— Ah ! Très bien. Est-ce qu‘il y a un téléphone...

— Dites donc ! fit la femme, l‘air furibond. Je sais qui vous êtes ! Je vous ai vue à la télé avec le sénateur Sexton. Je n‘arrive pas à croire que vous ayez le culot...

Gabrielle s‘était déjà éloignée. Se frayant un chemin dans la foule, elle disparut rapidement. Derrière, elle entendit la femme héler ses collègues pour leur annoncer la présence de Gabrielle.

Génial. Je viens de franchir le seuil et, deux secondes plus tard, j‘ai déjà toute l‘Agence à mes trousses, se dit-elle.

Gabrielle baissa la tête en se dirigeant vers l‘extrémité du hall. Un grand tableau était fixé au mur. Elle le parcourut rapidement, cherchant le nom de Chris Harper. Rien. Le panneau n‘affichait aucun nom. Il énumérait les différents services.

PODS..., pensa-t-elle, essayant de trouver quelque chose qui ait un rapport avec le sondeur de densité en orbite polaire.

Rien. Elle n‘osait pas jeter un coup d‘œil par-dessus son épaule, s‘attendant plus ou moins à voir surgir un essaim d‘employés de la NASA courroucés. Le plus prometteur sur cette liste se trouvait au quatrième étage :

Système d’Observation Terrestre (EOS).


Tournant le dos à la foule pour ne pas être aperçue ou reconnue, Gabrielle se fraya un chemin vers un recoin qui abritait une série d‘ascenseurs et une fontaine. Il n‘y avait pas de boutons d‘appel, uniquement des fentes à carte. Les appareils étaient sécurisés par un système de carte-clef au nom du porteur. Seuls les employés identifiés pouvaient accéder aux étages.

Un groupe de jeunes hommes exubérants arriva en parlant à voix haute. Ils portaient des badges de la NASA. Gabrielle se pencha au-dessus de la fontaine tout en regardant derrière elle.

Un type au visage criblé de taches de rousseur inséra sa carte

– 344 –


dans une fente et les portes de l‘ascenseur s‘ouvrirent. Il riait en hochant la tête.

— Les types du SETI doivent péter les plombs ! dit-il en montant dans l‘ascenseur avec ses compagnons. Ça fait vingt ans qu‘ils traquent aux quatre coins de la galaxie le moindre signe de vie extraterrestre, et voilà qu‘on découvre que la preuve physique était enterrée sous la glace ici même, sur terre !

Les portes de la cabine se refermèrent et les hommes disparurent. Gabrielle se releva, ne sachant quoi faire. Elle regarda autour d‘elle à la recherche d‘un interphone. Rien. Elle se demanda si elle pouvait dérober une carte, mais quelque chose lui dit que c‘était trop risqué. Quoi qu‘elle fît, elle devait agir rapidement. Elle aperçut la femme à qui elle avait parlé à son arrivée qui traversait la foule accompagnée d‘un responsable de la sécurité. Un homme svelte et chauve se dirigea en hâte vers les ascenseurs. Gabrielle se pencha à nouveau sur la fontaine. L‘homme ne l‘avait pas remarquée.

Gabrielle le regarda insérer sa carte dans la fente. Des portes d‘ascenseur coulissèrent et l‘homme entra dans l‘un d‘eux.

Tans pis, songea Gabrielle en prenant sa décision, c‘est maintenant ou jamais.

Au moment où la porte se refermait, Gabrielle courut, coinçant sa main dans l‘interstice et l‘empêchant de se refermer.

Elle se glissa à l‘intérieur, son visage mimant une grande excitation.

— Vous imaginez ça ? souffla-t-elle à l‘homme chauve un peu surpris. Mon Dieu, mais c‘est fou !

Il lui jeta un regard perplexe.

— Les types du SETI doivent être fous ! fit Gabrielle. Ils cherchent aux quatre coins de la galaxie depuis vingt ans le moindre signal de vie extraterrestre, et voici qu‘on en retrouve la preuve physique, ici, sur terre...

L‘homme eut l‘air surpris.

— Euh... Oui, c‘est très...

Il jeta un coup d‘œil à son cou, apparemment troublé de ne pas y voir de badge.

— Je suis désolé, est-ce que vous...

– 345 –


— Quatrième étage s‘il vous plaît. Je suis venue si vite que c‘est à peine si j‘ai eu le temps d‘enfiler une culotte !

Elle éclata de rire en jetant un regard rapide à son badge :

James Theisen, Direction des finances.

— Vous travaillez ici, mademoiselle ? demanda-t-il, très mal à l‘aise.

Gabrielle mima une profonde déception.

— Jim ! Vous me vexez ! Rien de pire que de dire à une femme qu‘on l‘a oubliée !

L‘homme blêmit une seconde, l‘air encore plus gêné, et il passa la main sur son crâne chauve.

— Je suis désolé, toute cette excitation, vous savez... Je reconnais que votre visage ne m‘est pas inconnu. Sur quel programme travaillez-vous, déjà ?

Merde. Gabrielle arbora un sourire confiant.

— EOS.

L‘homme montra le bouton du quatrième étage allumé.

— Evidemment. Je veux dire : sur quel projet en particulier ?

Gabrielle sentit son pouls s‘accélérer. Elle ne trouva qu‘une réponse :

— PODS.

Son interlocuteur parut surpris.

— Vraiment ? Je croyais connaître tout le monde dans l‘équipe de Harper.

Elle hocha la tête, embarrassée.

— Chris me cache, je suis la stupide programmeuse qui a raté l‘index Voxel sur le logiciel détraqué.

Maintenant, c‘était lui qui tombait des nues.

— C‘était vous ?

Gabrielle fronça les sourcils.

— Je n‘en ai pas dormi pendant des semaines...

— Mais c‘est le professeur Harper qui en a assumé la responsabilité !

— Je sais. C‘est tout à fait lui. En tout cas, il a fini par résoudre le problème. Quel choc ce soir, hein ? Cette météorite, je suis encore sous le coup !

– 346 –


L‘ascenseur s‘arrêta au quatrième. Gabrielle fit un petit bond dehors.

— C‘était génial de vous rencontrer, Jim. Mes amitiés aux gars de la compta !

— Sans faute, bredouilla-t-il pendant que la porte se refermait. Ça m‘a fait plaisir de vous revoir.


84.


Zach Herney, comme la plupart des présidents, ne dormait que quatre ou cinq heures par nuit. Mais ces dernières semaines, il avait multiplié les nuits blanches. L‘excitation des événements de la soirée commençant à se dissiper, Herney sentit l‘engourdissement le gagner. Il était exténué.

Assis avec ses plus proches collaborateurs à boire du Champagne dans le salon Roosevelt, il regardait la conférence de presse repasser en boucle, ainsi que des extraits du documentaire de Tolland et les comptes rendus des commentateurs. Sur l‘écran, en ce moment, on pouvait voir une correspondante exubérante cramponnée à son micro, filmée devant la Maison Blanche.

— Au-delà de ses fascinantes répercussions pour l‘espèce humaine, disait-elle, cette révélation de la NASA va avoir des conséquences politiques décisives ici, à Washington. La découverte de cette météorite fossile ne pouvait pas tomber mieux pour le Président engagé dans la campagne pour sa réélection.

Sa voix se fit plus grave.

— ... Ni plus mal pour le sénateur Sexton.

Le commentaire s‘interrompit pour faire place à la retransmission du débat de l‘après-midi sur CNN – véritable humiliation pour le sénateur.

– 347 –


— Après trente-cinq ans, déclarait Sexton, je crois qu‘il est assez évident qu‘on n‘a pas trouvé de preuve de vie extraterrestre !

— Et si vous aviez tort ? répliquait Marjorie Tench.

Sexton levait les yeux au ciel.

— Oh, pour l‘amour du ciel, madame Tench ! Si j‘ai tort, eh bien, je mangerai mon chapeau.

Tout le monde éclata de rire dans le salon Roosevelt. Les spectateurs ne semblaient pas remarquer la cruauté du traquenard tendu au sénateur. Son ton était si arrogant qu‘on se disait qu‘il méritait bien sa punition.

Le Président chercha des yeux sa collaboratrice. Il ne l‘avait pas vue avant la conférence de presse, et elle n‘était toujours pas là.

Bizarre, songea-t-il. C‘est autant son triomphe que le mien.

La journaliste concluait en soulignant l‘énorme bénéfice politique que la Maison Blanche allait retirer de l‘événement et l‘impact catastrophique qu‘il aurait pour Sexton.

Quelle différence entre aujourd‘hui et hier ! songea Herney.

En politique, la donne peut changer radicalement d‘une seconde à l‘autre.

Il n‘allait pas tarder à comprendre l‘exactitude de cette réflexion.


85.


Pickering pourrait poser problème, avait lâché Marjorie Tench.

Ekstrom, trop préoccupé par cette nouvelle information, ne remarqua pas que la tempête, au-dehors, faisait rage. Les câbles d‘acier, tendus à craquer, grinçaient sans arrêt et les membres de l‘équipe tournaient en rond au lieu d‘aller dormir. Les

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pensées d‘Ekstrom étaient perdues dans une autre tempête, celle, bien plus redoutable, qui se préparait à Washington.

Ces dernières heures, les problèmes s‘étaient multipliés.

Ekstrom devait les résoudre. Tous. Mais un problème semblait plus menaçant que tous les autres réunis.

Pickering.

Ekstrom n‘avait pas la moindre envie d‘affronter William Pickering. Le directeur du NRO s‘acharnait sur Ekstrom et la NASA depuis des années, essayant d‘imposer des règles de secret draconiennes, d‘influer en faveur des missions qu‘il jugeait prioritaires, tonnant sans cesse contre les multiples échecs de l‘Agence spatiale.

Mais l‘aversion de Pickering pour l‘Agence, Ekstrom le savait, dépassait de loin le lancement raté du satellite Sigint, les fuites de sécurité de la NASA, ou encore la bataille concernant le recrutement des chercheurs. Les griefs de Pickering contre la NASA reflétaient à la fois une désillusion et un ressentiment contre lesquels personne ne pouvait rien.

L‘avion spatial X 33, censé remplacer la navette, avait pris cinq ans de retard, ce qui signifiait que des dizaines de satellites d‘entretien et de lancements du NRO avaient été annulés ou retardés. Récemment, la colère de Pickering avait atteint des sommets quand il avait découvert que la NASA avait entièrement annulé le projet X 33 : le gâchis frôlait le milliard de dollars.

Ekstrom écarta le rideau et entra dans son box. Il s‘assit à son bureau et prit sa tête entre ses mains. Il avait des décisions essentielles à prendre. La journée qui avait si bien commencé menaçait de se transformer en cauchemar. Il essaya de se mettre à la place de William Pickering : comment allait-il réagir aux événements de la veille ? Quelqu‘un d‘aussi intelligent que lui devrait comprendre l‘importance de cette découverte de la NASA. Il devrait pardonner certaines décisions prises en désespoir de cause et entrevoir les dégâts irréversibles qu‘entraîneraient des révélations inopportunes. Qu‘allait faire Pickering de l‘information qu‘il détenait ? Ferait-il comme si de rien n‘était, ou s‘en servirait-il pour prendre une revanche attendue depuis longtemps ?

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Ekstrom se renfrogna, devinant la réponse à ses questions.

Au-delà des désaccords stratégiques, William Pickering nourrissait contre la NASA une rancune trop ancienne et trop personnelle pour que l‘administrateur pût compter sur son soutien.


86.


Rachel était silencieuse, les yeux perdus dans le vague.

L‘avion longeait la côte canadienne à l‘aplomb du delta du Saint-Laurent. Tolland, assis à côté d‘elle, discutait avec Corky.

Malgré les multiples arguments plaidant en faveur de l‘authenticité de la météorite, Corky avait reconnu que la teneur en nickel de la roche se situait en dehors des fourchettes de valeurs jusque-là admises. Aveu qui avait encore attisé les soupçons de Rachel. Pourquoi insérer une météorite sous la banquise d‘un glacier polaire, sinon pour tromper l‘opinion ?

Néanmoins, les preuves scientifiques semblaient confirmer l‘authenticité de la roche fossile. Rachel se détourna du hublot et jeta un coup d‘œil sur l‘échantillon qu‘elle tenait toujours dans le creux de sa main. Les petits chondres scintillaient.

Justement, Tolland et Corky parlaient de ces éclats métalliques depuis un bon moment, avec des expressions savantes que Rachel était incapable de saisir : « niveau d‘olivine équilibré »,

« matrice de verre métastable », et « réhomogénéisation métamorphique ». Néanmoins, le sens général du propos était clair : Corky et Tolland étaient d‘accord, les chondres étaient sans aucun doute d‘origine extraterrestre. Ces éléments-là ne pouvaient avoir été contrefaits.

Rachel fit pivoter l‘échantillon dans sa main, passant un doigt sur le fragment de surface calcinée. Cette calcination semblait récente, elle ne remontait certainement pas à trois siècles, bien que, comme Corky l‘avait expliqué, la météorite fût

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restée hermétiquement confinée sous la glace, à l‘abri de l‘érosion atmosphérique. Cela paraissait logique. Rachel se rappelait notamment une momie dont les restes pris dans la glace avaient été découverts quatre mille ans plus tard. Sa peau était presque intacte.

En étudiant la croûte de fusion, une pensée lui vint à l‘esprit : on avait omis une information évidente. Rachel se demanda si elle lui avait échappé, dans le torrent de détails dont on l‘avait submergée, ou s‘il n‘en avait pas été question.

Elle se tourna brusquement vers Corky.

— Est-ce qu‘on a pensé à dater la croûte de fusion ?

Corky jeta un coup d‘œil vers elle, interloqué.

— Quoi ?

— Est-ce que quelqu‘un a daté cette partie calcinée de la roche ? Est-on sûr que la brûlure de la roche remonte à la même époque que la chute de Jungersol ?

— Désolé, fit Corky, c‘est impossible. L‘oxydation altère tous les marqueurs isotopiques nécessaires. En outre, les radio-isotopes sont trop lents pour mesurer quoi que ce soit qui date de moins de cinq siècles...

Rachel réfléchit quelques instants, et finit par comprendre pourquoi la datation de la surface de la roche était irréalisable.

— Donc cette roche pourrait avoir été brûlée au Moyen Âge, ou le week-end dernier, n‘est-ce pas ?

Tolland s‘esclaffa.

— Personne n‘a dit que la science avait réponse à tout.

Rachel laissa son esprit divaguer à voix haute.

— Une croûte de fusion est avant tout une sérieuse calcination. Techniquement parlant, la brûlure sur la roche aurait pu se produire à n‘importe quel moment du dernier demi-siècle et de toutes sortes de manières différentes...

— Faux ! intervint Corky. Calcinée de toutes sortes de manières différentes ? Non. Elle n‘a pu être calcinée que d‘une seule façon, en traversant l‘atmosphère.

— Il n‘existe pas d‘autre possibilité ? Pourquoi pas un four, par exemple ?

— Un four ? répéta Corky. Ces échantillons ont été examinés au microscope électronique. Même le four terrestre le

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plus propre laisserait des résidus de fioul sur la surface de la pierre. On en trouverait des traces, même s‘il s‘agissait de fioul fossile. Non, vraiment, c‘est impossible. Et que faites-vous des stries laissées par la traversée de l‘atmosphère ? Elles ne seraient pas apparues dans un four.

Rachel avait oublié ces stries si caractéristiques. La roche semblait effectivement avoir fait une longue chute à travers l‘atmosphère terrestre.

— Et pourquoi pas un volcan ? risqua-t-elle. Une pierre qui aurait été violemment éjectée au cours d‘une éruption ?

Corky secoua la tête.

— Cette calcination est beaucoup trop propre.

Rachel jeta un coup d‘œil à Tolland.

L‘océanographe acquiesça.

— Rachel, j‘ai une certaine expérience des volcans, aussi bien au-dessus que sous la surface de l‘eau. Corky a raison. Des morceaux de roche crachés par un volcan recèlent des dizaines de toxines, dioxyde de carbone, dioxyde de soufre, sulfure d‘hydrogène, acide chlorhydrique : toutes ces molécules auraient été détectées par nos scanners. Cette croûte de fusion, que nous l‘acceptions ou non, est le fruit d‘une « calcination propre » résultant d‘un intense frottement atmosphérique.

Rachel soupira et se tourna vers le hublot. Calcination propre, cette expression la frappait. Elle se retourna vers Tolland.

— Mais que voulez-vous dire par « calcination propre » ?

Il haussa les épaules.

— Simplement que, avec un microscope électronique, on n‘a pas noté de résidus de carburant. On peut en déduire que la chaleur a été causée par l‘énergie cinétique et les frottements plutôt que par des composés chimiques ou nucléaires.

— Mais si vous n‘avez relevé aucune trace de carburant étranger, qu‘avez-vous donc trouvé ? Quelle est la composition précise de la croûte de fusion ?

— Nous avons trouvé, répliqua Corky, exactement ce que nous nous attendions à trouver. Des molécules atmosphériques et rien d‘autre : azote, oxygène et argon. Pas de pétrole, pas de

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soufre, pas d‘acides volcaniques. Uniquement les particules que l‘on trouve sur les météorites habituelles.

Rachel s‘enfonça dans son siège et poursuivit sa méditation.

Corky se pencha et lui lança :

— S‘il vous plaît, ne me dites pas que votre nouvelle théorie, c‘est que la NASA a pris une roche fossile dans la navette spatiale et l‘a laissée tomber en espérant que personne ne verrait la boule de feu, ni l‘explosion, ni l‘énorme cratère à l‘atterrissage ?

Rachel n‘avait pas eu cette pensée, mais l‘idée de Corky la séduisit. Une hypothèse irréalisable peut-être, mais intéressante sûrement. Que des composants naturels atmosphériques. Une calcination propre. Des stries gravées par la chute dans l‘atmosphère. Une lueur venait de s‘allumer dans son esprit.

— Les teneurs des composants atmosphériques que vous avez découvertes, fit-elle, étaient-elles exactement les mêmes que celles qu‘on trouve sur toutes les météorites dotées d‘une croûte de fusion ?

Corky manifesta son étonnement :

Pourquoi me posez-vous cette question ?

Rachel, voyant qu‘il hésitait, poursuivit :

— Les proportions n‘étaient pas les mêmes, n‘est-ce pas ?

— Il y a une explication scientifique à ce phénomène.

Le cœur de Rachel se mit à battre. Elle demanda :

— Auriez-vous par hasard découvert une teneur inhabituellement élevée d‘un des composants ?

Tolland et Corky échangèrent des regards intrigués.

— Oui, dit Corky, mais...

— Etait-ce de l‘hydrogène moléculaire ?

L‘astrophysicien écarquilla les yeux :

— Comment avez-vous deviné ?

Tolland lui aussi parut déconcerté.

Rachel les regarda tour à tour.

— Pourquoi aucun de vous n‘a-t-il mentionné ce fait ?

— Parce qu‘il y a une explication scientifique parfaitement valable ! déclara Corky.

— Je suis tout ouïe, fit Rachel.

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— La

teneur

en

hydrogène

moléculaire

est

inhabituellement élevée parce que la météorite est tombée près du pôle Nord, dans une zone où le champ magnétique terrestre entraîne une concentration anormalement élevée d‘ions d‘hydrogène.

Rachel fronça les sourcils.

— Malheureusement, j‘ai une autre explication.


87.


Le quatrième étage du siège de la NASA était moins impressionnant que son hall : corridor neutre avec portes de bureaux également réparties le long de couloirs pour l‘instant déserts. Des panneaux en laminé pointaient dans toutes les directions :

 LANDSAT 7

TERRA 

 ACRIMSAT

 JASON 1

AQUAH 

PODS 


Gabrielle suivit l‘indication PODS. Elle emprunta une autre série de couloirs et arriva devant deux lourdes portes en acier.

On avait écrit au pinceau sur un panneau :


Polar Orbiting Density Scanner (PODS) Responsable du projet : Chris Harper.


Les portes étaient verrouillées, doublement sécurisées avec une carte et un code à saisir sur un clavier. Gabrielle plaqua sont oreille contre le métal froid. Durant quelques instants, elle

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crut entendre les échos d‘une dispute. Mais elle n‘en était pas sûre. Elle se demanda si elle ne devrait pas tout simplement frapper et attendre qu‘on vienne lui ouvrir.

Mais, pour obtenir de Chris Harper les renseignements qu‘elle désirait, il lui faudrait se montrer un peu plus maligne.

Elle regarda autour d‘elle. Elle aperçut un petit placard dans lequel elle fourragea quelques instants, cherchant dans la pénombre la clé ou la carte d‘une femme de ménage. Il n‘y avait rien. Seulement des balais et des serpillières.

Revenant sur ses pas, elle plaqua de nouveau son oreille contre la porte. Cette fois, elle était sûre d‘avoir entendu des voix de plus en plus fortes. Et des bruits de pas. Quelqu‘un à l‘intérieur tourna la poignée et le battant métallique s‘ouvrit à la volée. Gabrielle n‘avait plus le temps de se cacher. En un bond de côté, elle se plaqua contre le mur tandis qu‘un groupe de gens passait rapidement, échangeant des exclamations à voix haute. Ils semblaient furieux.

— Mais bon Dieu, c‘est quoi le problème de Harper ? Je croyais qu‘il serait au septième ciel !

— Un soir comme celui-là, fit un autre, il veut rester seul ?

Mais il devrait faire la fête avec nous !

Tandis que le groupe s‘éloignait, la lourde porte commença à se refermer, démasquant Gabrielle qui resta immobile pendant que les hommes s‘éloignaient. La jeune femme attendit que la porte soit sur le point de claquer et elle se précipita sur la poignée. Elle resta immobile pendant que les hommes s‘effaçaient au fond du couloir. Ils étaient de toute façon trop absorbés par leur conversation pour regarder en arrière.

Le cœur battant, Gabrielle pénétra dans la pièce plongée dans la pénombre. Elle referma silencieusement la porte. Le grand plateau lui rappelait son labo de physique à l‘université : ordinateurs, îlots de travail, équipements électroniques. Tandis que ses yeux s‘accoutumaient à l‘obscurité, elle aperçut des schémas et des feuilles de calcul éparpillées. La zone tout entière était plongée dans le noir à l‘exception d‘un bureau, à l‘extrémité du local, où un rai de lumière filtrait sous une porte.

Gabrielle traversa silencieusement la grande pièce. À travers une vitre, elle aperçut un individu assis à un ordinateur. Elle

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reconnut l‘homme de la conférence de presse de la NASA. Une plaque portait la mention Chris Harper, chef de projet PODS.

À ce moment-là, Gabrielle, pensant qu‘elle était peut-être allée trop loin, prit peur. Elle se rappela la certitude de Sexton : Chris Harper avait menti. Je parierais ma campagne là-dessus, avait-il dit. Apparemment, d‘autres en avaient tiré la même conclusion et attendaient que Gabrielle découvre la vérité. Ne fallait-il pas mettre l‘Agence sur la sellette et essayer de regagner un peu de terrain après la catastrophe de ce soir ? Vu la façon dont Tench et la Maison Blanche avaient tenté de manipuler Gabrielle, celle-ci ne demandait plus qu‘à aider de toutes ses forces les supporters de Sexton.

Elle leva la main pour frapper à la porte mais s‘arrêta, se rappelant soudain l‘avertissement de Yolanda.

« Si Chris Harper a menti au monde à propos de PODS, qu‘est-ce qui te fait croire qu‘il te dira la vérité, à toi ? »

La peur, se dit Gabrielle, qui avait tiré les leçons de son entretien avec Marjorie Tench. Elle avait un plan. Elle allait recourir à une tactique que le sénateur utilisait parfois pour extorquer des informations à ses adversaires. Gabrielle avait beaucoup appris dans l‘ombre de Sexton, et la cuisine politicienne, ni séduisante, ni morale, n‘avait plus de secrets pour elle. Les scrupules n‘étaient plus de mise. Si elle persuadait Chris Harper de reconnaître qu‘il avait menti, quelle qu‘en fût la raison, Gabrielle donnerait une petite chance au sénateur de relancer sa campagne. De plus, Sexton était un homme qui, si on lui donnait une marge de manœuvre, même très étroite, était capable de surmonter presque tous les obstacles. Gabrielle allait utiliser une technique d‘interrogatoire inventée par les Romains pour arracher des confessions à des criminels soupçonnés d‘avoir menti. La méthode était simple : poser comme une certitude l‘information qu‘on voulait faire avouer. On brandissait ensuite une accusation beaucoup plus grave afin de donner à l‘adversaire une possibilité de choisir le moindre des deux maux (dans ce cas, la vérité).

Ce stratagème supposait une grande assurance, sentiment que Gabrielle était loin d‘éprouver. Prenant une profonde

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inspiration, la jeune femme repassa le scénario dans son esprit et frappa quelques coups secs à la porte du bureau de Harper.

— Je vous ai dit que j‘étais occupé ! cria ce dernier avec cet accent anglais qui était familier à Gabrielle. Elle frappa encore –

plus fort, cette fois.

— Je vous répète que ça ne m‘intéresse pas de descendre avec les autres !

Gabrielle cogna sur la porte avec le poing.

Chris Harper se leva d‘un bond et ouvrit brusquement.

— Mais enfin, espèce de...

Il stoppa net, visiblement surpris de découvrir Gabrielle.

— Professeur Harper, dit-elle d‘un ton grave.

— Comment êtes-vous montée ici ?

L‘expression de Gabrielle était sévère.

— Savez-vous qui je suis ?

— Bien sûr. Votre patron tape sur mon projet depuis des mois. Comment êtes-vous entrée ?

— C‘est le sénateur Sexton qui m‘envoie.

Les yeux de Harper scrutèrent le laboratoire derrière Gabrielle.

— Où est votre accompagnateur de la NASA ?

— Cela ne vous regarde pas. Le sénateur a les relations qu‘il faut pour m‘introduire ici.

Harper semblait sceptique.

— Dans ce bâtiment ?

— Vous vous êtes montré malhonnête, professeur Harper.

Et je crains que le sénateur ne demande à une commission sénatoriale d‘enquêter sur vos mensonges.

Harper eut l‘air contrarié.

— Qu‘est-ce que vous me chantez là ?

— Les gens intelligents comme vous ne peuvent pas se payer le luxe de jouer les idiots, professeur Harper. Vous vous êtes placé dans une situation périlleuse, et Sexton m‘a envoyée ici pour vous proposer une transaction. La campagne du sénateur a pris une grande claque ce soir. Il n‘a plus rien à perdre, et il n‘hésitera pas à vous entraîner dans sa chute si vous ne coopérez pas.

— Mais qu‘est-ce que vous racontez ?

– 357 –


Gabrielle inspira profondément et débita sa tirade.

— Vous avez menti dans votre conférence de presse au sujet du logiciel de détection d‘anomalies de PODS. Nous le savons. Beaucoup de gens le savent. Mais ce n‘est pas le problème.

Sans attendre une réponse de Harper, Gabrielle continua tambour battant.

— Le sénateur pourrait dénoncer vos mensonges, mais ça ne l‘intéresse pas. Ce qu‘il voudrait, en revanche, c‘est démasquer la NASA. Je crois que vous voyez de quoi je parle...

— Non, je...

— Voici sa proposition : motus et bouche cousue à propos des mensonges sur le logiciel si vous lui donnez le nom du haut responsable de la NASA avec qui vous avez détourné des fonds.

Les yeux de Chris Harper s‘écarquillèrent de stupéfaction.

— Quoi ? Mais je n‘ai pas détourné de fonds !

— Je vous suggère de bien mesurer vos propos, monsieur.

Un comité sénatorial collecte des documents sur vos agissements depuis plusieurs mois. Comment avez-vous pu croire que vous vous en tireriez sans être repérés, tous les deux ? En falsifiant des documents officiels PODS et en virant des fonds de la NASA sur des comptes privés ? Le détournement peut vous envoyer en prison, professeur.

— Mais je n‘ai jamais fait de telles choses !

— Vous êtes en train de me dire que vous n‘avez pas menti à propos de PODS ?

— Non, je suis en train de vous dire que je n‘ai jamais détourné d‘argent !

— Vous reconnaissez donc que vous avez menti à propos de PODS.

Harper lui jeta un regard perçant, ne sachant plus à quel saint se vouer.

— Peu importent les mensonges, reprit Gabrielle en écartant ce problème d‘un revers de main. Que vous ayez menti au cours d‘une conférence de presse n‘intéresse pas le sénateur Sexton. Nous avons l‘habitude de ce genre de comportements.

Vous avez trouvé une météorite, et, au fond, personne ne tient à savoir comment vous l‘avez trouvée. La question pour lui est

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celle des malversations. Il veut faire tomber un haut responsable de la NASA. Donnez-lui simplement le nom de votre complice et il veillera à ce que l‘enquête vous épargne complètement. Vous avez le choix : vous vous simplifiez la vie et vous nous donnez un nom, ou le sénateur va vous rendre la vie vraiment difficile et dénoncer le mensonge de la réparation du logiciel PODS.

— Vous bluffez. Il n‘y a pas eu de détournement de fonds.

— Vous êtes un redoutable menteur, professeur. J‘ai consulté le dossier. Votre nom figure sur tous les documents compromettants. On le retrouve à chaque page.

Je jure que je ne suis absolument pas au courant de ces prétendus détournements !

Gabrielle poussa un soupir de déception.

— Mettez-vous à ma place, professeur Harper. Je ne peux tirer que deux conclusions. Soit vous me mentez, de la même façon que vous avez menti lors de votre conférence de presse.

Soit vous dites la vérité et un haut responsable de l‘Agence a monté une machination contre vous.

Cette dernière version fit réfléchir Harper.

Gabrielle regarda l‘heure à sa montre.

— La proposition du sénateur est valable une heure. Vous pouvez vous tirer d‘affaire en lui donnant le nom du haut responsable de la NASA avec lequel vous avez détourné l‘argent des contribuables. Pour Sexton, vous ne comptez pas. Celui qu‘il veut, c‘est le gros poisson. Évidemment, l‘individu en question dispose d‘un grand pouvoir à l‘Agence. Lui, ou elle, s‘est arrangé pour que son identité n‘apparaisse nulle part et pour que vous écopiez à sa place.

Harper secoua la tête.

— Vous mentez.

— Seriez-vous d‘accord pour répéter cela devant un juge ?

— Bien sûr, je nierai tout.

— Sous serment ? lança Gabrielle, l‘air scandalisé. Et vous nierez aussi au sujet de la réparation du logiciel PODS ?

Le cœur de Gabrielle battait la chamade tandis qu‘elle fixait l‘homme droit dans les yeux.

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— Réfléchissez bien au choix que vous allez faire, professeur Harper, les prisons américaines peuvent être extrêmement désagréables.

Harper lui lança un regard furieux que la jeune femme soutint sans fléchir. Pendant quelques secondes, elle crut qu‘il était sur le point de capituler mais, quand Harper lui répondit, sa voix avait un timbre métallique.

— Mademoiselle Ashe, déclara-t-il fulminant, vous n‘avez pas la moindre preuve contre moi. Nous savons tous les deux qu‘il n‘y a pas eu de détournement de fonds à l‘Agence. La seule menteuse dans cette pièce, c‘est vous.

Gabrielle se raidit imperceptiblement. Le regard de son interlocuteur était dur et déterminé. Elle faillit prendre la fuite.

Tu as essayé de faire chanter un expert de la NASA, songea-t-elle. Comment pouvais-tu croire que ça marcherait ? Elle se força à garder la tête haute.

— Tout ce que je sais, fit-elle en feignant une assurance totale, c‘est que les documents à charge contre vous que j‘ai pu consulter sont des preuves absolues, irréfutables, que vous et un autre responsable de la NASA détournez des fonds de l‘Agence.

Le sénateur m‘a simplement demandé de venir ici ce soir vous proposer de laisser tomber votre partenaire plutôt que d‘affronter l‘enquête sénatoriale tout seul. Je vais expliquer au sénateur que vous préférez courir le risque de comparaître devant un tribunal. Vous direz à la Cour ce que vous m‘avez dit, vous n‘avez pas détourné de fonds et vous n‘avez pas menti à propos du logiciel PODS.

Elle lui décocha un sourire carnassier.

— ... Mais, après votre conférence de presse assez lamentable, je doute que vous couriez ce risque.

Gabrielle tourna les talons et quitta le bureau. Elle se demanda à cet instant-là si ce n‘était pas plutôt elle qui allait finir sa nuit en prison.

Elle traversa le laboratoire plongé dans l‘obscurité, d‘un pas décidé, en souhaitant fiévreusement que Harper la rappelle.

Silence. Elle sortit dans le couloir en espérant pouvoir monter dans l‘ascenseur sans avoir à glisser une carte dans une fente, comme en bas. Son plan était en train d‘échouer. Malgré un

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bluff brillant, Harper n‘avait pas mordu à l‘hameçon. Après tout, peut-être avait-il dit la vérité dans sa conférence de presse, songea Gabrielle.

Un violent bruit métallique résonna dans le hall : les portes du laboratoire venaient de s‘ouvrir à nouveau.

— Mademoiselle Ashe, cria Harper. Je vous jure que je ne suis absolument pas au courant de ces détournements. Je suis un homme honnête !

Gabrielle sentit son cœur se pincer d‘excitation. Elle se força à continuer à marcher comme si de rien n‘était. Elle haussa légèrement les épaules et lança :

— Vous avez bien menti pendant votre conférence de presse...

Silence. Gabrielle avançait toujours.

— Attendez une seconde ! cria Harper.

Il la rejoignit au petit trot, le visage blême.

— Cette histoire de détournements, fit-il un ton en dessous, je pense savoir qui est le type qui m‘a piégé.

Gabrielle stoppa net, se demandant si elle avait bien entendu. Elle se tourna lentement et aussi naturellement qu‘elle le pouvait.

— Vous espérez me faire croire que quelqu‘un vous a piégé ?

Harper soupira.

— Je jure que je ne suis au courant de rien. Et s‘il y a des preuves contre moi...

— Il y en a des tonnes.

Harper soupira encore.

— Alors, ce dossier est une machination. Pour me discréditer en cas de besoin. Et il n‘y a qu‘une seule personne qui ait pu faire une chose pareille.

— Qui ça ?

Harper la regarda dans les yeux.

— Lawrence Ekstrom me hait.

Gabrielle était stupéfaite.

— L‘administrateur de la NASA ?

Harper hocha la tête, écœuré.

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— C‘est lui qui m‘a forcé à mentir lors de cette conférence de presse.


88.


Le système de propulsion à combustible méthane de l‘avion Aurora ne fonctionnait qu‘à la moitié de sa puissance, et pourtant la Force Delta fonçait à travers la nuit à trois fois la vitesse du son, soit plus de trois mille deux cents kilomètre-heure. La pulsation répétée des moteurs donnait au voyage un rythme hypnotique. Trente mètres plus bas, l‘océan bouillonnait sauvagement, frappé de plein fouet par le sillage de l‘Aurora, qui projetait dans le ciel deux longues gerbes parallèles de vingt mètres.

C‘est la raison pour laquelle le Blackbird SR-71 a été retiré, songea Delta 1.

L‘Aurora était l‘un de ces avions censés rester secrets, mais qu‘en réalité tout le monde connaissait. Même la chaîne Discovery lui avait consacré un reportage, montrant les tests effectués à Groom Lake, au Nevada. Pour expliquer ces fuites, on pouvait tout autant incriminer les détonations déclenchées au passage de la vitesse du son, qu‘on entendait jusqu‘à Los Angeles, que des témoins assez vernis pour distinguer l‘avion depuis une plate-forme de forage pétrolier en mer du Nord.

Sans oublier la gaffe de l‘administration qui avait laissé figurer une description de l‘Aurora sur un rapport public du budget du Pentagone. Tout cela avait d‘ailleurs fort peu d‘importance. La rumeur s‘était propagée à la vitesse du son, elle aussi : l‘armée américaine disposait d‘un avion capable de voler à mach 6, il n‘en était plus à la planche à dessins, mais déjà à transpercer le ciel. Construit par Lockheed, l‘Aurora ressemblait à un ballon de football américain aplati, qui aurait mesuré trente-cinq mètres de long pour une envergure de vingt mètres. Les tuiles

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thermiques qui le recouvraient lui donnaient une patine cristalline qui rappelait la navette spatiale. Sa vitesse résultait d‘un nouveau système de propulsion connu sous le nom de propulsion par détonation pulsée, laquelle utilisait un carburant d‘hydrogène liquide vaporisé, propre, laissant sur son passage une traînée nuageuse qui le trahissait. Pour cette raison, il ne volait que la nuit.

Ce soir-là, la Force Delta suivait la trajectoire la plus longue pour rentrer à Washington, celle qui traversait l‘océan, mais à une vitesse ultrarapide. Et, malgré le détour, ils allaient arriver avant leurs proies. Ils seraient sur la côte Est en moins d‘une heure, avant Rachel et ses compagnons. Il avait été question de poursuivre et d‘abattre l‘avion, mais le contrôleur craignait à juste titre une capture radar de l‘incident ou qu‘on ne retrouve les restes calcinés de l‘engin, ce qui n‘aurait pas manqué de déclencher une enquête périlleuse. Ils avaient donc décidé de laisser atterrir l‘avion comme prévu. Une fois qu‘on aurait rejoint les cibles, la Force Delta interviendrait.

Alors que l‘Aurora traversait une mer du Labrador absolument déserte, le téléphone crypté de Delta 1 bipa pour indiquer un appel entrant.

Il décrocha.

— La situation a changé, les informa la voix électronique.

Vous avez une autre cible à atteindre avant que Rachel Sexton et les scientifiques atterrissent.

Une autre cible. Delta 1 comprit que la situation était en train de mal tourner. Le navire du contrôleur faisait eau de toutes parts et celui-ci devait colmater les fuites aussi vite que possible. Le bateau ne serait pas en train de couler, se rappela Delta 1, si nous avions atteint nos cibles sur le glacier Milne.

Delta 1 savait très bien que c‘était son propre gâchis qu‘il devait réparer maintenant.

— Un quatrième personnage est entré en piste, fit le contrôleur.

— Qui ça ?

Le contrôleur marqua une pause et prononça un nom.

Les trois hommes échangèrent des regards sidérés, c‘était un nom très familier.

– 363 –


Pas étonnant que le contrôleur ait semblé réticent ! se dit Delta 1. Pour une opération conçue au départ comme « zéro meurtre », le nombre de cadavres et le profil des cibles grimpaient rapidement. Il sentit ses muscles se tendre au moment où le contrôleur s‘apprêtait à les informer du lieu de l‘opération et de la façon dont ils allaient éliminer ce nouvel individu.

— Les enjeux sont de plus en plus importants, fit le contrôleur. Écoutez attentivement, je ne vous donnerai ces instructions qu‘une seule fois.


89.


Pendant ce temps, au-dessus du Maine, un jet G4 volait vers Washington. À bord, Michael Tolland et Corky Martinson écoutaient attentivement Rachel Sexton leur exposer sa théorie qui expliquerait la teneur inhabituelle en hydrogène de la croûte de fusion de la météorite.

— La NASA possède un complexe privé d‘expérimentation appelé Plum Brook, commença Rachel, étonnée de s‘entendre aborder ce sujet.

En effet, il s‘agissait là d‘informations top secret et c‘était la première fois de sa carrière qu‘elle en parlait à des personnes non habilitées. Mais, vu les circonstances, Tolland et Corky avaient le droit de savoir.

— Plum Brook sert essentiellement à tester les nouveaux systèmes de propulsion les plus pointus. Il y a deux ans, j‘ai écrit un rapport sur un projet que la NASA testait dans ce complexe, qu‘on appelle un moteur à « cycle expander ».

Corky lui jeta un regard soupçonneux.

— Les moteurs à « cycle expander » en sont toujours au stade de la table à dessin. Personne ne les a vraiment testés. On est encore à quelques décennies de l‘expérimentation...

– 364 –


Rachel secoua la tête.

— Désolée, Corky ; la NASA a des prototypes – qu‘ils expérimentent.

— Comment ? rétorqua Corky, l‘air sceptique. Ces systèmes ECE carburent à un mélange oxygène-hydrogène liquide, lequel gèle dans l‘espace, ce qui rend ce type de propulsion inenvisageable pour la NASA. Ils ont d‘ailleurs dit qu‘ils n‘essaieraient pas de fabriquer un ECE avant d‘avoir résolu le problème du carburant qui gèle.

— Eh bien, ils ont résolu le problème. Ils se sont débarrassés de l‘oxygène et leur carburant combine hydrogène et neige fondue, c‘est-à-dire une sorte de fuel cryogénique composé d‘hydrogène semi-gelé. C‘est un carburant très puissant qui garantit une combustion très propre. C‘est également celui que la NASA utilisera le jour où elle enverra des missions sur Mars.

Corky eut l‘air stupéfait.

— C‘est impossible, je ne peux pas le croire.

— Il vaut mieux que ce soit vrai, fit Rachel, car j‘ai écrit une lettre à ce sujet au Président. Mon patron était aux cent coups parce que la NASA tenait à annoncer publiquement l‘invention de ce carburant d‘hydrogène semi-gelé comme une grande réussite. Or Pickering voulait que la Maison Blanche contraigne la NASA à garder secrète cette information.

— Pourquoi ?

— Peu importe, fit Rachel, qui n‘avait pas l‘intention d‘en dire trop. La vérité c‘est que Pickering cherchait à lutter contre les rapides progrès de la technologie spatiale chinoise, qui préoccupent de plus en plus le Pentagone. Les Chinois étaient en train de mettre au point une plate-forme de lancement « à louer » qu‘ils avaient l‘intention de proposer au plus offrant, parmi lesquels, bien entendu, nombre d‘ennemis de l‘Amérique.

Les implications pour la sécurité américaine auraient été catastrophiques. Heureusement, le NRO savait que la Chine n‘arrivait pas à finaliser son projet et Pickering ne voyait aucune raison de les mettre sur la piste du carburant le plus prometteur de la NASA.

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— Donc, reprit Tolland, l‘air mal à l‘aise, vous affirmez que la NASA dispose d‘un système de propulsion à hydrogène pur, dont la combustion ne laisse aucun résidu ?

Rachel acquiesça.

— Je n‘ai pas les chiffres, mais les températures de combustion de ces moteurs sont apparemment beaucoup plus élevées que celles de nos moteurs actuels. Il faut donc que la NASA trouve des matériaux extrêmement résistants pour ses moteurs. Une grosse roche placée sous un de ces moteurs à

« soupe » d‘hydrogène serait bombardée par des gaz d‘échappement riches en hydrogène et brûlant à une température jamais vue. Ce qui donnerait, vous pouvez l‘imaginer, une belle croûte de fusion.

— Voyons, Rachel ! s‘exclama Corky. Si je comprends bien, le scénario de la fausse météorite est de retour ?

Tolland sembla soudain intrigué.

— En fait, c‘est une excellente idée. Il suffirait de placer un rocher sous la rampe de lancement d‘une navette spatiale au moment de la mise à feu...

— Aïe, aïe, aïe, marmonna Corky, me voilà coincé dans un avion avec des simples d‘esprit.

— Corky, fit Tolland. Simple hypothèse : une roche placée sous les tuyères d‘un moteur ECE présenterait une calcination comparable à une roche qui aurait traversé l‘atmosphère, n‘est-ce pas ? On aurait les mêmes stries directionnelles et la croûte de fusion aurait le même aspect, non ?

Corky grogna :

— Je suppose.

— Et le carburant d‘hydrogène à combustion propre de Rachel ne laisserait aucune trace chimique. Sauf l‘hydrogène lui-même. Des niveaux accrus d‘hydrogène moléculaire dans la surface calcinée.

Corky leva les yeux au ciel.

— Attends ! Si l‘un de ces moteurs ECE existe vraiment et utilise cette soupe d‘hydrogène, je suppose que ce dont tu parles est possible, mais c‘est drôlement tiré par les cheveux.

— Pourquoi ? demanda Tolland. Cette procédure semble assez simple.

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Rachel acquiesça.

— On a juste besoin d‘une roche fossile de cent quatre-vingt-dix millions d‘années. On la brûle sous les tuyères d‘un moteur à hydrogène semi-gelé, et on l‘enterre sous la glace. On tient notre pseudo-météorite.

— Pour un touriste, peut-être, fit Corky, mais pas pour un expert ! Vous n‘avez toujours pas expliqué la présence des chondres !

Rachel essaya de se rappeler l‘explication de Corky sur la formation des chondres.

— Vous disiez que les chondres étaient causés par des réchauffements rapides suivis de refroidissement, n‘est-ce pas ?

Corky soupira.

— Les chondres se forment quand une roche gelée jusqu‘à l‘os dans l‘espace est soudainement chauffée à blanc et se met à fondre partiellement, à une température d‘environ 1 550 degrés centigrades. Quand la roche se refroidit à nouveau très rapidement, ces poches liquides se solidifient en donnant ces chondres.

Tolland examina son ami.

— Ce processus ne peut pas arriver sur terre ?

— Impossible, répondit Corky. Notre planète ne présente pas d‘écarts de température susceptibles de causer des chondres. Nous parlons ici d‘une chaleur nucléaire et, à l‘autre extrémité, du zéro absolu de l‘espace. Ces extrêmes sont introuvables sur terre.

Rachel réfléchit quelques instants, puis lança :

— En tout cas pas dans des conditions naturelles !

Corky se tourna.

— Qu‘est-ce que vous êtes en train d‘insinuer ?

— Pourquoi ce réchauffement suivi d‘un refroidissement rapide n‘aurait-il pas pu être recréé artificiellement sur terre ?

demanda Rachel. La roche aurait pu être calcinée par un moteur à propulsion ECE puis rapidement refroidie dans un congélateur cryogénique.

Corky lui jeta un regard sceptique.

— Des chondres fabriqués ?

— Et pourquoi pas ?

– 367 –


— Une hypothèse ridicule, répliqua Corky en jetant un coup d‘œil à son échantillon de roche.

Il reprit, condescendant :

— Peut-être l‘avez-vous oublié, mais ces chondres ont été datés. Ils sont âgés de cent quatre-vingt-dix millions d‘années.

Pour autant que je sache, mademoiselle Sexton, il y a cent quatre-vingt-dix millions d‘années, personne n‘était capable de fabriquer des moteurs à propulsion ECE, pas plus que des refroidisseurs cryogéniques.

Chondres ou pas, songea Tolland, les présomptions s‘accumulent. Il était resté sans voix pendant quelques minutes, profondément troublé par les hypothèses de Rachel sur la croûte de fusion qui avaient ouvert toutes sortes de nouvelles pistes. Tolland s‘était mis à réfléchir intensément. Si la croûte de fusion est explicable... qu‘est-ce que cela entraîne ?

— Vous êtes silencieux, fit Rachel, à côté de lui.

Tolland lui jeta un coup d‘œil. L‘espace d‘un instant, dans la lueur tamisée de la cabine, la tendresse du regard de Rachel lui rappela Celia. Chassant ses souvenirs, il poussa un soupir fatigué.

— Oh, je pensais simplement...

Elle sourit.

— Aux météorites ?

— Et quoi d‘autre ?

— Vous passiez en revue les preuves, vous demandant si on pouvait aller plus loin ?

— Quelque chose comme ça.

— Alors ?

— Je n‘avance pas beaucoup. Mais je suis en tout cas très troublé de constater à quel point l‘échafaudage de preuves s‘est effondré facilement après la découverte de ce puits d‘insertion sous la banquise.

— Ce sont toujours des châteaux de cartes, répondit Rachel. Sapez l‘hypothèse numéro un et tout le reste s‘écroule.

La localisation de la découverte de la météorite était notre hypothèse de départ.

Tolland acquiesça.

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— Quand je suis arrivé sur le glacier Milne, l‘administrateur de la NASA m‘a dit que la météorite avait été découverte à l‘intérieur d‘une matrice de glace intacte de trois cents ans d‘âge. Il a affirmé aussi que cette roche était plus dense que toutes celles qu‘on avait découvertes auparavant dans le secteur, ce que j‘ai pris comme la preuve logique que cette roche avait dû tomber de l‘espace.

— Oui, comme nous tous.

— La teneur en nickel, d‘autre part, ne semble ni confirmer ni infirmer l‘origine extraterrestre de la roche.

— Elle est proche des valeurs relevées sur d‘autres météorites, fit Corky, qui avait recommencé à écouter.

— Mais pas exactement semblable...

Corky opina à contrecœur.

— De plus, poursuivit Tolland, cette espèce d‘insecte qu‘on n‘avait jamais vue jusque-là, quoique très bizarre, pourrait n‘être en réalité qu‘une très ancienne espèce de crustacé d‘eau profonde.

Rachel approuva.

— Et en ce qui concerne la croûte de fusion...

— Ça m‘ennuie de te contredire, fit Tolland en jetant un regard oblique à Corky, mais j‘ai l‘impression qu‘il y a beaucoup plus de présomptions négatives que positives...

— La science n‘est pas une question d‘impressions, l‘interrompit Corky, mais de preuves. Les chondres, dans cette roche, indiquent vraiment une météorite. Je suis d‘accord avec vous sur le fait que tout ce que nous avons constaté est profondément perturbant mais on ne peut pas ignorer ces chondres. Les preuves d‘une origine extraterrestre sont déterminantes alors que les objections ne sont que secondaires.

Rachel fronça les sourcils.

— Bien. Alors quelle conclusion doit-on tirer ?

— Aucune, trancha Corky. Les chondres prouvent que nous avons bien affaire à une météorite. La seule question est de savoir si elle a été enfouie sous la glace par la nature ou par nos petits amis de la NASA.

Tolland aurait bien voulu admettre la solide logique de son ami mais quelque chose continuait à clocher.

– 369 –


— Tu n‘as pas l‘air convaincu, Mike, dit Corky.

Tolland poussa un soupir désabusé.

— Je ne sais pas. Deux preuves sur trois, ce n‘était pas mal, Corky, mais on en est à une sur trois maintenant. J‘ai la nette impression qu‘il y a quelque chose qu‘on n‘a pas encore pigé.


90.


Je me suis fait pincer, pensa Chris Harper, glacé jusqu‘aux os, en train de s‘imaginer le cadre avenant d‘une cellule de prison américaine. Le sénateur Sexton sait que j‘ai menti au sujet du logiciel PODS.

Alors qu‘il ramenait Gabrielle Ashe dans son bureau et qu‘il refermait la porte derrière eux, le chef du projet PODS sentait sa haine envers l‘administrateur de la NASA croître de seconde en seconde. Ce soir-là, Harper avait appris de quels méfaits Ekstrom était capable. Non seulement, il avait contraint Harper à mentir, mais en outre, il avait apparemment monté un dossier contre lui pour disposer d‘un moyen de pression supplémentaire au cas où l‘ingénieur, pris de remords, aurait décidé d‘avouer la vérité.

Des preuves de détournement, songea Harper. Très habile chantage. Après tout, qui ajouterait foi aux propos d‘un escroc tentant de discréditer la plus grande découverte spatiale de l‘histoire américaine ? Harper savait déjà très bien jusqu‘où pouvait aller l‘administrateur de la NASA pour sauver l‘Agence, mais depuis l‘annonce de la découverte de ces fossiles extraterrestres, les enjeux étaient décuplés.

– 370 –


Harper arpenta quelques instants son bureau, contemplant la large table sur laquelle trônait un modèle réduit du satellite PODS – une sorte de prisme cylindrique hérissé de multiples antennes et objectifs protégés par des écrans réfléchissants.

Gabrielle s‘assit, dans l‘expectative, ses yeux noirs fixés sur Harper. La nausée qu‘éprouva le professeur lui rappela le calvaire qu‘il avait vécu lors de cette infâme conférence de presse. Sa prestation avait été lamentable et tout le monde l‘avait interrogé sur son état. Il avait dû mentir, une fois de plus, et dire qu‘il était malade, qu‘il n‘était pas dans son état normal.

Ses collègues et la presse avaient rapidement oublié sa performance plus que médiocre.

Son mensonge lui revenait ce soir en pleine figure.

L‘expression de Gabrielle Ashe se radoucit.

— Monsieur Harper, si l‘administrateur de la NASA est votre ennemi, comme vous le dites, vous avez besoin d‘un allié puissant. Le sénateur Sexton pourrait bien être votre seul ami.

Commençons par le logiciel PODS. Dites-moi ce qui s‘est passé.

Harper soupira, il savait qu‘il était temps de dire la vérité.

J‘aurais bien mieux fait de tout dire dès le premier jour, songea-t-il.

— Le lancement du PODS s‘est bien passé, commença-t-il.

Le satellite s‘est placé sur une orbite polaire parfaite, exactement comme prévu.

Gabrielle Ashe adopta une expression ennuyée. Elle connaissait déjà tous ces détails.

— Continuez, monsieur Harper.

— Puis les ennuis ont commencé. Quand nous avons actionné le mécanisme de détection d‘anomalies, le logiciel est tombé en panne.

Le débit de Harper se fit plus rapide.

— Le logiciel était censé analyser rapidement des milliers d‘hectares de banquise et repérer les zones qui sortaient de la fourchette normale de densité. Au départ, le logiciel recherchait des poches de glace moins dense, comme indicateur de réchauffement global, mais s‘il découvrait d‘autres bizarreries en termes de densité, il était programmé pour nous les signaler aussi. Le logiciel devait sonder progressivement tout le cercle

– 371 –


arctique, en plusieurs semaines, et identifier toute anomalie révélatrice d‘un réchauffement global.

— Mais avec un logiciel qui ne fonctionnait pas, poursuivit Gabrielle, le PODS ne servait plus à rien. Les experts auraient dû examiner l‘Arctique, image par image, centimètre carré par centimètre carré, à la recherche de zones suspectes.

Harper acquiesça, revivant le cauchemar de son erreur de programmation.

— Eh oui, ça aurait pris des décennies, la situation était épouvantable. À cause d‘une erreur de programmation, PODS

était inutile. Avec l‘élection qui se rapprochait, et le sénateur Sexton qui multipliait les agressions contre la NASA, le tableau était plutôt sombre.

Il soupira.

— Votre erreur était catastrophique, et pour la NASA et pour le Président.

— Ça ne pouvait arriver à un pire moment.

L‘administrateur était blême de rage. Je lui ai promis de résoudre le problème au cours de la prochaine mission de la navette ; il suffisait de remplacer la puce qui contrôlait le système logiciel PODS. Mais je n‘avais aucune garantie que ça marcherait. Il me renvoya chez moi en congé maladie, mais en me faisant bien comprendre que j‘étais viré. Ça remonte à un mois.

— Et pourtant on vous a vu à la télévision, deux semaines plus tard, annonçant que vous aviez trouvé le moyen de réparer.

Harper s‘affaissa sur son fauteuil.

— Une terrible erreur. Ce jour-là, j‘ai reçu un appel désespéré d‘Ekstrom. Il m‘a expliqué qu‘un événement venait de survenir et que ce serait peut-être l‘occasion pour moi de me racheter. Je suis monté dans son bureau sur-le-champ et nous avons discuté. Il m‘a demandé de tenir une conférence de presse et de raconter que j‘avais trouvé une solution pour réparer PODS – l‘Agence recevrait donc des informations dans quelques semaines. Il m‘a dit qu‘il m‘expliquerait son idée un peu plus tard.

— Et vous avez accepté.

– 372 –


— Non, j‘ai refusé ! Mais une heure après, l‘administrateur était de retour dans mon bureau avec le conseiller numéro un de la Maison Blanche !

Gabrielle eut l‘air complètement sidérée.

— Quoi ? Marjorie Tench ?

Une créature hideuse, songea Harper, qui acquiesça de nouveau.

— Ils m‘ont fait asseoir et m‘ont assuré que mon erreur avait placé la NASA et le Président dans une situation catastrophique. Mme Tench m‘a exposé les plans du sénateur Sexton pour privatiser la NASA. Elle m‘a dit que je devais au Président comme à l‘Agence de réparer ma bévue. Puis, elle m‘a indiqué comment procéder.

Gabrielle se pencha en avant.

— Continuez.

— Marjorie Tench m‘a expliqué que la Maison Blanche, par pur hasard, avait été informée de l‘existence d‘une énorme météorite enterrée dans le glacier Milne. Une météorite de cette taille constituait une opportunité formidable pour la NASA.

Gabrielle eut l‘air stupéfaite.

— Attendez, alors vous êtes en train de me dire que quelqu‘un connaissait l‘existence de la météorite avant que PODS ne la découvre ?

— Oui. PODS n‘a rien à voir avec cette découverte.

L‘administrateur savait pour la météorite. Il m‘a simplement transmis ses coordonnées et m‘a dit de refaire passer PODS à la verticale du glacier Milne et d‘en conclure qu‘il avait trouvé la météorite.

— Vous vous payez ma tête.

— Ce fut ma réaction quand ils m‘ont demandé de participer à cette escroquerie. Ils ont refusé de me dire comment ils avaient découvert la présence de cette météorite, mais Mme Tench m‘a répété à plusieurs reprises que ça n‘avait pas d‘importance et que c‘était l‘occasion idéale pour me rattraper. Si j‘affirmais que le satellite avait localisé la météorite, alors la NASA tiendrait la réussite dont elle avait tellement besoin, et le Président aurait de sérieuses chances de remporter les élections.

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Gabrielle était figée de stupeur.

— Et, bien sûr, vous ne pouviez pas prétendre que PODS

avait détecté une météorite avant d‘avoir annoncé que le logiciel défectueux avait été réparé et qu‘il fonctionnait normalement ?

Harper acquiesça.

— D‘où le mensonge lors de la conférence de presse. On m‘y a contraint. Tench et l‘administrateur ont été implacables.

Ils m‘ont rappelé que j‘étais à l‘origine d‘une catastrophe qui pouvait avoir des conséquences terribles, notamment pour le Président, lui qui avait soutenu mon projet. La NASA avait passé des années à le mettre au point, et j‘avais tout fichu par terre avec cette faute idiote de programmation.

— Donc, vous avez accepté de les aider.

— Mais je n‘avais pas le choix ! Ma carrière était finie si je refusais. Et si je n‘avais pas commis cette erreur de programmation, PODS aurait découvert la météorite de lui-même. Donc à l‘époque, ça m‘a paru un petit mensonge sans conséquence. Je me justifiais en me racontant que le logiciel serait réparé quelques mois plus tard quand la navette spatiale repartirait dans l‘espace. En somme, je prenais simplement un peu d‘avance en annonçant la réparation.

Gabrielle émit un sifflement, épatée.

— Bref, un petit mensonge pour exploiter une occasion inespérée...

Harper était écœuré à la simple évocation de ces événements.

— Finalement... je l‘ai fait. J‘ai suivi les instructions de l‘administrateur, j‘ai tenu cette conférence de presse, j‘ai annoncé que j‘avais réparé le logiciel de détection, j‘ai attendu quelques jours, et puis j‘ai fait passer PODS au-dessus des coordonnées de la météorite que Ekstrom m‘avait fournies.

Après quoi, suivant la procédure hiérarchique normale, j‘ai appelé le directeur d‘EOS et je lui ai annoncé que PODS venait de découvrir une anomalie de densité sur la plate-forme glaciaire Milne. Je lui ai dit que cette anomalie semblait assez dense pour être une météorite. Tout excitée, l‘Agence a envoyé une petite équipe sur le glacier pour effectuer des forages. C‘est alors que l‘opération est devenue ultrasecrète.

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— Donc, jusqu‘à ce soir, vous ne pensiez pas que la météorite contenait des fossiles ?

— Mais personne ne le savait. Nous étions tous sous le choc. Maintenant, je passe pour un héros parce que j‘ai découvert la preuve de l‘existence d‘une forme de vie extraterrestre, et je suis obligé de me taire.

Gabrielle resta silencieuse un long moment, observant Harper.

— Mais si PODS n‘a pas localisé la météorite, comment l‘administrateur a-t-il su qu‘elle se trouvait là ?

— Quelqu‘un d‘autre l‘a découverte avant lui.

— Quelqu‘un d‘autre ? Qui ?

Harper soupira.

— Un géologue canadien nommé Charles Brophy Il effectuait des recherches sur Ellesmere Island. Apparemment, il faisait des sondages géologiques sur le glacier Milne quand il est tombé sur cette énorme météorite dans la glace. Il a transmis cette bonne nouvelle par radio, et la NASA a manifestement intercepté l‘information.

Gabrielle le regarda encore plus attentivement.

— Mais ce scientifique canadien n‘est-il pas furieux que la NASA se soit approprié sa découverte ?

— Non, fit Harper avec un frisson. Figurez-vous qu‘il est mort. Ça tombe bien, n‘est-ce pas ?


91.


Michael Tolland ferma les yeux et se laissa bercer par le ronron des réacteurs du G4. Il décida de remettre à plus tard ses cogitations sur l‘énigme de la météorite. Les chondres, selon Corky, étaient autant de preuves formelles ; la roche découverte sur le glacier Milne ne pouvait être qu‘une météorite. Rachel avait espéré fournir une réponse définitive à William Pickering

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dès l‘atterrissage, mais ces fichus chondres résistaient à toutes ses tentatives d‘explication. Si suspectes que soient les preuves, cette conclusion semblait pourtant s‘imposer.

Ainsi soit-il.

Rachel était secouée par les aventures qu‘elle venait de vivre. Tolland trouvait d‘ailleurs sa résistance physique étonnante. La jeune femme concentrait son attention sur deux problèmes : comment prouver l‘authenticité de la météorite, et qui avait bien pu essayer de les assassiner.

Pendant le voyage, Rachel avait été assise à côté de Tolland. Et il avait pris du plaisir à discuter avec elle, malgré les épreuves qu‘ils venaient de vivre. Quand elle s‘était absentée quelques instants aux toilettes, Tolland avait été surpris de découvrir qu‘elle lui manquait. Il se demanda depuis combien de temps la présence d‘une femme lui avait manqué – d‘une autre femme que Celia.

— Monsieur Tolland ?

Il leva les yeux.

La tête du pilote venait d‘apparaître dans la cabine.

— Vous m‘avez demandé de vous informer quand nous pourrions communiquer avec votre bateau ? Je peux vous obtenir la connexion maintenant, si vous voulez.

— Merci.

Tolland remonta la travée centrale. Une fois dans le cockpit, il appela l‘équipage du Goya. Il voulait leur annoncer qu‘il ne serait pas de retour avant un jour ou deux. Bien sûr, sans leur donner de détails sur les derniers jours.

Après quelques sonneries, Tolland eut la surprise d‘entendre le répondeur du Goya se déclencher. Le message enregistré n‘était pas le message habituel, très professionnel –

c‘était le petit plaisantin de l‘équipage qui s‘adressait à la cantonade :

— Oyez, oyez, braves gens, bienvenue sur le Goya. Nous sommes désolés de ne pouvoir vous répondre mais nous avons tous été kidnappés par un pou géant venu de l‘espace ! Non, en fait, nous avons pris notre soirée pour célébrer la formidable découverte de Mike. Bon Dieu, bon Dieu, qu‘est-ce qu‘on est fiers ! Vous pouvez laisser votre nom et votre numéro de

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téléphone et peut-être qu‘on vous rappellera demain quand on aura dessoûlé. Ciao !

Tolland s‘esclaffa ; son équipe lui manquait. Évidemment, ils avaient vu la conférence de presse. Il était content qu‘ils se soient accordé leur soirée. Après tout, il les avait abandonnés assez brutalement quand le Président l‘avait appelé, et il n‘y avait aucune raison pour qu‘ils restent indéfiniment à l‘attendre. Bien que le message affirmât que tout le monde avait déserté le Goya, Tolland supposait qu‘un membre de l‘équipage était resté pour surveiller son bateau, ancré au-dessus de violents courants.

Tolland composa le code qui lui permettait d‘entendre les messages que ses coéquipiers avaient pu lui laisser. La ligne bipa une fois. Un seul message. C‘était encore le comique de service.

— Salut Mike, quelle formidable émission ! Si tu écoutes ce message, tu es probablement pendu à un téléphone depuis une super fête à la Maison Blanche et tu te demandes où on est passés. Désolé d‘avoir abandonné le bateau, mon vieux, mais on ne pouvait vraiment pas fêter ton triomphe sans lever un peu le coude. Ne t‘en fais pas, on a super bien ancré le Goya et on a laissé la lumière allumée. On espère secrètement d‘ailleurs qu‘il va se volatiliser pour que NBC t‘en achète un neuf ! Mais non, je plaisante, mon vieux, ne t‘en fais pas, Xavia a accepté de rester à bord pour garder ton trésor. Elle affirme qu‘elle préfère être seule pour faire la fête que de sortir avec une bande de zigotos complètement bourrés. Tu peux croire une chose pareille, toi ?

Tolland rit, soulagé d‘entendre que quelqu‘un était à bord.

Xavia, une collaboratrice responsable, avait la réputation de ne pas mâcher ses mots et d‘être d‘une franchise un tantinet caustique.

— Quoi qu‘il en soit, Mike, continuait le message, on a passé une soirée géniale. On peut être fier de nos scientifiques, hein ? Tout le monde parle de cette formidable résurrection de la NASA. Moi j‘en ai rien à cirer de la NASA ! C‘est surtout pour nous que tout ça est génial ! La cote de ton émission va grimper en flèche, tu es une star, mon vieux. Une vraie star !

Félicitations, vraiment un boulot génial !

– 377 –


Michael Tolland entendit des murmures et la voix reprit :

— Oh, oui, et en parlant de Xavia, pour que tu n‘aies pas trop la grosse tête, je vais te la passer, elle a un message urgent pour toi.

Xavia, d‘un ton cassant, prit le relais.

— Mike, c‘est Xavia. Tu es un dieu, mais si, je t‘assure. Et comme je t‘admire infiniment, j‘ai accepté de veiller sur ton épave antédiluvienne. Franchement, je serai soulagée le jour où je ne cohabiterai plus avec ces truands que tu appelles des scientifiques. Et figure-toi qu‘en plus de veiller sur le bateau, l‘équipage m‘a demandé, ça rentre dans mes attributions de rabat-joie patentée, de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour t‘empêcher d‘avoir la grosse tête. Rude tâche, après ce qui vient d‘arriver, je le comprends bien. En tout cas, je voulais être la première à te dire que tu as fait une boulette dans ton documentaire. Oui, tu m‘as bien entendue, Michael. C‘est rare mais ça peut arriver. Michael Tolland s‘est planté. Et ne t‘en fais pas, il n‘y a que trois personnes sur terre qui s‘en sont rendu compte, et ce sont tous des géologues de marine très coincés qui n‘ont aucun sens de l‘humour. Un peu comme moi. Mais tu sais ce qu‘on dit de nous autres géologues, on ne peut pas s‘empêcher de chercher les failles !

Elle éclata de rire.

— Rassure-toi, ce n‘est pas grand-chose, une insignifiante histoire de pétrologie des météorites. Je te le signale uniquement pour gâcher ta soirée ! Comme il se pourrait que tu reçoives un ou deux coups de fil à ce sujet, j‘ai pensé qu‘il valait mieux que je te mette au courant avant, pour que tu n‘aies pas trop l‘air de l‘imbécile que nous savons tous que tu es en réalité.

Elle rit encore.

— Voilà. En tout cas, n‘étant pas du genre fêtarde, je suis restée à bord. Et ne t‘avise pas de m‘appeler, j‘ai branché le répondeur parce que ces fichus journalistes n‘arrêtaient pas d‘appeler. Tu es une vraie star ce soir, malgré ta grosse bourde.

Je t‘en dirai plus quand tu reviendras. Ciao !

Michael Tolland fronça les sourcils : une erreur dans mon documentaire ?


– 378 –


Rachel Sexton, debout dans les toilettes du jet, se regardait dans le miroir. Elle se trouvait très pâle, et plus marquée qu‘elle ne l‘imaginait. La peur panique qu‘elle avait éprouvée ce soir-là l‘avait beaucoup affectée. Elle se demanda combien de temps il lui faudrait pour arrêter de trembler, et pour pouvoir affronter de nouveau la mer. Ôtant sa casquette USS Charlotte, elle laissa tomber ses cheveux sur ses épaules. C‘est mieux, se dit-elle, se sentant un peu plus elle-même.

Rachel lut dans son regard une profonde fatigue. Mais elle y distingua aussi de la résolution. Elle tenait cela de sa mère.

« Ne laisse personne décider à ta place de ce que tu peux ou ne peux pas faire. » Rachel aurait voulu savoir si sa mère avait vu, de là-haut, ce qui s‘était passé ce soir.

Quelqu‘un a essayé de me tuer, maman. Quelqu‘un a essayé de tous nous tuer...

Comme elle le faisait maintenant depuis plusieurs heures, Rachel passa en revue une liste de personnes.

Lawrence Ekstrom... Marjorie Tench... Zach Herney. Tous avaient des mobiles. Et, ce qui était bien plus effrayant, tous en avaient les moyens. Le Président n‘est pas impliqué, se dit Rachel, en se cramponnant à l‘espoir que celui qu‘elle respectait tellement – plus que son propre père – n‘avait rien à voir avec cette terrifiante aventure.

Nous ne savons toujours rien. Ni l‘identité des coupables, ni la raison de ces meurtres, songea-t-elle.

Rachel aurait voulu trouver les réponses aux questions de William Pickering, mais elles n‘avaient fait qu‘en soulever d‘autres.

Quand Rachel regagna son siège, Tolland n‘était pas à sa place. Corky, lui, somnolait à côté. En regardant autour d‘elle, elle vit Mike sortir du cockpit tandis que le pilote raccrochait un radiotéléphone. Tolland écarquillait les yeux d‘inquiétude.

— Que se passe-t-il ? demanda Rachel.

La voix de Tolland était grave ; il lui fit part du message qu‘il venait de recevoir.

Une erreur dans sa présentation ? Rachel considéra que Tolland devait exagérer un peu.

– 379 –


— Ce n‘est sans doute qu‘une broutille. Elle n‘a pas précisé en quoi consistait cette erreur ?

— Quelque chose qui a un rapport avec la formation des météorites.

— La structure des roches ?

— Oui, elle disait que seuls quelques géologues le remarqueraient. Apparemment l‘erreur que j‘ai faite concernerait la composition de la météorite elle-même.

Rachel inspira brièvement en réalisant de quoi il pouvait s‘agir.

— Les chondres ?

— Je ne sais pas. Mais la coïncidence est troublante.

Rachel acquiesça. Les chondres étaient une des preuves retenues par la NASA pour étayer l‘authenticité de sa découverte.

Corky s‘approcha d‘eux, se frottant les yeux.

— Que se passe-t-il ?

Tolland le mit au courant.

Corky grogna quelque chose en secouant la tête.

— Le problème ne concerne pas les chondres, Mike. C‘est impossible. Toutes les informations que tu as eues venaient de la NASA. Et de moi. Il n‘y a pas l‘ombre d‘une erreur.

— Quelle autre erreur géologique aurais-je pu faire ?

— Qu‘est-ce que j‘en sais, moi ? D‘ailleurs, qu‘est-ce que les géologues marins savent des chondres ?

— Je n‘en ai aucune idée, tout ce que je peux te dire c‘est que Xavia est très compétente.

— Vu les circonstances, enchaîna Rachel, je crois que nous devrions lui parler avant de discuter avec Pickering.

Tolland haussa les épaules.

— Je l‘ai appelée quatre fois et je n‘ai eu que le répondeur.

Si elle est dans l‘hydrolab, elle ne peut de toute façon rien entendre. Elle n‘aura pas mes messages avant demain au plus tôt.

Tolland s‘interrompit, jeta un coup d‘œil à sa montre.

— À moins que...

— À moins que quoi ?

Tolland la regarda attentivement.

– 380 –


— Est-il vraiment essentiel d‘avoir Xavia avant de s‘entretenir avec votre patron ?

— Si elle a quelque chose à nous apprendre sur les chondres, alors, c‘est évidemment décisif, Mike, fit Rachel. Pour le moment, toutes nos informations sont contradictoires.

Pickering est habitué aux réponses claires. Quand nous le retrouverons, je voudrais lui présenter des éléments solides sur lesquels il s‘appuiera pour prendre une décision.

— Alors, il faut que nous fassions une escale.

Rachel le regarda, interloquée.

— Sur votre bateau ?

— Il est ancré au large du New Jersey. C‘est le chemin de Washington, ou presque. Nous pourrions essayer de découvrir ce que sait Xavia. Corky a toujours l‘échantillon de la météorite, et si Xavia veut effectuer quelques tests géologiques, le bateau dispose d‘un laboratoire très bien équipé. Ça ne nous prendrait pas plus d‘une heure pour obtenir des réponses définitives.

Rachel sentit son anxiété bondir. La pensée d‘avoir à retrouver encore une fois l‘océan la perturbait. Des réponses définitives, se répéta-t-elle, tentée par cette possibilité. En tout cas, il nous faut apporter des explications à Pickering.


92.


Delta 1 était content de retrouver la terre ferme.

L‘Aurora, bien qu‘il n‘ait volé qu‘à la moitié de sa vitesse de pointe et fait des détours, avait achevé son voyage en moins de deux heures, ce qui allait permettre à la Force Delta de préparer dans de bonnes conditions les nouveaux meurtres ordonnés par le contrôleur.

Sur la piste militaire secrète proche de Washington où l‘unité de la Force Delta venait d‘atterrir, un hélicoptère Kiowa

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Warrior OH-58D les attendait. Les commandos embarquèrent aussitôt.

Une fois de plus, le contrôleur nous a trouvé ce qu‘il y a de mieux, songea Delta 1. Le Kiowa Warrior, conçu à l‘origine comme hélicoptère de reconnaissance léger, avait été « agrandi et amélioré » pour fournir le prototype de la nouvelle génération d‘hélicoptères de combat. Le Kiowa était équipé d‘un système d‘imagerie thermique infrarouge qui lui permettait, grâce à son détecteur laser, de guider sur des cibles nocturnes des missiles de précision tels les Stinger air-air ou encore les Hell Fire AGM-1148.

Le processeur numérique ultrarapide permettait de détecter et de traiter jusqu‘à six cibles en même temps. Rares étaient ceux qui avaient vu un Kiowa de près et qui avaient survécu pour raconter leur histoire.

Delta 1 retrouva un sentiment de puissance familier en s‘installant aux commandes et en bouclant son harnais. Il avait été formé sur cet appareil et l‘avait utilisé à trois reprises pour des opérations clandestines. Bien sûr, jamais auparavant il n‘avait eu à faire feu sur un haut responsable du gouvernement américain. Le Kiowa, il devait le reconnaître, était l‘appareil le plus adapté à ce type de boulot. Son moteur Allison Rolls-Royce et ses pales semi-rigides étaient si discrets que les cibles au sol n‘entendaient l‘hélicoptère que lorsque celui-ci était déjà arrivé au-dessus de leur tête. Et comme cet appareil, capable de voler dans l‘obscurité, était recouvert d‘une peinture noire uniforme sans numéros réfléchissants, il était quasiment invisible, à moins que la cible ne dispose elle-même d‘un radar.

Les obsédés du complot et paranoïaques de tout poil clamaient que l‘invasion d‘hélicoptères silencieux et quasi invisibles était la preuve de l‘installation du nouvel ordre mondial décidé sous l‘égide des Nations unies. D‘autres affirmaient

qu‘il

s‘agissait

d‘engins

de

surveillance

extraterrestres. D‘autres encore, apercevant un soir les Kiowa en formation serrée, avaient cru distinguer un avion beaucoup plus grand, une sorte de soucoupe volante qui semblait capable d‘un vol vertical.

– 382 –


Simple illusion d‘optique, mais les militaires avaient été ravis de la diversion.

Durant une récente mission clandestine, Delta 1 avait piloté un Kiowa équipé des gadgets technologiques les plus récents, et notamment d‘une arme holographique surnommée par dérision S/M. Loin de tout sadomasochisme, il fallait lire

« Smoke & Mirror » (fumée et miroir). Grâce à la technologie S/M, le Kiowa pouvait projeter des hologrammes d‘avions américains au-dessus d‘une installation antiaérienne ennemie.

Les batteries antiaériennes de ses adversaires paniqués criblaient le ciel de balles et de missiles sans parvenir à en déloger ces effrayants fantômes.

Quand l‘ennemi au sol se trouvait à court de munitions, l‘armée envoyait les vrais bombardiers.

Tandis que Delta 1 et ses hommes embarquaient dans l‘hélicoptère, celui-ci se remémora les paroles de son contrôleur.

Vous avez une autre cible. Doux euphémisme, si l‘on considérait l‘identité de la cible en question. Delta 1 se rappela aussitôt que ce n‘était pas à lui de remettre en question cette opération. Son équipe avait reçu des ordres, et elle allait les exécuter exactement comme on le lui avait appris, si choquante que cette action puisse paraître.

J‘espère seulement que le contrôleur est sûr de son coup, se dit-il.

Tandis que le Kiowa s‘élevait dans la nuit, Delta 1 le dirigeait vers le sud. Il avait déjà visité à deux reprises le Mémorial Roosevelt mais, ce soir-là, il allait l‘admirer pour la première fois depuis le ciel.


– 383 –


93.


— Cette météorite a été découverte par un géologue canadien ? demanda Gabrielle Ashe, sidérée, au jeune programmeur Chris Harper. Et ce Canadien est mort ?

Harper acquiesça, l‘air défait.

— Depuis combien de temps êtes-vous au courant ?

questionna la jeune femme.

— Deux semaines. Après que l‘administrateur et Marjorie Tench m‘ont forcé à mentir devant la presse. Ils savaient que je ne pouvais plus revenir sur ma parole. Ils m‘ont dit la vérité.

Ce n‘est pas PODS qui a découvert la météorite ! s‘exclama-t-elle intérieurement.

Gabrielle n‘avait pas la moindre idée de ce qui allait résulter de cette information, mais elle était clairement scandaleuse. Mauvaise nouvelle pour Tench, géniale pour le sénateur.

— Comme je vous l‘ai dit, reprit Harper avec une mine grave, c‘est l‘interception d‘une transmission radio qui a alerté les autorités. Connaissez-vous un programme intitulé INSPIRE ?

Gabrielle en avait vaguement entendu parler.

— En résumé, fit Harper, il s‘agit d‘une série de récepteurs radio à très basse fréquence situés près du pôle Nord qui écoute les bruits en provenance de la terre – émissions d‘ondes plasma, pulsations à large bande des éclairs d‘orage, etc.

— Je vois.

— Il y a quelques semaines, un récepteur radio d‘INSPIRE

a capté une transmission d‘Ellesmere Island. Un géologue canadien

appelait

au

secours

sur

une

fréquence

exceptionnellement basse.

Harper s‘interrompit.

— En fait, la fréquence était si basse que seuls les récepteurs VLF de la NASA pouvaient l‘avoir entendue. Nous avons supposé que le Canadien émettait en très longues ondes.

— Vous pouvez préciser ?

– 384 –


— Il émettait sur la plus basse fréquence possible pour obtenir une distance maximale sur sa transmission. Vous savez, il se trouvait au milieu de nulle part ; une transmission en fréquence standard n‘aurait probablement pas porté assez loin pour être captée.

— Et que disait-il dans son message ?

— La transmission fut brève. Le Canadien disait qu‘il était parti faire des sondages sur la banquise du glacier Milne, qu‘il avait détecté une anomalie ultra-dense sous la glace, qu‘il pensait qu‘il s‘agissait d‘une météorite géante, et que, pendant qu‘il prenait des mesures, il avait été bloqué par une tempête. Il donnait ses coordonnées, demandait de l‘aide, et la transmission s‘arrêtait là. Le poste d‘écoute de la NASA à Thulé a envoyé un avion de sauvetage. Ils l‘ont cherché pendant des heures et l‘ont finalement découvert à des kilomètres de sa base, mort au fond d‘une crevasse avec son traîneau et ses chiens.

Apparemment, il avait essayé de prendre la tempête de vitesse, il était parti à l‘aveuglette, il avait quitté sa piste et il était tombé dans une crevasse.

Gabrielle réfléchit à cette histoire, intriguée.

— Donc, tout d‘un coup, la NASA a appris l‘existence d‘une météorite dont personne n‘avait jamais entendu parler ?

— Exactement. Et paradoxalement, si mon logiciel avait fonctionné correctement, le satellite PODS aurait repéré cette même météorite, une semaine avant le Canadien !

La coïncidence laissa Gabrielle songeuse.

— Une météorite enfouie pendant trois cents ans sous la glace a failli être découverte deux fois la même semaine ?

— Je sais, ça peut sembler bizarre mais l‘histoire de la science regorge de coïncidences troublantes du même type.

Pénurie pendant des siècles et, tout d‘un coup, bombance. Quoi qu‘il en soit, l‘administrateur a décidé que nous aurions dû la découvrir, enfin si j‘avais fait mon travail correctement. Il m‘a dit que comme le Canadien était mort, si j‘utilisais PODS au-dessus des coordonnées qu‘il avait transmises dans son SOS, tout le monde n‘y verrait que du feu. Et il ne nous restait qu‘à prétendre que la découverte de la météorite revenait à PODS

– 385 –


pour recouvrer le prestige et la crédibilité que notre échec avait ébranlés.

— Ce que vous avez fait.

— Je n‘avais pas le choix. La mission avait échoué par ma faute.

Il fit une pause.

— Ce soir, lors de la conférence du Président, quand j‘ai entendu que la météorite recelait des fossiles...

— Vous avez été stupéfié.

— Soufflé, vous pouvez le dire !

— D‘après vous, Ekstrom savait-il que la météorite contenait des fossiles avant de vous demander de prétendre que PODS l‘avait découverte ?

— Mais comment l‘aurait-il su ? Cette météorite était enterrée depuis des siècles au moment où la première équipe de la NASA s‘est rendue sur place. Je suppose que les experts de l‘Agence n‘avaient pas la moindre idée de l‘importance de leur découverte avant d‘effectuer des sondages et de passer les échantillons aux rayons X. Ils m‘ont demandé de mentir en croyant rattraper le coup avec une grosse météorite. Et, une fois là-bas, ils ont compris que c‘était la trouvaille du siècle.

La respiration de Gabrielle était rendue sifflante par l‘excitation.

— Monsieur Harper, seriez-vous prêt à témoigner que la NASA et la Maison Blanche vous ont forcé à mentir à propos du logiciel PODS ?

— Je ne sais pas.

Harper semblait effrayé.

— Quand je pense aux dégâts pour l‘Agence et pour la météorite...

— Monsieur Harper, vous et moi savons que cette météorite reste une merveilleuse découverte, quelle que soit la façon dont elle s‘est produite. Le problème, en l‘occurrence, c‘est que vous avez menti au peuple américain. Nos concitoyens ont le droit de savoir que le PODS n‘est pas le logiciel miracle que la NASA nous a présenté.

— Je ne sais pas. Je méprise Ekstrom, mais mes collègues...

Ce sont de très braves gens.

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— Et ils méritent de savoir qu‘ils ont été trompés.

— Et ce dossier de malversations contre moi ?

— Vous pouvez le rayer de votre esprit, fit Gabrielle, qui avait presque oublié son bluff. Je dirai au sénateur que vous n‘êtes pas au courant et que vous n‘avez rien à voir avec ça. C‘est simplement un coup monté. Un coup monté par Ekstrom pour s‘assurer de votre silence.

— Le sénateur peut-il me protéger ?

— Absolument. Vous n‘avez rien fait de mal. Vous vous êtes contenté de suivre les ordres. De plus, avec l‘information que vous venez de me donner sur ce géologue canadien, je suis certaine que le sénateur n‘aura même pas besoin de poser la question des malversations. Les mensonges de la NASA concernant PODS et la météorite suffiront amplement. Une fois que le sénateur aura rendu publique l‘information sur le Canadien, Ekstrom y regardera à deux fois avant d‘essayer de vous discréditer.

Harper, le visage grave, pesait soigneusement le pour et le contre. Gabrielle le laissa réfléchir quelques instants. Elle venait de comprendre qu‘il y avait une autre coïncidence troublante dans cette histoire. Elle n‘avait pas l‘intention d‘en parler, mais elle comprit que Harper avait encore besoin d‘un petit coup de pouce.

— Avez-vous des chiens, professeur Harper ?

Il lui jeta un coup d‘œil surpris.

— Pardon ?

— Je pensais juste à quelque chose d‘étrange. Vous m‘avez dit que, peu après que ce Canadien eut envoyé son message radio sur les coordonnées de la météorite, ses chiens de traîneau l‘avaient entraîné dans une crevasse ?

— Il y avait une tempête. Il s‘était complètement égaré.

Gabrielle haussa les épaules, adoptant une mine visiblement sceptique.

— Oui, je comprends...

Harper perçut son incrédulité.

— Qu‘insinuez-vous, mademoiselle Ashe ?

— Je ne sais pas. Je trouve qu‘il y a beaucoup d‘étranges coïncidences autour de cette découverte. Un géologue canadien

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transmet les coordonnées d‘une météorite sur une fréquence que seule la NASA peut entendre ? Et, peu après, ses chiens de traîneau se précipitent du haut d‘une falaise ?

Elle ménagea un silence plein de sous-entendus.

— Vous comprenez évidemment que la mort de ce géologue est tombée à pic, c‘est le cas de le dire, pour la NASA...

Harper blêmit.

— Vous pensez que l‘administrateur aurait commis des meurtres pour s‘attribuer la découverte de cette météorite ?

Avec de tels enjeux politiques, de tels enjeux de fric..., songea Gabrielle.

— Écoutez, monsieur Harper, il faut que je parle au sénateur et je vous rappellerai un peu plus tard. Comment puis-je sortir d‘ici ?

Gabrielle Ashe laissa un Chris Harper livide dans son box et descendit l‘escalier de secours pour rejoindre une impasse déserte derrière l‘immeuble de la NASA. Elle héla un taxi qui déposait quelques employés venus participer à la grande fête.

— Résidence

Westbrooke Place, ordonna-t-elle au

chauffeur.

Elle allait faire du sénateur Sexton un homme heureux.

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94.


Debout près de l‘entrée du cockpit, Rachel tirait un câble radio dans la cabine afin de pouvoir parler sans être entendue par le pilote. Elle se demandait si elle avait bien fait d‘utiliser un tel moyen de communication. Rachel et William Pickering ne devaient pas se reparler avant leur arrivée à Bollings, la base aérienne militaire des environs de Washington où allait se poser le jet. Mais Rachel disposait d‘une nouvelle information à transmettre sur-le-champ à Pickering. Elle lui avait donc téléphoné sur le portable sécurisé qui ne le quittait jamais.

Quand William Pickering décrocha, son ton fut d‘emblée celui d‘un professionnel de la sécurité.

— Parlez avec prudence s‘il vous plaît, je ne peux pas garantir cette connexion.

Rachel comprit. Le portable de Pickering, comme la plupart des téléphones mobiles du NRO, était équipé d‘un indicateur qui détectait les appels entrants non sécurisés. Cette conversation allait devoir rester vague. Ni noms, ni lieux, ni dates.

— Ma voix est mon identité, commença Rachel, en utilisant la phrase protocolaire dans ce type de procédures.

Elle s‘attendait à être assez mal reçue par le directeur pour avoir pris le risque de l‘appeler, mais la réaction de Pickering fut au contraire positive.

— Oui, j‘étais moi-même sur le point de prendre contact avec vous. Nous devons vous rediriger. Je crains que vous ne soyez « attendue » à l‘atterrissage.

Rachel éprouva subitement de l‘appréhension. On nous surveille. Elle sentit le danger dans le ton de Pickering.

Rediriger. Il serait peut-être heureux d‘apprendre que sa

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demande allait dans le même sens, quoique ce fût pour des mobiles tout à fait différents.

— Le problème de l‘authenticité, poursuivit Rachel. Nous en avons discuté. Il se pourrait que nous soyons en mesure de la confirmer ou de l‘infirmer catégoriquement.

— Excellent. Il y a eu des développements et, dans ce cas, j‘aurais un terrain solide sur lequel avancer.

— Mais cette preuve implique une rapide escale. L‘un de nous a accès à un laboratoire...

— Pas de noms de lieux s‘il vous plaît, pour votre propre sécurité.

Rachel n‘avait aucune intention de dévoiler ses plans sur cette ligne.

— Pouvez-vous nous obtenir l‘autorisation d‘atterrir à GAS-AC ?

Pickering resta silencieux quelques instants. Rachel comprit qu‘il essayait de localiser l‘aéroport auquel correspondait cette abréviation. GAS-AC était un nom de code du NRO pour désigner l‘aéroport des gardes-côtes d‘Atlantic City. Rachel espéra que le directeur comprendrait de quoi il s‘agissait.

— Oui, dit-il finalement, je peux arranger ça. Est-ce votre destination finale ?

— Non. Nous aurons besoin d‘un relais par hélicoptère.

— Un appareil vous attendra.

— Merci.

— Je vous recommande une extrême prudence jusqu‘à ce que nous en sachions plus. Ne parlez à personne. Vos soupçons ont suscité les plus vives inquiétudes chez de très hauts responsables.

Tench, songea Rachel, qui aurait tellement souhaité pouvoir établir un contact direct avec le Président.

— Je suis actuellement dans ma voiture, je vais rencontrer la femme en question. Elle a suggéré une rencontre discrète sur un site neutre. Ce sera sûrement très instructif.

Pickering va rencontrer Tench ? Quelles que soient les révélations qu‘elle était sur le point de lui faire, elles devaient

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être particulièrement importantes pour qu‘elle refuse de lui parler au téléphone, se dit Rachel.

Pickering reprit :

— Ne discutez de vos coordonnées finales avec personne.

Et plus de contact radio, est-ce clair ?

— Oui, monsieur. Nous serons à GAS-AC dans une heure.

— Quand vous aurez atteint votre destination ultime, vous pourrez m‘appeler au moyen de canaux plus sécurisés.

Il resta silencieux un instant.

— Permettez-moi d‘insister, le secret est la condition sine qua non de votre sécurité. Vous vous êtes fait de puissants ennemis ce soir. Prenez les mesures de précaution les plus draconiennes.

La communication fut coupée.

Rachel se sentait tendue en raccrochant ; elle se tourna vers Tolland et Corky.

— Changement de destination ? demanda Corky, impatient d‘obtenir une réponse.

Rachel acquiesça, à contrecœur.

— Le Goya.

Corky soupira, jetant un regard navré à l‘échantillon de la météorite dans sa main.

— Je n‘arrive toujours pas à imaginer que la NASA ait pu...

Il s‘interrompit, pris d‘une inquiétude croissante.

Nous le saurons bien assez tôt, songea Rachel.

Elle rentra dans le cockpit et rendit la radio au pilote.

Jetant un coup d‘œil vers le moutonnement de nuages qui les entourait, elle eut le pressentiment que ses compagnons et elle n‘allaient pas beaucoup aimer ce qu‘ils allaient trouver sur le bateau de Tolland.


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95.


William Pickering se sentait inhabituellement seul au volant de sa berline noire sur l‘autoroute de Leesburg. Il était presque 2 heures du matin et il était seul sur la route. Ça faisait des années que cela ne lui était pas arrivé.

La voix rauque de Marjorie Tench continuait de résonner dans sa tête.

« Rencontrons-nous au Mémorial Roosevelt. »

Pickering essaya de se rappeler sa dernière entrevue avec Marjorie Tench – jamais une expérience agréable –, deux mois auparavant, à la Maison Blanche. Tench était assise en face de Pickering à une longue table, autour de laquelle avaient pris place tous les membres du Conseil national de sécurité, les chefs d‘état-major, le directeur de la CIA, le président Herney, et l‘administrateur de la NASA.

— Messieurs..., avait commencé le directeur de la CIA en regardant Marjorie Tench droit dans les yeux. Une fois encore, je suis devant vous pour insister sur le fait que cette administration doit résoudre les problèmes de sécurité persistants de la NASA.

Cette déclaration n‘avait étonné personne dans la pièce.

Les difficultés de la NASA étaient devenues un sujet lancinant pour tous les responsables du renseignement et de la sécurité nationale. Deux jours plus tôt, plus de trois cents photos à haute résolution d‘un des satellites de la NASA avaient été dérobées par des pirates sur une base de données de l‘Agence spatiale.

Les clichés, qui révélaient l‘existence d‘un complexe militaire américain ultrasecret en Afrique du Nord, étaient réapparus sur le marché noir, où ils avaient été achetés par des services secrets ennemis au Moyen-Orient.

— Malgré ses excellentes intentions, poursuivit le directeur de la CIA d‘une voix lasse, la NASA continue de représenter une menace pour la sécurité nationale. En résumé, notre Agence spatiale n‘est pas équipée pour protéger les technologies qu‘elle développe.

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— Je sais, répondit le Président, qu‘il y a eu des indiscrétions. Des fuites préjudiciables. Et cela m‘inquiète beaucoup.

Il fit un signe à Lawrence Ekstrom, qui était assis de l‘autre côté de la table, le visage grave.

— Nous cherchons des moyens de renforcer la sécurité de la NASA, répliqua ce dernier.

— Avec tout le respect que je vous dois, rétorqua le directeur de la CIA, quels que soient les changements que la NASA met en œuvre, ils resteront inefficaces aussi longtemps que l‘Agence restera en dehors de la communauté américaine du renseignement.

Cette affirmation jeta un froid. Tout le monde devinait où il voulait en venir.

— Comme vous le savez, reprit le directeur de la CIA d‘un ton plus sec encore, l‘armée, la CIA, le NSA, le NRO, bref toutes les institutions gouvernementales qui traitent des données secrètes ou sensibles, ont des règles très strictes sur les informations qu‘elles glanent et les technologies qu‘elles développent. Encore une fois je vous demande à tous pourquoi la NASA, qui développe actuellement les technologies les plus pointues dans l‘aérospatiale, l‘imagerie, la propulsion, la reconnaissance et les télécoms, autant de technologies ultrasensibles, échapperait-elle à cette règle du secret ?

Le Président poussa un profond soupir. La proposition était claire. On le poussait à restructurer la NASA pour l‘intégrer à la communauté militaire au sens large. Bien que des réorganisations semblables soient déjà survenues avec d‘autres agences dans le passé, Herney refusait de placer la NASA sous les auspices du Pentagone, de la CIA et du NRO, ou de quelque autre hiérarchie du même type. Le Conseil national de sécurité commençait à se diviser sur cette question et plusieurs de ses membres étaient de l‘avis du directeur de la CIA.

Lawrence Ekstrom n‘avait jamais l‘air très heureux lors de ces réunions – et ce jour-là ne faisait pas exception. Il jeta un regard furieux au directeur de la CIA.

— Monsieur, au risque de me répéter, les technologies que la NASA développe servent des fins scientifiques avant d‘être

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militaires. Si votre service veut utiliser l‘un de nos télescopes spatiaux pour observer la Chine, c‘est votre problème.

Le directeur de la CIA ressemblait à une cocotte-minute sous pression.

Pickering lui adressa un clin d‘œil apaisant et se lança dans l‘arène :

— Larry, fit-il en prenant soin de parler d‘un ton neutre.

Chaque année, la NASA quémande au Congrès les subsides dont elle a besoin. L‘échec de certaines de vos missions est lié aux contraintes budgétaires auxquelles vous avez à faire face. Si nous incorporions la NASA dans la communauté du renseignement, elle n‘aurait plus besoin de mendier ses subventions au Congrès. Vous pourriez puiser dans les fonds secrets à des niveaux nettement plus élevés. Tout le monde serait gagnant. La NASA aurait l‘argent dont elle a besoin pour gérer ses projets convenablement, et la communauté du renseignement serait beaucoup plus tranquille si vos technologies étaient mieux protégées.

Ekstrom secoua la tête.

— Par principe, je ne suis pas d‘accord pour intégrer la NASA dans votre système. La NASA, c‘est la science de l‘espace ; nous n‘avons rien à voir avec la sécurité nationale.

Le directeur de la CIA se leva d‘un bond, du jamais vu dans ces réunions, en tout cas quand le Président était assis.

Personne ne s‘interposa. Il jeta un regard furibond à Ekstrom.

— Comment pouvez-vous affirmer que la science n‘a rien à voir avec la sécurité nationale ? Larry, ce sont des synonymes, pour l‘amour de Dieu ! Notre sécurité repose sur l‘avancée technologique et scientifique de ce pays et, que nous le voulions ou non, la NASA joue un rôle de plus en plus grand dans le développement de ces technologies. Malheureusement, votre Agence est une vraie passoire et elle a prouvé à de nombreuses reprises que sa sécurité était son point faible !

Un lourd silence suivit cette diatribe.

Il en fallait plus pour intimider Ekstrom qui se leva et planta son regard dans celui de son agresseur.

— Alors, vous suggérez d‘enfermer à double tour nos vingt mille scientifiques dans des laboratoires militaires et de les faire

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travailler pour vous ? Pensez-vous vraiment que les derniers télescopes spatiaux auraient pu être mis au point sans le désir de voir plus loin dans l‘espace ? Si la NASA fait d‘extraordinaires progrès, c‘est pour une seule raison, parce que nos hommes veulent comprendre le cosmos. Ce sont des rêveurs qui ont grandi le regard fixé sur les étoiles en se demandant ce qu‘il pouvait bien y avoir là-haut. C‘est la passion et la curiosité qui sont les moteurs de l‘innovation, sûrement pas la promesse d‘une suprématie militaire !

Pickering se racla la gorge et parla d‘un ton volontairement lénifiant, afin de calmer les esprits qui commençaient à s‘échauffer.

— Larry, je suis certain que la CIA n‘a pas l‘ambition de recruter des scientifiques de la NASA pour construire des satellites militaires. Dans le cas de figure que j‘exposais, la définition du rôle de la NASA ne changerait pas. L‘Agence conserverait son mode de fonctionnement actuel, mais en disposant d‘un budget plus important et d‘une sécurité elle aussi accrue.

Pickering se tourna vers le Président.

— La sécurité a un coût élevé. Chacun, autour de cette table, comprend que les fuites de la NASA résultent des restrictions qui pèsent sur son budget. La NASA rogne sur tout et notamment sur les mesures de sécurité. Elle est contrainte de s‘associer à d‘autres pays pour supporter les frais de ses missions. Je propose que la NASA demeure cette magnifique institution scientifique et non militaire qu‘elle est aujourd‘hui, mais avec plus de moyens et en toute discrétion.

Plusieurs membres du Conseil de sécurité acquiescèrent silencieusement. Le président Herney se leva lentement, regardant Pickering droit dans les yeux, visiblement agacé par la façon dont celui-ci avait pris la main.

— Bill, laissez-moi vous poser une question : la NASA espère envoyer un engin sur Mars au cours de la prochaine décennie. Quel sentiment la communauté du renseignement éprouve-t-elle à l‘idée de dépenser une très grande part des fonds des services secrets pour financer une mission sur Mars,

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laquelle n‘aura aucun bénéfice immédiat pour la sécurité nationale ?

— La NASA obtiendra les fonds qui lui seront nécessaires.

— Foutaises, répliqua calmement Herney.

Tout le monde le regarda avec surprise. Le Président Herney jurait très rarement.

— S‘il y a une chose que j‘ai apprise en tant que Président, continua-t-il, c‘est que ceux qui ont l‘argent ont le pouvoir. Je ne confierai pas à des généraux, qui ne partagent pas les objectifs au nom desquels cette Agence a été fondée, les cordons de la bourse de la NASA. Et je crois que, s‘il revenait aux militaires de décider quelles missions sont valables et lesquelles ne le sont pas, l‘aspect proprement scientifique du travail de l‘Agence y perdrait beaucoup.

Herney balaya la pièce du regard. Puis, avec une lenteur calculée, il revint vers William Pickering.

— Bill, soupira Herney, le déplaisir que vous montrez face aux associations ponctuelles de la NASA avec des agences spatiales étrangères illustre une regrettable étroitesse de vue.

Au moins, il existe une collaboration constructive avec les Chinois et les Russes. La paix sur cette planète ne sera pas le fruit de la suprématie militaire. Elle sera forgée par des gens qui parviendront à travailler ensemble en dépit des différences séparant leurs gouvernements. Je vais vous dire ce que je pense : les projets conjoints de la NASA sont plus utiles à la sécurité nationale que n‘importe quel satellite espion à deux ou trois milliards de dollars. Et ils sont beaucoup plus porteurs d‘espoir pour notre avenir.

Pickering sentit une bouffée de colère monter en lui.

Comment un homme politique ose-t-il me parler sur ce ton ! L‘idéalisme de Herney était à sa place dans un conseil d‘administration, mais dans le monde réel, des gens mouraient à cause de telles idées.

— Bill, interrompit Marjorie Tench, comme si elle sentait que Pickering était sur le point d‘exploser, nous savons qu‘il s‘agit pour vous d‘un problème personnel.

Pickering n‘entendit que de la condescendance dans ce ton.

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— Mais rappelez-vous, poursuivit-elle, que la Maison Blanche s‘efforce de contenir une meute d‘investisseurs privés qui n‘attendent que l‘occasion de se précipiter pour investir leurs capitaux dans l‘espace. Si vous voulez mon avis, avec toutes ses erreurs, la NASA reste tout de même un fidèle partenaire de la communauté du renseignement. Et ce que vous pouvez faire de mieux, c‘est de vous féliciter qu‘elle existe.

Une bande rugueuse sur le bas-côté de la route rappela brusquement Pickering à la réalité. Il approchait de sa sortie. En prenant la bretelle de l‘autoroute, il passa à côté d‘un daim blessé qui gisait sur le bord de la chaussée. Il hésita quelques instants... mais il continua sa route.

Il avait un rendez-vous qu‘il n‘entendait pas manquer.


96.


Le Mémorial Roosevelt est l‘un des plus grands des États-Unis. Doté d‘un parc, de fontaines, de statues, de tonnelles et d‘un bassin, le monument est divisé en quatre galeries extérieures correspondant aux quatre mandats du président Roosevelt. À un kilomètre et demi du Mémorial, un hélicoptère Kiowa Warrior volant à haute altitude fonçait vers son but. À

Washington, des dizaines de journalistes et de hauts responsables se déplaçant fréquemment en hélicoptère, le Kiowa et ses occupants avaient toutes les chances de passer complètement inaperçus. Delta 1 savait que, s‘il demeurait en dehors de ce qu‘on appelle le « dôme », c‘est-à-dire une bulle d‘espace protégé autour de la Maison Blanche, personne ne ferait attention à lui. Il n‘allait d‘ailleurs pas rester longtemps.

Le Kiowa se trouvait à sept cents mètres d‘altitude quand il arriva en vue du Mémorial Roosevelt plongé dans l‘obscurité.

Delta 1 vérifia sa position et ralentit. Il jeta un coup d‘œil à sa gauche, où Delta 2 actionnait le système de vision nocturne. Sur

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la vidéo, une image verdâtre représentait la route d‘accès au Mémorial. La zone était déserte. Il ne leur restait plus qu‘à attendre.

On ne leur avait pas demandé un assassinat discret.

Certaines personnes ne peuvent être tuées silencieusement.

Indépendamment de la procédure, il allait de toute façon y avoir des répercussions. Une enquête. Des recherches de toutes sortes. Dans ce genre de cas, la meilleure couverture consiste encore à faire un maximum de bruit. Une explosion franche, du feu et de la fumée, ces trois ingrédients sont habituellement la marque des terroristes qui veulent faire parler d‘eux, telle serait la première pensée des spécialistes en apprenant la nouvelle –

surtout s‘agissant d‘un haut responsable de l‘administration.

Delta 1 scruta l‘image vidéo du Mémorial planté d‘arbres.

Le parking et la route d‘accès étaient toujours vides. Bientôt, songea-t-il. Le site du rendez-vous, situé en zone urbaine, était heureusement désert à cette heure. Delta 1 détourna ses yeux de l‘écran et se concentra sur son équipement.

Le missile Hellfire était l‘arme idéale pour une mission comme celle-ci. Le Hellfire, un missile antiblindage guidé par laser, permettait de « tirer et partir » en toute confiance. Le projectile atterrissait exactement à l‘endroit que lui désignait le laser – que le rayon soit guidé depuis le sol, depuis un autre appareil ou depuis l‘appareil procédant au tir. Ce soir-là le missile allait être guidé avec le désignateur laser monté sur le mât externe. Le Hellfire était une munition très répandue parmi les vendeurs d‘armes du marché noir, son usage ferait donc immédiatement penser à un groupe terroriste. Le Hellfire pouvant être tiré indifféremment du ciel ou du sol, on ne soupçonnerait sans doute pas la présence d‘un hélicoptère.

— Une berline arrive, fit Delta 2.

Delta 1 observa l‘écran. Une luxueuse berline noire sans signes distinctifs approchait sur la route d‘accès. Exactement à l‘heure prévue. Un modèle typique des hauts fonctionnaires. Le chauffeur mit ses phares en veilleuse en pénétrant dans le Mémorial. La voiture fit plusieurs fois le tour du parking et s‘arrêta près d‘un bosquet. Delta 1 regarda l‘écran, tandis que son partenaire dirigeait la caméra télescopique sur la vitre, côté

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conducteur. Au bout de quelques instants, on vit se dessiner à l‘écran le visage de celui-ci.

Delta 1 prit une courte inspiration.

— Cible confirmée, lâcha son compagnon.

Delta 1 regarda sur l‘écran de vision nocturne la croix menaçante se superposer à la cible, et il se sentit dans la peau d‘un sniper visant un chef d‘État.

Cible confirmée.

Delta 2 se tourna vers la gauche et actionna le désignateur laser. Il visa et, sept cents mètres plus bas, une petite tache de lumière apparut sur le toit de la berline, invisible pour son occupant.

— Cible pointée, dit-il.

Delta 1 inspira profondément et tira. Un sifflement strident se fit entendre sous le fuselage, suivi d‘un sillage blanc remarquablement fin qui fonçait vers la terre. Une seconde plus tard, la limousine explosait dans une aveuglante éruption de flammes et de débris métalliques pulvérisés. Les commandos virent les pneus en flammes rouler vers le bosquet.

— Mission accomplie, fit Delta 1, accélérant déjà pour quitter la zone.

— Appelle le contrôleur.


À moins de trois kilomètres de là, le président Zach Herney s‘apprêtait à se mettre au lit. Il n‘entendit pas l‘explosion, les vitres blindées de sa chambre, d‘une épaisseur de trois centimètres et demi, offrant une isolation acoustique presque totale.


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97.


La piste des gardes-côtes d‘Atlantic City est située dans une section spéciale de l‘aéroport international. Leur zone d‘intervention littorale s‘étend d‘Asbury Park jusqu‘au cap May.

Rachel Sexton fut réveillée en sursaut par le crissement des pneus de l‘avion sur le tarmac de la piste, isolée entre deux énormes hangars. Encore hébétée, elle regarda sa montre.

2 h 13 du matin. Elle avait l‘impression d‘avoir dormi pendant des jours. Une couverture de bord avait été soigneusement enveloppée autour d‘elle. En se tournant sur sa gauche, elle vit Michael Tolland qui venait de se réveiller et qui lui souriait, la mine lasse.

Corky remonta la travée en titubant et fronça les sourcils en les découvrant.

— Vous êtes encore là, vous ? À mon réveil, j‘espérais que la soirée d‘hier n‘était qu‘un cauchemar.

Rachel comprit exactement ce qu‘il ressentait.

Et dire qu‘il va falloir qu‘on retourne sur l‘eau...

L‘avion stoppa. Rachel et les autres descendirent sur une piste déserte. Le ciel était couvert, mais l‘air de la côte était lourd et chaud. Comparé à Ellesmere Island, le New Jersey semblait presque tropical.

— Par ici ! héla une voix.

Tous trois se tournèrent et aperçurent un hélicoptère Dolphin HH-65 écarlate, l‘appareil que les gardes-côtes utilisent en général. Un pilote en combinaison leur faisait de grands gestes, sa silhouette se détachait devant la bande blanche fluorescente apposée sur la queue de l‘appareil.

Tolland adressa à Rachel un hochement de tête impressionné.

— Quand votre patron claque des doigts, l‘intendance a l‘air de suivre !

Vous n‘avez même pas idée à quel point, se dit Rachel.

Corky se voûta légèrement.

— On repart déjà ? Et quand est-ce qu‘on dîne ?

– 400 –


Le pilote leur souhaita la bienvenue et les aida à grimper dans l‘appareil. Sans demander leurs noms, il se contenta de multiplier les plaisanteries tout en égrenant les consignes de sécurité. Pickering avait visiblement fait comprendre aux gardes-côtes que ce vol n‘était pas une mission officielle.

Néanmoins, malgré la discrétion de son patron, Rachel réalisa que leurs identités n‘allaient pas rester secrètes très longtemps.

Le pilote reconnut immédiatement Michael Tolland sans le dire, mais ses yeux écarquillés étaient assez éloquents.

Rachel, assise à côté de Tolland, boucla son harnais de sécurité. Elle sentit une nervosité familière la gagner. Le moteur Aerospatiale de l‘hélicoptère se mit à rugir et le Dolphin vibra jusqu‘au moment où le rugissement atteignit un niveau sonore suffisant et le pilote considéra qu‘il pouvait décoller.

Quelques instants après, il se tournait vers eux et leur lançait :

— On m‘a dit que vous m‘indiqueriez notre destination une fois que nous serions en l‘air.

Tolland donna au pilote les coordonnées d‘un site au large de la côte, à près de quarante-cinq kilomètres au sud-est de leur position du moment.

Son bateau se trouve à environ dix-huit kilomètres de la côte, songea Rachel, en appréhendant le moment de l‘amerrissage.

Le pilote saisit les coordonnées dans son système de navigation. Puis il lança ses moteurs à pleine puissance.

L‘hélicoptère piqua en avant et se dirigea vers le sud-est.

Rachel essayait de faire abstraction de l‘océan noirâtre qui s‘étendait tout autour d‘eux. Malgré son angoisse croissante, elle tenta de se réconforter en se disant qu‘elle était accompagnée par un marin expérimenté. Dans l‘étroite cabine, elle sentait les hanches et les épaules de Tolland pressées contre les siennes. Aucun d‘eux ne fit la moindre tentative pour changer de position.

— Je sais que je ne devrais pas dire cela, leur lança le pilote brusquement comme s‘il n‘en pouvait plus d‘excitation, mais vous êtes Michael Tolland et je ne peux pas ne pas vous en parler ! Eh ben on a regardé la télé toute la soirée ! La

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météorite ! C‘est complètement dingue ! Vous devez être sous le choc !

Tolland acquiesça patiemment.

— Oui, je suis resté sans voix.

— Le documentaire était fantastique ! Vous savez, on n‘arrêtait pas de le passer en boucle. Aucun des pilotes de service ne voulait faire cette course parce que tout le monde était scotché à la télé, et c‘est moi qui ai tiré la courte paille.

Vous imaginez ça ? La courte paille ! Et je suis là, avec vous ! Si les copains savaient qui je transporte...

— Nous apprécions votre intérêt, l‘interrompit Rachel, mais il faut absolument que notre présence reste un secret pour vos collègues. Personne ne doit savoir que nous sommes ici.

— Absolument, madame, mes ordres sont très clairs.

Le pilote hésita, puis son visage se fendit d‘un large sourire.

— Est-ce que par hasard, nous ne nous dirigerions pas vers le Goya ?

Tolland acquiesça à contrecœur.

— Oui, en effet.

— Nom de Dieu ! s‘exclama le pilote. Excusez-moi mais je l‘ai vu dans votre émission, ce catamaran, n‘est-ce pas ? Il a un sacré look ! Je n‘en ai jamais vu un de ce genre-là. Je n‘imaginais pas que le vôtre serait le premier !

Rachel cessa d‘écouter le pilote, sentant un malaise croissant monter en elle.

Tolland se tourna vers elle.

— Ça va, Rachel ? Vous auriez pu rester à terre, je vous l‘ai dit.

J‘aurais dû, songea Rachel, sachant que par orgueil elle ne l‘aurait jamais fait.

— Non merci, je me sens très bien.

Tolland sourit.

— Je vais garder un œil sur vous.

— Merci.

Rachel était surprise de voir à quel point la chaleur de la voix de Michael la rassurait.

— Vous avez vu le Goya à la télévision, ce soir ?

Elle acquiesça.

– 402 –


— C‘est un... euh... un bateau à l‘allure intéressante.

Tolland s‘esclaffa.

— Oui. Le prototype était très en avance en son temps, mais ce design n‘a jamais vraiment séduit.

— Et on ne comprend pas pourquoi, plaisanta Rachel, qui se rappelait très bien l‘aspect étrange du bateau.

— NBC fait pression sur moi pour que nous tournions sur un nouveau bateau, plus flashy, plus sexy. Dans une saison ou deux, je crois que je serai obligé de me séparer de lui.

Tolland sembla mélancolique à cette idée.

— Vous n‘aimeriez pas avoir un joli bateau tout neuf ?

— Je ne sais pas... J‘ai beaucoup de souvenirs à bord du Goya.

Rachel sourit doucement.

— Ma mère disait souvent que, tôt ou tard, il faut dire adieu au passé.

Les yeux de Tolland soutinrent son regard un long moment.

— Oui, Rachel, je sais.


98.


— Ça coince ! fit le chauffeur de taxi en regardant vers Gabrielle par-dessus son épaule. On dirait qu‘il y a eu un accident là-bas. On ne va pas pouvoir passer, en tout cas pas pendant un moment.

Gabrielle jeta un coup d‘œil par la vitre et vit les gyrophares des ambulances et des véhicules de police clignoter dans la nuit.

À quelques dizaines de mètres, sur un rond-point, des policiers stoppaient les voitures et leur faisaient faire demi-tour.

— Ça doit être un sacré accident, constata le chauffeur, les yeux rivés à son rétroviseur.

– 403 –


Et il a fallu que ce soit maintenant ! Gabrielle devait parler d‘urgence à son patron de ce qu‘elle venait d‘apprendre sur PODS et le géologue canadien. Elle se demanda si les mensonges de la NASA constituaient un scandale assez énorme pour ressusciter Sexton. Peut-être pas pour la plupart des politiciens, pensa-t-elle, mais s‘agissant de Sedgewick Sexton, un homme qui avait construit sa campagne sur l‘exploitation des échecs des autres, tout était possible.

Gabrielle n‘avait pas toujours apprécié cette aptitude du sénateur à tirer sur l‘ambulance, mais elle était bien forcée de s‘incliner devant son efficacité. Le talent d‘acteur du sénateur, sa rare maîtrise de l‘insinuation et de l‘indignation parviendraient sans doute à transformer cette faute des responsables de la NASA en prétendue question de « moralité publique » qui jetterait le discrédit sur l‘Agence et ternirait l‘image du Président.

Au-dehors, les flammes qui cernaient le Mémorial Roosevelt semblaient grimper encore. Quelques arbres avaient pris feu et les pompiers s‘activaient pour éteindre l‘incendie. Le chauffeur de taxi pressa le bouton de la radio et commença à surfer sur les différentes stations.

Gabrielle ferma les yeux en soupirant et sentit une vague de fatigue la submerger. Quand elle était arrivée à Washington, elle avait rêvé de travailler dans la politique, d‘y faire toute sa carrière, peut-être d‘être recrutée un jour par la Maison Blanche. Mais en ce moment, tout au contraire, elle avait l‘impression d‘en avoir fait assez pour toute une vie. D‘abord il y avait eu ce tête-à-tête écœurant avec Marjorie Tench, ensuite ces photos sordides, et maintenant tous ces mensonges de la NASA...

Sur une station, un journaliste annonçait quelque chose à propos d‘une voiture qui avait explosé et d‘un possible acte terroriste.

Il faut que je me tire de cette ville, songea Gabrielle pour la première fois depuis qu‘elle était arrivée dans la capitale.


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99.


Le contrôleur se sentait rarement fatigué, mais ce jour-là avait été particulièrement long et accablant. Rien ne s‘était passé comme prévu : la découverte tragique du puits d‘insertion sous la banquise, les difficultés à maintenir cette information secrète et maintenant la liste des victimes qui ne cessait de s‘allonger.

Personne n‘était censé mourir – sauf le Canadien.

Il trouvait paradoxal que la partie techniquement la plus difficile de ce plan soit devenue finalement la moins problématique. Cette insertion, réalisée plusieurs mois auparavant, s‘était effectuée sans ennui. Il ne restait ensuite qu‘à attendre le lancement du satellite. Le PODS devait balayer tout le cercle arctique et, tôt ou tard, son logiciel de détection d‘anomalies allait finir par localiser la météorite et donner à la NASA l‘opportunité d‘une découverte majeure.

Mais ce satané logiciel n‘avait pas daigné fonctionner.

Quand le contrôleur avait appris cette panne et su qu‘elle ne pouvait être réparée avant l‘élection, il avait compris que son plan tout entier était menacé.

Sans le PODS, la météorite resterait inconnue. Le contrôleur avait alors dû improviser et trouver une façon d‘alerter subrepticement quelqu‘un à la NASA de l‘existence de la météorite. Il avait orchestré cette « urgence radio » lancée par un géologue canadien qui se trouvait à proximité du puits d‘insertion. Pour des raisons évidentes, l‘homme devait être supprimé aussitôt et sa mort sembler accidentelle. Le meurtre du géologue innocent et de ses quatre chiens n‘avait été que le premier d‘une série qui s‘allongeait sans cesse.

Wailee Ming, Norah Mangor.

Et maintenant cet assassinat spectaculaire au Mémorial Roosevelt.

Bientôt, il allait falloir ajouter à cette liste Rachel Sexton, Michael Tolland et le professeur Marlinson.

– 405 –


Il n‘y a pas d‘autre moyen, songea le contrôleur en luttant contre un remords croissant. Les enjeux sont beaucoup trop importants.


100.


L‘hélicoptère Dolphin des gardes-côtes était encore à trois kilomètres du Goya et volait à mille mètres d‘altitude quand Tolland cria au pilote :

— Vous avez la vision nocturne, le NightSight, sur votre coupe-chou ?

Le pilote acquiesça.

— Forcément, puisqu‘on a des missions de sauvetage.

Tolland s‘y attendait. Le NightSight était un système d‘imagerie thermique mis au point par Raytheon pour le vol en mer, capable de localiser les survivants d‘un naufrage dans l‘obscurité. Le rayonnement thermique émis par la tête d‘un nageur apparaissait sous forme de tache rouge dans un océan noir.

— Allumez-le, fit Tolland.

Le pilote sembla déconcerté.

— Pourquoi ? Vous cherchez quelqu‘un ?

— Non, mais je voudrais montrer quelque chose à mes amis.

— Mais on ne va rien voir à cette hauteur, aucun rayonnement thermique ne montera jusqu‘ici, sauf une flaque de pétrole qui brûlerait à la surface de l‘eau...

— Allumez-le, insista Tolland.

Le pilote lui jeta un regard perplexe, procéda à quelques réglages sur son tableau de bord et ajusta l‘objectif thermique sous l‘hélicoptère sur une zone de surveillance de cinq kilomètres de diamètre au-dessus de l‘océan. Un écran LCD

s‘alluma sur son tableau de bord. L‘image se précisa.

– 406 –


— Nom de Dieu !

L‘hélicoptère fit une brève embardée au moment où le pilote sursauta d‘étonnement devant l‘image qui venait d‘apparaître à l‘écran.

Rachel et Corky se penchèrent et regardèrent avec la même surprise. Le fond noir de l‘océan était illuminé par une énorme spirale tourbillonnante et rouge, qui palpitait.

Rachel se tourna vers Tolland, tout excitée.

— On dirait un cyclone.

— C‘en est un, approuva Michael. Un cyclone de courants chauds. À environ un kilomètre sous l‘eau.

Le pilote laissa échapper un petit rire admiratif.

— Ça, c‘en est un gros. On en voit de temps en temps par ici, mais je n‘avais pas entendu parler de celui-là.

— Il est apparu la semaine dernière, répondit Tolland. Je pense que d‘ici à quelques jours, il s‘épuisera.

— Mais qu‘est-ce qui le provoque ? demanda Rachel, surprise de découvrir cet énorme tourbillon en plein milieu de l‘océan.

— Un dôme de magma, repartit le pilote.

Rachel se tourna vers l‘océanologue en fronçant les sourcils.

— Un volcan ?

— Non, fit Tolland. Le long de la côte Est des États-Unis, on ne trouve aucun volcan en activité, mais de temps à autre, des poches de magma se déversent au fond de l‘océan, formant une zone chaude. Cela entraîne un réchauffement de l‘eau au fond mais en surface elle reste toujours froide, d‘où ces courants géants en spirale. Ils se déchaînent pendant deux semaines environ avant de se dissiper.

Le pilote regarda la spirale scintiller sur son écran LCD.

— Celui-ci est encore très dynamique, apparemment.

Il s‘interrompit et vérifia les coordonnées du bateau de Tolland avant de jeter un coup d‘œil surpris pardessus son épaule.

— Monsieur Tolland, on dirait que vous êtes stationné tout près du centre du cyclone...

Michael acquiesça.

– 407 –


— Les courants sont un peu plus lents près de l‘œil du cyclone. Environ dix-huit nœuds. Ce n‘est guère plus dangereux que de jeter l‘ancre dans une rivière au courant un peu fort. Il y a eu une sacrée tension sur la chaîne, cette semaine.

— Ça alors ! fit le pilote. Un courant de dix-huit nœuds ? Y

a intérêt à ne pas passer par-dessus bord ! commenta-t-il avec un rire nerveux.

Rachel, quant à elle, ne riait pas.

— Mike, vous ne m‘aviez pas parlé de ce cyclone, de ce dôme de magma, de ces courants chauds qui tournoient...

Il posa une main rassurante sur son genou.

— Ne vous inquiétez pas, vous êtes en complète sécurité, faites-moi confiance.

Rachel fronça les sourcils.

— Le documentaire que vous étiez en train de réaliser concernait ce dôme de magma ?

— Non, il était question de tornades sous-marines et de Sphyrna mokarran.

— C‘est vrai, vous nous en aviez parlé.

Tolland eut un petit sourire faussement timide.

— Les Sphyrna mokarran adorent l‘eau tiède et, en ce moment même, tous les spécimens de l‘espèce à cent cinquante kilomètres à la ronde font route vers cette zone d‘eau chaude d‘un kilomètre de diamètre.

— Charmant, fit Rachel avec un hochement de tête un peu perplexe. Et, si je puis me permettre, qu‘est-ce que c‘est que ces Sphyrna mokarran ?

— Les poissons les plus hideux du monde.

— Des flétans ? Tolland éclata de rire.

— Non, ce sont de grands requins-marteaux.

Rachel se raidit instantanément.

— Il y a des requins-marteaux autour de votre bateau ?

Tolland fit un petit clin d‘œil.

— Allons, Rachel, ils ne sont pas dangereux...

— Vous ne me diriez pas ça s‘ils ne l‘étaient vraiment pas.

Il s‘esclaffa.

— En effet, je l‘avoue, vous avez raison.

Il se tourna vers le pilote et lui lança :

– 408 –


— Dites donc, quand est-ce que vous avez sauvé pour la dernière fois un nageur attaqué par un requin-marteau ?

Le pilote haussa les épaules.

— Oh là là, ça fait des lustres qu‘on ne nous a pas fait intervenir pour un sauvetage de ce genre.

Tolland se tourna vers Rachel.

— Vous voyez bien, des lustres, n‘ayez aucune inquiétude.

— Le mois dernier, reprit le pilote, on a bien eu le cas d‘une agression sur un crétin de plongeur qui essayait de faire copain-copain avec ces bestioles.

— Attendez un peu, fit Rachel... Vous disiez que vous n‘aviez sauvé personne depuis des lustres !

— Ouaip, répliqua le pilote, c‘est clair, en général on arrive trop tard. Ces salopards vous bouffent un nageur en moins d‘une minute.


101.


Les contours encore incertains du Goya se dessinaient à l‘horizon. À un demi-mille, Tolland aperçut les points lumineux.

Xavia, sa coéquipière, avait sagement laissé les lumières allumées. En les voyant, Tolland se sentit un peu comme un voyageur exténué qui touche enfin le port.

— Vous ne m‘aviez pas dit qu‘il n‘y avait qu‘une personne ?

fit Rachel, surprise de voir le bateau illuminé.

— Vous ne laissez pas une lumière allumée quand vous êtes seule chez vous ?

— Oui, une lumière, mais pas toute la maison !

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