La Sibérie. Au bord d’un fleuve large et désert, une ville, un des centres administratifs de la Russie. Cette ville renferme une forteresse qui, à son tour, contient une prison. Dans cette prison se trouve détenu, depuis neuf mois, le condamné aux travaux forcés (de seconde catégorie [116]) Rodion Raskolnikov. Près d’un an et demi s’est écoulé depuis le jour où il a commis son crime. L’instruction de son affaire n’a guère rencontré de difficultés. Le coupable renouvela ses aveux avec autant de force que de précision, sans embrouiller les circonstances, sans chercher à adoucir l’horreur de son forfait, ni à altérer la vérité des faits, sans oublier le moindre incident. Il fit un récit détaillé de l’assassinat et éclaircit le mystère du gage trouvé entre les mains de la vieille (c’était, si l’on s’en souvient, une planchette de bois jointe à une plaque de fer). Il raconta comment il avait pris les clefs dans la poche de la morte, les décrivit minutieusement, ainsi que le coffre auquel elles s’adaptaient et son contenu. Il énuméra même certains objets qu’il y avait trouvés, expliqua le meurtre de Lizaveta resté jusque-là une énigme. Il raconta comment Koch, suivi bientôt de l’étudiant, était venu frapper à la porte et rapporta mot à mot la conversation tenue par les deux hommes. Ensuite, lui, l’assassin s’était élancé dans l’escalier; il avait entendu les cris de Mikolka et de Mitka et s’était caché dans l’appartement vide. Il désigna, pour en finir, une pierre près de la porte cochère d’une cour du boulevard Vosnessenski, sous laquelle furent trouvés les objets volés et la bourse de la vieille. Bref, la lumière fut faite sur tous les points. Ce qui, entre autres bizarreries, étonna particulièrement les magistrats instructeurs et les juges, fut qu’il avait enfoui son butin sans en tirer profit et surtout que, non seulement il ne se souvenait point des objets volés, mais qu’il se trompait encore sur leur nombre.
On jugeait surtout invraisemblable qu’il n’eût pas songé à ouvrir la bourse et qu’il continuât à en ignorer le contenu: trois cent dix-sept roubles et trois pièces de vingt kopecks. Les plus gros billets, placés au-dessus des autres, avaient été considérablement détériorés pendant leur long séjour sous la pierre. On s’ingénia longtemps à deviner pourquoi l’accusé mentait sur ce seul point, alors qu’il avait spontanément dit la vérité sur tout le reste.
Enfin, quelques-uns, surtout parmi les psychologues, admirent qu’il se pouvait, en effet, qu’il n’eût pas ouvert la bourse et s’en fût débarrassé sans savoir ce qu’elle contenait et ils en tirèrent aussitôt la conclusion que le crime avait été commis sous l’influence d’un accès de folie momentané. Le coupable avait cédé à la manie de l’assassinat et du vol, sans aucun but ou calcul intéressé. C’était une occasion de mettre en avant une théorie par laquelle on tente d’expliquer aujourd’hui certains crimes. D’ailleurs, la neurasthénie dont souffrait Raskolnikov était attestée par de nombreux témoins, le docteur Zossimov par exemple, ses camarades, son ancienne logeuse et la servante. Tout cela faisait naître l’idée qu’il n’était pas un assassin ordinaire, un vulgaire escarpe, mais qu’il y avait autre chose dans son cas. Au grand dépit de ceux qui pensaient ainsi, Raskolnikov n’essaya guère de se défendre: interrogé sur les motifs qui l’avaient entraîné au meurtre et au vol, il répondit avec une franchise brutale qu’il y avait été poussé par la misère et le désir d’assurer ses débuts grâce à la somme de trois mille roubles, au moins, qu’il espérait trouver chez sa victime. C’était son caractère bas et léger, aigri au surplus par les privations et les échecs, qui avait fait de lui un assassin. Quand on lui demanda ce qui l’avait incité à aller se dénoncer, il répondit que c’était un repentir sincère. Tout cela parut peu délicat…
L’arrêt, cependant, fut moins sévère qu’on aurait pu s’y attendre étant donné le crime; peut-être sut-on gré à l’accusé de ce que, loin de chercher à se justifier, il s’était plutôt appliqué à se charger lui-même. Toutes les particularités si bizarres de la cause furent prises en considération. L’état maladif et le dénuement où il se trouvait avant l’accomplissement de son crime ne pouvaient être mis en doute. Le fait qu’il n’avait pas profité de son butin fut attribué pour une part à un remords tardif et pour le reste à un dérangement passager de ses facultés cérébrales au moment du crime. Le meurtre nullement prémédité de Lizaveta fournit même un argument à l’appui de cette dernière thèse: il commet deux assassinats et en même temps il oublie qu’il a laissé la porte ouverte! Enfin il était venu se dénoncer, et cela au moment où les aveux fantaisistes d’un fanatique affolé (Nikolaï) avaient embrouillé complètement l’affaire et où, d’autre part, la justice n’avait, non seulement aucune preuve à sa disposition, mais ne soupçonnait même pas le coupable. (Porphyre Petrovitch avait religieusement tenu parole.) Toutes ces circonstances contribuèrent à adoucir considérablement le verdict. D’autre part, les débats avaient mis brusquement en évidence d’autres faits favorables à l’accusé: des documents présentés par l’ancien étudiant Razoumikhine établissaient que, pendant qu’il était à l’Université, l’assassin Raskolnikov avait, six mois durant, partagé ses maigres ressources, jusqu’au dernier sou, avec un camarade nécessiteux et poitrinaire. Après la mort de ce dernier, il s’était occupé de son vieux père tombé en enfance (qui l’avait nourri et entretenu depuis l’âge de treize ans) et avait réussi à le faire entrer dans un hospice. Plus tard, il avait pourvu aux frais de son enterrement.
Tous ces témoignages influèrent fort heureusement sur le sort de l’accusé. Son ancienne logeuse, la veuve Zarnitsyna, la mère de sa fiancée, vint également témoigner qu’à l’époque où elle habitait aux Cinq-Coins avec son locataire, une nuit qu’un incendie s’était déclaré dans une maison voisine, Raskolnikov avait, au péril de sa vie, sauvé des flammes deux petits enfants et reçu même quelques brûlures. Ce témoignage fut scrupuleusement contrôlé par une enquête et de nombreux témoins vinrent en certifier l’exactitude. Bref, la Cour, prenant en considération l’aveu spontané du coupable et ses bons antécédents, ne le condamna qu’à huit années de travaux forcés (deuxième catégorie).
Les débats étaient à peine ouverts que la mère de Raskolnikov tombait malade. Dounia et Razoumikhine s’arrangèrent pour l’éloigner de Pétersbourg pendant toute l’instruction du procès. Dmitri Prokofitch choisit une ville desservie par le chemin de fer et située à peu de distance de la capitale, afin de pouvoir suivre assidûment les audiences et voir aussi souvent que possible Avdotia Romanovna. La maladie de Poulkheria Alexandrovna était une affection nerveuse assez bizarre, accompagnée d’un dérangement au moins partiel des facultés mentales.
En rentrant chez elle, après sa suprême entrevue avec son frère, Dounia avait trouvé sa mère très souffrante, en proie à la fièvre et au délire. Elle convint le même soir avec Razoumikhine des réponses à faire à Poulkheria Alexandrovna lorsqu’elle les interrogerait sur son fils: ils imaginèrent même tout un roman sur le départ de Rodion pour une mission longue et lointaine dans une province aux confins de la Russie, qui devait lui rapporter beaucoup d’honneur et de profits. Mais, à leur grande surprise, la vieille femme ne les questionna jamais ce sujet. Elle avait, au contraire, inventé elle-même une histoire pour expliquer le départ précipité de son fils. Elle racontait en pleurant la scène de leurs adieux et laissait entendre qu’elle était seule à connaître certaines circonstances fort graves et mystérieuses. Rodia, affirmait-elle, avait des ennemis puissants dont il devait se cacher. Quant à son avenir, elle non plus ne doutait pas qu’il serait très brillant quand certaines difficultés seraient aplanies; elle assurait à Razoumikhine que son fils deviendrait un jour un homme d’État; elle n’en voulait pour preuve que l’article qu’il avait écrit et qui dénotait un si remarquable talent littéraire! Cet article, elle le relisait sans cesse, parfois à haute voix; elle ne le quittait même pas pour dormir, et cependant elle ne demandait jamais où se trouvait Rodia à présent, quoique le soin qu’on prît pour éviter ce sujet dût lui paraître suspect. Le silence étrange où se renfermait Poulkheria Alexandrovna finit par inquiéter Avdotia Romanovna et Razoumikhine. Ainsi, elle ne se plaignait même pas du silence de son fils, alors qu’autrefois, dans sa petite ville, elle vivait de l’espoir de recevoir enfin une lettre de son bien-aimé Rodia. Cette dernière circonstance parut si inexplicable à Dounia qu’elle en fut vivement alarmée. L’idée lui vint que sa mère pressentait qu’un malheur terrible était arrivé à Rodia et n’osait l’interroger de peur d’apprendre quelque chose de plus affreux que ce qu’elle pouvait prévoir. Quoi qu’il en fût, Dounia se rendait parfaitement compte que sa mère avait le cerveau détraqué. À une ou deux reprises, du reste, Poulkheria Alexandrovna s’était arrangée pour conduire l’entretien de manière à apprendre où se trouvait Rodia. Les réponses, nécessairement embarrassées et inquiètes qu’elle avait reçues, l’avaient plongée dans une tristesse profonde, et, pendant fort longtemps, on la vit sombre et taciturne.
Enfin, Dounia comprit qu’il était difficile de toujours mentir, d’inventer des histoires et décida de se renfermer dans un silence absolu sur certains points. Mais il devint de plus en plus évident que la pauvre mère soupçonnait quelque chose d’affreux. Dounia se souvint notamment d’avoir appris par son frère que Poulkheria Alexandrovna l’avait entendue rêver tout haut la nuit qui avait suivi son entretien avec Svidrigaïlov. Les phrases qui lui avaient échappé n’avaient-elles pas éclairé la pauvre femme? Souvent, après des jours et des semaines de mutisme et de larmes, celle-ci était prise d’une agitation maladive; elle se mettait à monologuer à haute voix sans s’arrêter, à parler de son fils, de ses espérances, de l’avenir. Ses inventions étaient parfois fort bizarres. On faisait semblant de partager son avis (peut-être n’était-elle même pas dupe de cet assentiment). Néanmoins, elle ne cessait de parler…
Le jugement fut rendu cinq mois après l’aveu. Razoumikhine allait voir Raskolnikov aussi souvent que possible dans sa prison, Sonia également. Vint enfin le moment de la séparation. Dounia et Razoumikhine assuraient qu’elle ne serait pas éternelle. L’ardent jeune homme avait fermement arrêté ses projets dans son esprit: il désirait amasser quelque argent pendant les trois ou quatre années suivantes, puis se transporter, avec la famille de Rodia, en Sibérie, pays où tant de richesses n’attendent, pour être mises en valeur, que des capitaux et des bras. Là, on s’installerait dans la ville où serait Rodia… et on commencerait tous ensemble une vie nouvelle. Tous versèrent des larmes en se disant adieu. Les derniers jours, Raskolnikov paraissait extrêmement soucieux; il multipliait les questions au sujet de sa mère et s’inquiétait constamment d’elle. Cette anxiété finit même par troubler Dounia. Quand on lui donna tous les détails sur la maladie de Poulkheria Alexandrovna, il s’assombrit encore. Avec Sonia, il se montrait particulièrement silencieux. Munie de l’argent que Svidrigaïlov lui avait remis, la jeune fille s’était depuis longtemps préparée à suivre le convoi de prisonniers dont Raskolnikov ferait partie. Ils n’avaient jamais échangé un mot sur ce sujet, mais tous deux savaient qu’il en serait ainsi. Au moment des derniers adieux, le condamné eut un sourire étrange en entendant sa sœur et Razoumikhine lui parler chaleureusement de l’avenir prospère qui s’ouvrirait pour eux à sa sortie de prison. Il prévoyait une issue fatale à la maladie de sa mère. Il partit enfin. Sonia le suivit.
Deux mois plus tard, Dounetchka épousait Razoumikhine. Ce fut une cérémonie triste et paisible. Parmi les invités se trouvaient, entre autres, Porphyre Petrovitch et Zamiotov. Razoumikhine, depuis quelque temps, semblait animé d’une résolution inébranlable. Dounia lui témoignait une foi aveugle et croyait à la réalisation de ses projets. D’ailleurs, il aurait été difficile de ne point lui faire confiance, car on sentait en cet homme une volonté de fer. Il était entré à l’Université afin de terminer ses études, et tous deux élaboraient sans cesse des plans d’avenir. Ils avaient la ferme intention d’émigrer en Sibérie dans cinq ans. En attendant, ils comptaient sur Sonia pour les remplacer.
Poulkheria Alexandrovna bénit de tout son cœur l’union de sa fille avec Razoumikhine. Mais, après ce mariage, elle parut devenir plus soucieuse et plus triste encore. Pour lui procurer un moment agréable, Razoumikhine lui apprit la belle conduite de Raskolnikov à l’égard de l’étudiant et de son vieux père. Il lui raconta également comment Rodia avait reçu de graves brûlures en risquant sa vie pour sauver deux petits enfants dans un incendie. Ces deux récits exaltèrent au plus haut point l’esprit déjà troublé de Poulkheria Alexandrovna. Elle ne parla plus que de cela. Dans la rue même, elle faisait part de ces nouvelles aux passants, quoique Dounia l’accompagnât toujours. Dans les voitures publiques, dans les boutiques, dès qu’il lui arrivait de trouver un auditeur bénévole, elle se mettait à l’entretenir de son fils, de l’article qu’il avait écrit, de sa bienfaisance à l’égard d’un étudiant, du dévouement dont il avait fait preuve dans un incendie, des brûlures qu’il avait reçues, etc. Dounetchka ne savait comment l’arrêter; sans parler du danger que présentait cette exaltation maladive, il pouvait arriver que quelqu’un, entendant prononcer le nom de Raskolnikov, se souvînt du procès tout récent et se mît à en parler. Poulkheria Alexandrovna se procura l’adresse des deux enfants sauvés par son fils et voulut à toute force aller les voir. Enfin, elle atteignit les dernières limites de l’agitation. Parfois, elle fondait brusquement en larmes; elle était saisie de fréquents accès de fièvre, accompagnés de délire. Un matin, elle déclara que, d’après ses calculs, Rodia devait bientôt revenir, car elle se rappelait que lui-même avait demandé, en lui faisant ses adieux, de l’attendre dans un délai de neuf mois. Elle se mit donc à ranger le logement en vue de l’arrivée prochaine de son fils, à préparer la chambre qu’elle lui destinait (la sienne), à épousseter les meubles, à laver le parquet, à changer les rideaux, etc. Dounia était fort tourmentée de la voir en cet état, mais ne disait rien et l’aidait même à tout organiser pour la réception de son frère.
Enfin, après une journée agitée et remplie de visions folles, de rêves joyeux et de larmes, Poulkheria Alexandrovna fut prise d’une fièvre chaude. Elle mourut quinze jours après. Les paroles qui lui échappaient dans le délire firent soupçonner à son entourage qu’elle en savait sur le sort de son fils beaucoup plus qu’on n’aurait pu le supposer.
Raskolnikov ignora longtemps la mort de sa mère, bien qu’il reçût régulièrement, depuis son arrivée en Sibérie, des nouvelles de sa famille par l’entremise de Sonia, qui écrivait tous les mois à l’adresse de Razoumikhine et recevait chaque fois une réponse de Pétersbourg. Les lettres de Sonia parurent d’abord à Dounia et à Razoumikhine trop sèches. Elles ne les satisfaisaient point; mais, plus tard, ils comprirent qu’elle ne pouvait en écrire de meilleures, et qu’en somme ces lettres leur donnaient une idée parfaite et précise de la vie de leur malheureux frère, car elles abondaient en détails sur la vie quotidienne. Sonia décrivait, d’une façon très simple et minutieuse, l’existence de Raskolnikov au bagne. Elle ne parlait pas de ses propres espoirs, de ses plans d’avenir, ni de ses sentiments personnels. Au lieu de chercher à expliquer l’état moral, la vie intérieure du condamné, à interpréter certains de ses gestes, elle se bornait à citer des faits, c’est-à-dire les paroles mêmes prononcées par Rodion, à donner des nouvelles de sa santé, à répéter les désirs qu’il avait manifestés, les commissions dont il l’avait chargée, etc. Grâce à ces renseignements extrêmement détaillés, ils crurent bientôt voir leur malheureux frère devant eux et ils ne pouvaient se tromper en se le représentant, car ils ne s’appuyaient que sur des données bien établies.
Pourtant, les nouvelles qu’ils recevaient n’avaient, au début surtout, rien de consolant pour eux. Sonia racontait à Dounia et à son mari que Rodion était toujours sombre et taciturne, qu’il se montrait indifférent aux nouvelles de Pétersbourg communiquées par la jeune fille, qu’il l’interrogeait parfois sur sa mère et quand Sonia, voyant qu’il soupçonnait la vérité, lui apprit la mort de Poulkheria Alexandrovna, elle remarqua, à sa grande surprise, qu’il restait à peu près impassible. Bien qu’il fût, visiblement, absorbé par lui-même, écrivait-elle, et étranger à ce qui l’entourait, il envisageait avec beaucoup de droiture et de simplicité sa vie nouvelle. Il se rendait parfaitement compte de sa situation et n’attendait rien de mieux d’ici longtemps. Il ne se berçait d’aucun vain espoir (chose naturelle dans son cas) et ne semblait éprouver aucun étonnement dans ce milieu nouveau, si différent de celui où il avait vécu autrefois. Sa santé était satisfaisante. Il allait au travail sans répugnance ni empressement, se bornant à ne point éviter les corvées sans les rechercher. Quant à la nourriture, il s’y montrait indifférent, quoique, les dimanches et les jours de fête exceptés, elle fût si détestable qu’il se décida enfin à accepter de Sonia quelque argent pour se procurer tous les jours du thé. Pour le reste, il lui demandait de ne pas s’en soucier, en lui assurant qu’il lui serait désagréable de voir qu’on s’occupait de lui. Dans une autre lettre, elle leur apprit qu’il couchait avec tous les autres détenus. Elle n’avait jamais visité la forteresse où ils étaient logés, mais certains indices lui faisaient croire qu’il vivait fort à l’étroit et dans des conditions affreuses et malsaines. Il couchait sur un grabat simplement recouvert d’une étoffe rugueuse et ne songeait même pas à s’installer plus confortablement. S’il refusait ainsi tout ce qui pouvait adoucir son existence et la rendre moins grossière, ce n’était nullement par principe, mais simplement par apathie et par indifférence pour son sort. Sonia avouait qu’au début ses visites, loin de faire plaisir à Raskolnikov, lui causaient une certaine irritation. Il n’ouvrait la bouche que pour la rudoyer. Plus tard, il est vrai, il s’habitua à ces visites et elles lui devinrent presque indispensables, au point qu’il parut tout mélancolique lorsqu’une indisposition obligea la jeune fille à les interrompre pendant quelque temps. Aux jours de fête, elle voyait le prisonnier devant la porte de la prison ou au corps de garde, où on le laissait venir quelques minutes quand elle le faisait appeler. En semaine, elle allait le retrouver pendant le travail dans les ateliers ou à la bijouterie où il était occupé, ou encore dans les hangars au bord de l’Irtych. En ce qui la concernait, Sonia leur faisait savoir qu’elle avait réussi à se créer des relations et quelques protections dans sa nouvelle existence. Elle s’occupait de couture, et comme la ville manquait de couturières, elle s’était fait une jolie clientèle. Ce qu’elle ne disait pas, c’était qu’elle avait réussi à intéresser les autorités au sort de Raskolnikov et à le faire exempter des travaux les plus durs. Enfin, Dounia et Razoumikhine furent avisés (cette lettre parut à Dounia pleine d’angoisse et d’effroi comme toutes les dernières missives de Sonia) que Raskolnikov fuyait tout le monde, que ses compagnons de bagne ne l’aimaient point, bref qu’il passait des journées entières sans dire un mot et devenait très pâle. Dans une dernière lettre, Sonia écrivit qu’il était tombé gravement malade et avait été transporté à l’hôpital du bagne.
Sa maladie couvait depuis longtemps, mais ce n’étaient ni les horreurs de la vie du bagne, ni les travaux forcés, ni la nourriture, ni la honte d’avoir la tête rasée et d’être vêtu de haillons qui l’avaient brisé. Oh! que lui importaient toutes ces misères et ces tortures! Il était, au contraire, bien aise de travailler; la fatigue physique lui procurait au moins quelques heures de sommeil paisible. Et que signifiait pour lui la nourriture? Cette mauvaise soupe aux choux où nageaient les blattes! Il avait vu bien pis jadis, quand il était étudiant. Ses habits étaient chauds, adaptés à son genre de vie. Quant à ses fers, il n’en sentait même pas le poids. Refilait l’humiliation d’avoir la tête rasée et de porter la livrée du bagne. Mais devant qui en aurait-il rougi? Devant Sonia? Elle le redoutait. Et quelle honte pouvait-il éprouver devant elle? Pourtant, il rougissait devant Sonia elle-même et, pour s’en venger, se montrait grossier et méprisant à son égard. Mais sa honte n’était causée ni par sa tête rasée ni par ses fers. Sa fierté avait été cruellement blessée et il était malade de cette blessure. Qu’il eût été heureux de pouvoir s’accuser lui-même! Il lui aurait été facile alors de tout supporter, même la honte et le déshonneur; mais il avait beau se montrer sévère envers lui-même, sa conscience endurcie ne trouvait aucune faute particulièrement grave dans tout son passé. Il ne se reprochait que d’avoir échoué, chose qui pouvait arriver à tout le monde. Ce qui l’humiliait, c’était de se dire que lui, Raskolnikov, était sottement perdu à jamais par un arrêt aveugle du destin, et qu’il devait se soumettre, se résigner à l’«absurdité» de ce jugement sans appel s’il voulait recouvrer un semblant de calme. Une inquiétude sans objet et sans but dans le présent, un sacrifice continuel et stérile dans l’avenir, voilà tout ce qui lui restait sur terre. Vaine consolation pour lui que de se dire que, dans huit ans, il n’aurait que trente-deux ans et qu’il pourrait alors recommencer sa vie. Pourquoi vivre? Pour quels projets? Vers quoi tendre ses efforts? Vivre pour une idée, pour un espoir, même pour un caprice, vivre simplement ne lui avait jamais suffi. Il voulait toujours davantage. Peut-être était-ce la violence de ses désirs qui lui avait fait croire autrefois qu’il était un de ces hommes auxquels il est permis davantage qu’au commun des mortels! Encore si la destinée lui avait envoyé le repentir, le repentir poignant qui brise le cœur, chasse le sommeil, un repentir dont les affres font rêver d’un nœud coulant, d’eau profonde… Oh! il l’aurait accueilli avec bonheur. Souffrir et pleurer, c’est encore vivre. Mais il n’éprouvait aucun repentir de son crime. Du moins aurait-il pu se reprocher sa sottise, comme il s’en était voulu autrefois pour les actes stupides et monstrueux qui l’avaient mené en prison. Mais, quand il réfléchissait maintenant, dans le loisir de la captivité, à toute sa conduite passée, il était loin de la trouver aussi stupide et monstrueuse qu’elle lui avait paru à cette époque tragique de sa vie.
«En quoi, pensait-il, non, mais en quoi mon idée était-elle plus bête que les idées et les théories qui errent et se livrent bataille dans le monde depuis que le monde existe? Il suffit d’envisager la chose d’une façon large, indépendante, de se dégager de ses préjugés, et alors mon plan ne paraîtra plus aussi… bizarre. Oh! négateurs, sages philosophes de quatre sous, pourquoi vous arrêtez-vous à mi-chemin? Oui, pourquoi mon acte leur a-t-il semblé monstrueux? se demandait-il. Parce que c’est un crime? Que veut dire ce mot «crime»? Ma conscience est tranquille. Sans doute, j’ai commis un acte illicite; j’ai violé la loi et versé le sang. Eh bien, pour cette loi transgressée, prenez ma tête et voilà tout. Certes, dans ce cas, de nombreux bienfaiteurs de l’humanité, qui s’emparèrent du pouvoir au lieu d’en hériter dès le début de leur carrière, auraient dû être livrés au supplice, mais ces hommes ont réalisé leurs projets; ils sont allés jusqu’au bout de leur chemin et leur réussite justifie leurs actes, tandis que moi, je n’ai pas su poursuivre le mien, ce qui prouve que je n’avais pas le droit de m’y engager.»
C’était là le seul tort qu’il se reconnût, celui d’avoir faibli et d’être allé se dénoncer. Une autre pensée le faisait également souffrir. Pourquoi ne s’était-il pas suicidé? Pourquoi avait-il hésité, penché sur le fleuve, et, plutôt que de se jeter à l’eau, préféré se livrer à la police? L’amour de la vie était-il donc un sentiment si pressant, si difficile à vaincre? Svidrigaïlov en avait bien triomphé pourtant, lui qui redoutait la mort…
Il réfléchissait douloureusement à cette question et ne pouvait comprendre qu’au moment où, penché sur l’eau de la Néva, il songeait au suicide, peut-être pressentait-il déjà son erreur profonde et la duperie de ses convictions. Il ne comprenait pas que ce pressentiment pouvait contenir le germe d’une nouvelle conception de la vie et qu’il annonçait sa résurrection.
Il admettait plutôt qu’il avait cédé à la force obscure de l’instinct (par lâcheté et par faiblesse). Il observait avec étonnement ses camarades du bagne. Comme ils aimaient la vie tous, combien précieuse elle leur semblait. Il lui parut même que ce sentiment était plus vif chez le prisonnier que chez l’homme libre. Quelles horribles souffrances avaient endurées certains d’entre eux, les vagabonds par exemple! Se pouvait-il qu’un rayon de soleil, une forêt ombreuse, un ruisselet frais coulant au fond d’une solitude ignorée, eussent tant de prix à leurs yeux; que cette source glacée rencontrée peut-être trois ans auparavant, ils y pensent encore comme un amant rêve à sa maîtresse! Ils la voient en songe dans sa ceinture d’herbes vertes, avec l’oiseau qui chante sur la branche voisine. À mesure qu’il observait ces hommes, il découvrait des faits plus inexplicables encore.
Certes, bien des choses lui échappaient dans le bagne, dans ce milieu qui l’entourait, et peut-être ne voulait-il pas les voir. Il vivait en quelque sorte les yeux baissés, car ce qu’il pouvait voir lui semblait répugnant et insupportable. Mais, à la longue, certaines particularités le frappèrent et il finit par remarquer ce dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Ce qui l’étonnait le plus, c’était l’abîme effrayant, infranchissable, qui s’ouvrait entre lui et ces hommes. On eût dit qu’ils appartenaient à des races différentes. Ils se regardaient mutuellement avec une méfiance hostile. Il connaissait et comprenait les causes générales de ce phénomène, mais n’avait jamais supposé qu’elles fussent si fortes et si profondes. Au bagne, se trouvaient également des condamnés politiques polonais exilés en Sibérie. Ceux-là considéraient les criminels de droit commun comme des brutes ignorantes et n’avaient pour eux que du mépris, mais Raskolnikov ne pouvait partager cette manière de voir; il apercevait clairement que, sous beaucoup de rapports, ces brutes étaient bien plus intelligentes que les Polonais. Puis il y avait des Russes, un officier et deux anciens séminaristes qui, eux aussi, dédaignaient cette plèbe; leur erreur n’échappait pas davantage à Raskolnikov.
Quant à lui, on ne l’aimait pas et tous l’évitaient. On finit même pas le haïr. Pourquoi? Il l’ignorait. On le méprisait, il était l’objet des railleries. Des condamnés bien plus coupables que lui, se moquaient de son crime.
– Toi, tu es un seigneur, lui disaient-ils. Était-ce à toi d’assassiner à coups de hache?
– Ce n’est pas l’affaire d’un barine!
La seconde semaine du grand carême, ce fut son tour de faire ses pâques avec sa chambrée. Il allait à l’église et priait avec ses compagnons. Un jour, sans qu’il sût lui-même à quel propos, une querelle éclata entre lui et ses codétenus. Tous l’assaillirent avec rage.
– Tu es un athée. Tu ne crois pas en Dieu, lui criaient-ils. Il faut te tuer.
Jamais il ne leur avait parlé de Dieu ni de religion, et pourtant ils voulaient le tuer comme mécréant. Il ne leur répondit rien. Un prisonnier, au comble de l’exaspération, s’élançait déjà sur lui. Raskolnikov, calme et silencieux, l’attendit sans sourciller, sans qu’un muscle de son visage tressaillît. Un garde-chiourme s’interposa à temps: un instant de plus et le sang coulait.
Restait une autre question qu’il n’arrivait pas à résoudre: pourquoi tous aimaient-ils tant Sonia? Elle ne cherchait pas à gagner leurs bonnes grâces; ils la voyaient rarement et n’avaient l’occasion de la rencontrer qu’au chantier ou à l’atelier, où elle venait retrouver Raskolnikov. Et cependant, tous la connaissaient et tous savaient qu’elle l’avait suivi au bagne; ils étaient au courant de sa vie, ils connaissaient son adresse. La jeune fille ne leur donnait pas d’argent, elle ne leur rendait guère de services. Une fois seulement, à la Noël, elle apporta un cadeau pour toute la prison, des pâtés et de grands pains russes. Mais, peu à peu, entre eux et Sonia s’établirent des rapports plus intimes; elle écrivait des lettres à leurs familles et les mettait à la poste. Quand leurs proches venaient en ville, c’était sur leur indication qu’ils remettaient à Sonia les effets et même l’argent qui leur étaient destinés. Leurs femmes et leurs maîtresses la connaissaient et lui rendaient visite. Lorsqu’elle venait voir Raskolnikov en train de travailler parmi ses compagnons ou qu’elle rencontrait un groupe de prisonniers se rendant à l’ouvrage, tous ôtaient leurs bonnets et la saluaient. «Chère Sofia Semionovna, tu es notre mère douce et secourable», disaient ces galériens, ces êtres grossiers et endurcis, à la frêle petite créature. Elle souriait en leur rendant leur salut à tous, ils aimaient ce sourire. Ils aimaient même sa démarche et se retournaient pour la suivre des yeux lorsqu’elle s’en allait, en célébrant ses louanges. Ils louaient jusqu’à sa petite taille; ils ne savaient plus quels éloges lui adresser. Ils allaient même la consulter dans leurs maladies. Raskolnikov passa à l’hôpital toute la fin du carême et la première semaine de Pâques. En revenant à la santé, il se rappela les cauchemars qu’il avait eus dans le délire de la fièvre. Il lui semblait voir le monde entier désolé par un fléau terrible et sans précédent qui, venu du fond de l’Asie, s’était abattu sur l’Europe. Tous devaient périr, sauf quelques rares élus. Des trichines microscopiques, d’une espèce inconnue jusque-là, s’introduisaient dans l’organisme humain. Mais ces corpuscules étaient des esprits doués d’intelligence et de volonté. Les individus qui en étaient infectés devenaient à l’instant même déséquilibrés et fous. Toutefois, chose étrange, jamais les hommes ne s’étaient crus aussi sages, aussi sûrs de posséder la vérité. Jamais ils n’avaient eu pareille confiance en l’infaillibilité de leurs jugements, de leurs théories scientifiques, de leurs principes moraux. Des villages, des villes, des peuples entiers, étaient atteints de ce mal et perdaient la raison. Tous étaient en proie à l’angoisse et hors d’état de se comprendre les uns les autres. Chacun cependant croyait être seul à posséder la vérité et se désolait en considérant ses semblables. Chacun, à cette vue, se frappait la poitrine, se tordait les mains et pleurait… Ils ne pouvaient s’entendre sur les sanctions à prendre, sur le bien et le mal et ne savaient qui condamner ou absoudre. Ils s’entretuaient dans une sorte de fureur absurde. Ils se réunissaient et formaient d’immenses armées pour marcher les uns contre les autres, mais, la campagne à peine commencée, la division se mettait dans les troupes, les rangs étaient rompus, les hommes s’égorgeaient entre eux et se dévoraient mutuellement. Dans les villes, le tocsin retentissait du matin au soir. Tout le monde était appelé aux armes, mais par qui? Pourquoi? Personne n’aurait pu le dire et la panique se répandait. On abandonnait les métiers les plus simples, car chacun proposait des idées, des réformes sur lesquelles on ne pouvait arriver à s’entendre; l’agriculture était délaissée. Çà et là, les hommes formaient des groupes; ils se juraient de ne point se séparer, et, une minute plus tard, oubliaient la résolution prise et commençaient à s’accuser mutuellement, à se battre, à s’entre-tuer. Les incendies, la famine éclataient partout. Hommes et choses, tout périssait. Cependant, le fléau étendait de plus en plus ses ravages. Seuls, dans le monde entier, pouvaient être sauvés quelques hommes élus, des hommes purs, destinés à commencer une nouvelle race humaine, à renouveler et à purifier la terre; mais nul ne les avait vus et personne n’avait entendu leurs paroles, ni même le son de leurs voix.
Raskolnikov souffrait, car l’impression pénible de ce songe absurde ne s’effaçait point. On était déjà à la deuxième semaine après Pâques. Les journées devenaient tièdes, claires et vraiment printanières. On ouvrait les fenêtres de l’hôpital (des fenêtres grillagées sous lesquelles allait et venait un factionnaire). Pendant tout le temps de sa maladie, Sonia n’avait pu le voir que deux fois et encore lui fallait-il préalablement demander une autorisation difficile à obtenir. Mais souvent, surtout vers la fin du jour, elle venait dans la cour de l’hôpital, parfois simplement pour le regarder une minute, de loin, par la fenêtre.
Un soir, il était déjà presque guéri, Raskolnikov s’endormit. À son réveil, il s’approcha par hasard de la croisée et aperçut Sonia debout près de la porte cochère. Elle semblait attendre quelque chose. Raskolnikov tressaillit; une douleur lui transperçait le cœur. Il s’éloigna en toute hâte de la fenêtre. Le lendemain, Sonia ne vint pas, le surlendemain non plus. Il remarqua qu’il l’attendait anxieusement. Enfin, il quitta l’hôpital. Lorsqu’il revint au bagne, ses compagnons lui apprirent que Sofia Semionovna était malade et gardait le lit. Fort inquiet, il envoya prendre de ses nouvelles; il apprit bientôt que sa maladie n’était pas grave. De son côté, Sonia, le voyant tourmenté par son état, lui écrivit une lettre au crayon pour lui dire qu’elle allait beaucoup mieux et n’avait souffert que d’un refroidissement. Elle lui promettait d’aller le voir le plus tôt possible aux travaux forcés. Le cœur de Raskolnikov se mit à battre violemment.
La journée était encore belle et chaude. À six heures du matin, il s’en alla travailler au bord du fleuve où l’on avait établi, dans un hangar, un four à cuire l’albâtre. Ils n’étaient à ce four que trois ouvriers. L’un d’eux, accompagné du garde-chiourme, partit chercher un instrument dans la forteresse; le second commença à chauffer le four. Raskolnikov sortit du hangar, s’assit sur un tas de bois amoncelé sur la berge et se mit à contempler le fleuve large et désert. De cette rive élevée, on découvrait une vaste étendue de pays. Du bord opposé et lointain arrivait un chant dont l’écho retentissait aux oreilles du prisonnier. Là, dans la steppe immense inondée de soleil, apparaissaient, ça et là, en points noirs à peine perceptibles, les tentes des nomades. Là était la liberté, là vivaient des hommes qui ne ressemblaient en rien à ceux du bagne. On eût dit que là le temps s’était arrêté à l’époque d’Abraham et de ses troupeaux. Raskolnikov regardait cette lointaine vision, les yeux fixes, sans bouger… Il ne réfléchissait plus; il rêvait et contemplait, mais en même temps une inquiétude vague l’oppressait.
Tout à coup, Sonia se trouva à ses côtés. Elle s’était approchée sans bruit et assise près de lui. La journée était fort peu avancée et la fraîcheur matinale se faisait encore sentir. Elle portait sa vieille cape râpée et son châle vert. Son visage, épuisé, pâle et amaigri, gardait les traces de sa maladie. Elle sourit au prisonnier d’un air aimable et heureux, mais, selon son habitude, ne lui tendit la main que timidement.
Elle faisait toujours ce geste avec timidité, parfois même elle s’en abstenait de peur de lui voir repousser sa main tendue, et lui semblait toujours la prendre avec répugnance. Parfois même, il paraissait fâché de la voir et il n’ouvrait pas la bouche tout le temps de sa visite. Certains jours, elle tremblait devant lui et le quittait profondément affligée. Maintenant, au contraire, leurs mains ne pouvaient rompre leur étreinte. Il lui jeta un rapide coup d’œil, ne proféra pas un mot et baissa les yeux. Ils étaient seuls, nul ne pouvait les voir. Le garde-chiourme s’était détourné. Soudain, et sans que le prisonnier sût comment cela était arrivé, une force invincible le jeta aux pieds de la jeune fille. Il se mit à pleurer en enlaçant ses genoux. Au premier moment elle fut terriblement effrayée et son visage devint mortellement pâle. Elle bondit sur ses pieds et le regarda en tremblant, mais, au même instant, elle comprit tout. Un bonheur infini rayonna dans ses yeux. Elle comprit qu’il l’aimait, oui, elle n’en pouvait douter. Il l’aimait d’un amour sans bornes; la minute si longtemps attendue était donc arrivée!
Ils voulaient parler, mais ne purent prononcer un mot. Des larmes brillaient dans leurs yeux. Tous deux étaient maigres et pâles, mais, sur ces pauvres visages ravagés, brillait l’aube d une vie nouvelle, celle d’une résurrection. C’était l’amour qui les ressuscitait. Le cœur de l’un enfermait une source de vie inépuisable pour l’autre. Ils décidèrent d’attendre et de prendre patience. Ils avaient sept ans de Sibérie à faire. Que de souffrances intolérables à s’imposer jusque-là et que de bonheur infini à goûter! Mais Raskolnikov était régénéré, il le savait; il le sentait de tout son être. Quant à Sonia, elle ne vivait que pour lui.
Le soir, quand les prisonniers furent enfermés dans leurs chambrées, le jeune homme, couché sur son lit de camp, songea à elle. Il lui avait même semblé que, ce jour-là, tous les détenus, ses anciens ennemis, le regardaient d’un autre œil. Il leur avait adressé la parole et tous lui avaient répondu amicalement. Il s’en souvenait maintenant, mais sans étonnement: tout n’avait-il pas changé? Il pensait à elle, il songeait qu’il l’avait abreuvée de douleurs; il évoquait son pâle et maigre visage, mais ces souvenirs ne lui étaient plus un remords; il savait par quel amour infini il rachèterait désormais les souffrances qu’il avait fait subir à Sonia.
D’ailleurs, qu’étaient maintenant tous ces chagrins du passé? Tout, jusqu’à son crime, jusqu’à l’arrêt qui le condamnait et l’envoyait en Sibérie, tout cela lui apparaissait comme un événement lointain qui ne le concernait pas. Il était, du reste, ce soir-là, incapable de réfléchir longuement, et de concentrer sa pensée. Il ne pouvait que sentir. Au raisonnement s’était substituée la vie; son esprit devait être régénéré de même.
Sous son chevet se trouvait un évangile. Il le prit machinalement. Ce livre appartenait à Sonia. C’était là-dedans qu’elle lui avait lu autrefois la résurrection de Lazare. Au commencement de sa captivité, il s’attendait à être persécuté par elle avec sa religion. Il croyait qu’elle allait lui jeter sans cesse l’Évangile à la tête et lui proposer des livres pieux. Mais, à son grand étonnement, il n’en avait rien été; elle ne lui avait pas offert une seule fois de lui prêter le Livre Sacré. Lui-même le lui avait demandé quelque temps avant sa maladie et elle le lui avait apporté sans rien dire. Il ne l’avait pas encore ouvert.
Maintenant même, il ne l’ouvrait pas, mais une pensée traversa rapidement son esprit: «Sa foi peut-elle n’être point la mienne à présent ou, tout au moins, ses sentiments, ses tendances, ne nous seront-ils pas communs?»…
Sonia, elle aussi, avait été fort agitée ce jour-là et le soir elle retomba malade. Mais elle était si heureuse, d’un bonheur si inattendu, qu’elle s’en trouvait presque effrayée. Sept ans! Seulement sept ans! Dans l’ivresse des premières heures, peu s’en fallait que tous deux ne considérassent ces sept années comme sept jours. Raskolnikov ne soupçonnait pas que cette vie nouvelle ne lui serait point donnée pour rien et qu’il devrait l’acquérir au prix de longs efforts héroïques…
Mais ici commence une autre histoire, celle de la lente rénovation d’un homme, de sa régénération progressive, de son passage graduel d’un monde à un autre, de sa connaissance progressive d’une réalité totalement ignorée jusque-là. On pourrait y trouver la matière d’un nouveau récit, mais le nôtre est terminé.