à la Maison Blanche avait expliqué qu‘elle avait une information urgente à communiquer au Président avant son allocution, l‘opératrice avait compris qu‘il allait falloir qu‘elle détale. La question était maintenant de savoir si elle arriverait à temps.
Dans la petite infirmerie du sous-marin Charlotte, Rachel Sexton avait la main droite crispée sur le combiné téléphonique qu‘elle plaquait contre son oreille en attendant de parler au Président. Tolland et Corky étaient assis à côté d‘elle, l‘air encore vaseux. Corky avait cinq points de suture et un hématome sur la pommette. Tous les trois avaient enfilé, avec l‘aide des marins, des sous-vêtements isothermes dans un tissu spécial, des combinaisons de vol de la Navy, de grosses chaussettes de laine et des bottes de marin. Avec une tasse de café brûlant à la main, Rachel commençait à retrouver ses sensations.
— Mais que se passe-t-il, bon Dieu ? s‘insurgea Tolland. Il est 19 h 56 !
Rachel n‘en avait pas la moindre idée. Elle avait réussi à joindre une des standardistes de la Maison Blanche, lui avait expliqué qui elle était et que la situation était urgente.
L‘opératrice avait semblé comprendre sa démarche, et elle avait demandé à Rachel de patienter un peu. On pouvait espérer qu‘elle était maintenant en train d‘essayer de trouver le Président.
Quatre minutes, pensa Rachel. Qu‘elle se grouille !
Fermant les yeux, elle tenta de rassembler ses esprits. Ça avait été une fichue journée... Je suis dans un sous-marin nucléaire, se dit-elle, en sachant qu‘elle avait une sacrée chance d‘être encore en vie. Selon le capitaine du sous-marin, le Charlotte se trouvait en patrouille de routine dans la mer de Béring depuis deux jours et il avait capté d‘étranges sons provenant de la plate-forme glaciaire Milne, bruits de forages, d‘avions, trafic radio crypté... On avait redéfini sa mission en lui
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demandant de s‘approcher silencieusement et d‘écouter ce qui se passait. Une heure plus tôt, le sonar avait capté une explosion sur le glacier et le Charlotte s‘était approché pour voir de quoi il s‘agissait. C‘est alors qu‘ils avaient entendu le SOS de Rachel.
— Plus que trois minutes !
Tolland surveillait l‘horloge, l‘air anxieux.
Rachel, elle aussi, frisait la crise de nerfs. Qu‘est-ce qui prenait donc si longtemps ? Pourquoi le Président n‘avait-il pas pris son appel ? Si Zach Herney annonçait ce que la NASA voulait lui faire dire...
Rachel chassa cette pensée de son esprit et secoua le combiné. Mais décroche donc !
Pendant que l‘opératrice de la Maison Blanche cavalait dans les couloirs, elle croisait les membres de l‘équipe présidentielle en groupes toujours plus compacts, discutant avec excitation, dans l‘effervescence des derniers préparatifs.
Elle aperçut le Président à vingt mètres, qui patientait à l‘entrée de la salle de presse. Les maquilleuses s‘activaient encore autour de lui.
— Laissez passer ! cria l‘opératrice en essayant de traverser la foule, un appel pour le Président, excusez-moi ! Laissez passer !
— Direct dans deux minutes ! hurla le coordinateur de l‘émission.
La main crispée sur le téléphone, l‘opératrice tâchait de se frayer un passage jusqu‘au Président.
— Un appel pour le Président ! cria-t-elle. Laissez passer !
Une haute silhouette s‘interposa sur son chemin. Marjorie Tench. La conseillère présidentielle, avec sa mine grisâtre, faisait une grimace désapprobatrice.
— Que se passe-t-il ?
— J‘ai un appel urgent !
La standardiste était à bout de souffle.
— ... un appel pour le Président.
Tench eut l‘air incrédule.
— Pas maintenant quand même, c‘est incroyable !
— Il vient de Rachel Sexton. Elle dit que c‘est urgent.
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Dans l‘expression crispée de Tench, la stupéfaction le disputait à la colère. Elle jeta un coup d‘œil au téléphone sans fil.
— Mais c‘est une ligne intérieure, ce n‘est même pas une ligne sécurisée !
— Non, madame. Mais l‘appel entrant est de toute façon ouvert. Elle appelle d‘un radiotéléphone. Elle a besoin de parler au Président tout de suite.
— Direct dans quatre-vingt-dix secondes !
Les yeux froids de Tench se plissèrent, et elle tendit sa main d‘araignée.
— Passez-moi ce téléphone !
Le cœur de la standardiste battait à tout rompre.
— Mlle Sexton veut parler au président Herney lui-même.
Elle m‘a demandé de faire retarder la conférence de presse jusqu‘à ce qu‘elle ait pu lui parler. Je lui ai assuré...
Marjorie Tench fit un pas de plus vers la standardiste, sa voix se transforma en chuintement menaçant.
— Laissez-moi vous dire comment les choses se passent.
Vous ne prenez pas d‘ordres de la fille du principal rival du Président, c‘est moi qui vous les donne. Et je peux vous assurer que vous n‘arriverez pas au Président avant que j‘aie découvert ce qui se trame !
L‘opératrice jeta un dernier regard vers le Président qui était maintenant entouré de techniciens, de stylistes et de membres de son équipe qui continuaient à apporter les dernières corrections à son discours.
— Soixante secondes ! lança le réalisateur depuis la régie.
À bord du Charlotte, Rachel Sexton faisait les cent pas dans le minuscule espace de l‘infirmerie quand elle entendit finalement un clic sur la ligne téléphonique.
— Allô ? fit une voix éraillée.
— Président Herney ? bredouilla Rachel.
— Marjorie Tench, corrigea la voix. Je suis la conseillère du Président. Quelle que soit la personne à qui je m‘adresse, je dois vous prévenir que les canulars téléphoniques contre la Maison Blanche sont en violation avec...
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— Il ne s‘agit pas d‘un canular ! C‘est Rachel Sexton. Je suis votre officier de liaison NRO et...
— Je sais qui est Mlle Sexton, et je doute fort que ce soit à elle que je m‘adresse en ce moment. Vous êtes en train d‘appeler la Maison Blanche sur une ligne non sécurisée pour me demander d‘interrompre une allocution présidentielle très importante. On ne peut pas dire que vous suiviez la procédure réglementaire, et pour quelqu‘un qui...
— Écoutez, fulmina Rachel, j‘ai fait un rapport sur une météorite devant votre équipe au grand complet il y a deux heures. Vous étiez assise au premier rang. Vous avez suivi mes explications sur un écran de télé, assise sur le bureau du Président ! Que vous faut-il de plus ?
Marjorie Tench resta silencieuse un instant.
— Mademoiselle Sexton, quelle est la signification de tout cela ?
— La signification de mon appel, c‘est que vous devez arrêter le Président ! Ces données sur la météorite sont complètement fausses ! Nous venons juste d‘apprendre que la météorite a été insérée dans la plateforme glaciaire par en dessous. Je ne sais pas par qui et je ne sais pas pourquoi ! Mais les choses ne sont pas ce qu‘elles paraissaient être ! Le Président est sur le point d‘officialiser des informations complètement erronées, et je suggère vivement...
— Attendez un peu ! (Tench reprit un ton plus bas.) Saisissez-vous ce que vous êtes en train de dire ?
— Oui ! Je soupçonne l‘administrateur de la NASA d‘avoir orchestré une énorme mystification, et le président Herney est sur le point de mettre la main dans l‘engrenage. Vous devez au moins retarder l‘émission de dix minutes afin que je puisse lui expliquer ce qui est en train de se passer. Quelqu‘un a essayé de me tuer, pour l‘amour de Dieu !
La voix de Tench se fit soudain glaciale.
— Mademoiselle Sexton, laissez-moi vous donner un conseil en guise d‘avertissement. Si vous avez un doute concernant l‘aide que vous apportez à la Maison Blanche dans cette campagne, il fallait y penser avant de vous porter
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personnellement garante de toutes les données relatives à la découverte de la météorite pour le Président.
— Quoi ?
— Je suis révoltée par votre numéro. Se servir d‘une ligne non sécurisée, vraiment, c‘est un stratagème grossier. Insinuer que les données sur la météorite ont été falsifiées ? Mais quel officier de renseignements utiliserait un radiotéléphone pour appeler la Maison Blanche et discuter d‘informations secrètes ?
De toute évidence, vous espérez que quelqu‘un va intercepter ce message.
— Norah Mangor a été tuée ! Le professeur Ming est mort également, vous devez prévenir...
— Arrêtez tout de suite ! Je ne sais pas à quoi vous jouez, mais je vous rappelle, et ceci vaut pour toute personne qui intercepterait cet appel téléphonique, que la Maison Blanche possède des dépositions enregistrées d‘experts de la NASA, de savants renommés et de vous-même, mademoiselle Sexton.
Tous ont confirmé l‘exactitude des données sur la météorite. Je ne connais pas la raison pour laquelle vous avez décidé de changer subitement d‘avis mais, quelle qu‘elle soit, vous pouvez considérer, dès cet instant, que vous n‘appartenez plus au personnel de la Maison Blanche. Si vous essayez de jeter le doute sur cette découverte avec d‘autres allégations de falsification aussi absurdes, je vous assure que la Maison Blanche et la NASA vous poursuivront pour diffamation si vite que vous n‘aurez même pas le temps de faire votre valise avant d‘aller en prison.
Rachel ouvrit la bouche pour dire un mot mais Marjorie Tench lui avait bel et bien cloué le bec.
— Zach Herney a été généreux avec vous, aboya la conseillère présidentielle, et franchement ce que vous êtes en train de faire pue le stratagème publicitaire minable pour Sexton. Arrêtez ce cirque tout de suite ou je vous jure que nous vous poursuivrons en justice. Je vous le jure !
Et elle raccrocha.
La bouche de Rachel était toujours grande ouverte quand le capitaine frappa à la porte.
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— Mademoiselle Sexton ? fit celui-ci en entrebâillant la porte. Nous recevons un faible signal de Radio-Canada. Le président Zach Herney vient de commencer sa conférence de presse.
68.
Assis sur l‘estrade qui avait été dressée dans la salle de presse de la Maison Blanche, sous les projecteurs, Zach Herney comprit que le monde entier avait les yeux braqués sur lui. La stratégie du bureau de presse de la Maison Blanche avait créé une attente générale dans les médias et le public. Si certains n‘avaient pas entendu parler de l‘allocution présidentielle par la télé, la radio ou Internet, ils étaient forcément au courant par des voisins, des collègues de travail ou des parents. À 20 heures, aux États-Unis, tous ceux qui ne vivaient pas au fin fond d‘une forêt spéculaient sur le sujet que le Président allait aborder.
Dans les bars et les salons du monde entier, des millions de personnes étaient rivées à leur poste, se demandant de quoi il allait être question. C‘est durant des moments comme ceux-ci, face au monde, que Zach Herney éprouvait le poids de sa mission.
Ceux qui pensent que le pouvoir n‘est pas écrasant sont ceux qui n‘en ont jamais vraiment fait l‘expérience. En commençant son allocution, cependant, Herney sentit que quelque chose clochait. Il n‘était pas homme à céder au trac, et, pourtant, une appréhension sournoise venait de s‘emparer de lui.
C‘est l‘ampleur de l‘audience, songea-t-il. Mais il savait bien qu‘il s‘agissait d‘autre chose. D‘instinct. Quelque chose qu‘il avait perçu un peu plus tôt. Une toute petite chose, et pourtant...
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Il s‘efforça de ne plus y penser. Ce n‘était rien. Mais il n‘y parvint pas.
Tench.
Quelques instants auparavant, alors que Herney se préparait à entrer en scène, il avait aperçu Marjorie Tench dans le couloir, un téléphone sans fil à l‘oreille. C‘était étrange en soi, mais ça l‘était d‘autant plus que la standardiste de la Maison Blanche était debout à côté d‘elle, le visage blême. Herney n‘avait pas entendu la conversation téléphonique, mais il avait constaté qu‘elle ne se passait pas bien.
Tench se disputait avec une extrême véhémence – le Président avait rarement vu ça, même chez elle. Il s‘interrompit une fraction de seconde et, cherchant sa conseillère des yeux, il croisa son regard perçant.
Elle releva les pouces pour l‘encourager. Herney n‘avait jamais vu sa vieille complice faire ce geste à quiconque. C‘était la dernière image qu‘il avait enregistrée avant de grimper sur l‘estrade.
Dans le coin presse de la station de la NASA, sur Ellesmere Island, Lawrence Ekstrom était assis au milieu d‘une longue table de réunion à côté de hauts responsables de l‘Agence et de scientifiques. Sur un grand moniteur en face d‘eux, ils suivaient en direct le début de la déclaration du Président. Les autres membres de l‘équipe étaient agglutinés devant d‘autres écrans, vibrant d‘excitation, pendant que le chef de l‘Etat entamait son allocution.
— Bonsoir, fit Herney, qui semblait étrangement crispé. À
mes chers compatriotes et à tous nos amis autour du monde...
Ekstrom contemplait le volumineux échantillon de roche calcinée qui avait été installé juste en face de lui. Puis il regarda un écran de contrôle où il se vit flanqué de ses plus austères assistants devant un immense drapeau américain et le logo de la NASA. L‘éclairage faisait de cette mise en scène une sorte de peinture néoréaliste, rappelant la Cène avec les douze apôtres.
Zach Herney avait fait de cette allocution une émission politique à grand spectacle. Herney n‘avait pas le choix. Ekstrom se
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sentait un peu comme ces télévangélistes, qui vendent aux masses une version marketing de la Bible.
Dans environ cinq minutes, le Président allait présenter Ekstrom et son équipe. Puis une liaison satellite tout à fait exceptionnelle le relierait à la NASA et permettrait à ses responsables d‘exposer l‘extraordinaire découverte.
Après un compte rendu de la façon dont elle était survenue, de ce qu‘elle signifiait pour la science de l‘espace, et les congratulations obligatoires, la NASA et le Président allaient passer la parole au journaliste scientifique Michael Tolland, dont le documentaire durait un peu moins de quinze minutes.
Après quoi, la crédibilité et l‘enthousiasme ayant atteint leur sommet, Ekstrom et le Président salueraient tout le monde, promettant d‘autres informations et une série de conférences de presse de la NASA.
Alors qu‘Ekstrom attendait le signal pour parler, il sentit une honte profonde le gagner. Il s‘attendait à éprouver un tel sentiment.
Il n‘avait pas dit la vérité... Il l‘avait truquée.
D‘une certaine façon, pourtant, ses mensonges lui semblaient
sans
conséquence.
Ekstrom
avait
des
préoccupations bien plus graves.
Dans le chaos de la salle de production d‘ABC, Gabrielle Ashe était debout au milieu d‘une foule de journalistes, toutes les têtes étaient tournées vers les écrans suspendus au plafond.
Un « chut » général accompagna l‘apparition du Président.
Gabrielle ferma les yeux, espérant ne pas découvrir des images de son propre corps dénudé à la télé.
Dans le salon du sénateur Sexton, l‘ambiance était électrique. Tous ses visiteurs étaient debout, les yeux rivés sur le grand écran.
Zach Herney, face au monde, avait incroyablement raté sa formule d‘introduction.
Il a l‘air de douter de lui, songea Sexton. C‘est la première fois que je le vois comme ça.
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— Regardez-le, murmura quelqu‘un. Il doit s‘agir de mauvaises nouvelles.
La station spatiale ? se demanda le sénateur.
Herney regarda la caméra en face et inspira profondément.
— Mes amis, cela fait maintenant des jours que je me demande comment je vais vous annoncer cette nouvelle...
Il suffit de trois mots, lui souffla Sexton malgré lui : je me retire.
Herney se mit à évoquer la place qu‘avait prise, bien fâcheusement, la NASA dans cette campagne électorale, et du fait qu‘étant donné la situation, il lui semblait nécessaire de s‘expliquer sur le moment choisi pour faire son annonce. Il commençait donc par s‘excuser.
— J‘aurais préféré attendre un autre moment pour prononcer cette allocution, commença-t-il. La violence du débat politique tend à nous rendre méfiants, et pourtant, en tant que Président, je n‘ai d‘autre choix que de partager avec vous ce que je viens d‘apprendre.
Il sourit.
— Il semble que la magie du cosmos ne s‘accorde jamais avec aucun emploi du temps humain... pas même celui d‘un Président.
Tout le petit groupe réuni dans le salon de Sexton se récria à l‘unisson : « Quoi ? »
— Il y a deux semaines, fit Herney, le nouveau sondeur de densité en orbite polaire de la NASA est passé au-dessus de la plate-forme glaciaire Milne sur Ellesmere Island, une terre perdue située au-dessus du 80e parallèle dans l‘extrême nord de l‘océan Arctique.
Sexton et les autres échangèrent des regards interloqués.
— Ce satellite de la NASA, poursuivit Herney, a détecté une roche volumineuse et de haute densité enterrée à soixante mètres sous la banquise.
Herney sourit pour la première fois, trouvant enfin son rythme et un ton convaincant.
— En captant ces données, la NASA a immédiatement soupçonné que PODS avait trouvé une météorite.
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— Une météorite, persifla Sexton, qui se leva d‘un bond.
C‘est ça la grande nouvelle ?
— La NASA a envoyé une équipe sur la plateforme glaciaire pour prélever des échantillons. C‘est à ce moment-là que l‘Agence spatiale...
Herney s‘interrompit.
— ... Franchement, il s‘agit de la découverte scientifique du siècle. Sexton fit un pas vers son téléviseur, il n‘en croyait pas ses oreilles.
Ses invités remuèrent sur leurs sièges, mal à l‘aise.
— Mesdames et messieurs, reprit Herney, il y a quelques heures, la NASA a extrait de cette banquise de l‘Arctique une météorite de huit tonnes qui contient...
Le Président s‘interrompit à nouveau, donnant à chacun le temps d‘ouvrir grand ses oreilles.
— Une météorite qui contient des fossiles d‘une forme de vie. La preuve irréfutable qu‘il existe une vie extraterrestre.
A son signal, une image brillante se forma sur l‘écran derrière le Président, celle d‘un fossile, une énorme créature évoquant un insecte, enchâssée dans une roche calcinée.
Dans le salon de Westbrooke, six P-DG se levèrent d‘un bond, les yeux écarquillés. Sexton, stupéfait, était cloué sur place.
— Mes amis, fit le Président, ce fossile derrière moi est vieux de cent quatre-vingt-dix millions d‘années. Il a été découvert dans un fragment d‘une météorite appelée Jungersol Fall, qui est tombée dans l‘océan Arctique il y a presque trois siècles. Le nouveau satellite PODS de la NASA a découvert ce morceau de météorite sous une épaisse couche de glace.
L‘Agence et son administration ont pris les plus grandes précautions, ces deux dernières semaines, pour vérifier cette formidable découverte sur toutes ses coutures avant de la rendre publique. Dans la prochaine demi-heure, vous entendrez de hautes personnalités, et vous verrez un petit documentaire préparé par un journaliste que vous connaissez tous. Avant de continuer, je voudrais saluer, en direct par satellite depuis le cercle Arctique, l‘homme dont la vision et le dur labeur sont seuls responsables de ce moment historique. C‘est un grand
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honneur pour moi de vous présenter l‘administrateur de la NASA, Lawrence Ekstrom.
Herney se tourna vers l‘écran au moment précis où l‘administrateur apparaissait.
L‘image de la météorite fit place à la brochette d‘experts assis à la longue table au milieu desquels trônait Ekstrom.
— Merci, monsieur le Président.
L‘expression d‘Ekstrom était sévère et fière.
Il se leva, et regarda la caméra bien en face.
— C‘est un grand honneur pour moi de partager avec vous tous ce moment, qui restera l‘un des plus importants dans l‘histoire de l‘Agence.
Ekstrom parla avec passion de la NASA et de cette découverte. Il commenta d‘un ton victorieux le documentaire réalisé par Michael Tolland. En regardant ces images, le sénateur Sexton tomba à genoux devant la télévision, les mains crispées de désespoir sur sa belle chevelure argentée.
Non ! Mon Dieu, non ! implorait-il.
69.
Marjorie Tench était blême en quittant le chaos jovial qui régnait autour de la salle de presse pour retrouver son bureau de l‘aile ouest. Elle n‘était pas d‘humeur à célébrer l‘événement.
L‘appel de Rachel Sexton avait été on ne peut plus inattendu.
On ne peut plus contrariant.
Elle claqua la porte, s‘installa à son bureau et demanda à l‘opératrice de la Maison Blanche : « William Pickering, NRO. »
Elle alluma une cigarette et fit les cent pas dans la pièce en attendant que l‘opératrice trouve Pickering. Normalement, il aurait dû être rentré chez lui mais, compte tenu du caractère exceptionnel de cette soirée, elle pensa qu‘il devait être dans son bureau, scotché à la télé, à se demander ce qui pouvait bien se
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passer de si secret pour que même le directeur du NRO n‘ait pas été informé.
Marjorie Tench se maudit de n‘avoir pas suivi son instinct quand le Président lui avait dit qu‘il voulait envoyer Rachel Sexton sur le glacier Milne. Elle s‘était tout de suite méfiée, sentant que c‘était un risque inutile. Mais le Président avait persuadé sa conseillère : l‘équipe de la Maison Blanche était devenue frondeuse ces dernières semaines et il n‘allait pas être facile de la convaincre de cette découverte si la nouvelle venait de l‘intérieur. Comme Herney l‘avait prévu, le fait que Rachel Sexton endosse la validité de l‘information avait tué les soupçons dans l‘œuf et mis un terme au scepticisme de l‘équipe présidentielle. Elle l‘avait aussi forcée à montrer un front uni.
Extrêmement précieux, Tench était obligée de le reconnaître.
Pourtant, ce soir-là, Rachel Sexton faisait entendre un autre son de cloche.
Cette garce a appelé sur une ligne non sécurisée, fulminait-elle.
La fille du sénateur avait visiblement l‘intention de ruiner la crédibilité de cette découverte. Seul soulagement pour Marjorie Tench, le Président possédait un enregistrement de l‘exposé de Rachel sur vidéocassette. Au moins Herney avait-il obtenu cette petite assurance.
Elle commençait à craindre qu‘ils n‘en aient bien besoin.
Pour le moment, cependant, elle essayait de parer au plus pressé. Rachel Sexton était une femme intelligente et, si elle avait vraiment l‘intention d‘affronter dans un combat singulier la Maison Blanche et la NASA, elle allait avoir besoin d‘alliés sacrément puissants. Logiquement, son premier choix serait William Pickering. Marjorie Tench connaissait l‘opinion de Pickering sur la NASA. Il fallait absolument qu‘elle le contacte avant Rachel.
— Madame Tench ? fit une voix sans timbre au bout de la ligne. Ici William Pickering. Que me vaut l‘honneur ?...
Tench entendait la télévision en arrière-plan, le commentaire de la NASA. Elle sentait qu‘il était encore sous le choc de l‘annonce présidentielle.
— Avez-vous une minute, monsieur Pickering ?
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— Je croyais que vous étiez en pleine célébration, madame Tench. Après tout, c‘est une sacrée soirée pour vous ! On dirait que la NASA et le Président sont de retour !
Marjorie Tench perçut l‘étonnement dans sa voix, nuancé d‘une touche d‘amertume, exprimant l‘agacement de ne pas avoir été informé le premier d‘une nouvelle de cette importance.
— Je regrette, fit-elle en essayant de l‘amadouer, le fait que la Maison Blanche et la NASA aient été contraintes de vous tenir à l‘écart.
— Savez-vous, rétorqua Pickering d‘un ton sec, que le NRO
a détecté une activité de la NASA dans l‘Arctique il y a deux semaines et conduit une enquête ?
Tench fronça les sourcils : il est vexé comme un pou.
— Oui, je sais. Et d‘ailleurs...
— La NASA a prétendu que ce n‘était rien. Ils ont dit qu‘ils étaient en train d‘effectuer des exercices de formation dans un environnement « extrême ». Pour leurs hommes. De tester des équipements, ce genre de choses.
Pickering s‘interrompit, puis :
— Nous avons gobé ce mensonge.
— Il ne s‘agit pas d‘un mensonge, jugea Tench. Plutôt d‘un nécessaire habillage de la vérité. Compte tenu de l‘ampleur de la découverte, je crois que vous comprenez que la NASA ait eu besoin de garder le silence.
— À l‘égard du public sans doute, fit Pickering.
Un homme comme Pickering n‘était pas du genre à bouder, et Marjorie Tench sentit qu‘il n‘en dirait pas plus.
— Je n‘ai qu‘une minute, lâcha-t-elle, essayant de retrouver une position dominante. Mais je me suis dit que je devais vous appeler et vous mettre en garde.
— Me mettre en garde ? Le président Herney a-t-il décidé d‘engager un nouveau directeur du NRO pro-NASA ?
— Bien sûr que non. Le Président comprend que vos critiques de la NASA sont liées à des problèmes de sécurité et il s‘efforce de les résoudre. En fait, mon appel concerne l‘une de vos employées. Rachel Sexton. Avez-vous eu de ses nouvelles, ce soir ?
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— Non. Je l‘ai envoyée à la Maison Blanche ce matin, à la demande du Président, mais de toute évidence vous avez trouvé de quoi l‘occuper toute la journée. Il faudra pourtant qu‘elle revienne me faire son rapport.
Marjorie Tench fut soulagée d‘avoir eu Pickering au téléphone la première. Elle tira une bouffée et parla aussi calmement que possible.
— Il se pourrait que vous ayez un appel de Mlle Sexton.
— Très bien. Je l‘attends, d‘ailleurs. Je dois vous dire que, lorsque la conférence de presse du Président a commencé, je craignais que Zach Herney ne l‘ait convaincue d‘y participer publiquement. Je suis ravi de voir qu‘il n‘en a rien été.
— Zach Herney est un homme honnête, fit Marjorie Tench, ce que je ne saurais dire de Mlle Sexton.
Il y eut un long blanc au bout de la ligne.
— J‘espère que je vous ai mal comprise.
Marjorie Tench soupira, excédée.
— Non, monsieur, je crains que vous ne m‘ayez parfaitement comprise. Je préférerais ne pas détailler le cas de Rachel Sexton au téléphone. Il semble qu‘elle ait décidé de saper la crédibilité de l‘allocution présidentielle. Je n‘ai aucune idée de ses mobiles, mais, après avoir analysé et endossé les informations de la NASA dans l‘après-midi, elle a subitement fait volte-face et elle émet maintenant les allégations les plus inacceptables sur une prétendue supercherie.
Pickering répondit, visiblement incrédule :
— Pouvez-vous répéter ?
— C‘est incroyable, en effet. Je déteste être dans l‘obligation d‘avoir à vous apprendre ceci : Mlle Sexton m‘a contactée deux minutes avant la conférence de presse et m‘a demandé d‘annuler l‘événement.
— Pour quelle raison ?
— Celle qu‘elle a invoquée était franchement absurde. Elle a dit qu‘elle avait trouvé de graves inexactitudes dans les informations collectées par la NASA.
Le long silence de Pickering était plus défiant que Tench ne l‘aurait souhaité.
— Des inexactitudes ? s‘enquit-il finalement.
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— C‘est ridicule, vraiment, après deux semaines d‘expérimentations de la NASA et...
— Je trouve difficile d‘admettre que quelqu‘un comme Rachel Sexton ait pu vous demander de retarder la conférence de presse du Président à moins d‘avoir une sacrée bonne raison.
Pickering semblait troublé.
— Peut-être que vous auriez dû l‘écouter...
— Oh, je vous en prie ! lâcha Tench entre deux quintes de toux. Vous avez vu la conférence de presse. Le dossier sur la météorite a été confirmé et reconfirmé par d‘innombrables spécialistes. Y compris des civils. Ne vous semble-t-il pas étrange que Rachel Sexton, la fille du seul homme à qui cette découverte pourrait causer du tort, ait soudain retourné sa veste ?
— Cela me paraît surtout étrange, madame Tench, parce que je sais que Mlle Sexton et son père sont en très mauvais termes. Je n‘arrive pas à imaginer pourquoi Rachel Sexton, après des années de services rendus au Président, déciderait soudain de changer de camp et de raconter des bobards pour soutenir son père.
— L‘ambition peut-être ? Je ne sais vraiment pas. Peut-être l‘opportunité d‘être la fille du Président après tout...
Marjorie Tench laissa la conversation en suspens.
Le ton de Pickering se durcit instantanément.
— Peu vraisemblable, madame Tench. Très peu, vraiment.
Après tout, elle n‘avait qu‘à s‘en prendre à elle-même. En accusant de trahison une des plus proches collaboratrices de Pickering, elle plaçait ce dernier sur la défensive.
— Passez-la-moi, intima Pickering. J‘aimerais parler moi-même à Mlle Sexton.
— C‘est impossible, répliqua Tench, elle ne se trouve pas à la Maison Blanche en ce moment.
— Où est-elle donc ?
— Le Président l‘a envoyée sur le glacier Milne ce matin pour examiner le dossier, et elle n‘est pas encore rentrée.
Pickering répondit d‘une voix blanche :
— Mais je n‘en ai jamais été informé...
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— L‘heure n‘est pas aux récriminations, directeur. Je vous ai appelé par simple courtoisie. Je voulais vous prévenir de la réaction tout à fait inattendue et alarmante de Rachel Sexton.
Elle va chercher des alliés et des soutiens. Si elle vous contacte, je tiens à ce que vous sachiez que la Maison Blanche est en possession d‘une vidéo enregistrée cet après-midi dans laquelle Mlle Sexton assume intégralement les conclusions de l‘équipe scientifique face au Président, à son cabinet et à toute son équipe. Si, à présent, pour je ne sais quelle raison, Rachel Sexton tente de salir la réputation de Zach Herney ou de la NASA, alors, je vous le jure, la réaction de la Maison Blanche sera implacable.
Marjorie Tench s‘arrêta un moment pour être sûre que Pickering avait bien compris ce qu‘elle voulait dire. Puis elle poursuivit :
— J‘attends de vous que vous ayez la courtoisie de m‘informer immédiatement si Rachel Sexton vous contacte. Elle a décidé d‘attaquer le Président, et la Maison Blanche a l‘intention de la placer en détention pour l‘interroger avant qu‘elle puisse causer de graves dégâts. J‘attendrai votre appel, directeur Pickering. C‘est tout. Bonsoir.
Marjorie Tench raccrocha, certaine que William Pickering n‘avait jamais entendu personne lui parler sur ce ton. Au moins, à présent, il comprenait qu‘elle ne plaisantait pas.
Au dernier étage du NRO, William Pickering, debout devant sa fenêtre, regardait au loin le paysage de la Virginie.
L‘appel de Marjorie Tench l‘avait profondément perturbé. Il mâchonnait sa lèvre en essayant de rassembler dans son esprit les pièces du puzzle.
— Monsieur le directeur ? appela sa secrétaire en entrouvrant la porte. Vous avez un autre appel.
— Pas maintenant, fit Pickering d‘un air absent.
— C‘est Rachel Sexton.
Pickering pivota sur lui-même.
Marjorie Tench était apparemment extralucide.
— Très bien. Passez-moi la communication dans mon bureau.
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— En fait, monsieur, il s‘agit d‘un appel crypté. Voulez-vous le prendre dans la salle de conférences ?
Un appel crypté ?
— D‘où appelle-t-elle ? s‘inquiéta-t-il.
La secrétaire lui donna l‘information.
Pickering écarquilla les yeux. Sidéré, il remonta rapidement le couloir vers la salle de conférences. Décidément, c‘était la journée de toutes les surprises.
70.
La chambre insonorisée, ou chambre sourde, du Charlotte avait été conçue d‘après une structure similaire des laboratoires Bell. Acoustiquement « propre », cette petite pièce ne contenait ni surfaces parallèles ni surfaces réfléchissantes, et elle absorbait le son avec une efficacité de 99,4 %. À cause de la conductivité acoustique du métal et de l‘eau, les conversations à bord des sous-marins peuvent souvent être interceptées par des systèmes d‘écoutes ou des micros de succion parasites attachés à la coque externe. La chambre sourde était en fait une minuscule pièce du sous-marin d‘où ne pouvait sortir absolument aucun son. Toutes les conversations se déroulant à l‘intérieur de cette boîte isolée étaient entièrement sécurisées.
On aurait dit un grand placard dont les parois et le sol avaient été tapissés de spirales de mousse qui se hérissaient dans tous les sens. Rachel ne put s‘empêcher de songer à une grotte sous-marine dans laquelle les stalagmites seraient devenues folles et se seraient mises à pousser avec une luxuriance débridée.
Le plus étonnant, cependant, était l‘apparente absence de sol.
Celui-ci, constitué d‘un filet à mailles losangiques tendu horizontalement en travers de la pièce, donnait aux occupants la
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sensation d‘être suspendus à mi-hauteur. Grillage recouvert de caoutchouc, il ne se déformait pas quand on marchait dessus.
Rachel regarda à travers ce sol ajouré et eut l‘impression de traverser une passerelle de corde tendue au-dessus d‘une sorte de fantastique paysage fractal. Sous elle, se dressait une menaçante forêt de stalagmites de mousse.
En entrant dans la pièce, Rachel avait perçu une inertie totale dans l‘air qui l‘avait désorientée. Un peu comme si chaque parcelle d‘énergie avait été absorbée par les murs. Elle eut l‘impression qu‘on lui avait bourré les oreilles de coton : elle n‘entendait que l‘écho interne de sa respiration. Elle poussa une exclamation et eut la sensation d‘avoir parlé dans un oreiller.
Les murs supprimaient toutes les vibrations autres que celles qui se produisaient à l‘intérieur de sa tête.
Le commandant sortit en refermant derrière lui la porte capitonnée. Rachel, Corky et Tolland étaient assis au milieu de la petite pièce, autour d‘une minitable en U dont les longs pieds métalliques traversaient le filet et reposaient sur le sol, en dessous. Sur la table étaient fixés plusieurs micros, casques à écouteurs, une console vidéo avec des micros flexibles, et une caméra « fish-eye ». Presque un symposium des Nations unies en miniature.
En tant que membre des services secrets américains, le plus grand fabricant au monde de microphones laser dernier cri, de capteurs d‘écoute sous-marins paraboliques et autres gadgets électroniques hypersensibles, Rachel savait bien que très rares étaient les endroits où l‘on pouvait tenir une conversation parfaitement sécurisée. Dans cette chambre sourde, on pouvait tout dire sans crainte d‘être entendu. Les micros et les écouteurs sur la table permettaient une téléconférence en face à face. Les voix étaient prises en charge par un système de cryptage complexe qui intervenait juste après le micro, avant d‘être retransmises sous forme de signaux numériques jusqu‘à leur lointaine destination.
— Contrôle de niveau.
La voix se matérialisa brusquement à l‘intérieur de leurs écouteurs, faisant sursauter Rachel, Tolland et Corky.
— M‘entendez-vous, mademoiselle Sexton ?
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Rachel se pencha vers le micro.
— Oui, merci.
— J‘ai le directeur Pickering en ligne pour vous. Il accepte la communication cryptée audio-vidéo. Je vais vous laisser avec lui. Vous aurez votre communication d‘un instant à l‘autre.
Il y eut un silence à l‘autre bout de la ligne. Un crachotis de parasites, puis une rapide série de bips et de clics dans les écouteurs. Sur l‘écran vidéo, une image se forma avec une surprenante clarté, et Rachel découvrit son patron dans la salle de conférences du NRO. Il était seul. Sa tête se redressa brusquement et il regarda Rachel dans les yeux.
Elle se sentit étrangement soulagée de le voir.
— Mademoiselle
Sexton,
dit-il,
l‘air
passablement
contrarié, au nom du ciel, que se passe-t-il ?
— C‘est à propos de la météorite, monsieur, fit Rachel. Je crois que nous avons un grave problème.
71.
Rachel Sexton présenta Michael Tolland et Corky Marlinson à Pickering. Puis elle se lança dans un compte rendu de l‘incroyable série d‘événements du jour.
Le directeur du NRO écoutait, impassible.
Rachel lui parla du plancton bioluminescent dans le puits d‘extraction, de la découverte d‘un puits d‘insertion sous la météorite, de leur périple sur la banquise, et finalement de la soudaine attaque par des commandos qui, d‘après elle, devaient appartenir aux forces spéciales.
William Pickering était connu pour son flegme et, pourtant, à mesure que Rachel avançait dans son récit, ses yeux s‘écarquillaient de plus en plus. Elle sentit son incrédulité puis sa colère quand elle parla du meurtre de Norah Mangor, de leur
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fuite éperdue, et de la fin tragique à laquelle ils avaient échappé de justesse.
Bien que Rachel eût envie d‘évoquer ses soupçons envers Ekstrom, elle connaissait assez Pickering pour ne pas porter devant lui d‘accusations sans preuve. Elle se contenta donc d‘énoncer des faits bruts sans les interpréter. Quand elle eut fini, Pickering attendit plusieurs, secondes avant de réagir.
— Mademoiselle Sexton, dit-il finalement, et vous tous... Il regarda tour à tour chacun d‘eux.
— ... si ce que vous dites est vrai, et je ne vois pas pourquoi vous me mentiriez tous les trois, vous êtes très chanceux d‘être encore en vie.
Ils acquiescèrent en silence. Le Président avait fait appel à quatre experts... et deux d‘entre eux étaient morts.
Pickering poussa un soupir de profonde perplexité, comme s‘il n‘avait pas la moindre idée de ce qu‘il allait pouvoir faire.
Tous ces événements lui semblaient visiblement assez incompréhensibles.
— Y a-t-il l‘infime possibilité, demanda-t-il, que le puits d‘insertion qu‘on voit sur ce cliché GPR soit un phénomène naturel ?
Rachel secoua la tête.
— Il est trop parfait.
Elle déplia le cliché GPR et le brandit en face de la caméra.
— La forme est trop régulière.
Pickering étudia l‘image et poussa un grognement approbateur.
— Surtout, Rachel, que personne d‘autre que vous ne mette la main sur ce cliché.
— J‘ai appelé Marjorie Tench pour la prévenir et lui demander d‘annuler l‘allocution présidentielle, fit Rachel. Mais elle m‘a raccroché au nez.
— Je sais, elle me l‘a dit.
Rachel le fixa, stupéfaite.
— Marjorie Tench vous a appelé ?
Elle a fait drôlement vite, se dit-elle.
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— A l‘instant. Elle est hors d‘elle. Elle est sûre que vous avez mis au point une machination pour discréditer le Président et la NASA. Peut-être dans l‘intention d‘aider votre père.
Rachel se leva d‘un bond. Elle brandit à nouveau le cliché GPR et désigna ses deux compagnons.
— Mais enfin, nous avons failli mourir assassinés ! Si machination il y a, ce n‘est pas de notre fait ! Et pourquoi donc...
Pickering leva les deux paumes en signe de capitulation.
— Doucement, doucement, Rachel. Ce que Mme Tench a oublié de me dire, c‘est que vous étiez trois.
Rachel ne savait plus si elle avait eu le temps de mentionner l‘existence de Corky et Tolland dans sa conversation avec Tench.
— Elle ne m‘a pas dit non plus que vous aviez des preuves tangibles, reprit Pickering. J‘étais sceptique sur son interprétation avant de vous parler, et maintenant je suis convaincu qu‘elle se trompe. Je ne mets pas en doute vos affirmations. La question, au point où nous en sommes, est : qu‘est-ce que tout cela peut bien signifier ?
Il y eut un long silence.
William Pickering semblait rarement déconcerté. Cette fois, cependant, il secoua la tête, visiblement perdu.
— Supposons que des quidams aient inséré cette météorite sous la glace. Cela pose la question évidente de leur mobile. Si la NASA possède une météorite avec des fossiles à l‘intérieur, pourquoi accorder tant d‘importance au lieu de sa découverte ?
— L‘insertion, fit Rachel, semble avoir été effectuée de façon que le PODS détecte la météorite et que celle-ci apparaisse comme un fragment d‘une météorite ancienne et connue.
— Jungersol Fall, renchérit Corky.
— Mais pourquoi vouloir absolument rattacher ce fragment à un impact connu ? demanda Pickering qui paraissait de plus en plus perplexe. Ces fossiles ne représentent-ils pas de toute façon n‘importe où et à n‘importe quel moment une découverte époustouflante ? Qu‘ils soient ou non associés à une chute répertoriée ?
Tous trois acquiescèrent.
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Pickering hésita, l‘air contrarié.
— À moins... bien sûr...
Rachel avait l‘impression de voir les engrenages tournoyer dans la cervelle de son directeur. Il avait trouvé l‘explication la plus claire pour l‘emplacement de la météorite, en écartant la chute de Jungersol, mais cette explication était aussi la plus dérangeante.
— A moins, reprit Pickering, que cet emplacement n‘ait été soigneusement choisi pour apporter de la vraisemblance à des informations totalement fausses.
Il soupira et s‘adressa à Corky.
— Professeur Marlinson, est-il possible que cette météorite soit une contrefaçon ?
— Une contrefaçon, monsieur ?
— Une fausse météorite, une météorite fabriquée ?
Corky eut un petit rire crispé.
— C‘est complètement impossible ! Cette météorite a été examinée sur toutes ses coutures par d‘innombrables professionnels,
dont
moi.
Scanographes
chimiques,
spectrographie, datation au rubidium-strontium. Elle ne ressemble à aucune espèce de roche terrestre connue. Cette météorite est authentique. N‘importe quel astrogéologue vous le confirmera.
Pickering réfléchit à ce que Corky venait de dire, caressant doucement sa cravate.
— Et pourtant, si l‘on tient compte de l‘enjeu pour la NASA, de ce qu‘elle a à gagner aujourd‘hui à cette découverte, si on retient les indices d‘une falsification des preuves, sans parler de votre agression... la première conclusion et la seule logique que je tire de tout ce que je viens d‘entendre, c‘est que cette météorite est un faux parfaitement contrefait.
— C‘est impossible ! lança Corky qui semblait maintenant fâché. Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, les météorites n‘ont rien à voir avec un effet spécial d‘Hollywood qui pourrait être bidouillé dans un laboratoire pour tromper une bande d‘astrophysiciens candides. Ce sont des objets chimiquement complexes avec des structures cristallines uniques et des teneurs en métaux tout aussi uniques !
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— Je ne remets pas en cause votre compétence, professeur Marlinson, je remonte simplement une chaîne logique.
Quelqu‘un a cherché à vous tuer pour vous empêcher de révéler que la météorite avait été insérée de main d‘homme sous la banquise ; j‘imagine donc toutes sortes de scénarios plus ou moins extravagants. D‘où vient votre certitude que cette roche est bien une météorite ?
— Précisément ? s‘exclama Corky. Une croûte de fusion sans défaut, la présence de chondres, une teneur en nickel qu‘on n‘a jamais trouvée nulle part sur terre. Si vous suggérez que quelqu‘un nous a floués en fabriquant cette roche en laboratoire, tout ce que je peux dire, c‘est que ce laboratoire avait cent quatre-vingt-dix millions d‘années.
Corky fourragea dans sa poche et en sortit un disque de pierre de la taille d‘un CD. Il le tint devant l‘objectif de la caméra.
— Nous avons daté chimiquement des échantillons comme celui-ci avec toutes sortes de méthodes. La datation au rubidium-strontium n‘est pas falsifiable !
Pickering eut l‘air surpris.
— Vous avez gardé un échantillon ?
Corky haussa les épaules.
— La NASA en a des dizaines comme ça à droite et à gauche.
— Vous êtes en train de me dire, fit Pickering, en regardant maintenant Rachel, que la NASA a découvert une météorite dont elle pense qu‘elle contient des fossiles, et qu‘elle laisse ses employés subtiliser des échantillons ?
— Ce qui compte, répondit Corky, c‘est que ce caillou, dans ma main, vient des confins de la galaxie.
Il approcha l‘échantillon de la caméra.
— Vous pourriez confier ceci à n‘importe quel pétrologue, géologue ou astronome, ils effectueraient des tests et vous diraient deux choses : primo, cet échantillon est vieux de cent quatre-vingt-dix millions d‘années ; et secundo, il est chimiquement différent de toutes les espèces de roches connues sur terre.
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Pickering se pencha et étudia le fossile incrusté dans la roche. Il resta captivé quelques instants. Finalement, il soupira :
— Je ne suis pas un expert. Tout ce que je peux dire, c‘est que si cette météorite est authentique, ce qui semble être le cas, j‘aimerais savoir pourquoi la NASA ne l‘a pas présentée au monde pour ce qu‘elle était ? Pourquoi quelqu‘un a-t-il choisi de l‘enchâsser soigneusement sous une couche de banquise, comme pour nous persuader de son authenticité ?
Au même moment, un officier de sécurité de la Maison Blanche appelait Marjorie Tench.
La conseillère présidentielle décrocha dès la première sonnerie.
— Oui ?
— Madame Tench, fit l‘officier, j‘ai l‘information que vous avez demandée tout à l‘heure. L‘appel radio passé par Rachel Sexton un peu plus tôt dans la soirée... Nous avons retrouvé sa trace.
— Alors ?
— Le service secret dit que le signal original provient du sous-marin nucléaire américain Charlotte.
— Quoi ?
— Nous n‘avons pas les coordonnées, madame, mais ils sont certains du code du navire.
— Nom de Dieu ! Tench raccrocha brutalement sans un mot de plus.
72.
L‘acoustique feutrée de la chambre sourde du Charlotte commençait à donner une légère nausée à Rachel. Sur l‘écran, le visage inquiet de William Pickering se tourna vers Michael Tolland.
— Vous restez silencieux, monsieur Tolland...
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Tolland le regarda comme un étudiant subitement interrogé par un professeur.
— Monsieur ?
— Je viens juste de voir à la télévision un remarquable documentaire que vous avez réalisé, fit Pickering. Quel est votre avis sur cette météorite, maintenant ?
— Eh bien, monsieur, répondit Tolland, visiblement mal à l‘aise, je me range à l‘avis du professeur Marlinson. Je crois que les fossiles et la météorite sont authentiques. Je connais bien les différentes techniques de datation ; or l‘âge de cette roche a été confirmé par de multiples tests. Sa teneur en nickel également.
Ces données ne peuvent pas être falsifiées. Il ne peut y avoir aucun doute sur la roche et son âge, environ cent quatre-vingt-dix millions d‘années. Sa teneur en nickel ne se rencontre jamais sur des roches terrestres et elle contient des dizaines de fossiles parfaitement identifiés, dont la formation remonte aussi à cent quatre-vingt-dix millions d‘années. Je ne vois aucune autre explication possible, sinon que la roche de la NASA est une authentique météorite.
Pickering, silencieux, semblait aux prises avec un dilemme, Rachel ne l‘avait jamais vu aussi perplexe.
— Que devons-nous faire, monsieur ? demanda Rachel. De toute évidence, il faut prévenir le Président qu‘il y a un problème sur ce dossier.
Pickering fronça les sourcils.
— Espérons que le Président n‘est pas déjà au courant...
Rachel sentit un nœud se former au fond de sa gorge. Le sous-entendu de Pickering était clair. Le président Herney pouvait être impliqué dans cette affaire.
Rachel en doutait, mais la Maison Blanche et la NASA avaient beaucoup à y gagner.
— Malheureusement, reprit Pickering, à l‘exception du cliché GPR révélant un puits d‘insertion, toutes les données scientifiques convergent pour crédibiliser la découverte de la NASA.
Il s‘arrêta, la mine grave.
Et en ce qui concerne votre agression...
Il regarda Rachel dans les yeux.
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— ... vous avez mentionné des commandos des forces spéciales...
— Oui, monsieur.
Elle lui reparla des munitions improvisées et de leurs tactiques.
Pickering avait l‘air de plus en plus désemparé. Rachel comprit que son patron passait en revue les possibles commanditaires. Il y avait évidemment le Président.
Probablement Marjorie Tench, en tant que conseillère numéro un. Lawrence Ekstrom, l‘administrateur de la NASA, vu ses liens avec le Pentagone, avait aussi cette possibilité. À mesure que Rachel examinait toutes les éventualités, elle réalisait que n‘importe quel haut responsable politique doté des relations nécessaires avait pu manigancer cette attaque.
— Je pourrais téléphoner au Président tout de suite, fit Pickering, mais je ne pense pas que ce serait sage, au moins jusqu‘à ce que nous sachions qui est derrière tout ça. Ma capacité de vous protéger sera très limitée une fois que nous aurons mis la Maison Blanche dans le coup. En outre, je ne sais pas ce que je pourrais bien lui dire. Si la météorite est authentique, ce que vous affirmez tous les trois, alors votre récit concernant le puits d‘insertion et l‘agression par des commandos semble invraisemblable. Le Président ne se privera pas de souligner la fragilité du scénario que je lui présenterai.
Il s‘interrompit, comme s‘il examinait les différentes possibilités.
— Et, de toute façon... quelle que soit la vérité, quels que soient les protagonistes de cette histoire, certains sont des gens très puissants qui vont prendre des coups si cette information est rendue publique. Je préfère vous mettre en sécurité tout de suite, avant de commencer les grandes manœuvres.
— Nous mettre en sécurité ?
Ce commentaire surprit Rachel.
— Je crois que nous sommes tout à fait à l‘abri sur un sous-marin nucléaire, monsieur.
Pickering eut l‘air sceptique.
— Votre présence sur ce sous-marin ne restera pas longtemps secrète. Je vais vous faire exfiltrer sur-le-champ.
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Franchement, je me sentirai mieux quand vous serez tous les trois assis en face de moi, dans mon bureau.
73.
Le sénateur Sexton était affalé sur son canapé, anéanti. Son appartement de Westbrooke Place, empli une heure plus tôt de grands patrons et d‘amis, était maintenant jonché de ballons de cognac à moitié vides et de cartes de visite. Ses invités s‘étaient littéralement enfuis à l‘annonce de la catastrophe.
Recroquevillé sur lui-même, Sexton continuait à regarder la télévision. Il aurait bien voulu l‘éteindre mais il était incapable de s‘arracher aux interminables analyses des commentateurs. On était à Washington, et il n‘avait pas fallu longtemps aux exégètes pour faire le tour de leurs interrogations pseudo-scientifiques et philosophiques et en arriver à la cuisine politicienne, si laide mais si alléchante.
Comme des tortionnaires, versant goutte à goutte de l‘acide sur les blessures de Sexton, les journalistes en revenaient toujours aux grandes évidences.
— Il y a quelques heures, la campagne de Sexton prenait son envol, fit l‘un d‘eux. Maintenant, avec la découverte de la NASA, la campagne du sénateur s‘est écrasée au sol.
Sexton gémit, tendant la main vers une bouteille de Courvoisier et avalant une gorgée directement au goulot. Cette soirée, il le savait, allait être la plus longue et la plus triste de sa vie. Il méprisait Marjorie Tench de l‘avoir piégé comme elle l‘avait fait. Il méprisait Gabrielle Ashe de l‘avoir poussé à faire campagne contre la NASA. Il méprisait le Président d‘avoir autant de chance. Et il méprisait le monde dont il serait maintenant la risée.
— Cet événement est dévastateur pour le sénateur, expliquait l‘analyste. Le Président et la NASA ont remporté une
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victoire écrasante grâce à cette découverte. Une nouvelle comme celle-ci aurait revivifié la campagne présidentielle, quelle que soit la position de Sexton sur la NASA. Mais après l‘affirmation du sénateur, cet après-midi, qu‘il irait au besoin jusqu‘à couper ses financements à la NASA... Eh bien, cette annonce présidentielle est un KO dont le sénateur ne se relèvera pas.
J‘ai été piégé, rumina Sexton. Je suis victime d‘une machination de la Maison Blanche.
L‘analyste souriait.
— Tout le crédit que la NASA avait récemment perdu a été restauré d‘un seul coup. On éprouve en ce moment dans le pays un véritable sentiment de fierté nationale.
— Et c‘est bien naturel, poursuivit son interlocuteur, ils adorent Zach Herney et ils étaient en train de perdre la foi. Il faut reconnaître que le Président était au tapis ces derniers temps, et qu‘il avait pris quelques coups sévères. Mais il revient sur le devant de la scène frais comme une rose.
Sexton repensa au débat de l‘après-midi sur CNN et pencha la tête, au bord de la nausée. Tout son laminage de la NASA, soigneusement construit au cours des mois précédents, n‘avait pas seulement été brutalement interrompu, mais il s‘était retourné contre lui avec une violence imprévue. Il passait maintenant pour un imbécile. Il avait été berné comme un bleu par la Maison Blanche. Il imaginait déjà les caricatures dans les quotidiens du lendemain. Son nom allait être tourné en ridicule dans tous les journaux du pays. Quant au financement discret de la SFF, il pouvait faire une croix dessus. La donne n‘était plus du tout la même. Les hommes réunis dans son appartement deux heures plus tôt avaient vu leurs rêves partir en fumée. La privatisation de l‘espace était désormais complètement impensable.
Avalant une autre gorgée de cognac, le sénateur se leva et marcha d‘un pas chancelant vers son bureau. Il regarda le combiné du téléphone décroché. Sachant que c‘était un acte d‘autoflagellation masochiste, il le replaça lentement sur son support et se mit à compter les secondes.
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Une... deux... Le téléphone sonna. Il laissa le répondeur se déclencher.
— Sénateur Sexton, c‘est Judy Oliver, de CNN. J‘aimerais vous donner la possibilité de réagir à la découverte de la NASA de ce soir. S‘il vous plaît, rappelez-moi.
Elle raccrocha.
Sexton se remit à compter. Un... Le téléphone se remit à sonner. Il l‘ignora. Encore un journaliste qui laissait un message.
Sa bouteille de Courvoisier à la main, Sexton se dirigea vers le balcon dont il fit coulisser la porte-fenêtre. Il sortit sur la terrasse respirer l‘air frais du soir. Appuyé à la balustrade, il promena son regard sur la façade illuminée de la Maison Blanche qu‘on apercevait au loin. Les lumières semblaient scintiller gaiement sous le vent.
Salauds ! cria-t-il en lui-même. Pendant des siècles on a cherché des preuves de vie dans l‘univers. Et voila qu‘on les découvre, l‘année même où j‘aurais dû être élu ? Ce n‘est pas de la chance, ça tient du miracle !
Aussi loin que Sexton pouvait voir, toutes les fenêtres des appartements brillaient, partout les téléviseurs étaient allumés.
Sexton se demanda où se trouvait Gabrielle Ashe. Tout ça, c‘était de sa faute. C‘est elle qui lui avait rebattu les oreilles de tous les échecs successifs de la NASA.
Il leva sa bouteille pour avaler une autre lampée d‘alcool.
Fichue Gabrielle... C‘est sa faute si je suis au fond du trou ce soir, maugréa-t-il.
De l‘autre côté de la ville, au milieu de la foule des journalistes surexcités d‘ABC News, Gabrielle Ashe était sous le choc. L‘allocution présidentielle l‘avait foudroyée et l‘avait plongée dans une hébétude dont elle ne parvenait pas à sortir.
Elle se leva, jambes raides, les yeux rivés sur un écran pendant qu‘autour d‘elle la fièvre montait de quelques degrés.
Sur le plateau, un silence de mort régnait au début de l‘allocution. Mais, quelques instants plus tard, la ronde folle des reporters survoltés avait repris de plus belle. Ces gens étaient des professionnels. Pas le temps de s‘adonner à de profondes
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réflexions. Cela attendrait le soir, après le boulot. Pour le moment, les téléspectateurs voulaient en savoir plus et ABC
devait leur fournir toutes les informations possibles. Tous les ingrédients dont raffolait le public étaient réunis : un arrière-plan scientifique, un zeste d‘histoire, un suspense politique... Ce soir-là, dans les médias, personne ne chômait.
— Gab ? fit Yolanda d‘une voix pleine de tendresse. On va retourner dans mon bureau avant que quelqu‘un te reconnaisse et se mette à te demander comment tu vois l‘avenir de Sexton...
Gabrielle se laissa conduire dans un semi-brouillard vers le box vitré. Yolanda s‘assit et lui tendit un verre d‘eau, s‘efforçant de sourire.
— Essaie de voir le bon côté des choses, Gab. La campagne de ton candidat est par terre mais toi, au moins, tu ne l‘es pas.
Merci, mais ma situation n‘est pas brillante.
Le ton de Yolanda devint plus grave.
— Gabrielle, je sais que tu ne t‘es jamais sentie plus mal.
Ton candidat vient de se faire écraser par un rouleau compresseur et, si tu veux mon avis, il ne s‘en relèvera pas. En tout cas, pas assez vite pour remporter cette élection-là. Mais, au moins, on n‘a pas vu de photos de toi à poil sur les écrans de télé. Et ça, c‘est une bonne nouvelle. Herney n‘a plus besoin d‘un scandale, maintenant. Il est réélu d‘avance, il ne va pas s‘abaisser à cette petite cuisine sordide.
Ces propos étaient d‘un mince réconfort pour Gabrielle.
— Quant aux affirmations de Tench sur les pots-de-vin qu‘aurait touchés Sexton... (Yolanda secoua la tête.) je doute sérieusement que ça sorte dans la presse. Pour deux raisons : d‘abord parce que Herney ne veut pas de coups en dessous de la ceinture ; et, d‘autre part, parce qu‘une enquête sur un financement illégal serait désastreuse pour le pays. Herney poussera-t-il le civisme jusqu‘à ménager son opposant simplement pour protéger le moral de la nation ? En tout cas, je suis convaincue que Tench, pour t‘effrayer, a forcé le trait au sujet des sponsors de Sexton. Elle a parié que tu quitterais le navire et que tu déclencherais toi-même le scandale sexuel qui aurait avantagé Herney. Et tu dois le reconnaître, Gab... Ce soir,
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ç‘aurait été le moment ou jamais de dénoncer l‘immoralité du sénateur !
Gabrielle hocha vaguement la tête.
— Tu as été plus forte que la Tench, Gab. Elle a tenté de te faire mordre à l‘hameçon mais tu n‘as pas mordu. Évidemment, tu as perdu ton boulot, mais il y aura d‘autres campagnes électorales...
Gabrielle acquiesça vaguement, se demandant ce qu‘elle devait croire.
— Il faut avouer, reprit Yolanda, que la Maison Blanche a brillamment piégé Sexton en le poussant à attaquer la NASA et en focalisant toute sa campagne sur ce thème.
C‘est entièrement ma faute, songea Gabrielle.
— Et cette allocution de ce soir, elle tenait du génie !
L‘importance de la découverte mise à part, la communication était parfaite. Un direct avec liaison satellite de l‘Arctique ? Un documentaire signé Michael Tolland ? Mais bon Dieu, comment veux-tu rivaliser avec ça ? Zach Herney les a tous enfoncés. Ce n‘est pas un hasard si ce type est Président. Il faut que je retourne travailler, Gab. Toi, reste là aussi longtemps que tu veux. Essaie de retrouver tes esprits.
Yolanda se dirigea vers la porte.
— Détends-toi, ma chérie, je reviens dans un moment.
Gabrielle sirota son verre d‘eau, mais il avait un arrière-goût amer. Comme tout le reste. Tout est de ma faute, se dit-elle, tâchant d‘étouffer ses remords comme elle pouvait. Les conférences de presse catastrophiques de la NASA, l‘année précédente, les problèmes et les retards de la station spatiale, le lancement reporté de la fusée X-33, toutes les missions ratées sur Mars, les dépassements de budget continuels : les raisons d‘attaquer l‘Agence n‘avaient pas manqué...
Il n‘y avait rien d‘autre à faire, se disait la jeune femme, j‘ai fait exactement ce qu‘il fallait.
Mais le retour de manivelle était terrible.
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74.
L‘hélicoptère SeaHawk de la marine américaine était parti de la base groenlandaise de Thulé en mission secrète pour l‘Arctique. Il volait bas, trop bas pour que les radars le détectent. Il apparut soudain à environ une centaine de mètres au-dessus d‘une mer balayée par de violentes bourrasques. Puis, exécutant les étranges instructions qu‘ils avaient reçues, les pilotes amenèrent leur engin au-dessus d‘un point précis de l‘océan, dont on leur avait donné les coordonnées.
— Où est le rendez-vous ? hurla le copilote, interloqué.
On leur avait dit d‘emporter un treuil de sauvetage, ils s‘attendaient donc à une opération de recherche et de sauvetage.
— T‘es sûr des coordonnées ?
Il scruta la mer agitée avec son projecteur, mais il n‘y avait rien en dessous d‘eux – hormis pourtant...
— Nom de Dieu ! cria le pilote en tirant brusquement sur le manche.
L‘hélicoptère fit un bond de plusieurs mètres.
Une montagne d‘acier noir avait surgi juste devant eux, sans le moindre avertissement. Un immense sous-marin, sans marque de reconnaissance extérieure, rejetait son ballast et s‘élevait dans un tourbillonnement d‘écume.
Les pilotes échangèrent de petits rires crispés.
— Il faut croire que c‘est ça !
Comme on le leur avait ordonné, ils procédèrent à l‘embarquement dans un silence radio complet. La double porte du sas passerelle s‘ouvrit et un matelot leur envoya des signaux avec un projecteur. L‘engin se positionna au-dessus du sous-marin et laissa filer un triple harnais au bout d‘un câble rétractable. En moins d‘une minute, les trois inconnus étaient hissés dans l‘hélicoptère, lentement, sous le violent flux d‘air des rotors.
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Quand les deux hommes et la femme eurent pris pied dans l‘appareil, le pilote envoya un dernier signal au matelot. Tout était OK.
En quelques secondes, l‘énorme sous-marin disparut sans laisser la moindre trace de sa présence.
Une fois les passagers en sûreté à bord de l‘hélicoptère, le pilote prit la direction du sud. La tempête approchait rapidement et les trois étrangers devaient rejoindre la base aérienne de Thulé où un avion les attendrait. De leur destination finale, le pilote n‘avait pas la moindre idée. Tout ce qu‘il savait, c‘était que ces ordres venaient de haut et qu‘il transportait une précieuse cargaison.
75.
Quand la tempête s‘abattit sur le glacier Milne, encerclant la station arctique de la NASA, le dôme se mit à trembler comme s‘il allait être arraché de la banquise et projeté dans la mer. Les câbles d‘acier menaçaient de rompre leurs amarres, vibrant comme d‘énormes cordes de guitare avec un bourdonnement plaintif. Les générateurs, au-dehors, hésitaient, s‘interrompaient, faisant trembloter les lumières comme si la grande salle allait être bientôt plongée dans le noir.
Lawrence Ekstrom marchait à grands pas sous le dôme. Il aurait bien aimé ficher le camp, mais c‘était exclu. Il allait devoir rester un jour de plus, il donnerait ses dernières interviews à la presse dans la matinée et superviserait les préparatifs du transport de la météorite à Washington. Il aurait tant voulu se reposer, dormir un peu... Les multiples problèmes qui avaient émaillé la journée l‘avaient mis sur les genoux.
Les pensées d‘Ekstrom se tournaient vers Wailee Ming, Rachel Sexton, Norah Mangor, Michael Tolland et Corky
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Marlinson. Certains membres de l‘équipe de la NASA avaient commencé à remarquer l‘absence des experts civils.
Relaxe, se dit-il, je contrôle la situation.
Il inspira profondément, se rappelant que la terre entière était captivée par l‘annonce de la NASA et la magie de l‘espace.
Le dernier scoop sur la possibilité d‘une vie extraterrestre remontait à bien longtemps. Il s‘agissait du fameux accident de Roswell, en 1947. On avait prétendu qu‘un vaisseau spatial extraterrestre s‘était écrasé à Roswell (Nouveau-Mexique), un patelin devenu depuis un véritable lieu de pèlerinage pour des millions d‘adeptes des ovnis.
À l‘époque où Ekstrom travaillait au Pentagone, il avait appris que l‘épisode de Roswell n‘était qu‘un accident militaire survenu durant une opération intitulée projet Moghul – l‘essai en vol d‘un ballon-espion conçu pour écouter les expérimentations atomiques des Soviétiques. Lors d‘un test, un prototype avait échappé aux ingénieurs et était allé s‘écraser dans le désert du Nouveau-Mexique. Malheureusement, il avait fallu qu‘un civil découvre l‘épave du ballon avant les militaires.
William Brazel, un brave éleveur de bétail, était tombé sur des débris de néoprène de synthèse et de métaux légers, des matériaux qui ne ressemblaient à rien de ce qu‘il connaissait. Il avait aussitôt appelé le shérif. Des journaux avaient rapporté l‘histoire de cet étrange crash, et la curiosité du public avait grimpé en flèche. Alimentés par les dénégations des militaires, des reporters avaient enquêté et le secret du projet Moghul avait été sérieusement menacé. Mais, au moment où l‘on allait devoir révéler l‘existence d‘un ballon-espion, un événement miraculeux s‘était produit.
En effet, les médias formulèrent alors une hypothèse inattendue. Ils décidèrent que ces débris ne pouvaient venir que d‘une source extraterrestre, de créatures scientifiquement plus avancées que les êtres humains. Le démenti des militaires à propos de l‘accident ne pouvait signifier qu‘une seule chose : ils refusaient d‘avouer un contact avec ces extraterrestres ! L‘armée de l‘air, assez déconcertée par cette dernière théorie, comprit cependant que c‘était pour elle une parade idéale. Elle décida d‘alimenter, sans en avoir l‘air, les rumeurs au sujet des
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« extraterrestres ». La nouvelle annonçant que des petits hommes verts s‘étaient écrasés au Nouveau-Mexique se répandit dans le monde entier, mais à tout prendre, c‘était beaucoup moins dangereux pour la sécurité nationale que si les Russes avaient eu vent du projet Moghul.
Pour alimenter le délire journalistique, la communauté du renseignement recouvrit l‘accident de Roswell d‘un voile de mystère et orchestra des pseudo-fuites en parlant aux journalistes de contacts avec ces extraterrestres, d‘épaves de vaisseaux spatiaux, et même d‘un mystérieux hangar 18 à la base aérienne Wright-Patterson, à Dayton, où le gouvernement conservait des corps d‘extraterrestres congelés. Le monde goba cette histoire, et la fièvre de Roswell balaya le globe. À partir de ce moment-là, chaque fois qu‘un civil repérait un engin aérien américain en le prenant pour une soucoupe volante, les militaires se contentaient de relancer les vieilles rumeurs.
« Ce n‘est pas un engin aérien, c‘est une soucoupe volante ! »
Ekstrom était étonné de voir à quel point cette grossière supercherie continuait à fonctionner. Chaque fois que les médias rapportaient une nouvelle série de témoignages sur un ovni, Ekstrom ne pouvait s‘empêcher de rire. Tout laissait à penser que quelques civils chanceux avaient dû apercevoir l‘un des cinquante-sept dromes de reconnaissance invisibles et hyperrapides du NRO, un GlobalHawk oblong, contrôlé à distance, et qui ne ressemblait à aucun autre avion connu.
Ekstrom trouvait pathétique le défilé incessant de groupes de touristes sillonnant le désert du Nouveau-Mexique pour scruter les cieux avec leurs caméras vidéo. De temps en temps, l‘un d‘eux, plus chanceux que les autres, enregistrait une
« preuve tangible » de l‘apparition d‘un ovni : des lumières brillantes traversaient le ciel en scintillant, faisant croire à un appareil plus rapide que tous les avions humains connus. Ce que ces naïfs ignoraient, c‘est qu‘il existait un écart de plus de dix ans entre le moment où le gouvernement faisait construire ses engins les plus sophistiqués et le moment où le public les découvrait. Ces amateurs d‘ovnis avaient donc droit à un aperçu de la nouvelle génération des avions américains développés sur
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la Zone 51. Nombre de ces prototypes sortaient tout juste des labos de la NASA. Bien sûr, les services de renseignements s‘abstenaient de corriger cette erreur ; il était évidemment préférable que le monde s‘imagine voir des ovnis plutôt que de le laisser gloser sur une nouvelle génération d‘avions militaires.
Désormais tout est différent, songea Ekstrom. Dans quelques heures, la légende extraterrestre allait devenir une réalité confirmée, et cela pour toujours.
— Monsieur l‘administrateur ?
Un technicien de la NASA s‘approchait de lui d‘un pas rapide.
— Vous avez un appel urgent sécurisé au CMS.
Ekstrom se tourna en soupirant. De quoi s‘agissait-il encore ? Il se dirigea vers la tente des communications.
Le technicien le suivit d‘un pas rapide.
— Monsieur, les opérateurs radar se demandent...
— Oui ?
Ekstrom pensait à tout autre chose pour l‘instant.
— Le gros sous-marin stationné près de la côte ?... On se demandait pourquoi vous ne nous en aviez pas parlé...
Ekstrom lui jeta un coup d‘œil surpris.
— Vous dites ?
— Le sous-marin, monsieur... Vous auriez au moins pu en parler aux radaristes. On comprend que vous ayez besoin d‘une sécurité maritime supplémentaire, mais notre équipe radar a été prise au dépourvu.
Ekstrom pivota.
— Mais enfin, de quel sous-marin me parlez-vous ?
Le technicien se figea, visiblement étonné par l‘air surpris de l‘administrateur.
— Il ne fait pas partie de notre opération ?
— Mais non ! Où est-il ?
Le technicien déglutit péniblement.
— A environ cinq kilomètres au large. Nous l‘avons localisé grâce au radar, un coup de chance. Il a fait surface quelques instants. Et là, le signal a été assez net. Ça ne pouvait être qu‘un sous-marin nucléaire. On a pensé que vous aviez demandé à la
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marine d‘envoyer un SNA pour surveiller toute l‘opération sans nous en parler.
Ekstrom lui jeta un regard perçant.
— Je peux vous dire que je n‘ai jamais rien demandé de tel !
Le technicien répondit d‘une voix altérée :
— Eh bien alors, monsieur, je dois vous informer qu‘un sous-marin vient juste d‘opérer un contact avec un engin aérien à quelques kilomètres au large de la côte. Ça ressemblait fort à un échange de personnel. En fait, nous avons été très impressionnés qu‘on ait tenté un échange mer-ciel, vu la force de la bourrasque.
Ekstrom sentit tous ses muscles se raidir.
Mais bon Dieu, que fait ce sous-marin au large d‘Ellesmere Island sans que je sois prévenu ? gronda-t-il en lui-même.
— Avez-vous vu dans quelle direction il est reparti ?
— Il est rentré sur la base aérienne de Thulé, où probablement un avion aura pris le relais pour gagner le continent, je suppose.
Ekstrom resta silencieux jusqu‘à ce qu‘ils aient atteint le CMS. Quand il entra sous la tente plongée dans l‘obscurité, il reconnut tout de suite la voix éraillée au bout de la ligne.
— Nous avons un problème, fit Marjorie Tench, avec son habituelle quinte de toux. Il s‘agit de Rachel Sexton.
76.
Le sénateur Sexton ne savait plus trop depuis combien de temps il rêvassait lorsqu‘il entendit frapper à la porte. Quand il comprit que le bruit, dans ses oreilles, n‘était pas celui de ses artères mais celui d‘un visiteur, il se leva de son canapé, rangea la bouteille de cognac et gagna le vestibule.
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— Qui est-ce ? cria Sexton, qui n‘était pas d‘humeur à recevoir qui que ce soit.
Son garde du corps lui déclina l‘identité de l‘individu. Le sénateur en fut instantanément dégrisé.
C‘est ce qui s‘appelle réagir rapidement, se dit-il.
Sexton avait espéré que cette conversation serait différée au lendemain. Inspirant profondément et lissant sa chevelure, il ouvrit la porte. Le visage du visiteur lui était familier, rude et buriné malgré ses soixante-dix ans passés. Sexton l‘avait vu le matin même dans le minivan Ford garé dans un parking d‘hôtel.
Etait-ce bien ce matin ? se demanda Sexton. Mon Dieu, comme les choses ont changé depuis.
— Puis-je entrer ? s‘enquit l‘homme aux cheveux encore noirs.
Sexton s‘écarta pour laisser passer le président de la Space Frontier Foundation.
— La réunion s‘est-elle bien passée ? demanda le visiteur, tandis que Sexton refermait la porte.
Sexton eut l‘impression que cet homme vivait dans sa bulle.
— Tout s‘est merveilleusement bien passé jusqu‘à ce que le Président apparaisse à la télé.
Le vieil homme acquiesça, l‘air contrarié.
— Oui, une victoire incroyable, elle va faire beaucoup de tort à notre cause.
« Du tort à notre cause ? » Voilà ce qu‘on peut appeler un optimiste ! songea Sexton. Avec le triomphe qu‘avait connu la NASA ce soir, son interlocuteur serait mort et enterré avant que la SFF ait privatisé l‘espace.
— Depuis des années, je soupçonnais que la preuve d‘une vie extraterrestre serait un jour révélée, fit le vieillard. Je ne savais ni comment ni quand, mais, tôt ou tard, nous devions nous trouver confrontés à cette réalité.
Sexton fut sidéré.
— Vous n‘êtes pas surpris ?
— D‘un strict point de vue statistique, on est obligé d‘admettre l‘existence d‘autres formes de vie dans le cosmos, répondit l‘homme, en pénétrant dans le salon de Sexton. Je ne
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suis pas surpris de cette découverte. Intellectuellement, je suis même galvanisé. Spirituellement, je suis captivé. Politiquement, je suis profondément contrarié. Le moment ne pouvait pas être pire.
Sexton se demanda pourquoi cet homme s‘était déplacé –
quand même pas pour lui remonter le moral ?
— Comme vous le savez, poursuivit le président de la SFF, les membres de ma fondation ont dépensé des millions pour essayer d‘ouvrir l‘espace aux capitaux privés. Récemment, une grande partie de cet argent a été investie dans votre campagne.
Sexton se vit soudain sur la sellette.
— Je n‘avais aucun moyen d‘empêcher le fiasco de ce soir.
La Maison Blanche m‘a appâté pour m‘inciter à attaquer la NASA !
— Oui. Et le Président a très bien joué son coup. Pourtant, tout n‘est peut-être pas encore perdu.
Une étrange lueur d‘espoir perçait dans le regard du vieil homme.
Il est sénile, décida Sexton. Tout est définitivement perdu.
Toutes les chaînes de télé ne parlent que du naufrage de la campagne Sexton.
Son interlocuteur, l‘air sûr de lui, s‘assit sur le canapé et plongea ses yeux fatigués dans ceux du sénateur.
— Vous rappelez-vous, fit l‘homme, les problèmes que la NASA a rencontrés avec son logiciel de détection d‘anomalies embarqué sur le satellite PODS ?
Sexton n‘avait aucune idée de ce que son compagnon avait en tête.
Quelle différence cela peut-il bien faire maintenant ? C‘est justement PODS qui a trouvé cette fichue météorite avec des fossiles ! se dit Sexton.
— Souvenez-vous, reprit l‘autre, ce logiciel ne fonctionnait pas très bien au départ. Vous en aviez fait vos choux gras à l‘époque.
— Et j‘avais bien raison, rétorqua Sexton en s‘asseyant face à lui. C‘était encore un échec de la NASA !
L‘autre acquiesça.
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— Tout à fait d‘accord. Mais, peu après, la NASA a tenu une conférence de presse annonçant qu‘ils avaient réparé la panne, ils avaient trouvé une sorte de « rustine » pour logiciel.
Sexton n‘avait pas vu ladite conférence de presse, mais il en avait entendu parler. Brève, neutre, elle n‘avait rien apporté de vraiment très neuf. Le responsable du projet s‘était fendu d‘une ennuyeuse description technique sur la façon dont la NASA avait réussi à régler le bogue du logiciel de détection et comment tout était rentré dans l‘ordre.
— J‘ai continué à surveiller le fonctionnement du satellite PODS avec intérêt depuis cette panne, continua l‘homme.
Il sortit une vidéocassette et la glissa dans le magnétoscope de Sexton.
— Ceci devrait vous intéresser.
La vidéo démarra. On voyait la salle de presse de la NASA, au siège de Washington. Un homme très élégant montait sur une estrade et saluait le public.
Un sous-titre le présentait en ces termes : Chris Harper, responsable du projet PODS.
Chris Harper était grand, soigné, il parlait avec la dignité tranquille d‘un Anglo-Américain encore fier de ses racines. Son accent policé était celui d‘un universitaire. Il s‘adressa aux journalistes avec assurance, même s‘il avait d‘assez mauvaises nouvelles à leur annoncer.
— Bien que le satellite PODS soit sur orbite et fonctionne bien, nous avons rencontré un problème mineur avec les ordinateurs embarqués. Une petite erreur de programmation dont j‘endosse la totale responsabilité. Pour être plus précis, le filtre FIR a rencontré un problème d‘index, ce qui signifie que le logiciel de détection des anomalies de PODS ne fonctionne pas normalement. Nous essayons de résoudre ce problème.
On entendit des soupirs dans l‘assistance, apparemment habituée aux problèmes de la NASA.
— Quelle conséquence ce problème a-t-il sur l‘efficacité du satellite ? demanda quelqu‘un.
Harper répondit en vrai professionnel. Factuel et assuré.
— Imaginez deux yeux qui fonctionnent parfaitement mais un cerveau qui a des ratés. Le satellite PODS a dix dixièmes de
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vision mais il n‘a pas la moindre idée de ce qu‘il est en train de regarder. Le but de sa mission est de découvrir des poches fondues dans la calotte de glace polaire, mais l‘ordinateur qui doit analyser les informations de densité transmises par PODS
est incapable de distinguer les problèmes que les scanners lui soumettent. Nous devrions remédier à cette situation après le vol de la prochaine navette qui permettra de réaliser un ajustement sur l‘ordinateur embarqué.
Un murmure de déception s‘éleva dans la salle.
Le vieil homme jeta un coup d‘œil à Sexton.
— Il s‘y entend pour présenter de mauvaises nouvelles, n‘est-ce pas ?
— Il est de la NASA, grommela Sexton. C‘est ce qu‘ils font toujours.
L‘image s‘interrompit quelques instants.
— Cette seconde conférence de presse, que nous allons voir maintenant, remonte à quelques semaines seulement, précisa le vieil homme. Très tard le soir. Peu de personnes l‘ont vue. Cette fois, Harper annonce de bonnes nouvelles.
La séquence commença. Chris Harper, décoiffé, semblait mal à l‘aise.
— J‘ai le plaisir de vous annoncer, commença-t-il d‘un air qui exprimait tout sauf l‘euphorie, que la NASA a trouvé une solution aux problèmes de logiciel du satellite PODS.
Il expliqua maladroitement en quoi consistait cette solution ; il s‘agissait de transmettre les données brutes reçues par PODS et de les faire traiter par des ordinateurs terrestres plutôt que de s‘appuyer sur les capacités des ordinateurs embarqués sur le satellite. Tout le monde sembla impressionné.
Tout paraissait plausible et très excitant. Quand Harper eut fini, la salle le gratifia d‘un tonnerre d‘applaudissements.
— Alors nous pouvons espérer une première livraison de données pour bientôt ? interrogea quelqu‘un dans l‘auditoire.
Harper acquiesça, il transpirait.
— Dans une à deux semaines.
Nouveaux applaudissements. Des mains se levèrent dans la salle.
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— C‘est tout ce que je peux vous dire pour l‘instant, conclut Harper en rangeant ses papiers, les traits tendus. PODS va bien et il s‘est remis au boulot. Nous aurons des informations bientôt.
Il quitta l‘estrade d‘un pas précipité.
Sexton poussa un grognement perplexe. Il devait reconnaître que tout cela était étrange. Pourquoi Chris Harper avait-il l‘air si satisfait en délivrant de mauvaises nouvelles et si mal à l‘aise quand il s‘agissait d‘en donner de bonnes ? Ç‘aurait dû être l‘inverse. Sexton n‘avait pas vu cette conférence de presse lors de sa diffusion, mais il avait lu des articles sur ce rafistolage. Le problème, à l‘époque, se limitait apparemment à une réparation mineure – un incident typique de la NASA. Le public était resté très neutre. PODS n‘était qu‘un projet de l‘Agence qui avait connu un dysfonctionnement, un de plus, et qui avait été remis sur pied avec une solution relevant du bricolage.
Le vieil homme éteignit la télévision.
— La NASA a prétendu que Harper ne se sentait pas très bien ce soir-là.
Il ménagea un silence avant de reprendre :
— En ce qui me concerne, je pense que Harper mentait.
Mentait ? Sexton le dévisagea, trop étonné pour rassembler ses pensées et trouver une raison logique qui aurait poussé Harper à mentir au sujet de ce logiciel. Le sénateur avait pourtant entendu suffisamment de contre-vérités dans sa vie pour reconnaître un mauvais menteur. Et, en effet, Harper paraissait très suspect.
— Vous ne mesurez sans doute pas les conséquences de tout cela ? demanda le vieillard. Cette déclaration que vous venez d‘entendre de la bouche de Chris Harper est en fait la conférence de presse la plus importante de l‘histoire de la NASA.
Il s‘interrompit à nouveau.
— La réparation du logiciel, qu‘il vient de décrire, est précisément celle qui a permis à PODS de trouver la météorite.
Sexton était sidéré.
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— Mais si Harper mentait et que le logiciel PODS ne fonctionne pas, comment diable la NASA a-t-elle pu découvrir cette météorite ?
Le vieil homme eut un sourire de connivence.
— C‘est exactement la question que je me pose.
77.
Une partie de la flotte militaire se compose d‘avions saisis par les douanes, une dizaine de jets privés de luxe pour la plupart confisqués à des trafiquants de drogue. Parmi eux, trois Gulf Stream G4 réaménagés servent au transport de hauts responsables de l‘armée. Une demi-heure plus tôt, l‘un de ces G4 avait quitté le tarmac de Thulé, luttant contre les violentes rafales de vent qui balayaient le Groenland ; il se dirigeait maintenant vers Washington, survolant le Canada plongé dans la nuit. À bord, Rachel Sexton, Michael Tolland et Corky Marlinson disposaient pour eux seuls d‘une cabine de huit places. Avec leurs casquettes USS Charlotte et leurs combinaisons bleues, on aurait dit des sportifs un peu débraillés.
Malgré le vrombissement des moteurs Grumman, Marlinson dormait à l‘arrière de l‘appareil. Tolland assis à l‘avant, épuisé, contemplait la mer par un hublot. Rachel, assise derrière lui, savait qu‘elle ne pourrait pas trouver le sommeil bien qu‘on lui ait administré un sédatif. L‘énigme de la météorite la tracassait, ainsi que la récente conversation avec Pickering depuis la chambre sourde.
Avant de raccrocher, ce dernier avait donné à Rachel deux informations inquiétantes.
D‘abord, Marjorie Tench prétendait posséder une vidéo sur laquelle était enregistrée la déclaration de Rachel devant l‘équipe de la Maison Blanche. Tench menaçait de faire usage de
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cette vidéo comme preuve, au cas où la jeune femme essaierait de revenir sur son témoignage. Une nouvelle particulièrement déplaisante, parce que Rachel avait explicitement demandé à Zach Herney que ces commentaires restent confidentiels.
Apparemment, le Président avait décidé de ne pas en tenir compte.
Deuxième nouvelle tout aussi alarmante : son père avait participé l‘après-midi même à un débat sur CNN.
Apparemment, Marjorie Tench lui avait donné la réplique, fait rarissime, et elle avait piégé le sénateur en le forçant à exprimer catégoriquement son opposition à la NASA. Plus précisément, Tench l‘avait amené à proclamer son scepticisme sur la possibilité de découvrir un jour une preuve quelconque de l‘existence d‘extraterrestres.
« Manger son chapeau ? » C‘était, selon Pickering, ce que son père avait promis si la NASA trouvait une preuve de vie extraterrestre. Rachel se demandait comment Tench était parvenue à lui faire prononcer cette phrase maintenant si fâcheuse pour lui. De toute évidence, la Maison Blanche a vait soigneusement préparé et mis en scène ce moment, disposant intelligemment ses pions pour précipiter la débâcle du sénateur.
Le Président et Marjorie Tench, sorte de duo de catcheurs politiques parfaitement au point, avaient manœuvré de concert en vue de la défaite finale. Pendant que le Président conservait sa dignité et se tenait, en apparence, à distance, Marjorie Tench s‘était jetée dans l‘arène et avait manœuvré, précipitant habilement sa proie dans le piège.
Rachel savait de la bouche même du Président qu‘il avait demandé à la NASA de retarder l‘annonce de la découverte, afin de donner aux scientifiques le temps de confirmer l‘exactitude de leurs informations. Rachel comprenait maintenant qu‘il avait tiré d‘autres profits de ce délai. Il avait pu préparer le nœud coulant qui allait étrangler son adversaire.
Rachel n‘éprouvait aucune sympathie pour son père, et pourtant elle venait de réaliser que, derrière la façade chaleureuse et avenante du président Zach Herney, se cachait un impitoyable requin. On ne devient pas l‘homme le plus puissant du monde sans développer un instinct de tueur. Il
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fallait savoir si ce requin était un spectateur candide ou s‘il tirait les ficelles.
Rachel se leva, étira ses jambes et fit quelques pas dans la travée centrale de l‘avion. Elle ne parvenait pas à disposer rationnellement les pièces du puzzle. Pickering, avec la clarté logique qui était sa marque de fabrique, avait conclu que la météorite devait être fausse. Corky et Tolland, catégoriques comme le sont toujours les experts, soutenaient mordicus qu‘elle était authentique. Rachel savait seulement qu‘elle avait vu une roche fossilisée et calcinée qu‘on avait extraite de la glace.
En passant à côté de Corky, elle jeta un coup d‘œil à l‘astrophysicien dont le visage était encore tuméfié mais il était moins gonflé et les points de suture avaient bon aspect. Il était endormi, ronflait, ses doigts boudinés refermés sur l‘échantillon de la météorite comme sur un doudou d‘enfant.
Rachel s‘approcha et prit doucement l‘échantillon des mains de Marlinson. Elle l‘examina une nouvelle fois. Chasser toutes les certitudes, se dit-elle en se forçant à remettre en ordre ses pensées. Rétablir un enchaînement logique solide. C‘était une vieille technique des agents du NRO. Réexaminer la solidité des preuves depuis le départ était une procédure qu‘ils appelaient « repartir de zéro », une méthode que tous les analystes de données pratiquaient quand les pièces d‘un puzzle ne s‘ajustaient pas les unes aux autres.
Elle se remit à faire les cent pas en réfléchissant : cette roche fournit-elle la preuve d‘une vie extraterrestre ?
La preuve, elle le savait, était une conclusion qui venait couronner une pyramide de faits, c‘est-à-dire d‘informations vérifiées, certaines, à partir desquelles on pouvait avancer des déductions plus précises.
Chasser tous les présupposés de départ. Recommencer de zéro.
Qu‘est-ce qu‘on a ?
Une roche.
Elle réfléchit quelques instants. Une roche. Une roche avec des créatures fossilisées. Revenant à l‘avant de l‘avion, elle s‘assit à côté de Michael Tolland.
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— Mike, voulez-vous jouer avec moi ?
Tolland, qui regardait par le hublot, se tourna vers elle.
L‘air absent, il était apparemment plongé dans ses pensées.
— Jouer ?
Elle lui tendit l‘échantillon.
— Faisons comme si vous voyiez cette roche fossile pour la première fois. Je ne vous ai rien dit de sa provenance ou des circonstances de sa découverte. De quoi pensez-vous qu‘il s‘agit ?
Tolland poussa un soupir désabusé.
— C‘est étrange que vous me demandiez ça, je venais d‘avoir une drôle d‘idée...
À des centaines de kilomètres de là, très bas au-dessus d‘un océan désert, un avion à l‘aspect futuriste fonçait vers sa destination. Dans la cabine de l‘appareil, les trois hommes de la Force Delta étaient silencieux. Ils avaient déjà été exfiltrés précipitamment d‘un site, mais jamais de cette façon.
Le contrôleur était furieux.
Un peu plus tôt, Delta 1 l‘avait informé que des événements imprévus, sur le glacier Milne, avaient contraint son équipe à employer la force, se traduisant par le meurtre de quatre civils, dont Rachel Sexton et Michael Tolland.
Le contrôleur avait accusé le choc. Le meurtre, autorisé en dernier recours, n‘avait visiblement jamais fait partie de son plan.
Plus tard, quand le contrôleur comprit que ces assassinats avaient échoué, il laissa éclater une franche colère.
— Votre équipe s‘est plantée, fulmina-t-il, d‘une voix que le crypteur, masquant mal sa fureur, rendait androgyne. Trois de vos quatre cibles sont encore en vie !
Impossible, avait pensé Delta 1.
— Mais nous les avons vus..., protesta-t-il.
— Ils ont réussi à contacter un sous-marin et sont maintenant en route pour Washington !
— Quoi ?
Le ton du contrôleur se fit plus menaçant.
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— Ecoutez-moi bien. Je vais vous donner de nouveaux ordres. Et cette fois, vous n‘échouerez pas.
78.
En raccompagnant son visiteur jusqu‘à l‘ascenseur, le sénateur Sexton sentait poindre une lueur d‘espoir. Le président de la SFF n‘était pas venu le réprimander mais au contraire lui rendre un peu confiance et lui annoncer que la bataille n‘était pas encore terminée.
Il y avait peut-être un défaut dans la cuirasse de la NASA.
La cassette vidéo de cette étrange conférence de presse avait convaincu Sexton que le vieil homme avait raison. Le chef du projet PODS, Chris Harper, avait menti. Mais pourquoi ? Et si la NASA n‘avait pas réparé la panne du satellite, comment avait-elle pu découvrir la météorite ? se demanda-t-il.
En arrivant devant l‘ascenseur, le vieil homme lui dit :
— Parfois, pour dénouer une situation complexe, il suffit de tirer sur un fil. Peut-être allons-nous trouver une façon de saper la victoire de la NASA de l‘intérieur. D‘insinuer le doute dans la tête des gens. Qui sait exactement où cela nous mènera ?
Il riva ses yeux fatigués sur ceux de Sexton.
— Je ne suis pas encore prêt à renoncer, à laisser tomber et à mourir, sénateur. Et vous non plus, j‘ai l‘impression.
— Bien sûr que non, rétorqua Sexton en essayant de donner à sa voix une fermeté qu‘il n‘était pas sûr d‘éprouver.
Nous avons déjà fait trop de chemin.
— Chris Harper a menti, ajouta l‘homme en entrant dans l‘ascenseur. Et nous devons savoir pourquoi.
Je vais essayer d‘obtenir une réponse aussi vite que possible, répliqua Sexton.
Il se trouve que j‘ai la personne qu‘il faut, se dit-il.
— Très bien. Votre avenir en dépend.
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Sexton regagna son appartement le pas plus léger et les idées un peu plus claires : la NASA avait publié de fausses informations au sujet de PODS. La seule incertitude concernait maintenant la manière dont Sexton allait pouvoir le prouver.
Ses pensées s‘étaient déjà tournées vers Gabrielle Ashe.
Gabrielle avait certainement suivi la conférence de presse.
Où qu‘elle se trouve, la jeune femme devait se sentir très démoralisée. Sexton, noircissant le tableau, l‘imaginait debout sur le rebord d‘une fenêtre, s‘apprêtant à sauter dans le vide. Sa suggestion, faire de la NASA un des arguments majeurs de la campagne de Sexton, s‘était révélée une des pires erreurs de la carrière du sénateur.
Elle a une dette envers moi, songea Sexton. Et elle le sait.
Gabrielle avait déjà prouvé qu‘elle pouvait obtenir des informations confidentielles sur l‘Agence spatiale. Elle a un contact, se dit Sexton. Depuis des semaines, elle soutirait des tuyaux à un employé de la NASA. Il pouvait certainement la renseigner sur le projet PODS. De plus, ce soir-là, Gabrielle devait être prête à tout pour rentrer dans ses bonnes grâces.
Une fois à la porte, le garde du corps de Sexton lui fit un signe de tête.
— Bonsoir, sénateur. J‘espère que je n‘ai pas eu tort de laisser entrer Mlle Ashe tout à l‘heure ? Elle m‘a dit qu‘elle devait vous voir d‘urgence.
Sexton resta interloqué.
— Comment ?
— Mlle Ashe, au début de la soirée... Elle avait une information importante à vous transmettre. C‘est la raison pour laquelle je l‘ai laissée passer.
Sexton sentit son corps se raidir. Il jeta un coup d‘œil à la porte de l‘appartement. Mais qu‘est-ce que ce type est en train de me raconter ?
L‘expression du garde du corps se fit inquiète.
— Sénateur, est-ce que ça va ? Vous vous rappelez, n‘est-ce pas ? Gabrielle est arrivée ici pendant votre réunion. Elle vous a parlé, non ? Vous l‘avez forcément vue... Elle est restée un moment...
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Sexton scruta l‘homme un long moment tandis que son pouls grimpait en flèche. Ce crétin a fait entrer Gabrielle dans mon appartement pendant ma réunion avec les patrons de l‘aérospatiale ? Elle s‘est attardée à l‘intérieur, puis elle est partie sans un mot ? Sexton imaginait très bien ce que Gabrielle avait pu entendre. Ravalant sa colère, il adressa un sourire forcé à son garde du corps.
— Oh oui ! Excusez-moi, je suis épuisé. J‘ai un peu trop bu, aussi. J‘ai vu Mlle Ashe tout à l‘heure, effectivement. Vous avez très bien fait de la laisser entrer.
Le colosse fut soulagé.
— Vous a-t-elle dit, demanda Sexton, où elle comptait se rendre ensuite ?
Le garde secoua la tête.
— Elle était très pressée.
— Très bien. Merci.
Sexton entra dans son appartement fou de rage. Si Gabrielle était restée un certain temps à l‘intérieur et qu‘elle était partie sans le voir, c‘est qu‘elle avait entendu des choses qu‘elle n‘aurait pas dû entendre.
Et il a fallu que ça arrive ce soir ! se dit-il.
Le sénateur savait surtout qu‘il ne pouvait pas se permettre de perdre la confiance de Gabrielle Ashe. Les femmes sont parfois rancunières et agissent de façon stupide quand elles ont été trompées. Il fallait la retrouver à tout prix. Ce soir, plus que jamais, il avait besoin de son soutien.
79.
Au quatrième étage du studio de télévision ABC, Gabrielle Ashe était encore assise dans le box vitré de Yolanda, fixant la moquette râpée, le regard perdu. Elle avait toujours été fière de la sûreté de son jugement, notamment sur les gens. Pour la
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première fois depuis des années, elle se sentait désemparée, ne sachant plus vers qui se tourner.
La sonnerie de son mobile la tira de sa rêverie. Elle décrocha à contrecœur.
— Gabrielle Ashe.
— Gabrielle, c‘est moi.
Elle reconnut la voix du sénateur Sexton. Il semblait étonnamment calme après ce qu‘il venait de vivre.
— Quelle foutue soirée, Gabrielle. Je voudrais simplement vous dire quelques mots. Je suis sûr que vous avez vu la conférence de presse du Président. Apparemment, on n‘a vraiment pas joué les bonnes cartes. Ça m‘a complètement retourné. Vous vous faites sans doute des tas de reproches. Vous avez tort. Après tout, qui aurait pu deviner ? Ce n‘est pas votre faute, Gabrielle. Quoi qu‘il en soit, écoutez-moi. Je pense qu‘il y a un moyen de rebondir.
Gabrielle se leva brusquement, se demandant à quoi Sexton pouvait bien faire allusion. Elle ne s‘attendait pas à une telle réaction.
— J‘ai eu une réunion hier soir, fit Sexton, avec des représentants de différentes compagnies spatiales, et...
— Ah bon ? bredouilla Gabrielle, sidérée de l‘entendre faire cet aveu. Je veux dire... Je n‘en avais aucune idée, je n‘étais pas au courant.
— Oui, rien d‘essentiel. Je vous aurais bien demandé d‘y participer aussi, mais ces types-là tiennent beaucoup à la confidentialité. Certains d‘entre eux sponsorisent ma campagne.
Ils ne tiennent pas à ce que ça s‘ébruite.
— Mais... n‘est-ce pas illégal ? demanda Gabrielle, totalement désarmée.
— Illégal, mon Dieu, non ! Toutes les donations sont inférieures au plafond des deux mille dollars. De petites sommes. Ces chèques ne pèsent pas très lourd, mais il faut bien que je les écoute. Appelons ça un investissement sur l‘avenir. Je n‘en parle pas parce que, franchement, les apparences ne plaident pas en ma faveur. Si la Maison Blanche l‘apprenait, ils en feraient tout un plat. Quoi qu‘il en soit, ce n‘est pas le
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problème, Gabrielle. Je voulais vous dire que j‘ai parlé au président de la SFF...
Pendant quelques secondes, alors que Sexton parlait toujours, Gabrielle n‘entendait que le sang battre à ses tempes.
Elle était rouge de honte. Sans la moindre sollicitation de sa part, le sénateur avait spontanément avoué la réunion de la veille. Et dire que Gabrielle avait envisagé de le trahir !
Heureusement, Yolanda l‘avait stoppée à temps. J‘ai failli me précipiter dans les bras de Marjorie Tench ! pensa-t-elle.
— ... Et donc, j‘ai dit au président de la SFF, poursuivit le sénateur, que vous pourriez peut-être nous obtenir un renseignement.
Gabrielle acquiesça aussitôt.
— Votre contact à la NASA qui vous a donné tous ces tuyaux depuis quelques semaines, je suppose que vous l‘avez conservé ?
Marjorie Tench !
Gabrielle se crispa. Elle ne pouvait avouer au sénateur que cet informateur la manipulait depuis le départ.
— Hum... Je le pense, oui, mentit Gabrielle.
— Très bien, il y a une information dont j‘ai besoin. Le plus vite possible.
Tout en l‘écoutant, Gabrielle comprit à quel point elle avait sous-estimé Sedgewick Sexton ces derniers jours. Certes, l‘homme avait un peu perdu de son aura depuis quelque temps.
Mais ce soir, il l‘avait regagnée à ses yeux. Le coup porté à sa campagne aurait dû être mortel, et voilà qu‘il préparait déjà une contre-attaque. Et, bien que ce fût Gabrielle qui l‘avait conduit à ce désastre, il ne la sanctionnait pas. Au contraire, il lui donnait une chance de se racheter.
Se racheter, c‘est bien ce qu‘elle comptait faire. À n‘importe quel prix.
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80.
William Pickering contemplait de son bureau la ligne pointillée des réverbères qui illuminaient l‘autoroute de Leesburg.
Il pensait souvent à Diana quand il était debout à sa fenêtre, seul, face à ce monde dont il connaissait si bien les rouages.
Tout ce pouvoir... et je n‘ai pas pu la sauver.
Diana Pickering était morte alors qu‘elle servait comme élève officier à bord d‘un navire d‘escorte, dans un mouillage tranquille de la mer Rouge. Elle apprenait à piloter. Son bateau était ancré dans une calanque, par un bel après-midi, quand un petit sous-marin, chargé d‘explosifs et conduit par deux kamikazes, avait traversé la baie et percuté la coque, tuant Diana et treize autres jeunes marins américains.
William Pickering avait été terrassé par le chagrin. En apprenant que cette attaque était le fait d‘un petit noyau de terroristes connus que la CIA poursuivait en vain depuis des années, sa tristesse s‘était transformée en colère. Il avait forcé la porte du directeur de la CIA et exigé des explications. Ces explications avaient été difficiles à avaler.
Apparemment, la CIA attendait depuis des mois le moment idéal pour coincer ces terroristes. Leur repaire se trouvait dans une montagne afghane inaccessible et, sans photos satellite haute résolution, il était impossible de planifier une attaque contre le groupe. Ces photos auraient dû être prises par le satellite NRO, un bijou d‘un coût de 1,2 milliard de dollars, nom de code Vortex 2, celui qui avait explosé sur sa rampe le jour où la NASA avait tenté de le lancer dans l‘espace. À cause de cet accident, la frappe de la CIA avait été retardée et Diana Pickering était morte.
La raison de Pickering lui soufflait que la NASA n‘était pas directement responsable de ce malheur, mais son cœur ne parvenait pas à pardonner. L‘enquête sur l‘explosion de la fusée révéla que les ingénieurs de l‘Agence, chargés du système
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d‘injection de fioul, avaient utilisé des carburants de second ordre pour respecter les contraintes budgétaires.
— Pour des vols non habités par l‘homme, avait expliqué Lawrence Ekstrom dans une conférence de presse, la NASA essaie de limiter ses coûts au maximum. Dans ce cas, les résultats nous ont donné tort. Et nous allons examiner le problème pour comprendre ce qui s‘est passé.
« Nous ont donné tort... » Diana Pickering était morte.
En outre, parce que ce satellite espion était classé confidentiel, le public n‘avait jamais appris que la NASA avait liquidé un projet du NRO de 1,2 milliard de dollars et, indirectement, provoqué la perte de quatorze jeunes marins américains.
— Monsieur ?
La voix de sa secrétaire fit sursauter Pickering.
— Marjorie Tench sur la une.
Pickering s‘arracha à sa rêverie et regarda son téléphone.
La diode clignotante sur la ligne un exprimait parfaitement l‘impatience et la colère qui l‘attendaient. Pickering fronça les sourcils et décrocha le combiné.
— Ici Pickering.
Marjorie Tench était folle de rage.
— Que vous a-t-elle dit ?
— Pardon ?
— Rachel Sexton vous a contacté, que vous a-t-elle dit ?
Elle se trouvait sur un sous-marin ! J‘attends une explication, monsieur Pickering.
Pickering comprit qu‘il était hors de question de nier.
Tench avait dû assurer ses arrières. Le directeur du NRO fut tout de même surpris qu‘elle ait si vite appris la présence de Rachel sur le Charlotte. Mais, en grande professionnelle, elle avait su actionner les bons leviers.
— Mlle Sexton m‘a contacté, c‘est exact.
— Vous avez organisé une exfiltration et vous ne m‘avez pas prévenue ?
— J‘ai fait en sorte de la rapatrier.
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Il restait encore deux heures avant que Rachel Sexton, Michael Tolland et Corky Marlinson atterrissent sur la base aérienne de Bollings, toute proche.
— Et vous avez choisi de ne pas m‘informer ?
— C‘est un cas de conscience. Rachel Sexton a émis des accusations très graves.
— En ce qui concerne l‘authenticité de la météorite... et une prétendue tentative d‘assassinat ?
— Entre autres choses.
— De toute évidence elle ment !
— Madame Tench, savez-vous que deux témoins directs corroborent son récit ?
Tench s‘interrompit une seconde.
— Oui, c‘est très embêtant. La Maison Blanche prend très au sérieux leurs allégations.
— La Maison Blanche ? Ou vous personnellement ?
Le ton de la Tench se fit coupant comme un rasoir.
— En ce qui vous concerne, monsieur le directeur, ce soir, il n‘y a aucune différence.
Pickering ne se laissa pas bluffer. Il avait une longue habitude des hommes politiques qui essayaient de lui en imposer et des collaborateurs plus ou moins haut placés qui tentaient de manipuler les services secrets. Mais peu le faisaient avec autant de brio que Marjorie Tench.
— Le Président sait-il que vous me téléphonez ?
— Franchement, je suis choquée que vous osiez poser une telle question.
— Je ne vois aucune raison valable qui expliquerait le mensonge de ces trois personnes. Leur notoriété plaide d‘ailleurs en leur faveur. Je dois donc en conclure que, soit ils disent la vérité, soit ils commettent une erreur de bonne foi.
— Une erreur ? Ces allégations d‘agression ? Le rapport de l‘Agence sur la météorite qui serait un tissu de contrevérités ? Je vous en prie ! Il s‘agit évidemment d‘une machination.
— Si c‘est le cas, je suis incapable d‘en saisir les mobiles.
Marjorie Tench soupira lourdement et baissa d‘un ton.
— Monsieur le directeur, vous ne réalisez sans doute pas les forces qui sont à l‘œuvre ici. Nous pourrons en reparler plus
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tard mais, pour le moment, j‘ai besoin de savoir où sont Rachel Sexton et ses compagnons. Il faut que je comprenne ce qui s‘est passé avant qu‘ils ne fassent d‘autres dégâts. Où sont-ils ?
— C‘est une information que je préférerais ne pas avoir à communiquer. Je vous contacterai après leur arrivée.
— Certainement pas. Je veux être là pour les accueillir.
Vous et combien d‘agents du Secret Service ? se demanda Pickering.
— Si je vous donne l‘heure et le lieu d‘arrivée, aurons-nous une chance de bavarder entre amis, ou avez-vous l‘intention de venir avec vos sbires pour les emmener sous bonne garde ?
— Ces gens représentent une menace directe pour le Président. La Maison Blanche a tout à fait le droit de les arrêter et de les questionner.
Pickering savait qu‘elle avait raison. Clause 18, section 3056 du Code des États-Unis. Il est précisé que les agents du Secret Service présidentiel peuvent porter des armes à feu, utiliser la force armée et même tuer. Ils peuvent aussi arrêter des suspects sans mandat, simplement parce que ces derniers sont soupçonnés d‘avoir l‘intention de commettre une trahison ou un acte d‘agression contre le Président. Le service a carte blanche. Parmi ces détenus d‘exception, on trouve aussi bien des rôdeurs qui traînent autour de la Maison Blanche que des collégiens qui envoient des e-mails menaçant de supprimer le Président, messages qui sont, en l‘occurrence, des canulars.
Pickering était bien conscient que le Secret Service aurait pu justifier l‘arrestation de Rachel Sexton et des autres, avec à la clé une détention d‘une durée indéfinie dans un sous-sol de la Maison Blanche. C‘était jouer une partie dangereuse, mais les enjeux étaient énormes. La question était de savoir ce qui arriverait si Pickering laissait Tench prendre le contrôle de la situation, ce dont il n‘avait aucunement l‘intention.
— Je ferai tout ce qui est nécessaire, déclara Tench, pour protéger le Président de fausses accusations. La simple évocation d‘une supercherie de la NASA jetterait un doute trop grave sur la Maison Blanche. Rachel Sexton a abusé de la confiance du Président, et mon rôle est de tout mettre en œuvre pour l‘empêcher de parvenir à ses fins.
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— Et si je demande que Mlle Sexton soit autorisée à présenter son cas devant une commission d‘enquête officielle ?
— Vous passeriez outre un ordre présidentiel direct et vous lui offririez un tremplin d‘où elle pourrait orchestrer le chaos politique qu‘elle prépare ! J‘insiste encore une fois, directeur, où vont-ils atterrir et quand ?
Pickering poussa un long soupir. Qu‘il révèle ou non à Marjorie Tench que l‘avion allait se poser sur la base aérienne de Bollings, elle avait les moyens de le découvrir. Utiliserait-elle ces moyens ? Il sentit à la détermination de sa voix qu‘elle était décidée à aller jusqu‘au bout. Marjorie Tench avait peur.
— Marjorie, fit Pickering, de son ton volontairement neutre, quelqu‘un me ment. De cela, je suis sûr. Soit c‘est Rachel Sexton et ses deux compagnons, soit c‘est vous. Et je crois que c‘est vous.
Marjorie Tench explosa.
— Comment osez-vous !
— Votre ton scandalisé n‘aura aucun effet sur moi, alors épargnez-le-nous. J‘ai la preuve absolue que la NASA et la Maison Blanche ont annoncé de fausses nouvelles ce soir.
Tench fut soudain réduite au silence.
Pickering la laissa réfléchir un instant.
— Pourquoi n‘êtes-vous pas intervenu ? répliqua enfin Marjorie Tench.
— Je n‘interfère pas dans les questions politiques.
Tench marmonna quelque chose qui ressemblait beaucoup à « foutaises ».
— Essayez-vous de me dire, Marjorie, que la conférence du Président était le reflet de la vérité ?
Il y eut un long silence au bout de la ligne.
Pickering comprit qu‘il la tenait.
— Ecoutez, nous savons tous les deux qu‘une bombe à retardement menace d‘exploser. Mais il n‘est pas trop tard. Il y a peut-être des compromis envisageables.
Tench se tut quelques secondes. Finalement, elle soupira.
— Nous devrions nous rencontrer.
J‘ai visé juste, songea Pickering.
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— J‘ai quelque chose à vous montrer, continua Tench, qui, je crois, vous aidera à mieux apprécier la situation.
— Je vais venir à votre bureau.
— Non, il est tard, votre présence ici attirerait l‘attention.
Je préfère que tout cela reste entre nous.
Pickering lut entre les lignes : le Président ne sait rien.
— Vous êtes la bienvenue si vous voulez me rejoindre ici, dit-il.
Elle sembla méfiante.
— Rencontrons-nous dans un endroit discret, monsieur le directeur.
Pickering s‘attendait à cette proposition.
— Le Mémorial Roosevelt, c‘est le plus commode, proposa Tench. Il sera désert à cette heure de la nuit.
Pickering examina sa suggestion. Le Mémorial Roosevelt se trouvait à mi-distance des Mémoriaux Jefferson et Lincoln, dans un quartier très tranquille. Pickering accepta la proposition.
— Dans une heure, fit Tench. Et venez seul.
Aussitôt après avoir raccroché, Marjorie Tench téléphona à Ekstrom. Sa voix était tendue quand elle lui répéta les mauvaises nouvelles.
— Pickering pourrait nous poser problème.
81.
En appelant du bureau de Yolanda Cole les renseignements téléphoniques, Gabrielle Ashe sentit poindre un nouvel espoir.
Les hypothèses que Sexton venait de lui soumettre, si elles se confirmaient, éclateraient comme un coup de tonnerre. La NASA a menti à propos de PODS ? Gabrielle avait vu la conférence de presse en question et se rappelait l‘avoir trouvée bizarre, puis elle l‘avait oubliée ; le PODS n‘était pas un
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problème si important quelques semaines plus tôt. Ce soir-là, en revanche, le satellite PODS était devenu le problème.
Sexton avait besoin de renseignements confidentiels, et rapidement. Il comptait pour cela sur le contact de Gabrielle. La jeune femme avait assuré au sénateur qu‘elle ferait de son mieux. L‘ennui, évidemment, c‘était que son informateur n‘était autre que Marjorie Tench, laquelle n‘avait nullement l‘intention d‘aider Gabrielle. Il allait donc falloir qu‘elle obtienne ses tuyaux d‘une autre manière.
— Renseignements téléphoniques, fit la voix au bout du fil.
Gabrielle lui demanda ce qu‘elle cherchait. L‘opératrice lui donna trois numéros de téléphone à Washington correspondant à autant de Chris Harper. Gabrielle les essaya l‘un après l‘autre.
Le premier numéro était celui d‘un cabinet d‘avocats. Le second ne répondit pas. Le troisième était en train de sonner.
Une femme répondit à la première sonnerie.
— Résidence Harper.
— Madame Harper ? dit Gabrielle de son ton le plus poli.
J‘espère que je ne vous ai pas réveillée ?
— Sûrement pas ! Je ne vois pas qui peut bien dormir en ce moment !
Elle semblait tout excitée. Gabrielle entendait la télévision en arrière-plan. Il était question de la météorite.
— Vous appelez pour Chris, je suppose ?
Le cœur de Gabrielle battit plus vite.
— Oui, madame.
— Malheureusement, Chris n‘est pas à la maison. Il a filé au bureau dès la fin de l‘allocution présidentielle.
La femme étouffa un petit rire.
— Bien sûr, je ne crois pas qu‘il s‘agisse de boulot, mais ils vont fêter ça. L‘annonce a été une sacrée surprise pour lui, vous savez. Pour tout le monde, d‘ailleurs. Notre téléphone a sonné toute la soirée. Tous ses copains doivent être là-bas en ce moment.
— Au siège ? demanda Gabrielle.
— Exactement. Champagne et petits-fours à volonté...
— Merci. Je vais essayer de le retrouver là-bas.
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Gabrielle raccrocha. Elle quitta d‘un pas rapide le plateau de production et tomba sur Yolanda qui briefait un groupe d‘experts spatiaux sur le point de pondre des commentaires enthousiastes sur la météorite. Elle sourit en voyant Gabrielle.
— On dirait que ça va mieux, fit-elle, tu as retrouvé le moral ?
— Je viens de parler au sénateur. Je m‘étais trompée au sujet de sa réunion d‘hier.
— Je t‘ai dit que Tench t‘avait manipulée. Comment le sénateur prend-il la nouvelle ?
— Mieux que prévu.
Yolanda eut l‘air surprise.
— J‘étais sûre qu‘il s‘était déjà jeté sous un autobus.
— Il pense qu‘il pourrait y avoir des erreurs dans le rapport d‘experts de la NASA.
Yolanda émit un toussotement sceptique.
— Est-ce qu‘il a vu la même conférence de presse que moi ?
Combien
lui
faudra-t-il
de
confirmations
et
de
reconfirmations ?
— Je file au siège de l‘Agence pour vérifier un truc.
Yolanda haussa ses sourcils délicatement soulignés au pinceau.
— L‘assistante numéro un de Sexton au siège de la NASA ce soir ? Est-ce qu‘il s‘agit d‘une « conversion miraculeuse » ?
Gabrielle expliqua à Yolanda les doutes de Sexton concernant Chris Harper, le chef du projet PODS, le mensonge éventuel à propos du logiciel défectueux.
Yolanda n‘était pas prête à avaler cette version.
— Nous avons couvert cette conférence de presse, Gabrielle, et, je dois le reconnaître, Harper n‘était pas au top ce soir-là. Mais la NASA a affirmé qu‘il était malade comme un chien.
— Le sénateur Sexton est convaincu qu‘il a menti. D‘autres aussi en sont convaincus. Des gens puissants.
— Si son logiciel de détection d‘anomalies n‘était pas réparé, comment PODS aurait-il pu repérer la météorite ?
C‘est exactement ce qu‘aimerait savoir Sexton, songea Gabrielle.
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— Je ne sais pas. Mais le sénateur veut des réponses.
Yolanda secoua la tête.
— Sexton t‘envoie dans un nœud de vipères, c‘est une mission suicide, ma chérie. N‘y va pas. Tu ne lui dois rien à ce type.
— Mais j‘ai complètement bousillé sa campagne.
— C‘est la malchance qui a bousillé sa campagne.
— Si le sénateur a raison et que le chef du projet PODS ait vraiment menti...
— Ma chérie, si le chef du projet PODS a menti au monde entier, qu‘est-ce qui te fait croire qu‘il va te dire la vérité, à toi ?
Gabrielle s‘était déjà posé la question et elle avait un plan.
— Si je tombe sur un scoop là-bas, je t‘appelle.
Yolanda s‘esclaffa, l‘air sceptique.
— Si tu trouves un scoop là-bas, je me fais nonne.
82.
Oublie tout ce que tu sais sur cet échantillon de roche, se dit-il.
Michael Tolland s‘était évertué à y voir un peu plus clair sur la météorite, sans succès. Maintenant, soumis aux questions déstabilisantes de Rachel, il se sentait encore plus mal à l‘aise. Il examina le disque de pierre.
— Faites comme si quelqu‘un venait de vous tendre cet objet sans le moindre commentaire sur sa provenance ou sa nature. Quelle constatation feriez-vous ?
La question de Rachel était tendancieuse et, pourtant, comme exercice d‘éclaircissement, elle s‘avérait efficace. En écartant les informations qu‘on lui avait données à son arrivée dans la station arctique, Tolland dut reconnaître que son analyse des fossiles était biaisée par un présupposé, à savoir que
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la roche dans laquelle on avait trouvé les fossiles était une météorite.
Et si on ne me l‘avait pas dit ? s‘interrogea-t-il.
Incapable d‘imaginer une autre explication, Tolland s‘efforça pourtant d‘écarter le postulat « ceci est une météorite », et les résultats se révélèrent assez troublants.
Tolland et Rachel, rejoints par un Corky Marlinson encore choqué, échangeaient leurs idées sur la question.
— Mike, répéta Rachel d‘une voix grave, vous affirmez que, si quelqu‘un vous tendait cette roche fossile sans la moindre explication, vous concluriez qu‘elle a été trouvée sur terre ?
— Bien sûr, répondit Tolland, quelle autre conclusion pourrais-je tirer ? Il serait bien plus extravagant de prétendre que vous avez la preuve d‘une vie extraterrestre, que d‘annoncer la découverte d‘un fossile d‘une espèce encore inconnue. Les chercheurs tombent sur des dizaines de nouvelles espèces tous les ans.
— Des poux de soixante centimètres de long ? demanda Corky qui semblait incrédule. Tu conclurais qu‘un insecte de cette taille est d‘origine terrestre ?
— Et pourquoi pas une espèce disparue ? rétorqua Tolland.
Toutes les espèces ne sont pas nécessairement encore vivantes.
C‘est un fossile qui date de cent quatre-vingt-dix millions d‘années. Environ l‘âge de notre ère jurassique. Beaucoup de fossiles préhistoriques sont des créatures bien plus grandes que celles d‘aujourd‘hui, et c‘est ce qui nous choque quand on déniche leurs restes fossilisés : reptiles aux ailes gigantesques, dinosaures, oiseaux...
— Je ne veux pas jouer au physicien, répliqua Corky, mais il y a tout de même un sérieux hic dans ton raisonnement. Les créatures préhistoriques que tu viens de nommer, dinosaures, reptiles, oiseaux, ont toutes des squelettes internes, ce qui leur donne la capacité d‘atteindre de grandes tailles malgré la gravité terrestre. Alors que ce fossile... (Il prit l‘échantillon et le tint à hauteur de ses yeux.) Ce petit bonhomme a un exosquelette.
C‘est un arthropode, un insecte. Tu as toi-même dit qu‘un insecte de cette taille ne pouvait avoir vécu que dans un
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environnement à faible gravité. Sans quoi son squelette externe se serait effondré sous son propre poids.
— Exact, fit Tolland. Cet insecte se serait écroulé sous son poids s‘il avait vécu sur terre.
Corky fronça les sourcils, visiblement contrarié.
— Eh bien, Mike, à moins qu‘un homme des cavernes n‘ait réussi à mettre au point un élevage de poux en apesanteur, je ne vois pas comment tu peux conclure qu‘un insecte de soixante centimètres de long est né sur notre planète !
Tolland sourit intérieurement en songeant que Corky
« loupait » le point essentiel.
— En fait, il y a une autre possibilité...
Il soutint le regard sceptique de son ami.
— Corky, tu as trop l‘habitude de regarder vers le haut.
Observe un peu le bas. Il y a un environnement à faible gravité, sur terre, et en abondance. Et il est là depuis les temps préhistoriques.
Corky le fixa, sidéré.
— Qu‘est-ce que tu me chantes là ?
Rachel aussi avait l‘air surprise.
Tolland désigna par le hublot la mer éclairée d‘un rayon de lune qui miroitait sous l‘avion.
— L‘océan.
Rachel émit un sifflement admiratif.
— Evidemment...
— L‘eau est un environnement à faible gravité, reprit Tolland. Sous l‘eau, tout pèse moins lourd. L‘océan soutient des structures fragiles qui ne pourraient jamais exister sur terre, les méduses, les calamars géants, les murènes...
Corky acquiesça du bout des lèvres.
— Très bien, mais l‘océan préhistorique n‘a jamais recelé d‘insectes géants ?
— Bien sûr que si, et c‘est d‘ailleurs toujours le cas. Les gens en mangent tous les jours, ils constituent un plat recherché dans la plupart des pays du monde.
— Mike, enfin, qui avale des insectes marins géants ?
— Tous ceux qui dégustent des homards, des crabes et des langoustes !
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Corky le regarda, médusé.
— Les crustacés sont pour l‘essentiel des insectes marins géants, expliqua Tolland. Ils appartiennent à une sous-espèce du genre arthropode. Les poux, les crabes, les araignées, les insectes, les sauterelles, les scorpions, les homards, toutes ces espèces sont cousines. Toutes dotées d‘appendices articulés et de squelettes externes.
Corky, gourmand de nature, semblait très contrarié d‘entendre comparer les crustacés à des insectes.
— D‘un strict point de vue de classification, ils sont proches des insectes, poursuivit Tolland. Certains crabes ressemblent à des trilobites géants. Et les pinces d‘un homard évoquent celles d‘un grand scorpion.
Corky, un peu verdâtre, affirma :
— Je ne goûterai plus jamais à un homard de ma vie.
Rachel paraissait fascinée.
— Donc les arthropodes terrestres restent petits parce que la gravité les empêche de grandir. Mais, dans l‘eau, la légèreté de leur corps leur permet d‘atteindre une très grande taille.
— Exact, fit Tolland. Un crabe royal de l‘Alaska pourrait être confondu avec une araignée géante si nous ne disposions que de restes fossilisés incomplets.
L‘excitation de Rachel se transformait peu à peu en inquiétude.
— Mike, écartons la question de l‘apparente authenticité de la météorite, et répondez à ma question : pensez-vous que les fossiles que nous avons vus sur le glacier Milne puissent provenir de l‘océan ? D‘un océan terrestre ?
Tolland soutint la tension de son regard et comprit le véritable enjeu de la question.
— Si l‘on s‘en tient aux hypothèses, je dois vous répondre que oui. Parmi les fonds océaniques, on trouve évidemment des zones qui sont vieilles de cent quatre-vingt-dix millions d‘années. L‘âge de ces fossiles. Et, en théorie, les océans auraient parfaitement pu contenir des formes de vie semblables à celles-là.
— Oh, je vous en prie, rétorqua Corky. Je ne peux pas croire ce que j‘entends. Écarter le présupposé de l‘authenticité
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de la météorite ? Mais elle est irréfutable. Même si, sur terre, on trouve des fonds océaniques d‘un âge équivalent à celui de la météorite, nous sommes sûrs, mais absolument sûrs que dans aucune mer du globe on ne trouve de roche à surface calcinée, à teneur en nickel anormale, et à chondres. Vous êtes à côté de la plaque !
Tolland savait que Corky avait raison et, pourtant, imaginer les fossiles en créatures marines lui avait permis de les regarder d‘un autre œil, plus objectif. Ces échantillons lui semblaient maintenant plus familiers.
— Mike, reprit Rachel, pourquoi aucun des scientifiques de la NASA n‘a-t-il envisagé l‘hypothèse que ces fossiles puissent provenir de l‘océan ? Même situé sur une autre planète ?
— Pour deux raisons. Les fossiles marins, ceux qui viennent des fonds océaniques, contiennent en général une multitude d‘espèces mélangées. Tout ce qui a vécu dans les millions de mètres cubes d‘eau au-dessus d‘un fond marin finit par mourir et par s‘enliser dans la vase. Ce qui signifie que ces fonds océaniques deviennent la tombe d‘espèces de toutes les tailles.
Des animaux qui ont connu des pressions, des températures, des profondeurs très variées s‘y côtoient. Mais l‘échantillon du glacier Milne est différent : on n‘y voit qu‘une seule espèce. Il évoque une trouvaille qu‘on aurait pu faire dans un désert. Il faisait plutôt penser à la fossilisation de plusieurs individus d‘une seule espèce, décimée, par exemple, par une tempête de sable.
Rachel acquiesça.
— Et la seconde raison pour laquelle vous préférez la terre à la mer ?
Tolland haussa les épaules.
— Mon instinct. Les scientifiques ont toujours cru que les créatures qui peuplaient l‘espace devaient être des insectes. Et d‘après ce que nous avons observé dans l‘espace, on y trouve beaucoup plus de poussières et de roches que d‘eau.
Rachel était encore réduite au silence.
— Pourtant..., ajouta Tolland.
Rachel l‘avait poussé à remettre en question ses certitudes.
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— ... Il y a des zones très profondes de l‘océan que les spécialistes appellent des zones mortes. Nous ne les connaissons pas vraiment, mais dans ces régions, les courants et la pénurie d‘aliments sont tels que presque aucune espèce n‘arrive à survivre. Seules quelques catégories de charognards prospèrent sur ces fonds marins. De ce point de vue, je suppose qu‘une roche fossile recelant des spécimens d‘une seule et même sorte ne serait pas tout à fait inenvisageable.
— Une seconde, grogna Corky. Vous vous rappelez la croûte de fusion ? La teneur en nickel si bizarre ? Les chondres ?
À quoi rime tout ce que vous racontez ?
Tolland ne répondit pas.
— Ce problème de la teneur en nickel, fit Rachel en se tournant vers Corky... Expliquez-moi ça encore une fois. La teneur en nickel dans les roches terrestres est soit très haute soit très basse mais, dans les météorites, la teneur en nickel se situe dans une fourchette intermédiaire, c‘est bien cela ?
Corky hocha la tête.
— Précisément.
— Et la teneur en nickel de cet échantillon correspond précisément à cette fourchette intermédiaire ?
— Elle en est très proche, oui.
Rachel eut l‘air surprise.
— Attendez un peu. Très proche ? Qu‘est-ce que vous voulez dire par là ?
Corky eut l‘air exaspéré.
— Comme je vous l‘ai déjà expliqué, les minéralogies des météorites sont différentes. Quand les scientifiques découvrent de nouvelles météorites ils révisent leurs calculs et réévaluent la teneur en nickel qu‘ils jugent acceptable pour les météorites.
Rachel lui montra l‘échantillon, stupéfaite.
— Donc, cette météorite vous a forcé à réévaluer ce que vous considériez jusque-là comme une teneur en nickel acceptable dans une météorite ? En fait, sa teneur en nickel ne correspond pas à la fourchette intermédiaire dont vous venez de parler ?
— Approximativement, si, rétorqua Corky.
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— Mais pourquoi cette « approximation » n‘a-t-elle jamais été évoquée ?
— Parce que c‘est un faux problème. L‘astrophysique est une science dynamique, ses définitions changent sans arrêt.
— Même quand il s‘agit d‘une analyse capitale ?
— Écoutez, fit Corky vexé, je peux vous assurer que la teneur en nickel de cet échantillon est beaucoup plus proche de celle d‘autres météorites qu‘elle ne l‘est de n‘importe quelle roche terrestre.
Rachel se tourna vers Tolland.
— Étiez-vous au courant de ce fait ?
Tolland acquiesça à contrecœur ; sur le moment, il n‘y avait pas vu un problème essentiel.
— On m‘a dit que cette météorite présentait une teneur en nickel légèrement différente de celle qu‘on trouvait dans d‘autres météorites mais les spécialistes de la NASA ne semblaient pas s‘en soucier.
— Pour une bonne raison, intervint Corky. La preuve minéralogique ici ne réside pas dans le fait que la teneur en nickel est proche de celle d‘une météorite mais plutôt dans le fait qu‘elle est très loin de ressembler à celle d‘une roche terrestre.
Rachel secoua la tête.
— Désolée, mais dans mon travail, c‘est le genre d‘erreur de raisonnement qui peut entraîner la mort d‘êtres humains. On n‘a pas droit à ce type d‘erreur. Dire qu‘une roche est dissemblable d‘une roche terrestre ne prouve en rien que c‘est une météorite. Cela prouve simplement qu‘elle diffère de tout ce que nous connaissons, à ce jour, sur terre.
— Mais bon Dieu, où est la différence ?
— Il n‘y en a pas, dit Rachel, à une condition : que vous connaissiez toutes les roches terrestres, sans exception.
Corky resta un moment silencieux.
— Très bien, répondit-il finalement, oublions la teneur en nickel si elle vous rend nerveuse. Il reste quand même la surface calcinée et les chondres.
— Certes, fit Rachel assez froidement. Mais ça ne fait plus que deux preuves sur trois.
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83.
Le siège de la NASA est un gigantesque parallélépipède de verre situé 300 rue E, à Washington. Cet immeuble recèle des centaines de kilomètres de câbles et des milliers d‘ordinateurs.
Plus de mille employés civils y travaillent, supervisant le budget annuel de quinze milliards de dollars de l‘Agence ainsi que les opérations quotidiennes des douze bases situées un peu partout sur le territoire américain.
Malgré l‘heure tardive, Gabrielle ne fut pas surprise de découvrir le hall grouillant de toutes sortes de personnes. Des journalistes, tous médias confondus, s‘y mêlaient aux employés de la NASA surexcités. La jeune femme entra d‘un pas rapide.
La grande salle ressemblait à un musée, avec ses répliques grandeur nature des plus célèbres satellites et capsules spatiales suspendues au-dessus des têtes. Les équipes de télévision se disputaient le moindre mètre carré, filmant les scientifiques radieux qui pénétraient les uns après les autres dans le bâtiment.
Gabrielle scruta cette foule, mais ne vit personne qui ressemblait de près ou de loin à Chris Harper.
La plupart des gens présents disposaient de laissez-passer ou de badges de la NASA pendus à leur cou. Gabrielle n‘avait ni l‘un, ni l‘autre. Elle repéra une jeune femme de la NASA et se précipita vers elle.
— Salut ! Je cherche Chris Harper...
La femme jeta un coup d‘œil étonné à Gabrielle, comme si elle l‘avait déjà vue quelque part.
— Le professeur Harper est passé, il y a quelques instants.
Je crois qu‘il allait vers les étages. Mais est-ce que je vous connais ?
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— Je ne pense pas, lâcha Gabrielle en s‘éloignant.
Comment fait-on pour monter ?
— Vous travaillez pour l‘Agence ?
— Non.
— Alors vous ne pourrez pas y accéder.