Un rat qui quitte le navire avant le naufrage, songea Gabrielle. Il n‘était pas rare qu‘un membre de l‘équipe présidentielle, craignant que son patron ne soit pas réélu, offre en douce ses services à son successeur potentiel, avec l‘espoir de s‘assurer un poste important dans la nouvelle administration.
Tout portait à croire que, pour son correspondant, la victoire de Sexton était acquise et qu‘il cherchait à ménager ses arrières.
Mais ce message-ci posait un réel problème à Gabrielle, non tant ses deux premières lignes que les suivantes.
EAST GATE, ENTRÉE DES VISITEURS, 16 H 30.
VENEZ SEULE.
C‘était la première fois que son informateur demandait à la rencontrer. Elle aurait préféré un endroit plus discret pour un entretien en tête à tête. Il n‘existait à sa connaissance qu‘une seule East Gate à Washington. Celle de la Maison Blanche.
Était-ce une mauvaise plaisanterie ?
Il n‘était pas question d‘envoyer un e-mail, ses réponses électroniques lui étant systématiquement retournées avec la mention « impossible de trouver le serveur ». L‘adresse de son informateur était anonyme, et cela n‘avait rien d‘étonnant.
Dois-je en parler à Sexton ? s‘interrogea-t-elle. Elle décida immédiatement de n‘en rien faire. D‘abord parce qu‘il était en réunion. Ensuite, parce que, si elle lui parlait de cet e-mail, elle devrait évoquer les précédents. D‘ailleurs, si son correspondant souhaitait que la rencontre se fasse en public et au grand jour, c‘était pour lui garantir la sécurité. Jusqu‘alors, il ou elle n‘avait cherché qu‘à l‘aider. L‘entretien serait certainement amical...
30.
– 137 –
Maintenant que la météorite était extraite de son carcan de glace, l‘administrateur de la NASA commençait à se détendre.
Tout est en place, se disait-il en se dirigeant vers le poste de travail de Michael Tolland. Plus rien ne peut nous arrêter.
— Qu‘est-ce que ça donne ? demanda-t-il en se postant derrière le biologiste.
Tolland leva les yeux de son ordinateur, l‘air fatigué mais enthousiaste.
— J‘ai pratiquement terminé le montage. Je suis en train d‘ajouter la séquence de l‘extraction filmée par vos cameramen.
Ce sera prêt d‘une minute à l‘autre.
— Très bien.
Le président Herney avait demandé qu‘on envoie le documentaire le plus rapidement possible à la Maison Blanche.
Ekstrom avait d‘abord accueilli avec scepticisme l‘idée de la participation de Michael Tolland, mais il avait changé d‘avis après avoir visionné les premiers rushes de son documentaire de quinze minutes. La qualité du commentaire comme celle des interviews de scientifiques indépendants en faisaient une émission à la fois passionnante et compréhensible. Tolland avait réussi sans effort là où la NASA avait si souvent échoué –
exposer avec simplicité une découverte scientifique à l‘Américain moyen, sans verser dans la condescendance.
— Quand vous aurez terminé, vous me l‘apporterez à l‘espace presse. Je le ferai transmettre à la Maison Blanche.
— D‘accord, répondit Tolland en reprenant son travail.
Ekstrom s‘éloigna. En approchant de la zone nord de la bulle, il constata avec satisfaction que l‘espace de presse avait fière allure. Au centre d‘un grand tapis bleu qu‘on avait déroulé sur la glace, se dressait une longue table de conférence équipée de micros individuels et recouverte d‘un tissu imprimé de logos de la NASA. Un immense drapeau américain était tendu en toile de fond. Pour compléter la mise en scène, on avait installé la météorite à la place d‘honneur, juste en face de la table.
L‘ambiance était à la fête et Ekstrom s‘en réjouit. Une grande partie de son personnel, rassemblée autour de la météorite, tendait les mains au-dessus de sa masse encore chaude, tels des campeurs autour d‘un brasero.
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L‘administrateur se dit que le moment était venu. Il fit quelques pas vers une pile de cartons qu‘il avait fait livrer du Groenland le matin même.
— C‘est ma tournée ! clama-t-il à la ronde en distribuant des canettes de bière aux employés en liesse.
— Merci, patron ! fit un technicien. Elle est même fraîche !
— Je l‘ai conservée dans une glacière, répondit Ekstrom avec un sourire.
Ekstrom souriait rarement. Toute l‘assemblée s‘esclaffa.
— Attendez ! protesta un technicien. C‘est de la bière canadienne. Pas très patriotique !
— Contraintes budgétaires, répliqua Ekstrom. J‘ai pris la moins chère.
Les rires redoublèrent.
— Attention, attention ! cria une voix au mégaphone. Nous allons passer en éclairage télévision. Une courte période d‘obscurité précédera l‘opération.
— Et n‘en profitez pas pour vous peloter ! hurla quelqu‘un.
Ekstrom se joignit par un petit rire à l‘hilarité générale, tandis qu‘on réglait les spots et les projecteurs de fond.
— Passage à l‘éclairage TV dans cinq secondes... quatre, trois..., reprit la voix dans le mégaphone.
Les halogènes s‘éteignirent et le dôme fut plongé dans l‘obscurité complète.
Quelqu‘un poussa un hurlement :
— Qui vient de me pincer les fesses ?
La lumière revint rapidement, aveuglante. Toute l‘assistance clignait des yeux. Le quadrant nord de la bulle était transformé en studio de télévision, laissant le reste de la station dans la pénombre, à peine éclairée par la lumière réfléchie des spots sur la voûte, qui zébraient d‘ombres allongées les postes de travail désertés.
Ekstrom recula dans l‘ombre, tout à la contemplation de son équipe, radieuse autour de la météorite.
Dieu sait qu‘ils le méritent, se dit-il, sans soupçonner la catastrophe qui les attendait.
– 139 –
31.
Le temps était en train de changer.
Tel un lugubre présage, le vent catabatique lançait un long hurlement plaintif et frappait en rafales l‘abri où Delta 1
achevait de fixer les panneaux de protection anti-tempête. Il rentra retrouver ses deux compagnons. Ils avaient déjà essuyé ce genre de gros temps. Cela passerait vite.
Delta 2 ne quittait pas des yeux l‘écran où il suivait en direct les images transmises par le microrobot.
— Tu devrais regarder ça ! lâcha-t-il.
Delta 1 s‘approcha. L‘intérieur du grand habitacle, du fait de l‘éclairage de la section nord, était inhabituellement flou.
— C‘est normal. Ils testent les éclairages télé pour ce soir.
— Ce n‘est pas de ça que je parle...
Delta 2 pointa le doigt sur une tache plus sombre au centre de l‘écran – le puits rempli d‘eau d‘où avait été extraite la météorite.
— Il est là, le problème.
Delta 1 observa le trou noir, encore entouré de cônes de signalisation. La surface de l‘eau paraissait calme.
— Je ne vois rien.
— Regarde mieux, insista Delta 2 en zoomant sur l‘orifice.
Delta 1 étudia de plus près la surface de glace fondue. Il eut un mouvement de recul.
— Mais qu‘est-ce que... ?
Delta 3 les rejoignit et ouvrit des yeux stupéfaits.
— Merde ! C‘est le puits d‘extraction ? C‘est normal que l‘eau soit comme ça ?
— Non, affirma Delta 1. Absolument pas.
– 140 –
32.
Rachel avait beau se trouver enfermée dans un conteneur métallique situé à cinq mille kilomètres de Washington, elle était aussi impressionnée que si elle avait été convoquée à la Maison Blanche. Sur l‘écran du vidéophone, le président Zach Herney était assis dans la salle de communications, sous le sceau présidentiel. La connexion numérique était impeccable et s‘il n‘y avait pas eu ce très léger décalage, elle aurait pu croire qu‘il se trouvait dans la pièce à côté.
La conversation fut directe et enlevée. Sans manifester aucune surprise, le Président semblait satisfait de l‘impression favorable de Rachel concernant la découverte de la NASA –
comme de son choix du charismatique Michael Tolland pour le reportage. Il parlait d‘un ton enjoué et bon enfant.
— Vous conviendrez avec moi, j‘en suis sûr, reprit-il d‘une voix plus sérieuse, que dans un monde parfait une telle découverte n‘aurait que des retombées purement scientifiques.
Il marqua une pause, et se pencha vers la caméra avant de reprendre :
— Nous vivons malheureusement dans un monde imparfait et, dès l‘instant où je l‘annoncerai, le triomphe de la NASA aura un impact politique énorme.
— Compte tenu des éléments de preuves et des scientifiques que vous avez choisis pour les avaliser, répliqua Rachel, je ne vois pas comment vos opposants pourraient refuser de s‘incliner devant cette découverte.
Herney laissa échapper un petit rire triste.
— Mes adversaires politiques seront bien obligés de croire ce qu‘ils voient, Rachel. Ce que je crains, c‘est que cela ne leur plaise pas.
Elle remarqua le soin qu‘il mettait à ne pas prononcer le nom de son père.
— Et vous pensez que l‘opposition criera au complot pour des raisons purement politiques ?
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— C‘est la règle du jeu. Il suffirait que quelqu‘un émette un léger doute, qu‘il évoque la possibilité d‘une supercherie concoctée conjointement par la NASA et la Maison Blanche, pour que je me retrouve avec une enquête sur les bras. Les médias oublieraient vite alors que la NASA a découvert des traces de vie extraterrestre, et s‘acharneraient à dénicher des preuves de machination. Le plus triste, c‘est que le moindre soupçon de coup monté aurait des conséquences funestes pour la science, pour la Maison Blanche, pour la NASA et, de vous à moi, pour tout le pays.
— Ce qui explique pourquoi vous avez attendu la confirmation de personnalités scientifiques indépendantes pour faire votre déclaration...
— Je souhaitais présenter des faits irréfutables, pour tuer dans l‘œuf le moindre doute. Je voulais que rien ne vienne ternir ce succès exceptionnel de la NASA.
L‘intuition de Rachel commençait à la chatouiller. Que va-t-il me demander ? s‘interrogeait-elle.
— Évidemment, enchaîna le Président, vous occupez une position unique pour m‘y aider. Votre expérience d‘analyste, ainsi que vos liens familiaux avec mon adversaire vous confèrent une crédibilité énorme dans cette affaire.
Rachel sentait la désillusion s‘installer : il est en train de me manipuler... exactement comme l‘avait prédit Pickering !
— Mademoiselle Sexton, reprit Zach Herney, je vous demande d‘avaliser cette découverte à titre officiel et personnel, en tant qu‘agent de renseignements de la Maison Blanche... et en tant que fille de mon adversaire.
Voilà. C‘était clair.
Je dois lui servir de caution, pensa-t-elle.
Rachel avait vraiment cru que le Président se situait au-dessus de ce genre de manœuvres politicardes. En approuvant officiellement les informations de la NASA, elle placerait fatalement son père dans une situation impossible, il ne pourrait en effet mettre en cause la crédibilité de la découverte sans nuire à la réputation de sa propre fille – un dilemme insoluble pour le candidat de « la famille d‘abord ».
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— Monsieur le Président, déclara-t-elle en regardant son interlocuteur en face, je suis franchement stupéfaite que vous me demandiez une chose pareille.
Herney parut soudain désemparé.
— Je pensais que vous seriez heureuse de contribuer...
— Heureuse ? Vous me mettez dans une position pour le moins délicate. J‘ai déjà assez de problèmes avec mon père sans l‘attaquer de front. Malgré mes différends avec lui, c‘est tout de même mon père, et je suis déçue de vous entendre me suggérer de m‘opposer à lui publiquement.
— Attendez ! coupa Herney en levant la main comme pour se rendre. Qui vous a parlé d‘un affrontement public ?
— Je suppose que vous allez me prier d‘intervenir au côté de l‘administrateur de la NASA pendant votre conférence de presse de 20 heures ?
L‘éclat de rire de Herney fit trembler les haut-parleurs.
— Pour qui me prenez-vous, Rachel ? Comment pouvez-vous imaginer que je puisse demander à quelqu‘un de poignarder son père dans le dos sur une chaîne de télévision nationale ?
— Mais vous venez de dire...
— Et croyez-vous que je forcerais l‘administrateur de la NASA à partager les feux de la rampe avec la fille de son ennemi juré ? Sans vouloir vous vexer, Rachel, cette conférence de presse sera animée par des scientifiques. Je doute que vos connaissances en matière de météorites, de fossiles et de structures glaciaires puissent contribuer à crédibiliser cette annonce.
Rachel se sentit rougir.
— Mais alors, qu‘attendez-vous de moi ?
— Une intervention qui corresponde mieux à votre spécialité.
— C‘est-à-dire ?
— Vous êtes mon agent de liaison à la Maison Blanche.
Vous avez l‘habitude de renseigner mes équipes sur des questions d‘importance nationale.
— C‘est votre personnel que vous me demandez de convaincre ?
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Herney semblait encore amusé par le malentendu.
— Mais oui. Je vais au-devant d‘un scepticisme interne qui sera sans commune mesure avec celui de l‘extérieur. Nous sommes en pleine mutinerie dans cette maison. Ma crédibilité est au plus bas. Mes équipes ne cessent de me demander de réduire le financement de la NASA. En refusant de les écouter, j‘ai signé mon arrêt de mort politique.
— Et maintenant, vous introduisez votre recours en grâce...
— Exactement. Comme nous l‘avons dit ce matin, cette découverte tombe à un moment qui la rendra suspecte aux yeux de tous les sceptiques – et, dans ces murs, ils sont légion. C‘est pourquoi je veux qu‘ils apprennent cette information de la bouche de...
— Comment cela ? l‘interrompit Rachel. Vous ne leur avez pas encore parlé de la météorite ?
— En effet. Seuls quelques conseillers sont au courant. Le secret était l‘une de nos priorités essentielles.
Rachel était abasourdie. Dans ce cas, la menace de mutinerie n‘a rien d‘étonnant, songea-t-elle.
— Mais ce n‘est pas mon domaine de compétence, objecta-t-elle. Je ne vois pas comment un officier des services secrets pourrait être crédible sur ce chapitre.
— Traditionnellement non, mais on retrouve ici tous les ingrédients de votre travail habituel : analyse de données complexes, importance des implications politiques...
— Mais je suis nulle en astrophysique. Ce ne serait pas plutôt à l‘administrateur de la NASA de se charger de ce briefing ?
— Vous plaisantez ? Tout le monde ici le déteste cordialement. On le considère comme un charlatan qui est responsable de mes déboires.
Elle comprenait.
— Et Corky Marlinson ? Un médaillé d‘astrophysique ? Sa crédibilité dépasse sûrement la mienne.
— Mon personnel n‘est pas composé de scientifiques, Rachel. Ce sont des politiques. Vous connaissez Marlinson, maintenant. C‘est un savant formidable mais, face à une équipe d‘intellectuels rigides et conformistes, il sera totalement
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inefficace. Il me faut quelqu‘un qu‘ils comprennent, Rachel. Et ce quelqu‘un, c‘est vous. Mes équipes connaissent votre travail.
Et votre patronyme est une garantie d‘objectivité. Vous êtes le porte-parole idéal.
Le ton bienveillant du Président eut raison des réticences de Rachel.
— Reconnaissez au moins que mon père n‘est pas pour rien dans votre choix...
Herney laissa échapper un petit rire penaud.
— Naturellement. Vous imaginez bien que, d‘une façon ou d‘une autre, il faudra que mon staff soit mis au courant, quelle que soit votre décision. Mais vous êtes la cerise sur le gâteau –
la personne la plus qualifiée pour ce briefing. Il se trouve que vous êtes aussi une très proche parente de celui qui veut nous virer de la Maison Blanche. Votre crédibilité est donc double.
— Vous auriez dû faire carrière dans le marketing.
— C‘est bien ce que je fais. Tout comme votre père. Et pour être honnête, j‘aimerais remporter ce marché.
Zach Herney enleva ses lunettes et la fixa longuement.
Rachel sentit dans son regard la même autorité que dans celui de son père.
— Je vous le demande comme une faveur, Rachel. Et aussi parce que je suis convaincu que cela fait partie de votre travail.
Alors, c‘est oui ou c‘est non ? Acceptez-vous de parler à mes troupes ?
Elle se sentit prise au piège. Il s‘en est brillamment tiré, se dit-elle. Le magnétisme du Président faisait fi des cinq mille kilomètres qui les séparaient. Mais, qu‘elle le veuille ou non, elle devait admettre que sa requête était parfaitement raisonnable.
— J‘y mets des conditions.
— Lesquelles ? demanda Herney en levant les sourcils.
— Le briefing aura lieu en privé, sans journalistes. Il restera officieux.
— Vous avez ma parole. Le lieu est déjà prévu. Il est on ne peut plus privé.
— Dans ce cas, c‘est d‘accord.
— Parfait ! s‘exclama Herney avec un large sourire.
Rachel regarda sa montre. Il était déjà 16 heures passées.
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— Attendez ! On n‘a pas le temps, si vous devez paraître en public à 20 heures. Même avec l‘engin infernal qui m‘a conduite ici ce matin, je ne serai jamais à la Maison Blanche avant deux ou trois heures. Il faudra que je prépare mon intervention et...
— Je crains de ne pas avoir été assez clair, coupa Herney en secouant la tête. Vous allez faire votre briefing du glacier Milne, par vidéoconférence.
— Ah bon ? Vers quelle heure ?
— En fait, pourquoi pas tout de suite ? suggéra-t-il avec un sourire. Tout le personnel est réuni devant un grand écran de télévision. Vous êtes attendue.
Rachel se raidit.
— Monsieur le Président, je ne suis absolument pas prête !
Je ne peux pas...
— Vous n‘avez qu‘à leur dire la vérité. Après tout, votre métier consiste à compiler et à relayer des informations.
Contentez-vous de leur raconter ce que vous avez observé là-bas.
Il tendit une main vers une manette de transmission.
— Et je pense que vous apprécierez la position de force que je vous ai réservée...
Elle ne voyait pas ce qu‘il voulait dire, mais il était trop tard pour le demander. Il avait enclenché la manœuvre.
Après un court instant d‘écran muet, l‘image qui apparut la fit frissonner. Le bureau Ovale, rempli de gens debout, au coude à coude, et les yeux levés vers elle. Elle comprit alors que l‘écran – donc
elle – était
situé
au-dessus
du
bureau
présidentiel.
En position de force. Elle transpirait déjà.
Son public sembla aussi surpris qu‘elle de sa soudaine apparition.
— Mademoiselle Sexton ? appela une voix rauque.
Elle parcourut des yeux la mer de visages. La voix était celle d‘une grande femme maigre qui avait pris place au premier rang. Une silhouette très singulière, reconnaissable dans n‘importe quel auditoire.
— Merci d‘avoir accepté de nous briefer, mademoiselle Sexton, continua Marjorie Tench avec son habituelle suffisance.
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Le Président nous a prévenus que vous aviez une nouvelle à nous annoncer ?
33.
Wailee Ming profitait de la pénombre pour réfléchir devant son bureau, encore surexcité par le déroulement des événements. Je serai bientôt le paléontologue le plus célèbre au monde, se dit-il. Il espérait que le documentaire de Michael Tolland ferait la part belle à ses remarques.
Cette anticipation béate fut interrompue par une légère vibration sous la glace. Il sursauta. Il habitait Los Ang eles, et sa crainte instinctive des tremblements de terre l‘avait rendu hypersensible à la moindre palpitation du sol. Il se raisonna pourtant vite, conscient que ce phénomène était parfaitement normal. C‘est un vêlage de glace, marmonna-t-il. Toutes les deux ou trois heures, le grondement lointain d‘une explosion retentissait dans la nuit polaire, chaque fois qu‘un morceau de banquise se détachait de la plate-forme et chutait dans l‘océan.
Norah Mangor utilisait alors une jolie expression : la naissance d‘un iceberg...
Ming se leva et s‘étira. De l‘autre côté de la bulle, sous l‘éclat des spots télé, l‘ambiance était à la fête. Peu attiré par les réjouissances collectives, il partit dans la direction opposée. Le labyrinthe des cellules de travail désertées avait des allures fantomatiques dans la lueur sépulcrale qui baignait cette partie de la station. Soudain frigorifié, Ming boutonna son long manteau en poil de chameau.
Il avançait vers le puits d‘extraction, d‘où étaient sortis les plus précieux fossiles de l‘histoire. On avait démonté le trépied géant, et seuls les cônes d‘autoroute signalaient la présence de la fosse, comme s‘il s‘agissait d‘un nid-de-poule au milieu d‘un parking gelé. Il approcha de la cavité et, tout en respectant une
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distance prudente, scruta la surface de l‘eau. Elle ne tarderait pas à geler, effaçant toute trace d‘intrusion humaine.
Le spectacle était superbe, même dans l‘obscurité.
Surtout dans l‘obscurité, pensa-t-il.
Cette réflexion le déconcerta – avant qu‘il en réalise la cause.
Il y a quelque chose d‘anormal, se dit-il.
En observant plus attentivement la surface de l‘eau, sa satisfaction fit subitement place au désarroi. Il cligna des yeux, regarda une nouvelle fois, et se tourna vers l‘espace de presse où la fête battait son plein. Personne ne pouvait le voir dans l‘obscurité.
Il faudrait pourtant que j‘en parle à quelqu‘un, songea-t-il.
Il se pencha de nouveau vers le puits, se demandant ce qu‘il pourrait dire à ses confrères. Et si c‘était une illusion d‘optique ?
Un simple reflet ?
Perplexe, il enjamba les cônes et s‘accroupit au bord du puits. Le niveau de l‘eau se trouvait à plus d‘un mètre au-dessous de lui. Il se pencha. Oui, cette glace fondue était décidément bizarre. Le phénomène saute aux yeux, mais seulement parce qu‘on a éteint les lumières, se dit-il.
Ming se releva. Il fallait décidément qu‘il aille prévenir ses confrères. Il partit d‘un bon pas vers l‘espace de presse. Au bout de quelques mètres, il ralentit, puis s‘immobilisa.
— Bon Dieu ! lâcha-t-il.
Il rebroussa chemin, les yeux écarquillés par ce qu‘il venait de comprendre.
— C‘est impossible ! s‘exclama-t-il à voix haute.
Il savait néanmoins que c‘était la seule explication.
Attention ! Il doit y avoir une explication plus vraisemblable, se raisonna-t-il. Pourtant, plus il réfléchissait, plus il était convaincu. C‘est forcément cela ! s‘étonna-t-il. Comment la NASA et Corky Marlinson avaient-ils pu passer à côté d‘une chose pareille ? Mais il n‘allait pas s‘en plaindre.
Maintenant, ce sera la découverte de Wailee Ming ! se réjouit-il.
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Tremblant d‘excitation, il courut vers une alcôve et s‘empara d‘un gobelet. Il lui fallait prélever un échantillon de cette eau. C‘était tout bonnement incroyable !
34.
— En tant qu‘agent de liaison des services de renseignements pour la Maison Blanche, commença Rachel en essayant de maîtriser le tremblement de sa voix, je suis appelée à me rendre dans de nombreux endroits stratégiques du monde, pour analyser des situations instables dont je rends compte au Président et à ses collaborateurs.
Une perle de sueur se formait sur son front. Elle l‘essuya d‘un revers de main, maudissant secrètement Zach Herney qui lui avait imposé ce briefing.
— Jamais aucun de ces voyages ne m‘a conduite dans une région aussi reculée.
Elle montra d‘un geste rapide la cabine encombrée qui l‘entourait.
— Si incroyable que cela puisse paraître, je m‘adresse à vous des confins du cercle polaire, et plus précisément de la plate-forme glaciaire Milne.
Rachel lut dans les regards de l‘assistance une excitation mêlée de perplexité. S‘ils se doutaient qu‘on ne les avait pas entassés dans le bureau Ovale pour rien, aucun n‘avait imaginé que c‘était pour y entendre des nouvelles du pôle Nord.
La sueur perlait à nouveau sur son front.
Allez, Rachel, sers-leur ta synthèse. Fais ce que tu sais faire, s‘encouragea-t-elle.
— Je ressens, à vous parler ainsi, un grand honneur et une grande fierté, mais par-dessus tout... une grande excitation.
Regards interrogateurs.
Après tout, se répétait-elle, furieuse, ce n‘est pas mon affaire. Elle savait ce que sa mère lui dirait si elle était auprès
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d‘elle : en cas de doute, crache le morceau ! Ce vieux dicton yankee incarnait une de ses convictions fondamentales – on vient à bout de n‘importe quelle difficulté en disant la vérité, quelle qu‘elle soit.
Elle s‘essuya le front, prit une longue inspiration, se redressa sur son tabouret, et regarda l‘écran bien en face.
— Vous vous demandez peut-être comment on peut bien transpirer sous une telle latitude ?... Vous m‘excuserez, je suis un peu nerveuse.
Les visages se redressèrent brusquement. On entendit quelques rires gênés.
— De plus, votre patron m‘a prévenue il y a une dizaine de secondes que j‘allais me retrouver face à la totalité du personnel de la Maison Blanche. Je n‘imaginais pas que ma première visite dans le bureau Ovale serait un tel baptême du feu...
Les rires redoublèrent. Elle tourna son regard vers là bas.
— J‘étais en tout cas loin d‘imaginer que je serais assise, non pas dans le fauteuil présidentiel, mais juste au-dessus !
Rires francs et larges sourires. Rachel sentit ses muscles se détendre.
— Vas-y maintenant, se dit-elle.
— Voici ce dont il s‘agit, attaqua-t-elle d‘une voix plus claire et naturelle. Si le président Herney s‘est tenu à l‘écart des médias depuis une semaine, ce n‘est pas par manque d‘intérêt pour sa campagne, mais parce qu‘il était absorbé par un autre sujet – qu‘il considérait comme plus important...
Elle marqua une pause.
— Il s‘agit d‘une formidable découverte scientifique. Le Président tiendra une conférence de presse ce soir à 20 heures, pour annoncer la nouvelle au monde entier. Nous devons cette découverte à une équipe d‘Américains opiniâtres, qui méritaient ce succès après la série de déconvenues qu‘ils ont récemment essuyée. Je veux parler de la NASA. Vous pouvez être fiers de la clairvoyance de votre Président, qui a toujours tenu à soutenir l‘Agence spatiale malgré les épreuves qu‘elle traversait.
Aujourd‘hui, sa loyauté est enfin récompensée.
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Ce n‘est qu‘alors que Rachel mesura l‘importance historique de l‘événement. Sa gorge se serra et elle dut lutter pour continuer.
— En tant qu‘officier du NRO spécialisé dans l‘analyse et la validation de données, je fais partie des quelques personnes auxquelles Zach Herney a demandé d‘examiner la découverte de la NASA. Je me suis personnellement acquittée de cette tâche, et j‘ai rencontré plusieurs scientifiques, internes et externes à l‘Agence – des hommes et des femmes aux références irréprochables, et d‘une totale indépendance d‘esprit. En toute conscience professionnelle, je puis vous affirmer que les informations que m‘a transmises la NASA sont fondées sur des faits avérés, et présentés avec impartialité. A titre personnel, j‘estime que le Président, respectant avec loyauté sa fonction autant que le peuple américain, a su faire preuve d‘une sage réserve en retardant une information qu‘il aurait apprécié de pouvoir annoncer la semaine dernière.
Les employés de la Maison Blanche échangèrent des regards perplexes. Puis ils levèrent les yeux vers elle, et Rachel sentit qu‘elle retenait toute leur attention.
— Mesdames, messieurs, ce que je suis chargée de vous communiquer constitue la nouvelle la plus excitante qui ait jamais été annoncée depuis ce bureau...
35.
L‘œil électronique du microrobot qui évoluait sous la voûte de la station transmettait à la Force Delta une vue aérienne digne d‘un film futuriste : dans une pénombre, on distinguait la flaque luisante de la surface du puits d‘extraction et, prostré sur la glace, un Asiatique dont les pans du large manteau en poil de chameau s‘étalaient comme des ailes de chauve-souris. Il était visiblement en train d‘essayer de prélever un peu d‘eau.
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— Il faut absolument l‘en empêcher ! s‘exclama Delta 3.
Delta 1 hocha la tête. Son équipe était autorisée à recourir à la force pour protéger les secrets du glacier.
— On ne peut pas l‘arrêter, fit observer Delta 2, la manette en main. Ces trucs-là ne sont pas équipés...
Delta 1 se renfrogna. Simplifié pour pouvoir fonctionner plus longtemps, ce modèle de robot de reconnaissance était en effet totalement inoffensif.
— Il faudrait appeler le contrôleur, déclara-t-il.
Il ne quittait pas des yeux l‘image montrant Wailee Ming allongé en équilibre instable au bord du puits. Il n‘y avait personne aux alentours – et, s‘il tombait, son immersion brutale dans l‘eau glacée l‘empêcherait sans doute de pousser un trop grand cri.
— Passe-moi la manette.
— Qu‘est-ce que tu fais ? protesta Delta 2.
— J‘improvise, répliqua brusquement le chef d‘équipe.
36.
À plat ventre sur la glace, Wailee Ming tendit le bras droit au-dessus de l‘eau pour y tremper son gobelet. Non, ses yeux ne le trompaient pas. À moins d‘un mètre de la surface, la vision était parfaitement nette.
Incroyable ! s‘exclama-t-il.
S‘étirant au maximum, il plongea le bras le plus bas possible. Le gobelet n‘effleurait même pas la surface, il s‘en fallait de quelques centimètres. Ming rampa encore un peu vers l‘avant, appuya la pointe de ses bottes contre la glace, agrippa fermement le bord du puits de la main gauche et descendit au maximum son bras droit vers la flaque d‘eau. Presque. Il se rapprocha encore du bord. Ça y est ! Le gobelet s‘enfonça sous la surface. Toujours incrédule, Ming le regarda se remplir.
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Soudain, il se produisit quelque chose de totalement inattendu. Un petit objet métallique à peine plus gros qu‘une balle surgit dans la pénombre au-dessus de sa tête. Il ne le repéra qu‘une fraction de seconde avant qu‘il vienne s‘écraser dans son œil droit.
Le réflexe de se protéger les yeux est tellement inné chez l‘homme que, même s‘il savait qu‘il risquait de perdre l‘équilibre au moindre mouvement, Ming ne put réprimer un sursaut, de surprise plus que de peur. Et c‘est la main gauche, la plus proche de sa tête, qu‘il porta automatiquement à son œil. Une erreur fatale, il le savait. Tout son corps penché vers l‘avant, ayant perdu son seul contrepoids, le fit basculer, irréversiblement. Il lâcha son gobelet pour essayer de se raccrocher de la main droite au rebord de glace, mais ce fut peine perdue, et il plongea la tête la première dans la fosse obscure.
Une chute de moins d‘un mètre. Mais quand sa tête toucha la surface de l‘eau, il eut l‘impression de heurter un mur. Le contact avec le liquide glacé, brûlant comme de l‘acide, déclencha un accès de panique instantané.
La tête en bas, dans le noir complet, Ming perdit un instant le sens de l‘orientation, ne sachant dans quelle direction se tourner pour remonter à la surface. Son gros manteau ne le protégea du froid que pendant une ou deux secondes. Il parvint enfin à se retourner et, battant des pieds, émergea pour reprendre sa respiration au moment même où la terrible sensation de froid qui le gagnait lui coupa le souffle.
— Au... sec... ours ! suffoqua-t-il.
Mais il ne réussit qu‘à émettre un faible coassement Il avait l‘impression que ses poumons étaient vides.
— Au... sec... ours !
Lui-même ne s‘entendit pas. Il tenta de se hisser en s‘agrippant à la paroi du puits – un mur de glace entièrement lisse. Pas la moindre aspérité à laquelle s‘accrocher. Il lança des coups de pied sous l‘eau, à la recherche d‘une prise. Rien. Il tendit les bras au-dessus de lui pour tâcher d‘attraper le rebord du puits. Il ne lui manquait qu‘une trentaine de centimètres.
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Ses muscles commençaient à ne plus lui obéir. Il redoubla ses coups de pied, essayant encore de se projeter vers le haut.
Son corps semblait de plomb, ses poumons ne fonctionnaient plus, son thorax était pris en étau comme par un python. Son manteau, de plus en plus lourd, l‘entraînait vers le fond. Il essaya de s‘en débarrasser, mais le tissu était déjà trop raide.
— Au secours !
La peur l‘envahit totalement.
La mort par noyade, avait-il lu quelque part, était la plus horrible qu‘on puisse imaginer. Il n‘avait jamais pensé que ce sort lui serait réservé. Ses muscles refusaient de coopérer avec son cerveau, et il devait lutter pour se maintenir à la surface. Ses vêtements gorgés d‘eau le tiraient vers le fond et ses doigts engourdis s‘écorchaient vainement contre la paroi gelée.
Il ne parvenait déjà plus à émettre le moindre son.
Il coula. Jamais il n‘aurait cru qu‘un sort aussi abominable l‘attendait. Il s‘enfonçait inexorablement dans un puits d‘eau glacée de plus de soixante mètres de profondeur. Une multitude d‘images se bouscula devant ses yeux. Des flashes de son enfance, de sa carrière. Il demanda si l‘on retrouverait son corps. Ou s‘il gèlerait au fond de cette fosse... enseveli dans la banquise pour l‘éternité.
Ses poumons hurlaient leur besoin d‘oxygène. Il retint sa respiration, essayant encore de donner des coups de pied contre la muraille de glace. Respirer ! Il lutta contre le réflexe, serrant ses lèvres devenues insensibles. Il tenta en vain de remonter.
Respirer ! Dans un dernier combat entre la raison et l‘instinct, l‘automatisme
inné
finit
par
l‘emporter
sur
sa
détermination à ne pas ouvrir la bouche.
Il inspira.
L‘eau noire se déversant dans ses poumons le brûla atrocement, comme de l‘huile bouillante. Le plus cruel de la mort par noyade, c‘est qu‘elle dure. Il vécut une ou deux minutes terribles, ouvrant désespérément la bouche pour avaler des gorgées chaque fois plus douloureuses, sans que jamais son corps reçoive l‘oxygène vital.
Continuant à couler vers le fond du puits, il sentit qu‘il perdait conscience. Il souhaitait maintenant en finir le plus vite
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possible. Dans l‘eau qui l‘entourait, scintillaient de minuscules éclats de lumière. Il n‘avait jamais rien vu d‘aussi beau.
37.
L‘entrée des visiteurs de la Maison Blanche est située sur East Executive Avenue, entre le département du Trésor et la pelouse Est du jardin. La clôture renforcée du périmètre comme les bornes en ciment installées après l‘attentat contre la caserne des Marines à Beyrouth conféraient à l‘endroit une allure fort peu accueillante.
En arrivant devant le portail, Gabrielle Ashe vérifia l‘heure à sa montre, envahie par une anxiété croissante. Il était 16 h 45
et personne n‘avait encore établi de contact.
EAST GATE, ENTRÉE DES VISITEURS, 16 H 30.
VENEZ SEULE.
Gabrielle balaya du regard les visages des touristes qui grouillaient autour de l‘entrée, attendant que quelqu‘un lui fasse signe. Quelques hommes s‘attardèrent pour la toiser, et s‘éloignèrent. Elle commençait à se demander si elle avait eu raison de répondre à l‘invitation. Les hommes du Secret Service la surveillaient depuis leurs guérites. Elle se dit que son informateur s‘était probablement dégonflé. Après un dernier coup d‘œil vers le parc présidentiel, elle s‘éloigna en soupirant.
— Gabrielle Ashe ? appela une voix derrière elle.
Elle fit volte-face, une boule dans la gorge.
— Oui ?
Un garde mince, le visage fermé, lui fit signe d‘approcher.
— Votre interlocuteur est prêt à vous recevoir.
Il ouvrit le portail et l‘invita à entrer. Elle ne bougea pas.
— J‘entre... à l‘intérieur ?
– 155 –
Le garde hocha la tête.
— Je suis chargé de vous transmettre des excuses pour ce retard.
Elle ne pouvait toujours pas faire un pas. Ce n‘était pas du tout ce qu‘elle avait prévu.
— Vous êtes bien Gabrielle Ashe ? insista le garde en s‘impatientant.
— En effet, mais...
— Dans ce cas, je vous prie de me suivre.
Elle sursauta et ses jambes lui obéirent.
Elle franchit le seuil avec hésitation, et le portail se referma sur elle.
38.
Deux journées entières sans la moindre lumière naturelle avaient détraqué l‘horloge biologique de Michael Tolland. Sa montre indiquait la fin de l‘après-midi, mais son corps se croyait au milieu de la nuit. Il venait de mettre la dernière main à son documentaire et de l‘enregistrer. Il traversait maintenant la bulle plongée dans l‘obscurité. En arrivant dans l‘espace presse éclairé, il confia son film au technicien de la NASA chargé d‘en superviser la diffusion.
— Merci, Mike, dit l‘homme avec un clin d‘œil. Voilà qui devrait relever la notion de « grande écoute », non ?
— J‘espère surtout qu‘il plaira au Président, répondit Tolland avec une petite grimace lasse.
— Le contraire m‘étonnerait. En tout cas, votre boulot est terminé. Vous pouvez vous asseoir et profiter du spectacle.
— C‘est gentil, merci.
Sous la lumière éblouissante des projecteurs, Tolland regardait les techniciens de l‘Agence spatiale trinquer joyeusement, des canettes de bière à la main. Il aurait bien aimé
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se joindre à la fête, mais il se sentait épuisé, émotionnellement vidé. Il chercha Rachel Sexton des yeux ; elle devait encore être en conversation téléphonique avec le Président.
Il va sûrement vouloir la faire intervenir à la télévision, se dit-il. Il ne pouvait d‘ailleurs pas le lui reprocher. Rachel constituerait un parfait contrepoint à l‘équipe de scientifiques.
En plus de son charme physique, elle respirait un calme et une assurance sans prétention que Tolland avait rarement rencontrés chez une femme. Il est vrai que ses relations sociales se limitaient aux journalistes – et les impitoyables femmes de pouvoir comme les superbes « personnalités » médiatiques manquaient cruellement de ces qualités.
Il s‘éloigna discrètement du groupe de joyeux convives et se fraya un chemin dans le dédale de couloirs qui quadrillaient la bulle, se demandant où étaient passés ses confrères. S‘ils éprouvaient la même fatigue que lui, peut-être étaient-ils allés s‘allonger sur leur couchette, pour s‘offrir une petite sieste avant le grand moment... Il aperçut au loin les cônes de signalisation entourant le puits d‘extraction abandonné. Il lui sembla entendre, sous la haute voûte de la bulle, l‘écho de lointains souvenirs des fantômes anciens. Il se força à ne pas y penser.
Ils revenaient souvent le hanter dans des moments semblables, en cas de fatigue, de solitude, ou de triomphe personnel. Elle devrait être à tes côtés, murmurait une voix intérieure. Seul dans l‘obscurité, il se sentit invinciblement ramené à son passé.
Celia Birch avait été sa petite amie à l‘université. Le jour de la Saint-Valentin, il l‘avait emmenée dans son restaurant préféré. Au moment du dessert, le garçon avait apporté sur une assiette une rose et un magnifique solitaire. Elle avait immédiatement compris. Les larmes aux yeux, elle n‘avait prononcé qu‘un mot – qui l‘avait rendu fou de bonheur. Oui.
Tout à la joie de l‘avenir qui s‘ouvrait, ils avaient acheté une petite maison près de Pasadena, où Celia avait trouvé un poste d‘enseignante. Son salaire était modeste, mais c‘était un début et l‘école était proche du Scripps Institute of Oceanography de San Diego, où Tolland dirigeait un bateau de reconnaissance géologique. Son travail l‘éloignait souvent pour
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trois ou quatre jours consécutifs, mais les retrouvailles avec Celia étaient toujours passionnées.
Quand il était en mer, il avait pris l‘habitude de filmer ses aventures pour elle, et il montait de courts documentaires à bord du bateau. Il lui avait un jour rapporté un petit reportage vidéo qu‘il avait filmé par la fenêtre d‘un submersible en eaux profondes – les premières images jamais tournées d‘une curieuse seiche chimiotrophe, totalement inconnue jusqu‘alors.
Son commentaire enregistré débordait d‘enthousiasme.
— Il existe dans ces profondeurs des millier d‘espèces encore inconnues, s‘exclamait-il d‘une voix frémissante. La science, à ce jour, n‘a fait qu‘effleurer la surface de ce monde mystérieux, dont on ne soupçonne pas les trésors cachés !
Celia était captivée par les explications scientifiques de son mari, claires et concises malgré leur exubérance. Elle avait projeté la cassette à sa classe, et le succès avait été immédiat.
Ses collègues lui avaient emprunté le reportage. Les parents d‘élèves en avaient demandé des copies. Tout le lycée semblait attendre avec impatience la livraison suivante de Tolland. Et Celia avait un jour eu l‘idée d‘envoyer le reportage à une ancienne amie de l‘université qui travaillait à NBC.
Deux mois plus tard, Michael l‘avait emmenée marcher sur Kingman Beach, leur lieu de promenade préféré, où ils avaient l‘habitude de se confier mutuellement leurs espoirs et leurs rêves.
— Celia, j‘ai quelque chose à te dire.
L‘océan clapotait à leurs pieds. Elle s‘était arrêtée et avait pris ses mains dans les siennes.
— Oui, qu‘y a-t-il ?
Il était rayonnant.
— J‘ai reçu la semaine dernière un coup de fil de NBC. Ils pensent me confier l‘animation d‘une série de documentaires océanographiques. Ce serait merveilleux ! Ils me demandent un pilote pour l‘année prochaine. Je n‘arrive pas à y croire !
— Moi, si. Tu seras génial ! avait-elle répondu en l‘embrassant.
Six mois plus tard, ils faisaient du bateau ensemble au large de l‘île de Catalina, quand Celia avait commencé à se
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plaindre d‘une douleur au côté. Ils n‘y avaient guère prêté attention pendant quelques semaines mais, comme elle souffrait de plus en plus, elle était allée subir des examens à l‘hôpital.
En un instant, le rêve de Tolland avait volé en éclats, faisant place à un épouvantable cauchemar. Celia était malade.
Très malade.
« Un stade avancé de lymphome, avaient annoncé les médecins. Rare chez une personne de cet âge, mais malheureusement avéré. »
Ils consultèrent d‘innombrables spécialistes. Leur réponse était toujours la même. Incurable.
Michael avait démissionné sur-le-champ de son poste au Scripps Institute, oublié le projet pour NBC et consacré toute son énergie et son amour à la guérison de sa femme. Elle avait lutté farouchement, supportant la souffrance avec une dignité qui ne le rendait que plus amoureux. Il l‘emmenait se promener sur Kingman Beach, lui préparait des repas diététiques et lui parlait de ce qu‘ils feraient quand elle irait mieux.
Mais le destin en avait décidé autrement.
Sept mois plus tard, il se trouvait au chevet de sa femme mourante dans une austère chambre d‘hôpital. Le visage de Celia était méconnaissable. La brutalité de la chimiothérapie s‘était ajoutée aux ravages du cancer. Elle n‘était plus qu‘un squelette. Les dernières heures furent les plus éprouvantes.
— Michael, avait-elle murmuré d‘une voix rauque. C‘est le moment de lâcher prise.
— Je ne peux pas, avait-il répondu, les yeux pleins de larmes.
— Tu as un tempérament de survivant. Promets-moi que tu trouveras une autre femme à aimer.
— Je ne veux pas.
— Il faudra apprendre.
Celia mourut par un lumineux matin de juin. Michael avait l‘impression d‘être un bateau à la dérive, sans boussole sur une mer en furie. Pendant des semaines, il se laissa couler. Ses amis tentaient de l‘aider mais son orgueil ne supportait pas leur pitié.
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Il faut choisir, finit-il par comprendre. Travailler ou mourir.
Avec l‘énergie du désespoir, Tolland se jeta tête baissée dans la série télévisée « Le Monde merveilleux de la mer ». Et ce projet lui sauva la vie. Depuis quatre ans, son émission collectionnait les records d‘Audimat. Malgré les efforts de ses amis pour le remarier, il ne se prêta qu‘à de rares rendez-vous –
qui se révélèrent des fiascos. Il finit par renoncer et mettre son absence de vie sociale sur le compte de ses voyages répétés.
Mais ses amis n‘étaient pas dupes : Michael n‘était pas prêt.
Le puits d‘extraction de la météorite, béant devant lui, le tira de ses pensées. Il chassa ses douloureux souvenirs et s‘approcha de l‘ouverture. Dans la pénombre qui baignait le dôme, la glace fondue revêtait un aspect magique, presque surnaturel. L‘eau noire miroitait comme celle d‘un étang sous la lune. Le regard de Tolland fut attiré par des points lumineux bleu-vert qui pailletaient la surface. Il les observa longuement.
Il y avait quelque chose de bizarre.
Il crut d‘abord qu‘il s‘agissait du reflet des spots, dont la lumière était réverbérée par la voûte. Mais, en y regardant de plus près, il découvrit tout autre chose. Un curieux scintillement verdâtre qui semblait palpiter, comme si la surface de l‘eau était vivante, illuminée de l‘intérieur.
Troublé, il enjamba les cônes pour observer le phénomène de plus près.
À l‘autre extrémité de la station, Rachel Sexton sortait du bloc de communication. Elle s‘immobilisa, désorientée par l‘obscurité qui enveloppait la bulle. L‘immense dôme n‘était éclairé que par les reflets des spots regroupés dans le quadrant nord. Légèrement troublée, elle se dirigea instinctivement vers l‘espace de presse illuminé.
Elle était satisfaite de son exposé. Une fois remise du traquenard où l‘avait gentiment poussée le Président, elle avait réussi à présenter avec clarté ce qu‘elle savait sur la météorite.
Elle avait vu les expressions de ses interlocuteurs passer de la stupéfaction à l‘incrédulité, puis à la confiance et, enfin, à l‘approbation admirative.
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— Des preuves de vie extraterrestre ? s‘était exclamé l‘un d‘eux. Savez-vous ce que cela signifie ?
— Oui, avait répliqué un autre. Cela veut dire que nous allons remporter cette élection !
En approchant de l‘espace de presse, Rachel imaginait la déclaration du Président et ne put s‘empêcher de se demander si son père méritait le rouleau compresseur qui allait anéantir sa campagne en quelques minutes.
La réponse était évidemment oui.
Chaque fois qu‘elle commençait à s‘apitoyer sur son père, le souvenir de sa mère resurgissait. Les souffrances et les humiliations que Sexton lui avait infligées suffisaient à le condamner aux yeux de Rachel : ses retours tardifs le soir, son expression béate et suffisante, les émanations de parfum sur ses vêtements... Le pire était son hypocrisie, la fausse ferveur religieuse derrière laquelle il se réfugiait – pour continuer à mentir et tricher, parce qu‘il savait que sa femme ne le quitterait jamais.
Oui, trancha Rachel. La tartuferie du sénateur Sexton allait bientôt recevoir une punition méritée.
Elle se fraya un passage à travers les employés de la NASA en liesse. Bières, exclamations ; l‘ambiance lui rappela ses soirées d‘étudiante.
Où était Michael Tolland ?
— Vous cherchez Mike ? demanda Corky Marlinson en apparaissant soudain près d‘elle.
Elle sursauta.
— Euh... non... enfin... oui.
Il secoua la tête, écœuré.
— Je le savais, pas une ne lui résiste. Il vient de partir. Je crois qu‘il avait l‘intention d‘aller piquer un petit somme.
Il se retourna pour jeter un coup d‘œil vers la partie de la station plongée dans l‘obscurité.
— Mais vous avez encore le temps de le rattraper, se reprit-il en tendant le doigt vers le centre de la bulle. Il suffit d‘une flaque d‘eau pour le captiver.
Le regard de Rachel suivit la direction indiquée. La silhouette de Michael se dressait au bord du puits d‘extraction.
– 161 –
— Qu‘est-ce qu‘il fait là-bas ? C‘est dangereux !
— Il doit être en train de pisser. On va le pousser ?
Ils allèrent le rejoindre.
— Hé, Mike, tu as oublié ton scaphandre et ton tuba ?
clama Corky en approchant.
Tolland se retourna. Rachel remarqua son expression inhabituellement grave. Son visage était bizarrement éclairé, par en dessous.
— Tout va bien, Mike ? demanda-t-elle.
— Pas vraiment, répondit Michael en désignant la surface de l‘eau.
Corky enjamba les cônes de signalisation. Sa bonne humeur retomba brusquement. Rachel les rejoignit et regarda la glace fondue. De petits éclats de lumière turquoise luisaient à la surface, comme des particules radioactives. C‘était magnifique.
Tolland ramassa un petit morceau de glace à ses pieds et le jeta dans l‘eau, projetant des éclaboussures phosphorescentes tout autour du point d‘impact.
— S‘il te plaît, Mike, murmura Corky d‘une voix inquiète, dis-moi que tu sais ce que c‘est.
Tolland fronça les sourcils.
— Je sais ce que c‘est, mais la question que je me pose, c‘est qu‘est-ce que cela peut bien faire là ?
39.
— Ce sont des flagellés, déclara Tolland, les yeux fixés sur la surface luminescente.
— Des flageolets ? s‘écria Corky.
Rachel sentait que Tolland n‘était pas d‘humeur à plaisanter.
– 162 –
— Je ne vois pas comment cela a pu se produire, reprit-il, mais, pour une raison que j‘ignore, cette eau contient des dinoflagellés bioluminescents.
— Des dino... quoi ? s‘enquit Rachel.
— Un plancton monocellulaire ayant la propriété d‘oxyder un catalyseur luminescent appelé luciférine.
Qu‘est-ce que c‘est que ce charabia ? se demanda-t-elle.
Tolland soupira et se tourna vers son confrère.
— Dis-moi, Corky, la météorite qu‘on vient de sortir de ce trou pouvait-elle contenir des organismes vivants ?
Corky éclata de rire.
— Mike, sois sérieux !
— Je suis sérieux.
— Il n‘y a aucune chance, Mike ! Crois-moi, si la NASA avait un tant soit peu soupçonné la présence d‘organismes vivants sur cette roche, je peux t‘affirmer qu‘elle n‘aurait jamais pris le risque de la sortir à l‘air libre.
Tolland n‘était que partiellement soulagé. Il semblait préoccupé par une question beaucoup plus importante.
— Sans microscope, je ne peux rien affirmer, mais cela ressemble à un phytoplancton bioluminescent appartenant à l‘ordre des pyrophytes – un nom qui signifie « plante de feu ».
L‘océan Arctique en est rempli.
— Alors pourquoi me demandes-tu si ces trucs-là peuvent venir de l‘espace ?
— Parce que cette météorite était enfouie dans de l‘eau douce gelée provenant de la fonte des neiges. Depuis plusieurs siècles. Comment des organismes venant de l‘océan ont-ils pu y pénétrer ?
Un long silence s‘ensuivit.
Les yeux fixés sur la surface de l‘eau, Rachel tentait d‘assimiler l‘information. Ce puits d‘extraction contient du plancton marin luminescent. Qu‘est-ce que cela signifie ? se demanda-t-elle.
— Il doit y avoir une crevasse dans le fond quelque part, reprit Tolland, c‘est la seule explication possible. Le plancton a dû pénétrer la banquise, avec l‘eau de mer qui s‘est infiltrée par une fissure.
– 163 –
Rachel ne comprenait pas. Elle se souvenait de sa longue course sur le glacier.
— L‘infiltration ? Mais par où ? Nous sommes au moins à trois kilomètres de l‘océan...
Ses deux compagnons la toisèrent d‘un regard gêné.
— En réalité, expliqua Corky, il est juste au-dessous. Nous sommes sur une plate-forme de glace flottante.
Elle les dévisagea, totalement désorientée.
— Mais... je croyais que c‘était un glacier !
— En effet, mais celui-ci vogue sur l‘océan. Il arrive que les plaques de glace se détachent du continent et se déploient en éventail à la surface de l‘océan, où elles flottent, comme un gigantesque radeau. C‘est la définition d‘une plate-forme glaciaire... la partie flottante d‘un glacier. À vrai dire, nous sommes en ce moment à plus d‘un kilomètre au large de la côte.
Rachel passa de la stupéfaction à la méfiance. Elle rectifia l‘image qu‘elle s‘était faite de son environnement, et l‘idée de dériver sur l‘océan Arctique lui fit soudain peur.
Tolland
parut
s‘en
rendre
compte.
Il
frappa
vigoureusement la glace du pied.
— Pas d‘inquiétude. Cette banquise a cent mètres d‘épaisseur, dont les deux tiers sont immergés, comme un glaçon qui flotte dans un verre d‘eau – ce qui lui assure une grande stabilité. On pourrait construire un gratte-ciel là-dessus...
Rachel n‘était pas totalement convaincue. Elle ébaucha un pâle sourire. Malgré ses inquiétudes, elle comprenait maintenant la théorie de Tolland sur l‘origine du plancton. Il pense que la banquise est fissurée sur toute sa hauteur, et que c‘est par là que l‘eau de mer s‘est infiltrée jusqu‘à la surface, se dit-elle. C‘était plausible, mais Norah Mangor avait affirmé catégoriquement que le glacier était intact, ses multiples sondages avaient confirmé l‘homogénéité parfaite de l‘énorme bloc.
Rachel se tourna vers Tolland.
— Je croyais que c‘était justement la perfection de la banquise qui avait permis de dater la météorite avec certitude.
– 164 –
Le professeur Mangor m‘a soutenu que le glacier ne présentait aucune fissure...
Corky se renfrogna.
— On dirait que la reine des Eskimos s‘est plantée ! lança-t-il en vérifiant machinalement que Norah ne se trouvait pas dans le secteur.
Tolland contemplait les flagellés phosphorescents en se frottant le menton.
— Je ne vois pas d‘autre explication possible. Il doit y avoir une fissure. Et c‘est le poids de la banquise sur l‘océan qui aura fait remonter le plancton marin dans l‘excavation.
Il faudrait que ce soit une grosse crevasse, pensait Rachel.
Si la plate-forme glaciaire mesurait cent mètres d‘épaisseur et la fosse d‘extraction soixante mètres de profondeur, cette prétendue fissure aurait dû fendre trente mètres de glace compacte. Et les tests de Norah Mangor n‘ont rien décelé.
— Sois gentil, demanda Tolland à Corky. Va chercher Norah. Espérons qu‘elle nous a caché quelque chose. Et tâche aussi de trouver Ming. Peut-être pourra-t-il identifier ces bestioles lumineuses.
Corky s‘éloigna.
— Ne traîne pas ! cria Michael après avoir jeté un coup d‘œil dans le puits. J‘ai l‘impression que la bioluminescence commence à baisser.
Rachel se pencha vers le puits. Les petits points verts n‘étaient en effet plus aussi brillants. Tolland enleva sa parka et l‘étendit sur le rebord.
— Que faites-vous ? demanda Rachel, déconcertée.
— Je voudrais vérifier s‘il y a bien de l‘eau salée dans ce puits.
— En vous allongeant sans manteau sur la glace ?
— Eh oui !
Il rampa sur le ventre pour s‘approcher du trou et laissa pendre une manche de sa parka jusqu‘à ce que le poignet effleure la surface de l‘eau.
— C‘est la technique de la manche mouillée, une méthode de test tout à fait fiable, utilisée par des océanographes de renommée mondiale. Il suffit à présent de lécher la manche.
– 165 –
Aux prises avec ses commandes, Delta 1 essayait de maintenir le microrobot endommagé au-dessus du groupe réuni autour du puits d‘extraction. À entendre leurs remarques, la situation commençait à sentir le roussi.
— Appelez le contrôleur, ordonna-t-il à ses collègues. On a un gros pépin.
40.
Au cours de sa jeunesse, Gabrielle Ashe avait plusieurs fois visité la Maison Blanche en touriste – rêvant secrètement de pouvoir y travailler un jour. Mais, à cet instant précis, elle aurait préféré se trouver à l‘autre bout du monde.
En pénétrant dans un grand hall richement orné, elle se demandait ce que cherchait à lui prouver son mystérieux correspondant. La faire venir à la Maison Blanche était une pure folie. Et si quelqu‘un la reconnaissait ? Ces derniers temps, on avait beaucoup vu le bras droit du sénateur Sexton dans les médias...
— Mademoiselle Ashe ?
Gabrielle releva la tête.
Un garde au visage aimable lui adressa un sourire de bienvenue.
— Par ici, je vous prie.
Gabrielle fut aveuglée par un flash. Il la conduisit jusqu‘à un bureau.
— Veuillez signer le registre, dit-il en lui tendant un stylo et en avançant vers elle un gros livre relié.
La page ouverte était vierge. Elle se rappela alors cette procédure visant à protéger l‘anonymat des visiteurs. Elle remplit une ligne et apposa sa signature.
Pour le secret de l‘entretien, c‘est raté, songea-t-elle.
– 166 –
Le garde la fit passer sous le portique de sécurité, et procéda à une fouille sommaire.
— Nous vous souhaitons une bonne visite, dit-il avec un sourire. Elle suivit l‘agent du Secret Service le long d‘un couloir d‘une quinzaine de mètres, jusqu‘à un deuxième poste de contrôle. Un autre garde achevait de plastifier un laissez-passer de visiteur. Après avoir perforé celui de Gabrielle, il y inséra un cordon qu‘il passa autour du cou de la jeune femme. Il était encore tiède et portait la photo d‘identité qu‘on avait prise d‘elle quinze secondes plus tôt.
L‘homme reprit un couloir, suivi de Gabrielle dont le malaise allait croissant. L‘auteur de l‘invitation n‘avait visiblement aucune intention de garder secrète leur rencontre –
laissez-passer officiel, signature dans le registre, traversée du rez-de-chaussée sous escorte, au vu et au su de tous.
— Et voici la Salle des porcelaines, annonçait un guide à un groupe de visiteurs. Elle renferme les porcelaines à 952 dollars pièce, commandées par Nancy Reagan, qui ont déclenché en 1981 une controverse.
Gabrielle et son escorte passèrent devant des touristes pour atteindre un immense escalier de marbre, qu‘un autre groupe gravissait.
— Nous allons maintenant pénétrer dans la salle de l‘Est où Abigail Adams, l‘épouse du président John Adams, laissait autrefois sécher le linge de son mari. Puis nous passerons dans la Salle rouge, où Dolley Madison faisait boire les chefs d‘État étrangers avant leurs négociations avec le président James Madison.
Cette remarque déclencha l‘hilarité générale des visiteurs.
Dépassant la cage d‘escalier, Gabrielle suivit son guide, qui s‘engageait dans une section interdite au public, protégée par une série de barricades et de cordons, jusqu‘à une pièce qu‘elle n‘avait vue qu‘en photo ou à la télévision. Elle retint son souffle.
Mon Dieu, la Salle des cartes ! se dit-elle.
Aucun touriste n‘y entrait jamais. Les panneaux de boiserie pivotants
qui
recouvraient
les
murs
renfermaient
d‘innombrables cartes du monde entier. C‘est là que Roosevelt avait préparé l‘entrée en guerre des États-Unis en 1941. Et,
– 167 –
souvenir moins glorieux, c‘est aussi dans cette pièce que Bill Clinton avait publiquement reconnu ses relations avec Monica Lewinsky. Plus important pour Gabrielle, la Salle des cartes permettait d‘accéder à l‘aile ouest de la Maison Blanche où travaillaient les plus proches collaborateurs du Président.
C‘était bien le dernier endroit où elle s‘attendait à ce qu‘on la conduise. Elle avait imaginé que les messages électroniques provenaient d‘un jeune stagiaire plein d‘initiative, ou d‘une secrétaire travaillant pour l‘un des services administratifs du bâtiment. Apparemment, elle s‘était trompée.
On me conduit dans l‘aile ouest, songea-t-elle.
Devant elle, l‘agent du Secret Service parcourut d‘un pas énergique un couloir recouvert de moquette et frappa à une porte sans inscription. Le cœur de Gabrielle battait à tout rompre.
— C‘est ouvert ! cria une voix à l‘intérieur.
L‘homme ouvrit la porte et fit signe à Gabrielle d‘entrer.
Dans la pénombre de la pièce aux stores baissés, elle devina une silhouette assise à un bureau.
— Mademoiselle Ashe ? s‘enquit une voix derrière un nuage de fumée. Soyez la bienvenue.
Gabrielle dut cligner des yeux pour distinguer les traits de ce visage. Elle eut un mouvement de recul.
C‘est donc d‘elle que provenaient les e-mails ? se demanda-t-elle.
— Je vous remercie d‘être venue, reprit Marjorie Tench d‘une voix glaciale.
— Madame... Tench ? bredouilla Gabrielle.
— Appelez-moi Marjorie.
La créature squelettique se leva, soufflant comme un dragon sa fumée de cigarette par les narines.
— Nous allons devenir les meilleures amies du monde !
– 168 –
41.
Norah Mangor, debout devant le puits à côté de Tolland, Rachel et Corky, regardait l‘abîme obscur d‘où l‘on avait extrait la météorite.
— Mike, dit-elle, vous êtes sympa mais cinglé. Il n‘y a pas la moindre bioluminescence ici...
Tolland se dit qu‘il aurait dû penser à prendre une caméra vidéo ; pendant que Corky était allé chercher Norah et Ming, la bioluminescence avait rapidement diminué et, en quelques minutes, le scintillement avait complètement cessé.
Il jeta un morceau de glace dans l‘eau et rien ne se produisit. Pas de chatoiement verdâtre.
— Mais où sont-ils passés ? demanda Corky.
Tolland
avait
son
idée
sur
la
question.
La
bioluminescence – un des mécanismes de défense les plus ingénieux que l‘on puisse rencontrer dans la nature – était une réponse spontanée du plancton à un stress. Un petit animal planctonique sur le point d‘être avalé par un prédateur plus grand que lui se met à clignoter afin d‘attirer un prédateur plus gros encore qui fera fuir son agresseur. Dans ce cas, les flagellés qui étaient entrés dans le trou d‘eau à travers une fissure s‘étaient soudain trouvés prisonniers d‘un environnement d‘eau douce. Sous l‘effet de la panique, alors que l‘eau douce était en train de les tuer peu à peu, ils s‘étaient alors mis à émettre ce scintillement lumineux.
— Je crois qu‘ils sont morts, déclara Tolland.
— Ils ont été tués, tu veux dire, railla Norah. Un vilain Eskimo s‘est jeté sur eux pour en faire une friture...
Corky lui jeta un regard furibond.
— Moi aussi, j‘ai vu cette luminescence, Norah.
— C‘était avant ou après avoir fumé un joint ?
— Mais pourquoi mentirait-on sur un sujet pareil ?
demanda Corky.
Tolland soupira.
– 169 –
— Norah, vous savez évidemment que le plancton vit dans les océans, sous la banquise.
— Mike, je vous en prie, répliqua-t-elle sèchement, ne vous mêlez pas de m‘expliquer mon métier. Je suis bien placée pour savoir qu‘il y a plus de deux cents espèces de diatomées qui prospèrent sous les banquises de l‘Arctique. Quatorze espèces de
nanoflagellés
autotrophiques,
vingt
flagellés
hétérotrophiques, quarante dinoflagellés hétérotrophiques, sans compter plusieurs métazoaires, parmi lesquels des polychètes, des amphipodes, des copépodes, des euphausiacés et des poissons...
Tolland fronça les sourcils.
— Norah, il est évident que vous en savez plus que nous sur la faune de l‘Arctique, et vous êtes la première à reconnaître que ça grouille de vie sous nos pieds. Alors pourquoi doutez-vous tellement que nous ayons pu voir du plancton bioluminescent ?
— Pour une simple raison, Mike, c‘est que ce puits est hermétiquement clos. On a affaire à un environnement d‘eau douce sans la moindre infiltration. Il ne peut donc pas y avoir le moindre plancton là-dedans.
— Mais j‘ai goûté cette eau et elle avait un goût salé, insista Tolland. Très léger, mais net. De l‘eau salée est entrée ici, d‘une manière ou d‘une autre.
— D‘accord, d‘accord, fit Norah d‘un ton sceptique. Vous avez eu un goût de sel sur le bout de la langue. Mais quoi, vous avez léché la manche d‘une vieille parka pleine de transpiration, et maintenant vous décidez que les profils de densité PODS sont erronés... Sans parler des quinze échantillons différents que nous avons recueillis au cœur de la banquise.
Tolland lui tendit la manche humide de sa parka pour qu‘elle la teste elle-même.
— Mike, je ne vais pas lécher votre fichue veste.
Elle jeta un coup d‘œil au trou.
— Puis-je vous demander comment ce prétendu plancton aurait décidé de passer par cette prétendue fissure pour arriver jusqu‘ici ?
— Et la chaleur ? suggéra Tolland. Il y a des centaines de créatures marines qui sont attirées par la chaleur. Quand nous
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avons extrait la météorite, nous l‘avons chauffée, le plancton peut avoir été attiré instinctivement vers cet environnement plus chaud dans le puits.
Corky acquiesça.
— Ça me semble logique. Norah leva les yeux au ciel.
— Logique ? Vous savez, pour un physicien nobélisable et un océanographe mondialement reconnu, vous me faites l‘effet d‘un duo de joyeux farceurs Vous n‘avez pas pensé que, même à travers une fissure – et je peux vous assurer qu‘il n‘y en a pas l‘ombre d‘une –, il est physiquement impossible, pour de l‘eau de mer, d‘entrer dans ce puits.
Elle les toisa avec un mépris sans bornes.
— Mais, Norah..., insista Corky.
Elle tapa d‘un pied rageur sur la glace.
— Messieurs, nous nous trouvons au-dessus du niveau de la mer ici. Vous me suivez ? Cette plateforme glaciaire se trouve à trente mètres au-dessus du niveau de la mer. Vous vous rappelez peut-être la grande falaise à l‘extrémité de la banquise ? Nous sommes plus hauts que l‘océan. S‘il y avait une fissure communiquant avec ce puits, l‘eau ne remonterait pas pour autant à l‘intérieur, elle s‘écoulerait vers l‘extérieur ! Vous avez entendu parler de la gravité ?
Tolland et Corky se jetèrent un coup d‘œil rapide.
— Mince, fit Corky, je n‘avais pas pensé à ça.
Norah désigna le puits noirâtre.
— Vous avez peut-être aussi remarqué que le niveau de l‘eau ne varie pas ?
Tolland se fit l‘effet d‘un idiot. Norah avait absolument raison. S‘il y avait eu une fissure, l‘eau se serait écoulée vers l‘extérieur, pas vers l‘intérieur. Tolland resta silencieux un long moment.
— Très bien, soupira-t-il. Apparemment, la théorie de la fissure n‘a aucun sens. Pourtant, nous avons vu la bioluminescence dans l‘eau. Une seule conclusion, ce n‘est pas un environnement fermé. Je me rends compte que l‘essentiel de votre travail de datation de la glace est construit sur l‘hypothèse que le glacier est un bloc sans faille, mais...
Norah s‘énervait de plus en plus.
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— Comment ça, hypothèse ? Mais enfin, Mike, vous savez très bien qu‘il ne s‘agit pas seulement de mon travail en l‘occurrence. La NASA a confirmé toutes mes découvertes. Nous sommes tous d‘accord pour dire que ce glacier ne comporte pas la moindre fissure !
Tolland jeta un coup d‘œil vers les hommes qui fêtaient joyeusement leur succès dans l‘espace presse.
— Quoi qu‘il en soit, fit-il, je crois que nous devrions informer l‘administrateur de nos observations.
— Foutaises ! siffla Norah. Je vous répète que cette matrice glaciaire est en parfait état, et il n‘est pas envisageable que mes analyses soient remises en question par quelques hallucinations absurdes de fêtards éméchés.
Elle se précipita vers une zone proche où se trouvaient rangés un certain nombre d‘outils, et se mit à en ramasser quelques-uns.
— Je vais prendre un échantillon d‘eau et vous prouver que cette eau ne contient pas le moindre plancton salé, mort ou vivant !
Rachel et ses compagnons regardèrent Norah attacher une pipette stérile à une ficelle pour recueillir un échantillon dans le puits d‘extraction. La glaciologue déposa les quelques gouttes recueillies sur un minuscule appareil qui ressemblait à un télescope miniature. Puis elle plaqua son œil contre l‘œilleton, dirigeant son microscope portable vers la lumière qui émanait du toit du dôme. Quelques secondes plus tard, elle jurait, visiblement dépitée.
— Nom de Dieu !
Norah secoua son appareil et plaqua de nouveau son œil contre l‘œilleton.
— Fichu appareil ! Ce réfractomètre ne marche pas, c‘est pas possible !
— C‘est de l‘eau salée ? jubila Corky.
Norah fronça les sourcils.
— En partie. Selon le réfractomètre, il y aurait trois pour cent de sel dans l‘eau, ce qui est totalement impossible. Ce glacier est un paquet de neige, ça ne peut être que de l‘eau douce. Il ne devrait pas y avoir de sel.
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Norah scruta l‘échantillon sous un microscope voisin et poussa un long gémissement.
— Du plancton ? s‘enquit Tolland.
— G. polyhedra, conclut-elle d‘une voix plus calme. C‘est l‘un des organismes planctoniques que nous autres, glaciologues, avons l‘habitude de trouver dans les océans sous la banquise.
Elle jeta un coup d‘œil perçant vers Tolland.
— Ils sont morts, maintenant. Ils ne pouvaient pas survivre longtemps dans un environnement dont la salinité n‘était qu‘à trois pour cent.
Tous restèrent silencieux, perdus dans la contemplation du puits d‘extraction. Rachel se demanda quelles pouvaient être les conséquences de cette étrange observation. Ce problème paraissait relativement mineur eu égard à l‘importance de la découverte de la météorite, et, pourtant, en bonne analyste des données et des informations de ce type, Rachel savait d‘expérience qu‘il suffisait d‘un grain de sable pour faire s‘effondrer des théories entières.
— Que se passe-t-il ici ? bougonna une voix de basse.
La silhouette imposante de l‘administrateur de la NASA émergea de l‘obscurité.
— Nous avons un petit problème avec l‘eau du puits, que nous essayons de résoudre, répondit Tolland.
— Les analyses de Norah ne tiennent pas la route ! annonça Corky d‘un ton presque joyeux.
— Non mais je rêve ! murmura Norah.
L‘administrateur approcha, ses épais sourcils froncés se rejoignant presque.
— En quoi consiste le problème ?
Tolland poussa un soupir hésitant.
— Nous avons découvert des traces d‘une solution saline à trois pour cent dans le puits d‘où a été extraite la météorite, ce qui contredit le rapport de la glaciologue affirmant que la météorite était enchâssée dans un bloc d‘eau douce absolument pure. (Il s‘arrêta avant de poursuivre :) Et on a aussi constaté la présence de plancton.
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— Mais enfin, c‘est impossible ! s‘exclama Ekstrom sèchement. Il n‘y a pas de fissure dans ce glacier, les profils PODS l‘ont confirmé. Cette météorite était enchâssée dans une matrice de glace dure comme de la pierre !
Rachel savait qu‘Ekstrom avait raison. Selon les profils de densité fournis par la NASA, ce bloc de banquise était aussi dense qu‘un roc. Des dizaines et des dizaines de mètres cubes de glace, de tous les côtés de la météorite, sans la moindre fissure.
Et pourtant, en imaginant la manière dont ces profils de densité avaient été obtenus, une étrange pensée s‘insinua en elle...
— En outre, ajouta Ekstrom, les échantillons du professeur Mangor extraits du cœur du glacier confirment sa solidité.
— Absolument ! fit Norah, en jetant le réfractomètre sur un bureau. Nous avons une double confirmation. Sans le moindre défaut de densité dans la glace. Ce qui ne nous laisse aucune explication pour le sel et le plancton.
— En fait, suggéra Rachel, avec une fermeté qui la surprit elle-même, il existe une autre possibilité.
L‘intuition était née tout au fond d‘un recoin obscur de sa mémoire.
Tous la regardaient maintenant, l‘air sceptique. Rachel sourit.
— Il existe une explication tout à fait rationnelle de la présence de sel et de plancton. (Elle planta ses yeux dans ceux de Tolland, interdit.) Et franchement, Mike, je suis surprise que vous n‘y ayez pas pensé le premier.
42.
— Du plancton gelé dans le glacier ?
Corky Marlinson ne paraissait pas convaincu par les explications de Rachel.
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— Je ne voudrais pas jouer les trouble-fête mais, habituellement, quand ces petites bestioles gèlent, elles meurent. Et celles-ci nous ont envoyé des signaux très vivants, vous vous rappelez ?
— Pour ma part, fit Tolland en posant sur la jeune femme un regard admiratif, je crois que Rachel est sur une piste. Une multitude d‘espèces sont capables d‘entrer en hibernation quand leur environnement les y oblige. J‘ai réalisé une émission sur ce phénomène il n‘y a pas très longtemps.
Rachel acquiesça.
— Vous avez montré des brochets, une espèce nordique, qui étaient pris au piège dans des lacs gelés, et qui devaient attendre le printemps pour revivre. Vous avez aussi parlé de micro-organismes qui peuvent subir une déshydratation totale dans le désert sans mourir, demeurer ainsi pendant des décennies, et se ranimer avec le retour de la pluie.
Tolland pouffa.
Alors vous regardez vraiment mes émissions ?
Rachel haussa les épaules, l‘air gêné.
— Où voulez-vous en venir, mademoiselle Sexton ?
demanda Norah.
— À ceci, intervint Tolland, que j‘aurais dû saisir moi-même plus tôt : l‘une des espèces que j‘ai mentionnées dans cette émission est une sorte de plancton qui hiberne tous les hivers avant de se dégager au printemps, quand les glaces fondent partiellement.
Tolland s‘interrompit quelques instants.
— Cela dit, l‘espèce dont je parlais dans cette émission n‘était pas bioluminescente comme celle de ce soir... ce qui n‘empêche pas que le même phénomène ait pu se produire.
— Du plancton gelé, poursuivit Rachel, encouragée de voir Michael Tolland si enthousiaste devant son explication, du plancton gelé, cela expliquerait tout ce que nous venons d‘observer. Dans un passé plus ou moins éloigné, des fissures ont très bien pu apparaître dans ce glacier, fissures qui se sont remplies de plancton riche en eau salée avant de geler à nouveau. Et s‘il y avait dans ce glacier des poches de glace contenant du plancton gelé ? Imaginez qu‘au moment où vous
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étiez en train d‘extraire la météorite chauffée à blanc à travers la glace, elle soit passée à travers une poche de glace salée. Celle-ci aurait fondu, libérant le plancton qui serait sorti de son hibernation et aurait entraîné une légère salinisation de l‘eau douce.
— Oh, pour l‘amour de Dieu ! s‘exclama Norah avec une grimace hostile, voilà que tout le monde est devenu glaciologue, on dirait !
Corky aussi semblait sceptique.
— Mais le système PODS n‘aurait-il pas détecté des poches d‘eau de mer gelée lorsqu‘il a effectué ses sondages de densité ?
Après tout, l‘eau saumâtre et l‘eau douce, une fois transformées en glace, ont des densités différentes.
— La différence est imperceptible, fit Rachel.
— Trois pour cent ? Mais c‘est une différence substantielle !
contra Norah.
— Certes, dans un laboratoire, répliqua Rachel, mais le système PODS prend ses mesures à cent quatre-vingts kilomètres de la terre. Ses ordinateurs ont été conçus pour pouvoir distinguer la glace, la neige fondue, le granit et le calcaire. (Elle se tourna vers l‘administrateur.) Ai-je raison de supposer que les mesures de densité PODS effectuées de l‘espace n‘ont probablement pas la résolution qui permet de distinguer la glace d‘eau salée de la glace d‘eau douce ?
L‘administrateur approuva.
— Vous avez tout à fait raison. Une différence de trois pour cent est inférieure au seuil de détection du système PODS. Le satellite n‘est pas capable de faire la différence entre les deux types de glaces.
Tolland parut intrigué.
— Cela expliquerait aussi le fait que le niveau d‘eau dans le puits ne varie pas. (Il se tourna vers Norah.) Vous avez dit que l‘espèce de plancton que vous avez vue dans le puits d‘extraction s‘appelait...
— G. polyhedra, répondit celle-ci. Et maintenant vous vous demandez si G. polyhedra est capable d‘hiberner dans la glace ?
Eh bien, la réponse est oui. Absolument. G. polyhedra se trouve
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en abondance dans les plaques de banquise, elle émet de petits signaux lumineux et peut hiberner dans la glace. Quoi d‘autre ?
Ses compagnons échangèrent des regards perplexes.
D‘après le ton de Norah, il y avait évidemment un « mais » à attendre et, pourtant, il semblait qu‘elle venait de confirmer la théorie de Rachel.
— Donc, reprit Tolland, vous dites que c‘est possible. Cette théorie tient la route, n‘est-ce pas ?
— Bien sûr, fit Norah. Pour des débiles mentaux.
Rachel lui lança un coup d‘œil furieux.
— Comment ça ?
— J‘imagine que dans votre métier aussi, quand un amateur se mêle de vous expliquer votre travail, ça vous hérisse ? répliqua Norah en soutenant son regard. Eh bien, il en va de même en glaciologie. (Norah dévisagea tour à tour ses quatre compagnons.) Laissez-moi vous expliquer tout ça un peu plus clairement et une fois pour toutes. Les poches de glace salée que Mlle Sexton a imaginées sont possibles, on en trouve effectivement. C‘est ce que les glaciologues appellent des interstices. Les interstices, toutefois, ne ressemblent pas exactement à des poches d‘eau saumâtre, mais plutôt à des réseaux de filaments très fins, parfois comme des cheveux humains. Pour produire une solution saline à trois pour cent, cette météorite aurait donc dû traverser un réseau sacrément dense d‘interstices, pour faire fondre une quantité suffisante d‘eau salée.
Ekstrom bougonna.
— Bon, très bien. Mais alors est-ce que c‘est possible, oui ou non ?
— Ma tête à couper que non ! affirma Norah sans ciller.
Totalement impossible. J‘aurais fatalement trouvé des traces d‘eau salée dans mes échantillons.
— Mais vos échantillons, vous les avez pris dans des forages effectués au hasard, n‘est-ce pas ? insista Rachel. N‘est-il pas possible que vous ayez pu passer à côté d‘une poche de glace salée ?
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— J‘ai foré directement à la verticale de la météorite. Puis, j‘ai effectué de multiples prélèvements de tous les côtés, à quelques mètres seulement. Impossible de forer plus près.
— C‘était une simple question.
— C‘est un point délicat, reprit Norah. Les interstices d‘eau salée ne peuvent exister que dans des banquises saisonnières, c‘est-à-dire des glaces qui se forment et qui fondent chaque année. La plate-forme Milne est au contraire formée de glace solide, c‘est-à-dire de glace qui se forme en altitude et ne fond pas avant d‘arriver dans la zone littorale pour tomber finalement dans la mer. Si commode que soit l‘hypothèse du plancton gelé pour expliquer ce mystérieux petit phénomène, je peux garantir qu‘il n‘y a pas d‘interstices cachés dans ce glacier.
Le groupe demeura silencieux quelques instants.
Malgré la réfutation implacable de la théorie du plancton gelé, l‘esprit d‘analyse systématique de Rachel refusait de l‘accepter. Instinctivement, elle sentait que la présence de plancton gelé dans le sous-sol était la solution la plus simple à cette énigme. La loi de la parcimonie, songea-t-elle. Ses instructeurs du NRO lui avaient inculqué cette notion de façon presque subliminale :
« Quand on est confronté à une série d‘explications possibles, la plus simple est en général la bonne. »
Norah Mangor, glaciologue de renom, avait beaucoup à perdre à voir infirmée son analyse du glacier, et Rachel se demanda s‘il était possible que Norah ait vu le plancton, compris son erreur (le glacier formant un bloc « étanche »), et qu‘elle essayât simplement de brouiller les pistes.
— Tout ce que je sais, reprit Rachel, c‘est que je viens d‘expliquer à l‘équipe de la Maison Blanche au grand complet que cette météorite a été découverte dans une matrice de glace absolument intacte et qu‘elle y est enchâssée hors de toute influence extérieure depuis 1716, date où elle s‘est détachée du célèbre météore, Jungersol. Or mes explications semblent devoir être remises en question !
L‘administrateur de la NASA resta silencieux, le visage grave. Tolland se racla la gorge.
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— Je suis d‘accord avec Rachel. Il y avait de l‘eau salée et du plancton dans le puits. Quelle que soit l‘explication de ce phénomène, il ne s‘agit évidemment pas d‘un environnement clos. Nous ne pouvons pas soutenir cette hypothèse.
Corky avait l‘air mal à l‘aise.
— Mes amis, je ne voudrais pas passer pour l‘astrophysicien de service, mais dans mon domaine, quand nous faisons des erreurs, elles se chiffrent en général en milliards d‘années. Cette petite soupe d‘eau salée et de plancton est-elle vraiment si importante que ça ? Après tout, la qualité de la glace qui entourait la météorite n‘affecte en aucune manière la météorite elle-même, n‘est-ce pas ? Il nous reste toujours les fossiles ; personne ne remet en question leur authenticité. S‘il s‘avère que nous avons commis une erreur en ce qui concerne les données relevées dans le sous-sol de cette banquise, qui s‘en soucie vraiment ? Tout ce qui importe à nos commanditaires, c‘est que nous leur apportions la preuve que la vie existe sur une autre planète.
— Je suis désolée, professeur Marlinson, répliqua Rachel, mais en tant que spécialiste de l‘analyse des données je suis en total désaccord avec vous. La moindre erreur dans le rapport que la NASA présente ce soir risque d‘affecter la crédibilité de la découverte dans son ensemble. Y compris pour ce qui a trait à l‘authenticité des fossiles.
Corky se tourna vers elle, bouche bée.
— Mais qu‘est-ce que vous êtes en train de dire ? Ces fossiles sont irréfutables !
— Je le sais. Vous le savez aussi. Mais si le public apprend que la NASA a, en connaissance de cause, présenté un rapport sur le glacier qui ne soit pas fiable à cent pour cent, vous pouvez me croire, ils commenceront immédiatement à se demander sur quoi d‘autre l‘Agence a bien pu mentir.
Norah s‘avança d‘un pas, ses yeux lançaient des éclairs.
— Mon rapport sur l‘analyse du glacier est tout à fait fiable !
Elle se tourna vers l‘administrateur.
— Je peux vous prouver qu‘il n‘y a pas eu la moindre infiltration d‘eau salée où que ce soit dans tout le glacier Milne !
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L‘administrateur la considéra longuement.
— Mais comment ?
Norah lui exposa son plan. Quand elle eut fini, Rachel dut admettre que son idée lui semblait tout à fait raisonnable.
L‘administrateur n‘en avait pas l‘air si sûr.
— Et les résultats seront définitifs ? interrogea-t-il.
— Ce sera une confirmation à cent pour cent, assura Norah.
S‘il y a un centimètre cube d‘eau salée où que ce soit dans le puits de la météorite, vous le verrez. Même quelques gouttelettes égarées se mettront à clignoter comme une enseigne lumineuse !
Les sourcils hérissés de l‘administrateur se rapprochèrent à nouveau sous sa coupe en brosse.
— Mais nous n‘avons pas beaucoup de temps, la conférence de presse est dans deux heures !
— Je peux être de retour dans vingt minutes.
— À quelle distance avez-vous dit que vous deviez vous rendre ?
— Pas très loin. Je pense que deux cents mètres suffiront.
Ekstrom acquiesça.
— Êtes-vous certaine que cela ne pose pas de problèmes de sécurité ?
— J‘emporterai
des
fusées
éclairantes
et
Mike
m‘accompagnera.
Tolland écarquilla les yeux.
— Comment ça ?
— Mike, je compte absolument sur vous ! Nous serons encordés. J‘aurai besoin d‘une solide paire de biceps à côté de moi si jamais la bourrasque se déchaîne.
— Mais...
— Elle a raison, dit l‘administrateur en se tournant vers Tolland. Si elle y va, elle ne peut pas le faire seule. J‘enverrais bien quelques-uns de mes hommes avec elle, mais franchement, je préférerais garder ce problème du plancton pour nous, jusqu‘à ce que nous ayons décidé s‘il s‘agit ou non d‘un vrai problème.
Tolland acquiesça de mauvais gré.
— J‘aimerais y aller aussi, lança Rachel.
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Norah se détendit comme un cobra.
— Il n‘en est pas question !
— En fait, fit l‘administrateur, comme s‘il venait d‘être frappé par cette idée, je crois que je me sentirais beaucoup mieux si nous utilisions la configuration standard, le groupe de quatre. Si vous y allez à deux et que Mike glisse, vous serez absolument incapable de le retenir. Quatre personnes, c‘est beaucoup plus sûr que deux.
Il s‘arrêta et jeta un coup d‘œil à Corky.
— Cela signifierait que soit vous, soit le professeur Ming y alliez aussi.
Ekstrom jeta un coup d‘œil circulaire sur la station.
— Où est le professeur Ming, au fait ?
— Je ne l‘ai pas vu depuis un bon moment, remarqua Tolland. Il doit être en train de faire un petit somme.
Ekstrom se tourna vers Corky.
— Professeur Marlinson, je ne peux pas exiger que vous vous joigniez à eux, mais...
— Pourquoi pas ? Tout le monde a l‘air de si bien s‘entendre...
— Non ! s‘exclama Norah. Deux personnes de plus ralentiraient la mission. Mike et moi irons seuls !
— Vous n‘irez pas seule, Norah. Le ton de l‘administrateur était catégorique.
— Il y a une raison pour laquelle les encordements se font par quatre et nous allons procéder comme toujours, en suivant les règles de sécurité les plus strictes. La dernière chose dont j‘ai besoin ce soir, c‘est d‘un accident deux heures avant la plus grande conférence de presse de l‘histoire de la NASA.
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43.
En s‘asseyant face à Marjorie Tench dans son petit bureau enfumé, Gabrielle Ashe se sentit soudain mal à l‘aise et vulnérable. Tench se renversa dans son fauteuil ; elle semblait jubiler devant l‘inconfort de Gabrielle.
— La fumée vous dérange ? s‘enquit Tench en sortant une cigarette de son paquet.
— Non, mentit Gabrielle.
Tench était de toute façon déjà en train de l‘allumer.
— Vous et votre candidat avez montré beaucoup d‘intérêt pour la NASA durant cette campagne...
— C‘est vrai, répliqua Gabrielle, sans faire d‘effort pour cacher sa colère. Je dois d‘ailleurs vous remercier pour vos encouragements. Puis-je avoir une explication ?
Tench fit une moue innocente.
— Vous voulez savoir pourquoi j‘apporte de l‘eau à votre moulin avec mes e-mails concernant la NASA ?
— Les informations que vous m‘avez transmises vont nuire à votre Président.
— À court terme, c‘est possible.
Le ton menaçant de Tench désarçonna Gabrielle.
— Qu‘entendez-vous par là ?
— Détendez-vous, Gabrielle, les e-mails n‘auront pas changé grand-chose de toute façon. Le sénateur Sexton était un ennemi de la NASA longtemps avant que je m‘y mette. Je l‘ai simplement aidé à consolider sa position.
— À consolider sa position ?
— Exactement.
Tench sourit, découvrant une denture jaunie.
— Je dois reconnaître qu‘il a été très éloquent, cet après-midi sur CNN.
Gabrielle se rappela la réaction du sénateur à la question piège de Tench : « Oui, dans un tel cas de figure, je m‘emploierai à démanteler la NASA. »
– 182 –
Sexton s‘était fait serrer dans les cordes mais il avait répliqué avec vigueur. Comme il fallait. À moins que... ? La mine satisfaite qui lui faisait face laissait supposer qu‘une information essentielle manquait à Gabrielle.
Tench se leva brusquement, dominant l‘espace confiné du haut de sa silhouette longue et décharnée. Sa cigarette coincée au bord des lèvres, elle se dirigea vers un coffre encastré dans le mur. Elle en sortit une épaisse enveloppe en papier kraft, revint s‘asseoir et la posa devant Gabrielle, qui ne put s‘empêcher d‘y jeter un regard inquiet.
Tench sourit, retardant le moment d‘abattre ses cartes, tel un joueur de poker sûr de son jeu. Ses doigts jaunis caressaient l‘enveloppe avec un mouvement répétitif et agaçant qui révélait sa jubilation à venir. Gabrielle savait qu‘il ne s‘agissait que d‘une crainte irraisonnée, d‘un vieux remords, mais sa première peur fut que l‘enveloppe ne contienne des preuves de sa liaison avec le sénateur. Ridicule, se dit-elle. Leurs ébats s‘étaient déroulés dans le bureau fermé de Sexton, le soir, alors qu‘ils étaient seuls à l‘étage.
De plus, si la Maison Blanche avait eu des preuves de cette liaison, elle n‘aurait pas hésité à les rendre publiques plus tôt.
Ils ont peut-être des soupçons, songea Gabrielle, mais ils n‘ont pas la moindre preuve.
Tench écrasa le bout incandescent de sa cigarette.
— Mademoiselle Ashe, que vous le sachiez ou non, vous êtes partie prenante dans une bataille qui fait rage en coulisse à Washington depuis 1996.
Cette apostrophe, qui démentait les craintes de Gabrielle, la prit de court.
— Pardon ?
Tench alluma une autre cigarette. Ses lèvres minces se refermèrent et Gabrielle vit le bout de la cigarette rougir.
— Que savez-vous de la loi sur la commercialisation de l‘espace ?
Gabrielle n‘en avait jamais entendu parler ; elle haussa les épaules, désarçonnée.
— Vraiment ? fit Tench. Cela me surprend, étant donné le programme de votre candidat. Cette loi a été présentée en 1996
– 183 –
par le sénateur Walker. Elle rappelait les échecs répétés de la NASA dans presque toutes ses entreprises, depuis l‘envoi d‘un homme sur la Lune, il y a plus de trente ans. Elle proposait une privatisation de l‘agence, par une vente immédiate des avoirs de la NASA à des compagnies aérospatiales privées, et suggérait que l‘on autorisât lesdites compagnies à explorer l‘espace, arguant qu‘elles seraient plus efficaces et soulageraient les contribuables du fardeau que la NASA représentait pour eux.
Gabrielle savait que certains ennemis de la NASA préconisaient sa privatisation, comme la solution définitive aux problèmes qu‘elle rencontrait, mais elle ignorait que cette idée avait pris la forme d‘un projet de loi.
— Cette loi de commercialisation, reprit Tench, a été présentée au Congrès à quatre reprises. Elle est semblable en tous points à une série de lois qui a permis la privatisation réussie d‘industries gouvernementales, comme, par exemple, celle de la loi sur la privatisation de l‘uranium. Le Congrès a voté cette loi de commercialisation de l‘espace chaque fois qu‘elle a été présentée. Dieu merci, la Maison Blanche a toujours opposé son veto. Zachary Herney l‘a lui-même bloquée à deux reprises.
— Où voulez-vous en venir ? intervint Gabrielle.
— Cette loi, si le sénateur Sexton est élu Président, je suis convaincue qu‘il la soutiendra. J‘ai des raisons de penser que Sexton n‘aura aucun scrupule à vendre les avoirs de la NASA à des acquéreurs privés, dès qu‘il en aura la possibilité. En bref, votre candidat sera le champion de cette privatisation et les citoyens américains cesseront de subventionner l‘exploration spatiale.
— À ma connaissance, le sénateur n‘a jamais exprimé publiquement sa position sur cette loi.
— C‘est vrai. Pourtant, connaissant ses positions politiques, je pense que vous ne seriez pas surprise s‘il la soutenait.
— Reconnaissez que, dans presque tous les domaines, la loi du marché est synonyme d‘efficacité.
— J‘interprète cette réponse comme un « oui ». (Tench planta ses yeux dans ceux de son interlocutrice.) Malheureusement, la privatisation de la NASA est une idée
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abominable et il y a de nombreuses raisons pour lesquelles les différentes administrations qui se sont succédé à la Maison Blanche depuis qu‘elle a été présentée pour la première fois s‘y sont opposées.
— Je connais les arguments des adversaires de la privatisation de l‘espace, et je comprends votre inquiétude.
— Vraiment ? fit Tench en se penchant vers Gabrielle. Et puis-je savoir ce que vous avez entendu ?
La jeune femme, mal à l‘aise, changea de position sur son siège.
— Eh bien, ils craignent que, si nous privatisons la NASA, l‘exploration scientifique de l‘espace soit rapidement abandonnée au profit d‘entreprises commerciales.
— C‘est incontestable. La science de l‘espace sera abandonnée du jour au lendemain. À sa place, au lieu de dépenser leur argent pour étudier notre univers, les compagnies spatiales privées transformeront les astéroïdes en puits de mines, construiront des complexes touristiques ici et là, offriront des lancements commerciaux aux entreprises intéressées. Pourquoi des compagnies privées se mêleraient-elles d‘étudier les origines de notre monde et dépenseraient-elles des milliards sans le moindre espoir de retour sur investissement ?
— Elles ne le feraient certes pas, objecta Gabrielle, mais une Fondation nationale pour la science spatiale pourrait parfaitement financer des missions de recherche à but strictement scientifique.
— Mais ce système existe déjà, ma chère ! C‘est la NASA.
Gabrielle ne répondit pas.
— L‘abandon de la science en faveur du profit est une question secondaire, reprit Tench. Négligeable au regard du chaos total qui résulterait de l‘intrusion du secteur privé dans l‘espace. Ce serait le retour du Far West : on verrait des pionniers réclamer des parcelles de Lune ou d‘astéroïdes et protéger leurs biens par la force. Je sais que certaines compagnies ont signé des pétitions pour avoir le droit de construire des enseignes au néon qui clignoteraient dans le ciel, la nuit. J‘ai vu des demandes d‘hôtels spatiaux et d‘attractions
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pour touristes qui proposaient notamment d‘éjecter leurs ordures dans le vide spatial pour les mettre en orbite autour de la planète. En fait, je viens même de lire, pas plus tard qu‘hier, la proposition d‘une entreprise visant à transformer l‘espace en mausolée : l‘auteur de ce projet entendait placer en orbite autour de la Terre les dépouilles mortelles des chers disparus.
Vous imaginez nos satellites de télécommunication entrant en collision avec des cadavres à 30 000 kilomètre-heure ? La semaine dernière, j‘ai eu en face de moi, dans ce bureau, un très riche P-DG qui me demandait de lancer une mission vers un astéroïde afin de le rapprocher de la Terre pour en exploiter ses minerais rares. J‘ai dû rappeler à ce monsieur que le fait d‘attirer des astéroïdes près de la terre pouvait se révéler extrêmement dangereux pour l‘humanité ! Mademoiselle Ashe, je peux vous l‘assurer, si cette loi est votée, des meutes d‘entrepreneurs aux poches profondes et aux idées courtes se rueront dans l‘espace et la science sera le cadet de leurs soucis.
— Vos arguments sont convaincants, siffla Gabrielle, et je suis certaine que le sénateur étudierait soigneusement ces questions s‘il se trouvait un jour en position d‘avoir à ratifier ou à rejeter cette loi. Puis-je vous demander pourquoi vous m‘avez fait venir ?
Tench plissa les yeux derrière la fumée de sa cigarette.
— Il y a beaucoup de gens qui n‘attendent que l‘occasion de se remplir les poches avec l‘industrie spatiale, et leurs relais dans les partis politiques poussent à la roue pour supprimer les obstacles et faire sauter les verrous. Le veto présidentiel est la seule barrière qui subsiste contre une privatisation... qui provoquerait une anarchie complète dans l‘espace. Dans ce cas, je rends hommage à Zach Herney d‘avoir opposé son veto à cette loi. Je crains fort que votre candidat, s‘il est élu, ne se montre aussi prudent.
— Une fois encore, je suis convaincue que le sénateur étudierait avec le plus grand soin cette question s‘il était un jour en position d‘avoir à approuver cette loi.
Tench ne paraissait pas convaincue.
— Mademoiselle Ashe, avez-vous une idée des sommes que le sénateur Sexton consacre à ses spots télévisés ?
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La question désarçonna Gabrielle.
— Ces chiffres sont du domaine public...
— Plus de trois millions de dollars par mois.
Gabrielle haussa les épaules.
— Si vous le dites...
— Cela fait beaucoup d‘argent, n‘est-ce pas ?
— Il se trouve que le compte en banque du sénateur Sexton est bien garni, en effet.
— C‘est certain. Il a d‘ailleurs fait ce qu‘il fallait pour ça, il a su faire un bon mariage... (Tench s‘interrompit pour souffler une bouffée.) La fin de sa femme Katherine a été très triste. Sa mort a cruellement touché le sénateur...
Tench poussa un soupir accablé, aussitôt démenti par un sourire en coin.
— Elle est morte il n‘y a pas très longtemps, n‘est-ce pas ?
reprit-elle.
— Venez-en au fait, ou je quitte ce bureau.
Tench fut prise d‘une quinte de toux interminable, au terme de laquelle elle tendit la main vers l‘épaisse enveloppe en papier kraft. Elle en sortit une petite liasse qu‘elle tendit à Gabrielle.
— Voici un dossier sur la situation financière de Sexton.
Stupéfaite, Gabrielle examina les documents. Certaines pièces du dossier remontaient à plusieurs années. Elle avait beau ne pas connaître en détail la situation financière de son patron, elle comprit que ces données étaient authentiques : relevés de comptes, relevés détaillés de ses différentes cartes de crédit, emprunts, biens mobiliers et immobiliers, dettes, bénéfices et pertes sur son capital.
— Il s‘agit là d‘informations confidentielles. Comment les avez-vous obtenues ?
— Cela ne vous regarde pas. Mais si vous consacrez un peu de temps à étudier ces chiffres, vous allez vous rendre compte d‘une chose : le sénateur Sexton ne possède pas l‘argent qu‘il dépense en ce moment. Après la mort de Katherine, il a dilapidé l‘essentiel de son héritage en investissements calamiteux, il s‘est offert quelques caprices mais il a surtout mis le paquet pour
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obtenir une victoire certaine aux primaires de son parti.
Résultat : il y a six mois, votre candidat était en faillite.
Tout ça est un bluff grossier, songea Gabrielle. Si Sexton était ruiné, en tout cas, rien dans son comportement ne le révélait. Il achetait des espaces publicitaires par blocs de plus en plus longs chaque semaine.
— Les dépenses de campagne de votre candidat, poursuivait Tench, sont quatre fois plus élevées que celles du Président. Alors qu‘il n‘a pas de fortune personnelle.
— Nous recevons beaucoup de dons.
— Oui, qui, pour certains, sont légaux.
Gabrielle se redressa brusquement.
— Vous pouvez répéter ça ?
Marjorie Tench se pencha vers elle et la jeune femme sentit son haleine chargée de nicotine.
— Gabrielle Ashe, je vais vous poser une question, et je vous suggère de bien réfléchir avant de répondre, car votre réponse risque de vous envoyer en prison pour quelques années.
Savez-vous que le sénateur Sexton accepte des pots-de-vin gigantesques et illégaux de compagnies aérospatiales qui ont des milliards à gagner à la privatisation de la NASA ?
Gabrielle écarquilla les yeux.
— Cette allégation est absurde !
— Dois-je en déduire que vous n‘êtes pas au courant de ce fait ?
— Je crois que, si le sénateur acceptait de tels pots-de-vin, je serais au courant !
Tench eut un sourire glacial.
— Gabrielle, je sais que vous et le sénateur Sexton êtes très intimes, mais je vous assure que vous ignorez bien des aspects du personnage...
La jeune femme se leva.
— Cette réunion est terminée !
— Détrompez-vous, continua Tench, en tirant une nouvelle liasse de l‘enveloppe et en l‘étalant sur le bureau, elle ne fait que commencer !
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44.
Dans la grande salle commune de la station, tandis qu‘elle revêtait la combinaison microclimatique de survie qu‘on lui avait fournie, Rachel Sexton se sentait un peu dans la peau d‘un astronaute. La tenue noire d‘une seule pièce avec capuchon intégré ressemblait à un scaphandre gonflable. Son tissu à deux faces viscoélastique était empli d‘un gel dense qui permettait à son utilisateur de réguler sa température corporelle dans des environnements très froids ou très chauds.
En enfilant sur sa tête l‘étroit capuchon, Rachel aperçut Ekstrom. Il se dressait à la porte, telle une sentinelle silencieuse, visiblement contrarié par la nécessité de cette expédition.
Norah Mangor jurait, tout en fournissant à ses compagnons leur matériel.
— Voici un rembourrage dont tu n‘avais nul besoin ! fit-elle en lançant sa tenue à Corky.
Tolland avait déjà à moitié passé la sienne.
Une fois que Rachel eut complètement remonté sa fermeture Eclair, Norah manœuvra un petit robinet d‘arrêt, placé sur le côté de sa combinaison, et y brancha un tube, relié à une bonbonne argentée qui ressemblait à une grande bouteille de plongée.
— Inhalez ! ordonna Norah en ouvrant la valve.
Rachel entendit un sifflement et sentit que le costume se remplissait du gel que lui injectait Norah. Les feuilles en tissu viscoélastique épousaient peu à peu ses contours, remplissant tous les espaces qui pouvaient subsister entre ses vêtements et la combinaison. Cette sensation lui rappelait celle que l‘on éprouve quand on plonge sa main gantée dans l‘eau. La capuche se gonfla à son tour autour de son crâne, et contre ses oreilles, étouffant les sons de l‘extérieur.
— Le grand avantage de cette tenue, expliqua Norah, c‘est le rembourrage. Vous pouvez tomber à la renverse sur votre postérieur sans rien sentir.
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Rachel la croyait sur parole. Elle avait l‘impression de s‘être enveloppée dans un matelas. Norah tendit à Rachel une série d‘outils – un pic à glace, des mousquetons et des pitons –
qu‘elle accrocha à la ceinture de son harnais.
— J‘ai vraiment besoin de tout ça pour faire deux cents mètres ? demanda Rachel en examinant l‘équipement.
Norah fronça les sourcils.
— Vous voulez venir, oui ou non ?
Tolland fit un petit signe de tête rassurant à Rachel.
— Norah prend juste les précautions nécessaires, précisa-t-il.
Corky se brancha à son tour à la bonbonne de gel et gonfla sa combinaison, l‘air visiblement ravi.
— J‘ai l‘impression d‘enfiler un préservatif géant.
Norah répondit par un soupir excédé.
— Comme si tu savais à quoi ça ressemble, pauvre puceau !
Tolland s‘assit à côté de Rachel. Il lui adressa un demi-sourire tandis qu‘elle enfilait de lourdes bottes et des crampons.
— Vous êtes sûre que vous voulez venir avec nous ?
L‘inquiétude qu‘elle lut dans son regard la toucha. En acquiesçant d‘un air confiant, Rachel espéra ne pas trahir sa nervosité croissante. Deux cents mètres... ce n‘est pas loin du tout.
— Oui, conclut-elle d‘un air décidé. Et vous qui pensiez ne connaître le grand frisson que sur une mer déchaînée...
Tolland s‘esclaffa tout en attachant ses crampons.
— J‘ai décidé que je préférais infiniment la mer liquide à sa variante glacée, répliqua-t-il.
— Je n‘ai jamais été une grande fan de l‘une, ni de l‘autre, fit Rachel. Étant petite, je suis tombée dans un lac gelé. Depuis, la glace m‘a toujours rendue fébrile.
Tolland leva vers elle un regard compatissant.
— Désolé pour vous, ça n‘a pas dû être drôle... Quand toute cette affaire sera terminée, il faudra que vous me rendiez visite sur le Goya. Je vous ferai changer d‘avis sur la mer, vous verrez.
L‘invitation la surprit. Le Goya était le bateau de Tolland, celui sur lequel il effectuait ses recherches, connu de tous les spectateurs de son émission « Le Monde merveilleux de la
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mer ». C‘était aussi l‘un des navires les plus étranges qu‘on ait jamais vus sur les océans.
Rachel n‘envisageait pas une telle visite sans une certaine appréhension ; néanmoins elle se sentit très tentée.
— Le bateau est ancré à dix-huit kilomètres de la côte du New Jersey en ce moment, précisa Tolland qui luttait avec les fixations de ses crampons.
— Un endroit bien tranquille pour un aventurier comme vous...
— Pas du tout. Le littoral atlantique est un endroit extraordinaire. Nous nous préparions à tourner un nouveau documentaire quand le Président m‘a appelé.
La jeune femme éclata de rire.
— Et un documentaire sur quoi ?
— Les Sphyrna mokarran et les panaches géants.
Rachel fronça les sourcils.
— Me voilà bien avancée.
Tolland finit d‘attacher ses crampons et la regarda de nouveau.
— Sérieusement, le tournage est prévu pour mon retour et il durera deux semaines. Washington n‘est pas si loin que ça de la côte du New Jersey. Faites un saut quand vous serez revenue chez vous. Il n‘y a aucune raison que vous passiez toute votre vie à avoir peur de l‘eau. Mon équipage vous déroulera le tapis rouge.
Stridente, la voix de Norah Mangor sonna comme un rappel à l‘ordre :
— Est-ce qu‘on part en excursion ou est-ce que je vais chercher le Champagne et les chandelles ?
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45.
Gabrielle Ashe ne savait que penser des documents que Marjorie Tench venait d‘étaler devant elle. Dans cette liasse de photocopies se mêlaient lettres, fax, transcriptions de conversations téléphoniques, et tous ces documents semblaient confirmer l‘allégation selon laquelle Sexton entretenait des relations illicites avec d‘importantes compagnies aérospatiales privées. Tench poussa vers la jeune femme une ou deux photos en noir et blanc, prises au téléobjectif.
— Je suppose que vous n‘étiez pas au courant ?...
Gabrielle regarda les clichés. Le premier montrait le sénateur Sexton sortant d‘un taxi dans ce qui semblait un parking souterrain. Sexton ne prend jamais de taxi, se dit-elle.
Gabrielle examina le second cliché, encore une photo au téléobjectif de Sexton, cette fois montant dans un minivan blanc garé sur une place de parking. Dans le véhicule, on distinguait la silhouette d‘un homme âgé qui l‘attendait.
— Qui est-ce ? s‘enquit Gabrielle, se demandant si les photos avaient été falsifiées.
— Un des patrons de la SFF.
Gabrielle eut une moue sceptique.
— La Space Frontier Foundation ?
La SFF était une sorte de syndicat patronal de l‘aérospatiale américaine. Elle représentait des contractants, des entrepreneurs, des investisseurs privés, bref tous ceux qui avaient pour objectif commun d‘explorer l‘espace. Tous ces personnages étaient, sauf exception, des adversaires de la NASA et estimaient que le programme spatial américain recourait à des pratiques commerciales déloyales afin d‘empêcher des compagnies privées de la concurrencer dans l‘espace.
— La SFF, reprit Tench, représente maintenant plus d‘une centaine de sociétés, dont certaines sont des entreprises extrêmement prospères qui attendent avec impatience que la loi sur la commercialisation de l‘espace soit ratifiée.
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Gabrielle réfléchit. Pour des raisons évidentes, la SFF avait soutenu la campagne de Sexton, même si le sénateur avait pris grand soin de ne pas entretenir de liens trop étroits avec elle à cause de son lobbying controversé. Récemment, la SFF avait publié un rapport explosif affirmant que la NASA était en réalité un « monopole illégal » – comme le prouvait le fait qu‘elle poursuive son activité malgré les pertes accumulées – et qu‘elle pratiquait une concurrence déloyale. Selon la SFF, quand les entreprises de télécommunications avaient besoin qu‘un satellite soit lancé, il se trouvait chaque fois plusieurs compagnies spatiales privées pour avancer une offre, autour de cinquante millions de dollars, mais la NASA finissait toujours par emporter le morceau en proposant un lancement pour vingt-cinq millions de dollars seulement – alors même que ce lancement lui coûtait cinq fois plus ! « C‘est seulement en travaillant à perte que la NASA a réussi à faire de l‘espace sa chose, arguaient les avocats de la Fondation. Et ce sont les contribuables qui règlent la facture. »
— Cette photo, reprit Tench, révèle que votre candidat rencontre en secret les représentants d‘un syndicat de l‘aérospatiale.
Tench désigna d‘autres documents sur la table.
— Nous possédons aussi des mémos internes de la SFF qui stipulent que d‘énormes sommes d‘argent sont collectées auprès des membres de la Fondation puis transférées sur des comptes contrôlés par le sénateur Sexton. En fait, ces compagnies spatiales privées font le forcing pour envoyer Sexton à la Maison Blanche. Une seule déduction possible : le sénateur a accepté, s‘il est élu, de soutenir la loi de commercialisation, et de privatiser la NASA.
Toujours sceptique, Gabrielle examina la pile de papiers.
— Comment voulez-vous que je puisse croire que la Maison Blanche, avec la preuve que son challenger est corrompu, garde ainsi le secret ?
— Mais qu‘êtes-vous prête à croire ?
Gabrielle lui adressa un regard furieux.
— Franchement, étant donné votre talent de manipulatrice, la solution la plus vraisemblable, c‘est que vous essayez de
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m‘intimider avec des photos et des documents bidouillés par je ne sais quel petit graphiste maison sur son ordinateur.
— C‘est possible, je l‘admets, mais ce n‘est pas la vérité.
— Ah non ? Alors expliquez-moi comment vous avez pu vous procurer tous ces documents internes confidentiels. Les contacts nécessaires pour dérober une telle somme de documents excèdent sans aucun doute les capacités de la Maison Blanche.
— Vous avez absolument raison. Toutes ces pièces nous ont été envoyées par un ami anonyme.
Gabrielle ne savait plus que penser.
— Imaginez, ma chère, reprit Tench, que nous avons beaucoup d‘amis. Le Président a de nombreux et puissants alliés politiques qui tiennent beaucoup à ce qu‘il reste à son poste.
Rappelez-vous également que votre candidat a proposé dans son programme un certain nombre de coupes budgétaires, dont beaucoup ici même, au sein de l‘administration. Le sénateur Sexton a par exemple cité le budget du FBI comme un exemple de gabegie gouvernementale. Il a également désigné comme cible l‘administration des impôts. Peut-être qu‘un fonctionnaire du FBI ou des finances a été indisposé par l‘annonce de ces mesures.
Gabrielle n‘en doutait pas : des cadres supérieurs de l‘administration des finances ou du FBI pouvaient très facilement se procurer ce type d‘information, puis les adresser sous pli anonyme à la Maison Blanche. Pourtant, ce qu‘elle ne parvenait pas à croire, c‘était que le sénateur Sexton fût engagé dans une campagne de financement illicite.
— Si ces données sont exactes, rétorqua-t-elle, ce dont je doute fortement, pourquoi ne les avez-vous pas rendues publiques ?
— À votre avis ?
— Parce qu‘elles ont été collectées illégalement.
— La façon dont nous les avons obtenues n‘a pas d‘importance.
— Bien sûr que si. Ces documents seraient irrecevables dans une action en justice.
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— Quelle action en justice ? Il suffit que nous les fassions parvenir officieusement à n‘importe quel journal et ils les publieront, photos et documents à l‘appui, en l‘attribuant à une
« source crédible ». Sexton serait alors coupable jusqu‘à ce qu‘il ait fait la preuve de son innocence. Et ses virulentes attaques contre la NASA deviendraient alors la preuve potentielle qu‘il touche des pots-de-vin.
Gabrielle comprit la pertinence du raisonnement.
— Très bien, reprit-elle. Alors pourquoi n‘avez-vous pas transmis le dossier à la presse ?
— Parce que ça vole trop bas. Le Président a promis de ne pas remuer de boue pendant la campagne et il veut tenir sa promesse.
— Vous voulez me faire croire que le Président tient sa promesse au point de refuser d‘ébruiter ce dossier ? Quelle noblesse d‘âme !
— Quand on remue de la boue, tout le monde est sali. Le dossier concerne des dizaines d‘entreprises privées, dont beaucoup sont gérées par des gens honnêtes. Il jette l‘opprobre sur le Sénat américain et nuirait au moral du pays. Les politiciens malhonnêtes font du tort à tous les politiciens. Les Américains ont besoin d‘avoir confiance dans leurs dirigeants.
L‘enquête qui s‘ensuivrait ferait beaucoup de dégâts et enverrait très probablement en prison un sénateur américain et plusieurs P-DG de sociétés aérospatiales.
La logique de Tench ne manquait pas de pertinence, mais Gabrielle continuait de douter.
— Et qu‘est-ce que tout cela a à voir avec moi ?
— En bref, mademoiselle Ashe, si nous ébruitons ces informations, votre candidat sera mis en examen pour financement illégal de campagne électorale, il perdra son siège au Sénat et sera expédié derrière les barreaux. (Tench fit une pause.) À moins que...
Gabrielle vit une lueur s‘allumer dans l‘œil de la conseillère du Président.
— À moins que quoi ?
Tench tira longuement sur sa cigarette avant de répondre.
— À moins que vous ne nous aidiez à éviter tout cela.
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Après une quinte de toux caverneuse, Tench poursuivit :
— Écoutez, Gabrielle, j‘ai décidé de partager cette information fâcheuse avec vous pour trois raisons. Primo, pour vous montrer que Zach Herney est un homme honnête qui place le bien public au-dessus de son intérêt personnel. Secundo, pour vous informer que votre candidat est loin d‘être aussi digne de confiance que vous semblez le croire. Et tertio, pour vous persuader d‘accepter l‘offre que je vais vous faire.
— Je vous écoute.
— Je voudrais vous donner l‘occasion de prendre une bonne décision. Une décision citoyenne. Que vous le sachiez ou non, vous occupez la seule place capable d‘épargner à notre nation un scandale extrêmement pénible. Si vous faites ce que je vais vous demander, peut-être même obtiendrez-vous un poste dans l‘équipe du Président.
Un poste dans l‘équipe présidentielle ? Gabrielle n‘en croyait pas ses oreilles.
— Madame Tench, je ne sais pas ce que vous avez en tête, mais je n‘apprécie ni le chantage, ni la coercition, et encore moins la condescendance. Je travaille pour la campagne du sénateur parce que je crois en ses idées politiques. Et si votre comportement est révélateur des méthodes de Zach Herney pour étendre son influence, je n‘ai pas le moindre désir de faire partie de son équipe ! Si vous détenez des preuves contre le sénateur Sexton, alors je vous suggère de les transmettre à la presse. Franchement, pour moi, tout cela n‘est qu‘un coup de bluff.
Tench, les lèvres serrées, esquissa une grimace menaçante.
— Gabrielle, le financement illicite de votre candidat est un fait. Je suis désolée. Je sais que vous aviez confiance en lui. (Elle baissa d‘un ton.) Le Président et moi-même rendrons publiques les activités troubles de Sexton si nécessaire, mais les conséquences de cette révélation seront dévastatrices. Plusieurs grandes entreprises américaines seront impliquées dans ce scandale. Les sanctions seront lourdes et beaucoup d‘innocents devront payer le prix fort. Le Président et moi espérons prouver un autre moyen de discréditer l‘éthique du sénateur. Moins
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explosif et dont aucun innocent n‘aurait à subir les conséquences.
Tench reposa sa cigarette et ouvrit les mains.
— En un mot, nous voudrions que vous reconnaissiez publiquement que vous avez eu une liaison avec le sénateur.
Gabrielle se figea des pieds à la tête. Tench semblait très sûre d‘elle. C‘est impossible, se dit Gabrielle. Il n‘y avait pas de preuve. Leurs ébats n‘avaient eu lieu qu‘une seule fois, à l‘abri de portes fermées à clef, dans le bureau sénatorial de Sexton.
Tench n‘a aucune preuve. Elle bluffe encore, pensa-t-elle.
Gabrielle fit un effort sur elle-même pour parler d‘un ton égal.
— Vous êtes une spécialiste de l‘hypothèse hasardeuse, madame Tench.
— Hypothèse ? Que vous ayez eu une liaison ? Ou que vous soyez prête à abandonner votre candidat ?
— Les deux.
Tench eut un petit rire sec et se leva.
— Eh bien, réglons la première de ces deux questions tout de suite, voulez-vous ?
Elle retourna vers son coffre et en revint avec une grande enveloppe rouge aux armes de la Maison Blanche. Elle brisa le sceau, souleva le rabat et en répandit le contenu sur son bureau.
En découvrant les dizaines de tirages couleur, Gabrielle comprit que sa carrière politique venait de prendre fin.
46.
Le vent catabatique qui balayait le glacier en rafales ne ressemblait nullement au vent marin auquel Tolland était habitué. Sur l‘océan, le vent était fonction des marées et des différences de pression, en outre, il était soumis à un mouvement de flux et de reflux. Le vent catabatique, au contraire, était le résultat d‘une simple équation physique, à
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savoir que l‘air froid qui se formait au sommet du glacier ne pouvait que dévaler la pente, telle une avalanche. C‘était la force la plus résolue et la plus hostile à l‘être humain que Tolland eût jamais rencontrée. Si sa vitesse s‘était limitée à vingt nœuds, le catabatique aurait été un rêve de marin, mais, à quatre vingt nœuds, il pouvait rapidement devenir un cauchemar, y compris pour un piéton sur la banquise. En sortant de la station, l‘océanologue en fit même l‘expérience. Impossible de se pencher en arrière, le vent était si puissant qu‘il le remettait aussitôt d‘aplomb.
Ce qui agaçait davantage Tolland, c‘était la légère inclinaison du sol, qui descendait en pente très douce vers l‘océan, trois kilomètres plus loin. Malgré ses crampons aiguisés attachés aux bottes, il avait la désagréable sensation que le moindre faux pas pouvait se transformer en glissade et qu‘avec l‘aide de la bourrasque celle-ci risquait de se terminer dans l‘océan. Le topo de deux minutes que Norah Mangor avait consacré à la sécurité sur les glaciers lui parut soudain bien insuffisant.
— Le pic à glace..., les avait prévenus Norah, en attachant le petit instrument léger en forme de T à leur harnais, au moment où ils s‘habillaient dans la station. Tout ce que vous avez besoin de savoir si vous glissez ou que vous soyez emporté par une rafale, c‘est que vous devez agripper votre pic à glace des deux mains, une sur la tête et une sur le manche, et l‘enfoncer de toutes vos forces dans la glace en vous aidant de vos crampons.
Armés de ces bonnes paroles, et après que Norah Mangor eut fixé leur harnais de sécurité en les encordant les uns aux autres, ils avaient enfilé leurs lunettes et étaient partis dans la lueur déclinante de l‘après-midi.
Les quatre silhouettes avançaient à présent en ligne droite sur le glacier, encordées à dix mètres les unes des autres. Norah était en tête, suivie de Corky ; Rachel et Tolland fermaient la marche.
À mesure qu‘il s‘éloignait de la station, Tolland éprouvait un malaise croissant. Dans sa tenue de cosmonaute, si confortable fût-elle, il se faisait l‘effet d‘un conquérant de l‘espace, abandonné sur une planète lointaine. La lune avait
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disparu derrière de gros nuages aux formes mouvantes, plongeant la banquise dans une obscurité absolue.
Le vent catabatique semblait se renforcer de minute en minute, exerçant une pression constante dans le dos de Tolland.
Tandis qu‘il tentait de discerner à travers ses lunettes ce qui l‘entourait, il commença à ressentir un véritable danger.
Mesures de sécurité draconiennes ou non, il se demandait avec étonnement pourquoi l‘administrateur avait décidé de risquer quatre vies à l‘extérieur plutôt que deux. Surtout si ces deux vies supplémentaires étaient celles d‘un célèbre astrophysicien et de la fille d‘un candidat à la Maison Blanche. Marin, et commandant dans l‘âme, Tolland avait l‘habitude de se sentir responsable de ceux qui l‘accompagnaient.
— Restez derrière moi ! cria Norah, dont la voix fut couverte par la bourrasque. Restez toujours derrière le traîneau.
Le traîneau en aluminium sur lequel Norah transportait son matériel d‘analyse ressemblait à une immense luge. Elle y avait entassé les appareils de diagnostic et les outils de sécurité qu‘elle avait utilisés sur le glacier les jours précédents. Tout son équipement, y compris un mini-groupe électrogène, des fusées de détresse et un très puissant spot sur trépied, était emballé sous une bâche plastique solidement fixée. Sur ses longs patins d‘acier, le traîneau avait tendance à glisser tout seul vers l‘aval comme si c‘était lui qui conduisait tout le groupe, aussi Norah était-elle obligée de le ralentir légèrement.
Au bout de quelques minutes, Tolland regarda derrière lui.
A seulement cinquante mètres, on n‘apercevait plus que le pâle contour du dôme qui se détachait à peine dans la nuit noire.
— Vous n‘avez pas l‘air inquiet pour le chemin du retour ?
hurla-t-il. La station est presque invisible...
Il fut interrompu par le sifflement strident d‘une fusée éclairante qui s‘allumait dans la main de Norah. La soudaine lueur rouge et blanche illumina la glace dans un rayon de dix mètres autour d‘eux. Norah se servit de son talon pour creuser à la surface de la neige un petit trou qu‘elle entoura d‘une crête protectrice du côté où le vent soufflait. Puis elle enfonça la fusée éclairante dans ce trou.
— Ce sont de petits cailloux blancs high-tech, hurla Norah.
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— De petits cailloux blancs ? demanda Rachel en abritant ses yeux de la lueur aveuglante.
— Le Petit Poucet, cria Norah. Ces fusées éclairantes brûlent pendant une heure, on aura tout le temps de retrouver notre chemin.
Là-dessus, la glaciologue repartit, entraînant ses compagnons vers les confins obscurs du glacier.
47.
En sortant comme une furie du bureau de Marjorie Tench, Gabrielle Ashe faillit renverser une secrétaire qui passait dans le couloir. Gabrielle était mortifiée, la tête assaillie d‘images de ses ébats avec le sénateur, de leurs visages extatiques, de leurs bras et de leurs jambes entrelacés.
Incapable de comprendre comment ces clichés avaient pu être réalisés, Gabrielle était bien placée pour savoir qu‘ils étaient authentiques. Ils avaient été pris dans le bureau du sénateur Sexton, apparemment du plafond, comme si l‘on y avait dissimulé un appareil.
Sur l‘une des photos, on voyait Gabrielle et Sexton en pleine action, sur le bureau du sénateur, allongés sur des piles de documents officiels.
Marjorie Tench rattrapa Gabrielle dans le couloir. Elle portait à la main la grosse enveloppe rouge contenant les photos.
— Je présume que votre réaction signifie que ces photos sont authentiques ?
La conseillère présidentielle semblait tirer un grand plaisir de la situation.
— J‘espère qu‘elles vous persuaderont que les autres informations dont je dispose sont tout aussi exactes. Car elles proviennent de la même source.
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Gabrielle, qui courait plus qu‘elle ne marchait, se sentit rougir de la pointe des orteils à la racine des cheveux.
Tench, avec ses longues jambes grêles, la suivait sans effort.
— Le sénateur Sexton, je vous le rappelle, a juré à la face du monde que vos rapports étaient strictement professionnels. Il était très convaincant dans sa déclaration à la télé. J‘ai même une cassette dans mon bureau, ajouta-t-elle, pleine de morgue.
Je peux vous la faire écouter pour vous rafraîchir la mémoire...
Gabrielle n‘avait nul besoin qu‘on lui rafraîchisse la mémoire, elle ne se rappelait que trop bien cette conférence de presse. Les dénégations catégoriques de Sexton avaient été émouvantes de sincérité.
— C‘est tout à fait regrettable, fit Tench, mais le sénateur Sexton a menti au peuple américain en le regardant dans les yeux. Le public a le droit de savoir, et il saura, Gabrielle. J‘y veillerai personnellement. La seule question, à présent, c‘est de savoir comment nous allons le lui apprendre. Nous pensons que la meilleure solution, c‘est que cela vienne de vous.
Gabrielle se tourna, stupéfaite.
— Vous croyez vraiment que je vais vous aider à discréditer mon patron ?
L‘expression de Tench se durcit.
— Gabrielle, j‘essaie de vous aider à vous en sortir sans trop de casse. Je vous donne une chance d‘épargner beaucoup d‘embarras à tout le monde, et de garder la tête haute en disant la vérité. Tout ce dont j‘ai besoin, c‘est d‘une déclaration signée de vous, reconnaissant que vous avez eu une liaison avec le sénateur.
Gabrielle stoppa net.
— Quoi ?
— Mais oui. Une déclaration de votre main nous donnera l‘argument dont nous avons besoin pour convaincre le sénateur, sans faire de vagues, et d‘épargner ainsi au pays les ravages d‘un scandale public. Ma proposition est simple : vous signez cette déclaration, vous me la remettez et personne d‘autre, que vous et moi, ne verra jamais ces photos.
— Vous me demandez de dénoncer le sénateur ?
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— Techniquement, j‘aurais besoin d‘une déclaration écrite sous serment, mais nous avons un notaire, ici, dans nos locaux, qui pourrait...
— Vous êtes folle ! lança Gabrielle en repartant d‘un pas rapide.
— Ma chère Gabrielle, reprit Tench d‘un ton menaçant, la carrière du sénateur Sexton est virtuellement terminée. Ce que je vous offre, c‘est une chance de sortir de cette affaire sans que le pays entier découvre votre cul à la une des quotidiens ! Le Président est un homme digne et il ne tient pas à ce que ces photos soient publiées. Si vous me donnez cette déclaration écrite et que vous confessez l‘affaire à votre manière, alors nous pourrons tous en sortir dignement.
— Je ne suis pas à vendre.
— Votre candidat, lui, l‘est de toute évidence. C‘est un homme dangereux qui a enfreint la loi !
— Lui, enfreindre la loi ? C‘est vous qui enfreignez la loi en plaçant des appareils de surveillance illégaux dans des bureaux privés ! Vous avez entendu parler du Watergate ?
— Nous ne sommes pas les commanditaires de ces informations et de ces photos sordides. Elles sont venues de la même source que les informations sur le financement de la campagne du sénateur. Quelqu‘un vous surveille très étroitement depuis des mois.
Gabrielle passa devant le bureau de la sécurité où on lui avait remis son badge en entrant. Elle arracha celui-ci et le jeta au vigile qui la regardait, les yeux écarquillés. Tench était toujours sur ses talons.
— Il va falloir que vous vous décidiez rapidement, Gabrielle, insistait Marjorie Tench alors qu‘elles approchaient de la sortie. Soit vous m‘apportez une déclaration écrite sous serment, reconnaissant que vous avez couché avec le sénateur, soit, à 20 heures ce soir, le Président sera forcé de rendre publiques toutes les informations en notre possession : les financements occultes de Sexton, les photos de vous, de vos ébats. Et, croyez-moi, quand le public découvrira que vous avez laissé Sexton lui mentir sur sa relation avec vous, votre carrière