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— Moi aussi, maman. Pense à moi et à mon plateau-repas d‘aéroport quand tu partageras la dinde avec papa.

Il y avait eu un silence à l‘autre bout du fil.

— Rachel, je ne voulais pas te le dire avant que tu ne sois là, mais ton père m‘a prévenue qu‘il avait trop de travail pour pouvoir rentrer à la maison. Il va rester à Washington pour toute la durée du week-end.

— Quoi ?

La surprise de Rachel avait immédiatement fait place à de la colère.

— Mais c‘est Thanksgiving, le Sénat ne se réunit pas ! Papa est à moins de deux heures de la maison. Il devrait être avec toi !

— Je sais. Il dit qu‘il est épuisé, beaucoup trop fatigué pour conduire. Il a décidé de passer ce week-end à bosser sur ses dossiers.

— Ses dossiers ?

Rachel était sceptique. L‘hypothèse la plus probable était que le sénateur Sexton avait prévu de passer le week-end avec une jolie femme. Ses infidélités, restées discrètes, s‘étaient multipliées ces dernières années. Mme Sexton n‘était pas dupe, même si les liaisons de son mari étaient toujours accompagnées d‘alibis convaincants et d‘expressions de vertu outragée à la simple suggestion qu‘il eût pu être infidèle. Finalement, elle s‘était résignée à faire comme si de rien n‘était. Rachel avait eu beau presser sa mère d‘entamer une procédure de divorce, Katherine Wentworth Sexton était une femme de parole.

— J‘attendrai que la mort nous sépare, avait-elle répliqué à Rachel. Ton père m‘a fait un don magnifique avec toi, ma chérie, et, de cela, je lui serai toujours reconnaissante. Quant à ses mauvaises actions, c‘est à une instance supérieure qu‘il aura à en répondre un jour.

Ce jour-là, dans l‘aéroport, le sang de Rachel n‘avait fait qu‘un tour.

— Mais cela signifie que tu vas être seule pour Thanksgiving !

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Elle en avait eu la nausée. Cette fois, le sénateur dépassait les bornes... Abandonner sa femme un jour pareil, même de sa part, était indigne.

— Ma chérie, reprit Mme Sexton d‘une voix triste mais décidée, ce qui est sûr, c‘est que je ne peux pas laisser toute cette nourriture se perdre. Je vais rejoindre tante Anne. Elle nous a toujours invités pour Thanksgiving et je vais l‘appeler tout de suite.

Rachel se sentit légèrement soulagée.

— Très bien. Je te retrouverai à la maison dès que je le pourrai. Je t‘aime, maman.

— Je te souhaite un bon vol, ma chérie.

Il était 22 h 30 ce soir-là quand le taxi de Rachel s‘était arrêté devant le portail de la luxueuse résidence des Sexton.

Rachel avait immédiatement compris qu‘il était arrivé un malheur. Trois voitures de police étaient garées devant le perron. Des véhicules de chaînes de télé. Toutes les lumières de la maison étaient allumées. Rachel s‘était précipitée, le cœur battant.

Un policier de l‘État de Virginie l‘avait accueillie sur le seuil de la porte, la mine sombre. Il n‘avait pas eu besoin de dire un mot, Rachel avait compris. Un accident.

— La nationale 25 était glissante à cause d‘une pluie verglaçante, expliqua l‘officier de police. La voiture de votre mère a quitté la route et a basculé dans un ravin. Je suis désolé, mademoiselle. Elle est morte sur le coup.

Rachel fut tétanisée par la brutalité de cette annonce. Son père, rentré immédiatement en apprenant la nouvelle, se trouvait dans le salon où il donnait une conférence de presse, apprenant stoïquement au monde que sa femme venait de disparaître dans un accident de la route, au retour d‘un dîner de Thanksgiving avec sa famille. Rachel, restée en retrait, avait sangloté pendant toute la conférence de presse.

— J‘aurais tant voulu, déclarait le sénateur les yeux embués de larmes, avoir été à la maison ce week-end. Une telle chose ne serait jamais arrivée.

L‘aversion de Rachel pour son père n‘avait fait que se renforcer.

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Ce jour-là, c‘est Rachel qui avait décidé de quitter son père comme Mme Sexton n‘avait jamais osé le faire. Soudain trop occupé à dépenser l‘héritage de sa femme afin d‘obtenir la nomination de son parti comme candidat à la présidence, le sénateur ne semblait même pas s‘en être aperçu. Après tout, ce deuil, qui lui attirait la sympathie générale, ne pouvait lui nuire...

Ironie du sort, malgré la distance, Sexton continuait d‘être, trois ans plus tard, responsable de la solitude de sa fille. La course à la Maison Blanche avait mis un terme au rêve de Rachel de rencontrer un homme et de fonder une famille. Pour la jeune femme, il était devenu plus facile de rompre avec toute vie sociale que de gérer le flot continu de jeunes loups assoiffés de pouvoir qui lui faisaient la cour, espérant ainsi conquérir la fille d‘un présidentiable pendant qu‘elle était encore accessible.

Derrière le cockpit du F-14, la lumière du jour avait commencé à décliner. Dans l‘Arctique, on était au cœur de l‘hiver, époque d‘obscurité perpétuelle. Rachel comprit qu‘elle entrait dans le pays de la nuit.

À mesure que passaient les minutes, le soleil disparut entièrement, plongeant derrière l‘horizon. Le jet continuait vers le nord, et une lune presque pleine, brillante et blanche, apparut, suspendue dans l‘air glacial et cristallin. Tout en bas, la houle de l‘océan scintillait et les icebergs ressemblaient à des diamants cousus sur une immense résille noire.

Rachel finit par distinguer le contour encore flou d‘une côte. Mais, contrairement à ce qu‘elle attendait, une immense chaîne de montagnes aux cimes enneigées surgissait de l‘océan, telle une muraille vers laquelle fonçait l‘avion.

— Des montagnes ? demanda Rachel déconcertée. Il y a des montagnes au nord du Groenland ?

— Apparemment, fit le pilote qui paraissait tout aussi surpris.

Quand le nez du F-14 piqua vers le bas, Rachel se sentit soudain dans un étrange état d‘apesanteur. À travers le bourdonnement qui brouillait son ouïe, elle entendit un bip électronique résonner dans le cockpit. Apparemment, le pilote

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avait calé sa radio sur une balise directionnelle et suivait précisément ses indications.

Au moment où ils passèrent sous les mille mètres d‘altitude, Rachel regarda à nouveau le sol, largement éclairé par la lune. À la base des montagnes, s‘étendait une immense plaine enneigée. Le plateau se poursuivait vers la mer sur une quinzaine de kilomètres avant de s‘interrompre abruptement pour faire place à une falaise de glace qui plongeait à la verticale dans l‘océan.

Le spectacle était inouï. Rachel n‘avait jamais rien vu de tel.

Elle pensa tout d‘abord que le clair de lune lui jouait des tours.

Elle cligna les yeux. Pourtant, plus l‘avion descendait, plus la vision se précisait.

Mon Dieu, mais qu‘est-ce que cela signifie ? s‘interrogea-t-elle.

En bas, l‘immense plaine de glace était striée de rayures, comme si l‘on y avait peint trois grandes bandes parallèles argentées. Ces rayures scintillantes suivaient l‘axe de la falaise.

À cent cinquante mètres d‘altitude, l‘illusion d‘optique cessa.

Les trois grandes raies se révélèrent être des tranchées profondes, d‘environ trente mètres de large chacune. Remplies d‘eau glacée, celles-ci formaient des canaux parallèles, séparés par d‘énormes bourrelets de neige.

À mesure qu‘ils approchaient du sol, l‘avion, pris dans de fortes turbulences, se mit à tanguer. Rachel entendit le bruit sourd et métallique qui annonçait la sortie du train d‘atterrissage. Pour autant, elle ne distinguait toujours pas la piste. Tandis que le pilote luttait pour garder le contrôle de l‘avion, Rachel jeta un coup d‘œil et aperçut deux enfilades de points de lumière clignotants qui bordaient la tranchée la plus éloignée. Avec horreur, elle comprit ce que le pilote s‘apprêtait à faire.

— On va atterrir sur la glace ? demanda-t-elle.

Concentré, le pilote ne répondit pas. Rachel sentit son estomac se nouer alors que l‘engin décélérait et s‘approchait de plus en plus du sol. Les hauts monticules de neige encadrèrent bientôt les deux ailes du jet, et Rachel retint sa respiration, bien consciente que la moindre erreur de manœuvre dans cet étroit

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canyon signifierait une mort certaine pour tous les deux.

L‘avion, toujours très instable, continua de plonger entre les deux montagnes de neige. Puis, soudain, les turbulences cessèrent. Mieux abrité du vent, l‘appareil exécuta un atterrissage impeccable.

Dans un rugissement, les réacteurs du Tomcat inversèrent leur poussée, ralentissant puis stoppant l‘avion. Rachel soupira.

Le jet roula encore une centaine de mètres avant de s‘immobiliser devant une large ligne rouge peinte en travers de la piste. À sa droite, elle ne voyait que le flanc d‘une colline de glace. À gauche, la vue était identique. Devant, rien qu‘une immense étendue gelée. Rachel eut l‘impression d‘avoir atterri sur une planète lointaine et morte. À l‘exception de la ligne rouge, aucun signe de vie. Puis elle entendit quelque chose. Au loin, un autre appareil approchait. Le bruit du moteur se fit plus aigu. Ce n‘était pas un avion mais une monstrueuse machine.

Un énorme chasse-neige, qui avançait dans leur direction.

Filiforme et haut sur pattes, il ressemblait à un insecte futuriste démesurément étiré, qui agitait furieusement ses mandibules vers eux. L‘engin était surmonté d‘une cabine en Plexiglas équipée d‘une rangée de phares qui éclairaient le chemin.

L‘énorme appareil s‘arrêta en oscillant devant le F-14. La porte de la cabine s‘ouvrit. Une silhouette descendit une échelle et prit pied sur la glace. L‘homme était vêtu d‘une combinaison blanche bouffante qui donnait l‘impression d‘avoir été gonflée.

Un mélange de Mad Max et du bonhomme Michelin, songea Rachel, soulagée de découvrir que cette étrange planète était habitée.

L‘homme fit signe au pilote du F-14 d‘ouvrir son cockpit.

Le pilote obéit et une bouffée d‘air glacial s‘engouffra dans la cabine, pénétrant instantanément Rachel jusqu‘aux os.

— Fermez ce foutu cockpit ! marmonna-t-elle.

— Madame Sexton ? cria l‘homme en blanc. Au nom de la NASA, je vous souhaite la bienvenue !

Rachel tremblait de froid. Mille mercis, cher monsieur, pensa-t-elle.

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— Veuillez déboucler votre harnais, laisser votre casque dans l‘avion et débarquer en utilisant les marches qui se trouvent dans le fuselage. Des questions ?

Oui ! hurla Rachel. Où suis-je ?


17.


Marjorie Tench, proche conseillère du Président, était une créature squelettique à la démarche sautillante. Son corps, qui s‘étirait sur 1,80 mètre, ressemblait à une construction de type Meccano, tout en charnières et en poutrelles. Un visage jauni à la peau fine et parcheminée, ponctué de deux yeux sans émotion, surplombait cette frêle silhouette. À cinquante et un ans, elle en paraissait soixante-dix.

Tench était unanimement respectée à Washington, un peu comme une déesse du monde politique. Sa lucidité et ses dons d‘analyse confinaient à la double vue. La décennie qu‘elle avait passée au Bureau de recherche et de renseignement du département d‘État avait encore affûté son esprit critique et son intelligence naturellement aiguisée. Malheureusement pour elle, rares étaient ceux qui pouvaient supporter longtemps la froideur qui accompagnait ce redoutable « laser politique ».

Marjorie Tench avait été dotée du cerveau d‘un superordinateur – et de son absence totale d‘humanité. Pourtant, le président Zach Herney se souciait peu des particularités de sa conseillère. Son intelligence brillante et sa force de travail étonnante avaient été les principaux ressorts qui avaient permis à Herney de s‘imposer comme numéro un dès le début de sa carrière.

— Marjorie, fit le Président en se levant pour l‘accueillir dans le bureau Ovale, que puis-je faire pour vous ?

Il ne lui proposa pas de siège. Les convenances habituelles ne s‘appliquaient pas à des femmes comme Marjorie Tench.

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D‘ailleurs, si elle avait voulu s‘asseoir, elle n‘aurait pas attendu qu‘il l‘y invite.

— J‘ai vu que vous aviez convoqué la réunion de l‘équipe à 16 heures cet après-midi, commença-t-elle d‘une voix éraillée de fumeuse. C‘est parfait...

Elle fit quelques pas dans le bureau et Herney sentit que les rouages compliqués de son esprit tournaient à plein régime. Il en éprouva une profonde gratitude. Marjorie Tench faisait partie de ceux qui étaient au courant de la découverte de la NASA et sa perspicacité politique avait été d‘un grand secours pour planifier la stratégie présidentielle.

— Ce débat sur CNN aujourd‘hui, à 13 heures..., reprit Tench en toussotant. Qui allons-nous envoyer pour croiser le fer avec Sexton ?

Herney sourit.

— Un des jeunes loups de l‘équipe.

La tactique consistant à frustrer le challenger en ne lui envoyant que des deuxièmes couteaux était aussi vieille que le débat politique lui-même.

— J‘ai une meilleure idée, objecta Tench, plantant son regard de poisson mort dans le sien. C‘est moi qui vous représenterai.

Zach Herney se redressa brusquement.

— Vous ? Mais, Marjorie, ce n‘est pas votre boulot de passer dans ces émissions. En plus, il s‘agit d‘un débat de la mi-journée sur une chaîne câblée. Si j‘envoie ma plus proche conseillère, quel genre de signal est-ce que j‘adresse aux téléspectateurs ? Ils auront l‘impression que nous paniquons.

— Tout juste !

Herney l‘observa plus attentivement. Quelle que fût la stratégie alambiquée que Tench avait mise au point, il était hors de question qu‘Herney l‘autorise à paraître sur les écrans.

Quiconque avait jamais posé ses yeux sur Marjorie Tench savait qu‘il y avait une raison pour laquelle elle ne sortirait jamais du rôle d‘éminence grise... Tench était une femme effrayante à regarder – tout le contraire de ce qu‘un Président souhaiterait avoir comme représentant.

— C‘est moi qui ferai ce débat sur CNN, insista-t-elle.

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Cette fois elle ne demandait plus, elle imposait.

— Marjorie, commença le Président d‘un ton hésitant, la campagne de Sexton va évidemment se servir de votre présence sur CNN pour insinuer que la Maison Blanche est aux abois. Si j‘envoie mes ténors maintenant, j‘ai l‘air désespéré.

Marjorie Tench acquiesça tranquillement et alluma une cigarette.

— Plus on aura l‘air aux abois, mieux ça vaudra.

Pendant les soixante secondes qui suivirent, Marjorie Tench détailla les raisons pour lesquelles le Président devait l‘envoyer elle sur CNN plutôt que n‘importe quel autre matamore de son équipe. Quand elle eut fini, le Président écarquillait les yeux d‘émerveillement.

Une fois de plus, la Tench venait de faire la démonstration de son génie politique.


18.


La plate-forme glaciaire Milne est la plus grande banquise flottante de l‘hémisphère Nord. Située au-dessus du 82e parallèle, sur la côte nord d‘Ellesmere Island dans l‘extrême Arctique, elle mesure six kilomètres de large pour une épaisseur de plus de cent mètres.

En entrant dans la cabine de Plexiglas qui coiffait l‘énorme tracteur polaire, Rachel fut heureuse de trouver une parka et des gants qui l‘attendaient sur son siège. Elle apprécia également le souffle chaud qui maintenait l‘habitacle à une température acceptable. Dehors, sur la piste d‘atterrissage glacée, les réacteurs du F-14 vrombirent à nouveau et l‘avion commença à s‘éloigner.

Il s‘en va ? demanda Rachel avec inquiétude.

Son hôte, qui s‘installait près d‘elle, acquiesça.

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— Seul le personnel scientifique et les techniciens de la NASA sont autorisés sur ce site, précisa-t-il.

En observant le F-14 s‘élancer dans le ciel d‘encre du pôle, Rachel se sentit une fois de plus abandonnée.

— À partir de maintenant, vous circulez en Ice Rover, annonça l‘homme. L‘administrateur vous attend.

Rachel regarda au-dehors la piste de neige immaculée qui s‘ouvrait devant eux et essaya d‘imaginer ce que l‘administrateur de la NASA pouvait bien faire ici.

— Accrochez-vous, prévint l‘homme de la NASA en actionnant divers leviers.

Dans un grondement hoquetant, la machine pivota sur place à quatre-vingt-dix degrés, telle la tourelle d‘un tank. Elle faisait maintenant face à la haute congère qui séparait les pistes.

Rachel observa ce mur de glace et sentit une onde d‘effroi la parcourir. Il n‘a tout de même pas l‘intention de..., se demanda-t-elle.

— Rock and roll !

Le conducteur embraya et l‘engin se rua sur la falaise de glace. Rachel laissa échapper un cri étouffé et agrippa les accoudoirs. Au moment où ils atteignaient le mur de glace, les chenillettes hérissées de l‘engin s‘enfoncèrent dans la neige et le tracteur commença à grimper. Rachel était certaine qu‘ils allaient basculer en arrière mais, tandis que les chenillettes escaladaient la pente, la cabine resta étonnamment horizontale.

Quand ils parvinrent sur la crête, le conducteur stoppa le moteur et adressa un sourire ravi à sa passagère blême de peur.

— Essayez donc de faire la même chose avec un 4 x 4 !

Nous avons repris le design « shock-system » du Pathfinder qui est allé sur Mars, et nous l‘avons adapté sur ce gros bébé ! Ça marche comme sur des roulettes.

Rachel acquiesça, livide :

— Vraiment génial !

La jeune femme put alors admirer le paysage extraordinaire qui l‘entourait. Devant elle se dressait une autre congère, aussi énorme, mais, au-delà, les ondulations cessaient brusquement, faisant place à un immense plateau blanc, uniforme et légèrement incliné. Eclairée par le clair de lune, la

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plaine de glace courait jusqu‘à l‘horizon où elle se rétrécissait avant de serpenter jusqu‘à la chaîne de montagnes finale.

— C‘est le glacier Milne, expliqua l‘homme en désignant les montagnes au loin. Il commence là-bas et ses eaux s‘écoulent dans le large delta sur lequel nous nous trouvons maintenant.

Il accéléra à nouveau et, tandis que l‘engin redescendait la paroi abrupte, Rachel se cramponna aux accoudoirs. Tout en bas, ils traversèrent une autre rivière gelée et escaladèrent la congère suivante. Après ce nouvel exercice de montagnes russes, ils retrouvèrent une étendue lisse sur laquelle ils avancèrent cahin-caha, dans des crissements de glace écrasée.

— On est loin ?

Rachel ne voyait autour d‘elle qu‘une plaine sans fin.

— À environ trois kilomètres.

Le trajet lui parut interminable. Au-dehors, les rafales de vent ne cessaient de faire tanguer le IceRover, fouettant le Plexiglas de la cabine comme si la nature hostile essayait de les rejeter à la mer.

— C‘est le vent catabatique, hurla le conducteur, il faudra vous y habituer !

Il expliqua que cette zone était balayée par un vent soufflant en tempête perpétuelle, qu‘on appelait catabatique, d‘un mot grec qui signifie « souffler vers le bas en venant de la montagne ». Cette tourmente incessante était le produit d‘un air froid et lourd qui coulait sur la paroi du glacier, un peu comme un torrent impétueux vers la vallée.

— C‘est le seul endroit au monde, ajouta-t-il en riant, où l‘enfer vous brûle de froid !


Quelques minutes plus tard, Rachel commença à distinguer une forme floue à plusieurs dizaines de mètres devant eux.

C‘était la silhouette d‘un monumental dôme blanc dressé sur la glace.

Rachel se frotta les yeux.

— Bel igloo, hein ! railla l‘homme.

Elle essaya de comprendre quelle pouvait être cette structure qui ressemblait à l‘astrodôme de Houston à échelle réduite.

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— La NASA l‘a monté il y a une dizaine de jours, fit-il. Elle est en plexipolysorbate gonflable à plusieurs niveaux. On gonfle les différentes pièces, on les fixe les unes aux autres, on arrime tout le bidule à la glace avec des pitons et des câbles d‘acier. On dirait une grande tente fermée à toit arrondi, mais c‘est en fait le prototype que la NASA a mis au point pour un habitat transportable que nous espérons utiliser un jour sur Mars. On l‘appelle l‘hémisphère.

— L‘hémisphère ?

— Tout simplement parce que ce n‘est pas une sphère complète ; seulement une moitié.

Rachel sourit et examina l‘étrange structure de plus près.

— Et parce que la NASA n‘est pas encore arrivée sur Mars, vous avez décidé d‘installer votre campement ici à la place ?

Son compagnon éclata de rire.

— En ce qui me concerne, j‘aurais préféré qu‘on m‘envoie à Tahiti, mais le destin en a décidé autrement.

Rachel observa à nouveau l‘édifice et essaya de délimiter les contours du toit, qui lui parurent quelque peu fantomatiques dans le ciel foncé. L‘IceRover finit par s‘arrêter à côté d‘une petite porte qui s‘ouvrit aussitôt. Une silhouette se détacha dans le rectangle de lumière qui illuminait le sol glacé. Un géant, vêtu d‘un pull-over de laine noire qui accentuait sa carrure imposante, le faisant ressembler à un ours, s‘avança vers l‘IceRover.

Rachel reconnut tout de suite Lawrence Ekstrom, l‘administrateur de la NASA.

— Ne vous faites pas avoir par sa taille, dit le conducteur avec un sourire rassurant. Ce type est doux comme un agneau.

Il me fait plutôt penser à un tigre, songea Rachel, qui connaissait parfaitement la réputation d‘Ekstrom. Ce dernier passait pour ne faire qu‘une bouchée de ceux qui osaient se dresser entre lui et ses rêves. Quand Rachel descendit de l‘IceRover, une bourrasque faillit la renverser. Elle resserra les pans de sa parka, et se dirigea vers le dôme.

L‘administrateur de la NASA lui tendit une énorme patte gantée.

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— Mademoiselle Sexton ? Merci de nous faire l‘honneur de votre visite.

Rachel acquiesça d‘un air hésitant.

— Franchement, monsieur, cria-t-elle par-dessus le vent, je ne suis pas certaine d‘avoir eu vraiment le choix.


À un kilomètre de là, sur le glacier, Delta 1 scrutait la zone à travers ses jumelles à infrarouges.


19.


Lawrence Ekstrom était un véritable géant, rubicond, bourru comme un dieu nordique en colère. Ses cheveux blonds étaient tondus ras, à la G.I., au-dessus de sourcils très fournis et d‘un nez en patate parcouru d‘un lacis de veinules rouges. Ce soir-là, ses yeux perçants affichaient une grande lassitude liée à de nombreuses nuits sans sommeil. Avant sa nomination à la tête de la NASA, Ekstrom avait été un stratège très influent de la conquête aérospatiale et un conseiller opérationnel du Pentagone. Il avait la réputation d‘être un homme au caractère difficile, mais aussi celle de se dévouer sans compter pour les missions qu‘on lui confiait.

En le suivant dans la station, Rachel Sexton avançait dans un labyrinthe irréel et translucide. Cet étrange dédale diaphane avait été réalisé à l‘aide de feuilles de plastique opaques suspendues sur des câbles d‘acier. Le sol était composé d‘un bloc de glace, solide et plat, recouvert de bandes de caoutchouc antidérapant. Ils passèrent le long d‘un dortoir rudimentaire où étaient alignés des lits de camp et des boxes avec W.-C.

chimiques.

Grâce à Dieu, l‘air sous le dôme était tiède quoique lourd du mélange d‘effluves propre à un espace confiné. On entendait

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le bourdonnement d‘un générateur qui fournissait la station en courant électrique.

— Mademoiselle Sexton, grommela Ekstrom en la conduisant rapidement vers une destination inconnue, je vais être franc avec vous. (Son ton traduisait tout sauf le plaisir de voir Rachel parachutée dans son univers.) Vous êtes ici parce que le Président le veut. Zach Herney est un ami personnel et un fidèle soutien de la NASA. Je le respecte et j‘ai une dette envers lui. J‘ai par ailleurs confiance en lui. Je ne discute pas ses ordres même quand je ne suis pas d‘accord avec eux. Pour qu‘il n‘y ait aucune confusion, sachez que je ne partage pas l‘enthousiasme du Président de vous impliquer dans cette affaire.

Rachel le fixait, les yeux écarquillés. J‘ai fait cinq mille kilomètres pour être reçue comme un chien dans un jeu de quilles ? se dit-elle. Ce type n‘avait rien de l‘hôte idéal qui vous invite à partager chez lui l‘intimité d‘un bon dîner.

— Avec tout le respect que je vous dois, rétorqua-t-elle, j‘ai reçu moi aussi des ordres du Président. On ne m‘a même pas indiqué quel était le but de mon voyage. Je suis ici parce qu‘on me l‘a ordonné.

— Parfait ! répliqua Ekstrom. Alors je vais vous parler franchement.

— Dans ce registre, vous avez pris un sacré bon départ.

La

réponse

sèche

de

Rachel

parut

électriser

l‘administrateur. Il ralentit l‘allure pour la scruter d‘un regard intense. Puis, comme un serpent qui se déploie pour piquer, il poussa un long soupir et accéléra à nouveau.

— Comprenez-moi, reprit Ekstrom, vous êtes ici au cœur d‘un projet top secret de la NASA, contre ma volonté expresse.

Car non seulement vous appartenez au NRO, dont le directeur s‘évertue à déshonorer la NASA en faisant passer son personnel pour une bande de gamins trop bavards, mais vous êtes en outre la fille d‘un homme qui a fait de la destruction de l‘Agence son objectif personnel. Ce moment est notre heure de gloire. Les hommes et les femmes qui travaillent pour moi ont dû supporter des critiques incessantes ces derniers mois, et ils méritent leur triomphe. Malheureusement, à cause du

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scepticisme ambiant, monté en épingle par votre père, la NASA se trouve aujourd‘hui dans une situation telle que mes collaborateurs se voient forcés de partager leurs lauriers avec un quarteron de scientifiques civils choisis à l‘aveuglette, et avec la fille de l‘homme qui essaie de nous anéantir.

Je ne suis pas mon père ! aurait voulu crier Rachel. Mais ce n‘était vraiment pas le moment de débattre politique avec le directeur de la NASA.

— Je ne suis pas venue ici pour les lauriers. Je ne cours pas après, fit-elle.

Ekstrom lui adressa un coup d‘œil furieux.

— Vous découvrirez peut-être que vous n‘avez pas le choix !

Ce commentaire la prit par surprise. Le président Herney ne lui avait rien dit de particulier sur l‘éventuel soutien public qu‘elle aurait à lui apporter, mais William Pickering ne s‘était pas privé d‘insinuer que Rachel serait certainement instrumentalisée pour les fins de la campagne présidentielle.

— Je voudrais bien savoir ce que je fais ici, demanda Rachel.

— Mais moi aussi, mademoiselle. Figurez-vous qu‘on ne m‘en a pas informé.

— Comment cela ?

— Le Président m‘a prié de vous mettre au courant de notre découverte dans ses moindres détails dès votre arrivée. Quel que soit le rôle qu‘il veut que vous jouiez dans ce cirque, c‘est vous et lui que ça regarde.

— Il m‘a seulement précisé que votre système d‘observation de la terre avait découvert quelque chose.

Ekstrom lui lança un regard oblique.

— Que savez-vous exactement du projet EOS ?

— EOS est une constellation de cinq satellites de la NASA qui examinent la terre sur toutes ses coutures : ils cartographient l‘océan, analysent les problèmes géologiques, surveillent la fonte des glaces polaires, tentent de localiser les réserves de pétrole fossile...

— Exact, jugea Ekstrom d‘un ton neutre. Vous êtes donc au courant de la dernière addition à la constellation EOS

dénommée PODS ?

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Rachel acquiesça. Le sondeur de densité en orbite polaire PODS avait été conçu pour mesurer les effets du réchauffement global de l‘atmosphère.

— Pour autant que je sache, PODS mesure l‘épaisseur et la dureté de la calotte polaire ?

— Oui. Ce satellite utilise la technologie du sondage radar multi spectral pour acquérir des profils verticaux de densité sous la surface, sur de larges régions, et déceler d‘éventuelles anomalies : taches de glace fondue, fonte interne, larges fissures, autant d‘indicateurs d‘un réchauffement global.

Le fonctionnement d‘un sondeur radar subsurface était familier à Rachel. Il fonctionnait un peu comme un sondage souterrain à ultrasons. Les satellites du NRO avaient utilisé une technologie similaire pour chercher des variations dans la densité du sous-sol dans certaines régions de l‘est de l‘Europe –

par exemple pour localiser des charniers dans l‘ex-Yougoslavie.

Grâce à cette technique, le Président avait compris à l‘époque que le « nettoyage ethnique » se poursuivait effectivement.

— Il y a deux semaines, fit Ekstrom, le satellite PODS est passé au-dessus de ce coin de banquise, et a détecté une anomalie dans la densité qui ne ressemblait à rien de ce que nous avions prévu. A soixante mètres sous la surface, parfaitement enchâssé dans une matrice de glace solide, PODS a repéré un globule amorphe d‘environ trois mètres de diamètre.

— Une poche d‘eau ? s‘enquit Rachel.

— Non, ce n‘était pas liquide. Étrangement, cette anomalie était plus dure que la glace qui l‘entourait.

Rachel réfléchit un moment.

— Donc, il s‘agirait d‘une roche ? reprit-elle.

— En effet, répondit Ekstrom.

Rachel attendit une révélation qui ne vint pas.

Et on m‘a fait venir ici parce que la NASA a découvert un gros rocher dans un bloc de glace ? songea-t-elle.

— Il a fallu, finit par dire Ekstrom, que PODS calcule la densité de cette roche. Et c‘est à ce moment-là que nous avons été abasourdis. Nous avons immédiatement envoyé ici une équipe pour l‘analyser. Il s‘est avéré que la roche sous la glace était significativement plus dense que tous les autres cailloux

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que l‘on peut trouver sur Ellesmere Island. Plus dense, en fait, que n‘importe quelle roche dans un rayon de six cents kilomètres.

Rachel baissa les yeux vers la glace, sous ses pieds, en essayant de se représenter cet énorme rocher, quelque part au-dessous d‘elle.

— Vous êtes en train de me dire que quelqu‘un l‘a apportée ici ?

Ekstrom eut l‘air vaguement amusé.

— Ce rocher pèse plus de huit tonnes. Il est enchâssé sous soixante mètres de glace solide, ce qui signifie qu‘il se trouve ici depuis plus de trois cents ans sans que personne l‘ait jamais touché.

Rachel se sentit soudain très lasse. Elle jeta un coup d‘œil vers Ekstrom.

— Je suppose qu‘il y a une explication logique à la présence de cette roche ici... et à tous ces secrets ?

— Il y en a une, répondit froidement Ekstrom. La roche découverte par PODS est une météorite.

Rachel s‘arrêta net et regarda l‘administrateur.

— Une météorite ?

Elle fut submergée par une vague de déception. Une météorite après tous les mystères et les secrets du Président, voilà qui paraissait bien anodin. Cette découverte est-elle censée justifier toutes les dépenses et faire oublier les échecs récents de la NASA ? se demanda-t-elle. Mais que croyait donc Herney ?

Les météorites étaient sans nul doute des roches rares, mais la NASA en découvrait tout le temps.

— Cette météorite est l‘une des plus grandes que nous ayons jamais trouvée, déclara Ekstrom très raide. Nous pensons qu‘il s‘agit du fragment d‘une météorite plus grande qui aurait atteint l‘océan Arctique au XVIIIe siècle. Il est donc très probable que notre roche provienne de cette météorite qui a dû exploser en touchant l‘océan, ce fragment ayant lui-même atterri sur le glacier Milne. Après quoi, il s‘est lentement enfoui sous la neige au cours des trois derniers siècles.

Rachel se renfrogna. Cette découverte ne changeait rien.

Elle sentit poindre un soupçon : elle était en train d‘assister à

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une publicité démesurée donnée à un événement tout à fait mineur par une NASA aux abois et une Maison Blanche qui cherchait par tous les moyens à redorer son blason. Deux institutions qui, en l‘occurrence, tentaient de transformer une trouvaille intéressante en événement susceptible de changer la face de la science moderne.

— Vous ne paraissez pas très impressionnée, fit remarquer Ekstrom.

Je crois que je m‘attendais à quelque chose... de plus.

Les yeux du géant s‘étrécirent.

— Une météorite de cette taille est une découverte exceptionnelle, mademoiselle Sexton. Seules quelques-unes au monde sont plus grosses...

— Je comprends...

— Mais la taille de cette météorite n‘est pas ce qui nous intéresse le plus.

Rachel le regarda, dans l‘expectative.

— Si vous voulez me permettre de finir, fit Ekstrom, vous découvrirez

que

cette

météorite

possède

quelques

caractéristiques inconnues jusqu‘à présent sur ses semblables, petites ou grandes.

Il indiqua le fond du couloir de son index.

— Maintenant, si vous voulez bien me suivre, je vais vous présenter quelqu‘un qui est plus qualifié que moi pour vous exposer les détails de cette découverte.

Rachel se retourna vers lui, perplexe.

— Quelqu‘un de plus qualifié que l‘administrateur de la NASA ?

Ekstrom planta ses yeux dans ceux de la jeune femme.

— Plus qualifié, mademoiselle Sexton, dans la mesure où il s‘agit d‘un civil. Je supposais qu‘en tant qu‘analyste de renseignements, vous préféreriez obtenir ces données d‘une source indépendante.

Bien vu, songea-t-elle, encaissant sans rien dire.

Au bout du couloir, ils se retrouvèrent face à une lourde draperie noire. Derrière ce rideau, Rachel entendait résonner l‘écho d‘innombrables voix, comme si elles provenaient d‘un gigantesque espace ouvert.

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Sans un mot, l‘administrateur écarta le rideau. Rachel fut éblouie par une lueur très vive. Elle hésita et recula d‘un pas en clignant des yeux. Après quelques instants, elle finit par voir ce qui se passait dans la pièce immense.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle. Qu‘est-ce que c‘est que ça ?


20.


Le studio d‘enregistrement de CNN dans la banlieue de Washington est l‘un des deux cent douze studios de la chaîne répartis dans le monde entier, reliés par satellite au siège de Turner Broadcasting System à Atlanta.

Il était 13 h 45 quand la limousine du sénateur s‘arrêta dans le parking de CNN. Sexton, en pleine forme, sortit de la voiture et marcha d‘un bon pas vers l‘entrée du studio. Gabrielle et lui furent accueillis à l‘intérieur par un producteur rondouillard qui arborait un sourire radieux.

— Sénateur Sexton, commença le producteur, bienvenue à CNN ! Grande nouvelle, nous venons d‘apprendre le nom de la personne chargée par Herney de défendre ses couleurs.

Le producteur eut un sourire de mauvais augure.

— J‘espère que vous êtes en grande forme.

D‘un geste, il désigna la vitre qui séparait le studio de la régie.

Sexton jeta un coup d‘œil à travers la vitre et faillit en tomber à la renverse. Le visage qui le fixait à travers le nuage de fumée de sa cigarette était le plus hideux de Washington.

— Marjorie Tench ? s‘étrangla Gabrielle. Mais qu‘est-ce qu‘elle fait là ?

Sexton n‘en avait pas la moindre idée. Cependant, quelle qu‘en fût la raison, sa présence était un signe clair : le Président était décidément aux abois. Sinon pourquoi diable aurait-il

– 89 –


envoyé sa conseillère la plus proche en première ligne ? Zach Herney faisait donner ses armes ultimes, et Sexton se félicita de ce signal.

Plus rude est l‘adversaire, plus dure sera sa chute, songea-t-il.

Le sénateur ne doutait pas que Tench serait un rude adversaire mais, en scrutant la femme, Sexton ne put s‘empêcher de penser que le Président avait fait une fameuse erreur de jugement. Marjorie Tench était la créature la plus laide qu‘il ait jamais vue. En ce moment, affalée dans son fauteuil, tirant nerveusement sur une cigarette, son bras droit remontant régulièrement à ses lèvres, elle avait tout d‘une mante religieuse géante.

Quel dommage ! pensa Sexton. Dire qu‘il y a des auditeurs qui ne verront pas ce visage...

Les rares fois où le sénateur Sexton avait aperçu dans un magazine la figure de momie de la conseillère en chef de la Maison Blanche, il n‘avait pu croire que c‘était l‘un des personnages les plus puissants de Washington qu‘il avait sous les yeux.

— Je n‘aime pas ça..., chuchota Gabrielle.

Sexton lui prêta une oreille distraite. Plus il réfléchissait à la question, plus il trouvait l‘occasion trop belle pour ne pas sauter dessus. La chance lui souriait décidément et, davantage que le visage si peu médiatique de Tench, c‘était la réputation de cette dernière qui allait lui porter bonheur : Marjorie Tench était l‘un des plus solides soutiens de la NASA. Pour beaucoup d‘observateurs, c‘était son rôle d‘éminence grise et ses pressions incessantes qui expliquaient l‘aide inconditionnelle de la Maison Blanche à une agence spatiale en pleine déconfiture.

Sexton se demanda si le Président ne punissait pas Tench pour tous ses mauvais conseils au sujet de la NASA. N‘est-il pas en train de jeter aux loups sa conseillère numéro un ?

Gabrielle Ashe observait Marjorie Tench à travers la vitre avec un malaise croissant. Le diable n‘était pas plus intelligent que la Tench et on ne l‘avait jamais vue participer à ce genre de débats. Deux éléments qui allumèrent un signal d‘alarme chez Gabrielle. Vu les positions de cette femme sur la recherche

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spatiale, on aurait pu croire à une erreur tactique de la part du Président. Mais Herney était tout sauf un idiot. Gabrielle en eut alors la quasi-certitude, la présence de cet insecte desséché n‘annonçait rien de bon.

Elle sentit que le sénateur savourait son succès par avance, ce qui n‘apaisa en rien son inquiétude. Sexton avait tendance à baisser la garde quand il avait trop confiance en lui. Les problèmes de la NASA avaient formidablement boosté ses indices de popularité dans les sondages, mais Sexton avait poussé son avantage un peu trop loin ces derniers temps.

Beaucoup de campagnes avaient été perdues par des candidats qui voulaient arracher le K.O. alors qu‘ils n‘avaient besoin que de finir le round.

Le producteur semblait attendre avec impatience que le sang coule sur le ring.

— Il est temps de vous préparer, sénateur.

Tandis que Sexton se dirigeait vers le studio, Gabrielle le tira par la manche.

— Je sais ce que vous pensez, murmura-t-elle. Mais prenez garde, n‘en faites pas trop...

— En faire trop ? Moi ? fit Sexton avec un large sourire.

Rappelez-vous que cette femme est une grande professionnelle.

Sexton eut une petite moue vaniteuse.

— Mais moi aussi, ma chère !


21.


N‘importe où sur terre, la salle principale de la station polaire de la NASA aurait constitué un spectacle étrange, mais, du fait qu‘elle se trouvait perdue sur une banquise, au beau milieu de l‘Arctique, Rachel Sexton avait encore plus de mal à en admettre l‘existence.

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En regardant au-dessus d‘elle le dôme futuriste composé de triangles imbriqués de plastique blanc, Rachel eut l‘impression qu‘elle venait d‘entrer dans un gigantesque sanatorium. Les parois s‘ancraient dans un sol de glace très dur où une armée de lampes halogènes composaient autant de sentinelles autour du périmètre de la salle, projetant une lumière étrange et évanescente. Sur le sol, de minces bandes de moquette en épais caoutchouc noir dessinaient un labyrinthe qui serpentait entre une multitude de postes de travail mobiles. Au milieu de cette forêt d‘ordinateurs et d‘écrans, une quarantaine d‘employés de la NASA en tenue blanche semblaient très absorbés dans leurs tâches, ponctuant leurs discussions fébriles d‘exclamations joyeuses.

Rachel identifia immédiatement le climat électrique qui régnait dans la pièce.

C‘était celui qui accompagne toujours les grandes découvertes.

Alors que Rachel et l‘administrateur faisaient le tour de la salle, elle remarqua l‘air désagréablement surpris de ceux qui la reconnurent. Leurs murmures se répercutèrent assez distinctement dans l‘espace.

— N‘est-ce pas la fille du sénateur Sexton ?

— Mais qu‘est-ce qu‘elle peut bien faire ici ?

— Je n‘arrive pas à croire que l‘administrateur accepte de lui adresser la parole !

Rachel n‘aurait pas été étonnée de voir çà et là des poupées vaudou à l‘image de son père, hérissées d‘épingles. Outre cette animosité ambiante, Rachel percevait aussi très bien un sentiment général de satisfaction, comme si la NASA savait à présent qui rirait le dernier.

Ekstrom conduisit Rachel vers une série de tables regroupées où un homme seul était assis face à une console informatique. Il était vêtu d‘un col roulé noir, d‘un large pantalon en velours côtelé et de grosses chaussures de bateau, qu‘il avait préférés à l‘uniforme de travail des autres employés.

Il leur tournait le dos.

L‘administrateur pria Rachel d‘attendre pendant qu‘il s‘approchait de l‘étranger pour lui parler. Quelques instants

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plus tard, l‘homme en col roulé acquiesça avec courtoisie et commença à éteindre son ordinateur. L‘administrateur se tourna vers Rachel.

— M. Tolland va prendre la suite, dit-il. Comme il est lui aussi une recrue du Président, vous devriez bien vous entendre.

Je vous retrouverai un peu plus tard.

— Merci.

— Je suppose que vous avez entendu parler de Michael Tolland ?

Rachel haussa les épaules machinalement, encore sous l‘effet de cette vision surréaliste.

— Son nom ne me dit rien.

L‘homme au col roulé noir se présenta, un large sourire aux lèvres. Sa voix était chaleureuse et sonore.

— Mon nom ne vous dit rien ? Eh bien, c‘est la meilleure nouvelle de la journée. Je croyais que je n‘aurais jamais plus l‘occasion de faire une première impression à qui que ce soit...

En détaillant le nouveau venu, la jeune femme se figea sur place. Elle reconnut le séduisant visage de l‘homme en une seconde. Tous les Américains le connaissaient.

— Oh, fit-elle en rougissant tandis que son interlocuteur lui serrait la main. Vous êtes ce Michael Tolland.

Quand le Président avait appris à Rachel qu‘il avait recruté des scientifiques civils de très haut niveau pour authentifier la découverte de la NASA, Rachel avait imaginé un groupe d‘experts chaussés de lunettes et armés de calculatrices portant leurs initiales. Michael Tolland était tout l‘opposé. Figure réputée de la science dans l‘Amérique d‘aujourd‘hui, Tolland animait une émission hebdomadaire intitulée « Le Monde merveilleux de la mer », durant laquelle il présentait aux téléspectateurs des phénomènes océaniques surprenants, des volcans sous-marins, des vers marins de trois mètres de long, ou encore des raz de marée terrifiants. Les médias tenaient Tolland pour une sorte de commandant Cousteau mâtiné de Carl Sagan. Ils se plaisaient à souligner l‘étendue de son savoir, son enthousiasme sans prétention et son goût de l‘aventure –

toutes qualités auxquelles « Le Monde merveilleux de la mer »

devait son formidable succès. C‘était une des émissions les plus

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suivies de la télé. Bien sûr, la séduction un peu bourrue de Tolland, son charisme et sa discrétion ne devaient certainement pas nuire à sa popularité, notamment auprès des téléspectatrices.

— Monsieur Tolland, balbutia la jeune femme, je suis Rachel Sexton.

Il lui décocha un sourire malin et enjôleur.

— Bonjour, Rachel, appelez-moi Mike.

Pour une fois, Rachel ne sut quoi répondre. L‘atmosphère si particulière du dôme, la météorite, les secrets, cette rencontre inopinée avec une star de la télévision... Elle saturait un peu.

— J‘avoue que je ne m‘attendais pas à vous trouver ici, expliqua-t-elle en essayant de reprendre ses esprits. Quand le Président m‘a dit qu‘il avait recruté des scientifiques civils pour authentifier une découverte de la NASA, je crois que je m‘attendais...

— À rencontrer de vrais scientifiques ? fit Tolland avec un large sourire.

Rachel rougit, vexée qu‘il ait compris.

— Ce n‘est pas ce que je voulais dire.

— Ne vous en faites pas, répondit Tolland, depuis que je suis ici, je n‘ai eu droit qu‘à ça.

L‘administrateur s‘excusa, promettant de les retrouver un peu plus tard. Tolland se tourna vers Rachel, intrigué.

— L‘administrateur m‘a appris que votre père était le sénateur Sexton ?

Rachel acquiesça. Malheureusement, songea-t-elle.

— Alors vous seriez un espion de Sexton derrière les lignes ennemies ?

— Pour être sa fille, je ne suis pas pour autant son instrument, répliqua la jeune femme.

S‘ensuivit un silence de quelques secondes.

— Expliquez-moi, reprit rapidement Rachel, ce qu‘un océanographe mondialement connu fabrique sur un glacier avec une bande d‘experts en engins spatiaux ?

Tolland étouffa un petit rire.

— En fait, un type qui ressemblait beaucoup au Président m‘a demandé de lui faire une faveur. J‘ai ouvert la bouche pour

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dire « Va te faire f... », mais, malgré moi, j‘ai bafouillé « Oui, monsieur ».

Rachel éclata de rire, pour la première fois depuis le matin.

— Bienvenue au club !

Contrairement à la plupart des célébrités de la télévision qui, au naturel, semblaient plus petites qu‘à l‘écran, Michael Tolland lui apparut plus grand. Ses yeux bruns étaient aussi intenses et passionnés que dans son émission et sa voix exprimait le même enthousiasme plein de modestie. À

quarante-cinq ans, Michael Tolland était à la fois athlétique et buriné ; il avait une épaisse tignasse noire dont les mèches folles retombaient sur son front. Il avait un menton volontaire et la gestuelle un peu brouillonne d‘un homme plein d‘assurance.

Quand il avait serré la main de Rachel, le contact rugueux de sa paume avait rappelé à la jeune femme que Tolland n‘était pas seulement un animateur confiné dans un studio douillet, mais aussi un marin accompli et un chercheur de terrain.

— Pour être honnête, admit Tolland, l‘air un peu penaud, je crois que j‘ai davantage été recruté pour mes capacités en matière de relations publiques que pour mes compétences scientifiques. Le Président m‘a demandé de venir ici afin de tourner un documentaire pour lui.

— Un documentaire ? Sur une météorite ? Mais vous êtes océanographe !

— C‘est exactement ce que je lui ai dit ! Mais il m‘a répondu qu‘il ne connaissait pas de documentaliste spécialisé dans les météorites. Il m‘a aussi précisé qu‘en m‘engageant dans ce projet j‘aiderais à donner à cette découverte la crédibilité dont elle a besoin. Apparemment, il a l‘intention de projeter ce documentaire au cours d‘une grande conférence de presse qu‘il va donner ce soir et durant laquelle il va annoncer sa découverte.

Un célèbre présentateur, se dit-elle. Rachel reconnut encore une fois l‘étonnante habileté de Zach Herney. On avait souvent reproché à la NASA de tenir des discours élitistes réservés à quelques experts. Cette fois, elle avait mis la main sur le meilleur vulgarisateur scientifique, un visage que les

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Américains connaissaient et auquel les téléspectateurs faisaient une entière confiance.

Tolland désigna un recoin de l‘autre côté de la salle où on installait un studio de retransmission. On apercevait un tapis bleu sur le sol glacé, des caméras de télévision, des projecteurs et une longue table sur laquelle étaient dressés des micros.

Quelqu‘un était en train d‘accrocher un immense drapeau américain en arrière-plan.

— C‘est pour ce soir, expliqua Tolland. L‘administrateur de la NASA et quelques-uns de ses collaborateurs les plus éminents seront reliés par satellite à la Maison Blanche afin de pouvoir participer en direct à l‘émission de 20 heures où le Président fera une déclaration.

Tout à fait approprié, songea Rachel, heureuse d‘apprendre que Zach Herney associait au moins les découvreurs de la NASA à son discours.

— Bon, fit Rachel avec un soupir, est-ce que quelqu‘un va enfin m‘expliquer ce que cette météorite a de si spécial ?

Tolland haussa les sourcils et lui adressa un sourire mystérieux.

— En fait, répondit-il, il vaut mieux le voir que l‘expliquer.

Il fit signe à Rachel de l‘accompagner vers un autre poste de travail tout proche.

— Le type qui travaille là, dit-il, a plein d‘échantillons qu‘il pourra vous montrer.

— Des échantillons ? Vous avez vraiment des échantillons de la météorite ?

— Mais oui, nous avons creusé la glace pour en extraire quelques-uns. Ce sont d‘ailleurs ces premiers cailloux qui ont alerté la NASA sur l‘importance de la découverte.

Rachel suivit Tolland avec curiosité. Il n‘y avait personne.

Une tasse de café fumant trônait sur un bureau encombré d‘échantillons de roches, d‘outils de calibrage et autres instruments géologiques.

— Marlinson ! cria Tolland en cherchant des yeux autour de lui.

Pas de réponse. Il poussa un soupir frustré et se tourna vers Rachel.

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— Il s‘est sans doute perdu en allant chercher du lait pour son café. J‘ai passé mon doctorat à Princeton avec ce type-là et, je vous assure, il était capable de ne pas retrouver son chemin même dans sa chambre. Aujourd‘hui, c‘est le plus brillant astrophysicien que nous ayons. Allez comprendre...

Rachel eut l‘air médusé.

— Marlinson ? fit-elle. Vous parlez du célèbre Corky Marlinson ?

Tolland éclata de rire.

— Lui-même, dans toute sa splendeur.

— Corky Marlinson est ici ? demanda Rachel, stupéfaite.

Les théories de Marlinson sur les champs gravitationnels étaient légendaires chez les ingénieurs du NRO chargés des programmes de satellites.

— Marlinson fait partie des scientifiques civils que le Président a recrutés ?

— Oui, c‘est l‘un des véritables scientifiques qui se trouvent ici.

Véritable, c‘est le moins qu‘on puisse dire, songea Rachel.

Corky Marlinson était un savant brillant et unanimement considéré.

— L‘incroyable paradoxe en ce qui concerne Corky, reprit Tolland, est qu‘il peut évaluer au millimètre la distance entre la Terre et Alpha du Centaure mais qu‘il est incapable de nouer sa cravate.

— C‘est la raison pour laquelle je ne porte que des cravates à élastique ! entonna une voix enjouée derrière eux. L‘efficacité avant le style, Mike. Vous autres, à Hollywood, vous n‘avez jamais compris ça !

Rachel et Tolland se retournèrent vers l‘homme dont la tête venait de surgir au-dessus d‘une énorme pile de matériel électronique.

Trapu et rondouillard, Corky Marlinson ressemblait un peu à un carlin avec ses yeux globuleux et ses fins cheveux ramenés en avant sur le front. Quand il aperçut Rachel à côté de Tolland, il s‘arrêta net.

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— Mon Dieu, Mike ! Nous sommes tous enfermés dans un congélateur et tu te débrouilles encore pour rencontrer des filles ravissantes. Je savais que j‘aurais dû faire carrière à la télé !

Michael Tolland était visiblement embarrassé.

— Mademoiselle Sexton, je vous prie d‘excuser M.

Marlinson. Il manque certes de tact mais il se rattrape avec des théories savantes sur notre univers, totalement aléatoires et inutilisables.

Corky s‘approcha.

— Enchanté de vous connaître, mademoiselle. Je n‘ai pas bien saisi votre nom ? Sexton ? (Corky mima l‘effroi d‘une manière enfantine.) Rien à voir avec le sénateur borné et débauché, j‘espère !

Tolland fit une grimace condescendante.

— Tu aurais mieux fait de te taire, Corky, le sénateur Sexton est le père de Rachel.

Corky s‘arrêta de rire et se tassa sur lui-même.

— Tu sais, Mike, ce n‘est vraiment pas étonnant que je n‘ai jamais eu de chance avec les dames...


22.


Corky Marlinson conduisit Rachel et Tolland vers sa station de travail, où il commença à fouiller dans son matériel et ses échantillons de roches. L‘homme se déplaçait tel un ressort étroitement comprimé sur le point de se détendre brusquement.

— Très bien, fit-il en tremblant d‘excitation, mademoiselle Sexton, vous allez avoir droit en avant-première au topo de Corky Marlinson sur la météorite. Il ne dure que trente secondes.

Tolland fit un petit signe à Rachel pour la faire patienter.

— Soyez indulgente, ce type a vraiment voulu être acteur.

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— Ouais, fit Corky, et Mike voulait être un scientifique respecté.

Corky fourragea à nouveau dans sa boîte à chaussures d‘où il sortit trois petits bouts de roches qu‘il aligna sur son bureau.

— Voici les trois principales catégories de météorites au monde.

Rachel

examina

les

échantillons.

Tous

étaient

grossièrement sphériques et de la taille d‘une balle de golf.

Chacun d‘eux avait été scié en deux au milieu pour qu‘on puisse l‘examiner en coupe.

— Toutes les météorites, poursuivit Corky, sont un mélange d‘alliages fer-nickel, de silicates et de sulfures, en proportions variées. On les classe sur la base du rapport métal sur silicate.

Rachel eut la nette impression que le topo de Corky Marlinson sur la météorite allait durer plus de trente secondes.

— Le premier échantillon, dit Corky, en montrant une pierre d‘un noir de jais brillant, est une météorite métallique.

Très lourde, cette petite chérie a atterri dans l‘Antarctique il y a quelques années.

Rachel observa la météorite. Elle paraissait venir d‘un autre monde. On aurait dit une goutte de fer gris, très lourde, à la surface croûteuse et noircie.

— Cette surface calcinée, on l‘appelle une croûte de fusion, dit Corky. Elle provient d‘un réchauffement extrême au moment où la météorite est tombée dans notre atmosphère. Toutes les météorites ont ce type d‘écorce calcinée.

Corky se déplaça rapidement pour prendre l‘autre échantillon.

— Celui-ci est ce que nous appelons une météorite lithosidérite, mélange de pierre et de métal...

Rachel examina l‘objet en remarquant que sa surface était aussi calcinée. Cet échantillon avait toutefois une teinte vert très clair et, en coupe, il ressemblait à un collage de fragments géométriques

anguleux

et

colorés,

tel

un

puzzle

kaléidoscopique.

— Charmant, fit Rachel.

— Vous plaisantez, mademoiselle, elle est sublime !

– 99 –


Corky disserta un bon moment sur la haute teneur en olivine qui donnait à l‘échantillon son lustre vert, puis il tendit la main en un geste théâtral vers le troisième et dernier échantillon qu‘il tendit à Rachel.

Rachel tint la météorite dans sa paume. Celle-ci était de couleur brun-gris, une teinte proche du granit courant. Elle était beaucoup plus lourde qu‘une pierre terrestre mais la seule indication suggérant qu‘il pouvait s‘agir d‘autre chose que d‘une roche ordinaire était sa surface complètement calcinée.

— Ceci, fit enfin Corky avec une certaine emphase, s‘appelle une météorite pierreuse. C‘est la classe de météorites la plus commune. Plus de quatre-vingt-dix pour cent des météorites découvertes sur terre appartiennent à cette catégorie.

Rachel était étonnée. Elle avait toujours imaginé que les météorites ressemblaient plutôt au premier échantillon, métallique, qui semblait venir de loin. La météorite dans sa main n‘avait absolument rien d‘extraterrestre. En dehors de son aspect calciné, elle avait l‘air d‘un caillou que l‘on aurait pu trouver sur une plage.

Les yeux de Corky, sous l‘effet de l‘excitation, semblaient prêts à saillir de leurs orbites.

— La météorite enterrée sous cette couche de glace, ici, sur le glacier Milne, est une météorite pierreuse qui ressemble beaucoup à celle que vous tenez dans votre main. Ces météorites sont, à la superficie près, pratiquement identiques à nos roches terrestres ignées et c‘est ce qui les rend difficiles à trouver. Il s‘agit en général d‘un mélange de silicates assez légers, feldspath, olivine et pyroxène. Rien de très palpitant.

En effet, songea Rachel en lui rendant l‘échantillon.

— Celle-ci a tout d‘une roche que le feu aurait brûlée peu à peu, dit-elle.

Corky éclata de rire.

— Mais là, vous parlez d‘un feu d‘enfer ! Le haut-fourneau le plus perfectionné jamais construit est bien loin de pouvoir fournir une chaleur semblable à celle que la météorite subit quand elle entre dans notre atmosphère. Elles sont vraiment cuites à cœur !

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Tolland adressa un sourire de compassion à Rachel.

— Le pire est à venir.

— Imaginez ! reprit Corky, en prenant la roche des mains de Rachel. Imaginez un échantillon de la taille d‘un immeuble.

Il le tendit à bout de bras, au-dessus de sa tête.

— ... Bon, il vole dans l‘espace, il traverse notre système solaire, glacé jusqu‘à l‘os, par une température de – 100 degrés centigrades.

Tolland rigola dans sa barbe ; il avait apparemment déjà assisté au numéro de l‘arrivée de la météorite sur Ellesmere Island.

Corky abaissa lentement l‘échantillon.

— La météorite s‘approche de la terre... À mesure qu‘elle se rapproche, la gravité l‘aspire, sa descente s‘accélère.

Corky mimait l‘accélération de la chute sous l‘œil attentif de Rachel.

— Maintenant, elle tombe vraiment vite ! s‘exclama Corky.

À plus de quinze km/seconde, cinquante-quatre mille km/heure ! À cent trente-cinq kilomètres au-dessus de la surface de la terre, la météorite entre dans l‘atmosphère terrestre et elle est soumise à de formidables frottements.

Corky mima les violentes secousses que subissait l‘échantillon en approchant de la banquise.

— ... Au-dessous de cent kilomètres, elle se met à flamber.

Maintenant la densité atmosphérique s‘accroît et la friction est énorme ! La surface de la roche entre en fusion sous l‘effet de la chaleur, l‘air tout autour devient incandescent.

Corky se mit à produire des sons et à faire des gestes censés figurer l‘embrasement de la roche.

— ... Maintenant elle a franchi le cap des quatre-vingts kilomètres d‘altitude et la température de sa surface dépasse les huit cents degrés centigrades !

Sidérée, Rachel regardait l‘astrophysicien multiplier les bruitages approximatifs pour ajouter du réalisme à son récit.

— ... Soixante kilomètres ! L‘atmosphère oppose à la pénétration de la météorite une résistance comparable à celle d‘un mur. Elle freine violemment à plus de trois cents fois la force d‘attraction de la gravité !

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Corky poussa un sifflement suraigu pour suggérer un violent coup de freins et ralentit spectaculairement la descente de son caillou.

— ... En quelques secondes la météorite se refroidit et cesse de briller. Elle noircit, durcit et prend un aspect de croûte calcinée.

Rachel entendit Tolland gémir quand Corky s‘agenouilla sur la glace pour donner le coup de grâce, l‘impact terrestre.

— ... L‘énorme météorite arrive dans les couches inférieures de l‘atmosphère...

Il mima la trajectoire légèrement incurvée.

— Elle approche de l‘océan Arctique... l‘angle de sa chute est oblique... Elle tombe, on pourrait presque croir e qu‘elle va rebondir sur la surface de l‘Océan... elle tombe... et... BAM !

Rachel sursauta.

— ... L‘impact est cataclysmique ! La météorite explose en projetant des éclats qui tournoient et rebondissent à la surface de l‘eau.

Corky ralentit ses gestes, à présent, mimant le tournoiement de l‘échantillon sous l‘eau, en direction des pieds de Rachel.

— ... L‘un des fragments continue de rebondir vers Ellesmere Island.

Il approcha la roche de l‘orteil droit de Rachel.

— Elle rebondit encore sur la mer puis sur la terre ferme...

Il glissa la roche le long de la chaussure de Rachel et l‘immobilisa dans le creux de la cheville.

— ... Et elle s‘arrête enfin sur le haut du glacier Milne, où elle est rapidement enfouie sous la neige et la glace qui vont la protéger de l‘érosion terrestre.

Corky se releva, un grand sourire aux lèvres.

Rachel, jusque-là bouche bée, partit d‘un éclat de rire admiratif.

— Eh bien, professeur Marlinson, vos explications étaient on ne peut plus...

— Lumineuses ? proposa Corky.

— C‘est le mot..., reconnut Rachel.

Corky lui tendit l‘échantillon.

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— Regardez, lui dit-il, voici la section en coupe.

Rachel examina l‘intérieur de la roche quelques instants, sans rien distinguer.

— Elevez-le à la lumière, enjoignit Tolland avec chaleur. Et regardez de plus près.

Rachel approcha le fragment de roche de ses yeux et l‘inclina sous la lumière qui tombait de la coupole.

Maintenant elle les voyait – de minuscules sphères métalliques qui scintillaient dans la pierre. Des dizaines d‘entre elles parsemaient la surface sectionnée, comme autant de minuscules gouttelettes de mercure d‘environ un millimètre de diamètre.

— On appelle ces petites gouttelettes des « chondres », expliqua Corky. Et on ne les trouve que dans les météorites.

Rachel cligna des yeux pour tâcher de mieux voir.

— C‘est clair, dit-elle, je n‘ai jamais rien vu de semblable sur une roche terrestre.

— Et cela ne vous arrivera pas, renchérit Corky. Les chondres appartiennent à une structure géologique qui n‘existe pas sur terre. Certains d‘entre eux sont exceptionnellement âgés, peut-être constitués des matériaux les plus anciens de l‘univers. D‘autres chondres sont beaucoup plus récents comme celui que vous tenez dans votre main. Les chondres de cette météorite datent d‘environ cent quatre-vingt-dix millions d‘années.

— Et, pour vous, cent quatre-vingt-dix millions d‘années, c‘est tout récent ?

— Sacrément récent ! En termes d‘histoire cosmique, c‘est hier. Mais le truc important, ici, c‘est que cet échantillon contient des chondres et que c‘est la preuve formelle que nous avons bien affaire à une météorite.

— OK, fit Rachel, les chondres prouvent qu‘il s‘agit d‘une météorite. J‘ai pigé.

— Et finalement, ajouta Corky en soupirant, si la croûte de fusion et les chondres ne vous ont pas convaincue, nous autres astronomes avons une méthode infaillible pour confirmer qu‘il s‘agit de roches d‘origine extraterrestre.

— Comment ça ?

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Corky prit un air entendu.

— Nous utilisons tout simplement un microscope pétrographique polarisant, un spectromètre à fluorescence en rayons X, un analyseur par activation de neutrons ou un spectromètre de plasma couplé par induction pour mesurer les rapports ferromagnétiques.

Tolland gémit :

— Non mais, quel bluffeur ! Ce que Corky veut dire, c‘est que, pour prouver qu‘une roche est une météorite, il suffit d‘analyser son contenu chimique.

— Hé, vieux bourlingueur ! se gaussa Corky. Tu ferais mieux de laisser la science aux scientifiques, tu ne crois pas ? (Il se retourna vers Rachel.) Dans les roches terrestres, on ne trouve de minerai de nickel qu‘à des pourcentages extrêmement élevés ou bien, au contraire, extrêmement faibles. Entre les deux, néant. Pour les météorites, en revanche, le contenu en nickel se situe dans une fourchette intermédiaire. C‘est pourquoi, si nous analysons un échantillon et que nous trouvons une teneur en nickel intermédiaire, nous pouvons certifier sans l‘ombre d‘un doute qu‘il s‘agit d‘une météorite.

Rachel ne se sentait pas plus avancée.

— Très bien, messieurs. Croûtes de fusion, chondres, teneur en nickel médiane, tout cela prouve bien que ce caillou vient de l‘espace. J‘ai pigé le topo... Maintenant, pouvez-vous me dire ce que je fais ici ?

Elle reposa le « caillou » sur la table de Corky. Celui-ci poussa un deuxième soupir, solennel cette fois.

— Voulez-vous voir un échantillon de la météorite que la NASA a découverte dans la glace qui se trouve dans le sous-sol ?

Au point où j‘en suis..., songea Rachel en hochant la tête, résignée.

Corky plongea la main dans la poche de sa chemise et en ressortit un petit fragment de pierre en forme de disque. Ce morceau de roche ressemblait à un CD audio d‘environ un centimètre et demi d‘épaisseur et sa composition semblait analogue à la météorite qu‘elle venait de voir.

— Voici une tranche de la roche d‘en bas, que nous avons forée et extraite hier.

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Corky tendit le disque à Rachel. L‘aspect de l‘échantillon n‘avait rien d‘extraordinaire. Comme celui qu‘elle avait examiné auparavant, il était d‘un blanc orangé et pesait lourd dans sa main. Le pourtour du disque, correspondant apparemment à un fragment de la surface de la roche, était calciné et noirâtre.

— Il s‘agit sans doute de la croûte de fusion, fit-elle.

— Oui, cet échantillon, extrait près de la surface de la météorite, a gardé un peu de sa croûte.

Rachel inclina le disque dans la lumière et repéra les petits globules métalliques.

— Ah, je vois les chondres...

— Très bien, fit Corky d‘une voix vibrante d‘excitation. Et je peux vous dire, pour avoir examiné cette chose au moyen d‘un microscope pétrographique polarisant, que sa teneur en nickel est médiane. Il ne peut donc s‘agir d‘une roche terrestre. Vous venez de confirmer que la roche qui se trouve dans votre main vient de l‘espace.

Rachel leva les yeux, désorientée.

— Professeur Marlinson, c‘est une météorite. Elle est censée venir de l‘espace. D‘accord, mais après ?

Corky et Tolland échangèrent des regards entendus.

Tolland posa la main sur l‘épaule de Rachel.

— Retournez-la, murmura-t-il.

Rachel retourna le disque afin de pouvoir examiner l‘autre face. Il ne lui fallut qu‘un instant pour comprendre ce qu‘elle venait de percevoir. La révélation la frappa comme un coup de tonnerre.

— Impossible ! souffla-t-elle en s‘étranglant presque. Et pourtant, en regardant la roche, elle saisit que le mot

« impossible » n‘aurait plus jamais le même sens pour elle.

Enchâssée dans la pierre, on distinguait une forme qui, sur un spécimen terrestre, aurait été considérée comme tout à fait anodine mais qui, dans une météorite, était au plus haut point extraordinaire.

— C‘est..., balbutia Rachel. C‘est... un insecte ! Cette météorite contient un insecte fossile !

Tolland et Corky étaient aux anges.

— Bienvenue au club ! annonça Corky.

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L‘émotion qui submergea Rachel la laissa muette quelques instants. Pourtant, au milieu de sa stupéfaction, elle comprenait bien que ce fossile avait jadis été un organisme vivant, cela ne faisait pas l‘ombre d‘un doute. La marque dans la pierre devait mesurer huit centimètres de long et évoquait le ventre de quelque gros scarabée. Sept paires de pattes articulées s‘échelonnaient sous une carapace protectrice, divisée comme celle d‘un tatou.

Rachel se sentit prise de vertige.

— Un insecte venu de l‘espace...

— C‘est un isopode, précisa Corky, les insectes ont trois paires de pattes, pas sept.

La jeune femme ne l‘entendit pas. En reprenant son examen du fossile, elle eut l‘impression que la salle se mettait à tourner autour d‘elle.

— On voit clairement, reprit Corky, que la carapace dorsale est segmentée en plaques qui se chevauchent comme sur un cloporte, et pourtant les deux appendices en forme de queue évoquent plutôt un pou.

Rachel n‘écoutait plus Corky. La classification précise de l‘espèce ne l‘intéressait absolument pas. Les pièces du puzzle semblaient maintenant former un tableau cohérent : le secret du Président, l‘excitation de la NASA...

Il y a un fossile dans cette météorite, et ce n‘est pas seulement une tache de bactérie ou de microbe, mais une forme de vie évoluée ! La preuve qu‘il y a de la vie quelque part, ailleurs, dans l‘univers ! se disait-elle.


23.


Le débat était commencé depuis dix minutes et le sénateur Sexton se demandait comment il avait pu s‘inquiéter. Marjorie Tench était un adversaire complètement surfait. Malgré sa

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réputation de sagacité et de cynisme, la conseillère du Président était davantage un agneau sacrificiel qu‘un opposant digne de ce nom.

Certes, quelques instants auparavant, Tench était passée à l‘attaque en suggérant que le programme anti-avortement du sénateur était « dirigé contre les femmes ». Mais alors, juste au moment où on avait l‘impression qu‘elle allait resserrer l‘étreinte, elle avait commis une faute d‘inattention. Alors qu‘elle questionnait le sénateur sur les moyens qu‘il comptait mettre en œuvre pour trouver des fonds supplémentaires en faveur de l‘éducation sans augmenter les impôts, Tench avait fait une allusion indirecte aux polémiques constantes de Sexton contre la NASA, son bouc émissaire.

La NASA était un sujet que Sexton avait de toute façon l‘intention d‘aborder, mais plutôt vers la fin de la discussion, et voilà que Marjorie Tench lui avait tendu la perche. Pauvre idiote !

— Puisque nous parlons de la NASA, renchérit Sexton d‘un ton dégagé, pouvez-vous commenter les rumeurs que je ne cesse d‘entendre sur un nouvel échec de l‘Agence ?

Marjorie Tench ne cilla pas.

— Cette rumeur n‘est pas parvenue jusqu‘à mes oreilles.

Sa voix éraillée grinçait légèrement.

— Donc, aucun commentaire ?

— Je crains que non.

Sexton exulta. Dans l‘univers impitoyable des médias, quand la langue de bois lâchait un « sans commentaire », tous s‘empressaient de traduire « l‘accusé plaide coupable ».

— Je vois, fit Sexton. Et en ce qui concerne la rumeur d‘une rencontre secrète récente entre le Président et l‘administrateur de la NASA ?

Cette fois Tench adopta un air surpris.

— Je ne suis pas sûre de savoir à quel entretien vous faites allusion. Le Président a sans cesse des entretiens avec les responsables de ce pays.

— Bien sûr, c‘est son boulot...

Sexton décida d‘attaquer sans prendre de gants.

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— Madame Tench, vous faites partie des plus ardents supporters de l‘Agence spatiale, n‘est-ce pas ?

Tench soupira, lasse de voir son interlocuteur enfourcher une fois de plus son cheval de bataille.

— Je crois en effet, monsieur le sénateur, qu‘il est important de préserver l‘avance technologique de l‘Amérique, qu‘elle s‘exerce dans le domaine militaire et industriel, dans les renseignements ou les télécommunications. La NASA est un maillon essentiel de la suprématie américaine.

Sexton capta le regard inquiet de Gabrielle, en régie, qui lui intimait de faire machine arrière, mais trop tard, le sénateur avait flairé l‘odeur du sang frais et rien ne pouvait plus l‘arrêter.

— Une question qui m‘intrigue, chère madame... Est-ce votre influence dans les coulisses du pouvoir qui explique le soutien jamais démenti du Président à une Agence qui bat sérieusement de l‘aile ?

Tench secoua la tête.

— Non. Le Président est également un fervent partisan de la NASA. Il n‘a nul besoin de moi pour prendre ses décisions.

Sexton n‘en croyait pas ses oreilles. Il venait de donner une chance à Marjorie Tench d‘exonérer partiellement le Président en acceptant d‘assumer une part de responsabilité dans la complaisance coupable du gouvernement à l‘égard de l‘Agence spatiale. Et voilà que Tench se défaussait sur Herney... « Le Président n‘a nul besoin de moi pour prendre ses décisions. »

On aurait presque dit que Tench était déjà en train d‘essayer de prendre ses distances envers une campagne qui sentait le roussi.

Ce n‘était pas une grande surprise, d‘ailleurs. Après tout, une fois la campagne terminée et son champion défait, Marjorie Tench allait bien devoir se chercher un autre travail.

Durant les minutes qui suivirent, Sexton et Tench parèrent leurs attaques réciproques. Tench esquissa quelques faibles tentatives pour détourner celles de Sexton, mais celui-ci ne cessait de la relancer sur le budget de la NASA.

— Sénateur, reprit Tench, vous souhaitez faire des coupes sombres dans le budget de la NASA, mais avez-vous la moindre idée du nombre d‘emplois high-tech qu‘une telle politique supprimerait ?

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Sexton faillit lui éclater de rire au nez. Et cette femme est considérée comme la bête politique numéro un de Washington ?

se demanda-t-il. Tench avait manifestement beaucoup à apprendre sur le marché du travail de ce pays. Les emplois high-tech, quel que soit leur nombre, ça ne pesait pas lourd en comparaison de la quantité de cols bleus américains qui trimaient dur pour gagner leur vie et payaient trop d‘impôts.

Sexton bondit.

— Marjorie, nous parlons ici de milliards de dollars d‘économie. Si le résultat doit être que quelques scientifiques de la NASA s‘inscrivent dans une agence pour l‘emploi afin d‘essayer de vendre leurs compétences ailleurs, je m‘en lave les mains. Mon rôle à moi, c‘est de réduire la dépense publique.

Marjorie Tench resta silencieuse, comme si elle accusait le coup. L‘animateur de CNN en profita pour renchérir :

— Madame Tench, une réaction ?

La conseillère du Président finit par s‘éclaircir la voix avant de parler.

— Je suis simplement surprise d‘entendre que M. Sexton se pose en adversaire inconditionnel de la NASA.

Les yeux de Sexton s‘étrécirent. Bien essayé, ma fille, se dit-il.

— Je ne suis pas anti-NAS A et je rejette cette accusation.

Je suis simplement en train de dire que les comptes de la NASA traduisent parfaitement les débordements budgétaires de notre Président. La NASA prétendait qu‘elle allait construire la navette spatiale pour cinq milliards de dollars, elle a coûté douze milliards. On nous a aussi assuré qu‘on allait fabriquer une station spatiale pour huit milliards, et la station a fini par coûter cent milliards.

— Les Américains sont leaders dans ce domaine, objecta Tench, parce qu‘ils se fixent des objectifs ambitieux et qu‘ils les atteignent coûte que coûte.

— Ma chère Marge, cet appel à l‘orgueil national ne marche pas avec moi. Ces deux dernières années, la NASA a multiplié ses dépenses par trois, et il a bien fallu qu‘elle garde la tête basse pour demander au Président de combler les déficits que ses gaffes avaient entraînés. Est-ce cela votre notion de la fierté

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nationale ? Si vous voulez parler de fierté nationale, parlons alors d‘écoles performantes. Parlons d‘une assurance maladie universelle. Parlons d‘enfants intelligents et doués qui grandissent dans un pays capable de leur offrir des occasions d‘exprimer leur potentiel. Voilà mon idée de la fierté nationale !

Marjorie Tench lui jeta un regard furibond.

— Puis-je vous poser une question directe, sénateur ?

Sexton ne répondit rien, et se contenta d‘attendre. Les mots de Marjorie Tench se firent incisifs, son ton devint plus ferme, plus agressif.

— Sénateur, si je vous disais que l‘exploration spatiale n‘est pas réalisable à un budget inférieur à celui qui est actuellement alloué à l‘Agence, prendriez-vous l‘initiative de la démanteler purement et simplement ?

La question ressemblait beaucoup à une pierre chutant violemment dans le jardin de Sexton. Peut-être que Tench n‘était pas si stupide que ça, après tout. Elle avait réussi à attirer Sexton dans un piège avec sa question soigneusement formulée qui le forçait à prendre position par oui ou par non, bref à abattre ses cartes et à choisir une fois pour toutes une position claire.

Instinctivement, Sexton essaya de se dérober.

— Je ne doute pas qu‘avec une gestion saine la NASA pourrait explorer l‘espace pour beaucoup moins que ce que nous...

— Sénateur Sexton, répondez à la question. Explorer l‘espace est une entreprise périlleuse et coûteuse. Un peu comme de construire un avion de transport pour passagers. Soit on le fait bien, soit il vaut mieux ne pas le faire du tout, les risques sont trop grands. Ma question est donc la suivante : si vous devenez Président et si vous êtes confronté à la décision de continuer à subventionner la NASA au même niveau qu‘aujourd‘hui ou de jeter tout le programme spatial américain aux oubliettes, laquelle de ces options choisissez-vous ?

Merde. Sexton jeta un coup d‘œil vers Gabrielle à travers la vitre de la régie. Son expression conforta Sexton dans ce qu‘il savait déjà. Assumez vos convictions. Soyez direct. Ce n‘est pas

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le moment de tourner autour du pot, semblait-elle lui dire.

Sexton releva le menton.

— Oui, si j‘étais confronté à cette décision, je transférerais le budget actuel de la NASA à l‘Éducation nationale. Je ferais passer nos enfants avant la recherche spatiale.

Marjorie Tench afficha une expression de totale surprise.

— Je suis abasourdie par ce que j‘entends ! Vous ai-je bien compris, sénateur ? Si vous étiez Président, vous me dites que vous annuleriez le programme spatial américain ?

Sexton sentit la moutarde lui monter au nez. Elle avait réussi à lui faire dire ce qu‘elle voulait. Il essaya de contrer, mais Tench avait déjà repris son laïus.

— Donc, sénateur, je veux que les auditeurs l‘entendent à nouveau, vous nous dites que vous vous débarrasseriez de l‘Agence qui a envoyé des hommes sur la Lune ?

— Je pense que la conquête spatiale est un chapitre clos !

Les temps ont changé. La NASA ne joue plus un rôle décisif dans la vie quotidienne des Américains et pourtant nous continuons à la financer.

— Vous pensez donc que l‘espace n‘est pas l‘avenir de l‘humanité ?

— Bien sûr que l‘espace représente l‘avenir, mais la NASA est un dinosaure ! Laissons le secteur privé explorer l‘espace.

Les contribuables américains ne devraient pas avoir à signer des chèques chaque fois qu‘un quelconque ingénieur de Washington veut prendre un cliché de Jupiter à un milliard de dollars. Les Américains sont fatigués de devoir sacrifier l‘avenir de leurs enfants pour entretenir une agence démodée qui donne si peu en retour alors qu‘elle nous coûte si cher !

Tench poussa un soupir consterné.

— Elle nous donne si peu en retour ? Mais, à l‘exception peut-être du programme SETI, la NASA nous a beaucoup donné en retour, sénateur...

Sexton fut choqué que Marjorie Tench ait seulement osé prononcer le nom de SETI. Mais elle venait de commettre une bourde majeure. Le programme SETI était consacré à la recherche d‘une intelligence extraterrestre et il était le gouffre financier le plus abyssal de toute l‘histoire de la NASA. L‘Agence

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avait essayé de redorer le blason de son projet en le rebaptisant

« Origines » et en le réaménageant, il s‘agissait pourtant du même pari perdu d‘avance.

— Marjorie, reprit Sexton en sautant sur l‘occasion, je vais parler du projet SETI uniquement parce que vous y faites allusion.

Etrangement, Tench eut l‘air avide d‘entendre ce qu‘il avait à dire. Sexton se racla la gorge.

— La plupart des gens ne savent pas que la NASA recherche E.T. depuis trente-cinq ans maintenant : on a déployé des armées de satellites, de gigantesques émetteurs récepteurs, on dépense des millions en salaires pour rémunérer des scientifiques qui sont assis à écouter des bandes sur lesquelles il n‘y a rien. Il s‘agit d‘une gabegie absolument inadmissible.

— Vous affirmez que toute cette entreprise ne sert à rien ?

— Je dis que, si une autre agence gouvernementale avait dépensé quarante-cinq millions en trente-cinq ans pour n‘obtenir aucun résultat, elle aurait été sabrée il y a bien longtemps.

Sexton fit une pause pour laisser la gravité de son jugement imprégner l‘esprit des auditeurs.

— Après trente-cinq ans ajouta-t-il, il est évident que nous n‘allons pas découvrir une quelconque trace de vie extraterrestre !

— Et si vous aviez tort ?

Sexton leva les yeux au ciel.

— Oh, pour l‘amour du ciel, madame Tench ! Si j‘ai tort, eh bien, je vous l‘assure, je mangerai mon chapeau.

Marjorie Tench plongea ses yeux torves dans ceux de Sexton et, pour la première fois, elle esquissa un sourire.

— Je me souviendrai de ce que vous venez de dire, sénateur. Je crois que nous nous en souviendrons tous.

À neuf kilomètres de là, confortablement installé dans le bureau Ovale, le président Zach Herney éteignait le poste de télé et se versait un verre de whisky. Comme Marjorie Tench l‘avait promis, Sexton venait de gober l‘appât, et, du coup, il avait aussi avalé l‘hameçon, la ligne et le plomb...


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24.


Michael Tolland ne pouvait s‘empêcher de sourire de toutes ses dents en contemplant Rachel Sexton bouche bée et réduite au silence devant la météorite fossile qu‘elle tenait à la main. La beauté raffinée du visage de Rachel semblait maintenant éclipsée par son expression d‘émerveillement naïf : on aurait dit une fillette qui venait de rencontrer le Père Noël pour la première fois.

Je comprends exactement ce que tu ressens, songea-t-il.

Tolland avait connu exactement la même stupéfaction quarante-huit heures plus tôt. Lui aussi en avait eu le souffle coupé. Et même maintenant, les implications scientifiques et philosophiques de cette découverte continuaient de le plonger dans une stupeur qui le forçait à reconsidérer toutes ses convictions.

Parmi ses différentes découvertes océanographiques, Tolland avait identifié plusieurs espèces vivant dans les grandes profondeurs, auparavant inconnues ; pourtant cet « insecte venu de l‘espace » représentait un bouleversement sans précédent pour la science. Malgré la propension de Hollywood à représenter les extraterrestres en petits bonshommes verts, les astrobiologistes et les experts en général étaient d‘accord pour considérer qu‘étant donné le nombre d‘espèces d‘insectes que comptait la Terre et leur capacité d‘adaptation, la vie extraterrestre serait probablement insectoïde, si jamais on la découvrait.

Les insectes font partie de l‘embranchement des arthropodes. Des créatures dont le squelette est constitué d‘une carapace extérieure rigide et de pattes articulées. Avec plus de 1,25 million d‘espèces connues et environ cinq cent mille espèces restant à découvrir, les insectes terrestres dépassent en nombre toutes les autres espèces animales additionnées. Ils

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composent quatre-vingt-quinze pour cent de toutes les espèces de la planète et quarante pour cent de la biomasse terrestre.

Ce n‘est pourtant pas tant l‘abondance des insectes que leur résistance qui est impressionnante. Du scarabée des neiges de l‘Antarctique au scorpion de la Vallée de la Mort, les insectes habitent volontiers des régions où les températures, la sécheresse et même la pression de l‘air sont hostiles à toute autre forme de vie. Ils résistent aussi à l‘exposition aux énergies les plus mortelles connues dans l‘univers, notamment aux radiations. Après un test nucléaire effectué en 1945, des officiers de l‘armée de l‘air américaine avaient enfilé des tenues antiradiations et examiné la zone irradiée. Ils avaient alors découvert des cancrelats et des fourmis vaquant à leurs occupations habituelles – comme si de rien n‘était. Les scientifiques en avaient conclu que l‘exosquelette protecteur des arthropodes en faisait des candidats à la colonisation de planètes saturées de radiations, mortelles pour toute autre forme de vie.

On dirait que ces astrobiologistes ont eu raison, songea Tolland. E.T. est un insecte.

Rachel avait l‘impression que ses jambes se dérobaient sous elle.

— Je ne peux... pas le croire, marmonnait-elle en retournant le fossile dans sa main. Je n‘aurais jamais pensé...

— Donnez-vous le temps de décanter l‘information, suggéra Tolland avec un large sourire. Il m‘a fallu vingt-quatre heures pour recouvrer mes esprits quand on m‘a appris la nouvelle !

— Je vois qu‘il y a une nouvelle venue parmi nous, fit un homme aux traits asiatiques, et à la haute stature, en s‘approchant d‘eux.

L‘euphorie de Corky et Tolland retomba immédiatement à son arrivée. Apparemment, le moment de magie était bel et bien dissipé.

— Professeur Wailee Ming, se présenta l‘homme.

J‘enseigne la paléontologie à l‘université de Californie.

L‘attitude du professeur Ming, dans sa raideur un peu empesée et solennelle, rappelait celle d‘un aristocrate de la

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Renaissance ; il lissait continuellement le nœud papillon démodé qu‘il portait sous son manteau en poil de chameau, lui arrivant aux genoux. Wailee Ming n‘était apparemment pas du genre à négliger son apparence, qu‘il souhaitait irréprochable.

— Je suis Rachel Sexton.

La jeune femme tendit une main encore tremblante que le professeur Ming serra dans sa paume douce. Ming était aussi l‘un des experts civils recrutés par le Président.

— Je serais enchanté, mademoiselle Sexton, reprit le paléontologue, de vous dire tout ce que vous voudrez savoir sur ces fossiles.

— Et beaucoup de choses que vous ne tenez pas à connaître, grommela Corky.

Ming passa un index sévère sur son nœud papillon.

— Ma spécialité, en tant que paléontologue, ce sont les espèces

d‘arthropodes

éteintes,

notamment

les

mygalomorphae. La caractéristique la plus impressionnante de cet organisme est...

— ... est qu‘il provient d‘une autre planète, tout aussi froide que celle-ci ! l‘interrompit Corky.

Ming grogna quelque chose et se racla la gorge.

— La caractéristique la plus impressionnante de cet organisme, c‘est qu‘il s‘insère parfaitement dans notre système darwinien de taxonomie et de classification terrestre.

Rachel lui jeta un coup d‘œil rapide. Ils peuvent classifier cette chose ? se demanda-t-elle.

— Vous voulez dire le règne, l‘embranchement, l‘espèce...

tout ça ?

— Exactement, fit Ming. Cette espèce, si on la trouvait sur terre, ferait partie de l‘ordre des isopodes et appartiendrait à une classe qui comporte deux mille espèces de poux.

— Des poux ? Mais c‘est un insecte énorme...

— La taxonomie n‘est pas limitative en taille. Les chats domestiques et les tigres, par exemple, sont cousins. La classification s‘intéresse avant tout à la physiologie. Cette espèce est clairement un pou : il a un corps aplati, sept paires de pattes et un système génital identique en structure à celui des poux des

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bois, des cloportes ou des xylophages marins. Les autres fossiles révèlent clairement des...

— Les autres fossiles ?

Ming jeta un coup d‘œil à Corky et Tolland.

— Elle n‘est pas au courant ?

Tolland secoua la tête.

Le visage du paléontologue s‘illumina aussitôt.

— Mademoiselle Sexton, vous n‘avez pas encore entendu le meilleur...

— Il y a d‘autres fossiles, intervint Corky, essayant de voler l‘avantage à Ming. Beaucoup d‘autres...

Corky tendit la main vers une large enveloppe en papier kraft et en sortit une feuille pliée en quatre. Il la posa sur la table devant Rachel et la déplia.

— Après avoir extrait quelques échantillons de roches, nous avons envoyé au cœur de la météorite une caméra à rayons X.

Voici le cliché de la section en coupe que nous en avons rapporté.

Rachel regarda le document posé à plat sur la table et, stupéfaite, ne put que s‘asseoir. La section en coupe tridimensionnelle de la météorite pullulait littéralement de dizaines d‘insectes.

— Ces insectes fossiles se trouvent souvent captifs dans la roche en très grandes quantités, reprit Ming. Il arrive régulièrement que des glissements de terrain anéantissent des nids, des communautés entières, bref, une multitude d‘insectes.

Corky s‘éclaira d‘un large sourire.

— Nous pensons que la collection trouvée dans la météorite représente en fait un nid.

Il désigna du doigt l‘un des insectes sur le cliché.

— Et voici maman !

Rachel regarda le spécimen en question et resta bouche bée. « Maman » semblait mesurer près de soixante centimètres de long.

— Pour un pou, c‘est un gros pou, hein ? fit Corky.

Rachel acquiesça, sidérée, en essayant d‘imaginer des poux de la taille d‘un chat en train de se balader sur quelque planète lointaine.

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— Sur terre, reprit Ming, la taille des insectes reste relativement petite parce que la gravité les empêche de se développer. Leur développement est limité par le poids que peut supporter leur exosquelette. En revanche, sur une planète soumise à une gravité moindre, rien n‘empêcherait que les insectes atteignent des dimensions bien supérieures.

— Imaginez des moustiques de la taille d‘un condor. Pas évident à écraser, hein ? plaisanta Corky, reprenant l‘échantillon des mains de Rachel pour le glisser dans la poche de sa chemise.

— Je vous conseille de ne pas voler cet échantillon !

maugréa le paléontologue.

— Allons, Ming, répondit Corky, nous en avons huit tonnes supplémentaires qui nous attendent tout en bas.

L‘esprit analytique de Rachel tournait à plein régime pour décortiquer les données qu‘elle venait d‘assimiler.

— Mais comment la vie sur une planète lointaine peut-elle être si semblable à la vie sur terre ? Vous avez dit que cet insecte s‘intégrait parfaitement dans notre classification darwinienne ?

— Parfaitement, fit Corky, et, croyez-le ou non, beaucoup d‘astronomes ont prédit que la vie extraterrestre serait très semblable à la vie terrestre.

— Mais pourquoi ? Cette espèce ne vient-elle pas d‘un environnement entièrement différent ?

— C‘est la panspermie, répliqua Corky avec un large sourire.

— Je vous demande pardon ?

— La panspermie est la théorie selon laquelle la vie aurait été disséminée et implantée ici à partir d‘une autre planète.

Rachel se renversa sur son siège, perplexe.

— Je ne comprends plus rien à ce que vous me dites.

Corky se tourna vers Tolland.

— Mike, vas-y, c‘est toi l‘homme de la « mer originelle ».

Tolland eut l‘air ravi de prendre la suite.

— Autrefois, la terre était une planète sans vie, Rachel.

Puis, brusquement, du jour au lendemain, la vie a explosé.

Nombre de biologistes pensent que cette explosion a été le résultat magique d‘une combinaison idéale d‘éléments au cœur

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des océans. Mais nous n‘avons jamais été capables de reproduire ce phénomène en laboratoire, si bien que des sommités religieuses ont utilisé cet échec pour prétendre démontrer l‘existence de Dieu. Ils affirment que la vie ne peut avoir existé avant que Dieu, d‘un coup de baguette magique, l‘ait créée sur notre planète.

— Mais nous autres astronomes, intervint Corky, avons trouvé une meilleure explication pour cette brusque explosion de la vie sur terre.

— La panspermie ? fit Rachel, comprenant maintenant de quoi ils parlaient.

Elle avait déjà entendu parler de cette théorie, mais ne se rappelait plus son nom.

— Une théorie selon laquelle, poursuivit-elle, une météorite se serait écrasée dans l‘océan, semant les premiers germes de vie microbienne sur terre.

— Dans le mille ! lança Corky. C‘est là que les semences ont infusé et qu‘elles ont donné naissance aux premières espèces animales.

— Si cette théorie est vraie, reprit Rachel, alors l‘ancêtre de toutes les formes de vie terrestres et extraterrestres serait le même.

— Deux fois dans le mille !

La panspermie, songea la jeune femme, essayant laborieusement d‘entrevoir les implications de cette théorie.

— Donc, non seulement ce fossile confirme que la vie existe ailleurs, mais il confirme pratiquement la panspermie... c‘est-à-dire que la vie sur terre est issue d‘un ailleurs situé au loin dans l‘univers.

— Trois fois dans le mille ! Corky acquiesça, radieux.

— Techniquement, nous sommes peut-être tous des extraterrestres. Il plaça ses deux index derrière la tête comme deux antennes, loucha comme un collégien et se mit à agiter la langue comme quelque insecte burlesque.

Tolland regarda Rachel avec un sourire compatissant.

— Et dire que ce type est le summum de notre évolution !


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25.


Comme à travers les brumes d‘un rêve, Rachel parcourait le vaste espace central de la station au côté de Michael Tolland.

Corky et Ming les suivaient de près.

— Ça va ? demanda Tolland en scrutant le visage de la jeune femme.

— Oui, merci, répondit-elle avec un faible sourire. Il faut que j‘assimile tout cela...

Rachel se souvenait de la tristement célèbre ALH84001 –

une météorite martienne découverte par la NASA en 1996 et qui, selon l‘Agence spatiale, contenait des traces fossilisées de vie bactérienne. Quelques semaines après une conférence de presse triomphale, plusieurs scientifiques indépendants étaient venus apporter la preuve que les « signes de vie » relevés sur le fragment de roche n‘étaient que des traces de matière organique, dues à la contamination terrestre. La crédibilité de la NASA avait énormément souffert de cette erreur. Et le New York Times en avait profité pour réinterpréter le sigle de la NASA – la qualifiant de « NOTOIREMENT ARROGANTE ET

SCIENTIFIQUEMENT APPROXIMATIVE ». Dans le même journal, le paléontologue Stephen Jay Gould tranchait la question de l‘ALH84001 en soulignant que les preuves avancées par la NASA, de nature chimique et obtenues par déduction, ne constituaient pas des preuves matérielles, comme l‘auraient été sans ambiguïté des ossements ou des coquillages.

Cette fois-ci, se disait Rachel en avançant sur la glace, la NASA disposait de preuves irréfutables. Même le plus sceptique des scientifiques ne pourrait pas contester ces fossiles-là.

L‘Agence spatiale ne cherchait pas à fourguer des agrandissements flous de photos de bactéries prétendument microscopiques. Elle disposait d‘échantillons d‘une météorite recelant des organismes biologiques visibles à l‘œil nu. Des poux longs de trente centimètres !

Rachel sourit intérieurement en se rappelant une chanson fétiche de son enfance, où David Bowie évoquait les « araignées

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de Mars ». Qui aurait pu alors se douter que la star britannique prophétisait une grande découverte astrobiologique ?

Corky Marlinson avait rattrapé la jeune femme.

— Dites-moi, Rachel, Mike vous a-t-il déjà vanté son documentaire ?

— Non, mais je serais ravie qu‘il m‘en parle.

Corky envoya une grande claque dans le dos de son confrère.

— Vas-y, mon grand ! Explique-lui pourquoi le Président a décidé de confier le plus grand moment de l‘histoire de la science au Cousteau du XXIe siècle !

— Tu ne voudrais pas t‘en charger ? grommela Tolland.

— Très bien, je vais tout vous raconter, déclara Corky en se glissant entre ses deux compagnons. Comme vous le savez sans doute, le Président tiendra ce soir une conférence de presse pour annoncer au monde la découverte de la météorite. Et comme ce monde est composé d‘une majorité d‘imbéciles, il a demandé à Mike d‘en assurer la promotion.

— Je te remercie, répliqua Tolland, c‘est sympa ! (Il se tourna vers Rachel.) Ce qu‘il essaie de vous dire, c‘est qu‘en raison de l‘abondance d‘informations scientifiques à faire passer, le Président a pensé qu‘un court documentaire sur la météorite rendrait le dossier plus accessible aux Américains moyens qui, curieusement, ne sont pas tous diplômés d‘astrophysique.

— Saviez-vous, Rachel, reprit Corky, que je viens d‘apprendre que notre Président est un grand fan du « Monde merveilleux de la mer », l‘émission de Michael ? (Il secoua la tête avec dégoût.) Zach Herney, le grand maître du monde libre, demande à sa secrétaire de lui enregistrer l‘émission de Michael Tolland pour pouvoir la regarder quand il a besoin de décompresser après une dure journée de travail.

Tolland haussa les épaules.

— Que voulez-vous que je vous dise ? C‘est un homme de goût...

Rachel commençait à mesurer l‘habileté de Zach Herney.

Le succès d‘une politique s‘appuie sur les médias, et elle imaginait déjà la crédibilité que Michael Tolland apporterait à la

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conférence de presse. Le Président avait recruté l‘homme idéal pour réussir son opération de sauvetage de la NASA. Les sceptiques auraient toutes les peines du monde à contester des informations cautionnées par le vulgarisateur scientifique le plus populaire du pays, épaulé par des savants éminents.

— Outre ceux des spécialistes de la NASA, reprit Corky, Mike a déjà filmé tous nos témoignages. Et je suis prêt à parier ma Médaille nationale que vous êtes la prochaine sur sa liste.

Rachel se retourna vers Tolland.

— Moi ? Mais vous n‘y pensez pas ? Pas question que j‘apparaisse à l‘écran ! Je bosse pour les services secrets.

— Dans ce cas, pourquoi le Président vous a-t-il envoyée parmi nous ?

— Il ne me l‘a pas encore précisé.

Un sourire amusé apparut sur le visage de Corky.

— Vous êtes bien un agent de la Maison Blanche, spécialisée dans la sélection et l‘authentification de données ?

— Oui, mais pas dans le domaine scientifique.

— Et vous êtes la fille de celui qui a bâti sa campagne sur les dépenses de la NASA dans la recherche spatiale...

Rachel le voyait venir.

— Mademoiselle Sexton, renchérit Ming, vous reconnaîtrez que votre témoignage ne ferait que renforcer la crédibilité de ce documentaire. Si le Président vous a envoyée ici, c‘est qu‘il a dans l‘idée de s‘assurer, d‘une manière ou d‘une autre, votre contribution.

En un éclair, Rachel se rappela la crainte qu‘avait manifestée Pickering de la voir manipulée par Herney.

Tolland jeta un coup d‘œil à sa montre.

— Je crois que nous devrions presser le pas, suggéra-t-il en indiquant le centre de la bulle. L‘heure approche.

— Quelle heure ? demanda Rachel.

— Celle de l‘extraction. On va remonter la météorite à la surface. D‘un moment à l‘autre.

Rachel n‘en croyait pas ses oreilles.

— Vous voulez dire que vous allez sortir une roche de huit tonnes enfouie sous soixante mètres de glace ?

Corky jubilait.

– 121 –


— Vous ne croyiez tout de même pas que la NASA allait laisser un tel trésor enseveli ?

— Non, mais...

Elle n‘avait pas vu la moindre trace de matériel de fouille dans la station.

— Par quel moyen la NASA espère-t-elle le faire remonter ?

Corky buvait du petit-lait.

— Aucun problème. Cet endroit est plein de spécialistes des fusées !

— Le professeur Marlinson raconte n‘importe quoi, coupa Ming. Il adore la provocation. La vérité, c‘est que tout le monde butait sur la question. Jusqu‘à ce que le professeur Mangor propose une solution envisageable.

— Qui est-ce ? On ne me l‘a pas présenté, fit Rachel.

— C‘est la quatrième et dernière trouvaille du Président, un professeur de glaciologie de l‘université du New Hampshire, répondit Tolland. Ming a raison, c‘est Mangor qui a mis au point le procédé d‘extraction.

— Et qu‘a-t-il suggéré, ce Mangor ?

— Elle, corrigea Ming. Le professeur Mangor est une femme.

— Affirmation discutable, grommela Corky en considérant Rachel. Elle va d‘ailleurs vous détester.

Tolland le foudroya du regard.

— C‘est pourtant vrai ! protesta Corky. Elle ne va pas apprécier la compétition.

— Pardon ?

demanda

Rachel,

perplexe.

Quelle

compétition ?

— Ne faites pas attention, répondit Tolland. La sottise de Corky a malheureusement échappé à la sagacité du Comité national de la science. Vous vous entendrez très bien avec Norah Mangor. C‘est une grande professionnelle, l‘une des meilleurs glaciologues au monde. Elle a passé plusieurs années dans l‘Antarctique à étudier les mouvements des glaciers.

— C‘est curieux, coupa Corky. On m‘avait dit que l‘université du New Hampshire avait profité d‘une donation pour l‘envoyer là-bas, histoire de permettre au campus de respirer un peu.

– 122 –


— Est-ce que tu sais, cingla Ming, qu‘elle a failli y laisser la vie ? Elle s‘est perdue dans une tempête et s‘est nourrie de graisse de phoque pendant cinq semaines avant qu‘on la retrouve.

— Il paraît que personne ne la cherchait vraiment..., souffla Corky à l‘oreille de Rachel.


26.


Le retour au bureau de Sexton parut interminable à Gabrielle Ashe. Assis en face d‘elle, le sénateur regardait par la fenêtre, visiblement ravi de son débat avec Marjorie Tench.

— Vous vous rendez compte ! s‘exclama-t-il soudain en se tournant vers elle avec un sourire radieux. Ils ont envoyé Tench pour une émission de l‘après-midi ! La Maison Blanche est dans tous ses états...

Gabrielle hocha pensivement la tête. En quittant CNN, elle avait perçu chez Marjorie Tench une expression satisfaite qui l‘avait inquiétée.

Le mobile de Sexton sonna dans sa poche. Il y plongea la main pour le saisir. Comme la plupart des hommes politiques, le sénateur avait hiérarchisé, en fonction de leur importance, les numéros où ses contacts pouvaient le joindre. Celui qui l‘appelait maintenant était certainement bien placé pour avoir accès à son numéro privé.

— Sénateur Sedgewick Sexton ! clama-t-il en faisant chanter les syllabes de son patronyme.

Gabrielle n‘entendit pas le nom de l‘interlocuteur, mais Sexton l‘écoutait avec une grande attention.

— Parfait ! déclara-t-il avec enthousiasme. Très heureux que vous ayez téléphoné. Que diriez-vous de 18 heures ce soir ?

J‘ai un appartement dans le centre, confortable et discret. Je

– 123 –


vous ai donné l‘adresse, je crois ? Je me réjouis de vous voir. À

tout à l‘heure, donc.

Il éteignit son portable, l‘air satisfait.

— Un nouveau fan ? demanda Gabrielle.

— Ils se multiplient. Et ce type-là est un poids lourd.

— Ça se sent. Et si vous le recevez chez vous...

Sexton défendait la sacro-sainte intimité de son appartement aussi farouchement qu‘un fauve protège sa tanière. Il haussa les épaules.

— En effet. J‘ai pensé qu‘il méritait une petite faveur personnelle. Une réception privée devrait le stimuler. Ce genre de rendez-vous peut se révéler précieux pour établir une relation de confiance.

Gabrielle acquiesça, et sortit l‘agenda des rendez-vous.

— Vous voulez que je l‘inscrive ?

— C‘est inutile. J‘avais prévu une soirée tranquille chez moi.

La page était en effet barrée de la main de Sexton des deux grosses lettres SP – qui pouvaient signifier indifféremment

« soirée privée », « sans projet » ou « seul et peinard ». Il s‘en programmait une de temps à autre, se cloîtrait chez lui, débranchait le téléphone et s‘adonnait à son activité favorite –

la dégustation d‘un bon cognac, seul ou avec quelques vieux amis –, avec l‘illusion d‘oublier la politique.

Gabrielle lui lança un regard étonné.

— Ainsi vous laissez votre campagne empiéter sur une de vos SP ? Je suis impressionnée.

— Il se trouve que ce type a réussi à me joindre un soir où je suis libre. Je vais lui consacrer un peu de temps, histoire de savoir ce qu‘il a à me dire.

Gabrielle brûlait d‘envie de demander qui était ce mystérieux personnage, mais Sexton avait visiblement l‘intention de rester vague, et elle avait appris à se montrer discrète quand il le fallait.

En sortant du périphérique, elle jeta un dernier coup d‘œil à la page d‘agenda marquée SP, avec l‘étrange impression que le sénateur attendait cet appel téléphonique.


– 124 –


27.


Au centre de la bulle, à six mètres au-dessus de la glace, se dressait un échafaudage en trépied, curieuse association d‘une plate-forme pétrolière à une tour Eiffel disproportionnée.

Rachel observait le dispositif sans comprendre comment un tel engin pouvait parvenir à extraire l‘énorme météorite du glacier.

Au-dessous de la tour, on avait installé plusieurs treuils sur des plaques d‘acier, elles-mêmes fixées sur la glace par de gros boulons. Des câbles tendus depuis les treuils jusqu‘aux poulies du sommet plongeaient ensuite à la verticale dans d‘étroits orifices forés dans la glace. Un groupe de techniciens athlétiques se relayait pour tendre les appareils de levage. À

chaque tour de serrage, les câbles progressaient de quelques centimètres, comme lorsqu‘on remonte l‘ancre à bord d‘un bateau.

Il y a quelque chose qui m‘échappe, se dit Rachel en s‘approchant de la zone d‘extraction. Elle avait l‘impression que ces hommes étaient en train de hisser la météorite à travers la glace.

— Un peu de coordination, bon Dieu ! hurla une voix de femme, aussi douce qu‘une tronçonneuse.

Rachel leva les yeux. Vêtue d‘une combinaison de ski jaune couverte de taches de graisse, une petite femme lui tournait le dos. Elle dirigeait la manœuvre. Elle prenait des notes sur un bloc, avançant et reculant d‘un pas raide, houspillant ses hommes tel un sergent instructeur.

— Bande de femmelettes, ne me dites pas que vous êtes fatigués !

— Norah ! cria Corky. Arrête d‘engueuler ces pauvres gars et viens plutôt flirter avec moi !

– 125 –


— C‘est toi, Marlinson ? répondit-elle sans daigner se retourner. Avec ton inimitable petite voix de fausset... Reviens me voir quand tu seras pubère !

— Comme vous le voyez, Rachel, son charme féminin nous réchauffe toujours le cœur.

— J‘ai entendu, espèce d‘astronaute en chambre ! répliqua Mangor sans cesser de prendre des notes. Et si ce sont mes fesses qui t‘intéressent, je te signale que ma combinaison leur ajoute une dizaine de kilos !

— Ne t‘inquiète pas, ma belle, ce n‘est pas ton derrière de mammouth laineux qui m‘intéresse, c‘est ton charme exquis.

— Va te faire voir !

— J‘ai une bonne nouvelle pour toi ! On dirait que le Président nous a envoyé une deuxième femme.

— On le savait, c‘est toi !

— Norah ! intervint Tolland. Aurais-tu une minute pour que je te présente quelqu‘un ?

Au son de la voix de Michael, la glaciologue interrompit son travail et se retourna, abandonnant sur-le-champ ses manières de harpie.

— Mike ! s‘écria-t-elle en se précipitant vers lui, où étais-tu ? Voilà des heures que je ne t‘ai pas vu.

— Je montais mon documentaire.

— Et comment est ma séquence ?

— Tu es magnifique, et brillante.

— Mike est très fort en effets spéciaux, commenta Corky.

Norah ne réagit pas. Elle regarda Rachel, un sourire poli et distant aux lèvres.

— J‘espère que tu n‘es pas en train de me tromper..., reprit-elle à l‘intention de Tolland.

Le visage taillé à coups de serpe de Michael s‗empourpra légèrement.

— Je voudrais te présenter Rachel Sexton, agent des services secrets, envoyée par le Président. C‘est la fille du sénateur Sedgewick Sexton.

— Je ne vais même pas faire semblant de comprendre, répondit Mangor, décontenancée.

Elle serra la main de Rachel sans retirer ses gants.

– 126 –


— Soyez la bienvenue au sommet du monde.

— Merci, sourit Rachel.

Malgré la rudesse de son ton, Norah Mangor avait une expression aimable et malicieuse. Des cheveux bruns très courts, striés de mèches grises, des yeux vifs et perçants, comme deux cristaux de glace. Une assurance inébranlable qui plut immédiatement à Rachel.

— Tu aurais une minute pour expliquer ton travail à Rachel ? demanda Tolland.

— Tu l‘appelles déjà par son prénom ? Eh bien...

— Je t‘avais prévenu, mon vieux, susurra Corky.


Norah Mangor emmena Rachel faire le tour de l‘échafaudage. Les trois autres devisaient en les suivant d‘un pas nonchalant.

— Vous voyez ces trous forés dans la glace sous le trépied ?

s‘enquit la glaciologue d‘un ton radouci.

Rachel hocha la tête et baissa les yeux sur les orifices d‘une trentaine de centimètres de diamètre, où s‘enfonçaient les câbles d‘acier.

— Ce sont les trous qu‘on a percés pour prélever des carottes et radiographier la météorite. Nous les utilisons pour acheminer des vis à œilleton qui seront insérées dans la roche.

Nous avons descendu dans chaque trou une centaine de mètres de câble d‘acier tressé, passé des crochets dans les œilletons, et les treuils sont maintenant en train de remonter la météorite.

Ces mauviettes auront mis quelques heures à la hisser jusqu‘à la surface, mais ça progresse.

— Je ne suis pas certaine de vous suivre, dit Rachel. Cette roche est enfouie sous des tonnes de glace. Comment peut-on la faire remonter ?

Norah désigna du doigt le sommet de l‘échafaudage, d‘où tombait un rayon de lumière rouge d‘une netteté impeccable, atterrissant sous le trépied. Rachel l‘avait remarqué plus tôt et pensait qu‘il s‘agissait simplement d‘un indicateur visuel – le marquage de l‘emplacement de la météorite.

— C‘est une diode laser à arséniure de gallium, expliqua la glaciologue.

– 127 –


Rachel s‘avança pour regarder de plus près et constata que le rayon lumineux avait percé un trou minuscule dans la glace et qu‘il scintillait dans les profondeurs.

— La température du rayon est extrêmement élevée. On chauffe la météorite au fur et à mesure qu‘on la hisse.

Rachel était impressionnée par l‘astuce du procédé. Le rayon laser transperçait la glace et réchauffait sa cible. Trop dense pour être endommagée par la chaleur, la roche faisait fondre la glace qui l‘emprisonnait. La montée en température associée à la force de traction des treuils dégageait le passage vers la surface. L‘eau accumulée au-dessus de la roche glissait sur les bords et remplissait le puits.

Comme un couteau brûlant fend une motte de beurre congelé, songea-t-elle.

Norah montrait du doigt les techniciens actionnant les treuils.

— J‘ai recours à la main-d‘œuvre, parce qu‘on ne peut pas obtenir une tension aussi forte avec des groupes électrogènes.

— Sornettes ! s‘écria l‘un des techniciens. C‘est parce qu‘elle aime nous voir transpirer !

— Détendez-vous ! Ça fait des jours que vous pleurnichez à cause du froid. Le mal est réparé. Allez, on tire !

Les hommes se contentèrent de rire.

— À quoi servent ces balises d‘autoroute ? demanda Rachel en montrant les cônes de signalisation orange posés çà et là autour du trépied, dans un désordre apparent.

Elle en avait vu d‘autres éparpillés sur le pourtour de la bulle.

— Ce sont de précieux outils en glaciologie, répondit Norah. On les appelle des « marque-pièges ».

Elle en souleva un, qui recouvrait un trou de forage, béant comme un puits sans fond dans la glace.

— Vous voyez, il vaut mieux ne pas mettre le pied là-dedans, dit Norah en remettant le cône en place. Nous avons foré toute la plate-forme pour vérifier la continuité de la structure du glacier. Comme pour l‘archéologie terrestre, la date de l‘enfouissement d‘un objet se calcule par sa distance avec la surface. Plus l‘objet est profondément enfoui, plus cela fait

– 128 –


longtemps qu‘il se trouve là. C‘est donc en mesurant l‘épaisseur de glace accumulée au-dessus de lui qu‘on arrive à le dater. Afin de s‘assurer que les datations de nos carottages sont exactes, on sonde la couche de glace en plusieurs endroits. On confirme alors qu‘il s‘agit bien d‘une seule et même plaque, qui n‘a pas été coupée par des fissures, secouée par des tremblements de terre, des avalanches, etc.

— Et cette plaque-ci, comment se présente-t-elle ?

— Impeccable. Parfaite, d‘un seul tenant. Aucun défaut, pas une altération. Cette météorite représente ce qu‘on appelle une

« chute statique ». Elle est restée intacte et inaltérée depuis sa chute, en 1716.

Rachel mit un moment à réagir.

— Vous connaissez l‘année exacte de sa chute ?

Norah eut l‘air étonnée.

— Mais bien sûr ! C‘est pour cela qu‘ils m‘ont appelée. Les glaciers n‘ont aucun secret pour moi.

Elle désigna non loin une pile de tubes de glace cylindriques. Ils ressemblaient à des poteaux téléphoniques transparents, chacun portant une étiquette orange.

— Les carottes que vous voyez là sont des documents géologiques congelés, dit-elle en dirigeant Rachel vers l‘amoncellement. Si vous les regardez de près, vous y verrez les couches de glace successives.

Rachel s‘accroupit et constata que les tubes comportaient en effet d‘innombrables strates, qui variaient légèrement en luminosité et en transparence. Leur épaisseur allait de la feuille de papier aux trois quarts de centimètre.

— La plate-forme de glace reçoit chaque hiver de fortes chutes de neige, et chaque printemps provoque un dégel partiel.

Si bien qu‘il y a une nouvelle couche de compression par année écoulée. On commence à compter par le haut – l‘hiver le plus récent – et on descend.

— Comme on compte les cercles d‘un tronc d‘arbre ?

— Ce n‘est pas tout à fait aussi simple, Rachel. N‘oubliez pas qu‘ici on mesure des centaines de mètres de couches successives. Il nous faut lire les marqueurs climatologiques pour

– 129 –


étalonner notre travail – les enregistrements de précipitations, les polluants aériens et autres données de ce genre.

Tolland et les autres les avaient rejointes.

— Elle se défend, n‘est-ce pas ? demanda Mike en souriant.

— Oui, elle est impressionnante, répondit Rachel, surprise d‘être aussi heureuse de le revoir.

— Et pour votre information, la date de 1716 avancée pour la chute de la météorite est parfaitement exacte. La NASA était arrivée à la même conclusion bien avant notre arrivée sur les lieux. Mangor a procédé à ses propres carottages, à ses propres tests, et a donc confirmé ceux de la NASA.

— Curieuse coïncidence, ajouta Norah, il se trouve que 1716

est justement l‘année où les premiers explorateurs prétendaient avoir vu une boule de feu traverser le ciel au nord du Canada.

On a appelé ce météore Jungersol, d‘après le nom du chef de l‘expédition.

— Ainsi, renchérit Corky, le fait que la datation des carottages corresponde à celle du phénomène observé par Jungersol est la preuve que notre roche est un fragment de la météorite tombée en 1716.

— Professeur Mangor ! cria l‘un des techniciens. On aperçoit les moraillons de guidage !

— La visite est terminée, mesdames et messieurs ! s‘écria Norah. Voici la minute de vérité.

Elle s‘empara d‘une chaise pliante, grimpa dessus et hurla à tue-tête :

— Message à tous : on fait surface dans cinq minutes !

Abandonnant leurs occupations, les scientifiques de la station accoururent de toutes parts, comme des chiens de Pavlov obéissant à la cloche annonçant leur repas.

Les mains sur les hanches, Norah Mangor embrassait son domaine du regard.

— OK. On remonte le Titanic !


– 130 –


28.


— Poussez-vous ! braillait Norah en perçant l‘attroupement qui se massait autour de la zone d‘extraction.

Les techniciens s‘écartèrent et elle prit la direction des opérations, vérifiant ostensiblement la tension et l‘alignement des câbles.

— Tirez ! hurla l‘un des techniciens.

Ses collègues resserrèrent leurs treuils et les câbles remontèrent d‘une quinzaine de centimètres.

Rachel sentit l‘assistance impatiente s‘avancer peu à peu vers l‘échafaudage. Auprès d‘elle, Corky et Tolland avaient le même visage émerveillé que des enfants le matin de Noël. De l‘autre côté du puits, la silhouette massive de l‘administrateur Lawrence Ekstrom se frayait un passage pour prendre position au premier rang.

— Les moraillons ! cria un employé de la NASA. On voit les fixations de guidage !

Les câbles en acier tressé qui sortaient de l‘ouverture laissèrent la place à des chaînes de métal jaune.

— Plus que deux mètres ! Attention à la stabilité !

Tous les spectateurs retenaient leur souffle et se tordaient le cou pour ne pas manquer la première seconde.

Et Rachel l‘aperçut.

Émergeant d‘une croûte de glace qui fondait peu à peu, les contours indistincts de la météorite apparurent à la surface.

Une ombre ovale et sombre, floue tout d‘abord, se précisait à mesure que la croûte s‘amincissait.

— Serrez plus fort ! avertit un technicien.

Les hommes actionnèrent leurs treuils et on entendit craquer l‘échafaudage.

— Encore un mètre cinquante ! Tous au même rythme !

Rachel vit enfler la glace qui recouvrait la roche, tel le ventre d‘un monstre sur le point de mettre bas. Au sommet de la bosse, autour du point d‘impact du laser, un petit cercle dégelé s‘étendait progressivement.

– 131 –


— Le col se dilate ! s‘exclama quelqu‘un.

Un rire tendu parcourut l‘assistance.

— OK ! Éteignez le laser ! ordonna Mangor.

Un technicien appuya sur un commutateur et le rayon s‘évanouit.

Tel un dieu paléolithique flamboyant, l‘énorme rocher brisa la croûte de glace dans un sifflement de vapeur. La silhouette imposante du mastodonte s‘éleva au-dessus du sol.

Les hommes en faction sur les treuils activèrent une dernière fois leurs engins et la météorite, entièrement dégagée de son carcan de glace, se balança sous le trépied, chaude et ruisselante, au-dessus d‘une fosse emplie d‘eau frémissante.

Comme hypnotisée, Rachel ne la quittait pas des yeux.

Suspendue aux câbles qui l‘avaient extraite, la roche dégoulinante

luisait

sous

l‘éclairage

des

lampes

phosphorescentes, ridée et carbonisée, semblable à un énorme pruneau pétrifié. Plus lisse et ronde à une extrémité, usée par le frottement atmosphérique.

En regardant la croûte calcinée, Rachel imaginait la chute de la boule de feu plongeant vers la Terre. Difficile de croire qu‘il y avait de cela plus de trois siècles. Elle ressemblait à un monstre captif ruisselant de sueur.

La chasse était terminée.

Rachel ne réalisa qu‘alors l‘intensité de l‘événement. La roche luisant à ses pieds venait d‘un autre monde, après un voyage de plusieurs millions de kilomètres. Et elle portait témoignage – elle prouvait – que l‘homme n‘était pas seul dans l‘univers.

Toute l‘assistance se laissait aller à l‘euphorie de l‘instant.

Sifflements et applaudissements retentissaient de tous côtés.

Même l‘administrateur lançait de grandes claques dans le dos de ses employés, les félicitant chaleureusement. Rachel éprouva une joie soudaine pour la NASA. La chance avait enfin tourné pour l‘Agence spatiale. Ces hommes et ces femmes avaient bien mérité ce moment.

Comme une petite piscine creusée au centre de la bulle, l‘eau qui emplissait maintenant les soixante mètres de profondeur du puits clapota quelque temps contre les parois de

– 132 –


glace, avant de se calmer. La surface se trouvait à plus d‘un mètre du sol, un écart causé par l‘extraction de la météorite et par la légère réduction du volume de la glace une fois liquéfiée.

Norah Mangor s‘empressa d‘installer des cônes de signalisation autour du puits. Bien que clairement visible, il représentait un danger extrême pour le curieux qui s‘en approcherait de trop près, toute glissade serait mortelle : les parois du puits étaient totalement lisses et, en cas de chute, il serait impossible de remonter sans aide.

Lawrence Ekstrom s‘avança vers la glaciologue et lui serra vigoureusement la main.

— Bien joué, professeur Mangor.

— J‘espère que vous m‘enverrez une belle lettre de félicitations ! répliqua-t-elle.

— Vous l‘aurez.

Puis l‘administrateur se tourna vers Rachel, l‘air heureux, soulagé.

— Alors, mademoiselle Sexton, la sceptique professionnelle est-elle convaincue ?

Rachel ne put réprimer un sourire.

— Plutôt stupéfaite.

— Très bien. Alors, venez avec moi.


L‘administrateur conduisit Rachel jusqu‘à une grande caisse métallique qui ressemblait à un conteneur maritime, peinte en vert camouflage, et portant l‘inscription : CMS.

— Vous allez appeler le Président d‘ici, expliqua Ekstrom.

Communications Mobiles Sécurisées, traduisit Rachel pour elle-même. Ces caravanes téléphoniques faisaient partie des équipements habituels des champs de bataille, mais elle ne s‘attendait pas à les voir utilisées dans le cadre d‘une mission pacifique de la NASA. Il est vrai qu‘Ekstrom était un ancien du Pentagone, ce qui lui permettait d‘avoir accès à ce genre de joujou. Et, face à la mine sévère des deux hommes armés qui montaient la garde devant l‘entrée, Rachel eut l‘impression très nette que tout contact avec le monde extérieur ne s‘effectuait qu‘avec le consentement exprès de l‘administrateur de l‘Agence.

– 133 –


Il semble que je ne sois pas la seule dont on a fauché le mobile..., se dit-elle.

Ekstrom échangea quelques mots avec l‘un des deux gardes avant de se tourner vers Rachel.

— Bonne chance ! lança-t-il avant de s‘éloigner.

Le garde frappa à la porte, qui s‘ouvrit de l‘intérieur. Un technicien apparut et fit signe à Rachel d‘entrer.

La quasi-obscurité, ajoutée à l‘atmosphère acre et étouffante, semblable à celle d‘un sous-sol glacial, provoqua immédiatement chez la jeune femme une réaction de claustrophobie. À la lueur bleuâtre de l‘unique écran d‘ordinateur, elle distingua des casiers garnis de matériel téléphonique, de postes de radio et des installations de communication par satellite.

— Veuillez vous asseoir ici, mademoiselle Sexton, dit l‘homme en avançant un tabouret à roulettes qu‘il installa devant le moniteur.

Il posa ensuite un micro devant elle et lui appliqua deux volumineux écouteurs AKG sur les oreilles. Puis il vérifia dans un registre les codes de cryptage et tapa une longue série de touches sur un clavier tout proche. Un minuteur apparut sur l‘écran.

00 : 60 SECONDES

Il hocha la tête avec satisfaction et le compte à rebours s‘enclencha.

— Une minute avant la connexion, déclara-t-il en se dirigeant vers la porte, qu‘il claqua derrière lui.

Rachel l‘entendit tourner le verrou extérieur.


Tandis qu‘elle attendait dans la pénombre, les yeux fixés sur le décompte des secondes, Rachel s‘aperçut que c‘était la première fois qu‘elle se trouvait seule depuis le début de la matinée. Elle s‘était réveillée le matin sans pouvoir imaginer ce qui l‘attendait. Aujourd‘hui, le mythe le plus populaire de tous les temps était devenu réalité.

Elle commençait seulement à mesurer l‘effet dévastateur qu‘aurait cette découverte sur la campagne de son père. Le financement de la NASA n‘avait certes aucune commune

– 134 –


mesure avec des problèmes comme l‘avortement, la Sécurité sociale ou la santé, mais le sénateur Sexton en avait fait son sujet de polémique favori. Il allait lui exploser en pleine figure.

D‘ici à quelques heures, les Américains retrouveraient leur passion pour la NASA. Les rêveurs en auraient les larmes aux yeux ; les scientifiques n‘en croiraient pas leurs oreilles. Les enfants laisseraient leur imagination galoper. Les petits soucis financiers quotidiens s‘évanouiraient, éclipsés par ce prodigieux événement. Le Président en sortirait avec des allures de phénix, il ferait figure de héros. Et, en plein cœur des célébrations, le sénateur apparaîtrait soudain comme un petit esprit, un grippe-sou sans envergure qui n‘avait rien compris à l‘esprit d‘aventure américain.

Le bip de l‘ordinateur la tira de ses pensées.

00 : 05 SECONDES.

Le moniteur se mit à clignoter, puis l‘emblème présidentiel se matérialisa sur l‘écran, bientôt remplacé par le visage du président Herney.

— Bonjour, Rachel ! lança-t-il avec un regard malicieux. Je parie que vous venez de passer un après-midi passionnant.


29.


Le bureau de Sedgewick Sexton était situé au deuxième étage de l‘immeuble Philip A. Hart, un bâtiment du Sénat, sur la rue C, au nord du Capitole. Les mauvaises langues estimaient que ce quadrilatère blanc postmoderne ressemblait davantage à une prison qu‘à un ensemble de bureaux – opinion partagée par la plupart de ceux qui y travaillaient.

Les longues jambes de Gabrielle Ashe faisaient nerveusement les cent pas devant son ordinateur. Un nouveau message était arrivé à son adresse électronique, et elle ne savait qu‘en penser.

– 135 –


Elle relut les deux premières lignes :


SEDGEWICK SUR CNN IMPRESSIONNANT.

J‘AI DE NOUVELLES INFOS POUR VOUS.


Elle recevait ce genre de messages depuis plus de deux semaines. L‘adresse électronique était bidon mais elle avait réussi à établir un lien avec le domaine « whitehouse gov ». Son mystérieux correspondant faisait-il partie du personnel de la Maison Blanche ? Il s‘était en tout cas révélé être une source précieuse de renseignements sur la NASA, avec notamment l‘annonce d‘une rencontre secrète entre le président Herney et l‘administrateur de l‘Agence spatiale.

Gabrielle s‘était tout d‘abord méfiée de ces informations mais, en les vérifiant l‘une après l‘autre, elle avait constaté avec stupéfaction

qu‘elles

étaient

aussi

exactes

qu‘utiles :

renseignements classés sur les dépenses excessives de la NASA, sur ses missions coûteuses, documents prouvant que les recherches de l‘Agence sur la vie extraterrestre étaient une source de dépenses aussi exagérées qu‘improductives – plus les sondages d‘opinion non publiés montrant que la question de la NASA était en train d‘éroder la popularité du président Herney.

Pour se mettre en valeur auprès de Sexton, Gabrielle ne l‘avait pas tenu au courant des messages qu‘elle recevait de la Maison Blanche. Elle lui transmettait ces informations en les attribuant à « une de ses sources personnelles ». Sexton se montrait toujours reconnaissant, et il avait la sagesse de ne pas poser de questions sur leur origine. Gabrielle sentait qu‘il la soupçonnait d‘user de ses charmes pour les obtenir et remarquait avec une certaine inquiétude que cette idée ne semblait nullement le déranger.

Elle s‘arrêta de tourner en rond pour relire le message.

Comme tous les autres, son objet était clair : il y avait quelqu‘un, au sein de la Maison Blanche, qui souhaitait que le sénateur Sexton remporte les élections, et ce quelqu‘un avait décidé de lui donner des armes contre la NASA.

Mais qui ? Et pourquoi ?

– 136 –


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