Piotr Petrovitch, le lendemain du jour fatal où il avait eu son explication avec Dounia et Poulkheria Alexandrovna, revint à lui dès le matin. Ses pensées s’étaient éclaircies et force lui fut de reconnaître, à son vif mécontentement, que le fait accompli la veille, qui lui avait paru fantastique et presque impossible sur l’heure, était bel et bien réel, et irrévocable. Le noir serpent de l’amour-propre offensé l’avait mordu au cœur toute la nuit. Son premier mouvement, au saut du lit, fut d’aller s’examiner dans la glace; il craignait un épanchement de bile.
Il n’en était heureusement rien. La vue de son visage blanc, distingué et un peu empâté le consola même un instant, en lui donnant la conviction qu’il ne serait pas embarrassé pour remplacer avantageusement Dounia; mais il ne tarda pas cependant à revenir à une juste notion des choses et il lança un vigoureux jet de salive, ce qui amena un sourire sarcastique sur les lèvres de son jeune ami et compagnon de chambre, Andreï Semionovitch Lebeziatnikov. Ce sourire n’échappa pas à Piotr Petrovitch qui le porta au débit, passablement chargé depuis quelque temps, de ce jeune homme.
Sa colère redoubla; et il pensa qu’il n’aurait pas dû confier les résultats de son entrevue d’hier à Andreï Semionovitch. C’était la seconde sottise que son emportement et le besoin d’épancher son irritation lui avaient fait commettre… Enfin, la malchance s’ingénia à le poursuivre toute la matinée. Au Sénat même, l’affaire dont il s’occupait lui apporta un échec. Un dernier incident vint mettre le comble à sa mauvaise humeur: le propriétaire de l’appartement qu’il avait loué en vue de son prochain mariage, et qu’il s’était occupé de faire réparer à ses frais, se refusa catégoriquement à rompre le contrat qu’il avait signé. Cet homme, un Allemand, ancien ouvrier enrichi, réclamait le paiement du dédit stipulé dans le bail, bien que Piotr Petrovitch lui rendît l’appartement presque entièrement remis à neuf. De même, le marchand de meubles prétendait garder jusqu’au dernier rouble les arrhes versées pour un mobilier dont Piotr Petrovitch n’avait pas encore pris livraison. «Je ne peux pourtant pas me marier pour mes meubles», s’écriait ce dernier en grinçant des dents. Et, en même temps, un dernier espoir, un espoir fou passait en son esprit. «Le mal est-il bien sans remède? Ne pourrait-on tenter la chance encore une fois?» La pensée séduisante de Dounetchka lui traversait le cœur comme une aiguille, et sans doute, s’il avait suffi d’un simple désir pour tuer Raskolnikov, Piotr Petrovitch l’eût immédiatement exprimé.
«Une autre faute de ma part a été de ne pas leur donner d’argent, pensa-t-il, en retournant mélancoliquement à la chambrette de Lebeziatnikov, et pourquoi diable ai-je été si juif? Le calcul était mauvais sous tous les rapports. Je pensais qu’en les laissant provisoirement dans la misère, je les préparerais à voir ensuite en moi une Providence et elles… me glissent entre les doigts. Non, si je leur avais donné, par exemple, quinze cents roubles, de quoi se monter un trousseau, acheter quelque cadeau, tous ces petits écrins, ces trousses de voyage, ces pierres, ces étoffes, enfin cette saleté qu’on trouve au magasin anglais, je me serais montré plus habile et l’affaire aurait mieux marché. Elles ne m’auraient pas lâché si facilement. Ce sont des personnes qui se croiraient obligées de rendre, en cas de rupture, les cadeaux et l’argent qu’elles auraient reçus. Or, cette restitution ne serait ni agréable ni aisée; et puis leur conscience les aurait tourmentées. Comment, se seraient-elles dit, congédier ainsi un homme qui s’est montré si généreux et même assez délicat? Hum, j’ai commis une gaffe.» Et Piotr Petrovitch eut un nouveau grincement de dents et se traita derechef d’imbécile, dans son for intérieur, bien entendu.
Arrivé à cette conclusion, il rentra au logis, plus irrité, plus furieux qu’il n’en était sorti. Cependant, sa curiosité fut éveillée aussitôt par le remue-ménage occasionné chez Katerina Ivanovna par les préparatifs du repas funèbre. Il en avait vaguement entendu parler la veille.
Il se souvint même d’y avoir été invité, mais ses préoccupations personnelles l’avaient empêché d’y prêter attention. Il s’empressa de s’informer auprès de Mme Lippevechsel, qui, en l’absence de Katerina Ivanovna (alors au cimetière), s’affairait autour de la table où le couvert était déjà mis, et il apprit que ce repas de funérailles serait solennel; presque tous les locataires, dont quelques-uns n’avaient pas même connu le défunt, y étaient invités, Andreï Semionovitch Lebeziatnikov également, malgré sa récente querelle avec Katerina Ivanovna; quant à lui, Piotr Petrovitch, on espérait sa présence comme celle de l’hôte le plus important de la maison. Amalia Ivanovna avait été invitée selon toutes les règles et s’était vu traiter avec beaucoup de distinction, malgré les malentendus; aussi s’occupait-elle maintenant du dîner avec une sorte de plaisir. Elle avait fait grande toilette et, quoiqu’elle fût en deuil, se montrait toute fière d’exhiber une robe de soie neuve.
Tous ces détails et ces renseignements inspirèrent à Piotr Petrovitch une idée qui le fit rentrer tout songeur dans sa chambre ou plutôt dans celle d’Andreï Semionovitch Lebeziatnikov.
Andrei Semionovitch avait, pour je ne sais quelle raison, passé cette matinée chez lui. Entre ce monsieur et Piotr Petrovitch s’étaient établies des relations bizarres, mais assez faciles à expliquer. Piotr Petrovitch le haïssait, le méprisait démesurément et cela à dater, ou presque, du jour où il était venu s’installer chez lui; mais il semblait en même temps le redouter. Ce n’était pas uniquement par avarice qu’il était venu habiter sa chambre, à son arrivée à Pétersbourg. Ce motif, pour être le principal, n’était pas le seul. Il avait entendu parler, dans sa province encore, d’Andreï Semionovitch, son ancien pupille, comme l’un des jeunes progressistes les plus avancés de la capitale et même comme d’un membre fort en vue de certains cercles très curieux, qui jouissaient d’une réputation extraordinaire. Cette circonstance avait frappé Piotr Petrovitch. Ces cercles tout-puissants, instruits de tout, qui méprisaient et démasquaient tous et chacun, le remplissaient d’une vague terreur. Il ne pouvait naturellement, vu son éloignement, s’en faire une idée bien nette. Il avait entendu dire, comme les autres, qu’il existait à Pétersbourg des progressistes, des nihilistes, toutes sortes de redresseurs de torts, etc., mais il s’exagérait, comme la plupart des gens, la signification de ces mots, de la façon la plus absurde. Ce qu’il redoutait par-dessus tout, depuis plusieurs années, et ce qui le remplissait d’une inquiétude continuelle et exagérée, c’étaient les enquêtes menées par ces partis. Cette raison l’avait longtemps fait hésiter à choisir Pétersbourg comme centre de son activité.
Ces sociétés lui inspiraient une terreur qu’on pouvait qualifier d’enfantine. Quelques années auparavant, alors qu’il commençait seulement sa carrière en province, il avait vu les agissements de deux hauts fonctionnaires protecteurs de ses débuts, démasqués par des révolutionnaires. Un de ces cas s’était terminé de façon scandaleuse pour le fonctionnaire dénoncé et l’autre avait également eu une fin assez ennuyeuse. Voilà pourquoi Piotr Petrovitch tenait à en apprendre le plus possible, dès son arrivée, sur le rôle de ces associations, pour pouvoir, en cas de nécessité, prendre les devants et s’assurer, si besoin, les bonnes grâces de nos jeunes générations… Il comptait pour cela sur Andreï Semionovitch, et il s’était rapidement adapté, la visite à Raskolnikov le prouvait, au langage des réformateurs…
Toutefois, il conclut très vite qu’Andreï Semionovitch n’était qu’un pauvre homme fort médiocre et assez bête; mais cela ne changea point ses convictions et ne suffit point à le rassurer. Si même il s’était convaincu que tous les progressistes étaient aussi stupides, son inquiétude ne se fût point calmée.
Toutes ces doctrines et ces pensées, tous ces systèmes (qu’Andreï Semionovitch lui jetait à la tête) ne le touchaient guère au fond. Il poursuivait son propre dessein et ne désirait savoir qu’une chose, comment ces scandales survenaient et si ces hommes étaient vraiment tout-puissants. Bref, aurait-il à s’inquiéter, s’il était dénoncé dans le cas où il entreprendrait une affaire? Et s’il était démasqué, pour quels agissements au juste? Quels étaient ceux qui appelaient l’attention de ces inspecteurs? Bien plus, ne pouvait-il s’arranger avec eux et, en même temps, les rouler, s’ils étaient réellement redoutables? Fallait-il essayer? Et ne pouvait-on se pousser même, grâce à eux?… Il avait ainsi au moins cent questions à résoudre.
Cet Andreï Semionovitch était un petit homme malingre et scrofuleux, fonctionnaire quelque part dans l’administration. Il avait les cheveux extraordinairement pâles et des favoris en côtelette dont il se montrait très fier; de plus, ses yeux le faisaient presque toujours souffrir. Quoique assez brave homme au fond, il tenait un langage d’une présomption souvent poussée jusqu’à l’outrecuidance et qui contrastait de façon ridicule avec son aspect chétif. Au demeurant il passait pour un des locataires les plus convenables d’Amalia Ivanovna, car il ne s’enivrait pas et payait régulièrement son loyer.
Malgré toutes ces qualités, Andreï Semionovitch était en réalité assez bête; seul un entraînement irréfléchi l’avait porté à devenir un partisan du progrès. C’était un de ces innombrables niais, de ces pauvres êtres, de ces ignorants sottement têtus, qui s’engouent toujours de l’idée à la mode, pour l’avilir et la discréditer aussitôt, enfin pour rendre ridicule toute cause à laquelle ils se sont, parfois sincèrement, attachés.
Il faut dire du reste que, malgré son bon caractère, Lebeziatnikov commençait lui aussi à ne plus pouvoir supporter son hôte et ancien tuteur Piotr Petrovitch; l’antipathie avait été de part et d’autre spontanée et réciproque. Si sot que fût Andreï Semionovitch, il commençait à s’apercevoir que Piotr Petrovitch le trompait et le méprisait secrètement, qu’enfin il n’était pas tel qu’il voulait se montrer. Il avait essayé de lui exposer le système de Fourier et la théorie de Darwin, mais Piotr Petrovitch, depuis quelque temps surtout, l’écoutait de façon sarcastique; il s’était même, depuis peu, mis à lui dire de véritables injures. Le fait est que Loujine se rendait compte que Lebeziatnikov était non seulement un imbécile, mais encore un hâbleur qui n’avait en réalité point de relations importantes dans son propre parti, et ne savait les choses que fort indirectement, qui, bien plus, ne paraissait pas très ferré sur sa fonction spéciale, la propagande, car il lui arrivait de patauger dans ses explications; et certes, il n’était pas à craindre comme enquêteur.
Notons en passant que Piotr Petrovitch, depuis qu’il était installé chez Lebeziatnikov, acceptait volontiers (surtout les premiers temps) les compliments fort bizarres de son hôte, ou du moins ne protestait-il pas en entendant celui-ci le déclarer prêt à favoriser l’établissement d’une nouvelle commune dans la rue des Bourgeois [73] ou, par exemple, à laisser Dounetchka prendre un amant, un mois après son mariage, ou à s’engager à ne pas faire baptiser ses enfants, etc. L’amour des louanges, quelle qu’en fût la qualité, était si puissant en Piotr Petrovitch, qu’il ne s’élevait point contre ces compliments.
Il avait négocié quelques titres dans la matinée et comptait maintenant, assis devant la table, les liasses de billets qu’il venait de recevoir. Andreï Semionovitch, presque toujours à court d’argent, se promenait dans la pièce en affectant de considérer ces papiers avec une indifférence qui allait jusqu’au dédain. Piotr Petrovitch n’aurait jamais admis que cette attitude pût être sincère; de son côté Lebeziatnikov devinait cette pensée, non sans amertume, et il se disait que Loujine au surplus était peut-être bien aise d’étaler son argent pour le narguer, lui faire sentir son insignifiance et lui rappeler la distance que la fortune mettait entre eux.
Son hôte lui semblait ce jour-là fort mal disposé et très distrait, quoique lui, Lebeziatnikov, se fût mis à exposer son thème favori: l’établissement d’une nouvelle «commune».
Les objections et les brèves reparties que lâchait par intervalles Loujine, tout à ses comptes, semblaient volontairement empreintes d’une ironie qui allait jusqu’à l’impolitesse. Mais Andreï Semionovitch attribuait cette humeur à l’impression laissée par la rupture de la veille avec Dounetchka et il brûlait du désir d’aborder ce sujet. Il avait à émettre là-dessus des vues progressistes qui pouvaient contribuer à consoler son respectable ami et à favoriser ses progrès ultérieurs.
– Qu’est-ce que ce repas de funérailles que donne cette… veuve?… demanda tout à coup Piotr Petrovitch en interrompant Lebeziatnikov à l’endroit le plus intéressant de son exposé.
– Comment, vous ne le saviez pas? Je vous en ai parlé hier et vous ai donné mon opinion sur toutes ces cérémonies… Du reste elle vous a invité vous aussi, j’en suis témoin. Vous avez même causé hier avec elle…
– Je n’aurais jamais cru que cette pauvresse imbécile irait gaspiller pour un repas de funérailles tout l’argent que lui a remis cet autre idiot… Raskolnikov. J’ai même été stupéfait de voir en passant, tout à l’heure, ces préparatifs… ces vins… Elle a invité plusieurs personnes. Le diable sait ce que c’est, continuait Piotr Petrovitch, qui semblait avoir abordé ce sujet avec une intention secrète. Quoi? Vous dites qu’on m’a invité, moi aussi? ajouta-t-il tout à coup en levant la tête. Quand donc? Je ne m’en souviens plus. Du reste, je n’irai pas. Qu’y ferais-je? Je ne lui ai parlé qu’une minute, hier, pour lui dire qu’elle pourrait, en qualité de veuve de fonctionnaire, plongée dans la misère, obtenir en manière de secours une somme représentant un an de traitement du défunt. Serait-ce pour cela qu’elle m’invite? hé! hé!
– Je n’ai pas non plus l’intention d’y aller, dit Lebeziatnikov.
– Il ne manquerait plus que cela; après l’avoir battue de vos propres mains, je comprends que cela vous gêne, hé! hé! hé!
– Qui ai-je battu? De qui parlez-vous? fit Lebeziatnikov tout troublé et en rougissant.
– Mais de vous, qui avez battu Katerina Ivanovna, il y a un mois, je crois, on me l’a raconté hier… Les voilà vos convictions! Vous avez mis votre féminisme au clou, pour un moment, hé! hé! hé!
Et Piotr Petrovitch, qui paraissait soulagé, se remit à ses comptes.
– Ce sont des sottises et des calomnies, s’écria Lebeziatnikov qui redoutait toujours que cette histoire ne fût remise en question, et ce n’est pas du tout ainsi que les choses se sont passées, pas du tout… Ce qu’on vous a raconté est faux, c’est une calomnie. Je n’ai fait que me défendre ce jour-là. C’est elle qui s’est jetée sur moi la première, griffes en avant; elle m’a presque arraché un favori… Tout homme a, j’espère, le droit de défendre sa personnalité. D’autre part, je ne tolérerai jamais la moindre violence sur moi… C’est un principe. Sinon ce serait presque du despotisme. Que devais-je donc faire? Me laisser battre sans bouger? Je me suis contenté de la repousser.
– Hé! hé! hé! continuait à ricaner méchamment Loujine.
– Vous ne me cherchez chicane que parce que vous êtes de mauvaise humeur. Et vous lancez des sottises qui n’ont rien à voir avec la question du féminisme! Vous m’avez mal compris; j’ai été jusqu’à penser que si l’on considère la femme comme l’égale de l’homme, même sous le rapport des forces physiques (c’est une opinion qui commence à se répandre), l’égalité doit donc exister en ce domaine également. Naturellement, j’ai réfléchi plus tard qu’au fond il n’y avait pas lieu de poser la question, car il ne doit pas exister de querelles, la société future n’en devant plus fournir l’occasion… et qu’il est par conséquent absurde de chercher l’égalité dans les querelles et les coups. Je ne suis pas si sot… quoique les querelles existent… c’est-à-dire que plus tard il n’y en aura plus, mais à présent, voilà, elles existent encore… Ah! diable! on perd le fil de ses idées avec vous. Ce n’est pas à cause de cet ennuyeux incident que je n’assisterai pas au repas de funérailles, mais tout simplement par principe, pour ne pas favoriser, par ma présence, ce préjugé stupide des repas funéraires. Voilà! j’aurais du reste pu m’y rendre pour m’amuser tout simplement et en rire… Il n’y aura pas de popes malheureusement. Sinon, j’y serais allé à coup sûr.
– C’est-à-dire que vous accepteriez l’hospitalité d’autrui et iriez vous asseoir à la table de quelqu’un pour vous gausser de vos hôtes et cracher sur eux pour ainsi dire, si je vous comprends bien.
– Pas cracher du tout, mais protester. J’agis en vue d’un but utile. Je puis ainsi aider indirectement à la propagande et à la civilisation, ce qui est le devoir de chacun; peut-être le remplit-on d’autant mieux qu’on y met moins de formes. Je puis semer l’idée, le bon grain… De ce grain naîtra un fait. En quoi est-ce que je les blesse? Ils commenceront par s’offenser, puis ils verront que je leur ai rendu service. Ainsi on a reproché à Terebeva (qui fait partie de la commune maintenant), quand elle a quitté sa famille pour… se donner librement, d’avoir écrit à son père et à sa mère qu’elle ne voulait plus vivre parmi les préjugés et qu’elle allait contracter une union libre. On prétendait que c’était parler trop grossièrement à ses parents, qu’elle aurait dû avoir pitié d’eux, y mettre des formes. Eh bien, moi, je trouve que tout cela est absurde et qu’il ne faut point de formes, mais une protestation immédiate et directe. Tenez, la von Varenz a vécu sept ans avec son mari et l’a abandonné avec deux enfants en lui écrivant carrément: «Je me suis rendu compte que je ne peux pas être heureuse avec vous. Je ne vous pardonnerai jamais de m’avoir trompée en me cachant qu’il existe une autre organisation sociale: la commune. Je ne l’ai appris que dernièrement, d’un homme magnanime auquel je me suis donnée et que je vais suivre pour fonder avec lui une commune. Je vous parle ainsi car je jugerais honteux de vous tromper. Quant à vous, faites ce que vous voulez; n’espérez jamais me voir revenir, il est trop tard. Je vous souhaite d’être heureux!» Voilà comme on devrait écrire ce genre de lettres.
– Mais cette Terebeva, c’est elle dont vous me racontiez qu’elle en est à sa troisième union libre?
– Non, à sa deuxième si l’on considère les choses sous leur vrai jour. Et quand bien même ce serait la quatrième ou la quinzième, tout cela, ce sont des absurdités! Si j’ai jamais regretté d’avoir perdu mon père et ma mère, c’est bien maintenant. J’ai maintes fois rêvé à la protestation que je leur aurais envoyée. Je me serais arrangé pour en faire naître l’occasion… Je leur aurais bien fait voir! Je les aurais stupéfiés! Vrai, je regrette de n’avoir plus personne…
– À étonner? Hé! hé! Enfin, soit! l’interrompit Piotr Petrovitch, mais dites-moi plutôt, vous connaissez la fille du défunt, une petite maigrichonne?… C’est bien vrai ce qu’on dit d’elle, hein?
– En voilà une affaire! Selon moi, c’est-à-dire d’après mes convictions personnelles, c’est la situation la plus normale de la femme. Pourquoi pas? C’est-à-dire distinguons [74]. Dans la société actuelle, sans doute, ce genre de vie n’est pas normal, car il est forcé, mais il le sera dans la société future où il sera libre. D’ailleurs, elle avait, même maintenant, le droit de s’y livrer. Elle souffrait: or c’était son fonds, son capital pour ainsi dire, dont elle pouvait disposer librement. Naturellement, le capital dans la société future n’aura aucune raison d’être, mais le rôle de la femme galante prendra une autre signification et sera réglé de façon rationnelle.
«En ce qui concerne Sofia Semionovna, je considère, quant à présent, ses actes comme une protestation énergique, la protestation symbolique contre l’état actuel de la société, et je l’en estime profondément. Je dirai plus, je me réjouis en la regardant.»
– Et moi, on m’a raconté que c’est vous qui l’aviez fait mettre à la porte de la maison.
Lebeziatnikov se mit en colère.
– Nouvelle calomnie! hurla-t-il, ce n’est pas du tout ainsi que les choses se sont passées, ah! ça non, par exemple! C’est Katerina Ivanovna qui a tout raconté de travers parce qu’elle n’y a rien compris. Je n’ai jamais cherché les faveurs de Sofia Semionovna. Je me suis simplement attaché à la cultiver de la façon la plus désintéressée, en m’efforçant d’éveiller en elle l’esprit de protestation… Je ne voulais pas autre chose. Elle a senti elle-même qu’elle ne pouvait pas rester ici.
– On l’invitait à faire partie de la commune?
– Vous ne faites que plaisanter d’une façon assez malheureuse, permettez-moi de vous le faire remarquer. Vous ne comprenez rien. La commune n’admet pas ces rôles-là: elle n’est fondée que pour les supprimer. Ce rôle, dans la commune, perdra son ancienne signification, et ce qui paraît bête maintenant semblera intelligent, et ce qui, dans les conditions actuelles, nous paraît dénaturé sera parfaitement simple, au contraire. Tout dépend du milieu, de l’entourage. Le milieu est tout et l’homme rien. Quant à Sofia Semionovna, je suis resté en bons termes avec elle, ce qui vous prouve qu’elle ne m’a jamais considéré comme son ennemi. Oui, je m’efforce de l’attirer dans notre groupe, mais avec de tout autres intentions. Pourquoi riez-vous? Nous voulons établir notre propre commune sur des bases plus solides que la précédente. Nous allons plus loin que nos devanciers; nous nions plus de choses! Si Dobrolioubov [75] sortait du tombeau, je discuterais avec lui. Quant à Bielinski [76], celui-là, je lui riverais son clou! En attendant, je continue à cultiver Sofia Semionovna, c’est une belle, une très belle nature.
– Dont vous profitez, hein? Hé! hé!
– Non, non, oh! non, au contraire!
– Ah! au contraire, dit-il, hé! hé! hé! Non, mais il en a de ces expressions!
– Mais croyez-moi, vous dis-je! Pour quelle raison irais-je vous tromper, je vous le demande? Au contraire, et la chose m’étonne moi-même, elle semble, avec moi particulièrement, presque maladivement pudique!
– Et vous, naturellement, vous continuez à la développer, hé! hé! hé! Vous lui démontrez que toutes ces pudeurs sont absurdes, hé! hé! hé!
– Pas du tout, mais pas du tout, vous dis-je. Oh! quel sens grossier et, pardonnez-moi, stupide vous donnez au mot culture. Vous n’y comprenez rien; mon Dieu, que vous êtes encore peu… avancé. Nous voulons la liberté de la femme, et vous, vous ne pensez qu’à ces choses… Laissant de côté les questions de chasteté féminine, de pudeur, que je juge en elles-mêmes «absurdes et inutiles», j’admets parfaitement sa réserve envers moi. Ce n’est qu’ainsi qu’elle peut, manifester sa liberté. C’est le seul droit qu’elle puisse exercer. Assurément, si elle venait me dire elle-même: «Je te veux», je me considérerais comme très favorisé, car cette jeune fille me plaît beaucoup, mais, dans l’état actuel des choses, nul, sans doute, ne se montre avec elle plus convenable que moi. J’attends et j’espère, voilà tout.
– Vous feriez mieux de lui offrir un cadeau. Je jurerais que vous n’y avez jamais pensé.
– Vous ne comprenez rien, je vous l’ai déjà dit; certes, c’est sa situation qui vous autorise à penser cela, mais là n’est pas la question, oh! pas du tout. Vous la méprisez tout simplement. Vous référant à un fait qui vous paraît, à tort, méprisable, vous refusez de considérer humainement un être humain. Vous ne savez pas quelle nature c’est; ce qui m’ennuie, c’est qu’elle a cessé de lire, ces derniers temps; elle ne me demande plus de livres comme autrefois. Je regrette aussi que, malgré toute son énergie et toute la force de protestation dont elle s’est montrée capable, elle fasse encore preuve d’un certain manque de décision, d’indépendance pour ainsi dire, de négation, si vous voulez, qui l’empêche de rompre avec certains préjugés… avec certaines sottises. Malgré cela, elle comprend parfaitement bien des questions. Ainsi, par exemple, celle du baisemain: c’est-à-dire qu’elle se rend compte que l’homme offense la femme: il lui prouve qu’il ne la juge pas son égale en lui baisant la main. Cette question a été discutée chez nous et je la lui ai rapportée. Elle m’a aussi fort attentivement écouté lorsque je lui ai parlé des associations ouvrières en France. Maintenant, je traite pour elle le problème de l’entrée libre chez les particuliers, dans notre société future.
– Qu’est-ce encore?
– On a débattu, ces derniers temps, la question suivante: un membre de la commune a-t-il le droit d’entrer librement chez un autre à n’importe quelle heure, celui-ci fût-il un homme ou une femme… Eh bien, on a opté pour l’affirmative…
– Et si celui-ci ou celle-là est occupé à satisfaire une nécessité urgente, hé! hé! hé!
Andreï Semionovitch fut pris de fureur.
– Vous n’avez qu’une chose en tête. Vous ne pensez qu’à ces maudites «nécessités», cria-t-il haineusement. Oh! comme je m’en veux de vous avoir prématurément exposé mon système et parlé de ces maudites nécessités! Le diable m’emporte! C’est la pierre de touche de tous les hommes pareils à vous. Ils se moquent avant de savoir de quoi il s’agit. Et ils croient encore avoir raison, ils ont l’air de s’enorgueillir de je ne sais quoi. J’ai toujours affirmé que cette question ne peut être exposée aux novices qu’en tout dernier lieu, quand ils sont bien entrés dans le système, en un mot après qu’ils ont été dirigés, cultivés. Mais enfin, dites-moi, je vous prie, ce que vous trouvez de si honteux, de si vil dans ces… disons fosses d’aisances. Je suis prêt, tout le premier, à nettoyer toutes les fosses que vous voudrez et il n’y a là aucun sacrifice. Il ne s’agit que d’un travail, d’une activité noble parce que bienfaisante à la société, qui en vaut n’importe quelle autre, et bien supérieure dans tous les cas à l’œuvre d’un Raphaël ou d’un Pouchkine, parce qu’elle est plus utile.
– Et plus noble, plus noble, hé! hé! hé!
– Qu’entendez-vous par plus noble? Je ne comprends pas ces expressions lorsqu’elles prétendent définir l’activité humaine. Plus noble, plus magnanime, ce sont des absurdités, des sottises, de vieilles phrases qui sentent le préjugé et que moi je nie. Tout ce qui est utile à l’humanité est noble. Je ne comprends qu’un mot: l’utilité! Vous pouvez ricaner tant que vous voudrez, mais c’est ainsi.
Piotr Petrovitch riait de tout son cœur. Il avait fini de compter son argent et l’avait serré, en laissant cependant quelques billets sur la table. Cette question de «fosses d’aisances» avait été, malgré sa vulgarité, la cause de plus d’une discussion entre Piotr Petrovitch et son jeune ami; ce qui rendait le fait ridicule, c’est que celui-ci se fâchait pour de bon. Loujine, lui, n’y voyait qu’un moyen de passer sa mauvaise humeur et il éprouvait à cette minute un désir tout particulier de voir Lebeziatnikov en colère.
– C’est votre échec d’hier qui vous rend si mauvais et si tracassier, laissa enfin échapper celui-ci qui, malgré toute son indépendance et ses protestations, n’osait tenir tête à Piotr Petrovitch et lui témoignait, par une vieille habitude sans doute, un certain respect.
– Dites-moi plutôt, l’interrompit Loujine avec un dédain maussade, pouvez-vous… ou, pour mieux dire, êtes-vous réellement assez lié avec la jeune fille dont nous parlions pour la prier de venir une minute ici… Je crois qu’ils sont tous revenus du cimetière… Je les ai entendus monter… J’ai besoin de voir un instant cette jeune personne.
– Mais pourquoi? demanda Andreï Semionovitch avec étonnement.
– J’ai à lui parler. Je vais bientôt m’en aller d’ici et je voudrais lui faire savoir… Vous pourrez du reste assister à l’entretien, cela vaudra même mieux, car autrement Dieu sait ce que vous en penseriez…
– Je ne penserais rien du tout… Je vous ai posé cette question sans y attacher d’importance. Si vous avez affaire à elle, rien de plus facile que de la faire venir. J’y vais et croyez bien que je ne viendrai pas vous déranger…
Effectivement, au bout de cinq minutes, Lebeziatnikov revenait avec Sonetchka. Elle arriva extrêmement surprise et troublée à son ordinaire. Elle était toujours intimidée en pareil cas et les visages nouveaux lui inspiraient une véritable frayeur. C’était chez elle une impression d’enfance, encore accrue à présent…
Piotr Petrovitch lui fit un accueil poli et bienveillant, non exempt d’une certaine familiarité enjouée qui semblait devoir convenir à l’homme respectable et sérieux qu’il était, quand il s’adressait à une créature aussi jeune et, sous certains rapports, aussi intéressante qu’elle. Il se hâta de la mettre à l’aise et la fit asseoir en face de lui, à table. Sonia s’assit, jeta un coup d’œil autour d’elle, regarda Lebeziatnikov, l’argent qui se trouvait sur la table, puis ses yeux se reportèrent sur Piotr Petrovitch dont ils ne purent plus se détacher. On eût dit qu’elle était fascinée. Lebeziatnikov se dirigea vers la porte.
Piotr Petrovitch se leva, fit signe à Sonia de ne pas bouger et arrêta Andreï Semionovitch au moment où celui-ci allait sortir.
– Votre Raskolnikov est là? Il est déjà arrivé? lui demanda-t-il à voix basse.
– Raskolnikov? Il est là. Pourquoi? Oui, il est là, je l’ai vu entrer. Eh bien?
– Je vous prie instamment de rester ici et de ne pas me laisser seul avec cette… demoiselle. L’affaire dont il s’agit est insignifiante, mais Dieu sait quelles conclusions ils en pourraient tirer… Je ne veux pas que Raskolnikov aille raconter partout… Vous comprenez de quoi je veux parler?
– Ah! oui! je comprends, je comprends, répondit Lebeziatnikov, éclairé soudain; oui, vous êtes dans votre droit. Certes, vos craintes sont fort exagérées d’après moi, mais… vous n’en avez pas moins le droit d’agir ainsi. Soit, je resterai. Je me mettrai près de la fenêtre et ne vous gênerai pas… D’après moi, vous avez le droit…
Piotr Petrovitch retourna au divan et s’assit en face de Sonia. Il la considéra attentivement et son visage prit une expression extrêmement grave, sévère même. «N’allez pas vous figurer, vous non plus, des choses qui n’existent pas», avait-il l’air de dire. Sonia perdit définitivement contenance.
– Tout d’abord, veuillez m’excuser, Sofia Semionovna, auprès de votre honorée maman… Je ne me trompe pas? Katerina Ivanovna est votre seconde mère, n’est-ce pas? commença-t-il d’un air fort sérieux, mais assez aimable. On voyait qu’il nourrissait les intentions les plus amicales à l’égard de la jeune fille.
– Oui, en effet, elle me tient lieu de mère, répondit précipitamment celle-ci tout effrayée.
– Bon, alors excusez-moi auprès d’elle, car des circonstances indépendantes de ma volonté ne me permettent pas d’assister à ce festin… je veux dire au repas de funérailles auquel elle m’a gracieusement invité.
– Bien, je lui dirai tout de suite. Et Sonetchka se leva vivement.
– Ce n’est pas tout ce que j’avais à vous dire, fit Piotr Petrovitch en souriant de la naïveté de la jeune fille et de son ignorance des usages mondains, vous ne me connaissez guère, chère Sofia Semionovna, si vous pouvez penser que je me serais permis de déranger et de faire venir ici une personne telle que vous pour un motif aussi futile et qui ne présente d’intérêt que pour moi. Non, mes intentions sont différentes.
Sonia s’empressa de se rasseoir. Les billets multicolores papillotèrent de nouveau devant ses yeux, mais elle se détourna bien vite et son regard se reporta sur Loujine. Regarder l’argent d’autrui lui semblait tout à coup extrêmement inconvenant, surtout dans la position où elle se trouvait… Elle se mit donc à considérer le lorgnon à monture d’or que Piotr Petrovitch retenait de la main gauche, puis en même temps la lourde et superbe bague, ornée d’une pierre jaune, qu’il portait au médius de la même main. Enfin, ne sachant plus que faire de ses yeux, elle finit par les fixer sur le visage de Loujine. Ce dernier, après un silence encore plus majestueux, reprit:
– Il m’est arrivé hier d’échanger deux mots, en passant, avec la malheureuse Katerina Ivanovna. Cela m’a suffi pour me rendre compte qu’elle se trouve dans un état anormal, si l’on peut s’exprimer ainsi.
– Oui… anormal, c’est vrai, s’empressa de répéter Sonia.
– Ou, pour parler plus clairement et plus exactement aussi, un état maladif.
– Oui, plus clairement et plus exact… oui, maladif.
– Bon. Alors, mû par un sentiment d’humanité, e-e-et… pour ainsi dire de compassion, je désirerais, pour ma part, lui être utile en prévision de la position extrêmement triste où elle va inévitablement se trouver. Il me semble que toute cette malheureuse famille n’a plus que vous pour soutien.
– Permettez-moi de vous demander, fit Sonia en se levant brusquement, si vous lui avez dit hier qu’elle pourrait recevoir une pension. Car elle m’a dit hier que vous vous étiez chargé de lui en faire obtenir une. Est-ce vrai?
– Pas le moins du monde et c’est même une absurdité en un certain sens. Je n’ai parlé que d’un secours temporaire qui lui serait délivré en sa qualité de veuve d’un fonctionnaire mort au service et qu’elle ne pourrait obtenir que si elle avait des protections, mais il me semble que feu votre père n’a non seulement pas servi assez longtemps pour se créer des droits à la retraite, mais qu’il n’était même plus au service au moment de sa mort. Bref, on peut toujours espérer, mais cet espoir serait peu fondé, car il n’existe en l’espèce aucun droit à un secours, au contraire… Ah! elle rêvait déjà d’une pension, hé! hé! hé! c’est une dame qui n’a pas froid aux yeux!
– Oui, d’une pension, c’est vrai… car elle est crédule et bonne, et sa bonté la pousse à croire à tout… et… et… et son esprit est… c’est vrai… excusez-moi, fit Sonia, et elle se leva de nouveau pour s’en aller.
– Permettez, ce n’est pas encore tout.
– Ah! bon! marmotta Sonia.
– Asseyez-vous donc.
Sonia parut toute confuse et se rassit pour la troisième fois.
– La voyant dans une telle situation, avec de malheureux enfants en bas âge, je désirerais, comme je vous l’ai déjà dit, lui être utile dans la mesure de mes moyens, comprenez-moi bien, dans la mesure de mes moyens et rien de plus. On pourrait, par exemple, organiser une souscription à son profit, ou une loterie, ou quelque chose d’analogue, comme le font toujours, en pareil cas, les proches ou étrangers qui désirent venir en aide aux malheureux. Voilà ce que j’avais l’intention de vous dire, ce serait une chose possible.
– Oui, c’est très bien… Que Dieu vous en soit… balbutia Sonia, les yeux fixés sur Piotr Petrovitch.
– Une chose possible. Oui, mais… nous y viendrons plus tard, quoique l’on puisse commencer dès aujourd’hui. Nous nous verrons ce soir et nous pourrons poser les bases de l’affaire, pour ainsi dire. Venez me trouver ici vers les sept heures. J’espère qu’Andreï Semionovitch voudra bien être des nôtres… Mais il y a une circonstance dont je voudrais vous entretenir sérieusement au préalable. C’est pour cela que je me suis permis de vous déranger aujourd’hui, Sofia Semionovna. Je pense que l’argent ne doit pas être remis entre les mains de Katerina Ivanovna; je n’en veux d’autre preuve que le repas d’aujourd’hui. N’ayant pour ainsi dire pas un croûton de pain à manger pour demain, et pas de chaussures à se mettre aux pieds… et tout le reste, elle achète aujourd’hui du rhum de la Jamaïque et je crois même du café et du vin de Madère. Je l’ai vu en passant. Demain, toute la famille retombera à votre charge et vous devrez lui procurer jusqu’au dernier morceau de pain; c’est absurde. Voilà pourquoi je suis d’avis d’organiser la souscription à l’insu de la malheureuse veuve, de façon que vous seule ayez la disposition de l’argent. Qu’en pensez-vous?
– Je ne sais pas. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle est ainsi… une fois dans sa vie… elle tenait beaucoup à honorer la mémoire… mais elle est fort intelligente. Vous pouvez d’ailleurs agir à votre guise et je vous serai très, très… et eux tous seront… et Dieu vous… et les orphelins aussi…
Sonia ne put achever et fondit en larmes.
– Ainsi, c’est une affaire entendue. Maintenant, veuillez accepter pour les premiers besoins de votre parente cette somme qui représente mon offrande personnelle. Je désire vivement que mon nom ne soit pas prononcé à cette occasion. Voilà. Ayant moi-même des charges, je regrette de ne pouvoir faire davantage…
Et Piotr Petrovitch tendit à Sonia un billet de dix roubles, après l’avoir déplié avec soin. Sonia le prit, rougit, bondit de son siège, balbutia quelques mots indistincts et se hâta de prendre congé. Piotr Petrovitch la reconduisit solennellement jusqu’à la porte. Elle se précipita hors de la pièce, toute bouleversée, et revint chez Katerina Ivanovna en proie à une émotion extraordinaire.
Pendant toute la durée de cette scène, Andreï Semionovitch, qui ne voulait pas troubler l’entretien, s’était tenu près de la fenêtre ou bien avait parcouru la pièce, mais quand Sonia se fut retirée, il s’approcha tout à coup de Piotr Petrovitch et lui tendit la main d’un geste solennel.
– J’ai tout vu et tout entendu, dit-il en appuyant particulièrement sur le dernier mot. Ce que vous faites est noble, c’est-à-dire humain. Vous voulez éviter les remerciements, je l’ai vu. Et, quoique mes principes m’interdisent, je l’avoue, la charité privée, car elle est non seulement insuffisante à extirper le mal, mais elle le favorise au contraire, je ne puis néanmoins m’empêcher de reconnaître que j’ai assisté à votre geste avec plaisir. Oui, oui, tout cela me plaît.
– Eh! c’est la moindre des choses, marmottait Piotr Petrovitch, un peu ému, et il enveloppa Lebeziatnikov d’un coup d’œil attentif.
– Non, ce n’est pas la moindre des choses. Un homme offensé et ulcéré comme vous par ce qui s’est passé hier, capable de s’intéresser au malheur d’autrui… un homme pareil… bien que ses actes constituent une erreur sociale, est néanmoins… digne d’estime. Je n’aurais pas attendu cela de vous, Piotr Petrovitch, étant donné vos idées surtout; oh! quelle entrave elles sont encore pour vous!… Et comme vous voilà ému par votre échec d’hier, s’écria le brave Andreï Semionovitch, qui sentait se réveiller toute sa sympathie pour Piotr Petrovitch, et dites-moi pourquoi, mais pourquoi tenez-vous tant au mariage légal, très noble et très cher Piotr Petrovitch? Pourquoi attacher tant d’importance à cette légalité? Vous pouvez me battre si vous voulez, mais je vous dirai que je suis heureux, oui, heureux, de voir ce mariage manqué, de vous savoir libre, et de penser que vous n’êtes pas entièrement perdu pour l’humanité, heureux, oui… Vous voyez, je suis franc!
– Je tiens au mariage légal parce que je ne veux pas porter de cornes, ni élever des enfants dont je ne serais pas le père, comme cela arrive dans votre union libre, répondit, pour dire quelque chose, Loujine qui semblait préoccupé.
– Les enfants? Les enfants, dites-vous? reprit Andreï Semionovitch, qui avait frémi comme un cheval de bataille au son de la trompette. Les enfants, voilà une question sociale de la plus haute importance, je vous l’accorde, mais elle sera tout autrement résolue que maintenant. Certains d’entre nous veulent même l’ignorer comme tout ce qui rappelle la famille. Nous en parlerons plus tard; en attendant, occupons-nous des «cornes». Je vous avouerais que c’est là mon point faible. Cette expression, basse et grossière, mise en circulation par Pouchkine, ne figurera pas au dictionnaire de l’avenir. Car enfin, qu’est-ce que les cornes? Oh! quelle aberration! Quelles cornes? Et pourquoi des cornes? Absurde, vous dis-je. Au contraire, l’union libre les fera disparaître. Les cornes ne sont que la conséquence naturelle du mariage légal, son correctif pour ainsi dire, une protestation, et, envisagées ainsi, elles n’ont même rien d’humiliant… et, si jamais – chose absurde à supposer – je contractais une union légale, je me sentirais fort heureux de porter ces maudites cornes, et je dirais à ma femme: «Jusqu’ici, mon amie, je me suis borné à t’aimer, mais maintenant je te respecte pour avoir su protester!» Vous riez? C’est parce que vous n’avez pas la force de rompre avec les préjugés. Le diable m’emporte! Je comprends l’ennui d’être trompé quand on est légalement marié, mais ce n’est qu’une misérable conséquence d’une situation dégradante et humiliante pour les deux conjoints; or, quand on vous met les cornes ouvertement, comme dans l’union libre, on peut dire qu’elles n’existent plus; elles perdent toute signification et jusqu’à leur nom. Au contraire, votre femme vous prouve par là qu’elle vous estime, elle vous juge incapable de mettre obstacle à son bonheur et assez cultivé pour ne pas essayer de tirer vengeance de son nouvel époux. Le diable m’emporte! Je rêve parfois que si l’on me mariait, si je me mariais, je veux dire (union libre ou légitime n’importe), et que ma femme tardât à prendre un amant, je lui en amènerais un moi-même et lui dirais: «Mon amie, je t’aime, mais je désire par-dessus tout mériter ton estime. Voilà!» Ai-je raison?
Piotr Petrovitch ricanait, mais sans grande conviction. Sa pensée semblait ailleurs et Lebeziatnikov lui-même finit par remarquer son air préoccupé. Loujine paraissait ému, il se frottait les mains d’un air pensif. Andreï Semionovitch devait s’en souvenir plus tard…
Il serait difficile de dire comment l’idée de ce repas insensé avait pris naissance dans la cervelle détraquée de Katerina Ivanovna. Il lui coûta en fait plus de la moitié de l’argent que lui avait remis Raskolnikov pour les funérailles de Marmeladov. Peut-être se croyait-elle tenue à honorer convenablement la mémoire du défunt, afin de prouver à tous les locataires, et surtout à Amalia Ivanovna, qu’il valait autant qu’eux, sinon bien davantage et que nul d’entre eux n’avait le droit de prendre des airs en se comparant à lui. Peut-être encore obéissait-elle à cette fierté des pauvres, qui dans certaines circonstances, à l’occasion de cérémonies publiques obligatoires pour tous et chacun dans notre société, pousse les malheureux à tenter un suprême effort et à sacrifier leurs dernières ressources uniquement pour faire les choses aussi bien que les autres et ne point prêter aux commérages.
Il se peut aussi qu’au moment où elle semblait abandonnée et plus malheureuse que jamais, Katerina Ivanovna ait éprouvé justement le désir de montrer à tous ces gens de rien, que non seulement elle savait vivre et recevoir, mais que, fille d’un colonel, élevée dans une noble et aristocratique maison, elle n’était certes point faite pour balayer son plancher ou laver, la nuit, le linge de ses mioches. Ces accès de fierté et de vanité exaspérée s’emparent parfois des créatures les plus misérables et prennent la forme d’un besoin furieux et irrésistible. En outre, Katerina Ivanovna n’était pas de ces êtres hébétés par le malheur; la mauvaise fortune pouvait l’accabler, mais non la briser moralement et annihiler sa volonté.
N’oublions pas aussi que Sonetchka affirmait, non sans raison, qu’elle avait l’esprit détraqué. Le fait n’était pas encore prouvé, mais pendant ces derniers temps, cette dernière année surtout, sa pauvre tête avait été à trop rude épreuve pour résister. Enfin, selon les médecins, la phtisie à une période avancée de son évolution trouble les facultés mentales.
Les bouteilles n’étaient ni nombreuses ni variées et l’on ne voyait point de madère sur la table. Loujine avait exagéré. Cependant il y avait du vin, de la vodka, du rhum et du porto, le tout de la plus mauvaise qualité, mais en quantité suffisante. Le menu du repas, préparé dans la cuisine d’Amalia Ivanovna, comprenait, outre le plat des morts rituel [77], trois ou quatre plats et, entre autres, des crêpes [78].
De plus, deux samovars étaient tenus prêts pour ceux des convives qui voudraient prendre le thé et du punch après le repas.
Katerina Ivanovna s’était occupée elle-même des achats, avec l’aide d’un locataire de la maison, un Polonais famélique qui habitait Dieu sait pourquoi chez Mme Lippevechsel et avait, dès le premier moment, offert ses services à la veuve. Il s’était depuis la veille prodigué avec un zèle qu’il ne perdait aucune occasion de faire ressortir. Il accourait à chaque instant et pour la moindre vétille auprès de Katerina Ivanovna et la poursuivait même jusqu’au Gostiny Dvor [79] en l’appelant «pani [80] commandante». Si bien qu’après avoir déclaré qu’elle n’aurait su que devenir sans cet homme serviable et magnanime, elle finit par ne plus pouvoir le supporter. Elle s’engouait ainsi, souvent, du premier venu, le parait de toutes les qualités, lui prêtait mille mérites qu’il n’avait point, mais auxquels elle croyait de tout son cœur, pour être bientôt déçue et chasser, avec force paroles injurieuses, celui devant lequel elle s’était inclinée avec la plus vive admiration quelques heures auparavant. Elle était d’un naturel rieur et bienveillant, mais ses malheurs et la malchance qui la poursuivait lui faisaient si furieusement souhaiter la paix et la joie universelle, que la moindre dissonance dans l’accord parfait, le moindre échec, avaient maintenant pour effet de la mettre hors d’elle-même; et alors aux espoirs les plus brillants, les plus fantastiques, succédaient les malédictions; elle déchirait, détruisait tout ce qui lui tombait sous la main et finissait par se frapper la tête contre les murs.
Amalia Fedorovna prit aussi une soudaine et extraordinaire importance aux yeux de Katerina Ivanovna et grandit considérablement dans son estime, pour cette seule raison, peut-être, qu’elle s’était donnée tout entière à l’organisation du repas. Elle s’était chargée de mettre la table, de fournir le linge, la vaisselle, etc., et de préparer les plats dans sa propre cuisine. Katerina Ivanovna lui avait délégué ses pouvoirs en partant pour le cimetière, et Amalia Fedorovna sut se montrer digne de cette confiance. Le couvert était en effet assez convenablement dressé; sans doute, la vaisselle, les fourchettes, les couteaux, les verres, les tasses étaient dépareillés, car ils avaient été empruntés à droite et à gauche, mais, à l’heure dite, chaque chose était à sa place et Amalia Fedorovna, consciente d’avoir parfaitement accompli ses fonctions, se pavanait dans une robe noire et un bonnet orné de rubans de deuil flambant neufs, et recevait les invités avec un orgueil satisfait. Cet orgueil, tout légitime pourtant, déplut à Katerina Ivanovna. Elle pensa: «On dirait vraiment que nous aurions été incapables de mettre le couvert sans Amalia Fedorovna.» Le bonnet orné de rubans neufs la choqua également. «Cette sotte Allemande n’aurait-elle pas, par hasard, conçu quelque fierté en se disant qu’elle a daigné, par charité, venir au secours de pauvres locataires? Par charité, voyez-vous ça!» Chez le père de Katerina Ivanovna, qui était colonel et presque gouverneur, on avait parfois quarante personnes à dîner et une Amalia Fedorovna, ou, pour mieux dire, Ludwigovna, n’aurait même pas été reçue à l’office!… Katerina Ivanovna décida d’ailleurs de ne point manifester ses sentiments tout de suite, mais elle se promit de remettre aujourd’hui même à sa place cette impertinente qui se faisait Dieu sait quelles idées sur elle-même. Pour le moment, elle se contenta de se montrer très froide avec elle.
Une autre circonstance contribua encore à irriter Katerina Ivanovna. À l’exception du Polonais, aucun des locataires n’était venu jusqu’au cimetière. En revanche, quand il s’agit de se mettre à table, on vit arriver ce qu’il y avait de plus pauvre, de plus insignifiant parmi les habitants de la maison; quelques-uns même se présentèrent dans une tenue plus que négligée, tandis que les gens un peu convenables semblaient s’être donné le mot pour ne pas venir, à commencer par Loujine, le plus respectable de tous. Pourtant, la veille au soir encore, Katerina Ivanovna s’était hâtée d’apprendre au monde entier, c’est-à-dire à Amalia Fedorovna, à Poletchka, à Sonia et au Polonais, qu’il était l’homme le plus magnanime, le plus noble, avec cela puissamment riche et possédant de magnifiques relations, ami de son premier mari; il avait fréquenté autrefois chez son père et était venu lui promettre, affirmait-elle, de mettre tout en œuvre pour lui faire obtenir une pension importante. Notons, à ce propos, que, si Katerina Ivanovna vantait la fortune ou les relations de quelqu’un et semblait en tirer vanité, ce n’était point par calcul mais simplement pour rehausser le prestige de celui qu’elle louait.
Avec Loujine, et sans doute pour prendre exemple sur lui, manquait ce vaurien de Lebeziatnikov. Quelle idée celui-là se faisait-il de lui-même? Il n’avait été invité que par charité, parce qu’il partageait la chambre de Piotr Petrovitch et qu’il eût été peu convenable de ne point l’inviter. On remarquait également l’absence d’une dame du monde et de sa fille, une demoiselle plus toute jeune; ces deux personnes n’habitaient que depuis une quinzaine de jours chez Mme Lippevechsel, mais elles avaient eu le temps de se plaindre, à plusieurs reprises, du bruit et des cris qui s’élevaient de la chambre des Marmeladov, surtout quand le défunt rentrait ivre; comme bien l’on pense, Katerina Ivanovna en avait été rapidement informée par Amalia Ivanovna elle-même, qui, au cours de ses démêlés avec elle, n’avait pas craint de la menacer de la chasser avec toute sa famille, attendu, criait-elle à tue-tête, qu’ils troublaient le repos d’honorables locataires dont eux-mêmes n’étaient pas dignes de délacer les chaussures.
Katerina Ivanovna avait expressément tenu à inviter en cette circonstance les dames «dont elle n’était pas digne de délacer les chaussures», et d’autant plus qu’elles avaient jusqu’ici l’habitude de détourner dédaigneusement la tête quand il leur arrivait de la rencontrer. C’était, pensait Katerina Ivanovna, une façon de leur prouver qu’on leur était supérieure par les sentiments et qu’on savait pardonner les mauvais procédés. D’autre part, ces dames pourraient se convaincre que Katerina Ivanovna n’était pas née pour la condition où elle se trouvait placée. Elle avait l’intention de leur expliquer tout cela à table et de leur parler en même temps des fonctions de gouverneur remplies autrefois par son père, puis de leur faire observer, en passant, qu’il n’y avait pas lieu de détourner la tête quand on la rencontrait, et qu’agir ainsi était même parfaitement sot.
Un gros lieutenant-colonel (en réalité capitaine en retraite) manquait également, mais on apprit qu’il était cloué sur son lit, depuis la veille, par la maladie.
En un mot, on ne vit arriver, outre le Polonais, qu’un petit employé de chancellerie minable, en habits graisseux, affreux, tout bourgeonnant et répandant une odeur infecte et, par-dessus le marché, muet comme une carpe; puis un petit vieillard sourd et presque aveugle qui avait autrefois servi dans un bureau de poste et dont la pension, chez Amalia Ivanovna, était payée, depuis des temps immémoriaux, et nul ne savait pourquoi, par un inconnu. Ensuite, ce fut le tour d’un lieutenant en retraite, ou, pour mieux dire, un employé manutentionnaire. Il entra en riant aux éclats de la façon la plus inconvenante. Sans gilet! Un autre invité alla se mettre à table de but en blanc, sans même saluer Katerina Ivanovna. Enfin un individu se présenta, faute de vêtements, en robe de chambre. Cette fois, c’en était trop et Amalia Ivanovna réussit à le faire sortir avec l’aide du Polonais. Celui-ci avait, du reste, amené deux compatriotes qui n’avaient jamais habité chez Mme Lippevechsel et que personne ne connaissait dans la maison.
Tout cela irritait profondément Katerina Ivanovna. «C’était bien la peine de faire tous ces préparatifs!» se disait-elle. Elle avait même été, par crainte de manquer de place, jusqu’à dresser le couvert des enfants, non à la table commune qui occupait toute la place, mais sur une malle, dans un coin. Les deux plus jeunes avaient été installés sur une banquette et Poletchka, en sa qualité d’aînée, devait en prendre soin, les faire manger, les moucher, etc. Dans ces conditions, Katerina Ivanovna se crut obligée de recevoir ses invités avec la plus grande dignité et même une certaine hauteur; elle leur jeta, à quelques-uns surtout, un regard sévère et les invita dédaigneusement à s’asseoir à table. Rendant, on ne sait pourquoi, Amalia Ivanovna responsable de l’absence de tous les autres invités, elle le prit soudain sur un ton si désobligeant avec elle que l’autre ne tarda pas à s’en apercevoir et en fut extrêmement froissée.
Le repas commençait sous de fâcheux auspices. Enfin, on se mit à table; Raskolnikov parut au moment où l’on rentrait du cimetière; Katerina Ivanovna fut ravie de le voir, d’abord parce qu’il était de toutes les personnes présentes la seule qui fût cultivée, et elle le présenta à ses invités comme devant occuper dans deux ans une chaire de professeur à l’université de Pétersbourg; ensuite parce qu’il s’excusa aussitôt, très respectueusement, de n’avoir pu, malgré tout son désir, assister à l’enterrement. Elle se précipita sur lui, le fit asseoir à sa gauche (Amalia Ivanovna prit place à sa droite) et elle se mit, malgré le bruit qui remplissait la pièce et ses préoccupations de maîtresse de maison soucieuse de voir tout son monde convenablement servi, malgré la toux qui lui déchirait la poitrine, à s’entretenir avec lui à voix basse et à lui confier sa juste indignation de voir ce repas manqué, indignation souvent coupée par les plus irrésistibles, les plus joyeuses moqueries lancées à l’adresse des invités et surtout de la propriétaire.
– Tout cela c’est la faute de cette vilaine chouette, vous comprenez de qui je veux parler, d’elle, d’elle! et Katerina Ivanovna lui indiqua la logeuse d’un signe de tête. Regardez-la, elle écarquille les yeux, car elle sent que nous parlons d’elle, mais elle ne peut comprendre ce que nous disons, voilà pourquoi elle ouvre des yeux ronds comme des lunes. Fi la chouette! ha! ha! ha! Hi, hi, hi! Et que prétend-elle nous prouver avec son bonnet? Hi, hi, hi! Avez-vous remarqué qu’elle désire faire croire à tout le monde que je suis sa protégée et qu’elle me fait honneur en daignant assister à ce repas? Je l’ai priée de m’amener, comme une personne convenable, des gens convenables, de préférence ceux qui ont connu le défunt, et voyez qui elle a fait venir, de vrais pantins, des saligauds! Voyez-moi celui-ci avec son visage sale! On dirait une morve vivante. Et ces Polonais… ha! ha! ha! Hi, hi, hi, hi, personne ne les a jamais vus ici. Moi je ne les connais ni d’Ève ni d’Adam.
– Enfin pourquoi sont-ils venus, je vous le demande? Ils sont là bien sages côte à côte. – Eh! pan [81], cria-t-elle tout à coup à l’un d’eux, avez-vous pris des crêpes? Reprenez-en! Buvez de la bière! Voulez-vous de la vodka? Tenez, regardez-le: il s’est levé et salue, regardez, regardez; ils doivent être affamés, les pauvres diables. Eh bien! qu’ils mangent. Au moins ils ne font pas de bruit, eux. Seulement… j’ai peur pour les couverts d’argent de la logeuse. – Amalia Ivanovna – fit-elle presque à haute voix en s’adressant à Mme Lippevechsel – sachez que si l’on vole par hasard vos cuillers, je n’en suis pas responsable, je vous préviens. Ha! ha! ha! Et elle se remit à rire aux éclats en désignant encore à Raskolnikov la logeuse. Elle paraissait tout heureuse de sa sortie.
– Elle n’a pas compris, elle n’a encore pas compris. Elle est là bouche bée – regardez-la – une vraie chouette, une chouette aux rubans neufs, ha! ha! ha!
Ce rire se termina de nouveau par un accès de toux terrible qui dura cinq minutes; son mouchoir se tacha de sang et la sueur perla sur son front; elle montra silencieusement le sang à Raskolnikov et dès qu’elle eut repris son souffle, se remit à lui parler avec une animation extraordinaire, tandis que des taches rouges apparaissaient à ses pommettes.
– Écoutez, je lui avais confié la mission fort délicate, on peut le dire, d’inviter cette dame et sa fille… vous comprenez de qui je veux parler? Il fallait procéder avec beaucoup de tact; eh bien, elle s’y est prise de telle façon que cette stupide étrangère, cette espèce de créature orgueilleuse, cette misérable petite provinciale, qui en sa qualité de veuve d’un major est venue solliciter une pension et hante du matin au soir les chancelleries avec un pied de fard sur les joues, à cinquante-cinq ans!… eh bien, cette mijaurée, dis-je, n’a non seulement pas daigné répondre à mon invitation, mais elle n’a même pas jugé nécessaire de se faire excuser, comme l’exigeait la politesse la plus élémentaire. Je ne peux pas comprendre non plus pourquoi Piotr Petrovitch manque lui aussi. Mais où est passée Sonia, où est-elle? Ah! la voilà, enfin! Que se passe-t-il, Sonia? Où étais-tu? Je trouve étrange que tu ne puisses t’arranger pour être exacte au repas de funérailles de ton père! Rodion Romanovitch, faites-lui place près de vous. Voici ta place, Sonetchka… prends ce que tu veux. Je te recommande cette viande en gelée. On apporte les crêpes tout de suite. Et les enfants ont-ils été servis? Poletchka, avez-vous tout ce qu’il vous faut? Hi, hi, hi! Bon. Sois sage, Lena, et toi, Kolia, ne remue pas ainsi les jambes. Tiens-toi comme doit se tenir un enfant de bonne famille. Que dis-tu, Sonetchka? Sonia se hâta de lui transmettre les excuses de Piotr Petrovitch, en s’efforçant de parler haut pour que chacun l’entende et en amplifiant les expressions respectueuses dont il s’était servi. Elle ajouta qu’il l’avait chargée de lui dire qu’il viendrait la voir aussitôt que cela lui serait possible, pour parler d’affaires avec elle et décider des démarches à entreprendre, etc.
Sonia savait que ces paroles tranquilliseraient Katerina Ivanovna et seraient surtout un baume à son amour-propre. Elle s’assit à côté de Raskolnikov et le salua rapidement en lui jetant un bref et curieux regard. Mais ensuite, pendant le reste du repas, elle parut éviter de tourner les yeux de son côté ou de lui adresser la parole.
Elle semblait à la fois distraite et attentive à guetter le moindre désir sur le visage de sa belle-mère. Aucune des deux femmes n’était en deuil, faute de vêtements. Sonia portait un costume d’un brun assez sombre et Katerina Ivanovna une robe d’indienne foncée à rayures, la seule qu’elle possédât.
Les excuses de Piotr Petrovitch produisirent la meilleure impression. Après avoir écouté le récit de Sonia d’un air important, Katerina Ivanovna, avec la même dignité, s’informa de la santé de Piotr Petrovitch. Ensuite, elle confia à Raskolnikov, presque à haute voix, qu’il eût été étrange en effet de voir un homme aussi sérieux et respectable que Loujine dans cette société bizarre, et qu’elle comprenait qu’il ne fût pas venu malgré les liens d’amitié qui l’unissaient à sa famille.
– Voilà pourquoi je vous suis particulièrement reconnaissante, Rodion Romanovitch, de n’avoir pas dédaigné mon hospitalité, offerte dans de pareilles conditions, ajouta-t-elle assez haut pour être entendue de tous. Je suis d’ailleurs bien sûre que seule la grande amitié que vous portiez à mon pauvre défunt vous a poussé à tenir votre parole.
Ensuite elle parcourut ses hôtes d’un nouveau regard plein de morgue et tout à coup s’informa d’un bout à l’autre de la table auprès du petit vieillard sourd s’il ne voulait pas reprendre du rôti et s’il avait bu du porto. Le petit vieux ne répondit rien et fut un long moment avant de comprendre ce qu’on lui demandait, quoique ses voisins se fussent mis à le houspiller pour s’amuser. Lui ne faisait que jeter des regards ahuris autour de lui, ce qui mettait le comble à la gaîté générale.
– Quel idiot! Regardez, regardez-moi ça, pourquoi l’ont-ils amené? Quant à Piotr Petrovitch, j’ai toujours été sûre de lui, dit Katerina Ivanovna à Raskolnikov, et certes on peut dire qu’il ne ressemble pas. – elle s’adressait maintenant à Amalia Ivanovna et d’un air si sévère que l’autre en fut intimidée – qu’il ne ressemble pas à vos chipies endimanchées; celles-là, mon père n’en aurait pas voulu pour cuisinières et si mon défunt mari leur avait fait l’honneur de les recevoir, ce n’eût été que par sa bonté excessive.
– Oui, il aimait bien boire, on peut dire qu’il avait un faible pour la boisson, cria soudain l’ancien manutentionnaire en vidant son deuxième verre de vodka.
Katerina Ivanovna releva vertement ces paroles.
– Mon défunt mari avait en effet ce défaut, nul ne l’ignore, mais c’était un homme noble et bon, qui aimait et respectait sa famille; le malheur est que, dans sa bonté excessive, il se liait trop facilement avec toutes sortes de gens débauchés, et Dieu sait avec qui il n’a pas bu! Les individus qu’il fréquentait ne valaient pas son petit doigt. Imaginez-vous, Rodion Romanovitch, qu’on a trouvé dans sa poche un petit coq en pain d’épice. Au plus fort de l’ivresse, il n’oubliait pas les enfants.
– Un co-oq? vous avez dit un co-oq? cria le manutentionnaire. Katerina Ivanovna ne daigna pas lui répondre; elle semblait rêveuse et tout à coup poussa un soupir.
– Vous croyez sans doute comme tout le monde que j’étais trop sévère avec lui, continua-t-elle en s’adressant à Raskolnikov. C’est pourtant une erreur; il me respectait, il me respectait infiniment. Il avait une belle âme! J’avais tellement pitié de lui parfois! Quand, assis dans son coin, il levait les yeux sur moi, je me sentais si attendrie que j’avais envie de me montrer douce avec lui; mais je me disais: impossible, il se remettrait à boire. On ne pouvait le tenir un peu que par la rigueur.
– Oui, il se faisait tirer par les tifs, et plus d’une fois encore! reprit le manutentionnaire en lampant un nouveau verre de vodka.
– Il y a des imbéciles qu’on devrait non seulement tirer par les cheveux, mais chasser à coups de balai, et je ne parle pas du défunt maintenant, répliqua Katerina Ivanovna d’un ton tranchant.
Ses pommettes s’empourpraient de plus en plus, elle haletait de fureur et paraissait prête à faire un éclat. Plusieurs des invités ricanaient et semblaient s’amuser de cette scène. On excitait le manutentionnaire, on lui parlait tout bas; c’était à qui envenimerait les choses.
– Et per-me-e-e-ettez-moi de vous demander de qui vous voulez parler, fit l’employé. À-qui… en avez-vous?… Non, ce n’est pas la peine du reste! La chose n’a aucune importance. Une veuve! une pauvre veuve! Je lui pardonne. Là, c’est fini! et il entonna un nouveau verre de vodka.
Raskolnikov écoutait tout cela en silence et avec dégoût. Il ne mangeait que par égard pour Katerina Ivanovna, se bornant à goûter du bout des dents aux mets dont elle emplissait continuellement son assiette. Toute son attention était concentrée sur Sonia. Celle-ci semblait de plus en plus soucieuse et inquiète, car elle aussi pressentait que ce repas finirait mal et elle suivait avec effroi les progrès de l’exaspération de Katerina Ivanovna. Elle savait bien qu’elle était la cause principale du refus insultant opposé par les deux dames à l’invitation de sa belle-mère. Elle avait appris par Amalia Ivanovna que la mère s’était même jugée offensée et avait demandé: «Comment pouvait-on faire asseoir sa fille à côté de cette demoiselle?» La jeune fille se doutait que sa belle-mère était déjà au courant de cette histoire et l’insulte qui lui était faite à elle, Sonia, atteignait Katerina Ivanovna plus qu’un affront direct à elle-même, à ses enfants, à la mémoire de son père. Bref, c’était un outrage mortel et elle devinait que Katerina Ivanovna n’aurait de cesse «qu’elle n’eût prouvé à ces chipies ce qu’elles étaient toutes deux», etc.
Comme par un fait exprès, au même instant, un convive, assis du côté opposé, fit passer à Sonia une assiette où s’étalaient deux cœurs percés d’une flèche, modelés dans du pain de seigle. Katerina Ivanovna, enflammée aussitôt de colère, déclara d’une voix retentissante que l’auteur de cette plaisanterie était assurément un âne ivre.
Amalia Ivanovna, en proie elle aussi à de mauvais pressentiments sur l’issue du repas, et, d’autre part, profondément blessée par la morgue que Katerina Ivanovna affichait à son égard, pour détourner l’attention générale et se faire valoir en même temps aux yeux de tous, se mit à raconter tout à coup, de but en blanc, qu’un de ses amis, un certain Karl, le pharmacien, avait pris, une nuit, une voiture dont le cocher «voulut l’assassiner, et alors Karl le supplia beaucoup de ne pas le tuer, et il pleurait et joignait ses mains, et il fut si effrayé qu’il en eut le cœur transpercé».
Katerina Ivanovna, bien que cette histoire la fît sourire, remarqua aussitôt qu’Amalia Ivanovna n’aurait pas dû se risquer à raconter des anecdotes en russe. L’Allemande parut encore plus offensée et riposta que «son Vater aus Berlin [82] fut un homme très très important et il promenait toujours ses mains dans ses poches». La moqueuse Katerina Ivanovna n’y put tenir et partit d’un grand éclat de rire, si bien qu’Amalia Ivanovna finit par perdre patience et eut peine à se contenir.
– Voyez-vous cette vieille chouette, se reprit à marmotter Katerina Ivanovna en s’adressant à Raskolnikov; elle voulait dire qu’il marchait toujours avec ses mains dans les poches et tout le monde a compris qu’il fouillait constamment dans ses poches, khi-khi! Avez-vous remarqué, Rodion Romanovitch, qu’en règle générale, ces étrangers établis à Pétersbourg, les Allemands surtout, qui nous arrivent Dieu sait d’où, sont tous plus bêtes que nous? Non, mais dites-moi, peut-on raconter des histoires comme celle de ce Karl le pharmacien dont le cœur a été transpercé de peur? Ce morveux qui, au lieu de ficeler le cocher, joignait les mains, se mit à pleurer, et à supplier beaucoup… Ah! la grosse sotte! Et elle juge, par-dessus le marché, cette histoire fort touchante, sans se douter de sa bêtise! D’après moi, ce manutentionnaire ivre est bien plus intelligent qu’elle. On voit au moins du premier coup que c’est un ivrogne fieffé dont la dernière trace d’intelligence a sombré dans la boisson, tandis que tous ceux-ci, qui semblent si posés, si sérieux… Non, mais regardez les yeux qu’elle écarquille! Elle se fâche, ah! ah! ah! elle se fâche… Han, han, han!
Katerina Ivanovna tout égayée s’étendit avec feu sur mille choses insignifiantes et, tout à coup, annonça son dessein de se retirer, dès qu’elle aurait reçu sa pension, dans sa ville natale de T… pour y ouvrir une maison d’éducation à l’usage des jeunes filles nobles. Ce projet, dont elle n’avait pas encore fait part à Raskolnikov, lui fut exposé avec les détails les plus minutieux. Comme par enchantement, elle exhiba soudain ce même «certificat élogieux», dont le défunt Marmeladov avait déjà parlé à Rodion Romanovitch, en lui racontant au cabaret que son épouse Katerina Ivanovna avait dansé, à sa sortie du pensionnat, la danse du châle «devant le Gouverneur et autres personnages». Apparemment, ce certificat devait établir le droit de Katerina Ivanovna à ouvrir un pensionnat, mais surtout elle pensait s’en servir pour confondre définitivement les deux chipies endimanchées, dans le cas où elles se seraient décidées à assister au repas de funérailles, en prouvant ainsi qu’elle, Katerina Ivanovna, appartenait à une famille des plus nobles, «on pouvait même dire aristocratique, qu’elle était la fille d’un colonel et valait mille fois mieux que toutes ces aventurières qui s’étaient multipliées ces derniers temps d’une façon extraordinaire». Le certificat fit bientôt le tour de la table; les convives se le passaient de main en main sans que Katerina Ivanovna s’y opposât, car ce papier la désignait en toutes lettres [83] comme la fille d’un Conseiller à la Cour, d’un chevalier, ce qui l’autorisait presque à se dire la fille d’un colonel. Puis la veuve, enflammée d’enthousiasme, s’étendit sur l’existence heureuse et tranquille qu’elle se promettait de mener à T… Elle parlait des professeurs auxquels elle ferait appel pour instruire ses élèves, d’un respectable vieillard français, Mangot, qui lui avait appris le français. Il achevait maintenant sa vie à T… et n’hésiterait pas à venir enseigner chez elle au prix le plus modique. Enfin, elle annonça que Sonia l’accompagnerait et l’aiderait à diriger son établissement. À ces mots, quelqu’un pouffa de rire au bout de la table.
Katerina Ivanovna feignit de n’avoir rien entendu, mais, élevant aussitôt la voix, elle se mit à énumérer avec animation les qualités incontestables qui devraient permettre à Sofia Semionovna de la seconder dans sa tâche; elle vanta sa douceur, sa patience, son abnégation, sa noblesse d’âme et sa vaste culture, puis elle lui tapota doucement la joue et se souleva pour l’embrasser à deux reprises. Sonia rougit et Katerina Ivanovna fondit en larmes, en remarquant soudain qu’elle n’était qu’une sotte énervée et trop bouleversée par ces événements et que, puisque aussi bien le repas était fini, on allait servir le thé. Au même instant, Amalia Ivanovna, très vexée de n’avoir pu placer un mot pendant la conversation précédente et de voir que personne n’était disposé à l’écouter, décida de risquer une dernière tentative et fit à Katerina Ivanovna, avec une certaine angoisse intérieure, cette observation profonde que, dans sa future pension, elle ferait bien de prêter la plus grande attention au linge des élèves (die Wäsche) et d’avoir une dame spéciale pour s’en occuper (die Dame [84]), qu’enfin il serait bon de surveiller les jeunes filles pour les empêcher de se livrer la nuit à la lecture des romans. Katerina Ivanovna, réellement excédée de ce repas, répondit très brusquement à la logeuse qu’elle racontait des inepties et ne comprenait rien, que le soin de la Wäsche incombait à la femme de charge et non à la directrice d’un pensionnat de jeunes filles nobles. Quant à l’observation relative à la lecture des romans, elle la considérait comme une simple inconvenance. Bref, Amalia Ivanovna était priée de se taire. Du coup, elle rougit et fit remarquer aigrement qu’elle avait toujours eu les meilleures intentions et qu’il y avait bien longtemps qu’elle ne recevait plus de Geld [85] pour son logement. Katerina Ivanovna, pour rabaisser son caquet, lui répondit aussitôt qu’elle mentait en prétendant qu’elle lui voulait du bien, car elle était venue, pas plus tard qu’hier, quand le défunt était encore exposé dans la chambre, lui faire une scène à propos de ce logement. Là-dessus, la logeuse observa, avec beaucoup de logique, «qu’elle avait invité les dames, mais les dames n’étaient pas venues, car elles étaient nobles et ne pouvaient aller chez une dame pas noble». À quoi Katerina Ivanovna objecta qu’étant une rien du tout, elle n’avait pas qualité pour juger de la véritable noblesse. Amalia Ivanovna ne put supporter cette insolence et déclara que son Vater aus Berlin était un homme très très important et se promenait toujours avec les deux mains dans les poches et faisait «pouff, pouff», et, pour donner une idée plus exacte de ce Vater, Mme Lippevechsel se leva, fourra les deux mains dans ses poches et, gonflant ses joues, émit des sons qui rappelaient en effet ce fameux «pouff, pouff», au milieu du rire général de tous les locataires, qui se plaisaient à l’exciter dans l’espoir d’assister à une bataille entre les deux femmes. Katerina Ivanovna, incapable de se contenir davantage, déclara à haute voix qu’Amalia Ivanovna n’avait peut-être jamais eu de Vater, qu’elle était tout simplement une Finnoise de Pétersbourg, une ivrognesse qui avait dû être jadis cuisinière ou quelque chose de pis. Mme Lippevechsel devint rouge comme une pivoine et glapit que c’était peut-être Katerina Ivanovna qui n’avait pas du tout de Vater, mais qu’elle, Amalia Ivanovna, avait un Vater aus Berlin qui portait de longues redingotes et faisait toujours «pouff, pouff, pouff»! Katerina Ivanovna riposta dédaigneusement que ses origines étaient connues de tous et qu’elle était, dans son certificat, désignée en lettres imprimées comme la fille d’un colonel, tandis que le père d’Amalia Ivanovna (à supposer qu’elle en eût un) devait être un laitier finnois; d’ailleurs il était plus que probable qu’elle n’avait pas de père du tout, attendu que personne ne savait encore quel était son patronyme, si elle s’appelait Amalia Ivanovna ou Ludwigovna. À ces mots, la logeuse, hors d’elle-même, se mit vociférer en frappant du poing sur la table qu’elle était Amal Ivan et non Ludwigovna, que son Vater s’appelait Johann et qu’il était bailli, ce que n’avait jamais été le Vater de Katerina Ivanovna. Celle-ci se leva aussitôt et, d’une voix calme, démentie par la pâleur de son visage et l’agitation de son sein, lui dit que si elle osait comparer encore, ne fût-ce qu’une seule fois, son misérable Vater avec son papa à elle, Katerina Ivanovna, elle lui arracherait son bonnet pour le fouler aux pieds. À ces mots, Amalia Ivanovna se mit à courir dans la pièce, en criant de toutes ses forces qu’elle était la maîtresse de la maison et que Katerina Ivanovna avait à vider les lieux à l’instant même. Ensuite, elle se précipita vers la table et se mit à ramasser les cuillers d’argent. Il s’ensuivit une confusion, un vacarme indescriptibles; les enfants se mirent à pleurer. Sonia s’élança vers sa belle-mère pour essayer de la retenir, mais, quand Amalia Ivanovna lâcha tout à coup une allusion à la carte jaune [86], la veuve repoussa la jeune fille et marcha droit à la logeuse avec l’intention de mettre à exécution sa menace. À ce moment, la porte s’ouvrit et Piotr Petrovitch Loujine apparut sur le seuil. Il promena un regard attentif et sévère sur toute la société. Katerina Ivanovna courut à lui.
Petrovitch, s’écria-t-elle. Vous, au moins, protégez-moi! Faites comprendre à cette sotte créature qu’elle n’a pas le droit de parler ainsi à une noble dame atteinte par l’infortune, qu’il y a des tribunaux pour cela… Je me plaindrai au gouverneur général lui-même… Elle aura à répondre… En souvenir de l’hospitalité que vous avez reçue chez mon père, défendez les orphelins…
– Permettez, Madame… permettez… permettez, Madame, faisait Piotr Petrovitch, en essayant d’écarter la solliciteuse; je n’ai jamais eu l’honneur, comme vous le savez vous-même, de connaître votre papa. Permettez, Madame (quelqu’un partit d’un bruyant éclat de rire), mais je n’ai pas la moindre intention de me mêler à vos éternelles disputes avec Amalia Ivanovna… Je viens ici pour une affaire personnelle… Je désire m’expliquer immédiatement avec votre belle-fille Sofia Ivanovna; c’est ainsi, je crois, qu’elle se nomme. Permettez-moi…
Et Piotr Petrovitch, passant de biais devant Katerina Ivanovna, se dirigea vers le coin opposé de la pièce où se trouvait Sonia.
Katerina Ivanovna resta clouée sur place, comme foudroyée. Elle ne pouvait comprendre que Piotr Petrovitch niât avoir été l’hôte de son papa. Cette hospitalité qu’elle-même avait imaginée était devenue pour elle un article de foi; ce qui la surprenait aussi, c’était le ton sec, hautain et même méprisant de Loujine. L’apparition de ce dernier avait d’ailleurs eu pour effet de rétablir peu à peu le silence. Outre que la correction et la gravité de cet homme d’affaires juraient étrangement avec la tenue des locataires de Mme Lippevechsel, chacun sentait que seul un motif d’une portée exceptionnelle pouvait expliquer sa présence dans ce milieu et tous s’attendaient à un coup de théâtre.
Raskolnikov, qui se trouvait à côté de Sonia, se rangea pour laisser passer Piotr Petrovitch. Celui-ci ne parut pas remarquer sa présence. Un instant plus tard, Lebeziatnikov se montrait à son tour, mais, au lieu d’entrer dans la pièce, il se contenta de rester sur le seuil; son visage portait une expression de curiosité mêlée à une sorte d’étonnement et il écoutait ce qui se disait avec un vif intérêt, mais sans paraître comprendre de quoi il s’agissait.
– Pardonnez-moi de vous déranger, mais j’y suis forcé pour une affaire assez importante, commença Piotr Petrovitch sans s’adresser à personne en particulier. Je suis même heureux de pouvoir m’expliquer devant témoins. Amalia Ivanovna, je vous prie instamment de prêter l’oreille, en votre qualité de propriétaire, à l’entretien que je vais avoir avec Sofia Ivanovna. Sofia Ivanovna, continua-t-il en se tournant vers la jeune fille extrêmement surprise et déjà effrayée, aussitôt après votre visite, j’ai constaté la disparition d’un billet de la Banque nationale d’une valeur de cent roubles, qui se trouvait sur une table dans la chambre de mon ami Andreï Semionovitch Lebeziatnikov. Si vous savez ce qu’est devenu ce billet et si vous pouvez me le dire, je vous donne, en présence de toutes ces personnes, ma parole d’honneur que l’affaire en restera là. Dans le cas contraire, je me verrai forcé de recourir à des mesures fort sérieuses, et alors… vous n’aurez à vous en prendre qu’à vous-même…
Un profond silence suivit ces paroles; même les enfants cessèrent de pleurer. Sonia, pâle comme une morte, regardait Loujine sans pouvoir prononcer un mot. Elle semblait n’avoir pas compris encore. Quelques secondes s’écoulèrent.
– Eh bien, que décidez-vous? demanda Piotr Petrovitch en la regardant attentivement.
– Je ne sais pas… je ne sais rien, prononça-t-elle d’une voix faible.
– Non, vous ne savez pas? redemanda Loujine, et il laissa passer quelques secondes encore. Pensez-y, Mademoiselle, reprit-il d’un ton d’exhortation sévère, réfléchissez. Je consens à vous donner le temps de réfléchir. Voyez, si j’étais moins sûr de mon fait, je me garderais bien de vous accuser formellement. J’ai trop l’expérience des affaires pour risquer de m’attirer un procès en diffamation. Ce matin, je suis allé négocier plusieurs titres représentant une valeur nominale de trois mille roubles. La somme est inscrite dans mon carnet. De retour chez moi, j’ai vérifié mon argent. Andreï Semionovitch en est témoin. Après avoir compté deux mille trois cents roubles, je les ai serrés dans un portefeuille que j’ai mis dans la poche de côté de ma redingote. Sur la table restaient environ cinq cents roubles en billets de banque et, notamment, trois billets de cent roubles chacun. C’est alors que vous êtes entrée chez moi, sur mon invitation, et durant tout le temps de votre visite, vous avez paru en proie à une agitation extraordinaire, si bien que vous vous êtes même levée à trois reprises dans votre hâte de vous en aller, quoique notre entretien ne fût pas terminé. Andreï Semionovitch peut certifier que tout cela est exact. Je pense que vous ne le nierez pas, Mademoiselle; je vous ai fait appeler par Andreï Semionovitch à seule fin de m’entretenir avec vous de la situation tragique de votre parente, Katerina Ivanovna (à l’invitation de laquelle je n’ai pu me rendre) et des moyens de lui venir en aide par une souscription, une loterie, etc. Vous m’avez remercié, les larmes aux yeux (j’entre dans tous ces détails, d’abord pour vous rappeler comment les choses se sont passées et ensuite pour vous prouver que pas un détail n’est sorti de ma mémoire). Puis, j’ai pris sur la table un billet de dix roubles et je vous l’ai remis comme mon obole personnelle et un premier secours à votre parente. Tout cela s’est passé en présence d’Andreï Semionovitch. Ensuite, je vous ai accompagnée jusqu’à la porte; vous étiez toujours aussi troublée qu’au début. Après votre départ, j’ai causé dix minutes environ avec Andreï Semionovitch. Enfin il s’est retiré et je me suis rapproché de la table afin d’y prendre le reste de mon argent pour le serrer après l’avoir compté. Alors, à mon vif étonnement, je me suis aperçu qu’un des billets de cent roubles manquait. Maintenant, jugez! Soupçonner Andreï Semionovitch, je ne le puis, l’idée seule m’en paraît honteuse. Je ne puis non plus supposer m’être trompé dans mes comptes, car je venais de les vérifier une minute avant votre visite et je les avais trouvés exacts. Convenez vous-même qu’en me rappelant votre agitation, votre hâte à sortir et ce fait que vous avez tenu un moment les mains sur la table, enfin considérant votre situation sociale et les habitudes qu’elle implique, je me vois obligé, malgré moi et même avec une certaine horreur, de m’arrêter à un soupçon, cruel sans doute, mais légitime. J’ajoute et vous répète encore que, si convaincu que je sois de votre culpabilité, je sais que je cours un certain risque en portant cette accusation contre vous. Cependant, je n’hésite pas à le faire et je vous dirai pourquoi: c’est, Mademoiselle, uniquement à cause de votre affreuse ingratitude. Comment, je vous fais venir auprès de moi pour parler des intérêts de votre parente infortunée! Je vous remets immédiatement pour elle mon obole de dix roubles, et c’est ainsi que vous me remerciez! Non, ce n’est vraiment pas bien! Il vous faut une leçon. Réfléchissez! Bien plus, rentrez en vous-même, je vous y engage comme votre meilleur ami (vous ne pouvez en avoir en ce moment de meilleur), car, s’il en était autrement, je serais inflexible. Eh bien, que décidez-vous?
– Je ne vous ai rien pris, murmura Sonia épouvantée. Vous m’avez donné dix roubles, les voici, prenez-les. Elle tira son mouchoir de sa poche, défit un nœud qu’elle y avait fait, et tendit un billet de dix roubles à Loujine.
– Ainsi, vous persistez à nier le vol des cent roubles? fit-il d’un ton de blâme et sans prendre l’argent.
Sonia promena ses yeux autour d’elle et ne surprit sur tous les visages qu’expressions terribles, moqueuses, sévères ou haineuses. Elle jeta un regard à Raskolnikov debout contre le mur; le jeune homme avait les bras croisés et fixait sur elle des yeux enflammés.
– Oh, Seigneur! gémit-elle.
– Amalia Ivanovna, il faudra appeler la police; je vous prie donc en attendant de faire monter le concierge, fit Loujine d’une voix douce et presque caressante.
– Gott der Barmherzige [87]! Je savais bien que c’était une voleuse, fit Mme Lippevechsel en frappant ses mains l’une contre l’autre.
– Vous le saviez? C’est donc que certains indices vous avaient autorisée à le penser. Je vous prie, très honorée Amalia Ivanovna, de ne pas oublier les paroles que vous venez de prononcer, devant témoins du reste.
À ce moment, des voix bruyantes s’élevèrent de toutes parts. L’assistance s’agitait.
– Comment! s’écria tout à coup Katerina Ivanovna, sortant de sa stupeur et se précipitant vers Loujine. Comment? Vous l’accusez de vol! Elle, Sonia! Oh! lâches, lâches que vous êtes! Et, s’élançant vers Sonia, elle la serra dans ses bras décharnés comme dans un étau.
– Sonia, comment as-tu osé accepter dix roubles de lui? Oh, la sotte! Donne-les-moi. Donne-moi cet argent, tout de suite, te dis-je. Tenez!
Et Katerina Ivanovna, s’étant emparée du billet, le froissa dans ses mains et le jeta à la face de Loujine. Le papier, roulé en boule, atteignit Piotr Petrovitch à l’œil, puis retomba par terre. Amalia Ivanovna se précipita pour le ramasser. Quant à Loujine, il se fâcha.
– Maintenez cette folle! cria-t-il.
Au même instant, plusieurs personnes apparurent sur le seuil de la porte, aux côtés de Lebeziatnikov et, parmi elles, les deux dames de province.
– Comment? Folle! C’est moi qui suis folle? Imbécile, glapit Katerina Ivanovna. Tu es un imbécile, un vil agent d’affaires, un homme infâme. Sonia, Sonia lui prendre de l’argent! Sonia une voleuse! Mais elle t’en donnerait plutôt de l’argent! Imbécile! Et Katerina Ivanovna éclata d’un rire hystérique. Avez-vous vu pareil imbécile? ajouta-t-elle en courant d’un locataire à l’autre et en désignant Loujine. Comment? Et vous aussi, s’écria-t-elle en apercevant tout à coup la logeuse, toi aussi, charcutière, infâme Prussienne, tu prétends qu’elle est une voleuse? Ah! si c’est possible! Mais elle n a pas quitté la pièce en sortant de chez toi, coquin, elle est venue se mettre à table avec nous; tout le monde l’a vue. Elle a pris place à côté de Rodion Romanovitch… Fouillez-la. Puisqu’elle n’est allée nulle part, elle doit avoir l’argent sur elle… Cherche donc, cherche, te dis-je. Mais si tu ne trouves rien, mon ami, tu en répondras. Je courrai me plaindre à l’Empereur, au Tsar lui-même, au Tsar miséricordieux; je me jetterai à ses pieds aujourd’hui, pas plus tard qu’aujourd’hui. Je suis orpheline; on me laissera entrer. Tu penses qu’il ne me recevra pas? Erreur, j’arriverai jusqu’à lui. J’y arriverai! Tu comptais sur sa douceur, sur sa timidité, n’est-ce pas? C’est sur cela que tu comptais? Mais, en revanche, moi, mon ami, je n’ai pas froid aux yeux et tu verras ce qu’il t’en coûtera. Cherche, cherche, voyons, dépêche-toi!
Katerina Ivanovna, transportée de fureur, secouait Loujine et l’entraînait vers Sonia.
– Je suis prêt et je prends la responsabilité… mais calmez-vous, Madame, calmez-vous; je vois trop bien que vous n’avez peur de rien. C’est… c’est au commissariat qu’il faudra… balbutiait Loujine. Quoiqu’il y ait ici assez de témoins… Je suis prêt… Toutefois, il est assez délicat pour un homme, à cause du sexe… Si Amalia Ivanovna voulait prêter son concours… pourtant ce n’est pas ainsi que les choses se font… mais quoi alors?
– Faites-la fouiller par qui vous voudrez, criait Katerina Ivanovna; montre-leur tes poches. Voilà, voilà, regarde, monstre que tu es, la poche est vide; il n’y avait là qu’un mouchoir, rien de plus, comme tu peux t’en convaincre. À l’autre maintenant; voilà, voilà! Tu vois, tu vois bien!
Et Katerina Ivanovna, non contente de vider les poches de Sonia, les retourna l’une après l’autre, mais au moment où elle achevait de déplier la doublure de la seconde, celle de droite, un petit papier s’en échappa et, décrivant une parabole en l’air, alla tomber aux pieds de Loujine. Tous le virent et plusieurs poussèrent un cri. Piotr Petrovitch se baissa, ramassa le papier entre deux doigts et l’ouvrit. C’était un billet de cent roubles, plié en huit. Piotr Petrovitch le fit tourner dans sa main pour que tout le monde pût le voir.
– Voleuse, hors d’ici! La police, la police! hurla Mme Lippevechsel. Il faut envoyer elle en Sibérie! Hors d’ici!
Les exclamations volaient de toutes parts. Raskolnikov ne cessait de considérer silencieusement Sonia que pour reporter de temps en temps les yeux sur Loujine. La jeune fille, immobile à sa place, semblait hébétée. Elle ne paraissait même pas étonnée. Tout à coup, un flot de sang empourpra son visage; elle le couvrit de ses deux mains en poussant un cri.
– Non, ce n’est pas moi. Je n’ai pas pris cet argent! Je ne sais pas, cria-t-elle d’une voix déchirante, en se précipitant vers Katerina Ivanovna. Celle-ci lui ouvrit les bras comme un asile inviolable, la serra convulsivement contre son cœur.
– Sonia, Sonia, je ne le crois pas. Tu vois que je ne le crois pas, criait Katerina Ivanovna, bien que la chose fût évidente, en la berçant dans ses bras comme un petit enfant; et elle l’embrassait mille et mille fois, ou bien elle saisissait ses mains et y imprimait des baisers passionnés. Toi, voler? Oh! les sottes gens! Oh! Seigneur! Sots, sots que vous êtes, criait-elle en s’adressant à tout le monde, mais vous ne savez pas, non, vous ne savez pas le cœur qu’elle a, la jeune fille qu’elle est! Elle, voler? elle! Mais elle vendra sa dernière robe, elle ira pieds nus plutôt que de vous laisser sans secours si vous êtes dans le besoin. Voilà comment elle est. Elle s’est fait délivrer la carte jaune parce que mes enfants à moi mouraient de faim; elle s’est vendue pour nous!… Ah mon cher défunt! mon cher défunt! mon pauvre défunt, vois-tu tout cela? En voilà un repas de funérailles, Seigneur! Mais défendez-la donc! Qu’est-ce que vous avez à rester là comme ça, Rodion Romanovitch? Pourquoi ne la défendez-vous pas? La croyez-vous coupable vous aussi? Vous ne valez pas son petit doigt, tous tant que vous êtes; Seigneur, mais défendez-la donc!
Le désespoir de la malheureuse Katerina Ivanovna parut produire une profonde impression sur tout le monde. Ce pauvre visage de phtisique, décharné, tordu par la souffrance, ces lèvres desséchées où le sang s’était coagulé, cette voix enrouée, ces sanglots bruyants comme ceux des enfants, et enfin cet appel au secours, à la fois confiant, naïf et désespéré, tout cela exprimait une douleur si poignante qu’il était difficile de ne pas en être touché. Du moins Piotr Petrovitch parut-il apitoyé.
– Madame, Madame, s’écria-t-il solennellement. Cette affaire ne vous concerne en rien. Personne ne songe à vous accuser de préméditation ou de complicité, d’autant plus que c’est vous-même qui, en retournant la poche, avez découvert le vol. Cela suffit à prouver votre innocence. Je suis tout prêt à me montrer indulgent pour un acte auquel la misère a pu porter Sofia Semionovna; mais pourquoi, Mademoiselle, ne voulez-vous pas avouer? Vous craigniez le déshonneur? C’était la première fois? Peut-être aviez-vous perdu la tête? La chose se comprend… elle se comprend fort bien… Voilà à quoi vous vous exposiez pourtant. Messieurs, continua-t-il en s’adressant aux assistants, mû par un sentiment de pitié et de sympathie, pour ainsi dire, je suis prêt à pardonner maintenant encore, malgré les insultes qui m’ont été adressées. Puisse, ajouta-t-il en se tournant de nouveau vers Sonia, puisse l’humiliation qui vous a été infligée aujourd’hui, Mademoiselle, vous servir de leçon pour l’avenir; je ne donnerai aucune suite à l’affaire, les choses en resteront là, cela suffit.
Piotr Petrovitch jeta un regard en dessous à Raskolnikov. Leurs yeux se rencontrèrent, ceux du jeune homme lançaient des flammes.
Quant à Katerina Ivanovna, elle semblait n’avoir rien entendu; elle continuait à étreindre et à embrasser Sonia avec une sorte de frénésie. Les enfants avaient également enlacé la jeune fille et la serraient dans leurs petits bras. Poletchka, sans comprendre ce qui se passait, sanglotait à fendre l’âme, son joli visage gonflé de larmes appuyé sur l’épaule de Sonia.
– Quelle bassesse! fit tout à coup une voix sonore à la porte.
Piotr Petrovitch se retourna vivement.
– Quelle bassesse! répéta Lebeziatnikov en le regardant fixement.
Loujine eut comme un frisson. Tous le remarquèrent (ils s’en souvinrent plus tard). Lebeziatnikov alors pénétra dans la pièce.
– Et vous avez osé invoquer mon témoignage! dit-il en s’approchant de l’homme d’affaires.
– Qu’est-ce que cela signifie, Andreï Semionovitch? De quoi parlez-vous? balbutia Loujine.
– Cela signifie que vous êtes… un calomniateur. Voilà ce que veulent dire mes paroles, proféra Lebeziatnikov avec emportement, et en le regardant durement de ses petits yeux myopes. Il semblait furieux. Raskolnikov, les yeux passionnément attachés au visage du jeune homme, l’écoutait avec avidité et semblait peser ses moindres paroles.
Il y eut un silence. Piotr Petrovitch parut déconcerté au premier moment surtout.
– Si c’est à moi que vous… bégaya-t-il, mais qu’avez-vous? Êtes-vous dans votre bon sens?
– Oui, moi je suis dans mon bon sens, et vous… vous êtes un misérable. Ah! quelle bassesse! Je vous ai bien écouté, et si je n’ai pas parlé plus tôt, c’était afin de mieux comprendre, car j’avoue qu’il y a encore des choses que je ne m’explique pas… Ainsi, pourquoi avez-vous fait tout cela? Je ne puis le comprendre.
– Mais qu’ai-je fait enfin? Avez-vous bientôt fini de parler par énigmes? Peut-être êtes-vous ivre?
– C’est peut-être vous, homme vil, qui vous enivrez Moi, je ne bois jamais. Je ne prends jamais une goutte de vodka, car mes principes ne me le permettent pas. Figurez-vous que c’est lui, lui-même, qui a remis de ses propres mains ce billet de cent roubles à Sofia Semionovna. Je l’ai vu, j’en ai été témoin. Je suis prêt à l’affirmer sous serment. Lui, lui, répéta Lebeziatnikov, en s’adressant à tous et à chacun en particulier.
– Mais êtes-vous devenu fou, petit blanc-bec? glapit Loujine. Elle se trouve elle-même ici, devant vous, et vient d’affirmer publiquement, il y a un instant, n’avoir reçu de moi que dix roubles. Comment donc ai-je pu lui donner cet argent?
– Je l’ai vu; je l’ai vu, répétait Lebeziatnikov et, quoique mes principes s’y opposent, je suis prêt à l’affirmer sous serment devant la justice, car je vous ai vu lui glisser cet argent à la dérobée. Seulement, j’ai cru, dans ma sottise, que c’était par charité. Au moment où vous lui disiez adieu devant la porte, tandis que vous lui tendiez la main droite, vous avez tout doucement introduit de la gauche un papier dans sa poche. Je l’ai vu. Je l’ai vu!
Loujine pâlit.
– Quel conte inventez-vous là? cria-t-il d’un ton insolent. Comment pouviez-vous, étant près de la fenêtre, distinguer ce papier? Vous avez eu la berlue… avec votre mauvaise vue encore! C’est du délire!
– Non, je n’ai pas eu la berlue, et, malgré la distance, j’ai fort bien vu tout, tout, et, quoique de la fenêtre en effet il soit difficile de distinguer le papier, sous ce rapport vous dites vrai, j’ai cependant remarqué, par suite d’une circonstance particulière, que c’était un billet de cent roubles, car, lorsque vous avez donné à Sofia Semionovna le billet de dix roubles, je vous ai vu, de mes propres yeux, en prendre sur la table un autre de cent roubles (ça je l’ai vu parfaitement, j’étais à ce moment-là près de vous et je n’ai pas oublié ce détail, car il m’était venu une idée). Ce billet, vous l’avez plié et tenu serré dans le creux de votre main. Ensuite, je n’y pensais plus, mais quand vous vous êtes levé, vous avez fait passer le papier de votre main droite dans la gauche et failli le laisser tomber. Je m’en suis alors souvenu, car la même idée m’était revenue, à savoir que vous vouliez obliger Sofia Semionovna à mon insu. Vous pouvez vous imaginer avec quelle attention je me suis mis à suivre vos moindres gestes. Eh bien, j’ai vu comment vous êtes parvenu à lui fourrer le billet dans la poche. Je l’ai vu, je l’ai vu, et suis prêt à en témoigner sous la foi du serment.
Lebeziatnikov suffoquait d’indignation. Des exclamations diverses s’élevaient de tous les coins de la pièce, la plupart exprimaient l’étonnement, mais quelques-unes étaient proférées sur un ton menaçant. Les assistants se rapprochèrent de Piotr Petrovitch et se pressèrent autour de lui. Katerina Ivanovna s’élança vers Lebeziatnikov:
– Andreï Semionovitch, je vous avais méconnu! Défendez-la. Vous êtes seul à le faire. Elle est orpheline, c’est Dieu qui vous envoie, Andreï Semionovitch, mon cher ami.
Et Katerina Ivanovna se jeta presque inconsciente aux pieds du jeune homme.
– C’est fou, hurla Loujine, transporté de fureur. Vous inventez des inepties, Monsieur: «J’ai oublié et me suis rappelé, je me suis rappelé et j’ai oublié»! Qu’est-ce que cela signifie? À vous en croire, je lui aurais glissé exprès cent roubles? Mais pourquoi? Dans quel dessein? Qu’ai-je de commun avec cette…
– Pourquoi? C’est ce que je ne comprends pas moi-même, mais je vous assure que je dis la vérité. Je me trompe si peu, homme vil et criminel que vous êtes, que je me rappelle m’être posé cette question au moment où je vous félicitais en vous serrant la main. Avec quel dessein lui glissiez-vous ce billet à la dérobée? Ou, tout simplement, pourquoi vous cachiez-vous pour le faire? Mystère! Serait-ce, me suis-je dit, que vous teniez à me cacher cette bonne action, me sachant ennemi par principe de la charité privée, que je considère comme un vain palliatif? Je décidai donc que vous aviez honte de donner une somme si importante et que vous désiriez, d’autre part, faire une surprise à Sofia Semionovna (il y a en effet des personnes qui aiment cacher ainsi leurs bienfaits). Ensuite, je pensai que vous vouliez peut-être éprouver la jeune fille, voir si elle viendrait vous remercier quand elle aurait trouvé l’argent dans sa poche. Ou bien ne songiez-vous qu’à éviter sa reconnaissance, selon le principe qui proclame que la main droite doit ignorer… Bref, quelque chose dans ce genre-là… Enfin, Dieu sait les suppositions que j’ai pu faire; je me proposais d’y réfléchir plus tard tout à loisir, car j’aurais cru manquer à la délicatesse en vous laissant voir que je connaissais votre secret. Sur ces entrefaites, une crainte m’est venue. Sofia Semionovna, n’étant pas instruite de votre générosité, pouvait perdre l’argent sans s’en douter. Voilà pourquoi je me suis décidé à me rendre ici pour la prendre à part et lui dire que vous aviez glissé cent roubles dans sa poche. Mais je suis rentré auparavant chez les dames Kobyliatnikov, afin de leur remettre la Vue générale sur la méthode positive, et leur recommander particulièrement l’article de Piderit [88] (et celui de Wagner [89] aussi, du reste). Enfin, j’arrive ici et j’assiste à ce scandale. Mais, voyons, aurais-je eu toutes ces pensées, me serais-je fait tous ces raisonnements, si je ne vous avais pas vu, de mes propres yeux, glisser les cent roubles dans la poche de Sofia Semionovna?
Andreï Semionovitch termina ce long discours, couronné d’une conclusion si logique, dans un état de fatigue extrême: la sueur coulait de son front. Il avait malheureusement peine à s’exprimer convenablement en russe (quoiqu’il ne connût aucune autre langue). Son effort oratoire l’avait épuisé; il semblait presque amaigri. Pourtant sa plaidoirie produisit un effet extraordinaire. Elle avait été prononcée avec tant de flamme et tant de conviction que tous les auditeurs parurent y ajouter foi. Piotr Petrovitch sentit que les choses tournaient mal pour lui.
– Que m’importent les sottes questions qui ont pu vous tourmenter l’esprit? s’écria-t-il. Ce n’est pas une preuve! Vous pouvez avoir simplement rêvé toutes ces balivernes. Et moi, je vous dis que vous mentez, Monsieur. Vous mentez et vous me calomniez pour assouvir une vengeance personnelle. La vérité est que vous ne pouvez pas me pardonner d’avoir rejeté le radicalisme impie de vos théories sociales!
Mais ce faux-fuyant, loin de tourner à son avantage, provoqua au contraire de violents murmures.
– Ah! voilà comment tu essaies de t’en tirer, cria Lebeziatnikov. Je te dis que tu mens. Appelle la police; je prêterai serment. Une seule chose reste obscure pour moi: le motif qui t’a poussé à commettre une action si vile. Oh, le misérable! le lâche!
– Moi, je puis expliquer sa conduite, et, s’il le faut, je prêterai serment également, fit Raskolnikov d’une voix ferme, en se détachant de son groupe.
Il semblait calme et sûr de lui. Tous comprirent, à première vue, qu’il connaissait en effet le mot de l’énigme et que cette affaire touchait à son dénouement.
– Maintenant, tout me paraît parfaitement clair, fit-il en s’adressant à Lebeziatnikov. J’avais flairé, dès le début de l’incident, quelque ignoble intrigue. Ce soupçon reposait sur certaines circonstances connues de moi seul et que je vais vous révéler. Là est le nœud de l’affaire. C’est vous, Andreï Semionovitch, qui, par votre précieuse déposition, avez fait la lumière dans mon esprit. Je prie tout le monde de prêter une oreille attentive. Ce monsieur (il désigna Loujine) avait demandé dernièrement la main d’une jeune fille, ma sœur, Avdotia Romanovna Raskolnikova; mais arrivé depuis peu à Pétersbourg, il se prit de querelle avec moi à notre première entrevue, si bien que je finis par le mettre à la porte, ainsi que deux témoins peuvent le déclarer. Cet homme est très méchant… J’ignorais qu’il logeait chez vous, Andreï Semionovitch, ce qui fait qu’il a pu voir à mon insu, avant-hier, c’est-à-dire le jour même de notre dispute, que je donnais de l’argent, en ma qualité d’ami de feu M. Marmeladov, à sa veuve Katerina Ivanovna, pour parer aux dépenses des funérailles. Il écrivit aussitôt à ma mère que j’avais donné tout cet argent, non à Katerina Ivanovna, mais à Sofia Semionovna. Il qualifiait en même temps le… caractère de cette jeune fille en termes extrêmement outrageants et laissait entendre que j’entretenais avec elle des relations intimes. Son but, vous le comprenez, était de me brouiller avec ma mère et ma sœur, en leur faisant croire que je dépensais d’une façon indigne l’argent qu’elles m’envoient en se privant elles-mêmes. Hier soir, j’ai rétabli, en présence de ma mère, de ma sœur, et devant lui-même, la vérité des faits qu’il avait dénaturés. J’ai dit que, cet argent, je l’avais remis à Katerina Ivanovna pour l’enterrement et non à Sofia Semionovna, que je n’avais d’ailleurs jamais vue encore. Et j’ai ajouté que lui, Piotr Petrovitch Loujine, avec tous ses mérites, ne valait pas le petit doigt de Sofia Semionovna dont il disait tant de mal.
«Quand il me demanda si je ferais asseoir ma sœur à côté de Sofia Semionovna, je lui répondis que je l’avais déjà fait le jour même. Furieux de voir que ma mère et ma sœur refusaient de se brouiller avec moi sur la foi de ses calomnies, il en arriva, de fil en aiguille, à les insulter grossièrement. Une rupture définitive s’ensuivit et il fut mis à la porte. Tout cela s’est passé hier soir. Maintenant, je vous demande de m’accorder toute votre attention. S’il arrivait à prouver, dans cette circonstance, la culpabilité de Sofia Semionovna, il démontrait ainsi à ma famille que ses soupçons étaient fondés et qu’il avait été justement froissé en me voyant l’admettre dans la société de ma sœur; enfin, en s’attaquant à moi, il ne faisait que défendre l’honneur de sa fiancée. Bref, c’était pour lui un nouveau moyen de me brouiller avec ma famille et de rentrer en grâce auprès d’elle. Du même coup il se vengeait en même temps de moi, car il avait lieu de penser que l’honneur et le repos de Sofia Semionovna me sont très précieux. Voilà le calcul qu’il a fait, et comment je comprends la chose. Telle est l’explication de sa conduite et il ne saurait y en avoir d’autre.»
C’est à peu près ainsi que Raskolnikov termina son discours, fréquemment interrompu par les exclamations d’une assistance, fort attentive du reste. Il n’en garda pas moins jusqu’au bout un ton net, calme et assuré. Sa voix tranchante, son accent convaincu et la sévérité de son visage émurent profondément l’auditoire.
– Oui, oui, c’est cela, c’est bien cela, se hâta de reconnaître Lebeziatnikov enthousiasmé. Vous devez avoir raison, car il m’a précisément demandé, quand Sofia Semionovna est entrée dans la pièce, si vous étiez ici et si je vous avais vu parmi les hôtes de Katerina Ivanovna. Il m’a attiré dans l’embrasure de la fenêtre pour me poser cette question tout bas: c’est donc qu’il avait besoin de vous savoir là. Oui, c’est bien cela!
Loujine se taisait et souriait dédaigneusement. Mais il était très pâle. Il semblait chercher un moyen de se tirer d’affaire. Peut-être se fût-il volontiers esquivé séance tenante, mais la retraite était impossible pour le moment. S’en aller ainsi eût été reconnaître le bien-fondé de l’accusation portée contre lui et s’avouer coupable d’avoir calomnié Sofia Semionovna. D’autre part, l’assistance semblait fort excitée par les copieuses libations auxquelles elle s’était livrée. Le manutentionnaire, quoique incapable de se faire une idée nette de l’affaire, criait plus haut que tous et il proposait certaines mesures fort désagréables pour Loujine.
D’ailleurs, il n’y avait pas là que des gens ivres; cette scène avait attiré nombre de locataires de toutes les pièces de la maison. Les trois Polonais, très échauffés, ne cessaient de proférer dans leur langue des injures à l’adresse de Piotr Petrovitch et de lui crier: Pane ladak [90]! Sonia écoutait avec toute son attention, mais elle aussi semblait mal comprendre ce qui se passait, comme une personne à peine sortie d’un évanouissement. Elle ne quittait pas des yeux Raskolnikov, sentant que lui seul pouvait la protéger. La respiration de Katerina Ivanovna était sifflante et pénible; elle paraissait complètement épuisée. Mais c’était Amalia Ivanovna qui faisait la plus sotte figure, avec sa bouche grande ouverte et son air ébahi. On voyait qu’elle ne comprenait rien aux événements. Elle voyait seulement que Piotr Petrovitch était en mauvaise posture.
Raskolnikov tenta de reprendre la parole, mais il dut y renoncer bientôt, car tout le monde se pressait autour de Loujine en une foule compacte d’où partaient les injures et les menaces. Pourtant, Loujine ne se laissa pas effrayer. Comprenant que la partie était définitivement perdue pour lui, il eut recours à l’insolence.
– Permettez, Messieurs, permettez, ne vous pressez pas ainsi. Laissez-moi passer, disait-il en se frayant un chemin. Et ne vous donnez pas la peine d’essayer de me faire peur avec vos menaces, je vous assure que vous n’arriverez à rien et que je ne suis pas facile à effrayer. C’est vous, Messieurs, qui aurez au contraire à répondre en justice de la protection que vous accordez à un acte criminel. La voleuse est plus que démasquée et je porterai plainte. Les juges ne sont pas si aveugles, ni… ivres. Ils récuseront les témoignages de deux impies, deux révolutionnaires notoires qui me calomnient par vengeance personnelle, ainsi qu’ils ont eu la sottise de le reconnaître… Oui, voilà. Permettez!
– Je ne peux pas supporter un instant de plus votre présence dans ma chambre; je vous somme de la quitter et je ne veux plus rien avoir de commun avec vous. Quand je pense que j’ai depuis deux semaines sué sang et eau à lui exposer…
– Mais, Andreï Semionovitch, je vous ai moi-même annoncé tantôt mon départ et c’était vous qui me reteniez. Maintenant, je me bornerai à ajouter que vous êtes un sot, voilà. Je vous souhaite d’arriver à guérir votre esprit et vos yeux. Permettez, Messieurs.
Il réussit à s’ouvrir un passage, mais le manutentionnaire ne voulut pas le laisser échapper ainsi et, jugeant les injures une punition insuffisante pour lui, il prit un verre sur la table et le lui lança de toutes ses forces. Mais le projectile atteignit, par malheur, Amalia Ivanovna, qui se mit à pousser des cris perçants, tandis que le manutentionnaire, qui avait perdu son équilibre en prenant son élan, allait rouler lourdement sous la table. Piotr Petrovitch rentra chez lui, et une heure plus tard, il avait quitté la maison.
Naturellement timide, Sonia, avant cette aventure, se savait plus vulnérable qu’une autre, car chacun pouvait se risquer impunément à l’outrager. Elle avait toutefois espéré jusqu’ici pouvoir désarmer la malveillance à force de prudence, d’humilité et de douceur envers tous. Maintenant, cette illusion lui était enlevée et la déception lui paraissait trop cruelle. Certes, elle pouvait tout supporter avec patience et sans murmurer; cette épreuve même n’était pas au-dessus de ses forces, mais, sur le moment, le coup lui parut trop dur. Malgré le triomphe de son innocence, quand le premier moment de frayeur fut passé et qu’elle fut en état de se rendre compte des choses, son cœur se serra douloureusement à la pensée de son abandon et de son isolement dans la vie. Elle fut prise d’une crise nerveuse. À la fin, n’y tenant plus, elle se précipita hors de la pièce et courut chez elle. Ce fait coïncida presque avec le départ de Loujine.
Amalia Ivanovna, quand elle se vit, au milieu de la risée générale, atteinte par le projectile destiné à Loujine, prit la chose fort mal et tourna sa colère contre Katerina Ivanovna. Elle se jeta sur elle avec un hurlement, comme si elle la rendait responsable de toute l’histoire.
– Hors d’ici tout de suite! File! En criant, elle saisissait tous les objets appartenant à sa locataire qui lui tombaient sous la main et les jetait par terre. La pauvre veuve, déjà brisée, presque défaillante, sauta à bas de son lit (elle avait dû s’étendre, vaincue par la souffrance) et se précipita sur la logeuse. Mais la lutte était inégale. Amalia Ivanovna n’eut aucune peine à la repousser comme une plume.
– Comment? Ce n’est pas assez d’avoir calomnié Sonia? Voilà que cette créature s’en prend maintenant à moi! Comment? me chasser le jour des funérailles de mon mari, après avoir reçu mon hospitalité, me chasser dans la rue avec des orphelins! Et où irai-je? sanglotait la pauvre femme à bout de souffle. Seigneur! s’écria-t-elle tout à coup; ses yeux étincelèrent. Se peut-il qu’il n’y ait aucune justice ici-bas? Qui défendras-tu si tu ne prends soin de nous, les orphelins? Eh bien, nous verrons. Il existe sur terre des juges et des tribunaux et je me plaindrai. Attends, criminelle! Poletchka, ne quitte pas les enfants, je reviendrai bientôt. Attendez-moi dans la rue, s’il le faut. Nous verrons s’il y a une justice en ce monde!
Katerina Ivanovna, s’enveloppant la tête de ce même châle en drap vert dont il avait été question dans le récit de Marmeladov, fendit la foule avinée et houleuse des locataires qui se pressaient dans la chambre et se précipita, gémissante, tout en larmes, dans la rue. Elle était résolue à se faire rendre justice immédiatement et coûte que coûte. Poletchka, prise de terreur, se blottit avec les enfants dans un coin près de la malle, enlaça les petits et attendit ainsi le retour de sa mère. Amalia Ivanovna, pareille à une furie, allait et venait dans la pièce, hurlait de rage, se lamentait et jetait par terre tout ce qui lui tombait sous la main. Parmi les locataires, les uns commentaient l’événement à pleine voix, d’autres se disputaient, s’injuriaient, d’autres encore entonnaient des chansons…
«À mon tour de m’en aller, pensa Raskolnikov; eh bien, Sofia Semionovna, on verra ce que vous direz maintenant!»
Et il se rendit chez elle.
Raskolnikov, quoiqu’il eût lui-même sa part suffisante d’horreurs et de misères à porter dans son cœur, avait vaillamment et adroitement plaidé la cause de Sonia contre Loujine. C’est que, sans parler même de l’intérêt qu’il portait à la jeune fille et qui le poussait à la défendre, il avait tant souffert dans la matinée qu’il avait accueilli avec joie cette occasion de secouer des impressions devenues insupportables. D’un autre côté, la pensée de sa prochaine entrevue avec Sonia le préoccupait et le remplissait par moments d’anxiété. Il devait lui révéler qui avait tué Lizaveta. Pressentant ce que cet aveu aurait de torturant, il semblait vouloir l’écarter et en détourner sa pensée. Lorsqu’il s’était écrié, en sortant de chez Katerina Ivanovna: «Eh bien! qu’allez-vous dire maintenant, Sofia Semionovna?», il subissait vraisemblablement encore l’excitation pleine de hardiesse et de défi où l’avait mis sa victoire sur Loujine. Mais, chose bizarre, lorsqu’il arriva au logement de Kapernaoumov, son assurance l’abandonna tout à coup; il se sentit faible et craintif. Il s’arrêta indécis devant la porte et se demanda: «Faut-il révéler qui a tué Lizaveta?» Ce qui rendait cette question étrange, c’était qu’il reconnaissait en même temps l’impossibilité absolue où il se trouvait, non seulement d’éviter cet aveu, mais même de le différer d’un instant. Il ne pouvait s’en expliquer la raison et se contentait de sentir qu’il en était ainsi et il souffrait horriblement, écrasé par la conscience de sa faiblesse devant cette nécessité. Pour s’épargner de plus longs tourments, il se hâta d’ouvrir la porte et, avant de franchir le seuil, regarda Sonia. Elle était assise, les coudes appuyés sur sa petite table, le visage dans les mains; mais en apercevant Raskolnikov, elle se leva précipitamment et alla au-devant de lui comme si elle l’eût attendu.
– Que serais-je devenue sans vous? dit-elle vivement en le rejoignant au milieu de la pièce. Elle ne paraissait songer qu’au service qu’il lui avait rendu et vouloir l’en remercier au plus vite. Ensuite elle attendit. Raskolnikov s’approcha de la table, et s’assit sur la chaise que la jeune fille venait de quitter. Elle resta debout à deux pas de lui, exactement comme la veille.
– Eh bien! Sonia, dit-il, et il s’aperçut soudain que sa voix tremblait; toute l’accusation était établie sur votre situation sociale et les habitudes qu’elle implique; l’avez-vous compris tantôt?
Le visage de Sonia exprima la souffrance.
– Seulement, ne me parlez pas comme hier, l’interrompit-elle. Non, ne commencez pas, je vous en prie. J’ai déjà assez souffert…
Elle se hâta de sourire, craignant que ce reproche n’eût blessé son hôte.
– Je suis partie comme une folle tout à l’heure. Que se passe-t-il maintenant là-bas? J’avais l’intention d’y retourner, mais… je pensais toujours que vous viendriez!
Il lui raconta qu’Amalia Ivanovna les mettait à la porte et que Katerina Ivanovna était partie «chercher justice» quelque part.
– Ah mon Dieu! s’écria Sonia, courons vite…
Elle prit sa mantille.
– Toujours la même chose, fit Raskolnikov, tout irrité; vous ne pensez qu’à eux, restez un peu avec moi…
– Mais… Katerina Ivanovna…
– Oh! Katerina Ivanovna ne vous oubliera pas, soyez tranquille; elle passera certainement chez vous puisqu’elle est sortie, répondit-il d’un air fâché, et si elle ne vous trouvait pas, ce serait votre faute, vous pouvez en être sûre…
Sonia s’assit en proie à une cruelle perplexité. Raskolnikov se taisait; il paraissait réfléchir, les yeux baissés…
– Admettons que Loujine ne l’a pas voulu aujourd’hui, mais s’il avait jugé de son intérêt de vous faire arrêter et que ni moi ni Lebeziatnikov ne nous fussions trouvés là, vous seriez maintenant en prison, n’est-ce pas?
– Oui, répondit-elle d’une voix faible, oui, répéta-t-elle, distraite de la conversation par l’anxiété qu’elle éprouvait.
– Or je pouvais fort bien n’être pas là. Quant à Lebeziatnikov, c’est tout à fait par hasard qu’il est venu.
Sonia ne répondit rien.
– Et si l’on vous avait mise en prison, que serait-il arrivé? Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit hier?
Elle continua à se taire. Il attendit un moment, puis reprit:
– Et moi je pensais que vous alliez répéter: «Ah! ne me parlez pas de cela, finissez», fit Raskolnikov avec un rire un peu forcé. Eh bien, quoi, vous vous taisez toujours? reprit-il au bout d’un moment. Il nous faut pourtant trouver un sujet de conversation. Tenez, je serais curieux de savoir comment vous résoudriez certaine «question», comme dirait Lebeziatnikov (il commençait visiblement à perdre son sang-froid). Non, je ne plaisante pas. Supposez, Sonia, que vous connaissiez d’avance tous les projets de Loujine et que vous sachiez (mais à coup sûr) qu’ils causeraient la perte de Katerina Ivanovna, des enfants et de vous-même par-dessus le marché (puisque vous ne vous comptez que par-dessus le marché). Et que Poletchka… soit par conséquent condamnée à une vie comme la vôtre. Eh bien, voilà… S’il dépendait de vous de faire périr Loujine, c’est-à-dire de sauver Katerina Ivanovna et sa famille, ou de laisser Loujine vivre et réaliser ses infâmes projets, à quoi vous décideriez-vous? Je vous le demande.
Sonia le regardait avec inquiétude; ces paroles prononcées sur un ton hésitant, lui paraissaient cacher une arrière-pensée.
– Je m’attendais à ce que vous me posiez une question bizarre, dit-elle en lui jetant un regard pénétrant.
– Cela se peut. Mais n’importe, que décideriez-vous?
– Pourquoi demander des choses absurdes? répondit Sonia avec répugnance.
– Ainsi, vous laisseriez plutôt Loujine vivre et commettre des scélératesses? Pourquoi n’avez-vous pas le courage de trancher au moins la question?
– Mais, voyons, je ne connais pas les intentions de la divine Providence. Et pourquoi m’interroger sur un cas impossible? À quoi bon ces vaines questions? Comment se pourrait-il que l’existence d’un homme dépendît de ma volonté? Et qui m’érigerait en arbitre de la destinée humaine, de la vie et de la mort?
– Du moment qu’on fait intervenir la Providence divine, nous n’avons plus rien à nous dire, fit Raskolnikov d’un air morose.
– Dites-moi plutôt franchement ce que vous voulez de moi, s’écria Sonia avec angoisse. Toujours vos allusions… N’êtes-vous donc venu que pour me torturer?
Elle ne put se contenir davantage et fondit en larmes. Il la considéra d’un air sombre et angoissé. Cinq minutes passèrent ainsi.
– Oui, tu as raison, Sonia, dit-il enfin à voix basse. Un brusque changement s’était opéré en lui. Son aplomb factice et le ton insolent qu’il affectait tout à l’heure avaient disparu. Sa voix même semblait affaiblie. Après t’avoir dit moi-même, hier, que je ne viendrais pas te demander pardon aujourd’hui, voilà que c’est presque par des excuses que j’ai commencé cet entretien… En te parlant de Loujine et de la Providence, je ne parlais que pour moi… et je m’excusais, Sonia…
Il essaya de sourire, mais il ne put esquisser qu’une pauvre grimace impuissante. Alors, il baissa la tête et couvrit son visage de ses mains.
Tout à coup, une sensation étrange et surprenante de haine pour Sonia lui traversa le cœur. Étonné, effrayé même de cette découverte bizarre, il releva la tête et considéra attentivement la jeune fille; elle fixait sur lui un regard inquiet et plein d’une sollicitude douloureuse; ce regard exprimait l’amour et sa haine s’évanouit comme un fantôme. Ce n’était pas cela, il s’était trompé sur la nature du sentiment qu’il éprouvait, il signifiait seulement que le moment fatal était venu.
Il cacha de nouveau son visage dans ses mains et baissa la tête. Soudain, il pâlit, se leva, regarda Sonia et, sans dire un mot, alla machinalement s’asseoir sur son lit. Son impression, à ce moment-là, était exactement pareille à celle qu’il avait éprouvée le jour où, debout derrière la vieille, il avait tiré la hache du nœud coulant, en se disant qu’il n’avait plus un instant à perdre.
– Qu’avez-vous? demanda Sonia, interdite.
Il ne put proférer un seul mot. Il avait pensé s’expliquer dans des circonstances toutes différentes et n’arrivait pas à comprendre ce qui se passait en lui.
Elle s’approcha tout doucement, s’assit à ses côtés sur le lit et attendit sans le quitter des yeux. Son cœur battait à se rompre. La situation devenait insupportable; il tourna vers elle un visage d’une pâleur mortelle. Ses lèvres se tordaient, impuissantes à laisser échapper un mot. Alors l’épouvante s’empara de Sonia.
– Qu’avez-vous? répéta-t-elle en s’écartant un peu de lui.
– Rien, Sonia. Ne t’effraie pas… C’est une bêtise, oui, vraiment, si l’on se donne la peine d’y réfléchir, murmura-t-il du ton d’un homme en proie au délire. Seulement, pourquoi suis-je venu te tourmenter? ajouta-t-il en la regardant. Non, vraiment. Pourquoi? Je ne cesse de me poser cette question, Sonia…
Il se l’était peut-être posée un quart d’heure auparavant, mais, à ce moment, sa faiblesse était telle qu’il avait à peine conscience de lui-même; un tremblement continuel agitait tout son corps.
– Comme vous vous tourmentez! fit la jeune fille douloureusement en le regardant.
– Ce n’est rien!… Voici ce que je voulais te dire, Sonia. Un pâle sourire se joua deux secondes sur ses lèvres; te rappelles-tu ce que je voulais t’apprendre hier?
Sonia attendit, inquiète.
– Je t’ai dit en te quittant que je te faisais peut-être mes adieux pour toujours, mais que si je revenais aujourd’hui, je t’apprendrais qui a tué Lizaveta.
Elle se mit tout à coup à trembler de tous ses membres.
– Eh bien, voilà, je suis venu te le dire.
– Ainsi, ce que vous me disiez était sérieux! balbutia-t-elle avec effort… Mais comment le savez-vous? ajouta-t-elle vivement comme si elle revenait à elle.
Elle avait peine à respirer. Son visage devenait de plus en plus pâle.
– Je le sais.
Elle se tut un moment.
– On l’a trouvé? demanda-t-elle enfin timidement.
– Non, on ne l’a pas trouvé.
– Alors, comment le savez-vous? redemanda-t-elle après un nouveau silence et d’une voix presque inintelligible.
Il se tourna vers elle et la regarda avec une fixité singulière.
– Devine? Le même sourire impuissant flottait sur ses lèvres.
Sonia sentit tout son corps se convulser.
– Mais vous me… Qu’avez-vous à me faire peur? fit-elle avec un sourire d’enfant.
– Pour le savoir, il faut que je sois «lié» avec lui, reprit Raskolnikov, dont le regard restait attaché sur elle, comme s’il n’avait pas la force de détourner les yeux. Cette Lizaveta… il n’avait pas l’intention de la tuer… Il l’a assassinée… sans préméditation… Il ne voulait tuer que la vieille… quand elle serait seule… et il alla chez elle… mais, sur ces entrefaites, Lizaveta est entrée. Il l’a tuée… elle aussi.
Un silence lugubre suivit ces paroles. Les jeunes gens se regardaient mutuellement.
– Ainsi, tu ne peux pas deviner? demanda-t-il brusquement; il avait l’impression qu’il se jetait du haut d’un clocher.
– Non, murmura Sonia d’une voix presque indistincte.
– Cherche bien.
Il avait à peine prononcé ces paroles qu’une sensation familière lui glaçait le cœur: il regardait Sonia et croyait voir Lizaveta. Il avait gardé un souvenir ineffaçable de l’expression apparue sur le visage de la pauvre femme, quand il avançait sur elle, la hache levée et qu’elle reculait vers le mur, les bras en avant comme font les petits enfants lorsqu’ils commencent à s’effrayer et, prêts à pleurer, fixent d’un regard effaré et immobile l’objet de leur épouvante. Telle était Sonia en ce moment. Son regard exprimait la même terreur impuissante. Tout à coup, elle étendit le bras gauche, repoussa légèrement Raskolnikov, en lui appuyant la main sur la poitrine et se leva brusquement, en s’écartant peu à peu de lui, sans cesser de le regarder. Sa terreur se communiqua au jeune homme qui se mit à la considérer d’un air aussi effaré, tandis que le même pauvre sourire d’enfant flottait sur ses lèvres.
– As-tu deviné? murmura-t-il.
– Mon Dieu! laissa-t-elle échapper dans un affreux gémissement. Puis elle tomba épuisée sur son lit et son visage s’enfonça dans l’oreiller. Mais, au bout d’un instant, elle se releva vivement, s’approcha, lui saisit les deux mains que ses petits doigts minces serrèrent comme des étaux et elle attacha sur lui un long regard immobile.
Par ce suprême regard, elle espérait encore saisir une expression qui lui prouverait qu’elle s’était trompée. Mais non, il ne pouvait rester aucun doute, son soupçon devenait une certitude. Plus tard même, quand il lui arrivait d’évoquer cette minute, tout lui en semblait étrange, miraculeux; d’où lui était venue cette certitude immédiate de ne s’être pas trompée? Car, enfin, elle n’aurait pu prétendre avoir pressenti cette confession! Et cependant, à peine lui eut-il fait son aveu, qu’il lui semblait l’avoir deviné d’avance.
– Assez, Sonia, assez. Ne me tourmente pas, supplia-t-il d’une voix douloureuse. Ce n’était pas ainsi qu’il comptait faire l’aveu de son crime, les événements contrariaient toutes ses prévisions.
Sonia, qui semblait hors d’elle-même, bondit de son lit et gagna le milieu de la pièce en se tordant les mains, puis elle revint vivement sur ses pas et se rassit près de lui à le toucher. Tout à coup, elle frissonna, comme si elle avait été traversée par une pensée terrible, poussa un cri et, sans savoir elle-même pourquoi, tomba à genoux devant Raskolnikov.
– Ah! qu’avez-vous fait? qu’avez-vous fait de vous-même? fit-elle désespérément et, se relevant soudain, elle se jeta à son cou et l’enlaça avec violence. Raskolnikov se dégagea et la regarda avec un triste sourire.
– Que tu es donc étrange, Sonia!… Tu m’enlaces et tu viens m’embrasser après que je t’aie avoué cela. Tu n’as pas conscience de ce que tu fais!
– Non, non, il n’y a pas maintenant d’homme plus malheureux que toi sur terre, cria-t-elle dans un élan d’exaltation, et sans entendre ses paroles. Puis, tout à coup, elle éclata en sanglots désespérés.
Un sentiment depuis longtemps oublié vint détendre l’âme du jeune homme. Il n’y résista point; deux larmes jaillirent de ses yeux et se suspendirent à ses cils.
– Ainsi tu ne m’abandonneras pas, Sonia? fit-il avec une sorte d’espoir.
– Non, non, jamais, nulle part, s’écria-t-elle. Je te suivrai partout. Oh, Seigneur!… oh malheureuse que je suis!… Et pourquoi, pourquoi ne t’ai-je pas connu plus tôt? Pourquoi n’es-tu pas venu auparavant? Oh, Seigneur!
– Tu vois bien que je suis venu.
– Maintenant! Oh! que faire maintenant?… Ensemble, ensemble, répéta-t-elle avec exaltation en l’enlaçant encore. Je te suivrai au bagne.
Ces derniers mots parurent irriter Raskolnikov; l’ancien sourire haineux et presque hautain reparut sur ses lèvres.
– Je n’ai peut-être pas encore envie d’aller au bagne, Sonia, dit-il.
Après le premier moment de pitié douloureuse et passionnée pour le malheureux, la terrible idée du meurtre revenait à la jeune fille. Le ton dont ces paroles étaient prononcées lui rappelait tout à coup qu’il était un assassin. Elle le regardait avec une sorte de saisissement. Elle ne savait encore comment ni pourquoi il était devenu criminel. Ces questions se présentaient maintenant à elle toutes à la fois, et de nouveau, elle se prit à douter; lui un assassin? Impossible!
– Que m’arrive-t-il? Où suis-je? fit-elle avec une surprise profonde comme si elle eût peine à revenir à elle. Mais comment, comment un homme comme vous a-t-il pu se décider… Mais enfin, pourquoi?
– Eh bien, pour voler, Sonia, répondit-il d’un air las et un peu agacé. Sonia semblait stupéfaite; soudain, un cri lui échappa.
– Tu avais faim! C’était pour venir en aide à ta mère? Oui?
– Non, Sonia, non, balbutia-t-il en se détournant et en baissant la tête… Je n’avais pas si faim que ça… et voulais en effet venir en aide à ma mère, mais… ce n’est pas tout à fait cela; ne me tourmente pas, Sonia…
La jeune fille frappa ses mains l’une contre l’autre.
– Non, mais se peut-il, se peut-il que tout cela soit réel? Et quelle réalité, Seigneur! Qui pourrait y ajouter foi! Et comment, comment se fait-il que vous vous dépouilliez pour les autres quand vous avez tué pour voler? Ah!… cria-t-elle soudain, cet argent que vous avez donné à Katerina Ivanovna… cet argent… Seigneur, se peut-il que cet argent…
– Non, Sonia, l’interrompit-il vivement, cet argent ne vient pas de là. Rassure-toi. C’est ma mère qui me l’avait envoyé par l’entremise d’un marchand et je l’ai reçu pendant ma maladie, le jour même où je l’ai donné… Razoumikhine en est témoin… C’est lui qui a signé le reçu pour moi… Cet argent était bien ma propriété.
Sonia écoutait, perplexe, et mettait tous ses efforts à comprendre.
– Quant à l’argent de la vieille, je ne sais du reste même pas s’il y en avait, ajouta-t-il tout bas et d’un air hésitant; j’ai détaché de son cou une bourse en peau de chamois… pleine et qui paraissait bien garnie… mais je n’en ai même pas vérifié le contenu. Je n’en ai pas eu le temps sans doute… Quant aux objets: boutons de manchettes, chaînes, etc., je les ai tous cachés, ainsi que la bourse, sous une pierre, dans une cour qui donne sur la perspective V… Tout y est encore…
Sonia écoutait avidement.
– Mais pourquoi… puisque vous dites avoir tué! pour voler… Pourquoi n’avez-vous rien pris? répliqua-t-elle vivement, en se raccrochant à un dernier espoir.
– Je ne sais pas… je n’ai pas encore décidé si je prendrais ou non cet argent, fit Raskolnikov de la même voix hésitante; puis, il parut revenir à lui et eut un bref sourire. Quelles bêtises vais-je te raconter là! Une idée traversa brusquement l’esprit de Sonia: «Ne serait-il pas fou?» se demanda-t-elle, mais elle l’abandonna aussitôt: «Non, ce n’était pas cela.» Décidément, elle n’y comprenait rien.
– Sais-tu, Sonia, fit-il tout à coup d’un air inspiré… sais-tu ce que je vais te dire? Si la faim seule m’avait poussé à commettre cet assassinat, continua-t-il en appuyant sur chaque mot et en la fixant d’un regard énigmatique mais sincère, je serais maintenant… heureux, sache-le bien! Et qu’aurais-tu de plus, s’écria-t-il bientôt avec une sorte de désespoir, qu’aurais-tu de plus si je t’avouais que j’ai mal agi? Que feras-tu de ce vain triomphe sur moi? Ah! Sonia, est-ce pour cela que je suis venu chez toi?
Elle voulut parler, n’y parvint point.
– C’est parce que je n’ai plus que toi que je te demandais hier de me suivre.
– Te suivre, où cela? demanda-t-elle timidement.
– Pas pour voler ou tuer, sois tranquille, non, répondit-il avec un sourire caustique. Nous ne sommes pas pareils… Et vois-tu, Sonia, je viens à peine de me rendre compte de ce que je voulais en te demandant de me suivre. Hier, je l’ai fait instinctivement, sans comprendre. Je ne te demande qu’une seule chose et ne suis venu que pour cela: ne m’abandonne pas! Tu ne m’abandonneras pas?
Elle lui serra la main.
– Et pourquoi, pourquoi lui ai-je dit cela? Pourquoi lui ai-je fait cet aveu? s’écria-t-il désespérément au bout d’un instant; il la regardait avec une douleur infinie. Voilà, tu attends que je m’explique, Sonia, je le vois bien; tu es là à attendre mon récit, mais que te dirai-je? Tu ne comprendrais rien à ce que je pourrais te dire et tu ne ferais que souffrir à cause de moi… Tu pleures maintenant et tu m’enlaces encore, mais dis, dis… pourquoi? Parce que j’ai manqué de courage pour porter mon fardeau et que je suis venu m’en décharger sur une autre en lui disant: «Souffre, toi aussi, j’en serai soulagé.» Mais comment peux-tu m’aimer si lâche?
– Et ne souffres-tu donc pas, toi aussi? s’écria-t-elle.
Le même sentiment afflua de nouveau au cœur du jeune homme et l’attendrit.
– Sonia, j’ai le cœur mauvais; prends-y garde; cela explique bien des choses. C’est parce que je suis mauvais que je suis venu vers toi. Il y a des gens qui ne l’auraient pas fait. Mais moi… je suis un misérable et un lâche. Enfin, soit… Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je dois parler et je ne trouve pas la force de commencer.
Il s’arrêta et parut réfléchir.
– Oui, nous ne sommes pas pareils, voilà! Mais des êtres différents. Et pourquoi, pourquoi suis-je venu? Jamais je ne pourrai me pardonner.
– Non, non, tu as bien fait de venir, s’écria Sonia. Il vaut mieux que je sache. Beaucoup mieux!
Il la regarda douloureusement.
– Eh bien quoi, après tout, fit-il comme s’il se décidait à parler; c’est ainsi que cela s’est passé. Oui, je voulais devenir un Napoléon, voilà pourquoi j’ai tué… Comprends-tu maintenant?
– N-non, murmura naïvement Sonia d’un air timide. Mais n’importe… parle, parle… Je trouverai en moi la force de comprendre. Je comprendrai tout, suppliait-elle.
– Tu comprendras, dis-tu? Bon, on verra…
Il se tut et un long moment recueillit ses idées.
– Voilà la chose: je me suis un jour posé la question suivante: «Que serait-il arrivé si Napoléon s’était trouvé à ma place et qu’il n’ait eu pour aider ses débuts ni Toulon, ni l’Égypte, ni le passage des Alpes au mont Blanc, mais au lieu de tous ces brillants exploits, une simple petite vieille parfaitement ridicule, une veuve usurière, qu’il devrait tuer au surplus pour lui voler l’argent de son coffre (pour sa carrière, comprends-tu?). Eh bien, s’y serait-il décidé n’ayant aucune autre alternative? N’aurait-il pas été rebuté par ce que cette action offre de trop peu héroïque… ce qu’elle présente de criminel?» Je te dirai que je me suis longtemps tourmenté l’esprit à réfléchir à cette question et je me suis senti tout honteux quand j’ai compris subitement que, non seulement il n’en aurait pas été rebuté, mais que l’idée ne lui serait pas venue que cette action pût sembler peu héroïque; il n’aurait même pas compris qu’on pût hésiter. Et, pour peu qu’il se sentît convaincu que c’était pour lui la seule issue, il l’aurait tuée proprement et sans le moindre scrupule… Alors, moi… eh bien, je n’avais pas à en avoir… et j’ai tué à son exemple… Voilà exactement ce qui s’est passé. Tu trouves cela risible? Oui, Sonia, et le plus risible est que les choses se sont réellement passées ainsi.
Mais Sonia n’avait pas la moindre envie de rire.
– Vous feriez mieux de me parler simplement, sans donner d’exemples, fit-elle d’une voix plus timide encore et à peine distincte.
Il se tourna vers elle, la regarda tristement et lui prit la main.
– Tu as encore raison, Sonia. Tout cela est absurde, du bavardage tout simplement. Eh bien, vois-tu, tu sais que ma mère est presque sans ressources. Le hasard a voulu que ma sœur reçoive de l’instruction et elle a été condamnée à traîner de place en place comme institutrice. Tous leurs espoirs étaient concentrés sur moi. Je faisais mes études, mais, faute de moyens d’existence, j’ai dû quitter l’Université. Supposons même que les circonstances n’aient point changé, en mettant les choses au mieux j’aurais pu, dans dix ou douze ans, être nommé professeur de lycée ou fonctionnaire, avec mille roubles de traitement annuel… (il avait l’air de réciter des phrases apprises par cœur), mais, d’ici là, les soucis et les chagrins auraient ruiné la santé de ma mère. Quant à ma sœur… les choses auraient pu tourner plus mal encore pour elle… Et puis enfin, à quoi bon être privé de tout, laisser sa mère dans le besoin, souffrir avec résignation le déshonneur de sa sœur, tout cela pourquoi? Pour arriver à enterrer les miens et fonder une nouvelle famille destinée, elle aussi, à mourir de faim? Eh bien… voilà, je me suis décidé à prendre l’argent de la vieille pour mes débuts, pour finir mes études sans être à la charge de ma mère, bref, j’ai voulu employer une méthode radicale pour commencer une nouvelle vie, et devenir indépendant… Eh bien… voilà, c’est tout. Naturellement, j’ai mal fait de tuer la vieille… mais en voilà assez…
Il paraissait à bout de forces en arrivant à la fin de son récit et baissa la tête, accablé.
– Oh! non, non, ce n’est pas cela, s’écria Sonia avec angoisse, serait-ce possible?… Non, il y a autre chose.
– Tu juges toi-même qu’il y a autre chose; je t’ai pourtant dit toute la vérité.
– Mais quelle vérité! Oh, Seigneur!
– Après tout, Sonia, je n’ai tué qu’une ignoble vermine malfaisante…
– Cette vermine, c’était une créature humaine…
– Hé, je sais bien que ce n’était pas une vermine, répondit-il en la regardant d’un air bizarre. Du reste, ce que je dis n’a pas le sens commun, ajouta-t-il. Tu as raison. Ce sont des motifs tout différents, qui m’ont fait agir… Il y a longtemps que je n’avais adressé la parole à personne, Sonia… et voilà que j’éprouve maintenant un violent mal de tête…
Ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux. Il recommençait presque à délirer et un sourire inquiet errait sur ses lèvres. Sous son animation factice perçait un épuisement terrible. Sonia comprit à quel point il souffrait. Elle aussi sentait le vertige s’emparer d’elle. Et quelle façon bizarre il avait de parler! Ses paroles semblaient claires et cependant… cependant tout cela était-il possible? Oh, Seigneur! Elle se tordait les mains de désespoir…
– Non, Sonia, ce n’est pas cela, reprit-il, en relevant la tête tout à coup comme si ses idées avaient pris une tournure nouvelle qui le frappait et le ranimait. Non, ce n’est pas cela; suppose plutôt (oui, c’est plutôt cela), suppose que je sois orgueilleux, envieux, méchant, bas et rancunier et… ajoute encore: porté à la folie (autant dire tout à la fois puisque j’ai commencé). Je t’ai dit tout à l’heure que j’avais dû quitter l’Université. Eh bien, veux-tu que je te dise? Peut-être aurais-je pu y rester. Ma mère m’aurait envoyé de quoi payer mes inscriptions et j’aurais pu gagner de quoi m’habiller et me nourrir. Oui, j’y serais sûrement arrivé. J’avais des leçons, on m’en proposait à cinquante kopecks. Razoumikhine travaille bien, lui! J’étais exaspéré et je n’ai pas voulu. Oui, exaspéré est bien le mot. Alors, je me suis terré dans mon trou comme l’araignée dans son coin. Tu connais mon taudis, tu y es venue… Sais-tu, Sonia, que l’âme et l’esprit étouffent dans les pièces étroites et basses? Oh! comme je détestais ce taudis! Et cependant je n’en voulais pas sortir, exprès! J’y passais des jours entiers sans bouger, sans vouloir travailler. Je ne me souciais même pas de manger, je restais toujours étendu. Quand Nastassia m’apportait quelque chose, je mangeais.! Sinon, je me passais de dîner. C’est exprès que je ne demandais rien. Le soir, je n’avais pas de lumière et je préférais demeurer dans l’obscurité que gagner de quoi m’acheter une bougie.
«Au lieu de travailler, j’ai vendu mes livres; il y a encore un doigt de poussière sur mes cahiers, sur mes notes et sur ma table. Je préférais songer, étendu sur mon divan. Toujours songer! Inutile de dire quelles étaient mes rêveries… bizarres et variées… C’est alors que j’ai commencé à imaginer… Non, ce n’est pas cela. Je ne présente toujours pas les choses comme elles ont été! Vois-tu, en ce temps-là, je me demandais toujours: «Puisque tu vois la bêtise des autres, pourquoi ne cherches-tu pas à te montrer plus intelligent qu’eux?» Plus tard, j’ai compris, Sonia, qu’à vouloir attendre que tout le monde devienne intelligent, on risque de perdre beaucoup de temps… Ensuite, j’ai pu me convaincre que ce moment n’arriverait jamais, que les hommes ne pouvaient changer, qu’il n’était au pouvoir de personne de les modifier. L’essayer n’eût été qu’une perte de temps inutile. Oui, tout cela est vrai… C’est la loi humaine… La loi, Sonia, voilà!… Et maintenant, je sais, Sonia, que celui qui est doué d’une volonté, d’un esprit puissants, n’a pas de peine à devenir leur maître. Qui ose beaucoup a raison devant eux. Qui les brave et les méprise gagne leur respect. Il devient leur législateur. C’est ce qui s’est toujours vu et se verra toujours. Il faudrait être aveugle pour ne pas s’en apercevoir.»
Raskolnikov, quoiqu’il regardât Sonia en prononçant ces paroles, ne s’inquiétait plus de savoir si elle arrivait à le comprendre. La fièvre l’avait repris et il était en proie à une sombre exaltation (il y avait en effet trop longtemps qu’il n’avait parlé à un être humain). Sonia comprit que ce tragique catéchisme constituait sa foi et sa loi.
– J’ai pu me convaincre alors, Sonia, continua-t-il avec feu, que le pouvoir n’est donné qu’à celui qui ose se baisser pour le prendre. Tout est là, il suffit d’oser. J’ai eu alors une idée qui n’était venue à personne jusque-là. À personne! Je me suis représenté clair comme le jour qu’il était étrange que nul, jusqu’à présent, voyant l’absurdité des choses, n’eût osé secouer l’édifice dans ses fondements et tout détruire, envoyer tout au diable… Alors moi, moi, j’ai voulu oser et j’ai tué… Je ne voulais que faire acte d’audace, Sonia; je ne voulais que cela: tel fut le mobile de mon acte!
– Oh! taisez-vous, taisez-vous! cria Sonia hors d’elle-même. Vous vous êtes éloigné de Dieu et Dieu vous a frappé, il vous a livré au diable…
– Ainsi, Sonia, quand toutes ces idées venaient me visiter dans l’obscurité de ma chambre, c’est le diable qui me tentait, hein?
– Taisez-vous. Ne riez pas, impie. Oh! Seigneur, il ne comprend rien, rien…
– Tais-toi, Sonia! Je ne songe pas à rire; je sais bien que c’est le diable qui m’a entraîné. Tais-toi, répéta-t-il avec une sombre obstination. Je sais tout. Tout ce que tu pourrais me dire, j’y ai songé et je me le suis répété mille fois quand j’étais couché dans les ténèbres… Que de luttes intérieures j’ai livrées! Si tu savais comme ces vaines discussions m’ont dégoûté. Je voulais tout oublier et recommencer ma vie, et surtout, Sonia, mettre fin à ces soliloques… Crois-tu que je sois allé à cela comme un écervelé? Non, je n’ai agi qu’après mûres réflexions et c’est ce qui m’a perdu. Crois-tu que je ne savais pas que le fait même de m’interroger sur mon droit à la puissance prouvait qu’il n’existait pas, puisque je le mettais en question ou que, par exemple, si je me demande: l’homme est-il une vermine? c’est qu’il n’en est pas une pour moi. Il ne l’est que pour celui à l’esprit duquel ne viennent pas de telles questions, celui qui suit son chemin tout droit sans s’interroger… Le fait seul de me demander: Napoléon aurait-il tué la vieille? suffirait à prouver que je n’étais pas un Napoléon… J’ai enduré jusqu’au bout la souffrance causée par ces radotages et puis j’ai eu envie de la secouer. J’ai voulu tuer, Sonia, sans casuistique, tuer pour moi-même, pour moi seul. Je me suis refusé à me tromper moi-même en cette affaire. Ce n’est pas pour venir au secours de ma mère que j’ai tué, ni pour consacrer au bonheur de l’humanité la puissance et l’argent que j’aurais conquis; non, non, j’ai simplement tué pour moi, pour moi seul et, dans ce moment-là, je m’inquiétais fort peu de savoir si je serais le bienfaiteur de l’humanité ou un vampire social, une sorte d’araignée qui attire les êtres vivants dans sa toile… Tout m’était égal… et surtout ce ne fut pas la pensée de l’argent qui m’a poussé à tuer… Non, ce n’est pas tant d’argent que j’avais besoin, mais d’autre chose… Je sais tout maintenant… Comprends-moi… Peut-être que, si c’était à refaire, je ne recommencerais pas… Une autre question me préoccupait, me poussait à agir. Il me fallait savoir, et au plus tôt, si j’étais une vermine comme les autres ou un homme? Si je pouvais franchir l’obstacle, si j’osais me baisser pour saisir cette puissance. Étais-je une créature tremblante ou avais-je le droit…?»
– De tuer? Le droit de tuer? s’écria Sonia abasourdie.
– E-eh! Sonia, fit-il avec irritation. Une objection lui vint aux lèvres. Ne m’interromps pas. Je ne voulais te dire qu’une chose: c’est le diable qui m’a poussé à cela, et ensuite il m’a fait comprendre que je n’avais pas le droit d’y aller, car je suis une vermine comme les autres. Le diable s’est moqué de moi et me voici venu chez toi. Si je n’étais une vermine, t’aurais-je fait cette visite? Écoute, quand je me suis rendu chez la vieille je ne pensais tenter qu’une expérience… Sache-le.
– Et vous avez tué! tué!
– Mais comment?… Assassine-t-on ainsi? Est-ce ainsi qu’on s’y prend pour commettre un crime? Un jour, je te raconterai les détails… Ai-je vraiment tué la vieille? C’est moi que j’ai assassiné, moi et pas elle, moi-même, et je me suis perdu à jamais… Quant à cette vieille, c’est le diable qui l’a tuée et pas moi… Assez, Sonia, assez, assez, laisse-moi, cria-t-il tout à coup d’une voix déchirante, laisse-moi…
Raskolnikov mit les coudes sur ses genoux et pressa sa tête dans ses mains raidies comme des tenailles.
– Quelle souffrance! gémit Sonia.
– Et alors, que dois-je faire maintenant? Parle, fit-il en relevant la tête et en montrant sa figure affreusement décomposée.
– Que faire! s’écria la jeune fille; puis elle bondit, s’élança vers lui et ses yeux, jusque-là pleins de larmes étincelèrent tout à coup. Lève-toi! (Elle le saisit à l’épaule; il se souleva en la regardant tout stupéfait.) Va tout de suite, tout de suite, au prochain carrefour, prosterne-toi et baise la terre que tu as souillée, puis incline-toi devant chaque passant et de tous côtés en proclamant: «J’ai tué.» Alors Dieu te rendra la vie. Tu iras? Tu iras? demanda-t-elle en tremblant tout entière tandis qu’elle lui serrait les mains convulsivement et le fixait d’un regard de feu.
Le jeune homme était si épuisé que cette exaltation le surprit.
– Tu parles du bagne, Sonia? Tu veux que j’aille me dénoncer? fit-il d’un air sombre.
– Tu dois accepter la souffrance, l’expiation, comme un moyen de racheter ton crime.
– Non, je n’irai pas me dénoncer, Sonia…
– Et vivre! Comment vivras-tu? s’écria-t-elle. Le pourras-tu à présent? Comment, dis-moi, oseras-tu adresser la parole à ta mère? (Oh! que deviendront-elles maintenant?) Mais que dis-je? Tu as déjà abandonné ta mère et ta sœur. Voilà, tu vois bien que tu les as quittées. Oh! Seigneur. Mais il a déjà compris lui-même tout cela! Comment vivre loin de tout être humain? Que vas-tu devenir maintenant?
– Ne fais pas l’enfant, Sonia, répondit-il doucement. Quel est mon crime devant ces gens? Pourquoi irais-je chez eux et que leur dirais-je? Tout cela n’est qu’une illusion; eux-mêmes font périr des millions d’hommes et s’en font un mérite. Ce sont des coquins et des lâches, Sonia… Je n’irai pas. Et que leur dirai-je? Que j’ai assassiné et que je n’ai pas osé prendre l’argent, que je l’ai caché sous une pierre? ajouta-t-il avec un sourire amer. Mais ils se moqueraient de moi, ils diraient que je suis un imbécile de n’avoir rien pris. Un imbécile et un lâche! Ils ne comprendraient rien, rien, Sonia, et ils sont incapables de comprendre. Pourquoi irais-je? Non, je n’irai pas. Ne fais pas l’enfant…
– Tu souffriras; tu souffriras le martyre, répétait la jeune fille en tendant les bras vers lui dans une supplication désespérée.
– Peut-être me suis-je calomnié après tout, fit-il remarquer d’un air sombre et méditatif. Il se peut que je sois un homme encore et non une vermine et que j’aie mis trop de hâte à me condamner… Je vais essayer de lutter encore…
Il eut un sourire hautain.
– Porter le fardeau d’une pareille souffrance! Et cela toute la vie, toute la vie!
«Je m’y habituerai! fit-il du même ton morne et pensif.
«Écoute, reprit-il au bout d’un instant, assez pleurer. Il est temps de parler sérieusement. Je suis venu te dire qu’on me cherche, on me traque…»
– Ah! fit Sonia épouvantée.
– Eh bien, qu’est-ce qui te prend? Pourquoi cries-tu? Tu veux toi-même me faire aller au bagne, et tu as peur, de quoi? Seulement, écoute, je ne me laisserai pas prendre ainsi; je leur donnerai du fil à retordre et ils n’aboutiront à rien. Ils n’ont pas de preuves. Hier, j’ai été en grand danger et je me croyais déjà perdu, mais aujourd’hui l’affaire semble s’arranger. Toutes leurs preuves sont à deux fins, c’est-à-dire que je puis faire tourner à mon profit les charges produites contre moi, comprends-tu? Car maintenant j’ai acquis de l’expérience… mais je n’éviterai pas la prison. N’était une circonstance fortuite, j’y serais déjà; ils peuvent m’arrêter mais ils me relâcheront, car ils ne possèdent pas de preuve véritable et ils n’en auront pas, je t’en donne ma parole… Leurs présomptions ne suffisent pas à faire condamner un homme. Allons, assez là-dessus… Je n’ai dit ça que pour te renseigner… Quant à ma mère et à ma sœur, je m’arrangerai de façon qu’elles ne s’inquiètent pas et ne soupçonnent rien… Je crois du reste que ma sœur est maintenant à l’abri du besoin et, par conséquent, ma mère aussi… Voilà tout. Mais sois prudente. Viendras-tu me voir quand je serai en prison?
– Oh! oui, oui…
Ils étaient là, tristes et abattus comme deux naufragés rejetés par la tempête sur un rivage désolé. Il regardait Sonia et sentait combien elle l’aimait. Mais, chose étrange, cette tendresse immense dont il se voyait l’objet lui causait soudain une impression pénible et douloureuse. Oui, c’était là une sensation bizarre et horrible. Il s’était rendu chez elle, tantôt, en se disant qu’elle était son seul refuge et tout son espoir. Il pensait pouvoir déposer au moins une partie de son terrible fardeau auprès d’elle et maintenant, quand elle lui avait donné son cœur, il se sentait infiniment plus malheureux qu’auparavant.
– Sonia, dit-il, il vaut mieux que tu ne viennes pas me voir pendant que je serai en prison…
Elle ne répondit rien, elle pleurait… Quelques minutes s’écoulèrent.
– As-tu une croix? demanda-t-elle tout à coup comme frappée d’une pensée subite.
D’abord, il ne comprit pas la question.
– Non, tu n’en as pas, n’est-ce pas? Tiens, prends celle-ci, en bois de cyprès. J’en ai une autre, en cuivre, celle de Lizaveta. Nous avions fait un échange, elle m’avait donné sa croix et moi je lui avais fait cadeau d’une image sainte. Je porterai maintenant la sienne et voici la mienne. Prends… elle m’appartient… elle m’appartient, supplia-t-elle… Nous allons maintenant souffrir ensemble et ensemble porter notre croix…
– Donne, dit Raskolnikov. Il ne voulait pas la peiner, mais il ne put s’empêcher de retirer aussitôt la main qu’il avait tendue. Plus tard, Sonia, cela vaut mieux, ajouta-t-il pour la consoler.
– Oui, oui, cela vaut mieux! reprit-elle avec chaleur. Tu la mettras quand commencera l’expiation. Tu viendras chez moi et je te la mettrai au cou; nous ferons une prière, puis nous partirons…
Au même instant trois coups furent frappés à la porte.
– Sofia Semionovna, peut-on entrer? fit poliment une voix familière.
Sonia se jeta vers la porte tout effrayée. La tête blonde de Lebeziatnikov apparut dans l’entrebâillement.
Lebeziatnikov paraissait fort troublé. – Je viens vous trouver, Sofia Semionovna. Excusez-moi… Je m’attendais à vous trouver ici, fit-il tout à coup, s’adressant à Raskolnikov, c’est-à-dire que je ne pensais… rien de mal… mais je m’attendais… Katerina Ivanovna a perdu la raison, reprit-il en se tournant de nouveau vers Sonia.
La jeune fille poussa un cri.
– Ou tout au moins elle en a l’air. Du reste… Mais nous ne savons que faire… Voici la chose. Elle est revenue; je crois qu’elle a été chassée et battue, selon toute apparence… Elle est allée chez le chef de Semion Zakharovitch et ne l’a pas trouvé; il dînait chez un autre général… Alors, elle, figurez-vous, s’est précipitée au domicile de ce général et a insisté pour voir le chef de son mari; il était encore à table. Vous pouvez imaginer ce qui est arrivé. On l’a naturellement mise à la porte; mais elle raconte qu’elle l’a injurié et lui a jeté un objet à la tête. Cela se peut bien; ce que je ne comprends pas, c’est qu’elle n’ait pas été arrêtée… Maintenant, elle est en train de raconter la scène à tout le monde, même à Amalia Ivanovna, mais on ne comprend rien à ce qu’elle dit tant elle hurle et se débat… Ah! oui, elle crie que puisque tout le monde l’a abandonnée, elle prendra les enfants et s’en ira dans la rue jouer de l’orgue de Barbarie et demander l’aumône pendant que les enfants iront chanter et danser, et elle ira tous les jours se placer sous les fenêtres du général, afin, dit-elle, qu’il voie les enfants d’une famille de la noblesse, ceux d’un fonctionnaire, mendier dans la rue. Elle les bat tous, ils pleurent… Elle apprend à Lena l’air de la Petite Ferme , au petit garçon elle enseigne la danse et à Pauline Mikhaïlovna aussi. Elle déchire toutes les robes et leur fabrique de petits chapeaux comme en portent les saltimbanques et elle se prépare à emporter, à défaut d’instrument de musique, une cuvette pour taper dessus… Elle ne veut rien entendre. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est…
Lebeziatnikov aurait pu continuer longtemps sur le même ton si Sonia, qui écoutait jusqu’ici haletante n’avait brusquement pris son chapeau, sa mantille et quitté la pièce en courant. Raskolnikov, suivi de Lebeziatnikov, sortit derrière elle.
– Elle est positivement folle, dit Andreï Semionovitch à son compagnon, quand ils furent dans la rue. Ce n’est que pour ne pas effrayer Sofia Semionovna que j’ai eu l’air d’en douter. En réalité, la chose est certaine. On prétend que chez les phtisiques il se forme des tubercules dans le cerveau. Je regrette de ne pas savoir la médecine. J’ai d’ailleurs essayé de lui expliquer la chose, mais elle ne m’écoute pas.
– Vous lui avez parlé de tubercules?
– C’est-à-dire, pas précisément de tubercules. Elle n’y aurait d’ailleurs rien compris. Non, mais je veux dire que, si on arrive à convaincre quelqu’un, à l’aide de la logique, qu’il n’a pas lieu de pleurer, eh bien, il ne pleurera plus… C’est clair. Et vous, vous pensez le contraire?
– La vie serait trop facile, alors, répondit Raskolnikov.
– Permettez, permettez. Certes, Katerina Ivanovna aurait eu peine à comprendre ce que je vais vous dire. Mais savez-vous qu’on s’est livré à Paris à de sérieuses expériences sur les moyens de guérir les fous par la seule action de la logique? Un des professeurs de là-bas, un grand savant qui vient de mourir, a prétendu la chose possible. Son idée primordiale était que la folie ne comporte pas un détraquement sérieux des organes, qu’elle n’est pour ainsi dire qu’une erreur de logique, une faute de jugement, un point de vue erroné sur les choses. Il a essayé de contredire progressivement ses malades, de réfuter leurs opinions, et figurez-vous qu’il est arrivé à de bons résultats. Mais, comme il employait, en même temps, les douches, on peut dire que la valeur de sa méthode n’est pas entièrement établie… C’est du moins ce qu’il me semble…
Mais Raskolnikov n’écoutait plus… Arrivé devant sa demeure, il salua Lebeziatnikov d’un signe de tête et franchit la porte cochère. Quant à Andreï Semionovitch, il reprit aussitôt ses esprits, jeta un coup d’œil autour de lui et poursuivit son chemin.
Raskolnikov entra dans la mansarde, s’arrêta au milieu de la pièce et se demanda: «Pourquoi suis-je venu ici?» Il considérait la tapisserie jaunâtre qui s’en allait en lambeaux, cette poussière… son divan… De la cour arrivait un bruit sec, incessant; un bruit de marteau, de clous qu’on enfonce… Il s’approcha de la fenêtre, se dressa sur la pointe des pieds et regarda longuement avec une attention extraordinaire. Mais la cour était vide, il n’aperçut personne. Dans l’aile gauche, quelques fenêtres étaient ouvertes. Des pots de maigres géraniums garnissaient certaines embrasures. Au-dehors, du linge séchait, étendu sur des cordes… Tout ce tableau, il le connaissait par cœur. Il se détourna et s’assit sur son divan. Il ne s’était jamais senti si isolé.
Et il éprouva de nouveau un sentiment de haine pour Sonia; oui, il la haïssait maintenant qu’il avait ajouté à son infortune. «Pourquoi était-il allé quêter ses larmes? Quel besoin avait-il d’empoisonner sa vie? Ô lâcheté!»
– Je resterai seul, fit-il tout à coup avec décision, et elle ne viendra pas me voir en prison.
Au bout de cinq minutes, il releva la tête et sourit d’un étrange sourire. La pensée qu’il venait d’avoir était bizarre en effet. «Peut-être est-il vrai que je serais mieux au bagne?» avait-il songé.
Il ne put jamais se rappeler combien avait pu durer cette rêverie peuplée d’idées vagues. Soudain, la porte s’ouvrit et Avdotia Romanovna entra. Elle s’arrêta d’abord sur le seuil et commença par le regarder comme il avait fait pour Sonia, tout à l’heure, puis elle traversa la pièce et vint s’asseoir sur une chaise en face de lui, à la même place que la veille. Il la considéra en silence et d’un air distrait.
– Ne te fâche pas, mon frère. Je ne suis venue que pour un instant, dit Dounia. L’expression de son visage était pensive mais non sévère, et son regard semblait clair et doux. Il vit que «celle-là» aussi était venue avec amour. – Écoute, Rodia, maintenant je sais tout, tout. Dmitri Prokofitch m’a tout raconté, m’a tout expliqué. On te tourmente, on te persécute d’un soupçon ridicule et bas… Dmitri Prokofitch m’a dit que la situation ne présente aucun danger, et que tu as tort de t’affecter ainsi. Je ne suis pas de son avis; je comprends parfaitement ton indignation et ne serais pas surprise de la voir laisser en toi des traces ineffaçables. C’est ce que je redoute. Je ne puis te reprocher de nous avoir abandonnées et je ne veux même plus juger ta conduite. Pardonne-moi de l’avoir fait. Je sais que moi-même, si j’avais eu un si grand malheur, je me serais également éloignée de tous. À notre mère je ne raconterai rien de tout cela, mais je lui parlerai continuellement de toi et je lui dirai de ta part que tu viendras bientôt la voir. Ne te tourmente pas pour elle; je la rassurerai; mais toi, de ton côté, aie pitié d’elle, souviens-toi qu’elle est une mère. Maintenant, je suis venue seulement pour te dire (Dounia se leva) que si, par hasard, tu avais besoin de moi… ou de toute ma vie… appelle-moi, je viendrai… Adieu!
En disant ces mots, elle se détourna vivement et se dirigea vers la porte.
– Dounia! appela Raskolnikov, en se levant lui aussi et en s’approchant d’elle. Tu sais, Razoumikhine, Dmitri Prokofitch, est un excellent homme.
Dounia rougit légèrement.
– Et alors? fit-elle après une minute d’attente.
– C’est un homme actif, laborieux, honnête et capable d’un solide attachement… Adieu, Dounia.
La jeune fille était devenue toute rouge, puis son visage exprima l’épouvante.
– Mais enfin, Rodia, tu as l’air de dire que nous nous quittons pour toujours… Est-ce un testament?
– N’importe… Adieu.
Il s’éloigna d’elle, et alla vers la fenêtre. Elle attendit un moment, le regarda avec inquiétude et sortit toute troublée.
Non, ce n’était pas de l’indifférence qu’il éprouvait à l’égard de sa sœur. Pendant un moment même, tout à la fin, il avait passionnément désiré la serrer dans ses bras, lui faire ses adieux et tout lui dire. Cependant, il ne put même pas se résoudre à lui donner la main.
«Elle pourrait frissonner plus tard à ce souvenir et dire que je lui ai volé ses baisers. Et puis, aurait-elle la force, elle, de supporter cet aveu? se demanda-t-il au bout d’un instant. Non, elle ne le supporterait pas; ces femmes-là n’en sont pas capables.»
Il se mit à penser à Sonia. Une fraîcheur venait de la fenêtre. Le jour baissait. Il prit sa casquette et sortit.
Il ne se sentait ni la force ni le désir de s’occuper de sa santé. Mais ces angoisses continuelles, ces terreurs, ne pouvaient manquer d’agir sur lui, et si la fièvre ne l’avait pas encore terrassé, c’était précisément parce que cet état de tension intérieure et d’inquiétude perpétuelle le soutenait momentanément et lui donnait un semblant d’animation factice.
Il errait sans but. Le soleil se couchait. Il éprouvait depuis quelque temps une sorte d’angoisse toute nouvelle, non point particulièrement pénible ou aiguë, mais qui semblait durable, éternelle. Il pressentait de longues, de mortelles années, pleines de cette froide et terrible anxiété. Vers le soir, en général, cette sensation devenait plus obsédante.
«Voilà, se dit-il, avec ces stupides malaises physiques provoqués par un coucher de soleil, allez vous empêcher de commettre quelque sottise! On en devient capable d’aller se confesser, non seulement à Sonia, mais à Dounia!» marmotta-t-il d’un ton haineux.
S’entendant appeler, il se retourna. C’était Lebeziatnikov qui courait après lui.
– Figurez-vous que je viens de chez vous, je vous cherchais. Imaginez-vous qu’elle a fait ce qu’elle voulait et elle a emmené les enfants. Nous avons eu grand-peine à les retrouver, Sofia Semionovna et moi. Elle tape sur une poêle et force les enfants à chanter. Les petits pleurent. Ils s’arrêtent aux carrefours et devant les boutiques. Ils ont à leurs trousses une foule d’imbéciles. Venez.
– Et Sonia? demanda avec inquiétude Raskolnikov, en se hâtant de suivre Lebeziatnikov.
– Elle est tout à fait folle, c’est-à-dire pas Sofia Semionovna, mais Katerina Ivanovna. Du reste, Sofia Semionovna a également perdu la tête, mais Katerina Ivanovna, elle, est complètement folle. Je vous dis qu’elle a tout à fait perdu la raison. On finira par les arrêter. Vous vous imaginez l’effet que cela fera. Ils sont maintenant sur le quai du canal, près du pont de N… non loin du logement de Sofia Semionovna, tout près d’ici.
Sur le quai, à peu de distance du pont et à deux pas de la maison habitée par Sonia, stationnait une véritable foule composée principalement de fillettes et de petits garçons. La voix rauque, éraillée, de Katerina Ivanovna parvenait jusqu’au pont. En fait, le spectacle était assez étrange pour attirer l’attention des passants. Katerina Ivanovna, vêtue de sa vieille robe et de son châle de drap, coiffée d’un mauvais chapeau de paille qui lui tombait sur l’oreille, semblait en effet en proie à un véritable accès de folie. Elle était anéantie, haletante. Sa pauvre figure de phtisique n’avait jamais paru aussi pitoyable (d’ailleurs les poitrinaires ont toujours plus mauvaise mine au grand jour de la rue que chez eux), mais elle semblait, malgré sa faiblesse, dominée par une excitation qui ne faisait que croître d’instant en instant. Elle s’élançait vers ses enfants, les gourmandait, leur montrait devant tout le monde à danser et à chanter, puis, désolée de voir qu’ils ne comprenaient rien, se mettait à les battre.
Ensuite, elle interrompait ces exercices pour s’adresser au public. Lui arrivait-il d’apercevoir dans la foule un badaud à peu près bien vêtu, elle se mettait à lui expliquer à quelles extrémités étaient réduits les enfants d’une famille noble, on pouvait même dire aristocratique. Si elle entendait des rires ou des propos moqueurs, elle prenait aussitôt à partie les insolents et commençait à se quereller avec eux. Quelques-uns riaient en effet, d’autres hochaient la tête, tous en général regardaient curieusement cette folle entourée d’enfants effrayés.
Lebeziatnikov s’était sans doute trompé en parlant de la poêle; tout au moins Raskolnikov n’en vit pas; Katerina Ivanovna battait seulement la cadence de ses mains sèches quand elle obligeait Poletchka à chanter et Lena et Kolia à danser. Parfois, elle se mettait elle-même à chantonner, mais elle était aussitôt arrêtée par une toux terrible qui la désespérait. Elle commençait alors à maudire sa maladie et à pleurer. Mais surtout c’étaient les larmes, la frayeur de Kolia et de Lena qui la faisaient enrager.
Elle avait voulu habiller les enfants comme des chanteurs de rues. Le petit garçon était coiffé d’une sorte de turban rouge et blanc: il représentait un Turc. Manquant d’étoffe pour faire un costume à Lena, Katerina Ivanovna lui avait simplement mis sur la tête le bonnet de laine tricoté (il avait la forme d’un casque) du défunt Semion Zakharovitch, s’étant bornée à le garnir d’une plume d’autruche blanche qui avait appartenu à sa grand-mère et qu’elle conservait jusqu’ici dans son coffre comme une relique de famille. Poletchka, elle, portait sa robe habituelle; elle regardait sa mère d’un air timide et affolé et ne la quittait pas d’une semelle. Elle essayait de lui cacher ses larmes, elle devinait qu’elle n’avait plus toute sa raison et semblait épouvantée de se trouver dans la rue au milieu de cette foule. Quant à Sonia, elle s’était attachée à Katerina Ivanovna et la suppliait en pleurant de rentrer chez elle. Mais celle-ci restait inflexible.
– Assez, Sonia! tais-toi, criait-elle haletante et interrompue par la toux. Tu ne sais pas ce que tu demandes. On dirait une enfant. Je t’ai déjà dit que je ne retournerai pas chez cette ivrognesse d’Allemande. Que tout le monde, que tout Pétersbourg voie mendier les enfants d’un noble père qui a loyalement et fidèlement servi toute sa vie et est mort pour ainsi dire à son poste. (Katerina Ivanovna avait déjà réussi à composer cette légende et à y croire aveuglément.) Que ce vaurien de général voie tout cela! Puis tu es vraiment sotte, Sonia. Comment mangerions-nous à présent? Nous t’avons assez exploitée, je ne veux plus de cela! Ah, Rodion Romanovitch, c’est vous? s’écria-t-elle en apercevant Raskolnikov, et elle se précipita vers lui. Expliquez, je vous prie, à cette petite sotte que j’ai pris le parti le plus sage! On fait bien l’aumône aux joueurs de viole; nous, nous serons tout de suite identifiés, on reconnaîtra en nous une malheureuse famille noble tombée dans la misère et cet affreux général perdra sa place, vous verrez cela. Nous irons tous les jours nous placer sous ses fenêtres et quand l’empereur passera, je me jetterai à ses genoux et je lui montrerai mes enfants. «Défends-nous, sire!» dirai-je. Il est le père des orphelins et il est miséricordieux, vous verrez, il nous protégera, et cet affreux général… Lena! tenez-vous droite [91]. Toi, Kolia, tu vas te remettre à danser tout de suite. Qu’as-tu encore à pleurnicher, mais de quoi donc as-tu peur, petit sot? Seigneur, que faire avec eux? Rodion Romanovitch, si vous saviez comme ils sont bêtes! Et elle lui montrait, les larmes aux yeux (ce qui ne l’empêchait pas de parler sans relâche), ses enfants éplorés. Raskolnikov chercha à la convaincre de regagner son logis et lui fit observer, pensant agir sur son amour-propre, qu’il n’était pas convenable de traîner dans les rues comme les joueurs d’orgue de Barbarie quand on se préparait à être directrice d’un pensionnat pour jeunes filles nobles.
– Un pensionnat? Ha! ha! ha! la bonne plaisanterie, s’écria Katerina Ivanovna qui fut prise d’un accès de toux au milieu de son rire, non, Rodion Romanovitch, ce rêve s’est évanoui. Tout le monde nous a abandonnés, et ce général… Voyez-vous, Rodion Romanovitch, je lui ai lancé à la tête l’encrier qui se trouvait dans l’antichambre sur la table, à côté de la feuille où l’on s’inscrit. Moi, je me suis inscrite, je lui ai jeté l’encrier et je suis partie. Oh, les lâches, les lâches! Mais je m’en moque. Maintenant c’est moi qui nourrirai ces enfants et je ne m’humilierai devant personne. Nous l’avons assez exploitée (elle indiquait Sonia). Poletchka, combien avons-nous recueilli d’argent? Fais voir la recette. Comment? Deux kopecks en tout? Oh, les misérables! Ils ne donnent rien, ils se contentent de courir après nous comme des idiots. Et qu’a ce crétin à rire? (elle montrait quelqu’un dans la foule). Tout cela, c’est la faute de Kolia; il ne comprend rien, on en a de la peine avec lui! Eh bien, Poletchka, que veux-tu? Parle-moi français, parle-moi français [92]. Je t’ai donné des leçons, tu connais bien quelques phrases, sans cela comment reconnaîtrait-on que vous appartenez à une famille noble et que vous êtes des enfants bien élevés, non des musiciens ambulants? Nous ne chantons pas de chansons triviales nous autres, mais des romances distinguées… Ah oui! mais qu’allons-nous chanter? Vous m’interrompez tout le temps. Voyez-vous, Rodion Romanovitch, nous nous sommes arrêtés ici pour choisir notre répertoire… Nous voulons un air qui permette à Kolia de danser… car vous vous doutez bien que nous n’avons rien préparé; nous devons nous entendre, répéter, et ensuite nous irons sur la perspective Nevski [93], où l’on voit passer beaucoup plus de gens de la haute société et où l’on nous remarquera immédiatement. Lena connaît la Petite ferme, mais cela commence à devenir une scie et l’on n’entend plus que ça. Il nous faut un répertoire beaucoup plus distingué… Alors, Polia, donne-moi une idée! Si tu aidais ta mère au moins! Ah, la mémoire, la mémoire me manque! Sans cela je trouverais bien, car enfin nous ne pouvons tout de même pas chanter l’air du Hussard appuyé sur son sabre.
«Ah! voilà, chantons en français Cinq sous [94] je vous l’ai appris, cet air-là, vous devez le savoir, et c’est une chanson française, on verra tout de suite que vous appartenez à la noblesse et ce sera beaucoup plus touchant… On pourrait chanter aussi Malbrough s’en va-t-en guerre [95], car c’est une chanson enfantine qu’on chante dans toutes les maisons aristocratiques pour endormir les enfants.
Malbrough s’en va-t-en guerre
Ne sait quand reviendra… [96]
commença-t-elle à chanter… Mais non, mieux vaut chanter Cinq sous. Allons, Kolia, les mains aux hanches, vivement, et toi, Lena, tourne aussi, mais en sens inverse. Poletchka et moi nous allons chanter et battre des mains!
Cinq sous, cinq sous
Pour monter notre ménage [97]…
«Han, han, han! (elle fut prise d’une toux terrible). Arrange ta robe, Poletchka! tes épaulettes glissent, remarqua-t-elle entre deux quintes.
«Vous devez maintenant vous tenir d’une façon particulièrement convenable et distinguée, afin qu’on voie que vous appartenez à la noblesse. Je disais bien qu’il fallait tailler ton petit corsage plus long; c’est toi, Sonia, qui es venue donner tes conseils: «plus court, plus court.» Et voilà, on a fait de cette enfant une caricature… Tiens, vous vous remettez tous à pleurer! Mais qu’est-ce qui vous prend, petits sots? Allons, Kolia, commence vite, vite, vite. – Oh! l’enfant insupportable que j’ai là…
Cinq sous, cinq sous… [98]
«Encore un soldat! Alors, que veux-tu?»
Un sergent de ville se frayait en effet passage à travers la foule, mais en même temps s’approchait un monsieur d’une cinquantaine d’années et d’aspect imposant qui portait un uniforme de fonctionnaire et une décoration attachée à son cou par un ruban (chose qui fit grand plaisir à Katerina Ivanovna et produisit un certain effet sur le gendarme). Il tendit silencieusement un billet vert de trois roubles à la veuve, tandis que son visage exprimait une compassion sincère. Katerina Ivanovna accepta cette offrande et s’inclina avec une politesse cérémonieuse. – Je vous remercie, Monsieur, commença-t-elle d’un ton plein de dignité; les raisons qui nous ont amenés… prends l’argent, Poletchka. Tu vois, il existe encore des hommes généreux et magnanimes, prêts à secourir une femme de la noblesse tombée dans le malheur. Les orphelins que vous voyez devant vous, Monsieur, sont d’origine noble, on peut même dire qu’ils sont apparentés à la plus haute aristocratie. Et ce misérable général était en train de manger des gelinottes… Il s’est mis à taper des pieds parce que je l’avais dérangé… «Votre Excellence, lui ai-je dit, vous avez beaucoup connu Semion Zakharovitch, protégez les orphelins qu’il a laissés après lui, car le jour de son enterrement, sa propre fille a été calomniée par le dernier des drôles»… Encore ce soldat!
– Protégez-moi, cria-t-elle au fonctionnaire, pourquoi ce soldat s’acharne-t-il sur moi? Nous en avons évité un dans la rue des Bourgeois… Que me veux-tu, imbécile?
– Il est défendu de faire du scandale dans les rues. Ayez une tenue plus convenable.
– C’est toi qui es inconvenant. Je suis comme les joueurs d’orgue de Barbarie, est-ce que cela te regarde?
– Les joueurs d’orgue de Barbarie doivent avoir une autorisation, vous n’en avez pas et vous provoquez des attroupements dans la rue. Où demeurez-vous?
– Comment, une autorisation! glapit Katerina Ivanovna. J’ai enterré mon mari aujourd’hui, quelle autorisation?
– Madame, Madame, calmez-vous, intervint le fonctionnaire, venez, je vais vous conduire… vous n’êtes pas à votre place dans cette foule…! Vous êtes souffrante…
– Monsieur, Monsieur, vous ne savez rien, criait Katerina Ivanovna, nous devons aller sur la perspective Nevski… Sonia, Sonia! Où est-elle? Elle aussi pleure! Mais enfin qu’avez-vous tous?… Kolia, Lena, où allez-vous? s’écria-t-elle tout à coup effrayée. Ô stupides enfants! Kolia, Lena! Mais enfin, où vont-ils?…
Or, voici ce qui était arrivé: les enfants affolés par cette foule et par les excentricités de leur mère avaient été saisis de terreur en voyant l’agent prêt à les arrêter et s’étaient enfuis à toutes jambes.
La pauvre Katerina Ivanovna s’élança à leur poursuite en pleurant et en gémissant. Il était affreux de la voir courir, haletante et sanglotante. Sonia et Poletchka se précipitèrent derrière elle.
– Ramène-les, ramène-les, Sonia! Enfants ingrats et stupides! Polia! rattrape-les… c’est pour vous que j’ai… elle buta, dans sa course, contre un obstacle et tomba.
– Elle s’est blessée, elle est toute couverte de sang! Oh, Seigneur! s’écria Sonia en se penchant sur elle.
Un rassemblement se forma autour des deux femmes. Raskolnikov et Lebeziatnikov avaient été des premiers à accourir, ainsi que le fonctionnaire et le gendarme, qui grognait: «C’est un malheur!» Car il pressentait que l’affaire allait devenir ennuyeuse.
– Circulez! Circulez! Il essayait de disperser la foule des gens qui se pressaient.
– Elle se meurt! cria quelqu’un.
– Elle est devenue folle! fit un autre.
– Pitié, Seigneur! dit une femme en se signant. Est-ce qu’on a retrouvé la petite fille et le garçon? Ah, les voilà, on les ramène, c’est l’aînée qui les a rattrapés… Voyez-moi ces fous!
Mais en examinant attentivement Katerina Ivanovna on s’aperçut qu’elle ne s’était nullement blessée, comme l’avait cru Sonia, et que le sang qui rougissait le pavé avait jailli de sa gorge.
– Je connais ça, fit le fonctionnaire à l’oreille de Raskolnikov et de Lebeziatnikov, c’est la phtisie: le sang jaillit et amène un étouffement. J’ai été témoin d’une crise pareille, c’est une de mes parentes qui en a été prise, elle a rendu ainsi un verre et demi de sang… brusquement… Mais que faire cependant? Elle va mourir!…
– Par ici, apportez-la chez moi, suppliait Sonia, j’habite par ici… Cette maison, la seconde… chez moi, vite! vite!… Faites chercher un médecin… Ô Seigneur!
L’affaire s’arrangea grâce à l’intervention du fonctionnaire. Le sergent de ville aida même à transporter Katerina Ivanovna. On la déposa à moitié morte sur le lit de Sonia. L’hémorragie continuait, mais la malade parut revenir à elle peu à peu.
Dans la pièce, outre Sonia, étaient entrés Raskolnikov, Lebeziatnikov, le fonctionnaire et l’agent qui avait préalablement dispersé les curieux dont plusieurs étaient venus jusqu’à la porte. Poletchka ramena les fugitifs qui tremblaient et pleuraient. On vint également de chez Kapernaoumov, tout d’abord le tailleur lui-même, boiteux et borgne et qui avait l’air bizarre avec ses cheveux et ses favoris raides, puis sa femme qui portait sur sa figure une expression d’épouvante immuable, et quelques-uns de leurs enfants dont le visage n’exprimait qu’une stupeur hébétée. Parmi tout ce monde apparut tout à coup M. Svidrigaïlov. Raskolnikov le regarda avec étonnement. Il ne comprenait pas d’où il sortait et ne se souvenait pas de l’avoir vu dans la foule.
On parla d’appeler un médecin et un prêtre; le fonctionnaire murmura bien à l’oreille de Raskolnikov que les secours de la médecine étaient désormais inutiles, mais il n’en fit pas moins le nécessaire pour les procurer à la malade. Ce fut Kapernaoumov lui-même qui courut chercher le médecin.
Cependant, Katerina Ivanovna avait repris son souffle; l’hémorragie s’était arrêtée. Elle fixait un regard souffrant mais pénétrant sur la pauvre Sonia qui, pâle et tremblante, lui épongeait le front avec un mouchoir. Puis elle demanda à être soulevée. On l’assit sur le lit, en la soutenant de chaque côté avec des oreillers.
– Les enfants, où sont-ils? interrogea-t-elle enfin d’une voix tremblante. Tu les as ramenés, Polia? Oh! les sots… Enfin pourquoi avez-vous fui?… Oh!
Le sang couvrait encore ses lèvres desséchées, elle promena ses yeux autour de la pièce.
– Ainsi, voilà où tu vis, Sonia! Je ne suis jamais venue chez toi et voici que l’occasion s’en présente… Elle la regarda d’un air douloureux.
– Nous t’avons grugée jusqu’au bout, Sonia… Polia, Lena, Kolia, venez ici… Les voilà tous, Sonia, prends-les… je les remets entre tes mains… Moi j’en ai assez, la fête est finie! Ha…! Couchez-moi, laissez-moi au moins mourir tranquillement…
On l’étendit sur l’oreiller.
– Quoi? un prêtre?… inutile… auriez-vous un rouble de trop par hasard?… Je n’ai pas de péchés… Dieu doit me pardonner… Il sait combien j’ai souffert… Et s’il refuse, eh bien, tant pis!…
Un délire fiévreux s’emparait d’elle; ses idées se troublaient de plus en plus; par moments elle tressaillait, promenait ses regards autour d’elle, reconnaissait tout le monde, puis le délire la reprenait. Elle avait la respiration sifflante et pénible, on entendait comme un bouillonnement dans son gosier:
– Je lui dis: «Votre Excellence!»… criait-elle en reprenant son souffle à chaque mot. Cette Amalia Ludwigovna… Ah! Lena, Kolia, les mains aux hanches, vite, vite, glissé, glissé, pas de basque, tapez des pieds!… sois un enfant gracieux.
Du hast Diamanten und Perlen… [99]
«Comment est-ce après? Voilà ce qu’il faudrait chanter…
Du hast die schönsten Augen…
Mädchen, was willst du mehr [100]?…
«Comment, c’est faux? Was willst du mehr? qu’est-ce qu’il va encore inventer l’imbécile?… Ah! oui, il y a encore ceci:
Par les midis brûlants
Des plaines du Daghestan…
«Ah comme j’aimais… j’adorais cette romance, Poletchka!… Tu sais, ton père la chantait quand il était fiancé… Oh! jours!… voilà ce que nous devrions chanter, mais comment est-ce déjà?… voilà que j’ai oublié… mais rappelez-moi donc!…»
Elle semblait en proie à une agitation extraordinaire et tentait de se soulever. Enfin, d’une voix rauque, entrecoupée, sinistre, elle commença, en s’arrêtant pour respirer à chaque mot, tandis que son visage exprimait une frayeur croissante:
Par les midis brûlants…
Des plaines… du Daghestan…
Une balle dans la poitrine…
Puis tout à coup elle fondit en larmes et s’écria d’une voix déchirante: – Excellence, protégez ces orphelins. En souvenir de feu Semion Zakharovitch… on peut même dire aristocratique. Ha! fit-elle en tressaillant, puis elle revint à elle, regarda tout le monde d’un air épouvanté et parut chercher à se rappeler où elle se trouvait, mais elle reconnut Sonia aussitôt et sembla surprise de la voir auprès d’elle: – Sonia! Sonia! fit-elle d’une voix douce et tendre, Sonia, chère, toi aussi tu es ici?
On la souleva de nouveau.
– Assez, l’heure est venue… c’est fini, malheureuse!… la bête est fourbue… Elle est crevée, cria-t-elle avec un amer désespoir, et elle se rejeta sur l’oreiller.
Elle s’assoupit encore, mais ce ne fut pas pour longtemps; son visage jaunâtre et desséché retomba en arrière, sa bouche s’ouvrit, ses jambes se tendirent convulsivement. Elle poussa un profond soupir et mourut.
Sonia se précipita sur son cadavre, l’enlaça, laissant tomber sa tête sur la poitrine décharnée de la morte, puis demeura immobile, pétrifiée. Poletchka se jeta aux pieds de sa mère et se mit à les baiser en sanglotant.
Kolia et Lena, sans comprendre ce qui arrivait, n’en pressentaient pas moins une catastrophe terrible. Ils se tenaient par l’épaule et, après s’être regardés en silence, ouvrirent tout à coup leurs bouches en même temps et se mirent à crier.
Les deux enfants avaient encore leurs costumes de saltimbanques: l’un son turban, l’autre son bonnet garni d’une plume d’autruche.
Par quel hasard le diplôme d’honneur se trouva-t-il tout à coup sur le lit, à côté de Katerina Ivanovna? Il était là, près de l’oreiller, Raskolnikov le vit.
Le jeune homme se dirigea vers la fenêtre. Lebeziatnikov courut le rejoindre.
– Elle est morte, fit ce dernier.
– Rodion Romanovitch, j’ai deux mots importants à vous dire, fit Svidrigaïlov en s’approchant d’eux. Lebeziatnikov céda aussitôt sa place et s’écarta discrètement. Svidrigaïlov, cependant, entraînait dans un coin plus éloigné encore Raskolnikov qui semblait fort intrigué.
– Toute cette histoire, c’est-à-dire l’enterrement et le reste, je m’en charge. Vous savez que j’ai de l’argent dont je n’ai pas besoin; les mioches et Poletchka, je les ferai entrer dans un bon orphelinat et je placerai une somme de quinze cents roubles sur la tête de chacun, jusqu’à leur majorité, pour que Sofia Semionovna puisse vivre tranquille. Quant à elle, je la tirerai du bourbier, car c’est une brave fille, n’est-ce pas? Voilà, vous pourrez dire à Avdotia Romanovna l’emploi que j’ai fait de son argent.
– Dans quel but êtes-vous si généreux? demanda Raskolnikov.
– Eh! sceptique que vous êtes! répondit Svidrigaïlov en riant. Je vous ai pourtant dit que je n’avais pas besoin de cet argent. Vous n’admettez pas que je puisse agir par simple humanité. Car enfin elle n’était pas une vermine (il montrait du doigt le coin où reposait la morte) comme certaine vieille usurière. Ou peut-être est-il préférable que «Loujine vive pour commettre des infamies et qu’elle, elle soit morte»? Sans mon aide, Poletchka, par exemple, prendrait le même chemin que sa sœur…
Son ton malicieux semblait plein de sous-entendus et, tout en parlant, il ne quittait pas des yeux Raskolnikov. Ce dernier pâlit et frissonna en entendant répéter les paroles mêmes qu’il avait dites à Sonia. Il se recula vivement et regarda Svidrigaïlov d’un air étrange.
– Comment savez-vous cela? balbutia-t-il.
– Mais j’habite ici, de l’autre côté de la cloison, chez Mme Resslich. Ici, c’est le logement de Kapernaoumov et là celui de Mme Resslich, ma vieille et excellente amie. Je suis le voisin de Sofia Semionovna.
– Vous?
– Moi, continua Svidrigaïlov en riant à se tordre. Je puis vous donner ma parole d’honneur, mon très cher Rodion Romanovitch, que vous m’avez prodigieusement intéressé. Je vous l’avais bien dit que nous allions nous lier, je vous l’avais prédit; eh bien, voilà qui est fait. Vous verrez quel homme accommodant je suis. Vous verrez qu’on peut encore vivre avec moi!…