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Dan Brown
Deception point
(Deception point)
2001
– 2 –
―Si cette découverte est confirmée, il s‘agira sûrement d‘un des plus formidables mystères de notre univers jamais dévoilé par la science. Ses implications
sont
aussi
immenses
et
impressionnantes que ce que l‘on pouvait envisager. Même si elle permet de répondre à certaines de nos questions les plus anciennes, cette découverte en pose d‘autres, plus fondamentales encore.‖
Président Bill Clinton, lors de la
conférence de presse consacrée à la découverte de la météorite LH84001, le 7 août 1996.
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Prologue
Dans cette contrée désolée, la mort pouvait survenir sous de multiples formes. Le géologue Charles Brophy endurait les rigueurs de cette splendeur sauvage depuis des années, pourtant, rien ne pouvait le préparer à y subir un sort aussi barbare et peu naturel que celui qui l‘attendait.
Les quatre chiennes huskies qui tiraient sur la toundra le traîneau chargé de son matériel de sondage ralentirent soudain leur course et dressèrent la tête vers le ciel.
— Hé là ! Qu‘est-ce qui vous prend ? s‘écria Brophy en sautant à bas du traîneau.
Un hélicoptère de transport à deux rotors émergeait des gros nuages menaçants, frôlant les falaises glaciaires avec une précision toute militaire.
C‘est curieux, se dit le géologue. Il n‘avait jamais vu d‘hélicoptère aussi près du pôle Nord. L‘appareil se posa à une cinquantaine de mètres de lui, soulevant une pluie de neige glacée. Les huskies poussèrent de longs gémissements inquiets.
La porte à glissière s‘ouvrit et deux hommes descendirent.
Vêtus de combinaisons blanches isolantes, le fusil à l‘épaule, ils s‘avancèrent vers Brophy d‘un pas décidé.
— Professeur Brophy ? fit l‘un d‘eux.
— Comment connaissez-vous mon nom ? s‘enquit le géologue stupéfait. Qui êtes-vous ?
— Prenez votre radio.
— Pardon ?
— Faites ce que je vous demande.
Totalement abasourdi, Brophy sortit sa radio de la poche de sa parka.
— Vous allez transmettre un message urgent. Baissez la fréquence à cent kilohertz.
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Cent kilohertz ? Il n‘en croyait pas ses oreilles. On ne reçoit rien à si basse fréquence.
— Il y a eu un accident ?
Le deuxième homme leva son arme et la pointa sur lui.
— Pas le temps d‘expliquer. Obéissez !
D‘une main tremblante, Brophy régla la fréquence de transmission.
Le premier inconnu lui tendit une fiche de carton, portant quelques lignes manuscrites.
— Transmettez ce message. Immédiatement.
Brophy parcourut le texte des yeux.
— Je ne comprends pas. Cette information est fausse. Je n‘ai pas...
L‘homme appuya le canon de son fusil contre sa tempe. Le géologue transmit le communiqué d‘une voix fébrile.
— Bien, dit le premier homme. Maintenant, montez dans l‘hélicoptère avec vos chiens et votre matériel.
Toujours maintenu en joue, Brophy força ses huskies à hisser le traîneau sur la rampe qui menait dans le fond de l‘appareil. Dès qu‘ils furent installés, l‘hélicoptère s‘arracha à la glace et se dirigea vers l‘ouest.
— Mais qui êtes-vous ? répéta Brophy, en sueur sous sa parka.
Il n‘obtint pas de réponse.
Ils prenaient de l‘altitude et le vent s‘engouffrait par la portière ouverte. Toujours attachés à leur traîneau chargé, les chiens poussaient des cris plaintifs.
— Fermez au moins la porte ! demanda le géologue. Vous ne voyez pas qu‘ils sont terrifiés ?
Les inconnus ne réagirent pas.
Après un virage incliné à mille deux cents mètres d‘altitude, l‘appareil survola une enfilade de gouffres et de crevasses. Les deux hommes se levèrent brusquement. Sans un mot, ils tirèrent le traîneau vers la porte. Épouvanté, Brophy assista à la lutte de ses chiens contre l‘énorme poids qui les entraînait. L‘instant d‘après, ils disparaissaient dans le vide en hurlant.
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Il était déjà debout, criant son indignation, lorsque les deux hommes s‘emparèrent de lui et le tirèrent vers la porte.
Tétanisé, il joua des poings pour tenter d‘écarter les mains puissantes qui le poussaient vers l‘extérieur.
Le combat était inégal. Quelques secondes plus tard, il plongeait à la rencontre des précipices glacés.
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1.
Le restaurant Toulos, à proximité de la colline du Capitole, propose un menu politiquement incorrect, où le veau de lait côtoie le carpaccio de cheval, et paradoxal pour un lieu où le tout-Washington se retrouve au petit déjeuner. Ce matin-là, le restaurant était bondé ; on entendait les assiettes et les couverts s‘entrechoquer, les machines à espresso siffler, et les téléphones portables sonner sans arrêt.
Le maître d‘hôtel sirotait furtivement une gorgée de son bloody mary matinal quand la femme entra ; il se tourna vers elle avec un sourire professionnel.
— Bonjour ! fit-il. Puis-je vous aider ?
Elle était séduisante, âgée d‘environ trente-cinq ans, vêtue d‘un pantalon de flanelle grise à pinces, d‘une veste de tailleur stricte sur un chemisier Laura Ashley en soie ivoire. Elle se tenait très droite. Son menton légèrement relevé, mais sans arrogance, attestait de son assurance.
Sa chevelure châtain clair était coiffée dans le style le plus tendance de Washington, celui de la présentatrice télé : une multitude de boucles cascadait jusqu‘à ses épaules. Une coiffure assez longue pour être sexy, mais assez courte pour vous rappeler que vous aviez affaire à une professionnelle intelligente.
— Je suis en retard, fit-elle d‘un ton un peu gêné. J‘ai rendez-vous avec le sénateur Sexton.
Le maître d‘hôtel tressaillit involontairement. Le sénateur Sedgewick Sexton était un habitué du restaurant et l‘un des plus célèbres hommes politiques du pays. La semaine précédente, il avait écrasé les douze candidats républicains lors du « Super Tuesday », le jour le plus important des primaires du Parti. Il était donc virtuellement le candidat républicain à la présidence.
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Nombreux étaient ceux qui pensaient que le sénateur avait de très grandes chances, à l‘automne suivant, de ravir la Maison Blanche au Président en place, enlisé dans les difficultés. Ces dernières semaines, on avait vu le visage de Sexton s‘étaler sur la plupart des couvertures des grands magazines nationaux, et son slogan de campagne clamait un peu partout dans le pays :
« Arrêtons de dépenser sans compter, un sou est un sou ! »
— Le sénateur Sexton déjeune dans son box, fit le maître d‘hôtel, et vous êtes... ?
— Rachel Sexton, sa fille.
Quel idiot je fais, pensa l‘employé. La ressemblance crevait les yeux. Même regard pénétrant, même prestance aristocratique, même air policé réservé à l‘élite de vieille souche.
Le bon ton qui avait façonné l‘allure et les manières du sénateur s‘était clairement transmis à sa progéniture, et pourtant Rachel Sexton semblait porter ces dons avec une grâce et une modestie que son père aurait pu imiter.
— Bienvenue au Toulos, mademoiselle Sexton.
En précédant la fille du sénateur à travers la salle à manger, le maître d‘hôtel était embarrassé par la multitude de regards masculins qui la suivaient, certains discrets, d‘autres plus insistants. Rares étaient les femmes qui prenaient leur petit déjeuner au Toulos et plus rares encore celles qui ressemblaient à Rachel Sexton.
— Elle est bien fichue, chuchota l‘un des convives, Sexton s‘est déjà trouvé une nouvelle épouse ?
— C‘est sa fille, espèce d‘idiot ! répliqua son voisin.
L‘autre ricana.
— Connaissant Sexton, il serait capable de la baiser quand même si l‘envie lui en prenait.
Le mobile collé à l‘oreille, le sénateur évoquait à haute voix l‘un de ses récents succès. Il jeta un coup d‘œil à Rachel avant de tapoter sa montre Cartier d‘un petit coup sec pour lui signifier qu‘elle était en retard.
Toi aussi tu m‘as manqué, songea ironiquement Rachel.
Le vrai prénom de son père était Thomas mais cela faisait bien longtemps qu‘il ne se faisait plus appeler que Sedgewick.
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Rachel le soupçonnait de n‘avoir pas pu résister à l‘allitération en s : sénateur Sedgewick Sexton, ça sonnait si bien... Sexton était le type même de l‘animal politique grisonnant à la langue déliée, aussi persuasif qu‘un médecin de famille de feuilleton télévisé, une comparaison appropriée, si l‘on songeait à son incontestable talent d‘acteur.
— Rachel !
Sexton raccrocha et se leva pour embrasser sa fille.
— Bonjour, papa.
Elle ne lui rendit pas son baiser.
— Tu semblés épuisée, ma fille.
Voilà que ça recommence..., se dit-elle.
— J‘ai eu ton message, que se passe-t-il ?
— Et si je t‘avais fait venir uniquement pour le plaisir de prendre mon petit déjeuner avec toi ? répondit-il.
Rachel avait appris depuis longtemps que son père ne l‘appelait qu‘en cas de nécessité. Sexton sirota une gorgée de son café.
— Comment va ta vie, ma chérie ?
— Du travail par-dessus la tête... J‘ai l‘impression que ta campagne se passe on ne peut mieux, reprit-elle.
— Oh, ma chérie, laissons la politique pour le moment.
Sexton se pencha au-dessus de la table et poursuivit en baissant le ton :
— Comment va ce type du département d‘État que je t‘ai présenté ?
Rachel poussa un soupir, luttant déjà contre l‘envie de regarder sa montre.
— Papa, je n‘ai vraiment pas eu le temps de l‘appeler, et je voudrais que tu arrêtes d‘essayer de...
— Tu dois savoir prendre le temps quand il s‘agit des choses importantes, Rachel. Sans amour rien n‘a plus de sens.
Toute une série de répliques vint aux lèvres de Rachel mais elle préféra se taire. Ça n‘était guère difficile pour elle de se montrer plus mature que son père.
— Papa, tu voulais me voir, tu m‘as dit que c‘était important, de quoi s‘agit-il ?
— C‘est important.
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Les yeux de son père la scrutaient attentivement.
Rachel sentit que, sous ce regard, ses défenses commençaient à vaciller et elle maudit le pouvoir de cet homme.
Les yeux du sénateur étaient son arme suprême, un don qui, soupçonnait sa fille, allait être responsable de son accession à la Maison Blanche.
Ses yeux pouvaient se remplir de larmes et l‘instant d‘après s‘assécher, ouvrant une fenêtre sur une âme noble et pure qui inspirait confiance à tous. L‘essentiel c‘est la confiance, répétait toujours son père. Le sénateur avait perdu celle de Rachel longtemps auparavant, mais il était en train de gagner rapidement celle du pays.
— J‘ai une proposition à te faire ! lança Sexton.
— Laisse-moi deviner, riposta Rachel, tâchant de reprendre la main. Quelque divorcé brillant cherchant une jeune épouse ?
— Ne te raconte pas d‘histoire, ma chérie. Tu n‘es plus si jeune que ça.
Rachel éprouva une sensation familière de rapetissement, comme souvent lorsqu‘elle se trouvait face à son père.
— Je veux te lancer une bouée de sauvetage, dit-il.
— Je ne savais pas que j‘étais en train de couler.
— Ce n‘est pas de toi qu‘il s‘agit. C‘est du Président. Tu devrais quitter le navire avant qu‘il ne soit trop tard.
— Est-ce qu‘on n‘a pas déjà eu cette conversation ?
— Pense à ton avenir, Rachel. Tu n‘as qu‘à travailler avec moi.
— J‘espère que ce n‘est pas pour me dire ça que tu m‘as invitée.
Le sénateur commençait à perdre patience.
— Rachel, tu ne comprends pas que le fait que tu travailles pour lui nuit à mon image ? Et à ma campagne ?
Rachel soupira, ce n‘était pas la première fois qu‘elle abordait ce sujet avec son père.
— Mais enfin papa, je ne travaille pas pour le Président, je ne l‘ai d‘ailleurs jamais rencontré. Je travaille pour le NRO1 !
1 NRO : National Reconnaissance Office. (N.d.T.)
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— En politique, tout est une question de perception, Rachel. Ce qu‘on retient, c‘est que tu travailles pour le Président.
Rachel soupira à nouveau et tâcha de se maîtriser.
— J‘ai travaillé dur pour décrocher ce boulot, papa. Je ne vais pas le quitter.
Les yeux du sénateur s‘étrécirent.
— Tu sais, parfois, ton attitude égoïste me porte vraiment...
— Sénateur Sexton ?
Un reporter venait de surgir à côté de lui. L‘attitude de Sexton changea instantanément. Rachel poussa un soupir et prit un croissant.
— Ralph Sneeden, Washington Post, fit le reporter. Puis-je vous poser quelques questions ?
Le sénateur sourit, tout en se tamponnant la bouche avec une serviette.
— Avec plaisir, Ralph. Mais faites vite. Je ne veux pas que mon café refroidisse.
Le journaliste partit d‘un rire forcé.
— Bien sûr, monsieur.
Il sortit un dictaphone numérique de sa poche et le mit en marche.
— Sénateur, les spots de votre campagne réclament le vote d‘une loi assurant la parité des salaires, ainsi que des déductions fiscales pour les jeunes ménages. Comment conciliez-vous
ces
deux
exigences
apparemment
contradictoires ?
— C‘est très simple. Je suis un fan acharné des femmes fortes et des familles fortes.
Rachel faillit s‘étrangler.
— Pour continuer sur le sujet de la famille, poursuivit le journaliste, vous parlez beaucoup d‘éducation. Vous avez proposé des restrictions extrêmement controversées qui sont censées permettre d‘augmenter le budget des écoles publiques.
— Je crois que les enfants représentent notre avenir.
Rachel n‘arrivait pas à croire que son père puisse se contenter pour toute réponse de slogans de bas étage.
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— Et enfin, reprit le journaliste, vous venez de faire un bond énorme dans les sondages ces dernières semaines. Le Président doit se faire du souci. Quelle réflexion vous inspire votre réussite récente ?
— Je crois que c‘est une question de confiance. Les Américains commencent à s‘apercevoir que le Président n‘est pas fiable, qu‘on ne peut pas lui faire confiance pour prendre les décisions difficiles qui attendent la nation. La surenchère sur les dépenses publiques aggrave chaque jour le déficit de ce pays et les Américains finissent par comprendre qu‘il est temps de cesser de dépenser et qu‘il faut se mettre à compter.
Sneeden lança un grand sourire au sénateur.
— Votre fille est certainement une femme occupée. C‘est sympa de vous voir tous les deux déjeuner ensemble alors que vos emplois du temps sont surchargés.
— Comme je l‘ai dit, la famille passe avant tout le reste, répondit le sénateur.
Sneeden acquiesça, mais son regard se durcit légèrement.
— Puis-je vous demander, monsieur, comment vous et votre fille arrivez à concilier des opinions diamétralement opposées ?
— Diamétralement opposées ?
Le sénateur Sexton inclina la tête, de l‘air de quelqu‘un qui ne comprend pas bien.
— À quoi faites-vous allusion ?
Rachel scruta alternativement les deux hommes avec une moue de dédain. Elle savait exactement ce que ce manège signifiait. Maudits journalistes, songea-t-elle. La moitié d‘entre eux était à la solde des politiciens. La question du reporter était une perche tendue : censée mettre le sénateur dans l‘embarras, elle lui donnait en fait, à point nommé, le moyen de se sortir d‘une ornière. Le coup était facile à parer et Sexton, ayant botté en touche, n‘entendrait plus cette question avant quelques semaines.
— Eh bien, monsieur...
Le journaliste toussa, simulant une hésitation à livrer le fond de sa pensée.
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— L‘antagonisme vient du fait que votre fille travaille pour votre adversaire.
Le sénateur Sexton éclata de rire, désamorçant immédiatement la bombe.
— D‘abord, le Président et moi ne sommes pas des adversaires. Nous sommes simplement, cher Ralph, deux patriotes qui avons des idées différentes sur la gestion du pays que nous aimons.
Le journaliste sourit de toutes ses dents, une réponse impeccable.
— Donc... ? insista-t-il.
— Donc, ma fille n‘est pas employée par le Président ; elle est employée par la grande communauté du renseignement. Elle compile les rapports qu‘on lui envoie pour les adresser ensuite à la Maison Blanche, c‘est une position tout à fait subalterne.
Le sénateur s‘interrompit et jeta un coup d‘œil à Rachel.
— En fait, ma chérie, je ne suis, même pas sûr que tu aies jamais rencontré le Président, n‘est-ce pas ?
Elle lui jeta un regard brillant de colère contenue.
Soudain, comme pour marquer son exaspération devant la rhétorique de Sexton, le pager de Rachel se mit à biper dans son sac. Ce bruit strident, qui lui était d‘ordinaire très désagréable, lui sembla à ce moment précis presque mélodieux.
Furieux d‘avoir été interrompu, le sénateur lui décocha un coup d‘œil indigné.
Rachel plongea la main dans son sac et appuya sur une séquence préenregistrée de cinq touches pour confirmer qu‘elle avait bien reçu le message et qu‘elle était la propriétaire légitime du pager.
Le bip s‘interrompit et l‘écran LCD commença à clignoter.
Dans quinze secondes, elle allait recevoir un message en mode sécurisé. Le biper se manifesta à nouveau, forçant Rachel à regarder de nouveau son pager.
Elle déchiffra instantanément les abréviations et fronça les sourcils. C‘était inattendu et de mauvais augure. En revanche, il lui fournissait une bonne excuse pour s‘éclipser.
— Messieurs, dit-elle, je suis vraiment désolée, mais je vais devoir vous quitter... Une urgence au travail.
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— Mademoiselle Sexton, reprit aussitôt le journaliste, avant que vous ne partiez, je me demande si vous pourriez commenter les rumeurs selon lesquelles vous auriez invité votre père à déjeuner pour discuter de la possibilité de quitter votre poste actuel pour rejoindre son équipe de campagne ?
Rachel eut l‘impression qu‘on venait de lui jeter une tasse de café brûlant à la figure. La question la prenait totalement au dépourvu. Elle regarda son père et comprit à son sourire crispé qu‘il l‘avait suggérée au plumitif. Elle faillit lui sauter dessus pour l‘étrangler.
— Mademoiselle Sexton ? insista Sneeden en dirigeant son magnétophone vers elle.
Rachel planta ses yeux, tels deux poignards, dans ceux du journaliste.
— Ralph Machinchose, écoutez-moi bien : je n‘ai pas l‘intention d‘abandonner mon travail pour collaborer avec le sénateur Sexton et, si vous imprimez le contraire, attendez-vous à vous faire botter le cul ; ce dont vous vous souviendrez longtemps.
Le journaliste écarquilla les yeux. Il coupa son magnétophone en essayant de masquer un petit sourire ironique.
— Merci à tous les deux, lança-t-il, avant de disparaître.
Rachel regretta aussitôt cet éclat. Elle avait hérité du tempérament impulsif de son père, une ressemblance dont elle se serait volontiers passée.
Il lui jeta un regard scandalisé.
— Tu ferais bien d‘apprendre à garder ton sang-froid, Rachel.
La jeune femme rassembla ses affaires.
— Ce rendez-vous est terminé, lâcha-t-elle d‘un ton glacial.
De toute façon, le sénateur en avait fini avec elle. Il sortit son portable et composa un numéro.
— Au revoir, ma chérie, passe quand tu veux au bureau me dire un petit bonjour. Et marie-toi, pour l‘amour de Dieu ! Tu as trente-trois ans...
— Trente-quatre, répliqua-t-elle sèchement. Ta secrétaire m‘a envoyé une carte de vœux.
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Il eut un petit rire forcé.
— Trente-quatre ans, presque une vieille fille. Tu sais qu‘à trente-quatre ans, j‘avais déjà...
— Tu avais déjà épousé maman et tu baisais avec la voisine ?
Rachel avait prononcé ces mots d‘une voix plus forte qu‘elle ne l‘aurait voulu et ses paroles avaient résonné dans une salle soudain silencieuse. Les convives des tables voisines jetèrent des coups d‘œil étonnés.
Les yeux du sénateur Sexton étaient devenus deux glaçons qui la pétrifièrent instantanément.
— Surveille tes propos, Rachel, tu oublies à qui tu t‘adresses.
Rachel se dirigea vers la sortie.
C‘est plutôt toi qui devrais faire attention, sénateur, se dit-elle.
2.
Les trois hommes étaient assis, silencieux, dans leur tente polaire. Dehors un vent glacial ballottait leur précaire abri, menaçant d‘en arracher les pitons. Aucun des hommes ne semblait s‘en soucier ; chacun d‘eux avait vécu des situations beaucoup plus périlleuses que celle-ci.
Leur tente était d‘un blanc immaculé et ils l‘avaient installée dans une légère dépression, ce qui la rendait invisible.
Leurs appareils de communication, leurs moyens de transport et leurs armes étaient les plus performants du marché. Le chef du groupe portait le nom de code Delta 1. Il était musclé et agile, avec des yeux aussi désolés que le paysage dans lequel ils se trouvaient actuellement.
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Le chronographe militaire sur le poignet de Delta 1 émit un bip strident. Le son coïncida exactement avec les bips émis par les chronographes de ses deux compagnons.
Trente autres minutes passèrent.
C‘était le moment.
Encore une fois.
Songeur, Delta 1 quitta ses deux acolytes et fit quelques pas dehors dans le noir et sous les rafales de vent. Il scruta avec des jumelles infrarouges l‘horizon éclairé par la lune. Comme toujours, il se concentra sur la structure. Elle se dressait à mille mètres de là ; un édifice énorme et inattendu érigé dans ce désert blanc. Lui et son équipe la surveillaient depuis dix jours maintenant, depuis sa construction. Delta 1 ne doutait pas que l‘information qui se trouvait à l‘intérieur allait changer le monde. Des vies avaient déjà été sacrifiées pour la protéger.
Pour l‘instant, tout avait l‘air calme autour de la structure.
Mais le vrai test, c‘était ce qui se passait à l‘intérieur.
Delta 1 entra sous la tente et s‘adressa à ses deux compagnons d‘armes.
— C‘est l‘heure du petit mouchard !
Les deux hommes acquiescèrent. Le plus grand, Delta 2, ouvrit un ordinateur portable et l‘alluma. Se plaçant lui-même devant l‘écran, Delta 2 posa sa main sur une manette et lui imprima une légère secousse. À mille mètres de là, profondément enfoui sous le bâtiment, un robot de surveillance de la taille d‘un moustique reçut le signal et se mit en marche.
3.
Rachel Sexton fulminait toujours en conduisant son Integra blanche sur l‘autoroute de Leesburg. Les érables dénudés qui se dressaient au pied de la colline de Fallchurch se
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découpaient sur le ciel très pur de mars, mais ce paysage apaisant ne calmait nullement sa colère. La récente ascension de son père dans les sondages aurait dû procurer à celui-ci un tant soit peu de satisfaction, celle d‘un homme comblé, mais elle n‘avait eu pour effet, apparemment, que de bouffir davantage sa vanité naturelle.
La supercherie du sénateur était doublement douloureuse ; il était en effet le seul parent proche de Rachel. Sa mère était morte trois ans plus tôt – une perte terrible pour la jeune femme, qui ne s‘en était pas encore remise. La seule consolation de Rachel – soulagement paradoxal –, c‘était de savoir que cette mort avait libéré sa mère du désespoir dans lequel l‘avait plongée l‘échec de son mariage si malheureux avec le sénateur.
Le pager de Rachel bipa encore, ramenant ses pensées au présent et à la route qui défilait devant elle. Le message qu‘elle lut sur le petit écran était le même.
« CTC DIR NRO STAT »
« Contactez le directeur du NRO stat. » Mais, pour l‘amour de Dieu, j‘arrive ! soupira-t-elle.
Avec une perplexité croissante, Rachel prit la sortie habituelle, entra sur la route d‘accès privée et roula jusqu‘au stop, où l‘attendait dans sa guérite une sentinelle armée jusqu‘aux dents. Elle était parvenue au 14225 Leesburg Highway, l‘une des adresses les plus secrètes du pays.
Tandis que le garde scannait sa voiture à la recherche de micros espions, Rachel balaya du regard la gigantesque structure qui se dressait au loin. Le complexe de trois cent mille mètres carrés s‘étendait majestueusement sur soixante-huit hectares de forêt, juste à la limite du district de Columbia, sur la commune de Fairfax (Virginie). La façade du bâtiment était un immense mur de verre qui reflétait une multitude d‘antennes satellites et de rayodomes qui truffaient les pelouses environnantes, la multipliant par deux.
Deux minutes plus tard, Rachel avait garé sa voiture et traversait les pelouses impeccablement tondues en direction de l‘entrée principale où une enseigne annonçait National Reconnaissance Office.
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Les deux marines armés qui encadraient la porte à tambour en verre blindé fixèrent imperturbablement l‘horizon au moment où Rachel les croisa. Elle éprouvait toujours la même sensation en entrant dans l‘édifice : celle de pénétrer dans le ventre d‘un géant endormi.
Dans le grand hall voûté, la jeune femme perçut les échos feutrés de conversations, à voix basse, comme si les mots tombaient des bureaux situés au-dessus d‘elle. Un immense sol pavé de mosaïques proclamait la devise du NRO : « Assurer la supériorité de l‘information américaine, durant la paix et pendant la guerre. »
Les murs étaient ornés d‘immenses photos de lancements de fusées, de baptêmes de sous-marins, d‘installations de systèmes d‘interception, autant de prouesses qui ne pouvaient être célébrées qu‘à l‘intérieur de ces murs.
Aujourd‘hui, comme toujours, il semblait à Rachel que les vicissitudes du monde extérieur s‘estompaient. Elle entrait dans le monde des ombres. Un monde où les problèmes faisaient irruption comme des trains de marchandises lancés à pleine vitesse, et où les solutions étaient mises en œuvre sans arracher aux employés d‘autre réaction qu‘un vague soupir.
En s‘approchant du dernier poste de contrôle, Rachel se demanda ce qui avait bien pu faire sonner deux fois son pager au cours de la dernière demi-heure.
— Bonjour, mademoiselle Sexton.
Le garde sourit en la voyant approcher de la porte d‘acier.
— Vous connaissez la manœuvre, ajouta-t-il.
Rachel
saisit
l‘étui
de
plastique
transparent
hermétiquement scellé qu‘il lui tendait et en extirpa le petit tampon de coton. Puis elle le plaça sous sa langue comme un thermomètre, et l‘y laissa deux secondes avant de permettre au garde de le retirer lui-même en se penchant un peu. Le garde inséra le tampon dans un orifice de la machine qui se trouvait derrière lui. Il fallut quatre secondes pour confirmer la séquence ADN qu‘elle avait identifiée dans la salive de Rachel. Puis un moniteur se mit à clignoter, affichant la photo de Rachel et la procédure de sécurité. Le garde lui adressa un clin d‘œil.
— Apparemment, vous êtes toujours vous !
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Il retira le tampon usagé de la machine et le jeta à travers une ouverture où il fut instantanément incinéré.
— Bonne journée !
Il pressa un bouton et les immenses portes d‘acier s‘ouvrirent devant Rachel.
La jeune femme suivit une série de couloirs bourdonnant d‘activité, toujours aussi impressionnée par l‘envergure colossale de l‘agence, où elle travaillait pourtant depuis six ans.
Le NRO comprenait six autres complexes aux Etats-Unis, employait près de dix mille agents et son budget de fonctionnement se chiffrait à dix milliards de dollars par an.
Dans le secret le plus absolu, le NRO construisait et entretenait un arsenal stupéfiant de technologies d‘espionnage de pointe : interception électronique à l‘échelle planétaire, satellites espions, puces silencieuses intégrées dans des appareils de télécommunication et même un dispositif de reconnaissance navale, Classic Wizard, une toile d‘araignée de 1
456 hydrophones disposés sur les fonds marins tout autour de la terre et capable de détecter les mouvements de navires dans tous les océans.
Les technologies du NRO aidaient évidemment les États-Unis à remporter des victoires militaires, mais elles fournissaient aussi un flux de données gigantesque en temps de paix à des agences telles que la CIA, la NSA, et le département de la Défense. Elles les secondaient dans leur lutte contre le terrorisme et leur permettaient de localiser des crimes contre l‘environnement. Bref, elles procuraient aux décideurs politiques les informations indispensables à la prise de décision sur quantité de sujets.
Rachel travaillait au NRO comme responsable de la veille stratégique. Elle avait su montrer des compétences hors du commun dans cette fonction. Toutes ces années passées à patauger dans les fadaises que racontent les politiciens comme mon père..., se disait-elle.
Rachel était chargée des liaisons avec la Maison Blanche.
Chaque jour, elle compilait l‘ensemble des rapports de renseignements du NRO et c‘était à elle qu‘il revenait de décider lesquels devaient être transmis au Président. Elle rédigeait donc
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des synthèses de ces rapports avant de transmettre ces notes au conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche. Dans le jargon du NRO, Rachel Sexton fabriquait le produit fini et le livrait directement au client.
Un travail d‘ailleurs difficile qui exigeait des heures de lecture attentive, mais la position qu‘elle occupait valait reconnaissance de son talent et lui permettait d‘affirmer son indépendance par rapport à son père. Le sénateur Sexton avait proposé à d‘innombrables reprises de soutenir Rachel au cas où elle quitterait son poste, mais sa fille n‘avait pas l‘intention de devenir financièrement dépendante d‘un homme comme Sedgewick Sexton. Sa mère aurait pu témoigner de ce qui arrivait à une femme quand elle laissait toutes les cartes en main à un homme tel que lui.
Le pager de Rachel se mit à biper une fois de plus, résonnant dans le hall marbré.
Encore ? Elle ne se donna même pas la peine de lire le message.
Se demandant ce qui pouvait bien se passer, elle monta dans l‘ascenseur et appuya sur le bouton du dernier étage.
4.
Le directeur du NRO était un homme banal. Et encore –
banal était presque, le concernant, un terme excessif. William Pickering était un petit homme chauve et insignifiant, au visage blême et aux yeux noisette. Il avait beau connaître les secrets les mieux cachés du pays, il n‘en paraissait pas moins totalement ordinaire. Et pourtant, pour tous ceux qui travaillaient sous ses ordres, Pickering en imposait. Sa personnalité morose et ses théories simples et carrées étaient légendaires au NRO.
L‘efficacité silencieuse de l‘homme, rehaussée par ses costumes noirs, sans rayures, lui avait valu le surnom du « Quaker ».
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Stratège brillant, et modèle d‘efficacité, le Quaker dirigeait son monde avec une lucidité inégalée. Sa devise : trouver la vérité et agir.
Quand Rachel arriva dans le bureau du directeur, il était au téléphone. Elle éprouvait toujours une certaine surprise à la vue du petit homme : William Pickering ne ressemblait absolument pas à un type qui possédait le pouvoir de réveiller le Président à n‘importe quelle heure du jour ou de la nuit.
Pickering raccrocha et lui fit un petit signe.
— Agent Sexton, asseyez-vous.
Sa voix était à la fois sèche et claire.
— Merci, monsieur, répondit la jeune femme.
Malgré le malaise que Pickering inspirait à la plupart des gens avec ses manières un peu frustes, Rachel avait toujours apprécié cet homme. Il était l‘exacte antithèse de son père...
Physiquement quelconque, tout sauf charismatique, il accomplissait son devoir avec un patriotisme désintéressé, et évitait la publicité que son père, lui, recherchait avidement.
Pickering ôta ses lunettes et la regarda.
— Agent Sexton, le Président m‘a appelé il y a une demi-heure et il a directement fait référence à vous.
Rachel changea de position sur son siège. Pickering était connu pour aller droit au but. Pour une entrée en matière..., se dit-elle.
— J‘espère qu‘il n‘y a pas de problème avec l‘un de mes rapports ?
— Au contraire. Le Président m‘a assuré que la Maison Blanche est impressionnée par votre travail.
Rachel soupira en silence.
— Alors que voulait-il ?
— Vous rencontrer personnellement. Tout de suite.
Le malaise de Rachel s‘accrut.
— Un entretien en tête à tête ? Mais pour parler de quoi ?
— Très bonne question... à laquelle je ne peux répondre.
Rachel était complètement perdue. Ne pas communiquer une information au directeur du NRO revenait à peu près à cacher au pape les intrigues du Vatican. La blague qui circulait dans le milieu des agents secrets racontait que, si William
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Pickering n‘avait pas entendu parler de quelque chose, eh bien, c‘est que ce quelque chose n‘avait pas eu lieu.
Pickering se leva, et s‘approcha de la fenêtre.
— Il m‘a demandé de vous contacter et de vous envoyer sur-le-champ à Washington.
— Sur-le-champ ?
— Son chauffeur vous attend dehors.
Rachel fronça les sourcils. Si la demande du Président était stressante en elle-même, c‘était l‘expression soucieuse du visage de Pickering qui l‘inquiétait le plus.
— Visiblement, vous avez quelques réserves.
— Pour avoir des réserves, ça j‘en ai ! répondit Pickering avec une inhabituelle lueur d‘émotion dans le regard. Le moment qu‘a choisi le Président semble presque provocant tant il est évident. Vous êtes la fille de l‘homme qui, à en croire les sondages, le met en difficulté et il demande un entretien en tête à tête avec vous ? Je trouve ça tout à fait inconvenant. Votre père, j‘en suis sûr, serait d‘accord avec moi.
Rachel savait que Pickering avait raison, même si elle se fichait pas mal de ce que son père pouvait penser de cette situation.
— Le Président ne vous inspire pas confiance ?
— Mademoiselle, j‘ai fait le serment de fournir toutes les informations dont je dispose à l‘administration actuelle de la Maison Blanche, mais pas de juger sa politique.
Du Pickering pur jus, songea Rachel. William Pickering ne cherchait même pas à dissimuler sa vision des politiciens, figurants éphémères, pions interchangeables sur un échiquier dont les véritables joueurs étaient des hommes comme lui, connaisseurs aguerris d‘un jeu qu‘ils pouvaient observer avec le recul nécessaire. Deux mandats à la Maison Blanche, répétait souvent Pickering, ne pouvaient pas suffire, loin de là, à embrasser toutes les complexités du paysage politique planétaire.
— Ma question va peut-être vous paraître candide, commença Rachel, en espérant que le Président n‘allait pas s‘abaisser à lui proposer quelque petit stratagème de second
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ordre. Peut-être va-t-il me demander un compte rendu des rapports sensibles ?
— Je ne veux pas avoir l‘air de vous rabaisser, agent Sexton, reprit Pickering, mais la Maison Blanche dispose de tout le personnel qualifié pour ce genre de tâches. S‘il s‘agit d‘un rapport interne à la Maison Blanche, le Président a forcément quelqu‘un sous la main et n‘a pas besoin de vous. Sinon, il a certainement mieux à faire que de vouloir rencontrer un élément du NRO tout en refusant de me dire ce qu‘il a exactement en tête.
Pickering appelait toujours ses employés des « éléments », terminologie que beaucoup trouvaient terriblement froide.
— Votre père est en train de surfer sur la vague en ce moment. Le mouvement s‘accélère. La Maison Blanche doit commencer à devenir nerveuse. (Il soupira.) La politique est un boulot d‘équilibriste. Quand le Président convoque la fille de son adversaire pour un entretien, j‘ai tendance à penser qu‘il ne s‘agit pas de veille stratégique mais qu‘il a autre chose en tête.
Rachel frissonna. Les intuitions de Pickering avaient une mystérieuse tendance à toujours tomber juste.
— Et vous craignez que la Maison Blanche ne veuille en désespoir de cause me faire entrer dans l‘arène politique ?
Pickering resta un instant silencieux.
— Vous ne faites pas mystère de vos sentiments envers votre père, et je suis sûr que l‘équipe de campagne du Président est au courant de vos désaccords. Il me semble qu‘il pourrait bien vouloir vous utiliser contre lui d‘une manière ou d‘une autre.
— Pas autant que moi..., fit Rachel en plaisantant à moitié.
Pickering demeura impassible mais son regard se durcit.
— Agent Sexton, un petit avertissement en passant. Si vous avez l‘impression que vos problèmes personnels avec votre père sont susceptibles de fausser votre jugement dans vos rapports avec le Président, je vous conseille vivement de décliner l‘invitation de celui-ci.
— Décliner ? (Rachel eut un petit rire nerveux.) Je ne peux évidemment pas refuser ce rendez-vous.
— Non, fit le boss du NRO. Mais moi je le peux.
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Il avait répondu sur un ton légèrement grondeur qui rappela à Rachel l‘autre raison pour laquelle on le surnommait le Quaker. Il avait beau être un petit homme, William Pickering pouvait provoquer des tremblements de terre politiques si l‘on piétinait ses plates-bandes.
— Ma façon de voir est simple, poursuivit-il sur le même ton. J‘ai une responsabilité envers mes collaborateurs, je dois les protéger, et je n‘apprécie pas que l‘on décide de manipuler l‘un d‘eux dans un combat politique, même si cela ne doit avoir que des conséquences limitées.
— Que me recommandez-vous donc ?
Pickering soupira.
— Ma suggestion, c‘est que vous le rencontriez quand même. Ne vous engagez à rien. Une fois que le Président vous aura dit ce qu‘il a en tête, appelez-moi. Si j‘ai l‘impression qu‘il a l‘intention de jouer un coup tordu en se servant de vous, croyez-moi, je vous escamoterai si vite qu‘il ne comprendra même pas ce qui s‘est passé.
— Merci, monsieur, fit Rachel, réconfortée par l‘aura protectrice qui émanait du directeur et qu‘elle avait longtemps cherchée en vain chez son propre père. Et vous dites que le Président a envoyé son chauffeur ?
— Oui, enfin pas exactement...
Pickering fronça les sourcils et, se tournant vers la fenêtre, pointa le doigt vers le parc. Perplexe, Rachel s‘approcha et regarda dans la direction indiquée.
Au beau milieu de la pelouse attendait un hélicoptère PaveHawk MH 60 G. L‘un des hélicos les plus rapides de la flotte américaine, ce PaveHawk s‘ornait des armes de la Maison Blanche. Le pilote, debout à côté de son appareil, regardait sa montre. Rachel se tourna vers Pickering, stupéfaite.
— La Maison Blanche a envoyé un PaveHawk pour m‘emmener à vingt-deux kilomètres d‘ici ?
— Apparemment le Président espère vous impressionner.
Ou peut-être vous intimider... (Pickering lui jeta un bref coup d‘œil avant de poursuivre :) Ne vous laissez pas prendre à son bluff !
Rachel acquiesça mais elle était bel et bien bluffée.
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Quatre minutes plus tard, Rachel Sexton quittait le NRO et embarquait dans l‘hélicoptère, qui décolla avant même qu‘elle ait pu boucler sa ceinture puis vira sec au-dessus des bosquets bordant le complexe. Rachel jeta un dernier regard sur les cimes qui s‘estompaient au-dessous d‘elle et sentit son pouls s‘accélérer. Son cœur aurait battu bien plus vite si elle avait su que l‘appareil n‘atterrirait jamais à la Maison Blanche.
5.
Les rafales de vent glacé faisaient claquer la toile de la tente polaire, mais Delta 1 y prêtait à peine attention. Lui et Delta 3
gardaient les yeux fixés sur leur camarade qui actionnait avec une dextérité chirurgicale la manette de commande. L‘écran de l‘ordinateur retransmettait le film vidéo enregistré par la caméra minuscule embarquée par le microrobot.
L‘outil de surveillance suprême, pensa Delta 1, aussi ébahi que la première fois qu‘il l‘avait vu en action. Les derniers progrès de la micromécanique enfonçaient les inventions les plus élaborées des auteurs de science-fiction.
Ce microrobot, système électromécanique miniaturisé, était le dernier engin de surveillance high-tech, la technologie de la « mouche au plafond », comme ils l‘appelaient.
Et c‘était exactement ça.
Les robots télécommandés de taille microscopique semblaient tout droit sortis de l‘univers de science-fiction mais, en fait, on les avait vus apparaître dès les années 1990. Le magazine Discovery avait fait la une de son numéro de mai 1997
sur ces microrobots, et il y présentait des modèles aussi bien
« volants » que « nageants ». Les robots nageurs étaient de minuscules appareils de la taille d‘un grain de sel, qui pouvaient être injectés dans le système vasculaire d‘un être humain, un peu comme dans le film Le Voyage fantastique.
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On les utilisait aujourd‘hui dans certains hôpitaux de pointe pour aider les médecins à sonder l‘état des artères de leurs patients et, grâce au contrôle à distance sur écran vidéo, le cardiologue pouvait localiser les sections artérielles obstruées en laissant son scalpel rangé dans un tiroir.
Et, contrairement à ce qu‘on pourrait imaginer, leur fabrication n‘avait absolument rien de compliqué. La technologie de l‘aérodynamique et de la fabrication d‘engins volants étant parfaitement au point depuis des décennies, il restait seulement à résoudre le problème de la miniaturisation.
Les microrobots volants, mis au point par la NASA comme outils d‘exploration mécanisés pour les futures missions sur Mars, mesuraient au début une dizaine de centimètres. Depuis, les avancées des nanotechnologies, la mise au point de matériaux légers absorbeurs d‘énergie et la micromécanique avaient fini par faire de ces microrobots volants une réalité.
Des libellules miniatures avaient fourni un prototype idéal à ces minuscules engins aussi agiles qu‘efficaces. Le modèle PH2 que Delta 2 faisait actuellement voler ne mesurait qu‘un centimètre de long – la taille d‘un gros moustique – et avait été doté d‘une double paire d‘ailes de silicone transparentes et articulées, ce qui lui conférait, en vol, une mobilité et une efficacité hors pair.
Le système de ravitaillement de cette libellule mécanique avait constitué une autre percée spectaculaire. Le premier prototype ne pouvait recharger ses batteries qu‘en se tenant à la verticale d‘une source de lumière brillante, ce qui n‘en faisait pas un appareil idéal pour des surveillances furtives ou en site obscur. Les prototypes les plus récents, en revanche, pouvaient recharger leurs batteries simplement en se posant à quelques centimètres
d‘un
champ
magnétique.
Heureusement,
aujourd‘hui, on trouve des champs magnétiques à peu près partout : prises électriques, écrans d‘ordinateurs, moteurs électriques, haut-parleurs, téléphones portables... Bref, il n‘y a plus aucune difficulté à trouver une station de ravitaillement.
Une fois que le microrobot a été introduit avec succès dans un lieu, il peut transmettre presque indéfiniment des signaux audio
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et vidéo. Le microrobot de la Force Delta transmettait depuis plus d‘une semaine maintenant sans le moindre pépin.
Le PH2 était suspendu en l‘air dans l‘immense salle centrale de la station, tel un insecte survolant le tréfonds d‘une sombre caverne. Il décrivait des cercles silencieux au-dessus des occupants, qui ne soupçonnaient pas sa présence, et dont il retransmettait
une
image
panoramique :
techniciens,
scientifiques, experts de toutes sortes. Soudain, Delta 1
reconnut deux visages familiers qui discutaient ensemble. Leur échange ne devait pas manquer d‘intérêt. Il demanda à Delta 2
de faire en sorte qu‘il puisse écouter la conversation.
Actionnant sa manette, ce dernier réorienta les capteurs et l‘amplificateur parabolique du microrobot qu‘il fit descendre jusqu‘à ce qu‘il ne se trouve plus que trois mètres à l‘aplomb des scientifiques. La qualité sonore de la transmission était médiocre, mais on pouvait entendre les voix.
— Je n‘arrive toujours pas à y croire ! s‘exclamait l‘un des deux scientifiques.
L‘excitation dans sa voix n‘avait pas diminué depuis son arrivée, quarante-huit heures plus tôt.
De toute évidence, son interlocuteur partageait son enthousiasme.
— Tu aurais pu imaginer que tu serais un jour témoin d‘un truc aussi incroyable ?
— Jamais ! répliqua l‘autre en souriant, l‘air radieux. J‘ai l‘impression de faire un rêve complètement dingue.
Delta 1 en avait assez entendu. Tout se passait exactement comme prévu, là-bas. Delta 2 manœuvra le microrobot afin de l‘éloigner de la conversation et de le garer dans un recoin discret, contre le cylindre d‘un générateur électrique. Les batteries du PH2 commencèrent aussitôt à se recharger pour la mission suivante.
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6.
Tandis que son hélicoptère PaveHawk filait dans le ciel matinal, Rachel Sexton se repassait le film des curieux événements de la matinée. Ce n‘est qu‘en arrivant à Chesapeake Bay qu‘elle comprit que l‘engin se dirigeait dans une tout autre direction que celle de la Maison Blanche. Sa stupéfaction initiale fit place à une véhémente contrariété.
— Hé ! cria-t-elle au pilote. Qu‘est-ce que vous faites ?
Sa voix, couverte par le vrombissement des rotors, était à peine audible.
— Vous êtes censé m‘emmener à la Maison Blanche ! hurla-t-elle.
Le pilote secoua la tête.
— Désolé, madame, le Président ne se trouve pas à la Maison Blanche ce matin.
Rachel essaya de se souvenir si Pickering lui avait spécifiquement mentionné la Maison Blanche comme destination ou si elle l‘avait simplement présumée.
— Mais alors, où se trouve le Président ?
— Votre entretien avec lui va se passer ailleurs.
— Où ça ailleurs ?
— On n‘est plus très loin maintenant.
— Ça n‘est pas ce que je vous ai demandé.
— C‘est à une vingtaine de kilomètres.
Rachel lui lança un regard mauvais. Ce type devrait faire de la politique, songea-t-elle.
— Est-ce que vous évitez les balles aussi bien que les questions ? Le pilote ne répondit pas.
Il leur fallut moins de sept minutes pour traverser la baie de Chesapeake. Une fois celle-ci dépassée, le pilote vira au nord et se dirigea vers une étroite péninsule où Rachel aperçut une série de pistes d‘atterrissage et d‘édifices apparemment militaires. Le pilote amorça sa descente et Rachel comprit où ils allaient atterrir : les six rampes de lancement et les tours
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noircies par les flammes des réacteurs de fusées lui fournissaient déjà un bon indice. Mais, en plus, sur le toit de l‘un des hangars, elle put voir, peints en énormes lettres blanches, ces deux mots : Wallops Island.
Wallops Island était l‘un des sites les plus anciens de la NASA. Encore utilisé aujourd‘hui pour les lancements de satellites et les expérimentations de prototypes, Wallops était la base la plus secrète de l‘Agence spatiale.
Le Président à Wallops Island ? Cela n‘avait aucun sens.
Le pilote de l‘hélicoptère aligna son appareil sur l‘axe de trois pistes d‘atterrissage parallèles qui traversaient la fine péninsule sur toute sa longueur. Elles semblaient se diriger vers l‘extrémité la plus éloignée du complexe.
Le pilote commença à ralentir.
— Vous allez rencontrer le Président dans son bureau.
Rachel se tourna en se demandant si le type plaisantait.
— Le président des États-Unis a un bureau sur Wallops Island ?
Le pilote garda un sérieux imperturbable.
— Le président des États-Unis a un bureau partout où il le désire, madame.
Il pointa l‘index vers l‘extrémité de la piste d‘atterrissage.
Rachel aperçut l‘énorme silhouette au loin et son cœur faillit s‘arrêter de battre. Même à trois cents mètres, elle reconnut le 747 modifié à la coque bleu clair.
Je vais le rencontrer à bord du...
— Oui, madame, c‘est son bureau quand il est loin de chez lui.
Rachel continuait à fixer l‘énorme appareil. La désignation codée du Boeing 747 présidentiel était VC-25-A, mais pour tout le monde il ne portait qu‘un seul nom : Air Force One.
— On dirait que vous allez avoir droit au nouveau, ce matin, fit le pilote, en désignant du doigt les chiffres qui se détachaient sur l‘aileron de queue.
Rachel acquiesça silencieusement. Peu d‘Américains savent qu‘il existe en réalité deux Air Force One en service, deux 747
identiques spécialement aménagés, l‘un portant le numéro 28
000 et l‘autre le 29 000. Tous deux peuvent atteindre mille
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kilomètre-heure en vitesse de croisière et ont été transformés pour pouvoir être ravitaillés en vol, ce qui leur confère un rayon d‘action pratiquement illimité.
Tandis que le PaveHawk effectuait sa manœuvre et s‘arrêtait à côté de l‘avion présidentiel, Rachel comprit qu‘on qualifiât l’Air Force One de « palais mobile ». Il en imposait vraiment.
Quand il se rendait à l‘étranger, le Président demandait souvent, pour des raisons de sécurité, que l‘entretien avec le chef d‘État qu‘il rencontrait ait lieu à bord de son avion, sur une piste d‘aéroport. Si la sécurité était certainement l‘un des motifs de cette façon de procéder, il y en avait un autre, indéniable, à savoir l‘atout que lui offrait un tel décor pour ses négociations.
Une visite à bord de l‘ Air Force One était beaucoup plus intimidante que n‘importe quel voyage à la Maison Blanche. À
commencer par les lettres de deux mètres de haut qui claironnaient tout le long du fuselage United States of America.
Un ministre étranger, une femme, avait accusé le président Nixon de lui brandir sa virilité au visage un jour qu‘elle avait été conviée à le rencontrer à bord de l’Air Force One.
Par la suite, l‘équipage de l‘appareil avait, sur le mode de la plaisanterie, surnommé l‘avion « le braquemart ».
Un colosse du Secret Service présidentiel en blazer surgit devant le cockpit et ouvrit la portière de l‘appareil côté passager.
— Mademoiselle Sexton ? Le Président vous attend.
Rachel descendit de l‘hélicoptère et jeta un coup d‘œil vers l‘énorme 747. Un phallus volant, pensa-t-elle. Elle avait entendu dire que ce bureau mobile ne comptait pas moins de mille deux cents mètres carrés de superficie intérieure et comprenait quatre suites privées séparées, que ses compartiments couchettes pouvaient accueillir pas moins de vingt-six membres d‘équipage, sans parler des deux cuisines capables de nourrir une centaine de personnes.
En grimpant l‘escalier, Rachel sentit sur ses talons l‘agent du Secret Service qui accélérait le mouvement. Tout en haut, la portière de la cabine ouverte ressemblait à un petit orifice sur le flanc d‘une gigantesque baleine argentée. En approchant du seuil de l‘avion, elle sentit son assurance s‘évanouir.
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Du calme, Rachel, ce n‘est qu‘un avion, se rassura-t-elle.
L‘agent du Secret Service lui prit poliment le bras et la guida dans un corridor étonnamment étroit. Ils tournèrent à droite, franchirent une courte distance, et pénétrèrent dans une cabine aussi spacieuse que luxueuse. Rachel la reconnut immédiatement pour l‘avoir vue en photo.
— Attendez ici, fit l‘agent, avant de s‘éclipser.
Rachel resta seule dans la célèbre suite présidentielle lambrissée de l‘ Air Force One. C‘était la salle où l‘on recevait dignitaires et personnalités et manifestement l‘endroit où l‘on introduisait les novices que l‘on souhaitait intimider. La pièce prenait toute la largeur de l‘appareil et elle était tapissée d‘une épaisse moquette brun foncé. L‘ameublement était impeccable : fauteuils recouverts de cuir disposés autour d‘une immense table circulaire en érable, lampadaires en bronze patiné flanquant un immense sofa et un bar en acajou supportant des verres de cristal gravés à la main.
Les concepteurs du Boeing avaient soigneusement étudié l‘aménagement de ce salon pour procurer aux passagers « un sentiment d‘ordre et de tranquillité ». La tranquillité, pour l‘instant, était bien la dernière chose que Rachel Sexton ressentait. Elle pensait à tous les responsables politiques qui s‘étaient assis ici même pour y prendre des décisions qui avaient peut-être changé le destin du monde.
Tout, dans cette grande pièce, exprimait le pouvoir, depuis l‘arôme discret du cigare jusqu‘à l‘emblème présidentiel que l‘on retrouvait un peu partout : l‘aigle aux serres refermées sur les flèches et les rameaux d‘olivier était brodé sur les coussins, gravé dans le seau à glace et même imprimé sur les sous-verres en liège du bar. Rachel en prit un pour l‘examiner.
— Envie de garder un petit souvenir ? lança une voix grave derrière elle.
Surprise, Rachel fit un demi-tour et laissa échapper le sous-verre qui tomba. Elle s‘agenouilla pour le ramasser. Tout en le reposant, elle se tourna et rencontra le regard du président des États-Unis, qui la fixait ironiquement.
— Je ne suis pas un roi, mademoiselle Sexton, la génuflexion est donc inutile.
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7.
Le sénateur Sedgewick Sexton appréciait l‘intimité de sa limousine Lincoln qui se faufilait dans le trafic matinal de Washington, en direction de son bureau. En face de lui, Gabrielle Ashe, son assistante de vingt-quatre ans, lui lisait l‘emploi du temps de sa journée. Sexton écoutait à peine.
J‘adore Washington, pensait-il, en admirant les formes parfaites de son assistante sous son pull en cachemire. Le pouvoir est le plus grand aphrodisiaque qui soit... et il fait accourir en masse les jolies femmes dans la capitale.
Gabrielle, diplômée d‘une des prestigieuses universités de la côte Est, ambitionnait de devenir un jour sénatrice. Elle y arrivera, songea Sexton. Elle avait une allure folle, et l‘esprit vif.
Et elle comprenait parfaitement les règles du jeu.
Gabrielle Ashe était noire, sa peau avait un ton cannelle ou acajou foncé, du genre bronzage permanent, que Sexton appréciait à l‘instar de tant d‘autres Blancs BCBG. Comme eux, il ne dédaignait pas de flirter avec ce genre de femmes, avec lesquelles il n‘avait pas l‘impression de trahir son « camp ».
Sexton décrivait Gabrielle à ses amis comme un mélange de Halle Berry pour le physique et de Hillary Clinton pour l‘intellect et l‘ambition, mais il ne pouvait s‘empêcher de se dire parfois qu‘il était en dessous de la vérité.
Gabrielle avait été un atout formidable pour sa campagne depuis qu‘il l‘avait promue assistante personnelle, trois mois auparavant. Et, pour couronner le tout, elle était gratuite : elle estimait ses journées de travail de seize heures suffisamment payées par son apprentissage des ficelles du métier auprès d‘un homme politique chevronné.
Bien sûr, se rengorgea silencieusement Sexton, je l‘ai convaincue d‘en faire un peu plus que ce pour quoi elle avait été
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engagée. Peu après, Gabrielle avait été invitée à une « session d‘orientation », tard le soir, dans le bureau privé de son patron.
Comme prévu, la jeune assistante s‘était montrée impressionnée et désireuse de plaire avant tout. Avec une patience acquise au fil des décennies, une douceur insinuante, Sexton avait réussi à envoûter la jeune femme, gagnant sa confiance, faisant tomber une à une ses défenses, s‘assurant une maîtrise complète de la situation, pour finalement séduire Gabrielle sur place, dans son bureau même.
Sexton ne doutait pas que cette expérience avait été sur le plan sexuel l‘une des plus gratifiantes qu‘ait pu faire la jeune femme. Pourtant, à la lumière du jour, Gabrielle avait regretté ce dérapage. Embarrassée, elle avait proposé de démissionner.
Sexton avait refusé. La jeune femme continua donc de travailler pour le sénateur, mais elle lui fit clairement comprendre qu‘elle avait bien l‘intention d‘en rester là. Depuis, leur relation demeurait strictement professionnelle.
Les lèvres pulpeuses de Gabrielle bougeaient toujours.
— ... ne vous laissez pas entraîner à participer au débat de CNN cet après-midi. Nous ne savons toujours pas qui la Maison Blanche va envoyer pour dialoguer avec vous. Je crois que vous auriez intérêt à lire attentivement ces notes, ajouta-t-elle en lui tendant un dossier.
Sexton prit le dossier, tout en savourant la fragrance de son parfum mêlée à l‘arôme du cuir des sièges.
— Vous n‘écoutez pas, dit-elle.
— Bien sûr que si. (Il sourit de toutes ses dents.) Ne vous en faites pas pour ce débat. Dans le pire des cas, la Maison Blanche me snobe en envoyant un sous-fifre. Dans le meilleur des cas, ils enverront une pointure dont je ne ferai qu‘une bouchée.
Gabrielle fronça les sourcils.
— Très bien, j‘ai glissé dans vos notes une liste de questions désagréables envisageables.
— Les questions habituelles, je suppose ?
— Avec un nouveau sujet d‘actualité. Je crois que vous pourriez essuyer un retour hostile de la part de la communauté
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gay après vos déclarations d‘hier soir dans l‘émission de Larry King.
Sexton haussa les épaules, écoutant d‘une oreille distraite.
— Évidemment. Toujours ces histoires de mariages entre personnes de même sexe.
Gabrielle lui jeta un regard désapprobateur.
— Votre sortie d‘hier soir était trop véhémente.
Mariages entre personnes du même sexe, rumina Sexton avec dégoût. Si ça ne tenait qu‘à moi, les tantouzes n‘auraient même pas le droit de vote.
— Très bien, Gabrielle, je vais y mettre une sourdine.
— Bien. Vous avez poussé le bouchon un peu loin sur quelques sujets chauds ces temps-ci, sénateur. N‘en faites pas trop. Le public peut se retourner en un clin d‘œil. Pour l‘instant, vous surfez sur la vague et elle gagne de la vitesse. Contentez-vous d‘y rester. Inutile de smasher sans arrêt, il suffit de renvoyer la balle.
— Des nouvelles de la Maison Blanche ?
Gabrielle eut l‘air délicieusement embarrassée.
— Silence sur toute la ligne. C‘est officiel, votre opposant est devenu « l‘homme invisible ».
Sexton ne savait qui remercier d‘un tel miracle. Depuis des mois, le Président avait travaillé dur à la préparation de cette campagne. Et, brusquement, une semaine plus tôt, il s‘était enfermé dans le bureau Ovale, on ne l‘avait plus revu, ni entendu. Comme si le Président ne pouvait tout simplement plus supporter le soutien grandissant qu‘obtenait Sexton.
Gabrielle passa la main dans sa chevelure défrisée.
— J‘ai entendu dire que l‘équipe de campagne de la Maison Blanche était aussi désarçonnée que nous. Le Président n‘a fourni aucune explication à propos de sa disparition, et là-bas tout le monde est furieux.
— Mais comment la présente-t-on ? questionna Sexton.
Gabrielle le scruta derrière ses lunettes d‘étudiante.
— Il se trouve que ce matin j‘ai obtenu des infos intéressantes d‘un de mes contacts à la Maison Blanche.
Sexton reconnut la lueur dans ses yeux. Gabrielle Ashe avait réussi à transformer un membre de l‘équipe Herney en
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informateur. Sexton se demanda si elle faisait des fellations à un proche du Président en échange de ses secrets de campagne...
Le sénateur n‘en avait cure, du moment qu‘elle glanait quelques scoops.
— Selon la rumeur, poursuivit son assistante en baissant d‘un ton, l‘étrange comportement du Président a débuté la semaine dernière, après un entretien décidé en urgence avec le directeur de la NASA. Apparemment, le Président est sorti de cette réunion l‘air stupéfait. Il a immédiatement annulé tous ses rendez-vous et, depuis, il est en contact étroit avec la NASA.
Sexton flairait la catastrophe avec un plaisir évident.
— Vous pensez que la NASA pourrait lui avoir appris de mauvaises nouvelles ?
— Cela semble une explication logique, fit-elle d‘un ton optimiste. Mais il faudrait que l‘information en question soit gravissime pour que le Président abandonne tout.
Sexton réfléchit quelques instants.
— De toute évidence, quelle que soit la nouvelle, il fallait qu‘elle soit mauvaise. Autrement, le Président se serait empressé de s‘en servir contre moi.
Ces derniers temps, Sexton avait sévèrement critiqué le financement de la NASA. La longue série des lancements ratés qui avaient accablé l‘agence spatiale, en plus de ses dépassements budgétaires énormes, lui avait valu l‘honneur douteux de devenir la cible privilégiée de Sexton dans ses discours dédiés à l‘incompétence et aux déficits variés du gouvernement. Attaquer sans cesse l‘un des plus prestigieux symboles de la fierté américaine pour récupérer des votes supplémentaires était certes une méthode risquée que la plupart des hommes politiques auraient rejetée. Mais Sexton avait une arme dont peu de ses pairs disposaient : Gabrielle Ashe et son instinct infaillible.
La séduisante jeune femme avait retenu l‘attention de Sexton plusieurs mois auparavant, alors qu‘elle travaillait comme coordinatrice dans son bureau de campagne à Washington. À la veille des primaires, les sondages n‘étaient pas brillants, et le message du sénateur sur la gabegie gouvernementale ne retenait guère l‘attention du public. C‘est
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alors que Gabrielle Ashe lui avait rédigé une note pour lui inspirer un angle de campagne radicalement nouveau. Elle lui avait suggéré d‘attaquer le gouvernement sur les énormes dépassements budgétaires de la NASA et sur les chèques en blanc que la Maison Blanche ne cessait de signer – exemple par excellence de la gestion irresponsable du président Herney.
« La NASA coûte une fortune aux Américains », lui avait écrit Gabrielle en faisant suivre cette remarque d‘une liste de chiffres, d‘échecs et de renflouements successifs.
« L’électorat n’est pas au courant de cette situation. Il serait horrifié d’apprendre ce qui se passe. Je crois que vous devriez faire de la NASA un problème politique. »
Sexton avait sursauté à la lecture de cette note.
Et pourquoi ne pas protester contre le fait de chanter l‘hymne national au début des matchs de base-ball, pendant qu‘on y est ! s‘était-il dit.
Durant les semaines qui avaient suivi, Gabrielle avait continué d‘envoyer des informations sur la NASA au sénateur.
Plus Sexton les lisait, plus il comprenait que la jeune Gabrielle Ashe avait mis dans le mille. Même selon les normes habituelles de gestion gouvernementale, la NASA était un véritable gouffre financier ; elle était aussi onéreuse qu‘inefficace et les dernières années avaient révélé la grossière incompétence de ses responsables.
Un après-midi où Sexton était interviewé à la radio sur le thème de l‘éducation, son interlocuteur lui avait demandé avec insistance où il pourrait bien trouver le financement de ses promesses de soutien aux écoles publiques. En réponse, Sexton avait décidé de tester la théorie de Gabrielle sur la NASA avec une réponse qui ne se voulait qu‘à moitié sérieuse.
— De l‘argent pour l‘éducation ? avait-il dit. Eh bien, peut-
être réduirai-je les dépenses du programme spatial de moitié.
Après tout, si la NASA peut dépenser quinze milliards de dollars par an dans l‘espace, il me semble que je devrais être capable d‘en dépenser sept et demi pour les enfants, ici, sur terre.
Dans la régie de la station, les assistants de campagne de Sexton s‘étaient étranglés d‘effroi face à la désinvolture de cette réponse. Il était déjà arrivé que des campagnes entières
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s‘écroulent suite à des remarques beaucoup moins agressives que celle-ci. Instantanément, le standard de la radio s‘était mis à chauffer. Les responsables de la campagne de Sexton avaient senti leur cœur bondir : les patriotes de l‘espace risquaient d‘avoir la peau du sénateur.
Mais il s‘était produit quelque chose d‘inattendu.
— Quinze milliards de dollars par an ? répéta le premier intervenant comme s‘il avait mal entendu. Vous êtes sûr de ce chiffre ? Êtes-vous en train de nous dire que la classe de mon fils est surpeuplée parce que des écoles ne peuvent se payer assez de professeurs, alors qu‘au même moment la NASA dépense quinze milliards de dollars par an à rapporter des photos de cailloux qui flottent dans l‘espace ?
— Hmmm... c‘est exact, avait répondu Sexton d‘un ton circonspect.
— Mais cela est absurde ! Le Président a-t-il le pouvoir de faire quelque chose à ce sujet ?
— Absolument, avait répliqué Sexton, gagnant en assurance. Un président peut opposer son veto aux demandes budgétaires des agences gouvernementales qu‘il estime abusives.
— Alors je vous donne ma voix, sénateur Sexton. Quinze milliards de dollars pour la recherche spatiale alors que nos enfants manquent de professeurs, c‘est tout à fait scandaleux !
Bonne chance, monsieur. J‘espère que vous irez jusqu‘au bout.
Puis ce fut le tour d‘un autre auditeur.
— Sénateur, j‘ai lu récemment que la station spatiale internationale de la NASA coûtait beaucoup plus que prévu et que le Président envisageait d‘allouer des fonds d‘urgence à la NASA pour permettre la poursuite du projet. Est-ce vrai ?
Sexton avait sauté sur l‘occasion.
— Totalement vrai !
Il avait expliqué que la station spatiale avait au départ été conçue comme un projet conjoint avec douze pays qui auraient dû en partager les coûts. Mais, une fois la construction commencée, le budget n‘avait cessé d‘augmenter dans des proportions phénoménales et nombre de pays avaient fini par
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renoncer, dégoûtés. Plutôt que de réduire les coûts, le Président avait alors décidé de couvrir toutes les dépenses.
— Et c‘est ainsi, avait annoncé Sexton, que le coût de la station spatiale internationale est passé de huit milliards de dollars, initialement prévus, à cent milliards !
— Mais pourquoi donc le Président n‘arrête-t-il pas les frais tout de suite ? reprit l‘auditeur avec véhémence.
Sexton l‘aurait volontiers embrassé.
— Excellente question, monsieur. Malheureusement, un tiers des ressources nécessaires à la construction de la station est déjà en orbite dans l‘espace, et le Président a dépensé vos dollars pour les y mettre, si bien qu‘arrêter les frais maintenant reviendrait à reconnaître qu‘il a de toute façon fait une bourde de plusieurs milliards de dollars.
Les auditeurs continuaient d‘appeler sans relâche. On eût dit que les Américains réalisaient pour la première fois que la NASA relevait de leur propre responsabilité et non d‘une exigence nationale.
Une fois l‘émission terminée, à l‘exception de quelques fanatiques de l‘espace qui s‘étaient lancés dans de poignants plaidoyers sur l‘éternelle et nécessaire quête de la connaissance, le consensus était acquis : la campagne de Sexton venait de rebondir sur ce que toutes les campagnes recherchent comme leur Graal, elle avait levé son lièvre, elle avait su trouver un sujet de controverse encore inexploité qui caressait l‘électorat dans le sens du poil.
Dans les semaines qui suivirent, Sexton distança ses adversaires au cours de cinq primaires décisives. Il annonça la nomination de Gabrielle Ashe comme nouvelle assistante personnelle de campagne, en la félicitant d‘avoir contribué à informer l‘électorat du délicat problème posé par la NASA. D‘un simple claquement de doigts, Sexton avait fait d‘une jeune Noire inconnue une star politique naissante, désarmant au passage ceux qui l‘accusaient de racoler les voix racistes et sexistes.
Et maintenant, alors qu‘ils étaient tous deux assis dans la limousine, Sexton réalisait que Gabrielle venait une fois de plus de prouver sa valeur. Sa nouvelle information sur le rendez-vous secret de la semaine précédente entre l‘administrateur de
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la NASA et le Président laissait penser que les ennuis de l‘Agence spatiale n‘avaient fait que s‘aggraver. Le sénateur se voyait approvisionné en nouvelles munitions qu‘il comptait bien utiliser.
Comme la limousine passait devant la statue de Washington, Sedgewick Sexton ne put s‘empêcher de penser qu‘il venait d‘être béni par le destin.
8.
Le président Zachary Herney, l‘homme politique le plus puissant du monde, était de taille moyenne, ses épaules étaient étroites et sa constitution plutôt frêle. Son visage criblé de taches de rousseur était barré d‘une paire de lunettes à verres épais et, sur son crâne, ses cheveux noirs se clairsemaient de plus en plus. Son physique peu imposant contrastait avec l‘engouement singulier qu‘il inspirait à ceux qui l‘approchaient.
On disait qu‘il suffisait de rencontrer Zach Herney une seule fois pour être prêt à tout sacrifier pour lui.
— Je suis si content que vous soyez venue ! s‘exclama le Président en tendant la main à Rachel.
Sa poignée de main était chaleureuse et sincère.
— Mais c‘est... (Rachel s‘éclaircit la voix) tout naturel, monsieur le Président. C‘est un honneur de vous rencontrer.
Herney lui décocha un sourire bienveillant et Rachel sentit aussitôt opérer la légendaire séduction du Président. L‘homme était d‘un abord simple et direct que les caricaturistes adoraient – car, si maladroits que fussent leurs croquis, la chaleur et le sourire aimable du Président étaient immédiatement reconnaissables. Ses yeux reflétaient autant sa sincérité que sa dignité.
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— Si vous m‘accompagnez, fit-il d‘une voix enjouée, vous aurez même droit à une tasse de café avec votre nom écrit dessus...
— Merci, monsieur.
Le Président appuya sur un bouton de l‘interphone et demanda qu‘on lui apporte du café. En le suivant dans un couloir de l‘avion, Rachel ne put s‘empêcher de remarquer que, pour un homme qui était au plus bas dans les sondages, il respirait la joie de vivre et la décontraction. Sa tenue aussi était très décontractée : jean, polo et grosses chaussures de marche d‘une marque très tendance.
— Vous avez... prévu une randonnée, monsieur le Président ? questionna Rachel, histoire de dire quelque chose.
— Pas du tout, mes conseillers en communication ont décidé que tel devait être mon nouveau look. Qu‘en pensez-vous ?
— C‘est très... euh... viril, monsieur, balbutia Rachel.
Herney resta de marbre.
— Ah bon. Nous pensons que ça nous aidera à reprendre quelques voix féminines à votre père.
Après un instant de silence, le visage du Président s‘éclaira d‘un grand sourire.
— Mademoiselle Sexton, c‘était une blague ! Nous savons tous les deux que j‘aurai besoin de davantage qu‘un polo et un jean pour remporter cette élection !
La cordialité et la bonne humeur du Président finirent par chasser toute la tension que Rachel ressentait depuis le début de la rencontre. Ce qui lui manquait en carrure physique, le Président le compensait largement par son sens des relations humaines. La diplomatie était un art que Zach Herney maniait en virtuose depuis toujours.
Rachel suivit son hôte jusqu‘à l‘arrière de l‘avion.
D‘ailleurs, plus ils avançaient, moins la cabine ressemblait à un avion : couloir sinueux, cloisons recouvertes de papier peint, il y avait même une salle de gym complète avec Stair Master et banc de rameur. Bizarrement, l‘avion semblait désert.
— Vous voyagez seul, monsieur le Président ?
Il secoua la tête.
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— En fait, nous venons d‘atterrir.
Atterrir, et où ? se demanda Rachel, surprise. Ses rapports de renseignements de la semaine ne mentionnaient pas de projets de voyage présidentiel. Apparemment, il utilisait Wallops Island pour gouverner en toute discrétion.
— Mon équipe a débarqué juste avant votre arrivée, précisa le Président. Je vais retrouver Washington sous peu, mais je préférais vous rencontrer ici.
— Vous cherchez à m‘intimider ?
— Au contraire, à vous témoigner du respect, mademoiselle Sexton. La Maison Blanche est tout sauf un endroit discret et une rencontre avec moi vous aurait placée dans une situation embarrassante vis-à-vis de votre père.
— J‘apprécie cette attention, monsieur.
— Il me semble que vous gérez une situation délicate avec beaucoup d‘habileté et je ne vois aucune raison de perturber cet équilibre.
Songeant à son petit déjeuner avec son père, Rachel se dit que l‘expression « situation délicate » était un euphémisme.
Zach Herney se montrait particulièrement courtois alors que rien ne l‘y obligeait.
— Puis-je vous appeler Rachel ?
— Bien sûr.
Puis-je vous appeler Zach ? pensa-t-elle.
— Mon bureau, annonça le Président, en poussant devant elle une porte en bois d‘érable sculpté.
Le bureau présidentiel d’Air Force One était sans aucun doute plus intime que son double à la Maison Blanche, mais l‘ameublement en était tout aussi austère. La table était submergée de papiers et, derrière le Président, était suspendue une imposante peinture à l‘huile représentant une goélette classique à trois mâts, toutes voiles dehors, qui essayait de prendre de vitesse un ouragan furieux. Métaphore parfaite de la position actuelle de Zach Herney.
Le Président proposa à Rachel l‘un des trois fauteuils directoriaux qui entouraient son bureau. Elle s‘assit. Herney approcha un siège et s‘installa à côté d‘elle.
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Sur un pied d‘égalité..., nota-t-elle en son for intérieur.
Quelle habileté !
— Eh bien, Rachel, fit Herney, en soupirant avec lassitude, j‘imagine que vous vous demandez pourquoi diable vous vous trouvez ici en ce moment, n‘est-ce pas ?
La sincérité du ton balaya les dernières réserves de Rachel.
— Pour être franche, monsieur, je suis abasourdie.
Herney éclata de rire.
— Bravo ! Il m‘arrive rarement de faire cet effet à quelqu‘un du NRO.
Sur un geste du Président, l‘hôtesse posa le plateau sur le bureau et s‘éclipsa.
— Lait et sucre ? proposa-t-il en se levant pour servir.
— Lait, s‘il vous plaît.
Rachel savoura le riche arôme. Le président des États-Unis me sert personnellement une tasse de café ? s‘interrogea-t-elle.
Zach Herney lui tendit la lourde cafetière en étain.
— Du Paul Revere authentique, fit-il, c‘est un des petits luxes du métier.
Rachel en avala une gorgée. C‘était le meilleur qu‘elle ait jamais bu.
— En tout cas, reprit le Président en se versant à son tour du café avant de se rasseoir, je dois bientôt partir et il faut donc en venir au fait.
Herney fit basculer un morceau de sucre dans sa tasse et planta son regard dans les yeux de la jeune femme.
— J‘imagine que Bill Pickering vous a prévenue que l‘unique raison pour laquelle je pourrais vouloir vous rencontrer serait de vous utiliser comme un pion dans mon jeu ?
— En fait, monsieur, ce sont exactement les mots qu‘il a employés.
Le Président eut un sourire.
— Toujours aussi cynique !
— Il a donc tort ?
— Vous plaisantez ! ironisa le Président. Bill Pickering ne se trompe jamais et, comme d‘habitude, il a vu juste.
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9.
Gabrielle Ashe regardait d‘un air absent par la vitre de la limousine qui se dirigeait dans la circulation matinale vers son bureau. Elle se demandait comment elle avait pu en arriver là.
Assistante personnelle du sénateur Sedgewick Sexton ! N‘était-ce pas exactement ce qu‘elle avait voulu ?
Je suis assise dans une limousine avec le prochain président des États-Unis, se dit-elle.
Gabrielle jeta un coup d‘œil au sénateur qui semblait perdu dans ses pensées. Elle admira la noblesse d‘expression de son visage et l‘élégance de son costume. Il avait tout d‘un présidentiable.
Gabrielle avait entendu pour la première fois un discours de Sexton alors qu‘elle était en dernière année de Sciences-Po à l‘université Cornell, trois ans plus tôt. Elle était sortie major de sa promotion. Elle n‘avait jamais oublié son regard insistant comme s‘il avait voulu lui transmettre un message : « Faites-moi confiance. » Après la conférence, Gabrielle avait fait la queue pour lui dire quelques mots.
— Gabrielle Ashe, avait annoncé le sénateur en lisant le nom de la jeune femme sur son badge. Un joli nom pour une charmante jeune femme.
Son regard se voulait rassurant.
— Merci, monsieur, avait répondu Gabrielle tout en serrant la main énergique de son interlocuteur. J‘ai été très impressionnée par votre discours.
— Je suis heureux de l‘entendre.
Sexton lui avait glissé une carte de visite dans la main.
— Je suis toujours à la recherche de jeunes esprits brillants qui partagent mon point de vue. Quand vous décrocherez votre diplôme, téléphonez-moi, nous aurons peut-être un travail pour vous.
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Gabrielle avait ouvert la bouche pour le remercier mais le sénateur s‘adressait déjà à une autre personne. Pourtant, dans les mois qui suivirent, Gabrielle ne put s‘empêcher d‘observer à la télévision la carrière de Sexton. Elle apprécia, admira même l‘éloquence de ses attaques contre les dépenses du gouvernement, réclamant des coupes sombres à droite et à gauche, le dégraissage de l‘administration fiscale pour une meilleure utilisation de l‘impôt, ainsi que de quelques autres administrations pléthoriques. Le sénateur avait aussi suggéré que l‘on supprime certains programmes sociaux qui faisaient double emploi. Puis, après le décès de son épouse dans un accident de voiture, Gabrielle avait redoublé d‘admiration en le voyant retirer une énergie supplémentaire de cette situation. Il avait su surmonter sa souffrance personnelle pour déclarer au monde qu‘il se lançait dans la campagne à la présidence et qu‘il dédiait la suite de sa carrière politique à la mémoire de sa femme. C‘est alors que Gabrielle avait décidé de rejoindre l‘équipe de campagne du sénateur.
Son intimité avec le sénateur n‘aurait pu être plus grande.
Gabrielle se rappela la soirée qu‘elle avait passée avec Sexton dans son luxueux bureau, et elle serra les lèvres, essayant de tenir à distance les images embarrassantes qui lui revenaient. Elle savait bien qu‘elle aurait dû résister, mais elle n‘en avait pas trouvé la force. Sedgewick Sexton était son idole depuis trop longtemps... D‘ailleurs, il lui avait déclaré sa flamme.
La limousine heurta un nid-de-poule, rappelant Gabrielle à la réalité.
— Ça va, Gabrielle ? demanda Sexton.
La jeune femme lui adressa un sourire un peu contraint.
— Très bien.
— Vous n‘êtes pas encore en train de penser à cette histoire de diffamation ?
Elle haussa les épaules.
— Si, cela me préoccupe encore.
— Oubliez-la. Ce fut un faux pas de leur part et c‘est finalement ce qui pouvait arriver de mieux à notre campagne.
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Cette « diffamation », Gabrielle l‘avait appris à ses dépens, était une tactique qui pouvait rapporter très gros. Certes, cela n‘avait rien de très glorieux puisqu‘il s‘agissait d‘obtenir des informations confidentielles sur un rival : savoir s‘il utilisait un élongateur de pénis ou s‘il était abonné à un site porno gay. Une tactique payante donc, sauf quand il y avait un retour de manivelle...
Et, en l‘occurrence, c‘était bien ce qui s‘était passé. Pour la Maison Blanche. Environ un mois plus tôt, l‘équipe de campagne du Président, déstabilisée par des sondages catastrophiques, avait décidé de se montrer plus agressive et avait fait circuler la rumeur – ils étaient d‘ailleurs convaincus de sa véracité – que le sénateur Sexton avait une liaison avec Gabrielle Ashe. Malheureusement pour la Maison Blanche, ils ne disposaient pas du moindre commencement de preuve. Le sénateur, fervent adepte de l‘axiome selon lequel la meilleure défense était l‘attaque, avait sauté sur l‘occasion. Il avait convoqué une conférence de presse pour proclamer son innocence et s‘était déclaré scandalisé.
— Je ne peux pas croire, avait-il dit en fixant les caméras avec une lueur douloureuse dans le regard, que le Président oserait déshonorer la mémoire de ma femme avec ces mensonges malveillants.
La performance télévisuelle du sénateur Sexton avait été si convaincante que même Gabrielle s‘était demandé pendant une seconde s‘ils avaient vraiment couché ensemble. Et, en le voyant mentir avec une telle facilité, Gabrielle avait compris que le sénateur était un homme vraiment dangereux.
Ces derniers temps, bien qu‘elle fût certaine d‘avoir misé, dans la course présidentielle, sur le concurrent le plus efficace, Gabrielle avait commencé à douter. En travaillant étroitement avec Sexton, elle avait eu l‘occasion de découvrir l‘homme derrière la façade et, comme un enfant qui visite les coulisses d‘un studio de cinéma, elle avait ressenti une sévère désillusion.
Bien que la foi de Gabrielle dans le message de Sexton demeurât intacte, elle commençait à se demander si le sénateur était vraiment le Président qu‘elle souhaitait au pays.
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10.
— Ce dont je vais vous parler, Rachel, est classifié UMBRA, fit le Président. Cette classification est bien supérieure à votre habilitation actuelle.
Rachel sentit les parois d’Air Force One se resserrer. Le Président l‘avait fait venir à Wallops Island, l‘avait invitée à bord de son avion, lui avait servi du café, lui avait révélé qu‘il avait l‘intention de se servir d‘elle à des fins politiques contre son propre père, et maintenant il lui annonçait qu‘il avait l‘intention de lui communiquer illégalement des informations classifiées. Si affable que Zach Herney fût apparu en surface, Rachel Sexton venait de comprendre quelque chose d‘important : quand le Président avait la main, il ne la lâchait plus.
— Il y a deux semaines, reprit Herney, les yeux rivés à ceux de son interlocutrice, la NASA a fait une découverte.
Ces paroles flottèrent un moment dans l‘air avant que Rachel ne parvînt à les interpréter. Une découverte de la NASA ? Dans les récents rapports qu‘elle avait vus passer, elle n‘avait rien lu d‘extraordinaire concernant l‘activité de l‘Agence spatiale. Ses seules découvertes relatives à la NASA concernaient les limites budgétaires que celle-ci venait une fois de plus de repousser en raison d‘un nouveau projet.
— Avant de continuer, reprit le Président, j‘aimerais savoir si vous partagez le cynisme de votre père au sujet de l‘exploration spatiale.
Rachel se cabra.
— Monsieur le Président, j‘ose espérer que vous ne m‘avez pas fait venir jusqu‘ici pour que je demande à mon père de cesser ses attaques contre la NASA.
Il rit.
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— Mon Dieu, non ! J‘ai, suffisamment fréquenté le Sénat pour savoir que personne ne peut empêcher Sedgewick Sexton de faire quoi que ce soit.
— Mon père est un opportuniste, monsieur le Président. La plupart des hommes politiques qui réussissent le sont. Et, malheureusement, la NASA s‘est transformée toute seule en opportunité.
La récente série d‘échecs de la NASA était devenue si intolérable que l‘on ne savait plus si l‘on devait en rire ou en pleurer : les satellites se désintégraient les uns après les autres, les sondes n‘envoyaient pas les signaux attendus, la station spatiale internationale voyait son budget décupler et les pays associés aux projets se défilaient les uns après les autres. Les milliards se volatilisaient et le sénateur Sexton surfait sur le désastre, comme sur une vague qui semblait destinée à l‘amener jusqu‘aux rives de la Maison Blanche.
— J‘admets, poursuivit le Président, que la NASA a pris des airs de catastrophe, ces temps-ci. Chaque fois que je reprends mon souffle, ils me donnent un nouveau motif de réduire son financement.
Rachel vit une ouverture et se précipita sur l‘occasion.
— Et pourtant, monsieur le Président, je viens juste de lire que vous leur avez accordé un dépassement de trois autres millions de dollars en urgence la semaine dernière. Pour empêcher la faillite, n‘est-ce pas ?
Le Président partit d‘un petit rire.
— Votre père a dû jubiler quand il a vu ça, non ?
— Vous lui avez tendu les verges pour vous battre.
— Est-ce que vous l‘avez entendu au dernier débat télévisé ? « Zach Herney est un toxico de l‘espace et les contribuables sont les sponsors de son vice. »
— Mais vous ne cessez de le pousser à continuer, monsieur le Président.
Herney acquiesça.
— Je n‘ai jamais caché que je suis un supporter de la NASA.
Je l‘ai toujours été. Je suis un enfant de la conquête de l‘espace et je n‘ai jamais hésité à exprimer mon admiration et ma fierté pour notre programme spatial. Pour moi, les hommes et les
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femmes de la NASA sont les pionniers de l‘histoire moderne. Ils tentent l‘impossible, ils acceptent l‘échec et reviennent inlassablement à leur planche à dessin alors que tout le monde les accable de critiques...
Rachel resta silencieuse, sentant que, malgré son calme apparent, le Président bouillait d‘une rage indignée devant les attaques à répétition du sénateur contre la NASA. Rachel se demandait ce que l‘Agence avait bien pu découvrir. Le Président prenait manifestement son temps avant d‘en venir au fait.
— Aujourd‘hui, fit Herney d‘une voix plus tendue, j‘ai l‘intention de changer complètement votre opinion sur la NASA.
Rachel lui jeta un regard perplexe.
— Vous avez déjà ma voix, monsieur le Président, vous devriez peut-être vous concentrer sur le reste du pays.
— C‘est bien ce que j‘ai l‘intention de faire. (Il avala une gorgée de café et sourit.) Et je vais vous demander de m‘aider...
(Il se pencha vers elle.) D‘une façon tout à fait inhabituelle, ajouta-t-il.
Rachel sentit que Herney la fixait intensément, un peu comme un chasseur qui essaie de deviner si sa proie a l‘intention de fuir ou de combattre. Malheureusement, Rachel savait qu‘il n‘y avait pas d‘issue.
— Je suppose, poursuivit le Président, en versant de nouveau du café dans leurs deux tasses, que vous connaissez le projet EOS ?
Rachel hocha la tête.
— Earth Observation System, le système d‘observation de la terre. Je crois que mon père m‘en a parlé une ou deux fois.
Face à cette tentative de sarcasme, le Président fronça les sourcils. En vérité, le père de Rachel avait bien évoqué le système d‘observation de la terre chaque fois qu‘il avait pu.
C‘était l‘un des projets les plus onéreux et les plus controversés de la NASA. Il s‘agissait de mettre en place une série de cinq satellites conçus pour étudier et analyser les problèmes environnementaux de la planète : diminution de la couche d‘ozone, fonte des glaces polaires, réchauffement de l‘atmosphère, déforestation... EOS devait fournir des données
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macroscopiques aux environnementalistes afin qu‘ils soient mieux armés pour prévoir l‘avenir de la planète.
Malheureusement, le projet EOS avait connu une série d‘échecs successifs et Zach Herney avait dû monter en première ligne pour le soutenir. Il s‘était appuyé sur le lobby écologiste pour arracher 1,4 milliard de dollars au Congrès. Mais, loin de fournir les données promises, EOS s‘était rapidement enlisé dans
un
cauchemar
de
lancements
ratés,
de
dysfonctionnements informatiques et de conférences de presse consternées de la direction de la NASA. Le seul à sourire ces temps-ci était le sénateur Sexton, qui ne cessait de rappeler aux électeurs les montants engloutis par le Président dans le programme EOS – « l‘argent des contribuables » –, et combien ses retombées avaient été médiocres.
Le Président plongea un sucre dans sa tasse.
— Si surprenant que cela puisse paraître, la découverte dont je vous parle a été faite par EOS.
Rachel ne comprenait plus. Si l‘EOS venait de connaître une réussite aussi importante, la NASA l‘aurait certainement annoncée. Alors que son père crucifiait EOS dans les médias, c‘était l‘occasion rêvée pour l‘Agence spatiale de redorer son blason.
— Je n‘ai rien entendu, concernant une quelconque découverte d‘EOS, fit Rachel.
— Je sais. La NASA préfère garder la bonne nouvelle secrète quelque temps.
Rachel en doutait.
— Jusqu‘ici, monsieur, j‘avais plutôt l‘impression que, dès que la NASA avait une information à communiquer, elle sautait sur l‘occasion.
La discrétion n‘était effectivement pas le fort des relations publiques de l‘Agence. Et le contenu de leurs annonces, lors des conférences de presse, était souvent si maigre que les collègues de Rachel au NRO en faisaient des gorges chaudes.
Le Président fronça les sourcils.
— Ah oui, j‘oubliais, je parle à un disciple de Pickering, le grand prêtre de la sécurité du NRO. Est-ce qu‘il grogne toujours autant contre les langues trop bien pendues de la NASA ?
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— La sécurité est son travail, monsieur. Il la prend très au sérieux.
— Il a sacrement intérêt. Je trouve seulement abscons de voir que deux agences qui ont tant de choses en commun trouvent toujours le moyen de se bagarrer pour un oui ou pour un non.
En collaborant avec William Pickering, Rachel avait appris depuis longtemps que, si la NASA et le NRO étaient deux agences spatiales américaines, elles avaient des philosophies diamétralement opposées. Le NRO était une agence militaire, dont toutes les activités étaient classées secret-défense, tandis que la NASA était, selon William Pickering, un repère d‘universitaires et de savants qui ne résistaient jamais à la tentation de crier sur les toits toutes leurs découvertes en faisant courir des risques à la sécurité nationale. Certaines technologies parmi les plus sophistiquées de la NASA – lentilles à haute résolution pour télescopes satellitaires, systèmes de communication à très longue portée, systèmes d‘imagerie radio – avaient ainsi la regrettable habitude de surgir dans l‘arsenal de gadgets des services de renseignements ennemis et d‘être utilisées pour espionner les États-Unis. Bill Pickering maugréait souvent que, si les scientifiques de la NASA avaient une grosse cervelle, ils avaient surtout une grande gueule.
Un contentieux encore plus lourd entre les deux agences touchait aux lancements des satellites du NRO sur lesquels la NASA avait la haute main : nombre des récents échecs de l‘Agence spatiale avaient directement affecté la Maison Pickering. Entre tous, l‘échec le plus spectaculaire avait été celui du 12 août 1998, lorsqu‘une fusée Titan IV, lancée conjointement par la NASA et l‘armée de l‘air américaine, avait explosé quarante secondes après sa mise à feu, détruisant instantanément un satellite du NRO baptisé Vortex 2 qui avait coûté la modique somme d‘ 1,2 milliard de dollars. Pickering semblait peu disposé à oublier cet « incident ».
— Alors pourquoi la NASA n‘a-t-elle pas fait connaître sa réussite récente ? insista Rachel sur un ton de défi. C‘était pourtant le moment ou jamais d‘annoncer une bonne nouvelle.
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— La NASA est restée silencieuse, rétorqua le Président, parce que je le lui ai ordonné.
Rachel se demanda si elle avait bien entendu. S‘il disait vrai, le Président s‘infligeait une sorte de hara-kiri politique, complètement incompréhensible pour elle.
— Cette découverte, fit Herney, est... absolument stupéfiante dans ses implications.
Rachel se sentit parcourue d‘un frisson. Dans le monde des services de renseignements, l‘expression « implications stupéfiantes » était rarement synonyme de bonne nouvelle.
Toutes ces cachotteries autour de l‘EOS étaient-elles liées à la découverte d‘un désastre environnemental ?...
— Y a-t-il un problème ?
— Pas le moindre problème. Ce que l‘EOS a découvert est absolument extraordinaire.
Rachel garda le silence.
— Voyons, Rachel, supposons que je vous dise que la NASA vient de faire une découverte scientifique majeure... dont la signification est tellement bouleversante... qu‘elle justifierait tous les dollars que les Américains ont dépensés dans la conquête de l‘espace ?
Rachel ne parvenait pas à y croire. Le Président se leva.
— Allons faire un tour, s‘il vous plaît, mademoiselle.
11.
Rachel suivit le président Herney sur la passerelle scintillante d‘ Air Force One. En descendant les marches, elle sentit l‘air vif clarifier son esprit. Malheureusement, cela ne faisait que rendre les déclarations du Président plus saugrenues encore.
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La NASA aurait fait une découverte d‘une telle importance scientifique qu‘elle justifierait tout l‘argent investi dans la recherche spatiale ?
La jeune femme ne pouvait imaginer, s‘agissant d‘une découverte de cette importance, qu‘une seule possibilité – le Saint-Graal de la NASA : le contact avec une forme de vie extraterrestre. Rachel connaissait cependant assez bien le sujet pour savoir qu‘une telle hypothèse restait extrêmement improbable.
En tant qu‘analyste d‘un service de renseignements, Rachel devait sans cesse répondre aux questions de ses proches qui voulaient en savoir plus sur de prétendus contacts avec des extraterrestres que le gouvernement aurait dissimulés. Elle était souvent consternée par les théories que ses amis, pourtant cultivés, lui débitaient tout à trac – des histoires d‘accidents de soucoupes volantes que le gouvernement cacherait dans des bunkers secrets, de cadavres d‘extraterrestres congelés dans la glace, ou encore d‘enlèvements de citoyens sur lesquels on mènerait des expériences médicales.
Ces rumeurs étaient bien sûr absurdes, il n‘y avait pas d‘extraterrestres, ni de dissimulation du gouvernement à cet égard.
Tous ses collègues de la communauté du renseignement savaient comme elle que, dans leur immense majorité, les témoignages sur les ovnis ou les enlèvements d‘extraterrestres étaient le simple produit d‘imaginations exaltées ou émanaient de patrons de presse désireux de faire grimper leurs tirages. Et, quand on retrouvait des preuves photographiques de l‘existence de ces ovnis, il s‘avérait que ces photos, comme par hasard, étaient toujours réalisées à proximité de bases militaires aériennes américaines où l‘on expérimentait des prototypes secrets. Quand Lockheed avait commencé ses essais autour d‘un nouveau bombardier furtif sur la base aérienne Edwards, les témoignages relatifs aux ovnis, aux environs de la base, s‘étaient brusquement multipliés.
— Vous paraissez sceptique, mademoiselle, observa le Président en lui jetant un coup d‘œil désapprobateur.
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Le ton de la remarque fit tressaillir Rachel. Elle lui rendit son regard et attendit avant de répondre.
— Eh bien..., commença-t-elle d‘un ton hésitant. Je suppose que nous ne sommes pas en train de parler de soucoupes volantes ou de petits hommes verts ?
Le Président eut un air amusé.
— Rachel, je pense que vous allez trouver cette découverte beaucoup plus intrigante que de la science-fiction.
Rachel fut soulagée d‘entendre que la NASA n‘était pas tombée assez bas pour essayer de vendre au Président une histoire d‘extraterrestres. Néanmoins, son commentaire ne faisait qu‘approfondir l‘énigme.
— Eh bien, reprit-elle, quelle que soit la découverte de la NASA, je dois dire qu‘elle tombe absolument à pic.
Herney s‘immobilisa un instant.
— A pic ? demanda-t-il.
Rachel s‘arrêta aussi et le fixa droit dans les yeux.
— Monsieur le Président, la NASA s‘acharne actuellement à justifier son existence et vous êtes sans cesse attaqué pour vos largesses à son égard. Un succès majeur de la NASA en ce moment constituerait un remède miracle, aussi bien pour la NASA que pour votre campagne. Vos détracteurs trouveront forcément cette coïncidence hautement suspecte.
— Vous êtes donc en train de dire que je mens, ou que je suis un imbécile ?
Rachel sentit sa gorge se nouer.
— Je ne voulais pas me montrer irrespectueuse, je voulais seulement...
— Ne vous en faites pas.
Un fin sourire aux lèvres, Herney reprit sa marche et poursuivit :
— Quand l‘administrateur de la NASA m‘a parlé pour la première fois de cette découverte, je l‘ai purement et simplement rejetée en lui déclarant que c‘était absurde. Je l‘ai accusé d‘avoir inventé l‘escroquerie politique la plus transparente de l‘histoire.
Rachel sentit le nœud dans sa gorge se desserrer quelque peu. Au bas de l‘escalier, Herney se tourna vers elle.
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— Une des raisons pour lesquelles j‘ai demandé aux gens de la NASA de garder le secret sur cette affaire, c‘est que je veux les protéger. L‘importance de cette découverte est telle qu‘elle éclipse toutes les autres annonces que la NASA a pu faire dans le passé. L‘atterrissage d‘hommes sur la Lune aura l‘air d‘un événement insignifiant à côté. Parce que tout le monde, y compris moi-même, a tant à gagner, ou à perdre, j‘ai pensé qu‘il serait prudent de vérifier les données communiquées par la NASA avant de faire une déclaration officielle.
Rachel était stupéfaite.
— Vous n‘êtes pas en train de me dire que vous avez pensé à moi, monsieur ?
Le Président éclata de rire.
— Non, ce n‘est pas votre domaine d‘expertise. En outre, j‘ai déjà procédé à cette vérification par des canaux extra-gouvernementaux.
Le soulagement de Rachel fit place à un nouvel étonnement.
— Extra-gouvernementaux ? Monsieur le Président, cela signifie que vous vous êtes servi d‘agents privés pour expertiser des informations aussi secrètes ?
Le Président acquiesça avec conviction.
— J‘ai constitué une équipe extérieure. Il s‘agit de quatre scientifiques civils qui n‘appartiennent pas à la NASA. Leur réputation est incontestable. Ils ont utilisé leur équipement pour effectuer des observations et arriver à leurs propres conclusions. Au cours des dernières quarante-huit heures, ces scientifiques civils ont confirmé la découverte de la NASA, sans laisser planer l‘ombre d‘un doute.
Maintenant, Rachel était impressionnée. Le Président s‘était protégé avec l‘aplomb qu‘il affichait toujours dans ce genre de situation. En engageant une équipe de sceptiques patentés, extérieur à la NASA et qui n‘avaient rien à gagner à confirmer cette découverte, Herney s‘était garanti par avance des soupçons de manigance désespérée – et par là même il pouvait mettre fin aux attaques du sénateur Sexton.
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— Demain à 20 heures, reprit Herney, je convoquerai une conférence de presse à la Maison Blanche pour annoncer au monde cette découverte.
Rachel commençait à se sentir frustrée. Herney ne lui avait toujours rien dit.
— Et en quoi consiste-t-elle précisément ?
Le Président sourit.
— Vous l‘apprendrez par vous-même, je vous demande encore un peu de patience. Il faut le voir pour le croire. J‘ai besoin que vous compreniez bien la situation avant de continuer. L‘administrateur de la NASA vous attend pour vous mettre au courant. Il vous dira tout ce que vous avez besoin de savoir. Après quoi, vous et moi discuterons de votre rôle.
Rachel sentit une menace diffuse dans le regard du Président et se rappela l‘avertissement de Pickering : la Maison Blanche préparait un coup à sa façon. Pickering avait une fois de plus raison, songea-t-elle.
Herney lui indiqua un hangar tout proche.
— Suivez-moi, fit-il.
Rachel s‘exécuta, perplexe. Cet édifice n‘avait pas de fenêtre et ses grandes baies vitrées étaient toutes obstruées. Le seul accès semblait être une petite entrée donnant sur le côté.
La porte était entrouverte. Le Président conduisit Rachel à quelques mètres de celle-ci et s‘arrêta.
— Je ne vais pas plus loin, déclara-t-il en désignant la porte. Je vous laisse entrer toute seule.
Rachel hésita.
— Vous ne m‘accompagnez pas ?
— Je dois rentrer à la Maison Blanche, nous nous reparlerons sous peu. Avez-vous un portable ?
— Bien sûr, monsieur.
— Donnez-le-moi.
Rachel sortit son téléphone et le lui tendit, supposant qu‘il allait y enregistrer un numéro privé. Au lieu de ça, il glissa l‘appareil dans sa poche. Rachel écarquilla légèrement les yeux.
Zach Herney me pique mon portable ?
— Vous êtes maintenant un électron libre, fit le Président.
J‘ai veillé personnellement à ce que votre absence au travail ne
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vous pose aucun problème. Je vous ordonne de ne parler à personne aujourd‘hui sans ma permission expresse ou celle de l‘administrateur de la NASA. Me suis-je bien fait comprendre ?
Une fois que l‘administrateur vous aura expliqué en quoi consiste cette découverte, il vous mettra en contact avec moi à travers des canaux sécurisés. On se reparle bientôt. Bonne chance, Rachel !
La jeune femme regarda le hangar et sentit un malaise croissant la gagner. Le président Herney posa une main rassurante sur son épaule et indiqua la porte d‘un petit mouvement du menton.
— Je vous assure, Rachel, que vous ne regretterez pas de m‘avoir secondé dans cette affaire.
Sans ajouter un mot de plus, le Président s‘éloigna à grands pas pour rejoindre le PaveHawk dans lequel Rachel était arrivée. Il embarqua rapidement et l‘hélicoptère décolla aussitôt. Il n‘avait pas jeté un regard en arrière.
12.
Rachel Sexton se tenait immobile, devant l‘entrée du hangar isolé de Wallops Island, s‘efforçant de scruter les profondeurs obscures. Avec l‘impression de se trouver au seuil d‘un autre monde. Un courant d‘air froid et humide s‘échappait de l‘antre immense, comme si le bâtiment respirait.
— Bonjour... ? cria-t-elle d‘une voix légèrement hésitante.
Silence.
Avec une inquiétude croissante, elle fit un pas à l‘intérieur.
Pendant plusieurs secondes elle ne vit rien, jusqu‘à ce que ses yeux s‘accoutument à l‘obscurité.
— Mademoiselle Sexton, je présume ? fit une voix d‘homme à quelques mètres seulement.
Rachel sursauta.
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— Oui, monsieur, répliqua-t-elle à la silhouette imprécise qui s‘approchait d‘elle.
Rachel finit par distinguer un jeune homme à mâchoires carrées, en uniforme de la NASA. Athlétique et musclé, il avait le torse orné d‘innombrables macarons.
— Commandant Wayne Loosigan, se présenta l‘homme.
Désolé de vous avoir fait peur. Il fait vraiment très sombre ici et je n‘ai pas encore eu l‘occasion d‘ouvrir les portes-fenêtres. C‘est moi qui aurai l‘honneur de vous piloter ce matin, reprit-il avant que Rachel ait pu répondre.
— De me piloter ?
Rachel posa un regard stupéfait sur l‘homme.
— Je suis ici pour voir l‘administrateur, précisa-t-elle.
— Oui, madame, mes ordres sont bien de vous transporter jusqu‘à lui tout de suite.
Il fallut un moment à Rachel pour saisir le sens de la phrase. Quand elle eut compris, elle se sentit prise au piège. Son périple ne semblait pas encore terminé.
— Où se trouve-t-il donc ? s‘enquit-elle avec méfiance.
— Je n‘ai pas l‘information, rétorqua le pilote, je recevrai ses coordonnées une fois que nous serons en l‘air.
Rachel sentit qu‘il disait la vérité. Apparemment, elle et Pickering n‘étaient pas les deux seules personnes à ne rien savoir. Le Président tenait beaucoup au secret, et Rachel se sentit embarrassée par la rapidité et la facilité avec lesquelles il avait fait d‘elle un « électron libre ».
Voilà à peine une demi-heure que je suis là et on m‘a déjà fauché tout moyen de communication, sans compter que mon chef n‘a pas la moindre idée de l‘endroit où je me trouve..., songea-t-elle, soucieuse.
Debout devant le jeune pilote athlétique au garde-à-vous, Rachel comprit qu‘elle n‘avait de toute façon rien à objecter à propos de son programme de la matinée : il était tout tracé et il allait bien falloir qu‘elle embarque, bon gré mal gré. La seule question était de savoir où cet avion allait l‘emmener.
Le pilote se dirigea à grandes enjambées vers la paroi du hangar et appuya sur un bouton. L‘autre extrémité commença à
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coulisser lourdement vers la gauche. La lumière grandissante qui venait du dehors dessina le contour d‘un très grand objet.
Rachel en demeura bouche bée. Au centre du hangar se dressait un avion à réaction tout noir, l‘air menaçant. C‘était le plus aérodynamique de tous les jets que Rachel ait jamais vus.
— Vous plaisantez ! s‘exclama-t-elle.
— Vous n‘êtes pas la seule à réagir comme ça, madame, mais le F-14 Tomcat Split-tail est un appareil qui a fait ses preuves.
Il ressemble à un missile avec des ailes, se dit-elle.
Le pilote conduisit Rachel jusqu‘à l‘engin, lui montra le cockpit à deux places.
— Vous serez assise derrière.
— Vraiment ? Et moi qui pensais que vous vouliez que je pilote !
Après avoir enfilé une combinaison de vol sur sa tenue de ville, Rachel grimpa dans le cockpit. Elle se glissa maladroitement sur le siège étroit.
— Les pilotes de la NASA sont apparemment plus minces de hanches que moi, remarqua-t-elle.
Son compagnon lui adressa un grand sourire tout en l‘aidant à boucler sa ceinture. Puis il mit un casque.
— Nous allons voler très haut, expliqua-t-il, vous aurez besoin d‘oxygène.
Il tira un masque à oxygène du panneau latéral et le fit passer par-dessus son casque.
— Je peux me débrouiller toute seule, objecta Rachel en tendant la main vers son casque et en l‘enfilant elle-même.
— Comme vous voudrez, madame.
Puis Rachel attrapa le masque en plastique moulé et l‘adapta sur la partie inférieure de son visage. Ce masque était bizarrement inadapté et très inconfortable.
Le jeune officier la considéra longuement d‘un air vaguement amusé.
— Quelque chose qui cloche ? demanda-t-elle.
— Pas du tout, madame.
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Mais, sous sa politesse de façade, elle sentait poindre l‘ironie.
— Vous trouverez des sachets sous votre siège au cas où vous seriez malade. La plupart des gens ont des nausées la première fois qu‘ils montent dans un jet comme celui-ci.
— Ne vous en faites pas pour moi, reprit Rachel d‘une voix assourdie par le masque qui lui comprimait douloureusement la bouche, je ne suis pas sujette au mal de l‘air.
Le pilote haussa les épaules, peu convaincu.
— Les commandos de marine prétendent la même chose et j‘ai passé beaucoup de temps à nettoyer mon cockpit souillé de vomi.
Elle baissa les yeux. Charmante perspective.
— Des questions avant que l‘on démarre ?
Rachel hésita un moment avant de donner deux ou trois petits coups sur le masque qui lui sciait le menton.
— Ça me fait très mal. Comment faites-vous pour porter ce genre de truc sur de longs trajets ?
Le pilote eut un petit sourire amusé.
— Eh bien, madame, en général, on l‘enfile à l‘endroit.
A l‘extrémité de la piste d‘envol, les moteurs vrombissant derrière elle, Rachel se sentait un peu comme une balle dans le canon d‘un fusil, attendant que quelqu‘un appuie sur la détente.
Quand le pilote mit les gaz, les deux moteurs Lockheed Tomcat de 345 chevaux poussèrent un rugissement assourdissant et Rachel eut l‘impression que la terre se mettait à trembler. Le pilote desserra les freins, Rachel eut la sensation d‘être écrasée contre le dossier de son siège, le jet avala toute la piste d‘envol et s‘élança dans le ciel en quelques secondes seulement. Au-dehors, la terre s‘éloignait à toute vitesse.
Rachel ferma les yeux. Elle se demanda à quel moment elle avait commis une erreur ce matin-là. Elle aurait normalement dû être assise devant son bureau en train de rédiger la synthèse de ses rapports. Au lieu de cela, elle chevauchait une torpille carburant à la testostérone et elle respirait à l‘aide d‘un masque à oxygène.
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Quand le Tomcat se remit à l‘horizontale, à quinze mille mètres d‘altitude, Rachel se sentait plutôt nauséeuse. Elle tâcha de se concentrer sur quelque chose. En regardant l‘océan, à quinze kilomètres au-dessous d‘elle, la jeune femme éprouva un brusque sentiment de solitude. À l‘avant, le pilote dialoguait avec quelqu‘un sur la radio de bord. À la fin de la conversation, il raccrocha et vira brutalement sur la gauche. Le jet se redressa presque à la verticale, et Rachel sentit son estomac se contracter violemment. Puis, l‘avion revint à l‘horizontale.
— Merci de m‘avoir prévenue, le virtuose ! gémit Rachel.
— Désolé, madame, mais on vient de me donner les coordonnées secret-défense de votre rendez-vous avec l‘administrateur de la NASA.
— Laissez-moi deviner, fit Rachel. Plein nord, c‘est ça ?
Le pilote sembla interdit.
— Comment êtes-vous au courant ?
Rachel soupira. Tu vas adorer ces pilotes formés sur ordinateur, songea-t-elle.
— Il est 9 heures du matin, commandant, et le soleil est sur notre droite. On vole donc plein nord.
Il y eut un instant de silence à l‘avant du cockpit.
— Oui, madame, nous allons effectivement vers le nord ce matin.
— Et puis-je savoir à quelle distance, s‘il vous plaît ?
Le pilote vérifia les coordonnées de son vol.
— Approximativement à cinq mille kilomètres, madame.
Rachel sursauta. Elle essaya d‘imaginer une carte mais ses notions de géographie arctique demeuraient assez floues.
— Mais c‘est un vol de quatre heures !
— A notre vitesse actuelle, oui madame, acquiesça le pilote.
Un instant s‘il vous plaît.
Avant que Rachel ait pu répondre quoi que ce fût, le pilote rentra les ailes à géométrie variable du F-14 en position de faible traînée. Rachel se trouva une fois encore écrasée contre le dossier de son siège au moment où l‘avion fusa en avant comme si, jusque-là, il était resté immobile. Une minute plus tard, il volait à près de deux mille deux cents kilomètre-heure.
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Rachel commençait à se sentir vraiment patraque. Une nausée incontrôlable remontait depuis son estomac. Elle entendit faiblement la voix du Président : « Je vous assure, Rachel, que vous ne regretterez pas de m‘avoir secondé dans cette affaire. »
En gémissant, Rachel tendit la main vers le sac en papier sous son siège.
Ne faites jamais confiance à un homme politique, se dit-elle.
13.
Il avait beau détester la saleté des taxis, le sénateur Sedgewick Sexton avait appris à supporter ces moments d‘humiliation qui jalonnaient parfois sa route vers la gloire. Le taxi crasseux, qui venait de le déposer dans le parking souterrain de l‘hôtel Purdue, apportait à Sexton quelque chose que sa limousine lui interdisait : l‘anonymat.
Il fut heureux de découvrir un parking désert, hormis quelques voitures poussiéreuses. En traversant à pied le garage, Sexton jeta un coup d‘œil à sa montre. 11 h 15. Parfait, se dit-il.
L‘individu que Sexton devait rencontrer était très exigeant sur la ponctualité. Mais, après tout, si l‘on songeait à celui que l‘homme représentait, ce dernier avait bien le droit d‘être pointilleux sur à peu près tous les sujets qui lui chantaient.
Sexton vit le minivan Ford Windstar blanc garé exactement au même endroit qu‘à chacune de leurs rencontres – dans la partie est du garage derrière une rangée de poubelles. Sexton, qui aurait préféré rencontrer son interlocuteur dans une suite d‘hôtel, comprenait néanmoins que certaines précautions étaient indispensables. Les amis de cet homme étaient parvenus à la position qu‘ils occupaient en étant extrêmement attentifs à ce genre de détails.
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En arrivant au niveau de la camionnette, Sexton sentit monter la nervosité qu‘il éprouvait toujours durant ces rendez-vous. Il se força à se décontracter et grimpa dans le véhicule, côté passager, le visage barré d‘un large sourire. Le gentleman à la chevelure sombre, sur l‘autre siège, ne souriait pas. Il était âgé d‘environ soixante-dix ans, mais son physique musculeux suggérait une rudesse parfaitement accordée à sa position de chef d‘une armée de visionnaires audacieux et d‘entrepreneurs sans scrupules.
— Fermez la portière, ordonna l‘homme d‘une voix sèche.
Sexton obéit, acceptant de bonne grâce la rudesse du ton.
Son interlocuteur représentait des hommes qui contrôlaient d‘énormes sommes d‘argent, dont une grande part avait été récemment investie sur Sedgewick Sexton pour le faire accéder au sanctuaire du pouvoir politique et économique mondial. Ces rendez-vous réguliers, Sexton avait fini par le comprendre, étaient moins des discussions stratégiques que des rappels mensuels d‘une dette que le sénateur avait contractée envers ses bienfaiteurs. Ceux-ci attendaient un substantiel retour sur investissement. Ce « retour », Sexton devait bien l‘admettre, était en l‘occurrence extrêmement audacieux. Et pourtant, une fois installé dans le bureau Ovale, Sexton aurait le pouvoir de le leur accorder.
— Je présume, fit le sénateur, sachant qu‘il lui fallait aller droit au but, que vous avez effectué un autre virement ?
— En effet. Et, comme d‘habitude, vous allez utiliser ces fonds pour votre campagne. Nous avons été heureux de voir que vous ne cessiez de progresser dans les sondages, et il semble que vos directeurs de campagne aient dépensé cet argent très efficacement. Comme je vous l‘ai précisé au téléphone, poursuivit l‘homme, j‘ai persuadé six autres personnes de vous rencontrer ce soir.
— Parfait, répliqua Sexton qui, prévoyant cette réponse, avait déjà réservé sa soirée.
L‘homme tendit un paquet de documents à Sexton.
— Voici le dossier qui les concerne. Étudiez-le. Ils veulent être sûrs que vous comprenez bien leurs préoccupations. Ils
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veulent être certains que vous sympathisez avec leur cause. Je suggère que vous les rencontriez à votre résidence.
— Chez moi ? Mais je rencontre en général...
— Sénateur, ces six hommes dirigent des entreprises dont les ressources sont incomparablement supérieures à celles des patrons que vous avez déjà rencontrés. Ce sont des gens importants et méfiants de nature. Ils ont beaucoup à gagner et parfois encore plus à perdre dans ce marché. J‘ai travaillé dur pour les persuader de vous rencontrer. Vous devez leur réserver un traitement spécial. Une réception particulière.
Sexton acquiesça d‘un hochement de tête rapide.
— Absolument. En fait, rien ne s‘oppose à ce que je les rencontre chez moi.
— Bien sûr, il faut leur garantir une confidentialité absolue.
— Vous pouvez compter sur moi.
— Bonne chance, fit l‘homme. Si tout se passe bien ce soir, ce sera peut-être votre dernier rendez-vous. Ces hommes à eux seuls pourront fournir les fonds nécessaires pour mener la campagne Sexton jusqu‘à la victoire.
Sexton fut très sensible à cette dernière phrase. Il adressa à son interlocuteur un sourire confiant.
— Avec un peu de chance, cher ami, ajouta-t-il, le soir de l‘élection, nous pourrons tous crier victoire.
— Quelle victoire ? grinça l‘autre en se penchant vers Sexton avec un regard menaçant. En vous installant dans le fauteuil présidentiel, sénateur, nous n‘en serons qu‘à la première étape. J‘espère que vous ne l‘avez pas oublié !
14.
La Maison Blanche est l‘un des palais présidentiels les plus petits du monde puisqu‘elle ne mesure que soixante-cinq mètres de longueur sur trente-deux mètres de profondeur et
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qu‘avec son parc elle n‘occupe que neuf hectares. Le plan de la demeure en parallélépipède rectangle, œuvre de l‘architecte James Hoban, avec son toit à arêtes, sa balustrade et son perron à colonnades, si banal qu‘il soit, avait été choisi sur concours.
Les juges avaient apprécié son aspect riant, digne et simple à aménager.
Le président Zach Herney, même après trois ans et demi passés là, ne se sentait pas chez lui dans ce théâtre truffé de statues, d‘imposants candélabres et de Marines armés. En ce moment, pourtant, alors qu‘il se dirigeait à grandes enjambées vers l‘aile ouest, il se sentait réconforté et, bizarrement, à l‘aise.
Il volait presque sur l‘épaisse moquette.
Plusieurs membres de l‘équipe présidentielle levèrent les yeux vers lui en le voyant approcher. Herney leur adressa à chacun un petit signe de la main et les salua chacun par leur nom. Les réponses, très polies, restèrent assez neutres et étaient accompagnées de sourires contraints.
— Bonjour, monsieur le Président.
— Ravi de vous voir, monsieur le Président.
— Bonjour, monsieur.
En continuant de marcher vers son bureau, le Président perçut des murmures dans son dos. En fait, la quasi-totalité de la Maison Blanche était au bord de l‘insurrection. Pendant ces deux dernières semaines, la désillusion au 1600 Pennsylvania Avenue n‘avait cessé de croître, au point que Herney commençait à se considérer un peu comme le capitaine du Bounty.
Le Président ne leur en voulait pas. Les membres de son équipe travaillaient nuit et jour pour le conduire vers la réélection et ils avaient soudain l‘impression qu‘il ne leur faisait plus confiance.
Bientôt, ils comprendront, se dit Herney. Bientôt, je serai à nouveau leur héros.
Il regrettait d‘avoir à garder le silence si longtemps, mais le secret demeurait indispensable. Et, pour ce qui était de garder les secrets, la Maison Blanche avait la réputation d‘être une vraie passoire !
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Herney arriva dans le salon d‘attente qui jouxtait le bureau Ovale. Il adressa un petit signe joyeux à sa secrétaire.
— Vous êtes très en beauté ce matin, Dolores.
— Vous aussi, monsieur, répondit-elle en lançant un regard réprobateur à la tenue décontractée du Président.
Herney reprit un ton plus bas :
— J‘aimerais que vous m‘organisiez une réunion.
— Avec qui, monsieur ?
— Avec l‘équipe de la Maison Blanche au grand complet.
Sa secrétaire ouvrit de grands yeux.
— Votre équipe au grand complet, monsieur ? Mais c‘est qu‘ils sont cent quarante-cinq...
— Je sais, je sais.
— Très bien, monsieur. Est-ce que je convoque la réunion dans la salle de conférences ? s‘enquit-elle, soudain mal à l‘aise.
Herney secoua la tête.
— Non, je veux réunir tout le monde dans mon bureau.
Elle lui jeta un regard stupéfait.
— Vous voulez réunir l‘équipe au complet dans le bureau Ovale ?
— Exactement.
— Tous en même temps, monsieur ?
— Pourquoi pas ? Convoquez la réunion pour 16 heures.
La secrétaire acquiesça, un peu comme une infirmière qui craint de contrarier un fou.
— Très bien, monsieur. Et cette réunion concerne... ?
— J‘ai une nouvelle importante à apprendre au peuple américain. Je compte la lui annoncer ce soir, mais je désire que mon équipe en soit informée la première.
La mine soudain défaite, comme si elle avait secrètement redouté ce moment, Dolores reprit à voix basse :
— Monsieur, avez-vous l‘intention de vous retirer de la course ?
Herney éclata de rire.
— Sûrement pas, Dolores ! J‘ai bien l‘intention de me battre jusqu‘au bout !
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Elle parut sceptique. Tous les médias répétaient que le président Herney était en train de plonger et que sa défaite était certaine. Il lui adressa un clin d‘œil rassurant.
— Dolores, vous avez fait un travail splendide pour moi ces dernières années, et vous ferez un travail splendide pour moi pendant les quatre prochaines. Nous allons garder la Maison Blanche, je vous le jure !
Sa secrétaire eut l‘air de croire à ce miracle.
— Très bien, monsieur, je vais prévenir tout le monde. 16
heures.
En entrant dans le bureau Ovale, Zach Herney ne put s‘empêcher de sourire à l‘image de ses collaborateurs rassemblés tant bien que mal autour de lui.
Le célèbre bureau présidentiel est, de fait, plus grand qu‘il n‘en a l‘air. Il avait porté toutes sortes de sobriquets au cours des années mais le préféré de Herney, après la « chambre de Clinton », était le « casier à homards ». C‘était celui qui lui semblait le plus approprié. Chaque fois qu‘un nouveau venu entrait dans le bureau, il se retrouvait en effet complètement désorienté. La symétrie de la pièce, les murs doucement incurvés, les portes habilement camouflées dans les boiseries, tout cela donnait l‘impression inquiétante d‘avoir été pris au piège. Souvent, à la fin de leur rendez-vous avec le Président, les visiteurs avaient le réflexe de se diriger droit vers le placard qui se trouvait derrière eux. Suivant la façon dont l‘entretien s‘était déroulé, Herney arrêtait son invité à temps ou choisissait, amusé, de le laisser se débrouiller tout seul.
Le président Herney avait toujours considéré que l‘aspect le plus impressionnant du bureau Ovale était l‘aigle américain bariolé représenté en médaillon sur le tapis. La serre gauche de l‘aigle enserrait un rameau d‘olivier et la droite un faisceau de flèches. Peu d‘étrangers savaient qu‘en temps de paix l‘aigle avait la tête tournée à gauche, vers la branche d‘olivier. Alors qu‘en temps de guerre, ce même aigle regardait à droite, en direction du faisceau de flèches. Le mécanisme de ce petit tour de prestidigitation était une source d‘interrogations chez les employés de la maison – en fait, seuls le Président et le préposé
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au mobilier présidentiel connaissaient la réponse. La vérité, derrière cet aigle énigmatique, Herney l‘avait jugée plutôt décevante. En effet, une pièce où l‘on stockait les meubles au sous-sol contenait un second tapis ovale et le préposé se contentait d‘échanger les tapis le jour J...
En contemplant son aigle pacifique tourné vers la gauche, Herney sourit en songeant qu‘il aurait peut-être dû changer de tapis ce jour-là, en l‘honneur de la petite guerre qu‘il allait déclarer au sénateur Sedgewick Sexton.
15.
La Force Delta est la seule unité de l‘armée américaine dont les actions, très secrètes, sont couvertes par une immunité présidentielle complète ; elles sont inattaquables devant la justice.
La directive présidentielle 25, signée par le président Clinton en 1994, accorde aux commandos de la Force Delta de n‘avoir rigoureusement aucun compte à rendre devant aucune instance et de ne voir invoquée contre eux aucune loi, notamment le Posse Comitatus Act de 1878. Ce dernier sanctionne sévèrement les militaires qui seraient tentés de faire usage de la force pour leur bénéfice personnel, pour des interventions dans les affaires intérieures des Etats-Unis ou pour des opérations secrètes qui n‘auraient pas été autorisées par leur hiérarchie. Les membres de la Force Delta sont recrutés et triés sur le volet dans le CAG ( Combat Applications Group), une organisation protégée par le secret-défense qui appartient au Commandement des opérations spéciales de Fort Bragg, en Caroline-du-Nord. Les soldats de la Force Delta sont entraînés à tuer, ils sont experts en opérations SWAT (« armes et tactiques spéciales »), dans la libération d‘otages, en raids-surprises et dans l‘élimination d‘agents dormants ennemis.
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En raison du caractère secret des missions de la Force Delta, la traditionnelle chaîne de commandement multiple est généralement court-circuitée en faveur d‘une gestion solitaire : on en confie les rênes à un chef unique qui a l‘autorité sur son unité et qui est le seul responsable. Ce chef est un militaire à l‘influence suffisante pour diriger ce type de missions, mais un militaire disposant également de la confiance des politiques. À
l‘exception de l‘identité de leur commandant, les missions de la Force Delta sont classifiées secret-défense et, une fois le travail achevé, les commandos ont interdiction de l‘évoquer entre eux comme avec leurs officiers.
« Agir et oublier », telle est leur devise.
L‘équipe Delta qui était alors stationnée sur le 82e parallèle n‘était pas en action. Elle se contentait pour l‘instant de surveiller.
Delta 1 devait reconnaître que cette mission avait été jusque-là particulièrement inhabituelle, mais il avait appris depuis longtemps à ne jamais s‘étonner de ce qu‘on lui demandait de faire. Au cours des cinq dernières années, il avait participé à des opérations de libération d‘otages au Moyen-Orient, à la traque et à l‘extermination de cellules terroristes travaillant sur le sol américain, et même à l‘élimination discrète de plusieurs hommes et femmes dangereux pour la sécurité américaine, aux quatre coins du monde.
D‘ailleurs, le mois précédent, son équipe avait utilisé un de ses microrobots volants pour déclencher une attaque cardiaque mortelle chez un parrain de la drogue sud-américain particulièrement malfaisant. En se servant d‘un microrobot équipé d‘une aiguille en titane de l‘épaisseur d‘un cheveu qui contenait un vasoconstricteur très puissant, Delta 2 avait téléguidé son engin à l‘intérieur de la maison de l‘homme par une fenêtre ouverte au deuxième étage. Il avait fait entrer le microrobot dans la chambre du gangster, puis l‘avait fait atterrir sur son épaule. La piqûre mortelle avait été administrée pendant son sommeil. Le microrobot était ressorti par la fenêtre avant même que l‘homme ne se fût réveillé, en proie à une violente douleur dans la poitrine. L‘équipe Delta était déjà de retour dans ses pénates au moment où l‘épouse de la victime
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appelait une équipe médicale d‘urgence. Ni effraction ni violation de la propriété privée. Mort apparemment de cause naturelle. Bref, un chef-d‘œuvre du genre.
Plus récemment, un autre microrobot stationné dans le bureau d‘un éminent sénateur avait enregistré ses ébats sexuels torrides avec une séduisante partenaire. L‘équipe Delta plaisantait en parlant de cette opération comme d‘une mission de « pénétration au-delà des lignes ennemies ».
Maintenant, Delta 1, coincé en mission de surveillance dans sa tente depuis dix jours, attendait avec impatience qu‘elle s‘achève.
Restez planqués.
Surveillez la structure, intérieur et extérieur.
Rendez compte à votre chef en cas d’imprévu.
Delta 1 avait été entraîné à ne jamais éprouver d‘émotion durant ses missions. Pourtant le rythme de son pouls s‘était accéléré le jour où lui et ses coéquipiers avaient été briefés. Il s‘agissait d‘un briefing « sans visage » : chaque phase de l‘expédition leur avait été expliquée par des canaux sécurisés.
Delta 1 n‘avait jamais rencontré le contrôleur qui en était responsable.
Delta 1 était en train de se préparer un repas à base de sachets protéines quand sa montre bipa à l‘unisson avec celle de ses compagnons.
Quelques secondes plus tard, le système de communication électronique crypté clignotait pour avertir qu‘un correspondant cherchait à les joindre. Delta 1 laissa tomber son déjeuner et saisit le combiné. Les deux autres l‘observèrent en silence.
— Delta 1, articula-t-il dans le transmetteur.
Ces deux mots furent instantanément identifiés par le logiciel de reconnaissance vocale intégré dans son appareil.
Chaque mot se vit alors assigner un numéro de référence qui fut crypté et retransmis par satellite à celui qui les appelait. Sur le terminal de celui-ci, les nombres furent décryptés et retraduits en mots au moyen d‘un dictionnaire prédéterminé, fonctionnant en mode aléatoire. Les mots étaient ensuite prononcés par une voix artificielle. Et le tout ne prenait que quatre-vingts millisecondes.
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— Ici contrôleur, fit la personne qui supervisait l‘opération.
La voix cybernétique du cryp-talk, le nom de l‘appareil, était très étrange, désincarnée et androgyne.
— Comment se déroule l‘opération ? poursuivit le contrôleur.
— Tout se passe comme prévu, répondit Delta 1.
— Excellent. J‘ai du nouveau sur le planning : l‘information va être rendue publique ce soir à 20 heures, heure de la côte Est.
Delta 1 jeta un coup d‘œil à son chronographe. Plus que huit heures, se dit-il. Son travail serait bientôt terminé. Un point encourageant.
— Il y a un autre élément, reprit le contrôleur. Un nouveau joueur vient d‘entrer en piste.
— Quel nouveau joueur ?
Delta 1 écouta attentivement. Une nouvelle donne intéressante, songea-t-il.
Quelqu‘un, là-bas, jouait les éléments perturbateurs.
— Pensez-vous que nous pouvons lui faire confiance ?
— Il faudra la surveiller de très près.
— Et s‘il y a un problème ?
Il n‘y eut pas d‘hésitation au bout du fil.
— Vous appliquez les ordres.
16.
Rachel volait plein nord depuis plus d‘une heure maintenant. Elle avait bien entr‘aperçu les côtes de Terre-Neuve mais, à cette nuance près, pendant tout le voyage elle n‘avait vu que l‘océan.
Pourquoi faut-il que nous volions au-dessus de l‘eau ?
songeait-elle en grimaçant. Rachel avait fait à l‘âge de sept ans un mauvais plongeon dans un étang sur la surface duquel elle patinait. Prise au piège sous la croûte gelée, elle avait pensé
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mourir. Heureusement, la poigne vigoureuse de sa mère l‘avait rapidement dégagée et la petite fille, trempée des pieds à la tête et grelottant de froid, avait retrouvé la terre ferme. Depuis cet abominable épisode, elle n‘avait cessé de combattre une hydrophobie irrépressible. Les grandes étendues d‘eau, et surtout d‘eau froide, l‘angoissaient violemment. Aujourd‘hui, au-dessus de l‘Atlantique Nord, devant cette masse liquide qui s‘étendait à perte de vue, ses vieilles peurs la tenaillaient à nouveau.
Ce ne fut qu‘au moment où le pilote fit un point avec la tour de contrôle de Thulé, au nord du Groenland, que Rachel réalisa la distance qu‘ils avaient parcourue. Je vais donc au nord du cercle polaire ? Cette révélation ne fit qu‘aggraver son malaise.
Où m‘emmène-t-on ? Qu‘a bien pu découvrir la NASA ? se demandait-elle. Peu après, la surface bleu-gris de la mer se couvrit de milliers de taches d‘un blanc immaculé.
Rachel n‘avait vu qu‘une seule fois des icebergs dans sa vie.
C‘était six ans plus tôt, quand sa mère l‘avait persuadée de l‘accompagner dans une croisière en Alaska. Rachel avait proposé d‘autres destinations à ce projet de vacances, mais sa mère avait insisté :
— Rachel, ma chérie, les deux tiers de cette planète sont recouverts d‘eau et, tôt ou tard, il faudra que tu apprennes à faire avec.
Mme Sexton incarnait parfaitement l‘état d‘esprit des familles patriciennes de la côte Est, où la force de caractère des femmes est proverbiale.
Cette croisière avait été leur dernier voyage ensemble.
Katherine Wentworth Sexton. Rachel se sentit soudain plus seule. Les souvenirs revenaient en foule, déchirants, comme toujours. Leur ultime conversation s‘était déroulée au téléphone, le matin de Thanksgiving.
— Je suis désolée, maman, avait dit Rachel en l‘appelant de l‘aéroport O‘Hare, alors couvert de neige. Notre famille n‘a jamais été séparée pour Thanksgiving, ce sera la première fois aujourd‘hui.
— J‘avais tant envie de te voir, ma chérie, avait répondu sa mère d‘un ton triste.