sais à quoi tout cela aboutira. Elle vient de manquer ta visite qui m’a rendue si heureuse. Quand elle rentrera, je lui dirai: «Ton frère est venu en ton absence et toi, où étais-tu pendant ce temps?» Toi, Rodia, ne me gâte pas trop. Quand tu le pourras, passe me voir, mais, si cela t’est impossible, ne t’inquiète pas, je patienterai, car je saurai bien que tu continues à m’aimer et il ne me faut rien de plus. Je lirai tes ouvrages et j’entendrai parler de toi par tout le monde; de temps en temps, je recevrai ta visite. Que puis-je désirer de plus? Ainsi, aujourd’hui, je vois bien que tu es venu consoler ta mère…
Et Poulkheria Alexandrovna fondit brusquement en larmes.
– Me voilà encore, ne fais pas attention à moi, je suis folle. Ah, mon Dieu! mais je ne pense à rien, s’écria-t-elle en se levant précipitamment. Il y a du café et je ne t’en offre pas. Tu vois ce que c’est que l’égoïsme des vieilles gens! Une seconde, une seconde!
– Maman, laissez cela, ce n’est pas la peine, je m’en vais. Je ne suis pas venu pour cela. Écoutez-moi, je vous en prie…
Poulkheria Alexandrovna s’approcha timidement de son fils.
– Maman, quoi qu’il arrive, quoi que vous entendiez dire de moi, m’aimerez-vous toujours comme maintenant? demanda-t-il tout à coup, entraîné par son émotion et sans mesurer la portée de ses paroles.
– Rodia, Rodia! Qu’as-tu? Comment peux-tu me demander des choses pareilles? Mais qui oserait me dire un mot contre toi? Si quelqu’un se le permettait, je refuserais de l’écouter et je le chasserais de ma présence.
– Je suis venu vous assurer que je vous ai toujours aimée et maintenant je suis heureux de nous savoir seuls, et même que Dounetchka soit absente, continua-t-il avec le même élan. Je suis venu vous dire que, si malheureuse que vous soyez, sachez que votre fils vous aime plus que lui-même et que tout ce que vous avez pu penser sur ma cruauté et mon indifférence à votre égard était une erreur. Je ne cesserai jamais de vous aimer… Allons, en voilà assez, j’ai senti que je devais vous donner cette assurance et vous parler ainsi…
Poulkheria Alexandrovna embrassait silencieusement son fils; elle le serrait sur son cœur et pleurait tout bas.
– Je ne sais pas ce que tu as, Rodia, dit-elle enfin. Jusqu’ici je croyais tout bonnement que notre présence t’ennuyait. À présent, je vois qu’un grand malheur te menace, dont le pressentiment te remplit d’angoisse. Il y a longtemps que je m’en doutais, Rodia. Pardonne-moi de t’en parler; j’y pense continuellement, et je n’en dors pas. Cette nuit, ta sœur aussi a eu le délire et n’a fait que parler de toi. J’ai entendu quelques mots, mais je n’y ai rien compris. Depuis ce matin, je suis comme un condamné qui attend le supplice; j’avais le pressentiment d’un malheur et le voici. Rodia, Rodia, où vas-tu? Car tu es sur le point de partir, n’est-ce pas?
– Oui.
– C’est ce que je pensais. Mais je puis t’accompagner, s’il le faut. Et Dounia aussi. Elle t’aime beaucoup et nous emmènerons Sofia Semionovna aussi. Vois-tu, je l’accepterai volontiers pour fille. Dmitri Prokofitch nous aidera à faire nos préparatifs… mais… où vas-tu?
– Adieu, maman.
– Comment, aujourd’hui même? s’écria-t-elle comme si elle allait le perdre à jamais.
– Je ne puis tarder; il est temps. C’est très urgent!…
– Et je ne puis t’accompagner?
– Non. Mettez-vous à genoux et priez Dieu pour moi. Votre prière sera peut-être entendue!
– Laisse-moi te donner ma bénédiction. Voilà! Voilà! Oh! Seigneur, que faisons-nous?
Oui, il était heureux, bien heureux que personne, même sa sœur, n’assistât à cette entrevue avec sa mère… Brusquement, après toute cette période terrible de sa vie, son cœur s’amollit. Il tomba à ses pieds et se mit à les baiser. Puis, tous deux pleurèrent enlacés. Elle ne paraissait plus étonnée et ne posait aucune question. Elle comprenait depuis longtemps que son fils traversait une crise terrible et qu’un moment affreux pour lui était arrivé.
– Rodia, mon chéri, mon premier-né, disait-elle en sanglotant; te voilà maintenant tel que tu étais dans ton enfance quand tu venais m’embrasser et m’offrir tes caresses. Jadis, du vivant de ton père, ta seule présence nous consolait au milieu de nos peines. Depuis que je l’ai enterré, combien de fois n’avons-nous pas pleuré enlacés comme à présent sur sa tombe. Si je pleure depuis longtemps, c’est que mon cœur maternel avait des pressentiments sinistres. Le soir où nous sommes arrivées à Pétersbourg, dès notre première entrevue, ton visage m’a tout appris et mon cœur en a tressailli, et, aujourd’hui, quand je t’ai ouvert la porte, j’ai pensé, en te voyant, que l’heure fatale était venue. Rodia, Rodia, tu ne pars pas tout de suite, n’est-ce pas?
– Non.
– Tu reviendras encore?
– Oui…
– Rodia, ne te fâche pas, je ne veux pas t’interroger, je n’ose le faire; mais dis-moi seulement: tu vas loin d’ici?
– Très loin.
– Tu auras là un emploi, une situation?
– J’aurai ce que Dieu m’enverra… Priez-le pour moi.
Raskolnikov se dirigea vers la porte, mais elle s’accrocha à lui et le regarda désespérément dans les yeux. Son visage fut tordu par une expression de souffrance atroce.
– Assez, maman.
Il regrettait profondément d’être venu.
– Tu ne pars pas pour toujours? Pas pour toujours, n’est-ce pas? Tu reviendras demain, n’est-ce pas? demain?
– Oui, oui, adieu.
Et il lui échappa.
La soirée était fraîche, tiède et lumineuse. Le temps s’était éclairci depuis le matin. Raskolnikov avait hâte de rentrer chez lui. Il désirait tout terminer avant le coucher du soleil et aurait bien voulu ne plus voir personne jusque-là. En montant l’escalier, il remarqua que Nastassia, occupée à préparer le thé dans la cuisine, interrompait sa besogne pour le suivre d’un regard curieux. «Y aurait-il quelqu’un chez moi?» se dit-il, et il songea à l’odieux Porphyre. Mais, quand il ouvrit la porte de sa chambre, il aperçut Dounetchka assise sur le divan. Elle semblait toute pensive et devait l’attendre depuis longtemps. Il s’arrêta sur le seuil. Elle tressaillit, se dressa devant lui. Son regard immobile, fixé sur lui, exprimait l’épouvante et une douleur infinie. Ce regard seul prouva à Raskolnikov qu’elle savait tout.
– Dois-je entrer ou sortir? demanda-t-il d’un air méfiant.
– J’ai passé toute la journée chez Sofia Semionovna. Nous t’attendions toutes les deux. Nous pensions que tu allais sûrement venir…
Raskolnikov entra dans la pièce et se laissa tomber sur une chaise, épuisé.
– Je me sens faible, Dounia. Je suis très las et en ce moment surtout j’aurais besoin de toutes mes forces.
Il lui jeta de nouveau un regard défiant.
– Où as-tu passé la nuit dernière?
– Je ne m’en souviens plus; vois-tu, ma sœur, je voulais prendre un parti définitif et j’ai erré longtemps près de la Néva, Cela, je me le rappelle. Je voulais en finir, mais je n’ai pas pu m’y décider, balbutia-t-il en scrutant encore le visage de sa sœur.
– Dieu en soit loué! C’est précisément ce que nous redoutions, Sofia Semionovna et moi. Ainsi, tu crois encore à la vie, Dieu en soit loué!
Raskolnikov eut un sourire amer.
– Je n’y crois pas, mais, tout à l’heure, j’ai été chez notre mère et nous avons pleuré ensemble, enlacés. Je ne crois pas, mais je lui ai demandé de prier pour moi, Dieu sait comment cela s’est fait, Dounetchka, car moi je n’y comprends rien.
– Tu as été chez notre mère? Tu lui as parlé? demanda Dounetchka épouvantée. Se peut-il que tu aies eu le courage de lui dire cela?
– Non, je ne le lui ai pas dit… formellement, mais elle comprend bien des choses. Elle t’a entendue rêver tout haut la nuit dernière. Je suis sûr qu’elle a deviné la moitié du secret. J’ai peut-être mal fait d’aller chez elle. Je ne sais même pas pourquoi je l’ai fait. Je suis un homme vil, Dounia.
– Oui, mais un homme prêt à aller au-devant de l’expiation, car tu iras, n’est-ce pas?
– Oui, j’y vais tout de suite. Pour fuir ce déshonneur j’étais prêt à me noyer, mais, au moment où j’allais me jeter à l’eau, je me suis dit que je m’étais toujours cru un homme fort, et un homme fort ne doit pas craindre la honte. C’est du courage, Dounia!
– Oui, Rodia.
Une sorte d’éclair s’alluma dans ses yeux ternes; il semblait heureux de penser qu’il avait conservé sa fierté.
– Et ne crois-tu pas, ma sœur, que j’ai eu simplement peur de l’eau? fit-il en la regardant avec un sourire affreux.
– Oh, Rodia! assez, s’écria-t-elle douloureusement.
Pendant deux minutes, le silence régna. Raskolnikov tenait les yeux baissés. Dounetchka, debout de l’autre côté de la table, le regardait avec une expression de souffrance indicible. Tout à coup, il se leva.
– L’heure s’avance; il est temps de partir. Je vais me livrer, quoique je ne sache pas pourquoi j’agis ainsi.
De grosses larmes coulaient sur les joues de la jeune fille.
– Tu pleures, ma sœur, mais peux-tu me tendre la main?
– En as-tu douté?
Elle le serra avec force contre sa poitrine.
– Est-ce qu’en allant t’offrir à l’expiation tu n’effaceras pas la moitié de ton crime? demanda-t-elle en resserrant son étreinte et en l’embrassant.
– Mon crime? Quel crime? s’écria-t-il dans un accès de fureur subite. Celui d’avoir tué une affreuse vermine malfaisante, une vieille usurière nuisible à tout le monde, un vampire qui suçait le sang des malheureux. Mais un tel crime suffirait à effacer une quarantaine de péchés. Je n’y pense pas et ne songe nullement à le racheter. Et qu’a-t-on à me crier de tous côtés: tu as commis un crime! Ce n’est que maintenant que je me rends compte de toute mon absurdité, de ma lâche absurdité, maintenant que je me suis décidé à affronter ce vain déshonneur. C’est par lâcheté et par faiblesse que je me résous à cette démarche, ou peut-être par intérêt, comme me le conseillait Porphyre.
– Frère, frère, que dis-tu là? Mais tu as versé le sang! répondit Dounia consternée.
– Le sang, tout le monde le verse, poursuivit-il avec une véhémence croissante. Ce sang, il a toujours coulé à flots sur la terre. Les gens qui le répandent comme du champagne montent ensuite au Capitule et sont traités de bienfaiteurs de l’humanité. Examine un peu les choses avant de juger. Moi, j’ai souhaité le bien de l’humanité et des centaines de milliers de bonnes actions eussent amplement racheté cette unique sottise, ou plutôt cette maladresse, car l’idée n’était pas si sotte qu’elle le paraît maintenant. Quand ils n’ont pas réussi, les meilleurs projets paraissent stupides! Je prétendais seulement, par cette bêtise, me rendre indépendant, et assurer mes premiers pas dans la vie. Puis, j’aurais tout réparé par des bienfaits incommensurables. Mais j’ai échoué dès le début. C’est pourquoi je suis un misérable. Si j’avais réussi, on me tresserait des couronnes et maintenant je ne suis plus bon qu’à jeter aux chiens.
– Mon frère, que dis-tu là?
– Ah! Je ne me suis pas conformé à l’esthétique, mais je ne comprends décidément pas pourquoi il est plus glorieux de bombarder de projectiles une ville assiégée que d’assassiner quelqu’un à coups de hache… Le respect de l’esthétique est le premier signe d’impuissance… Je ne l’ai jamais mieux senti qu’à présent: je ne peux toujours pas comprendre, je comprends de moins en moins, quel est mon crime…
Son visage pâle et défait s’était coloré, mais, en prononçant ces derniers mots, son regard croisa par hasard celui de sa sœur et il y lut une souffrance si affreuse que son exaltation en tomba d’un coup. Il ne put s’empêcher de se dire qu’il avait fait le malheur de ces deux pauvres femmes, car enfin, malgré tout, c’était lui la cause de leurs souffrances.
– Dounia chérie, si je suis coupable, pardonne-moi (quoique ce soit impossible, si je suis vraiment un criminel). Adieu, ne discutons pas. Il est temps pour moi, grand temps de partir. Ne me suis pas, je t’en supplie, j’ai à passer encore chez… Mais va tenir compagnie à notre mère, je t’en supplie. C’est la dernière prière que je t’adresse, la plus sacrée. Ne la quitte pas. Je l’ai laissée dans une angoisse qu’elle aura peine à surmonter; elle en mourra ou en perdra la raison. Sois auprès d’elle. Razoumikhine ne vous abandonnera pas. Je lui ai parlé… Ne pleure pas sur moi. Je m’efforcerai d’être courageux et honnête pendant toute ma vie, quoique je sois un assassin. Peut-être entendras-tu encore parler de moi. Je ne vous déshonorerai pas, tu verras, je ferai encore mes preuves… En attendant, adieu, se hâta-t-il d’ajouter; il remarqua encore une étrange expression dans les yeux de Dounia tandis qu’il faisait ces promesses. Pourquoi pleures-tu ainsi? Ne pleure pas, ne pleure pas… Nous nous reverrons un jour… Ah! j’oubliais, attends…
Il s’approcha de la table, prit un gros livre empoussiéré, l’ouvrit, en tira un petit portrait peint à l’aquarelle sur une feuille d’ivoire. C’était celui de la fille de sa logeuse, son ancienne fiancée morte dans un accès de fièvre chaude, l’étrange jeune fille qui rêvait d’entrer en religion. Il considéra un moment ce petit visage expressif et souffreteux, baisa le portrait et le remit à Dounia.
– Je lui ai parlé bien des fois de cela, je n’en ai parlé qu’à elle seule, ajouta-t-il rêveusement. J’ai confié à son cœur une grande partie de mon projet dont l’issue devait être si lamentable. Sois tranquille, continua-t-il en s’adressant à Dounia, elle en était tout aussi révoltée que toi et je suis bien aise qu’elle soit morte.
Puis revenant à ses angoisses: – L’essentiel maintenant est de savoir si j’ai bien calculé ce que je vais faire; c’est que ma vie va changer du tout au tout. Suis-je préparé à subir toutes les conséquences de l’acte que je vais commettre? On prétend que cette épreuve m’est nécessaire. Est-ce vrai? Mais à quoi serviront ces souffrances absurdes? Quelle force aurai-je acquise et quel besoin aurai-je de la vie quand je sortirai du bagne, brisé par vingt ans de tortures? Et à quoi bon consentir maintenant à porter le poids d’une pareille existence? Oh! je sentais bien que j’étais lâche, ce matin, quand j’hésitais au moment de me jeter dans la Néva.
Enfin, ils sortirent. Dounia n’avait été soutenue dans cette pénible épreuve que par sa tendresse pour son frère. Elle le quitta, mais, après avoir fait une cinquantaine de pas, elle se retourna pour le regarder une dernière fois. Lorsqu’il fut au coin de la rue, Raskolnikov se retourna lui aussi. Leurs yeux se rencontrèrent, mais, remarquant que le regard de sa sœur était fixé sur lui, il fit un geste d’impatience et même de colère pour l’inviter à continuer son chemin.
«Je suis dur, méchant, je m’en rends bien compte, se dit-il, bientôt honteux de son geste, mais pourquoi m’aiment-elles si profondément du moment que je ne le mérite point? Oh! si j’avais pu être seul, seul, sans aucune affection, et moi-même n’aimant personne. Tout se serait passé autrement. Maintenant, je serais curieux de savoir si, en quinze ou vingt années, mon âme peut devenir humble et résignée au point que je vienne pleurnicher dévotement devant les hommes en me traitant de canaille. Oui, c’est cela, c’est bien cela… C’est pour cela qu’ils m’exilent; car c’est précisément cela qu’il leur faut… Les voilà qui courent les rues en flot ininterrompu et tous jusqu’au dernier sont cependant des misérables et des canailles par leur nature même, bien plus ils sont tous idiots! Mais, si l’on essayait de m’éviter le bagne, dans leur noble indignation ils en deviendraient enragés. Oh, comme je les hais!»
Il tomba dans une profonde rêverie. Il se demandait «comment il pourrait en arriver un jour à se soumettre aux yeux de tous, à accepter son sort sans raisonner, avec une résignation et une humilité sincères. Et pourquoi n’en serait-il pas ainsi? Certes, cela doit arriver. Un joug de vingt années doit finir par briser un homme. L’eau use bien les pierres. Et à quoi bon, non, mais à quoi bon vivre, quand je sais qu’il en sera ainsi? Pourquoi aller me livrer puisque je suis certain que tout se passera selon mes prévisions et que je n’ai rien à espérer d’autre!»
Cette question, il se la posait pour la centième fois peut-être depuis la veille, mais il n’en continuait pas moins son chemin.
Le soir tombait quand il arriva chez Sonia. La jeune fille l’avait attendu toute la journée dans une angoisse affreuse, qui ne la quittait pas. Dounia partageait cette anxiété. Se rappelant que, la veille, Svidrigaïlov lui avait appris que Sofia Semionovna savait tout, la sœur de Rodion était venue la trouver dès le matin. Nous ne rapporterons point les détails de la conversation tenue par les deux femmes, ni les larmes qu’elles versèrent et l’amitié qui naquit soudain entre elles. De cette entrevue, Dounia emporta tout au moins la conviction que son frère ne serait pas seul. C’était Sonia qui, la première, avait reçu sa confession; c’était à elle qu’il s’était adressé quand il avait éprouvé le besoin de se confier à un être humain; elle le suivrait en quelque lieu que la destinée l’envoyât… Avdotia Romanovna n’avait point questionné la jeune fille, mais elle savait qu’il en serait ainsi. Elle considérait Sonia avec une sorte de vénération qui rendait la pauvre fille toute confuse; celle-ci était prête à pleurer de honte, elle qui se croyait indigne de lever les yeux sur Dounia. Depuis sa visite à Raskolnikov, l’image de la charmante jeune fille qui l’avait si gracieusement saluée s’était imprimée en son âme comme une des visions les plus belles et les plus pures qui lui eussent été données de sa vie.
Enfin, Dounetchka n’y put tenir davantage et quitta Sonia pour aller attendre son frère chez lui, car elle était persuadée qu’il y reviendrait.
Sonia ne fut pas plus tôt seule que l’idée que Raskolnikov avait pu se suicider lui enleva tout repos… Cette crainte tourmentait Dounia également. Toute la journée, elles s’étaient donné mille raisons pour la repousser et avaient réussi à garder un certain calme, tant qu’elles se trouvaient ensemble, mais, dès qu’elles se furent séparées, la même inquiétude se réveilla dans l’âme de chacune. Sonia se rappela que Svidrigaïlov lui avait dit la veille que Raskolnikov n’avait le choix qu’entre deux solutions: la Sibérie, ou… De plus, elle connaissait l’orgueil du jeune homme, sa fierté et son absence de sentiments religieux… «Est-il possible qu’il se résigne à vivre par lâcheté, par crainte de la mort uniquement?», se demandait-elle, debout devant la fenêtre, regardant tristement au-dehors. Elle n’apercevait que le mur immense, pas même blanchi, de la maison voisine. Enfin, au moment où elle ne gardait plus aucun doute sur la mort du malheureux, il entra chez elle.
Un cri de joie s’échappa de la poitrine de Sonia. Mais lorsqu’elle eut observé attentivement le visage du jeune homme, elle pâlit soudain.
– Eh bien, oui, fit Raskolnikov avec un rire railleur, je viens chercher tes croix, Sonia. C’est toi-même qui m’as envoyé me confesser publiquement au carrefour. D’où vient que tu as peur maintenant?
La jeune fille le considéra avec stupéfaction. Son accent lui paraissait bizarre. Un frisson glacé lui courut par tout le corps, mais elle comprit au bout d’un instant que le ton et les paroles elles-mêmes étaient feints. Il avait d’ailleurs détourné les yeux en lui parlant et semblait craindre de les fixer sur elle.
– Vois-tu, j’ai jugé qu’il est de mon intérêt d’agir ainsi, car il y a une circonstance… Non, ce serait trop long à raconter, trop long et inutile. Mais sais-tu ce qui m’arrive? Je me sens furieux à la pensée que, dans un instant, toutes ces brutes vont m’entourer, braquer leurs yeux sur moi et me poser toutes ces questions stupides auxquelles il me faudra répondre. On me montrera du doigt. Ah! non, je n’irai pas chez Porphyre; il m’embête, je préfère aller chez mon ami Poudre. C’est lui qui sera surpris! Un joli coup de théâtre! Mais je devrais avoir plus de sang-froid; je suis devenu trop irritable ces derniers temps. Me croiras-tu? Je viens de montrer le poing à ma sœur parce qu’elle s’était retournée pour me voir une dernière fois. Quelle honte d’être dans un état pareil! Suis-je tombé assez bas.! Eh bien, où sont tes croix?
Le jeune homme semblait hors de lui. Il ne pouvait tenir une seconde en place, ni fixer sa pensée. Son esprit sautait d’une idée à une autre sans transition. Il commençait à battre la campagne et ses mains étaient agitées d’un léger tremblement.
Sonia tira silencieusement d’un tiroir deux croix, l’une en bois de cyprès et l’autre en cuivre, puis elle se signa, le bénit et lui passa au cou la croix en bois de cyprès.
– En somme, une manière symbolique d’exprimer que je me charge d’une croix, hé! hé! Comme si j’avais peu souffert jusqu’à ce jour! Une croix en bois de cyprès, c’est-à-dire la croix des pauvres gens. Celle de cuivre, qui a appartenu à Lizaveta, tu la gardes pour toi. Montre-la; elle devait la porter… à ce moment-là, n’est-ce pas? Je me souviens de deux autres objets, une croix d’argent et une petite image sainte. Je les ai jetés alors sur la poitrine de la vieille. Voilà ceux que je devrais me mettre au cou maintenant! Mais je ne dis que des sottises et j’oublie les choses importantes. Je suis devenu si distrait! Vois-tu, Sonia, je ne suis venu que pour te prévenir, afin que tu saches, voilà tout… Je ne suis venu que pour cela. (Hum! je pensais pourtant en dire davantage.) Voyons, tu désirais toi-même me voir faire cette démarche, eh bien, je vais donc être mis en prison et ton désir sera accompli; mais pourquoi pleures-tu, toi aussi? En voilà assez! Oh, que tout cela m’est pénible!
Pourtant il était ému en voyant Sonia en larmes. Son cœur se serrait. «Et celle-ci, celle-ci, pourquoi souffre-t-elle? pensait-il. Que suis-je pour elle? Qu’a-t-elle à pleurer, à m’accompagner jusqu’au bout, comme une mère ou une Dounia? Elle me servira de bonne, de nounou?…»
– Signe-toi… Dis au moins un petit bout de prière, supplia la jeune fille d’une humble voix tremblante.
– Oh! je veux bien, je prierai tant que tu voudras, et de bon cœur, Sonia, de bon cœur!
Ce n’était, du reste, pas tout à fait ce qu’il avait envie de dire…
Il fit plusieurs signes de croix. Sonia saisit son châle et s’en enveloppa la tête. Il était taillé dans un drap vert, ce châle, et c’était probablement celui dont Marmeladov avait parlé naguère et qui servait à toute la famille. Raskolnikov le pensa, mais ne posa aucune question. Il commençait à se sentir incapable de fixer son attention; un trouble grandissant l’envahissait et il en fut effrayé. Tout à coup, il remarqua avec surprise que Sonia se préparait à l’accompagner.
– Qu’est-ce qui te prend? Où vas-tu? Non, non, ne bouge pas. J’irai seul, s’écria-t-il dans une sorte d’irritation lâche, et il se dirigea vers la porte. Qu’ai-je besoin d’y aller avec une suite, grommela-t-il en sortant.
Sonia était restée au milieu de la pièce. Il ne lui dit même pas adieu; il l’avait déjà oubliée. Un doute pénible, un sentiment de révolte grondait dans son cœur.
«Ai-je raison d’agir ainsi? se demandait-il en descendant l’escalier. N’y a-t-il pas moyen de revenir en arrière, de tout arranger et de ne point y aller?…»
Mais il n’en continua pas moins son chemin, et, soudain, il comprit que l’heure des hésitations était passée. Arrivé dans la rue, il se rappela qu’il n’avait pas fait ses adieux à Sonia et qu’elle était restée, enveloppée de son châle, clouée sur place par son cri de fureur… Cette pensée l’arrêta un moment, mais bientôt une idée fulgurante s’offrit à son esprit (elle semblait avoir vaguement couvé en lui et attendu ce moment pour se manifester).
«Pourquoi suis-je allé chez elle maintenant? Je lui ai dit que je venais pour affaire. Quelle affaire? Je n’en ai aucune! Lui annoncer que j’y vais? Cela était bien nécessaire! Serait-ce que je l’aime? Mais non, non, car enfin je viens de la repousser comme un chien. Alors quoi, avais-je réellement besoin de ses croix? Oh! comme je suis tombé bas! Non, ce qu’il me fallait, c’étaient ses larmes; ce que je voulais, c’était repaître ma vue de son visage épouvanté, des tortures de son cœur déchiré. Et encore, je cherchais à m’accrocher à quelque chose, à gagner du temps, à contempler un visage humain. Et j’ai osé m’enorgueillir, me croire appelé à un haut destin! Misérable, et vil, et lâche que je suis!»
Il longeait le quai du canal et avait presque atteint le terme de sa course. Mais, parvenu au pont, il s’arrêta, hésita un instant puis, brusquement, se dirigea vers la place des Halles.
Ses regards se portaient avidement à droite et à gauche; il s’efforçait d’examiner attentivement le moindre objet qu’il rencontrait, mais il ne pouvait concentrer son attention; tout lui échappait. «Voilà, se disait-il, dans une semaine, ou dans un mois, je repasserai ce pont, une voiture cellulaire m’emportera… De quel œil contemplerai-je alors le canal? Remarquerai-je encore l’enseigne que voici? Le mot Compagnie y est inscrit; en épellerai-je les lettres une à une? Cet a sur lequel je m’arrête, il sera pareil dans un mois; qu’éprouverai-je en le regardant? Quelles seront mes pensées? Mon Dieu, que ces préoccupations sont donc mesquines… Certes, tout cela doit être curieux… dans son genre. (Ha! ha! ha! à quoi vais-je penser là?) Je fais l’enfant et me plais à poser devant moi-même. Et pourquoi aussi aurais-je honte de mes pensées? Oh, quelle cohue! Ce gros-là, un Allemand, sans doute, qui vient de me pousser, sait-il qui il a heurté? Cette femme, qui tient un enfant et demande l’aumône, me croit sans doute plus heureux qu’elle. Si je lui donnais quelque chose, histoire de rire? Ah! voilà cinq kopecks que je trouve dans ma poche; je me demande d’où ils viennent.» – Tiens, prends, ma vieille!
– Dieu te protège, fit la voix pleurarde de la mendiante.
Il arrivait à la place des Halles. Elle était pleine de monde et il lui déplaisait de coudoyer tous ces gens, oui, cela lui déplaisait fort, mais il ne se dirigeait pas moins vers l’endroit où la foule était la plus compacte. Il aurait acheté à n’importe quel prix la solitude, mais il sentait en même temps qu’il ne pouvait la supporter un seul instant. Au milieu de la foule, un ivrogne se livrait à des extravagances; il essayait de danser mais ne faisait que tomber. Les badauds l’avaient entouré. Raskolnikov se fraya un chemin parmi eux et, arrivé au premier rang, il contempla l’homme un moment, puis partit d’un rire spasmodique. Un instant plus tard, il l’avait oublié tout en continuant à le fixer. Enfin, il s’éloigna sans se rendre compte de l’endroit où il se trouvait. Mais, parvenu au milieu de la place, il fut envahi par une sensation qui s’empara de tout son être.
Il venait de se rappeler les paroles de Sonia. «Va au carrefour, salue le peuple; baise la terre que tu as souillée par ton crime et proclame tout haut à la face du monde: Je suis un assassin!» À ce souvenir, il se mit à trembler de tout son corps. Il était si anéanti par les angoisses des jours précédents, et surtout de ces dernières heures, qu’il s’abandonna avidement à l’espoir d’une sensation nouvelle forte et pleine. Elle s’emparait de lui avec une force convulsive; elle s’allumait dans son cœur comme une étincelle, aussitôt transformée en feu dévorant. Un immense attendrissement le gagnait; les larmes lui jaillirent des yeux. D’un seul élan, il se précipita à terre. Il se mit à genoux au milieu de la place, se courba et baisa le sol boueux avec une joie délicieuse. Puis, il se leva et s’inclina pour la seconde fois.
– En voilà un qui a son compte, fit remarquer un gars près de lui.
Cette observation fut accueillie par des rires.
– C’est un pèlerin qui part pour la Terre sainte, frères, et qui prend congé de ses enfants et de sa patrie. Il salue tout le monde et baise le sol natal en sa capitale Saint-Pétersbourg, ajouta un individu pris de boisson.
– Il est encore jeune, ajouta un troisième.
– Un noble, fit une voix grave.
– Au jour d’aujourd’hui, impossible de distinguer les nobles de ceux qui ne le sont pas.
Tous ces commentaires arrêtèrent sur les lèvres de Raskolnikov les mots «j’ai assassiné» prêts sans doute à s’en échapper. Il supporta toutefois avec un grand calme les lazzi de la foule et prit tranquillement, sans se retourner, la direction du commissariat. Bientôt, quelqu’un apparut sur son chemin, il ne s’en étonna pas, car il avait pressenti qu’il en serait ainsi. Au moment où il se prosternait pour la seconde fois sur la place des Halles et se tournait vers sa gauche, il aperçut Sonia à cinquante pas de lui. Elle essayait de se dissimuler à ses regards derrière une des baraques de bois qui se trouvent sur la place; c’était donc qu’elle voulait l’accompagner, tandis qu’il gravissait le calvaire.
À cet instant, Raskolnikov comprit; il sentit une fois pour toutes que Sonia lui appartenait pour toujours et qu’elle le suivrait partout, dût son destin le conduire au bout du monde. Il en fut bouleversé; mais voici qu’il arrivait au lieu fatal… Il pénétra dans la cour d’un pas assez ferme. Le bureau du commissariat était situé au troisième étage. «Le temps de monter m’appartient encore», pensa-t-il. La minute fatale lui semblait lointaine; il croyait pouvoir réfléchir encore tout à son aise.
L’escalier en vis était toujours couvert d’ordures, empuanti par les odeurs infectes des cuisines dont les portes étaient ouvertes à chaque palier. Raskolnikov n’était pas revenu au commissariat depuis sa première visite. Ses jambes se dérobaient sous lui et l’empêchaient d’avancer. Il s’arrêta un moment pour reprendre haleine, se remettre, et entrer comme un homme. «Mais pourquoi? À quoi bon? se demanda-t-il tout d’un coup. Puisqu’il me faut vider cette coupe jusqu’au bout, qu’importe la façon dont je la boirai! Plus elle sera amère, mieux cela vaudra.» L’image d’Ilia Petrovitch, le lieutenant Poudre, s’offrit à son esprit. «Quoi! Est-ce réellement à lui que j’ai l’intention de parler? Et ne pourrais-je m’adresser à quelqu’un d’autre? À Nikodim Fomitch, par exemple? Si je m’en retournais et allais trouver de ce pas le commissaire de police à son domicile privé? La scène se passerait d’une façon moins officielle au moins… Non, non, allons chez Poudre, chez Poudre; puisqu’il le faut, vidons la coupe d’un trait.»
Et tout glacé, à peine conscient, Raskolnikov ouvrit la porte du commissariat. Cette fois, il n’aperçut dans l’antichambre qu’un concierge et un homme du peuple. Le gendarme de service n’apparut même pas. Le jeune homme passa dans la pièce voisine. «Peut-être pourrai-je ne pas parler encore?» pensa-t-il. Un scribe, vêtu d’un veston et non de l’uniforme réglementaire, était penché sur son bureau, en train d’écrire. Zamiotov n’était pas là, Nikodim Fomitch non plus.
– Il n’y a personne? demanda Raskolnikov en s’adressant à l’homme assis au bureau.
– Qui demandez-vous?
– Ah! ah! Point n’est besoin d’oreilles et point n’est besoin d’yeux; mon instinct me prévient de la présence d’un Russe… comme dit le conte. Mes hommages, jeta brusquement une voix connue.
Raskolnikov se mit à trembler. Poudre était devant lui. Il était brusquement sorti de la troisième pièce. «C’est le destin, pensa Raskolnikov. Que fait-il ici?»
– Vous venez nous voir? À quel sujet? (Il semblait d’humeur excellente et même un peu surexcité.) Si vous venez pour affaire, il est trop tôt. Je ne suis ici que par hasard… Mais, pourtant, du reste, en quoi puis-je vous être utile? Je vous avouerai, Monsieur… comment… ah, j’ai oublié, excusez-moi!
– Raskolnikov.
– Eh! oui, Raskolnikov… Avez-vous pu croire que je l’avais oublié? Ne me considérez pas, je vous prie… Rodion Ro… Ro… Rodionovitch, n’est-ce pas?
– Rodion Romanovitch.
– Oui, oui, oui, Rodion Romanovitch, Rodion Romanovitch. Je l’avais sur la langue. Je me suis souvent informé de vous, je vous avouerai que j’ai sincèrement regretté la façon dont nous avons agi l’autre jour avec vous. Plus tard, on m’a expliqué, j’ai appris que vous étiez un jeune écrivain, un savant même, et j’ai su que vous débutiez dans la carrière des lettres… Oh, Seigneur! quel est donc le jeune littérateur qui n’a pas commencé par se… Ma femme et moi, nous estimons tous les deux la littérature, mais chez ma femme, c’est une véritable passion… Elle raffole des lettres et des arts. Sauf la naissance, tout le reste peut s’acquérir par le talent, le savoir, l’intelligence, le génie. Prenons, par exemple, un chapeau. Que signifie un chapeau? C’est une galette que je puis acheter chez Zimmermann, mais ce qui s’abrite sous ce chapeau, vous ne l’achèterez pas. J’avoue que j’avais même l’intention de vous rendre votre visite, mais je pensais que… Avec tout cela, je ne vous demande pas ce que vous désirez. Il paraît que votre famille est maintenant à Pétersbourg?
– Oui, ma mère et ma sœur.
– J’ai même eu l’honneur et le plaisir de rencontrer votre sœur, une personne aussi charmante qu’instruite. Je vous avouerai que je regrette de tout mon cœur notre altercation. Quant aux conjectures établies sur votre évanouissement, le tout s’est expliqué d’une façon éclatante. C’était une hérésie, du fanatisme! Je comprends votre indignation. Vous allez peut-être déménager à cause de l’arrivée de votre famille?
– N-non, ce n’est pas cela. Je venais vous demander… Je pensais trouver ici Zamiotov.
– Ah oui, c’est vrai, vous vous êtes lié avec lui, je l’ai entendu dire. Eh bien, il n’est plus chez nous; nous sommes privés des services d’Alexandre Grigorevitch. Il nous a quittés depuis hier. Il s’est même brouillé avec nous de façon assez grossière. Nous avions fondé quelque espoir sur lui, mais allez vous entendre avec notre brillante jeunesse… Il s’est mis en tête de passer un examen, rien que pour pouvoir se pavaner et faire l’important. Il n’a rien de commun avec vous ou avec votre ami M. Razoumikhine, par exemple. Vous autres, vous ne cherchez que la science et les revers ne peuvent vous abattre. Les agréments de la vie ne sont rien pour vous. Nihil est [114], comme on dit. Vous menez une vie austère, monacale, et un livre, une plume derrière l’oreille, une recherche scientifique, voilà qui suffit à votre bonheur. Moi-même, jusqu’à un certain point… Avez-vous lu les Mémoires de Livingstone?
– Non.
– Moi, je les ai lus. Le nombre des nihilistes s’est, du reste, considérablement accru depuis quelque temps. C’est d’ailleurs bien compréhensible, quand on pense à l’époque que nous traversons. Mais je vous dis là… Vous n’êtes pas nihiliste, n’est-ce pas?… Répondez-moi franchement!
– N-non…
– Non, soyez franc avec moi, aussi franc que vous le seriez envers vous-même. Le service est une chose et… vous pensiez que j’allais dire: l’amitié en est une autre. Vous avez fait erreur, pas l’amitié, mais le sentiment de l’homme et du citoyen, un sentiment d’humanité et l’amour du Très-Haut. Je puis être un personnage officiel, un fonctionnaire, mais je n’en dois pas moins sentir toujours en moi l’homme et le citoyen… Tenez, vous venez de parler de Zamiotov. Eh bien, Zamiotov est un garçon qui veut copier les noceurs français. Il fait du tapage dans les lieux mal famés, après avoir bu un verre de champagne ou de vin du Don. Voilà ce qu’est votre Zamiotov. J’ai peut-être été un peu vif avec lui, mais mon zèle pour les intérêts du service m’emportait. D’ailleurs, je joue un certain rôle; je possède un rang, une situation; en outre, je suis marié, père de famille et remplis mes devoirs d’homme et de citoyen. Et lui, qu’est-il? Permettez-moi de vous le demander? Je m’adresse à vous comme à un homme ennobli, élevé par l’éducation. Tenez encore, les sages-femmes [115] se sont également multipliées au-delà de toute mesure…
Raskolnikov leva les sourcils et regarda le lieutenant d’un air ahuri. Les paroles d’Ilia Petrovitch, qui visiblement se levait à peine de table, résonnaient pour la plupart à ses oreilles comme des mots vides de sens. Toutefois, il en saisissait une partie et regardait son interlocuteur avec une interrogation muette dans les yeux, en se demandant à quoi il tendait.
– Je parle de toutes ces filles aux cheveux courts, continua l’intarissable Ilia Petrovitch; je les appelle toutes des sages-femmes et je trouve que ce nom leur convient admirablement, hé! hé! Elles s’introduisent dans l’École de médecine, étudient l’anatomie; mais, dites-moi, s’il m’arrive de tomber malade, me laisserai-je soigner par l’une d’elles? hé! hé!
Ilia Petrovitch se mit à rire, enchanté de son esprit.
– J’admets qu’il ne s’agit là que d’une soif d’instruction quelque peu exagérée, mais pourquoi donner dans tous les excès? Pourquoi insulter de nobles personnalités, comme le fait ce vaurien de Zamiotov? Pourquoi m’a-t-il offensé, je vous le demande? Tenez, une autre épidémie qui fait des ravages terribles, c’est celle des suicides. On mange jusqu’à son dernier sou, puis l’on se tue. Des fillettes, des jouvenceaux, des vieillards se donnent la mort. Nous venons justement d’apprendre qu’un monsieur récemment arrivé de province, vient de mettre fin à ses jours. Nil Pavlovitch! Hé, Nil Pavlovitch! Comment se nommait le gentleman qui s’est brûlé la cervelle ce matin sur la rive gauche de Pétersbourg?
– Svidrigaïlov, répondit une voix enrouée et indifférente de la pièce voisine.
Raskolnikov tressaillit.
– Svidrigaïlov? Svidrigaïlov s’est tué? s’écria-t-il.
– Comment, vous le connaissiez?
– Oui… Il était arrivé depuis peu.
– En effet. Il avait perdu sa femme, c’était un viveur, et tout d’un coup voilà qu’il se suicide, et si vous saviez dans quelles conditions scandaleuses: c’est inimaginable… Il a laissé quelques mots écrits dans un carnet pour déclarer qu’il mourait volontairement et demandait qu’on n’accusât personne de sa mort. On prétend qu’il avait de l’argent. Comment le connaissiez-vous?
– Moi, je… Ma sœur a été gouvernante chez eux.
– Bah! bah! bah! Mais alors vous pouvez nous donner des renseignements sur lui. Soupçonniez-vous son projet?
– Je l’ai vu hier; il buvait du vin… Je ne me suis douté de rien.
Raskolnikov avait l’impression qu’un poids énorme était tombé sur sa poitrine et l’écrasait.
– Voilà que vous pâlissez encore, semble-t-il. L’air est si renfermé chez nous…
– Oui, il est temps que je m’en aille, marmotta Raskolnikov, excusez-moi, je vous ai dérangé.
– Oh! je vous en prie, je suis toujours à votre disposition. Vous m’avez fait plaisir et je suis bien aise de vous déclarer…
Ilia Petrovitch lui tendit même la main.
– Je ne voulais que… voir Zamiotov.
– Je comprends, je comprends. Charmé de votre visite.
– Je… suis enchanté… au revoir, fit Raskolnikov en souriant.
Il sortit d’un pas chancelant. La tête lui tournait; il avait peine à se tenir sur ses jambes. Il se mit à descendre l’escalier en s’appuyant au mur. Il lui sembla qu’un concierge qui se rendait au commissariat le heurtait en passant, qu’un chien aboyait éperdument en bas, au premier étage, qu’une femme lui jetait un rouleau à pâtisserie et criait pour le faire taire. Enfin, il arriva au rez-de-chaussée et sortit. Là, il vit Sonia non loin de la porte et qui, pâle comme une morte, le regardait d’un air égaré. Il s’arrêta devant elle. Une expression de souffrance et d’affreux désespoir passa sur le visage de la jeune fille. Elle frappa ses mains l’une contre l’autre et un sourire pareil à un rictus lui tordit les lèvres. Il attendit un instant, sourit amèrement et remonta vers le commissariat.
Ilia Petrovitch s’était rassis à sa place et fouillait dans une liasse de papiers. Devant lui se tenait l’homme qui venait de heurter Raskolnikov.
– A-ah! c’est encore vous! Vous avez oublié quelque chose? Mais qu’avez-vous?
Les lèvres bleuies, le regard fixe, Raskolnikov s’approcha doucement d’Ilia Petrovitch. Il s’appuya de la main à la table où était assis le lieutenant, voulut parler, mais aucun mot ne sortit de ses lèvres et il ne put proférer que des sons inarticulés.
– Vous vous trouvez mal? Une chaise! voilà, asseyez-vous, de l’eau!
Raskolnikov se laissa tomber sur la chaise, sans quitter des yeux Ilia Petrovitch dont le visage exprimait une surprise désagréable. Pendant une minute, tous deux se contemplèrent en silence. On apporta de l’eau.
– C’est moi… commença Raskolnikov.
– Buvez.
Le jeune homme repoussa le verre, et d’une voix basse et entrecoupée, mais distincte, fit la déclaration suivante:
– C’est moi qui ai assassiné à coups de hache pour les voler la vieille prêteuse sur gages et sa sœur Lizaveta.
Ilia Petrovitch ouvrit la bouche. De tous côtés on accourut… Raskolnikov renouvela ses aveux…