Tolland sourit. Malgré les tentatives de Rachel pour donner le change, il était évident qu‘elle était très angoissée à l‘idée de remonter sur un bateau. Il aurait voulu poser un bras sur son épaule et la réconforter, mais il savait qu‘il ne pouvait rien faire pour elle.
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— On éclaire le bateau par mesure de sécurité.
Corky s‘esclaffa.
— Vous avez peur des pirates, Mike ?
— Non, non, le pire danger, sur cette côte, ce sont les idiots qui ne savent pas lire leur radar de bord. La meilleure protection contre un éperonnage, c‘est de faire en sorte que tout le monde vous voie.
Corky jeta un coup d‘œil oblique au bateau.
— Pour qu‘on vous voie ? Mais on dirait un bateau de croisière un soir de nouvel an ! Enfin, comme c‘est la chaîne qui paie la facture d‘électricité...
L‘hélicoptère des gardes-côtes ralentit et tourna quelques instants au-dessus de l‘immense bateau illuminé. Le pilote commença à manœuvrer pour se poser sur la grosse pastille peinte sur le pont avant. En examinant l‘eau, Tolland aperçut nettement les courants violents qui tournoyaient autour de la coque. Ancré par la proue, le Goya était dirigé contre le courant et tirait sur son chaînage d‘ancre comme un fauve indomptable.
— Il est vraiment magnifique ! fit le pilote en riant.
Tolland perçut le sarcasme dans ce commentaire. Le Goya était affreux, surtout de l‘arrière, aux dires d‘un journaliste télé.
Il n‘y avait eu que dix-sept exemplaires de ce type, et le catamaran Goya était tout sauf séduisant.
Le bateau était constitué d‘une massive plate-forme horizontale flottant à dix mètres au-dessus de l‘océan, reposant sur quatre énormes poutrelles fixées à des pontons. De loin, le bateau ressemblait à une sorte de plateforme de forage un peu basse. De plus près, on aurait dit une barge-pont montée sur échasses. Les quartiers de l‘équipage, les laboratoires de recherche et la passerelle de navigation étaient abrités par une série de structures superposées, ce qui donnait l‘étrange impression d‘une sorte de table à café flottante soutenant un échafaudage de boîtes empilées les unes sur les autres.
Malgré son apparence fort peu aérodynamique, la conception du Goya réduisait au minimum l‘aire de flottaison, d‘où une stabilité accrue de l‘ensemble. La plate-forme suspendue facilitait la réalisation télé et les travaux de laboratoire, limitant également les nausées des scientifiques qui
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n‘avaient pas le pied marin. NBC avait beau faire pression sur Tolland pour qu‘il choisisse un bateau plus photogénique, il avait toujours refusé. Certes, il n‘aurait pas eu de mal à dénicher quelque chose de plus séduisant et sans doute d‘encore plus stable, mais le Goya était son seul foyer depuis presque dix ans, le bateau sur lequel il avait peu à peu repris goût à la vie après la mort de Celia. Certaines nuits, il entendait encore sa voix quand le vent soufflait sur le pont. Quand son fantôme aurait disparu, Tolland changerait de bateau. Mais ce moment n‘était pas encore venu.
Lorsque l‘hélicoptère se posa finalement sur le pont avant du Goya, Rachel Sexton ne se sentit qu‘à demi soulagée. La bonne nouvelle, c‘est qu‘elle n‘était plus en train de voler au-dessus de l‘océan. La mauvaise, c‘est qu‘elle se trouvait maintenant sur l‘océan. Elle grimpa sur le pont, luttant contre le tremblement qui gagnait ses jambes. La jeune femme regarda autour d‘elle. Le pont était étonnamment étroit, surtout avec l‘hélicoptère au centre. Les yeux levés vers la superstructure, Rachel scruta l‘étrange et maladroit empilement qui constituait l‘espace de vie du Goya.
Tolland s‘approcha.
— Je sais, dit-il en parlant fort pour couvrir le bruit des tourbillons d‘eau, il a l‘air plus grand à la télé.
Rachel hocha la tête.
— Et plus stable aussi.
— C‘est l‘un des bateaux les plus sûrs que je connaisse. Je vous le jure.
Tolland posa une main sur son épaule et la guida vers la cabine.
La chaleur de sa main était plus réconfortante que n‘importe quelle parole. Néanmoins, en regardant vers l‘arrière, Rachel vit le sillage creusé de tourbillons écumants qui se déversaient sur ses flancs, comme si le bateau avançait à pleine vitesse. Nous sommes ancrés au-dessus d‘une tornade sous-marine, songea-t-elle.
Dans la partie avant, Rachel aperçut un petit sous-marin submersible à une place, un Triton, suspendu à un treuil géant.
Le Triton, qui devait son nom au fils du dieu grec de la mer, ne
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ressemblait en rien à son prédécesseur, le sous-marin Alvin à coque en acier. Le Triton était doté d‘un dôme en acrylique qui lui donnait l‘aspect d‘un bocal géant plus que d‘un submersible.
Rachel n‘aurait pu imaginer perspective plus terrifiante que de se trouver plongée à des dizaines de mètres sous la surface de l‘eau, avec une bulle d‘acrylique transparente pour toute protection. Selon Tolland, le seul véritable défaut du Triton était la lenteur de sa mise à l‘eau : on était doucement treuillé à travers une trappe du pont du Goya, suspendu comme un pendule à dix mètres au-dessus de la mer.
— Xavia se trouve probablement dans l‘hydrolab, fit Tolland en avançant sur le pont. Par ici.
Rachel et Corky le suivirent. Le pilote de l‘hélicoptère resta dans son appareil avec la stricte consigne de ne pas utiliser la radio.
— Jetez un coup d‘œil là-dessus, suggéra Tolland, en posant une main sur le bastingage.
À contrecœur, Rachel s‘approcha. Elle surplombait la mer de très haut, mais sentait pourtant les émanations de chaleur qui montaient jusqu‘à elle.
— L‘eau est à peu près à la même température qu‘un bain chaud, précisa Tolland, couvrant le bruit des tourbillons.
Il tendit la main vers un boîtier électrique caché sous le bastingage.
— Regardez un peu ça.
Il tourna un bouton.
Soudain, un large périmètre s‘illumina sous le bateau, comme une piscine qu‘on aurait éclairée depuis le fond. Rachel et Corky en eurent le souffle coupé.
L‘océan grouillait de dizaines d‘ombres noires. À quelques mètres sous la surface illuminée, une meute de formes minces et sombres nageait à contre-courant, en formation parallèle. On reconnaissait très bien le contour de leur crâne en marteau. Ils ondulaient au même rythme, meute d‘autant plus menaçante qu‘elle restait indécise.
— Mon cher Mike, bafouilla Corky révulsé, ça me fait vraiment plaisir de voir ce spectacle !
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Rachel était figée de peur. Elle aurait voulu reculer pour ne plus les voir, mais impossible de bouger. Elle était absolument pétrifiée par cette vision inouïe.
— Ils sont incroyables, n‘est-ce pas ? fit Tolland.
Il avait reposé sa main sur son épaule.
— Ils peuvent faire du surplace dans une zone chaude pendant des semaines. Ces requins-marteaux ont les meilleurs nez de l‘océan. Des lobes olfactifs spécialement équipés pour flairer à distance. Ils repèrent une microscopique trace de sang dans l‘eau à un kilomètre et demi !
Corky eut l‘air sceptique.
— Des lobes olfactifs spécialement équipés pour flairer à distance ?
— Vous ne me croyez pas ?
Tolland se mit à fouiller dans un placard en aluminium qui se trouvait juste à côté d‘eux.
Quelques instants plus tard, il en sortit un minuscule poisson mort.
— Parfait.
Il prit un couteau et entailla son appât en plusieurs endroits.
— Mike, pour l‘amour du ciel, fit Corky, mais c‘est dégoûtant !
Tolland jeta le poisson sanguinolent par-dessus bord. A l‘instant même où il toucha la surface, six ou sept requins se ruèrent sur lui, des rangées de dents argentées qui se disputèrent fébrilement le fretin. En un instant, il avait disparu.
Terrifiée, Rachel se tourna et regarda Tolland, qui avait déjà saisi un autre poisson, de la même espèce et de la même taille.
— Cette fois, pas de sang.
Il le jeta à l‘eau. Le poisson heurta la surface mais rien ne se produisit. Les requins-marteaux ne semblèrent même pas le remarquer. Il fut emporté par le courant, dans l‘indifférence générale.
— Ils attaquent seulement sur un signal olfactif, expliqua Tolland en leur faisant signe de le suivre. Vous pourriez nager
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dans cette eau en totale sécurité, à condition de n‘avoir aucune blessure ouverte.
Corky lui montra les points de suture sur sa pommette.
Tolland fronça les sourcils.
— C‘est vrai. À ta place j‘éviterais les baignades.
102.
Le taxi de Gabrielle Ashe était toujours coincé dans la circulation non loin du Mémorial Roosevelt. Elle observait au loin les véhicules d‘urgence ; on aurait dit qu‘une brume surréaliste venait de s‘abattre sur la ville. À la radio, un journaliste émettait l‘hypothèse que dans l‘explosion de la voiture, un haut responsable gouvernemental avait peut-être été tué.
Sortant son téléphone cellulaire, elle appela le sénateur. Il devait se demander ce qui l‘avait tant retardée.
La ligne était occupée. Gabrielle regarda le compteur et fronça les sourcils. Les voitures autour d‘eux commençaient à faire demi-tour et à emprunter des ruelles adjacentes pour contourner le site de l‘accident.
Le chauffeur se tourna.
— Vous voulez attendre ? C‘est votre fric après tout.
Gabrielle aperçut d‘autres véhicules officiels qui arrivaient.
— Non, on n‘a qu‘à contourner.
Le chauffeur approuva en grognant et commença à manœuvrer autour du rond-point en escaladant le trottoir.
Gabrielle appela à nouveau Sexton. Toujours occupé.
Quelques minutes plus tard, après avoir effectué un grand détour, le taxi remontait la rue C. Gabrielle aperçut l‘immeuble sénatorial. Au départ, elle avait l‘intention de se rendre directement à son appartement, mais comme elle passait devant son bureau...
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— Arrêtez, lança-t-elle au chauffeur. Juste ici, merci.
Le taxi stoppa.
Gabrielle paya et ajouta dix dollars au montant inscrit au compteur.
— Pouvez-vous attendre dix minutes ?
Le chauffeur regarda le billet de dix dollars, puis sa montre.
— OK pour dix minutes, mais pas une de plus.
Gabrielle se dépêcha. Je serai sortie dans cinq, se dit-elle.
A cette heure, les couloirs de marbre déserts de l‘immeuble sénatorial paraissaient presque sépulcraux. Les muscles de Gabrielle étaient contractés tandis qu‘elle avançait d‘un pas rapide entre les austères statues qui bordaient le salon d‘accueil du troisième étage. Leurs yeux de pierre semblaient la surveiller comme des sentinelles silencieuses.
Arrivée devant la porte de la suite du sénateur Sexton, Gabrielle glissa sa carte dans le lecteur.
Le bureau de la secrétaire était à peine éclairé. Gabrielle remonta le couloir jusqu‘à son propre bureau. Elle entra, alluma et se dirigea droit vers ses classeurs.
Elle avait un dossier entièrement consacré au financement du système d‘observation de la terre EOS par la NASA, dossier dans lequel on trouvait une multitude d‘informations sur PODS.
Sexton allait certainement vouloir les consulter dès qu‘elle lui aurait rapporté son entretien avec Harper.
La NASA a menti au sujet de PODS, se dit-elle.
Alors que Gabrielle compulsait ses dossiers, son téléphone cellulaire sonna.
— Sénateur ? demanda-t-elle.
— Non, Gabrielle, c‘est Yolanda.
La voix de son amie était inhabituellement tendue.
— Tu es toujours à la NASA ?
— Non, je suis au bureau.
— Tu as trouvé quelque chose là-bas ?
Tu n‘imagines même pas ! songea-t-elle. Il n‘était pas question de dire quoi que ce soit à Yolanda avant d‘avoir parlé à Sexton. Le sénateur aurait une idée très précise de l‘usage qu‘il ferait de cette information.
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— Je t‘expliquerai tout après avoir parlé à Sexton. Je vais directement chez lui maintenant.
Yolanda ménagea un silence.
— Gabrielle, tu sais, ce que tu me racontais tout à l‘heure sur le financement de la campagne de Sexton et la SFF ?
— Mais je t‘ai dit que j‘avais tort et...
— Je viens de mettre la main sur deux de nos reporters. Ils travaillent sur un sujet qui ressemble beaucoup à ce que tu m‘as raconté.
Gabrielle resta bouche bée.
— Qu‘est-ce que ça veut dire ?
— Je ne sais pas trop, mais ces journalistes sont de bons professionnels et ils paraissent convaincus que Sexton touche des pots-de-vin de la Space Frontier Foundation. J‘ai pensé que je devais t‘appeler. Tout à l‘heure, je trouvais cette idée complètement débile, imaginer que Marjorie Tench ait pu te rencarder, mais mes copains semblaient très sûrs de leur coup...
Je ne sais pas, peut-être que tu devrais leur parler avant de rencontrer le sénateur.
— S‘ils sont si convaincus, pourquoi n‘ont-ils pas éventé l‘affaire ?
Gabrielle trouva son ton plus véhément qu‘elle ne l‘aurait voulu.
— Ils n‘ont pas de preuve absolue. Le sénateur est apparemment très malin pour brouiller les pistes.
— Ils ne trouveront rien, Yolanda. Sexton a reconnu accepter des dons de la SFF, mais ils sont tous en dessous de la limite légale.
— Je sais bien que c‘est ce qu‘il t‘a soutenu, Gabrielle, et franchement j‘ignore ce qui est vrai ou faux en l‘occurrence.
Mais je suis obligée de t‘appeler parce que je t‘avais dit de ne pas croire Marjorie Tench, et je découvre maintenant qu‘elle n‘est pas la seule à penser que le sénateur pourrait être compromis. C‘est tout.
— Qui sont ces journalistes ?
Gabrielle sentait monter la colère.
— Pas de noms. Tu peux les rencontrer si tu veux, j‘arrangerai ça. Ce sont des pros. Ils connaissent parfaitement le
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financement des campagnes électorales... (Yolanda hésita.) En fait, ces types croient que Sexton a désespérément besoin d‘argent. Il serait en faillite, apparemment.
Dans le silence de son bureau, Gabrielle entendait les accusations et la voix éraillée de Marjorie Tench.
« Après la mort de Katherine, le sénateur a dilapidé l‘essentiel de son héritage en investissements calamiteux... il a surtout mis le paquet pour obtenir une victoire certaine aux primaires de son parti.
» ... Il y a six mois, votre candidat était en faillite. »
— Mes copains seraient sûrement très heureux de te parler, reprit Yolanda.
Tu m‘étonnes, songea Gabrielle.
— Je te rappellerai.
— Tu as l‘air excédée, Gab...
— Je n‘ai rien contre toi, Yolanda. Jamais. Merci.
Gabrielle raccrocha.
Somnolent sur un fauteuil devant l‘appartement du sénateur, le cerbère fut réveillé en sursaut par la sonnerie de son portable. Il bondit sur sa chaise, se frotta les yeux et sortit son téléphone de la poche de son blazer.
— Oui ?
— Owen, c‘est Gabrielle.
Il avait reconnu sa voix.
— Oui, hello !
— Il faut que je parle au sénateur. Pouvez-vous frapper à sa porte s‘il vous plaît ? Son téléphone est occupé.
— Mais c‘est qu‘il est tard...
— Il est réveillé, j‘en suis sûre.
Gabrielle semblait anxieuse.
— C‘est une urgence !
— Encore une urgence ?
— C‘est la même. Il faut que je l‘aie au téléphone, Owen. Il y a quelque chose dont je dois vraiment lui parler.
Le garde du corps soupira et se leva.
— Très bien, très bien, je vais frapper.
Il s‘étira.
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— Mais je le fais uniquement parce qu‘il était content que je vous aie laissé entrer tout à l‘heure.
À contrecœur, il leva son poing pour frapper à la porte.
— Qu‘est-ce que vous venez de dire ? demanda Gabrielle.
Le bras du garde resta suspendu en l‘air.
— J‘ai dit que le sénateur était content que je vous aie laissé entrer tout à l‘heure. Vous aviez raison. Ce n‘était pas du tout un problème.
— Vous en avez parlé avec le sénateur ?
Gabrielle avait l‘air stupéfaite.
— Oui, et pourquoi ?
— Non, je me demandais juste...
— En fait, c‘était assez bizarre. Le sénateur a eu besoin de quelques secondes pour se rappeler qu‘il vous avait vue. Je crois que lui et ses copains avaient pas mal picolé...
— Quand est-ce que vous en avez parlé tous les deux, Owen ?
— Juste après votre départ. Quelque chose qui cloche ?
Un silence.
— Non... Non, rien. Écoutez, maintenant que j‘y pense, je préfère ne pas le déranger pour l‘instant. Je vais continuer à appeler son fixe et, si je n‘ai vraiment pas de chance, je vous rappellerai et vous n‘aurez qu‘à frapper...
Le garde leva les yeux au ciel et retourna s‘asseoir.
— Comme vous voudrez, mademoiselle Ashe.
— Merci, Owen. Désolée de vous avoir dérangé.
— Pas de problème.
Le garde raccrocha, s‘affala sur sa chaise et se rendormit.
Seule dans son bureau, Gabrielle resta immobile quelques secondes avant de décrocher.
Sexton apprend que je suis entrée dans son appartement...
et il ne m‘en parle pas ? songea-t-elle.
Le comportement inattendu du sénateur brillait soudain d‘une lueur moins plaisante.
Gabrielle se souvint de l‘appel du sénateur qui l‘avait sidérée en avouant spontanément qu‘il entretenait des relations étroites avec des P-DG de l‘aérospatiale et qu‘il acceptait leurs
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donations. Son honnêteté lui avait fait honte. Cette confession, après l‘échange avec Owen, devenait beaucoup moins noble.
Des montants dérisoires, avait assuré Sexton. C‘est parfaitement légal.
Soudain, tous les doutes que Gabrielle nourrissait depuis longtemps sur le sénateur Sexton resurgirent simultanément.
Dehors, le taxi klaxonnait.
103.
Le pont du Goya était un cube de Plexiglas situé deux niveaux au-dessus du niveau principal. De là, Rachel avait une vue panoramique sur la mer plongée dans l‘obscurité, mais ce panorama vertigineux l‘angoissait tant qu‘elle ne regarda qu‘une seule fois avant de reporter son attention vers les problèmes à résoudre.
Ayant envoyé Tolland et Corky chercher Xavia, Rachel se prépara à contacter Pickering. Elle avait promis au directeur qu‘elle l‘appellerait dès leur arrivée ; elle était impatiente d‘apprendre ce qu‘avait donné son entretien avec Marjorie Tench.
Le système de communication digitale du Goya, un Shincom 2100, était familier à Rachel. Elle savait que, si son appel restait bref, la communication devait être assez sûre.
Elle composa le numéro privé de Pickering et attendit, l‘oreillette du Shincom collée contre son oreille. Elle pensait qu‘il allait décrocher à la première sonnerie, mais elles s‘égrenèrent les unes après les autres, six, sept, huit...
Rachel laissa son regard dériver sur l‘océan noirâtre, l‘absence de réponse du directeur ne faisant qu‘accroître son malaise.
Neuf sonneries. Dix sonneries. Mais décrochez donc !
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Elle fit les cent pas en attendant. Que se passait-il ?
Pickering emportait toujours et partout son téléphone et il avait expressément demandé à Rachel de le rappeler.
Après quinze sonneries, elle raccrocha.
Avec une appréhension croissante, elle décrocha le combiné du Shincom et appela de nouveau.
Quatre, cinq sonneries.
Où est-il ?
Finalement, un clic lui signala que quelqu‘un était en ligne.
Rachel éprouva un intense soulagement, mais il fut de courte durée. En fait, il n‘y avait personne au bout du fil.
— Bonsoir, monsieur le directeur, fit-elle un peu inquiète.
Trois clics rapides.
— Allô ? fit Rachel.
Une tempête de parasites brouilla la communication, explosant dans son oreille. Elle éloigna le combiné. Le bruit cessa brusquement. Elle entendit ensuite une série de tonalités oscillant rapidement avec un intervalle d‘une demi-seconde entre chaque bip. Soudain, elle comprit.
— Merde !
Pivotant brusquement sur elle-même, elle raccrocha, coupant la connexion. Pendant quelques instants, terrifiée, elle se demanda si elle avait raccroché à temps.
Au milieu du bateau, deux ponts plus bas, l‘hydrolab du Goya était un immense espace de travail segmenté par de longs comptoirs et des îlots bourrés de matériel électronique, sondeurs de fonds marins, analyseurs de courant, éviers et matériels de chimie, conduits de fumée, il y avait même une glacière à spécimens dans laquelle on pouvait pénétrer, des PC, et une pile de classeurs pour les informations collectées, sans oublier tout l‘électronique nécessaire au fonctionnement du labo.
Quand Tolland et Corky entrèrent, Xavia, la géologue du Goya, était installée en face d‘une télévision à plein volume. Elle ne se retourna même pas.
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— Vous n‘aviez plus de fric pour vous acheter des bières ?
lança-t-elle par-dessus son épaule, pensant visiblement s‘adresser aux membres de l‘équipage.
— Xavia, fit Tolland, c‘est Mike.
La géologue regarda brusquement derrière elle, avalant le morceau du sandwich sous cellophane qu‘elle tenait à la main.
— Mike ? bredouilla-t-elle, surprise de le voir.
Elle se leva, éteignit la télévision et s‘approcha, continuant à mastiquer son sandwich.
— Je pensais que c‘étaient les copains qui rentraient de leur tournée des bars. Que fais-tu ici ?
Xavia était une femme corpulente au visage buriné, avec une voix stridente et un air un peu revêche. Elle montra la télévision qui passait en boucle des extraits du documentaire de Tolland sur la météorite.
— Tu n‘y es pas resté très longtemps sur ton glacier, hein ?
Les événements m‘en ont empêché, songea Tolland.
— Xavia, je suis sûr que tu reconnais Corky Marlinson.
Xavia acquiesça.
— C‘est un honneur, monsieur.
Corky jeta un coup d‘œil humide sur le sandwich qu‘elle tenait à la main.
— Il a l‘air sacrément bon.
Xavia le gratifia d‘un regard étonné.
— J‘ai eu ton message, fit Tolland à Xavia. Tu disais que j‘avais fait une erreur dans ma présentation. Je voudrais qu‘on en parle.
La géologue émit un petit rire strident.
— C‘est pour ça que tu es rentré ? Oh Mike, pour l‘amour du ciel, je te l‘ai dit, ce n‘est rien. Je voulais juste te taquiner un peu. La NASA t‘a visiblement donné des informations un peu périmées. Mais c‘est sans conséquence. Sérieusement, il n‘y a que trois ou quatre géologues spécialisés au monde qui auront remarqué ta bévue.
Tolland retint sa respiration.
— Cette bévue... est-ce qu‘elle a un quelconque rapport avec les chondres ?
Le visage de Xavia blêmit subitement.
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— Mon Dieu, est-ce que l‘un de ces géologues t‘aurait déjà appelé ?
Tolland accusa le coup. Les chondres. Il regarda Corky et se tourna à nouveau vers sa collaboratrice.
— Xavia, j‘ai besoin de savoir tout ce que tu peux me dire sur ces chondres. Quelle erreur ai-je donc commise ?
Xavia le fixa quelques instants, sentant qu‘il était on ne peut plus sérieux.
— Mike, ce n‘est vraiment rien. J‘ai lu un petit article dans un journal professionnel il y a quelque temps. Mais je ne comprends pas pourquoi ça t‘inquiète tellement.
Tolland soupira.
— Si étrange que cela puisse paraître, moins tu en sauras ce soir, mieux ça vaudra. Tout ce que je te demande, c‘est de me dire ce que tu sais sur les chondres. Et puis nous avons aussi besoin que tu examines un échantillon de roche pour nous.
Xavia eut l‘air sidérée, vaguement perturbée d‘être ainsi exclue de l‘info.
— Très bien, je vais aller te chercher cet article, il est dans mon bureau.
Elle posa son sandwich et se dirigea vers la porte. Corky la héla :
— Est-ce que je peux le finir ?
La géologue stoppa net, incrédule.
— Vous voulez finir mon sandwich ?
— Eh bien, je pensais simplement que si vous...
— Mais allez vous en chercher un, bon sang.
Xavia sortit. Tolland s‘esclaffa, montrant une glacière à Corky.
— Étagère du bas, Corky. Entre la sambuca et les sachets de calamars.
Dehors, sur le pont, Rachel descendait l‘échelle abrupte et se dirigeait vers l‘hélicoptère. Le pilote des gardes-côtes somnolait mais il se redressa quand Rachel toqua sur le cockpit.
— Vous avez déjà fini ? demanda-t-il. Ça a été rapide.
Rachel secoua la tête, nerveuse.
— Pouvez-vous allumer votre radar de surface et votre radar aérien en même temps ?
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— Bien sûr, j‘ai un périmètre de quinze kilomètres.
— Allumez-les, s‘il vous plaît.
Stupéfait, le pilote tourna quelques boutons et l‘écran radar s‘alluma. Le rayon rotatif se mit à décrire des cercles paresseux.
— Vous voyez quelque chose ? demanda Rachel.
Le pilote attendit quelques instants que son aiguille lumineuse décrive plusieurs rotations complètes. Il fit certains contrôles et scruta l‘écran. Il n‘y avait rien.
— Il y a de petits bateaux en périphérie mais ils ne viennent absolument pas vers nous. Sinon rien sur la zone. Des kilomètres et des kilomètres de mer déserte dans toutes les directions.
Rachel Sexton soupira, bien qu‘elle ne se sentît pas particulièrement soulagée.
— Faites-moi une faveur, si vous voyez quelque chose approcher, bateau, avion, n‘importe quoi, informez-moi immédiatement.
— Bien sûr, mademoiselle. Est-ce que tout va bien ?
— Oui. Mais avisez-moi au plus vite.
Le pilote haussa les épaules.
— Je surveillerai le radar, mademoiselle. Si j‘ai une petite tache qui s‘approche, vous serez la première à le savoir.
Rachel sentait l‘adrénaline monter tandis qu‘elle retournait à l‘hydrolab. Quand elle entra, Corky et Tolland étaient debout devant un écran d‘ordinateur et mastiquaient des sandwiches.
Corky s‘adressa à elle la bouche pleine.
— Qu‘est-ce que vous préférez ? Poisson poulet, poisson bolognaise, ou œuf salade au poisson ?
Rachel entendit à peine la question.
— Mike, combien de temps nous faut-il pour obtenir l‘information et quitter ce bateau ?
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104.
Tolland faisait les cent pas dans l‘hydrolab, attendant avec Rachel et Corky le retour de Xavia. Les nouvelles sur les chondres étaient presque aussi contrariantes que la tentative de contact avec Pickering.
Pickering n‘a pas répondu.
Et quelqu‘un a essayé de découvrir les coordonnées du Goya.
— Pas de panique, fit Tolland à l‘adresse de ses amis. Nous sommes en sécurité. Le pilote de l‘hélico surveille le radar. Il nous donnera tous les avertissements nécessaires si un intrus survient.
Rachel, toujours nerveuse, acquiesça.
— Mike, mais qu‘est-ce que c‘est que ça ? demanda Corky, en pointant un écran d‘ordinateur sur lequel palpitait une sorte d‘image psychédélique cauchemardesque.
— Un profileur acoustique à effet Doppler, fit Tolland. Il représente en coupe transversale les courants et les strates de température de l‘océan à l‘aplomb du bateau.
Rachel le fixa.
— Nous sommes ancrés là-dessus ?
Tolland dut l‘admettre, cette image semblait effrayante.
A la surface, l‘eau apparaissait sous forme d‘un tourbillon bleu-vert, mais, à mesure qu‘on descendait, les couleurs tournaient lentement à un rouge orangé menaçant, qui indiquait la hausse de la température. À environ un kilomètre et demi, au niveau du fond proprement dit, un tourbillon rouge sang faisait rage.
Corky grommela :
— On dirait une tornade sous-marine.
— C‘est le même principe. Les océans sont habituellement plus froids et plus denses près du fond mais ici la dynamique est inversée. Les eaux profondes sont plus chaudes et plus légères, ce qui fait qu‘elles remontent vers la surface. Et simultanément, l‘eau de la surface devient plus lourde si bien qu‘elle s‘enfonce
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pour remplir le vide. D‘où un gigantesque effet de spirale, une sorte de mouvement de vidange qui entraîne un énorme tourbillon.
— Et cette grosse bosse sur le fond, c‘est quoi ? demanda Corky en désignant un monticule en forme de bulle, directement sous la tornade.
— C‘est un dôme magmatique, fit Tolland, c‘est à cet endroit que la lave fait pression vers le haut et soulève le fond océanique.
Corky opina.
— Comme une énorme pustule ?
— C‘est une façon de parler...
— Et si elle éclate ?
Tolland fronça les sourcils, se rappelant l‘éruption sous-marine survenue au large de la dorsale de Juan de Fuca, où des milliers de tonnes de magma chauffées à mille deux cents degrés centigrades s‘étaient déversées dans l‘océan en quelques minutes, provoquant presque instantanément une tornade sous-marine d‘une violence effroyable. Le tourbillon s‘était propagé à une vitesse folle, décuplant la force des courants de surface.
Ce qui s‘était produit ensuite, Tolland n‘avait pas l‘intention de le raconter à Corky et à Rachel pour le moment.
— Les dômes magmatiques, dans l‘Atlantique en tout cas, n‘éclatent pas, répondit-il. L‘eau froide qui circule au-dessus du dôme refroidit et durcit en permanence la croûte océanique, bloquant toute éruption de magma sous une épaisse couche de roche. A la fin, la lave se refroidit elle aussi et la spirale disparaît. Ces dômes de magma et les tourbillons sous-marins qu‘ils entraînent ne sont généralement pas dangereux.
Corky montra un magazine tout déchiré près de l‘ordinateur :
— Donc, d‘après toi, Scientific American raconte des bobards ?
Tolland vit la couverture et gémit. Quelqu‘un l‘avait apparemment retrouvé dans les archives du Goya. C‘était le numéro de février 1999. La couverture montrait un super tanker perdant le contrôle et se mettant à tourbillonner dans un
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énorme entonnoir marin. Le gros titre : « Tornades marines, tueuses géantes des profondeurs ? »
Michael éclata de rire.
— C‘est complètement délirant. Cet article parle de tornade marine dans des zones de forte activité sismique. Il reprend l‘hypothèse célèbre du Triangle des Bermudes pour expliquer les disparitions de navires. Techniquement parlant, si un tremblement de terre survient sur un fond océanique, ce qui n‘arrive jamais dans nos régions, le dôme peut effectivement se rompre et le tourbillon pourrait alors devenir assez grand pour... Enfin, vous voyez.
— Mais non, on ne voit rien du tout, fit Corky.
Tolland haussa les épaules.
— Pour remonter jusqu‘à la surface.
— Super ! Eh ben ça me fait vraiment plaisir d‘être ici.
Xavia entra, une liasse de papiers à la main.
— Alors vous admirez le tourbillon cyclonique ?
— Oui, fit Corky d‘un ton sarcastique. Mike était justement en train de nous dire que si le dôme en dessous se fendait, on allait tous être entraînés par le tourbillon dans une grande vidange.
— Une vidange ? (Xavia eut un petit rire sec.) Ça ressemblerait plutôt à un effet de chasse d‘eau dans la plus grande cuvette de W.-C. du monde !
Dehors, sur le pont du Goya, le pilote de l‘hélicoptère examinait attentivement l‘écran radar EMS. Spécialisé dans les opérations de sauvetage, il était habitué à lire la peur dans les yeux d‘autrui. Quand elle lui avait demandé de surveiller son écran pour détecter d‘éventuels intrus, Rachel Sexton avait cette lueur dans le regard.
Quel genre de visiteurs attend-elle ? se demandait-il.
En tout cas, le pilote, à quinze kilomètres dans toutes les directions, sur mer et dans les airs, ne voyait rien qui sortît de l‘ordinaire. Un bateau de pêche à une douzaine de kilomètres.
Un avion qui traversait parfois l‘écran avant de disparaître vers une destination inconnue.
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Le pilote soupira, laissant son regard errer sur les tourbillons qui entouraient le bateau. C‘était une sensation assez incroyable, d‘être immobile et de voir ces vagues tourbillonner comme si elles avançaient à pleine vitesse.
Les yeux rivés à son écran radar, il se remit à surveiller.
Très attentivement.
105.
À bord du Goya, Tolland venait de présenter Xavia à Rachel. La géologue du bateau semblait de plus en plus impressionnée par le cercle de distingués experts qui l‘entouraient dans l‘hydrolab. En outre, l‘impatience de Rachel, désireuse d‘effectuer les tests et de quitter le bateau dès que possible, la mettait de plus en plus mal à l‘aise.
— Prends ton temps, Xavia, lui avait conseillé Tolland.
Nous avons besoin de tout savoir.
Xavia s‘expliquait d‘une voix tendue.
— Dans ton documentaire, Mike, tu as dit que ces petites inclusions métalliques dans la roche ne pouvaient se former que dans l‘espace.
Tolland sentit l‘appréhension le gagner.
— C‘est ce que les types de la NASA m‘ont tous dit.
— Mais, d‘après ce papier, reprit-elle en brandissant une liasse, ce n‘est pas tout à fait vrai.
Corky lui jeta un regard furieux.
— Bien sûr que c‘est vrai !
Xavia se renfrogna et agita les notes sous le nez de Corky.
— L‘an dernier, un jeune géologue nommé Lee Pollock, de l‘université Drew, a fait des sondages avec un robot marin sur la croûte qui recouvre le fond de la fosse des Mariannes, dans le Pacifique. Il en a rapporté une roche friable recelant une caractéristique géologique qu‘il n‘avait jamais vue auparavant.
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Un détail très semblable en apparence aux chondres. Il a appelé cela des « inclusions traumatiques plagioclases ». Ce sont de minuscules bulles de métal qui ont apparemment été réhomogénéisées à cause de très hautes pressions survenues sur les fonds océaniques. Le professeur Pollock a été étonné de découvrir ces bulles métalliques dans une roche océanique, et il a formulé une théorie unique pour expliquer leur présence.
Corky grogna :
— Je suppose qu‘il ne pouvait pas faire autrement.
Xavia l‘ignora.
— Le professeur Pollock a affirmé que la roche s‘était formée dans un environnement océanique extrêmement profond, là où une pression très haute a métamorphosé une roche préexistante, entraînant la fusion de certains métaux disparates.
Tolland réfléchit à ce qu‘il venait d‘entendre. La fosse des Mariannes se trouvait à une dizaine de kilomètres de profondeur. C‘était l‘une des régions de la planète encore vraiment inexplorées. Seule une poignée de robots s‘étaient aventurés à cette profondeur, et la plupart avaient été détruits bien avant d‘atteindre le fond. La pression de l‘eau dans la fosse était énorme, une tonne au centimètre carré, alors qu‘à la surface de l‘océan, elle n‘est que d‘un kilo au centimètre carré.
Les océanographes connaissent encore assez mal les forces géologiques à l‘œuvre dans les sous-sols des fonds marins.
— Donc ce Pollock a décidé que la fosse des Mariannes pouvait produire des roches avec des chondres ?
— C‘est une théorie très complexe, répliqua Xavia. En fait, ce travail n‘a jamais été publié jusqu‘à maintenant. Il se trouve simplement que j‘ai découvert par hasard les notes personnelles de Pollock sur le Web le mois dernier en faisant des recherches sur les interactions eau-roche en prévision de notre émission sur le dôme magmatique et la tornade sous-marine. Sans quoi je n‘en aurais jamais entendu parler.
— Cette théorie n‘a jamais été publiée, rétorqua Corky, parce qu‘elle est ridicule. La formation des chondres suppose un énorme dégagement de chaleur. Sans chaleur, pas de chondres.
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Je ne vois absolument pas comment la pression de l‘eau pourrait modifier la structure cristalline d‘une roche.
— La pression, reprit aussitôt Xavia, est le plus grand modificateur géologique de notre planète, figurez-vous. Vous vous souvenez des roches métamorphiques ? Rappelez-vous votre première année de géologie...
Corky fit une grimace méprisante.
Pour Tolland, Xavia avait marqué un point. Si la chaleur jouait bien un rôle dans la métamorphose des roches terrestres, la plupart des roches métamorphiques étaient formées par une extrême pression. Les roches enfouies sous la surface de la terre subissaient une telle pression qu‘elles se conduisaient davantage comme de la lave en fusion que comme des roches solides : elles devenaient élastiques et subissaient des changements chimiques étonnants. Néanmoins, la théorie de ce Pollock lui semblait toujours bien fragile.
— Xavia, fit Tolland, je n‘ai jamais entendu parler d‘une pression
hydraulique
assez
forte
pour
transformer
chimiquement une roche. Vous, la géologue, qu‘est-ce que vous en dites ?
— Eh bien, fit-elle en compulsant ses notes, la pression hydraulique n‘est apparemment pas le seul facteur...
Xavia trouva le passage qu‘elle cherchait et cita les notes de son confrère.
— « La croûte océanique dans la fosse des Mariannes, déjà soumise à une énorme pression hydrostatique, peut être en outre comprimée par des forces tectoniques liées à la subduction régionale des zones. »
Bien sûr, songea Tolland. La fosse des Mariannes, en plus d‘avoir à subir la pression d‘une masse d‘eau de dix kilomètres d‘épaisseur, était une zone de subduction, une ligne de compression où les plaques de l‘océan Pacifique et de l‘océan Indien entraient en collision. Ces pressions combinées pouvaient être énormes et, comme cette zone était très profonde et dangereuse à étudier, si des chondres s‘étaient formés, les chances qu‘un scientifique les découvre étaient très minces.
Xavia poursuivit sa lecture.
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— » Ces pressions hydrostatiques et tectoniques combinées pourraient bien faire passer la croûte terrestre à un état élastique ou semi-liquide, ce qui permettrait à des éléments plus légers de s‘y mêler sous forme de chondres, une structure que l‘on ne pensait jusque-là concevable que dans l‘espace. »
Corky leva les yeux au ciel.
— C‘est im-pos-sible !
Tolland lui jeta un coup d‘œil perçant.
— Tu as une autre explication pour les chondres que le professeur Pollock a identifiés sur ces échantillons ?
— Bien évidemment, fit Corky. Pollock a en fait trouvé une météorite ! Il y a sans arrêt des chutes de météorites dans l‘océan. Pollock ne s‘est pas rendu compte qu‘il avait affaire à une météorite parce que la croûte de fusion devait être érodée depuis des années, raison pour laquelle il a pris son échantillon pour une roche terrestre.
Corky se tourna vers Xavia.
— Je suppose que votre Pollock n‘a pas eu l‘idée de mesurer la teneur en nickel de sa roche, n‘est-ce pas ?
— Eh bien si, figurez-vous, rétorqua Xavia en compulsant à nouveau ses notes. Voici ce qu‘il écrit : « J‘ai été surpris de découvrir que la teneur en nickel de mon spécimen se trouvait dans une fourchette médiane, une valeur qu‘on ne trouve pas en général sur les roches terrestres. »
Tolland et Rachel échangèrent des regards stupéfaits.
Xavia continua sa lecture :
— » Bien que la quantité de nickel ne soit pas tout à fait celle que l‘on observe habituellement dans les météorites, elle en est étonnamment proche. »
Rachel eut l‘air troublée.
— Proche, mais à quel point ? Existe-t-il la moindre possibilité qu‘on puisse confondre cette roche océanique avec une météorite ?
Xavia secoua la tête.
— Je ne suis pas une spécialiste de pétrologie, mais d‘après ce que j‘ai compris, il existe de nombreuses différences chimiques entre la roche retrouvée par Pollock et les véritables météorites.
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— En quoi consistent ces différences ? insista Tolland.
Xavia examina un graphique qui figurait parmi ses notes.
— Selon ce schéma, l‘une de ces différences réside dans la structure chimique des chondres eux-mêmes. Les proportions de titane et de zirconium ne sont pas les mêmes. La proportion titane-zirconium dans les chondres de l‘échantillon océanique montre une quasi-absence de zirconium. On n‘en trouve que deux parties par million.
Corky, triomphant, aboya :
— Mais les météorites ont une teneur mille fois plus élevée !
— Exactement, répliqua Xavia, et c‘est la raison pour laquelle Pollock pense que les chondres de son échantillon ne proviennent pas de l‘espace.
Tolland se pencha et chuchota à Corky :
— La NASA a-t-elle mesuré la teneur titane-zirconium de la roche de l‘échantillon Milne ?
— Bien sûr que non ! s‘insurgea Corky. Une telle mesure n‘aurait aucun sens. Cela équivaudrait, devant une voiture, à mesurer la teneur en caoutchouc des pneus avant de se prononcer sur la nature de l‘objet en question !
Tolland poussa un soupir et se retourna vers Xavia.
— Si on te donne une roche avec des chondres, tu peux mettre au point un test pour déterminer si ces inclusions sont d‘origine météorique ou si elles se rapprochent des valeurs que Pollock a trouvées sur son échantillon ?
Xavia haussa les épaules.
— Probablement, oui. La puissance du microscope électronique devrait être suffisante. Mais enfin vas-tu me dire à quoi rime tout ça ?
Tolland se tourna vers Corky.
— Donne-lui l‘échantillon.
Corky sortit à contrecœur l‘échantillon de météorite de sa poche et le tendit à Xavia. Xavia fronça les sourcils en prenant le petit disque de pierre. Elle examina la croûte de fusion, puis le fossile incrusté dans la roche.
— Mon Dieu, lâcha-t-elle, sa tête se relevant d‘un mouvement sec. Ce n‘est pas un morceau de... ?
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— Eh si, fit Tolland, malheureusement.
106.
Seule dans son bureau, face à la fenêtre, Gabrielle Ashe ne savait quoi faire. Moins d‘une heure auparavant, elle avait quitté la NASA, tout excitée à l‘idée de relater au sénateur les aveux de Chris Harper à propos du PODS.
Maintenant, elle hésitait.
Selon Yolanda, deux journalistes indépendants d‘ABC
soupçonnaient Sexton d‘avoir accepté des pots-de-vin de la SFF.
Pour couronner le tout, Gabrielle venait d‘apprendre que le sénateur savait qu‘elle s‘était introduite dans son appartement pendant sa réunion avec les P-DG de l‘aérospatiale. Et pourtant, il n‘en avait absolument pas fait mention...
Gabrielle soupira. Son taxi était parti depuis longtemps et, avant d‘en appeler un autre, elle devait vérifier quelque chose.
Est-ce que je vais vraiment le faire ? se demanda-t-elle.
Elle fronça les sourcils, consciente qu‘elle n‘avait pas le choix. À qui se fier ? Elle ne savait plus.
Sortant de son bureau, elle emprunta un grand couloir à l‘extrémité duquel elle aperçut les portes massives du bureau de Sexton, flanquées de deux drapeaux américains. Ces portes, comme celles de la plupart des bureaux des sénateurs, étaient blindées et sécurisées par des clés classiques, une clé électronique plus un système d‘alarme.
Si elle pouvait pénétrer à l‘intérieur, ne serait-ce que pour un bref instant, elle trouverait les réponses à toutes ses questions. En avançant vers l‘entrée lourdement sécurisée, la jeune femme savait qu‘il n‘était pas question de pénétrer dans le
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bureau par la porte. Mais elle avait un autre plan. À trois mètres du bureau de Sexton, Gabrielle tourna brusquement à droite et entra dans les toilettes des dames. Les néons s‘allumèrent automatiquement, projetant une lumière crue sur les faïences blanches. Gabrielle jeta un coup d‘œil sur son reflet dans le miroir. Comme d‘habitude, son expression lui parut molle, presque délicate. Elle se sentait toujours plus forte que l‘impression qu‘elle donnait.
Es-tu vraiment sûre de vouloir aller jusqu‘au bout ?
s‘interrogea-t-elle.
Gabrielle savait que Sexton attendait avec impatience son arrivée pour un débriefing complet. Mais elle comprenait aussi que Sexton l‘avait cyniquement manipulée. Gabrielle Ashe n‘aimait pas être utilisée. Ce soir, le sénateur ne lui avait pas tout dit, loin de là. Mais que lui avait-il caché exactement ? Les réponses se trouvaient dans son bureau, juste de l‘autre côté de la cloison des toilettes.
— Cinq minutes, fit Gabrielle à haute voix pour se galvaniser elle-même.
Elle passa sa main sur l‘encadrement du placard à balais et fit tomber une clé sur le sol. Les femmes de ménage de l‘immeuble, employées de l‘État, s‘évaporaient chaque fois qu‘il y avait une grève, laissant les toilettes sans papier parfois pendant des semaines. Les employées de Sexton, lasses d‘être toujours à court de fournitures, avaient pris les choses en main et s‘étaient procuré une clé de rechange pour les « urgences ».
Ce soir, c‘en est une, songea Gabrielle.
Elle ouvrit le placard. L‘intérieur était bourré de balais, de serpillières et de dizaines de rouleaux de papier-toilette. Un mois plus tôt, à la recherche de serviettes en papier, Gabrielle avait fait une découverte peu ordinaire. Incapable d‘atteindre l‘étagère la plus haute, elle s‘était servie de l‘extrémité d‘un balai pour faire tomber un rouleau. En le ramenant vers elle, elle avait heurté un carreau de céramique qui était tombé à terre.
Quand elle était montée sur un escabeau pour le remettre en place, quelle n‘avait pas été sa surprise en entendant la voix du sénateur Sexton !
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D‘après l‘écho, elle avait compris que le sénateur parlait tout seul. Il devait se trouver dans sa salle de bains privée, laquelle n‘était apparemment séparée de ces toilettes pour dames que par une cloison en fibre de verre sur laquelle étaient posés des carreaux de faïence.
Mais ce que Gabrielle était venue chercher aujourd‘hui allait exiger un tout autre effort... Elle ôta ses chaussures, grimpa sur les étagères du placard, déplaça une plaque de fibres de verre du faux plafond et se hissa à la force des bras. Tant pis pour la sécurité nationale, songea-t-elle en se demandant combien de lois fédérales et régionales elle était sur le point d‘enfreindre.
Rampant sur le faux plafond, elle arriva bientôt au-dessus des toilettes du sénateur Sexton, où elle redescendit après avoir de la même façon déplacé une plaque, posant son pied sur le lavabo de porcelaine avant de sauter à terre. Retenant sa respiration, elle poussa la porte du bureau de Sexton. Ses tapis orientaux étaient doux et tièdes sous ses pieds.
107.
À cinquante kilomètres de là, un Kiowa noir armé de missiles filait à toute allure au ras des forêts de pins du nord du Delaware.
Delta 1 vérifia les coordonnées enregistrées dans le système de navigation.
Bien que le système de transmission embarqué de Rachel et le mobile de Pickering fussent encryptés pour protéger le contenu de leurs communications, ce n‘était pas le décryptage du contenu qui intéressait les hommes de la Force Delta. Ce qu‘ils voulaient, c‘était connaître sa position. Le GPS et la triangulation par ordinateur leur avaient permis d‘établir les
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coordonnées de la transmission, une tâche beaucoup plus simple que de décrypter le contenu de l‘appel.
Delta 1 s‘était toujours amusé en pensant que la plupart des utilisateurs de portables ignoraient que, si un responsable le décidait, une table d‘écoute gouvernementale pouvait, chaque fois qu‘ils appelaient, détecter leur position n‘importe où sur terre avec une marge d‘erreur de trois mètres – un petit défaut que les industriels de la téléphonie mobile omettaient toujours de préciser. C‘était un jeu d‘enfant pour les commandos de retracer les coordonnées des appels entrants de Pickering, une fois obtenues les fréquences de réception de son mobile.
Volant maintenant en droite ligne sur la cible, Delta 1
entrait dans le périmètre des trente kilomètres.
— Parapluie déployé ? demanda-t-il en se tournant vers Delta 2 qui avait en charge le radar et les systèmes d‘armes.
— Affirmatif. J‘attends le périmètre des huit kilomètres.
Huit kilomètres, songea Delta 1. Il allait falloir entrer en profondeur à l‘intérieur du périmètre radar de la cible pour arriver à portée de tir. Il n‘avait aucun doute sur le fait qu‘à bord du Goya on surveillait nerveusement l‘écran radar. Comme la mission de la Force Delta était d‘éliminer la cible sans lui laisser la moindre possibilité de lancer un SOS radio, Delta 1 devait arriver par surprise. À une vingtaine de kilomètres du Goya, alors que le Kiowa était encore hors de portée des radars, Delta 1 vira à trente-cinq degrés vers l‘ouest. Il monta à trois mille pieds, altitude des petits aéronefs, et ajusta sa vitesse à cent dix nœuds.
Sur le pont du Goya, l‘écran radar du garde-côte bipa au moment où un nouveau contact entrait dans le périmètre des quinze kilomètres. Le pilote s‘assit et étudia l‘écran. Ce contact semblait être un petit avion-cargo qui se dirigeait vers l‘ouest, probablement vers Newark. Bien que la trajectoire actuelle de l‘avion fût destinée à l‘amener à environ six kilomètres du Goya, ce plan de vol était certainement le fait du hasard.
Pourtant, vigilant de nature, le pilote regarda la tache clignoter à environ cent dix nœuds, sur la droite de son écran. À son point le plus rapproché, l‘engin volait à environ six kilomètres à
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l‘ouest. Comme il le prévoyait, l‘avion continuait d‘avancer et commençait à s‘éloigner d‘eux maintenant.
6,2 kilomètres, 6,4 kilomètres...
Le pilote soupira, et se relaxa.
C‘est alors qu‘il se produisit un événement très étrange.
— Parapluie déployé ! lança Delta 2 en relevant les deux pouces. Barrage, bruit modulé, leurres activés et verrouillés.
Delta 1 acquiesça et vira très sec vers la droite, s‘alignant sur l‘axe du Goya. Une manœuvre qui devait rester invisible pour le radar du bateau.
— Ils n‘y verront que du feu ! jubila Delta 2.
Delta 1 approuva.
— C‘est sûrement mieux que des ballots de foin entourés d‘aluminium !
Le brouillage radar avait été inventé pendant la Seconde Guerre mondiale par un pilote de la Royal Air Force plein de bon sens qui avait eu l‘idée de jeter des ballots de foin enveloppés d‘aluminium lorsqu‘il se trouvait en mission de bombardement. Les radars allemands avaient enregistré tellement de contacts réfléchissants que leurs batteries ne savaient plus où tirer. Depuis, les techniques s‘étaient substantiellement améliorées.
Le système embarqué de « parapluie » et de brouillage radar du Kiowa était l‘un des plus redoutables de l‘armée américaine. En déployant ce parapluie de bruits de fond dans l‘atmosphère sur un ensemble de coordonnées de surface données, le Kiowa pouvait rendre sa cible aveugle, sourde et muette. Tous les écrans radars à bord du Goya étaient brusquement devenus muets. Au moment où l‘équipage voudrait appeler au secours, il découvrirait que la radio ne marchait plus. Sur un bateau, toutes les communications supposaient une transmission radio. Si le Kiowa s‘approchait suffisamment, tous les systèmes de communication du Goya s‘arrêteraient de fonctionner, les signaux émis seraient bloqués par les nuages invisibles de bruits thermiques déployés par l‘assaillant comme une sorte de phare aveuglant.
Isolation totale, songea Delta 1. Ils n‘ont aucune défense.
– 436 –
Leur cible avait réussi, par chance et par ruse, à s‘échapper du glacier Milne, mais les Delta n‘allaient pas se faire avoir une deuxième fois. En quittant le rivage, Rachel Sexton et Michael Tolland avaient fait le mauvais choix. Et ce serait la dernière décision de leur vie.
À la Maison Blanche, Zach Herney fut surpris d‘être appelé à une heure aussi tardive.
— Maintenant ? Ekstrom veut me parler maintenant ?
Herney jeta un coup d‘œil à sa montre qui indiquait 3 h 17
du matin.
— Oui,
monsieur
le
Président,
fit
l‘officier
de
communication, il prétend que c‘est une urgence.
108.
Tandis que Corky et Xavia, penchés sur la microsonde électronique, mesuraient la teneur en zirconium des chondres, Rachel suivit Tolland vers une pièce contiguë au laboratoire. Il alluma un ordinateur. Apparemment, l‘océanographe avait encore quelque chose à vérifier.
Tandis que l‘ordinateur démarrait, Tolland se tourna vers Rachel, s‘apprêtant à lui dire quelque chose, puis il se ravisa.
— Qu‘y a-t-il ? demanda Rachel, surprise de se sentir à ce point attirée par l‘océanologue, au milieu de cette aventure chaotique.
Elle aurait voulu suspendre d‘un claquement de doigts toutes ces péripéties pour se réfugier dans ses bras – juste une minute.
— Je vous dois des excuses, fit Tolland, avec une expression de remords.
— Pourquoi ?
– 437 –
— Sur le pont. Les requins-marteaux. J‘étais tout excité.
Parfois, j‘oublie à quel point l‘océan peut être effrayant pour les autres.
Soudain, Rachel se retrouva adolescente, sur le pas de sa porte, raccompagnée par un nouveau petit ami.
— Merci. Mais ça n‘a pas d‘importance.
Elle avait l‘impression que Tolland voulait l‘embrasser. Il se détourna timidement.
— Je sais, vous voulez quitter le bateau...
— Il faut se remettre au travail. Pour l‘instant, ajouta-t-elle en souriant.
— Allons-y, pour l‘instant, répéta Tolland en tirant une chaise devant l‘ordinateur.
Debout derrière lui, Rachel soupira, appréciant l‘intimité du petit labo. Elle regarda Tolland compulser une série de dossiers.
— Que faisons-nous ?
— Je voudrais vérifier la base de données concernant les poux de grande taille vivant en milieu marin. Je cherche à voir si nous allons trouver des fossiles marins préhistoriques qui ressemblent à ce que nous avons vu dans la météorite de la NASA.
Il ouvrit une fenêtre sur laquelle était écrit en grosses lettres : PROJET DIVERSITAS. Compulsant les menus déroulant, Tolland expliqua :
— Diversitas est d‘abord un index de données bio-océaniques continuellement mis à jour. Quand un biologiste marin découvre une nouvelle espèce ou un fossile au fond de l‘eau, il peut avertir ses confrères et faire connaître sa découverte en envoyant ses infos et ses photos à ce fichier central. Vu la quantité d‘informations nouvelles qui arrivent chaque semaine, c‘est vraiment le seul moyen de permettre aux chercheurs de mettre à jour leurs connaissances.
Rachel regardait Tolland naviguer sur l‘ordinateur.
— Vous allez chercher sur Internet, maintenant ?
— Non. Accéder à Internet n‘est pas si facile en mer. En fait, nous stockons toutes ces données à bord sur une énorme quantité de disques optiques. Chaque fois que nous arrivons
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dans un port, nous nous connectons au projet Diversitas et nous le mettons à jour. Comme ça on peut accéder aux données en mer sans avoir besoin d‘une connexion Internet, et les informations ne datent jamais de plus d‘un mois ou deux.
Tolland sourit en commençant à taper les mots clés de sa recherche sur l‘ordinateur.
— Vous avez probablement entendu parler d‘un programme de partage de dossiers musicaux appelé Napster ?
Rachel acquiesça.
— Diversitas est un peu l‘équivalent de Napster pour la biologie marine. Du coup, on l‘a appelé Lobster3.
Rachel éclata de rire. Dans cette situation d‘extrême tension, l‘humour pince-sans-rire de Michael Tolland aidait la jeune femme à surmonter son angoisse.
Les occasions de rire ont été trop rares ces derniers temps, songea-t-elle.
— Notre banque de données est énorme, reprit Tolland, finissant de saisir ses mots clés sur le moteur de recherche. Plus de dix téraoctets de descriptions et de photos. Il y a ici des informations que personne n‘a jamais vues et que personne ne verra jamais. Les espèces qui vivent dans l‘océan sont tout simplement trop nombreuses.
Il cliqua sur le bouton « recherche ».
— Très bien. Voyons si quelqu‘un a déjà vu un fossile océanique semblable à notre petit insecte spatial...
Après quelques secondes, quatre noms d‘espèces fossiles s‘inscrivirent sur l‘écran. Tolland cliqua sur chaque nom, examina les photos. Aucune de ces espèces ne ressemblait même vaguement au fossile Milne.
Tolland fronça les sourcils.
— Essayons autre chose.
Il supprima le terme « fossile » et appuya sur
« recherche ».
— Nous cherchons toutes les espèces vivantes. Peut-être allons-nous trouver un descendant encore vivant de ce pou qui 3 Homard ( N.d.T. )
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aurait les mêmes caractéristiques que le fossile du glacier Milne...
L‘écran afficha des centaines d‘entrées. Tolland fronça les sourcils. Il réfléchit quelques instants, se caressant un menton qui commençait à se piqueter de poils.
— On va préciser...
Rachel le regarda choisir dans une liste d‘expressions pour opter finalement en faveur de « fosses océaniques » et « marges destructrices ».
Très astucieux, se dit Rachel. Tolland limitait sa recherche aux espèces vivant dans un environnement où les roches auraient pu receler des chondres.
Les résultats s‘affichèrent. Cette fois, Tolland sourit.
— Génial. Il n‘y a que trois résultats.
Rachel cligna les yeux pour lire le premier nom sur la liste.
Limulus poly. .. quoi ?
Tolland cliqua sur le résultat. Une photo apparut. La créature ressemblait à un crabe des Moluques géant sans appendice.
— Ce n‘est pas ça, fit Tolland en retournant à la page précédente.
Rachel scruta la seconde expression sur la liste. Crevetta monstruosa. Elle resta perplexe.
— Est-ce un vrai nom d‘espèce ?
Tolland s‘esclaffa.
— Non. C‘est une nouvelle espèce qui n‘a pas encore été classifiée. Le type qui l‘a découverte a le sens de l‘humour. Il suggère
Crevetta
monstruosa
comme
classification
taxonomique officielle.
Tolland cliqua sur la photo et ils virent apparaître une créature hideuse dotée de fines moustaches et d‘antennes rose fluo.
— Elle porte bien son nom, mais n‘a rien à voir avec notre insecte spatial.
Il retourna à l‘index.
— Et la dernière proposition est... il cliqua sur le troisième nom et la photo s‘afficha.
– 440 –
— Bathynomous giganteus..., lut Tolland à voix haute tandis que le texte apparaissait. La photo s‘afficha. Un gros plan en couleur.
Rachel fit un bond.
— Mon Dieu !
La créature qui la fixait la fit frissonner. Tolland inspira lentement.
— Eh ben dites donc ! J‘ai l‘impression d‘avoir déjà vu ce petit bonhomme quelque part...
Rachel acquiesça, bouche bée. Bathynomous giganteus. La créature ressemblait à un pou aquatique géant très semblable à l‘espèce fossile de la météorite.
— Il y a quelques différences infimes, reprit Tolland, en examinant divers diagrammes anatomiques et croquis. Mais elle est diablement proche. Surtout si l‘on considère qu‘entre-temps, il s‘est passé cent quatre-vingt-dix millions d‘années.
Très proche, songea Rachel, c‘est clair, trop proche même.
Tolland lut la description sur l‘écran :
— » Bathynomous giganteus est considéré comme une des plus vieilles espèces de l‘océan, elle est rare et a été récemment classifiée. C‘est un isopode charognard d‘eau profonde qui ressemble à un gros cloporte. Il peut mesurer jusqu‘à soixante centimètres de long. Cette espèce est dotée d‘un exosquelette chitineux segmenté en tête, thorax et abdomen. Elle possède un double appendice, une paire d‘antennes et des yeux complexes similaires à ceux des insectes terrestres. Ce crustacé fouilleur de boue n‘a pas de prédateur connu et vit dans un environnement désert qu‘on estimait jusque-là inhabitable. »
Tolland leva les yeux.
— Ce qui pourrait expliquer l‘absence d‘autres fossiles dans l‘échantillon !
Rachel scruta la créature. Captivée, elle se demandait en même temps si elle comprenait vraiment ce que tout cela signifiait.
— Imaginez, poursuivit un Tolland en verve, qu‘il y a cent quatre-vingt-dix
millions
d‘années
une
« tribu »
de
Bathynomous ait été enfouie dans une couche de vase profonde sur le plancher océanique. A mesure que cette boue se
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transformait en roche, les insectes ont été fossilisés dans la pierre. Simultanément, le fond océanique, qui est en mouvement continuel, comme une sorte de tapis roulant, vers les failles tectoniques, a transporté le fossile dans une zone à haute pression où des chondres peuvent apparaître sur les roches !
Tolland parlait de plus en plus vite.
— Si une partie de cette croûte fossilisée et truffée de chondres s‘est brisée pour finir sur la dorsale de la faille tectonique, ce qui arrive souvent, elle était on ne peut mieux placée pour être découverte !
— Mais si la NASA..., bredouilla Rachel. Je veux dire que, si tout cela est un mensonge, la NASA a bien dû se douter que tôt ou tard quelqu‘un découvrirait que ce fossile ressemble à une créature marine, n‘est-ce pas ? Après tout, nous l‘avons bien découvert !
Tolland commença à reproduire les photos du Bathynomous sur une imprimante laser.
— Je ne sais pas. Même si quelqu‘un soulignait les similitudes entre les fossiles et une espèce vivante de pou marin, leurs aspects ne sont pas strictement identiques. Ce serait presque une preuve supplémentaire de la validité des arguments de la NASA.
Rachel comprit soudain.
— La panspermie...
La vie sur terre a été ensemencée depuis l‘espace.
— Exactement. Ces similitudes entre organismes spatiaux et terrestres apporteraient de l‘eau à son moulin. Ce pou marin renforcerait en fait la théorie de la NASA.
— Sauf si l‘authenticité de la météorite était remise en question.
Tolland acquiesça.
— Dès lors, tout l‘échafaudage s‘effondre. Notre pou marin cesse d‘être le meilleur ami de la NASA pour devenir son pire ennemi.
Rachel resta silencieuse tandis que les photos du Bathynomous sortaient de l‘imprimante. Elle essaya de se dire qu‘on pouvait très bien avoir affaire à une honnête erreur de la
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NASA, mais elle savait qu‘il n‘en était rien. Les gens qui font des erreurs honnêtes, en général, ne lancent pas de « contrat » sur leurs contradicteurs.
La voix nasillarde de Corky résonna brusquement dans le laboratoire.
— Impossible !
Tolland et Rachel se retournèrent.
— Il faut refaire cette mesure ! C‘est complètement absurde !
Xavia entra dans la pièce, une feuille imprimée à la main, le visage défait.
— Mike, je ne sais pas comment te dire ça...
Elle parlait d‘une voix hésitante.
— Les teneurs en titane et zirconium que nous avons découvertes dans cet échantillon...
Elle se racla la gorge.
— La NASA a fait une énorme erreur. Leur météorite est une roche océanique !
Tolland et Rachel se regardèrent sans rien dire. Ils savaient. Ils avaient deviné. Ils s‘en doutaient depuis un moment. Tous les soupçons et les doutes accumulés avaient fini par réduire en pièces l‘échafaudage de la NASA.
Tolland acquiesça, le regard triste.
— Oui, merci, Xavia.
— Mais je ne comprends pas, dit Xavia. La croûte de fusion... Le fait qu‘on l‘ait trouvée dans la glace...
— On t‘expliquera en regagnant la terre, fit Tolland. Il faut partir tout de suite.
Rachel rassembla rapidement tous les papiers et les preuves qu‘ils avaient collectés. La conclusion s‘imposait, choquante. Le cliché GPR qui montrait le puits d‘insertion dans le glacier Milne, les photos d‘un pou marin vivant ressemblant au fossile de la NASA, l‘article du professeur Pollock sur les chondres océaniques, et enfin l‘examen à la microsonde électronique des teneurs en zirconium beaucoup trop basses de la météorite.
– 443 –
La conclusion était imparable, c‘était une mystification.
Tolland regarda la liasse de papiers dans les mains de Rachel et esquissa un sourire mélancolique.
— Eh bien voilà, on peut dire que William Pickering tient sa preuve, maintenant !
Rachel acquiesça, se demandant à nouveau pourquoi son patron n‘avait pas répondu à son appel.
Tolland souleva le combiné tout proche, et le lui tendit.
— Vous voulez peut-être essayer de le rappeler ?
— Non. Il faut qu‘on y aille. J‘essaierai de le contacter de l‘hélico.
Rachel avait déjà décidé que, si elle ne pouvait contacter Pickering, elle demanderait au garde-côte de les transporter directement au NRO, à environ deux cent soixante kilomètres de là.
Tolland décrocha le téléphone et le plaqua contre son oreille. L‘air surpris, il fronça les sourcils.
— Bizarre, il n‘y a pas de tonalité...
— Comment ça, pas de tonalité ? s‘enquit Rachel, le visage tendu.
— C‘est bizarre, reprit Tolland, il n‘y a jamais de panne avec les liaisons satellites en principe...
— Monsieur Tolland ?
Le pilote de l‘hélicoptère surgit dans le labo, le visage blême.
— Qu‘y a-t-il ? demanda Rachel. Un signal radar qui approche ?
— C‘est le problème, répondit le pilote, je ne sais pas. Tous les radars et toutes les communications viennent de tomber en panne d‘un seul coup.
Rachel fourra ses papiers dans sa chemise et cria :
— Tout le monde dans l‘hélico, on quitte le bateau sur-le-champ !
– 444 –
109.
Le cœur de Gabrielle battait à tout rompre en traversant le bureau du sénateur Sexton, plongé dans l‘obscurité. La pièce était aussi vaste qu‘élégante, ornée de lambris, de tableaux de maître, de tapis persans, de confortables fauteuils de cuir, sans oublier le gigantesque bureau d‘acajou. L‘écran d‘ordinateur de Sexton répandait une étrange lueur.
Gabrielle fonça vers son bureau.
Le sénateur était un adepte du tout-numérique, et il avait une fois pour toutes refusé l‘empilement des classeurs et des dossiers, lui préférant la rationalisation et le gain de place que permettait l‘ordinateur dans lequel il enregistrait d‘infinies quantités d‘informations, notes de synthèse numérisées, articles scannés, discours, réunions de travail avec ses collaborateurs...
L‘ordinateur de Sexton était son sanctuaire et il prenait grand soin de toujours verrouiller son bureau pour le protéger. Il refusait même de se connecter à Internet de peur que des pirates n‘infiltrent son antre intime et sacré. Un an plus tôt, Gabrielle n‘aurait jamais cru un homme politique assez stupide pour conserver des copies de documents susceptibles d‘être utilisés contre lui, mais à Washington elle avait beaucoup appris. Gabrielle avait découvert à sa grande surprise que les hauts responsables qui acceptaient des dons illicites en gardaient très souvent les preuves, lettres, relevés de banque, reçus, fichiers, etc., tous déposés en lieu sûr. Cette tactique anti-chantage était appelée par euphémisme à Washington l‘« assurance siamoise ». Elle protégeait les candidats des donateurs que leur générosité intéressée aurait conduits à exercer des pressions politiques abusives sur un candidat. Pour peu qu‘un contributeur devienne trop exigeant, le candidat n‘avait plus qu‘à lui mettre sous le nez la preuve de ses donations illégales pour lui rappeler qu‘il avait enfreint la loi.
Cela garantissait une relative tranquillité aux deux parties : candidats et donateurs étaient indissociables, attachés ensemble pour toujours, comme des frères siamois.
– 445 –
Gabrielle se glissa derrière le bureau du sénateur et s‘assit.
Elle inspira profondément et examina l‘ordinateur.
Si le sénateur accepte des pots-de-vin de la SFF, toutes les preuves sont là-dedans.
L‘économiseur d‘écran de Sexton était un diaporama de la Maison Blanche et de ses jardins, créé pour lui par l‘un de ses collaborateurs qui excellait dans la visualisation et la « pensée positive ».
Tout autour de l‘écran défilait une bande de téléscripteur sur laquelle on pouvait lire, indéfiniment répété : Président des États-Unis Sedgewick Sexton.
Gabrielle fit bouger la souris et une fenêtre de sécurité s‘afficha.
SAISIR LE MOT DE PASSE.
Elle s‘y attendait. Ça ne devait pas poser de problème.
La semaine précédente, Gabrielle était arrivée juste au moment où le sénateur était en train d‘entrer son mot de passe.
Elle l‘avait vu taper trois touches en succession rapide.
— C‘est ça votre mot de passe ? lui avait-elle lancé.
Sexton avait tourné la tête.
— Quoi ?
— Et moi qui croyais que la sécurité vous inquiétait ! lui avait jeté Gabrielle d‘un ton enjoué. Votre mot de passe ne comporte que trois signes ? Je vous rappelle que les techniciens conseillent toujours d‘en utiliser au moins six.
— Les techniciens sont des adolescents. Ils devraient essayer de se rappeler ces codes une fois passé la quarantaine.
En plus, la porte est équipée d‘une alarme. Personne ne peut entrer.
Gabrielle s‘était approchée de lui en souriant.
— Et si quelqu‘un se glissait ici pendant que vous êtes aux toilettes ?
— Et essayait toutes les combinaisons possibles ?
Il était parti d‘un petit rire sceptique.
— Je prends mon temps aux toilettes, mais pas à ce point-là quand même.
– 446 –
— Un dîner chez Nico‘s si j‘arrive à deviner votre mot de passe en dix secondes.
Sexton eut l‘air intrigué et amusé.
— Vous ne pouvez pas vous payer Nico‘s, Gabrielle.
— Alors vous vous dégonflez ?
Sexton parut presque désolé pour elle en acceptant le défi.
— Dix secondes ?
Il annula son mot de passe et fit signe à Gabrielle de venir s‘asseoir à côté de lui pour essayer.
— Vous savez que je ne commande que des saltimbocca chez Nico‘s, et ils ne sont pas donnés...
Elle haussa les épaules en s‘asseyant.
— C‘est votre argent, sénateur.
SAISIR LE MOT DE PASSE.
— Dix secondes, lui rappela Sexton.
Gabrielle faillit éclater de rire. Elle n‘aurait besoin que de deux secondes. Du seuil du bureau, elle avait vu Sexton taper son mot de passe sur une même touche répétée très rapidement trois fois de l‘index. Pas très malin. Elle avait aussi vu que sa main était placée tout à fait à gauche du clavier. Ce qui réduisait le choix à neuf lettres. L‘équation était donc enfantine. Sexton avait toujours adoré la triple allitération de son titre et de son nom accolés : Sénateur Sedgewick Sexton.
Ne sous-estimez jamais l‘ego d‘un politicien.
Elle tapa SSS, et l‘économiseur d‘écran disparut.
Sexton, bouche bée, poussa un grognement incrédule. La scène avait eu lieu la semaine précédente. Gabrielle était certaine que Sexton n‘avait pas pris le temps de réfléchir à un nouveau mot de passe.
Et pourquoi l‘aurait-il fait ? Au fond, il a entièrement confiance en moi, se dit-elle.
Elle saisit donc le triple S.
MOT DE PASSE NON VALIDE - ACCÈS REFUSÉ.
Gabrielle n‘en crut pas ses yeux.
Elle avait apparemment surestimé la confiance du sénateur.
– 447 –
110.
Les attaquants frappèrent sans prévenir. Volant à basse altitude, venant du sud-ouest, la silhouette menaçante d‘un hélicoptère lourdement armé fondait sur le Goya comme une guêpe géante. Rachel n‘avait aucun doute, ni sur l‘identité des assaillants ni sur les raisons de cet assaut.
Perçant l‘obscurité, le staccato parti du nez de l‘hélicoptère projeta un torrent de balles sur le pont en fibre de verre du Goya, dessinant un pointillé en travers de la proue. Rachel chercha un abri, mais trop tard, et sentit la douleur fulgurante d‘une balle qui s‘enfonçait dans son bras. Elle tomba brutalement avant de rouler sur elle-même et de ramper tant bien que mal derrière le dôme transparent du Triton qui lui offrait une relative protection.
Un rugissement de rotor explosa au-dessus du bateau, puis le bruit se dissipa dans un sifflement étrange, l‘appareil continuant sa course avant d‘amorcer un large virage, préparant un second passage.
Etendue, tremblante sur le pont, Rachel soutenait son bras en tâchant de repérer Tolland et Corky. Apparemment, ils avaient réussi à s‘abriter derrière une armoire d‘acier et essayaient de se relever, scrutant le ciel, terrifiés. Le monde entier semblait soudain bouger au ralenti.
Accroupie derrière le dôme transparent du Triton, la jeune femme jeta un coup d‘œil paniqué vers leur seul moyen de fuite, l‘hélicoptère des gardes-côtes.
Xavia, qui était déjà en train de grimper dans la cabine de l‘hélicoptère, adressait des signes frénétiques à ses compagnons pour qu‘ils embarquent à leur tour. Rachel vit le pilote dans le cockpit s‘activer aux commandes. Les pales commencèrent à tourner... mais trop lentement.
Plus vite ! Rachel se leva, prête à courir, se demandant si elle pourrait traverser le pont dans toute sa longueur avant que les attaquants opèrent leur second passage.
– 448 –
Elle entendit, derrière elle, Corky et Tolland tenter une course folle vers l‘hélicoptère. Oui ! Maintenant !
Puis elle l‘aperçut.
À cent mètres de là, dans le ciel, perçant la nuit noire, un trait de lumière rouge qui avait l‘épaisseur d‘un crayon cherchait le pont. Ayant rapidement trouvé son repère, le rayon s‘arrêta sur le flanc de l‘hélicoptère toujours immobile.
Cette image, il ne fallut à Rachel qu‘un dixième de seconde pour l‘enregistrer. Dans ce moment d‘effroi, elle sentit toute l‘action se transformer en un collage chaotique de formes et de bruits.
Tolland et Corky continuaient à courir vers elle, Xavia gesticulait frénétiquement dans l‘hélicoptère, le laser rouge cherchait sa cible dans le ciel nocturne.
Trop tard.
Rachel fit volte-face vers Corky et Tolland. Elle leur barra le passage les bras en croix, essayant de les stopper. Ils la heurtèrent durement et chutèrent tous les trois sur le pont dans un entremêlement de bras et de jambes.
Au loin, un éclair de lumière blanche trouait le ciel.
Rachel regarda, incrédule et horrifiée, le sillage parfaitement rectiligne de gaz d‘échappement accompagner la flèche du laser vers l‘hélicoptère.
Quand le missile Hellfire percuta le fuselage, l‘appareil explosa comme un jouet. L‘onde de choc, de chaleur et le bruit de l‘explosion se propagèrent sur le pont tandis que des éclats incandescents volaient dans tous les sens. Le squelette en feu de l‘hélicoptère retomba sur sa queue pulvérisée, oscilla quelques instants avant de s‘abîmer dans l‘océan en un sifflement de vapeur.
Rachel ferma les yeux, cherchant à reprendre son souffle.
Elle entendit les gargouillements et les crachotements de la carcasse en flammes tandis que celle-ci sombrait, emportée au loin par le courant. Dans ce chaos, elle perçut aussi les cris de Michael Tolland. Rachel sentit ses mains puissantes essayer de la faire s‘accroupir. Mais elle ne pouvait pas bouger.
Le pilote et Xavia sont morts. Nous sommes les suivants sur la liste.
– 449 –
111.
La tempête sur le glacier Milne s‘était apaisée et le dôme était redevenu silencieux. Pourtant Lawrence Ekstrom n‘avait même pas essayé de dormir. Il avait passé des heures à faire les cent pas sous le dôme, à contempler le puits d‘extraction, à passer la main sur les rainures de l‘énorme roche calcinée.
Finalement, il avait pris une décision.
Assis
devant
le
vidéophone
du
bureau
des
communications, il fixait les yeux fatigués du président des Etats-Unis. Zach Herney avait revêtu un peignoir et ne semblait pas du tout ravi d‘être réveillé en pleine nuit. Et il le serait encore beaucoup moins en apprenant ce qu‘Ekstrom avait à lui dire.
Quand il eut fini de parler, Herney arbora une expression de malaise et de perplexité, comme s‘il se sentait trop endormi pour avoir bien compris ce qu‘on lui rapportait.
— Attendez, fit Herney. La connexion doit être mauvaise.
Vous essayez de m‘expliquer que la NASA a obtenu les coordonnées de cette météorite en interceptant un appel radio d‘urgence et qu‘elle a ensuite prétendu que PODS avait découvert la météorite ?
Ekstrom resta silencieux. Seul dans le noir, il aurait voulu se réveiller de ce cauchemar.
Ce silence n‘agréait visiblement pas au Président.
— Au nom du ciel, Larry, dites-moi que ce n‘est pas vrai !
Ekstrom avait la bouche sèche.
— La météorite a été découverte, monsieur le Président.
C‘est tout ce qui importe.
— Encore une fois, dites-moi que ce n‘est pas vrai !
– 450 –
L‘écho du cri présidentiel résonna dans les oreilles d‘Ekstrom. Il fallait que je le lui dise, songea Ekstrom. Les retombées seront positives... à terme.
— Monsieur le Président, l‘échec du PODS était catastrophique pour le gouvernement. Quand nous avons intercepté cette transmission radio qui mentionnait la découverte d‘une large météorite enterrée sous la glace, nous avons vu une possibilité de revenir dans la course.
Herney sembla stupéfait.
— En montant cette supercherie au sujet du PODS ?
— De toute façon, PODS aurait été réparé rapidement, mais pas assez vite pour l‘élection. Les sondages étaient de plus en plus mauvais. Et Sexton ne cessait d‘attaquer la NASA...
— Mais vous avez perdu la tête, Larry ? Vous m‘avez menti !
— L‘opportunité était trop tentante, monsieur. J‘ai décidé de la saisir. Le géologue canadien qui avait découvert la météorite est mort dans une tempête de neige. Personne d‘autre ne savait qu‘elle se trouvait là. PODS était en orbite au-dessus de cette zone. La NASA avait besoin d‘une victoire. Nous avions les coordonnées.
— Pourquoi me dites-vous ça maintenant ?
— Je pensais que vous deviez être au courant.
— Savez-vous ce que Sexton ferait de cette information s‘il l‘apprenait ?
Ekstrom préférait ne pas imaginer.
— Il dirait au monde que la NASA et la Maison Blanche ont menti au peuple américain, et il aurait raison !
— Vous n‘avez pas menti, monsieur, c‘est moi qui ai menti et j‘en endosserai la responsabilité...
— Larry, vous ne comprenez pas ce que je vous dis. J‘ai essayé de fonder toute ma présidence sur la vérité et la dignité en politique ! Est-ce que vous comprenez ? Ce soir, mon discours était digne et honnête. Maintenant, je découvre que j‘ai menti au monde ?
— Ce n‘est qu‘un petit mensonge, monsieur.
— Il n‘y a pas de petit mensonge, Larry, fit Herney bouillant de colère.
– 451 –
Ekstrom sentit les parois de la petite pièce où il se trouvait se rapprocher.
Il avait encore bien d‘autres choses à avouer au Président, mais Ekstrom comprit qu‘il lui faudrait attendre le lendemain matin.
— Je suis désolé de vous avoir réveillé, monsieur. Je pensais seulement qu‘il fallait que vous sachiez.
De l‘autre côté de la ville, Sedgewick Sexton avalait encore une lampée de cognac tout en déambulant dans son appartement avec une irritation croissante.
Mais où diable était donc passée Gabrielle ?
112.
Gabrielle Ashe était attablée dans le noir devant l‘ordinateur du sénateur Sexton, complètement découragée.
MOT DE PASSE INVALIDE - ACCÈS REFUSÉ
Elle avait essayé plusieurs autres mots de passe plausibles mais aucun n‘avait marché. Après avoir fouillé le bureau à la recherche de tiroirs ouverts ou d‘indices quels qu‘ils fussent, Gabrielle avait renoncé. Elle était sur le point de partir quand elle repéra quelque chose d‘étrange qui scintillait sur le calendrier du bureau de Sexton. Quelqu‘un avait souligné le jour de l‘élection au surligneur, rouge, blanc et bleu.
Ce n‘était certainement pas le sénateur. Gabrielle regarda de plus près. À la date de l‘élection présidentielle, on pouvait lire un mot scintillant, et chargé de fioritures : POTUS !
C‘était sans doute sa secrétaire qui avait trouvé le moyen de galvaniser son patron. L‘acronyme POTUS est le nom de code donné au président des États-Unis (Président Of The United States) par le Secret Service. Le jour de l‘élection, si tout se passait bien, Sexton deviendrait le nouveau POTUS.
– 452 –
Gabrielle, qui s‘apprêtait à partir, remit le calendrier à sa place et se leva. Elle s‘arrêta soudain, jetant un coup d‘œil sur l‘écran de l‘ordinateur.
SAISIR LE MOT DE PASSE.
Nouveau coup d‘œil au calendrier.
POTUS.
Elle entrevit soudain une lueur d‘espoir. POTUS était un parfait mot de passe pour Sexton. Simple, positif, égocentrique.
Retenant sa respiration, Gabrielle tapa rapidement les lettres P, O, T, U, S.
MOT DE PASSE INVALIDE - ACCÈS REFUSÉ
La jeune femme capitula. Elle se dirigea vers les toilettes pour sortir. La sonnerie de son portable la fit sursauter.
S‘arrêtant net, elle prit son téléphone et jeta un coup d‘œil sur l‘horloge à laquelle Sexton tenait tant. Presque 4 heures du matin. À cette heure, ce ne pouvait être que lui. Il se demandait évidemment où elle était passée. Je décroche ou je laisse sonner ? Si elle répondait, Gabrielle allait devoir mentir. Mais si elle ne répondait pas, Sexton deviendrait soupçonneux.
Elle prit l‘appel.
— Allô ?
— Gabrielle ? Qu‘est-ce qui vous retarde ?
Sexton semblait très impatient.
— Le Mémorial Roosevelt. Le taxi a été bloqué là-bas et maintenant on est...
— Mais je n‘ai pas l‘impression que vous m‘appelez d‘un taxi...
— Non, dit-elle, son cœur battant plus fort. Non, je ne vous appelle pas d‘un taxi, j‘ai décidé de m‘arrêter à mon bureau, de prendre quelques documents de la NASA sur PODS. Je les cherche et j‘ai du mal à les retrouver.
— Bien, dépêchez-vous, je voudrais convoquer une conférence de presse pour demain matin et nous devons revoir tout ça en détail.
— J‘arrive très vite, fit-elle.
Il y eut un silence au bout de la ligne.
— Vous êtes dans votre bureau ?
Sexton semblait soudain troublé.
– 453 –
— Oui, j‘ai besoin d‘encore dix minutes et j‘arrive chez vous.
Autre silence.
— Très bien, je vous vois tout à l‘heure.
Gabrielle raccrocha, trop préoccupée pour remarquer le triple tic si reconnaissable et sonore de l‘horloge que Sexton adorait et qui n‘était qu‘à un ou deux mètres d‘elle.
113.
Michael Tolland comprit que Rachel était blessée lorsqu‘il vit le sang sur son bras, en la tirant à couvert derrière le Triton.
À l‘expression de son visage, il sut qu‘elle n‘éprouvait aucune douleur. Après l‘avoir réconfortée, il chercha Corky.
L‘astrophysicien rampait vers eux, les yeux écarquillés de terreur.
Nous devons trouver un abri, songea Tolland, qui ne réussissait toujours pas à réaliser l‘horreur de ce qui venait de se produire.
D‘instinct, ses yeux examinèrent les ponts en gradins au-dessus d‘eux. Les marches menant au pont supérieur étaient toutes exposées aux tirs, et le pont lui-même était une boîte transparente, ils feraient des cibles trop faciles derrière ces parois. Grimper là-haut relevait du suicide, ce qui ne leur laissait qu‘une seule issue.
Pendant un bref instant, Tolland regarda avec une lueur d‘espoir le sous-marin Triton, se demandant s‘il pouvait y embarquer ses compagnons. Ils auraient au moins été à l‘abri des balles.
– 454 –
Absurde. Le Triton ne pouvait abriter qu‘une personne et la mise à l‘eau au moyen du treuil prenait une bonne dizaine de minutes, le temps d‘atteindre l‘océan, dix mètres plus bas. De plus, ses batteries et ses compresseurs n‘étaient pas chargés, le Triton aurait été incapable de se déplacer dans l‘eau.
— Attention, ils reviennent ! hurla Corky d‘une voix stridente en pointant un index vers le ciel.
Tolland ne regarda même pas vers le ciel. Il désigna une cloison toute proche, à partir de laquelle une rampe d‘aluminium descendait vers les ponts inférieurs. Corky n‘avait besoin d‘aucun encouragement. Courbé en avant, il se rua vers l‘ouverture et disparut dans l‘escalier. Tolland prit Rachel d‘un bras ferme par la taille et le suivit. Tous deux disparurent vers le pont inférieur juste au moment où l‘hélicoptère repassait au-dessus de leurs têtes, criblant le pont de balles.
Tolland aida Rachel à descendre jusqu‘à la plateforme suspendue, tout en bas. Quand ils arrivèrent, Tolland sentit le corps de Rachel se raidir subitement. Il se tourna, craignant qu‘elle n‘ait été touchée par une balle qui aurait ricoché.
Quand il vit son visage, il comprit qu‘il s‘agissait d‘autre chose. Tolland suivit son regard vers l‘eau et comprit aussitôt.
Rachel était pétrifiée, ses jambes refusaient d‘avancer. Elle contemplait d‘un air fixe l‘univers improbable qui s‘étendait sous elle.
Les coques multiples du Goya, au design si particulier, évoquaient celles d‘un catamaran géant. Rachel et Tolland se trouvaient sur une coursive suspendue au-dessus du vide où, dix mètres plus bas, s‘agitait une mer déchaînée. Le bruit qui se répercutait sur la face inférieure du pont était assourdissant.
Ajoutant encore à la terreur de Rachel, les spots, restés allumés, éclairaient la mer d‘une effrayante lueur verdâtre. Elle aperçut six ou sept silhouettes fantomatiques sous le bateau. D‘énormes requins-marteaux nageaient sur place à contre-courant, leurs longs corps souples et forts ondulant inlassablement.
La voix de Tolland résonna dans son oreille.
— Rachel, tout va bien. Regardez devant vous, je suis là.
Sa main se posa sur le poing que Rachel gardait crispé sur la rampe, essayant doucement de lui faire lâcher prise. C‘est à ce
– 455 –
moment-là qu‘elle vit la goutte de sang écarlate rouler, dégouliner sur son bras et tomber à travers le jour d‘une des marches. Ses yeux suivirent la goutte. Elle comprit à quel instant le sang s‘était mêlé à l‘eau de mer car d‘un seul coup, tous les requins-marteaux se précipitèrent à l‘unisson, poussant de toute la force de leurs queues puissantes et se ruant les uns contre les autres dans une frénésie de mâchoires voraces.
Ils disposent de lobes olfactifs extraordinairement sensibles... ils peuvent sentir quelques gouttes de sang à un kilomètre et demi de distance.
— Regardez droit devant vous, répéta Tolland, d‘une voix ferme et rassurante, je suis juste derrière.
Rachel sentit sur ses hanches les mains qui la poussaient en avant. S‘efforçant de ne plus voir le vide au-dessous d‘elle, la jeune femme descendit l‘escalier. Elle entendait plus haut les rotors de l‘hélicoptère. Corky était déjà loin devant, il avançait sur la petite coursive en titubant comme un ivrogne paniqué.
Tolland lui cria :
— Va jusqu‘en bas, Corky, jusqu‘en bas !
Rachel aperçut maintenant le terme de leur course. Au-dessus de leur tête, une série de rampes descendaient en zigzag.
Au niveau de l‘eau, un petit pont étroit courait sur toute la longueur du Goya, et attachés à ce pont principal se succédaient plusieurs petits ponts transversaux aménagés pour la plongée, comme le signalait un grand panneau :
Zone de plongée !
Manœuvrer avec précaution.
Rachel espéra que Michael n‘avait pas l‘intention de fuir à la nage. Son cœur battit plus vite quand elle vit Tolland s‘arrêter le long d‘une rangée de coffres à porte grillagée qui flanquaient la coursive. Il ouvrit les portes et en sortit des tenues de plongée, des tubas, des palmes, des gilets de sauvetage et des fusils sous-marins. Avant qu‘elle ait pu protester, il plongea sa main dans le coffre et s‘empara d‘un pistolet lance-fusées.
— Allons-y.
Ils repartirent.
Devant eux, Corky avait atteint les rampes en zigzag et était déjà descendu à mi-hauteur.
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— Je le vois ! cria-t-il, d‘une voix presque joyeuse pardessus le vacarme des remous.
Il voit quoi ? se demandait Rachel tandis que Corky courait le long de l‘étroite coursive. Tout ce qu‘elle voyait, elle, c‘était un océan infesté de requins nageant à quelques mètres du Goya.
Tolland la tira en avant et soudain Rachel aperçut ce qui réjouissait tant l‘astrophysicien. Tout au bout de l‘appontement inférieur était amarré un petit bateau à moteur. C‘est vers lui que Corky courait.
Rachel écarquilla les yeux. Il compte prendre de vitesse un hélicoptère avec un hors-bord ? s‘inquiéta-t-elle.
— Il est équipé d‘une radio, fit Tolland, et si on peut s‘éloigner assez du système de brouillage de l‘hélicoptère...
Rachel n‘entendit pas un mot de plus. Elle venait de voir quelque chose qui lui glaça le sang.
— Trop tard, dit-elle d‘une voix rauque d‘angoisse, en tendant un index tremblant.
On est fichus..., pensa-t-elle.
Tout au bout du bateau, comme un dragon scrutant l‘intérieur d‘une caverne, l‘hélicoptère noir était descendu au ras de l‘eau, juste en face d‘eux. Pendant un instant, Tolland crut qu‘il allait fondre sur eux à travers l‘espace ouvert au centre du bateau. L‘hélicoptère se mit à tourner sur lui-même, cherchant le meilleur angle de tir.
Tolland suivit la direction des canons de mitrailleuses.
Accroupi
à
côté
du
petit
hors-bord,
essayant
frénétiquement de détacher ses amarres, Corky jeta un regard vers le haut juste au moment où les mitrailleuses sous l‘hélicoptère se mettaient à vomir leur déluge de feu. Corky s‘effondra comme s‘il avait été touché. Il rampa sur le plat-bord et se jeta dans le bateau, se recroquevillant pour s‘abriter des balles. Les mitrailleuses cessèrent. Tolland aperçut Corky qui se cachait au fond de l‘embarcation. La partie inférieure de sa jambe droite était couverte de sang. Accroupi sous le tableau de bord, il tendit la main et fourragea parmi les boutons jusqu‘à ce qu‘il sente la clé au bout de ses doigts. Le moteur Mercury de deux cent cinquante chevaux se mit à rugir.
– 457 –
Un instant plus tard, un laser rouge surgit du nez de l‘hélicoptère, ajustant le petit hors-bord.
Tolland réagit d‘instinct, visant l‘hélicoptère de la seule arme qu‘il avait.
Le pistolet à fusée de détresse siffla quand il pressa la détente et un éclair aveuglant partit sur une trajectoire horizontale, directement vers l‘hélicoptère. Mais c‘était trop tard. Au moment où la fusée éclairante atteignit le pare-brise de l‘hélicoptère, le lance-roquettes, sous l‘appareil, émit son propre éclair. À l‘instant où le missile partit, l‘hélicoptère vira subitement et fit un bond vers le haut pour éviter la fusée éclairante.
— Attention ! hurla Tolland en plaquant Rachel au sol.
Le missile passa tout près du hors-bord, manquant Corky de peu, longea le Goya sur toute la longueur et percuta l‘une des coques, dix mètres au-dessous de Rachel et Tolland.
L‘explosion fut apocalyptique. Il y eut une éruption d‘eau et de flammes, des morceaux de métal tordus volèrent dans tous les sens et percutèrent la coursive.
Le bateau s‘inclina mais finit par trouver un nouvel équilibre, légèrement penché.
Tandis que les fumées se dissipaient, Tolland découvrit que l‘une des quatre poutrelles du Goya avait été gravement endommagée.
Le ponton était soumis à de violents remous qui menaçaient de l‘arracher. L‘escalier en spirale menant au pont inférieur ne semblait plus suspendu qu‘à un fil.
— On y va ! hurla Tolland en poussant Rachel vers l‘escalier. Il faut absolument descendre !
Mais il était trop tard. Avec un crac final, l‘escalier se sépara de la poutrelle endommagée et alla s‘écraser dans la mer.
Au-dessus du bateau, Delta 1 avait repris le contrôle du Kiowa. Momentanément aveuglé par la fusée éclairante, il avait instinctivement tiré sur le levier, faisant faire un écart au missile qui avait manqué son objectif. Maintenant, le Kiowa était au-dessus de la poupe et il se préparait à choisir un angle de visée pour en finir définitivement avec ses cibles.
– 458 –
Éliminez tous les passagers. La consigne du contrôleur avait été parfaitement claire. Sur le siège arrière, Delta 2 poussa une exclamation, le doigt sur le hublot :
— Merde, regarde ! Le hors-bord !
Delta 1 se tourna et vit le petit bateau criblé de balles s‘éloigner rapidement du Goya dans l‘obscurité. Il fallait prendre une décision.
114.
Les mains sanguinolentes de Corky étaient crispées sur le volant du hors-bord Crestliner Phantom 2100 qui filait sur la mer. Il appuya à fond sur l‘accélérateur. C‘est alors qu‘il sentit la douleur en vrille dans sa jambe. Il jeta un coup d‘œil et, découvrant sa cuisse droite couverte de sang, il eut immédiatement envie de vomir. Prenant appui contre le volant, il se tourna et aperçut derrière lui le Goya. Il voulait tant que l‘hélicoptère le suive... Tolland et Rachel étaient restés coincés sur la coursive, Corky n‘avait pas eu la possibilité de les embarquer. Il avait été forcé de prendre une décision instantanée.
Diviser pour gagner.
Corky savait que, s‘il pouvait attirer l‘hélicoptère assez loin du Goya, Tolland et Rachel auraient peut-être une chance d‘utiliser la radio. Malheureusement, en regardant par-dessus son épaule, Corky vit l‘hélicoptère toujours suspendu à l‘aplomb du bateau.
Allez, bande de salauds, suivez-moi donc !
Mais l‘hélicoptère ne le suivit pas. Il choisit d‘atterrir sur la poupe du Goya. Bien en ligne dans l‘axe du bateau, il posa ses deux patins sur le pont.
– 459 –
Non ! Corky regarda cette scène horrifié, comprenant qu‘en laissant Tolland et Rachel il les avait condamnés à une mort certaine. À lui, maintenant, d‘utiliser la radio pour lancer un SOS. Corky explora le tableau de bord et trouva la radio qu‘il tenta d‘allumer, sans succès. Ni voyant lumineux, ni grésillements. Il tourna le bouton du volume au maximum.
Toujours rien. Abandonnant le volant, il s‘agenouilla pour regarder derrière le tableau de bord. Sa jambe le faisait atrocement souffrir. En examinant la radio, il n‘en crut pas ses yeux. Le tableau de bord avait été à moitié arraché par les balles et l‘électronique de la radio était pulvérisée. Les fils pendaient dans le vide.
— Quelle malchance !
Les genoux flageolants, Corky se redressa, se demandant ce qui pourrait bien lui arriver de pire. En se retourna nt vers le Goya, il eut la réponse à sa question. Deux commandos sautaient de l‘hélico sur le pont. Puis le Kiowa reprenait de l‘altitude, virait dans la direction de Corky et fonçait vers lui à toute allure.
Corky défaillit. Diviser pour gagner. Apparemment, il n‘était pas le seul à avoir eu cette brillante idée ce soir.
En approchant de l‘escalier métallique qui menait aux ponts inférieurs, Delta 3 entendit une femme crier au-dessous de lui. Il se tourna et fit signe à Delta 2 qu‘il allait descendre.
Son partenaire acquiesça, restant en arrière pour couvrir le pont supérieur. Les deux hommes pouvaient rester en contact par transmetteur crypté. Le système de brouillage du Kiowa réservait une fréquence sur laquelle les commandos pouvaient communiquer.
Agrippant
son
fusil-mitrailleur,
Delta
3
avança
silencieusement vers l‘escalier en zigzag. Avec la vigilance d‘un tueur entraîné, il descendit pas à pas, le fusil pointé vers le bas.
Mais la visibilité était réduite et Delta 3 dut s‘accroupir pour tâcher de mieux voir. Il entendait les cris ; il continua à descendre. A mi-course, il aperçut le réseau de pontons et de coursives attachés sous le dernier pont du Goya. Les cris étaient plus forts maintenant.
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Puis il la vit. Sur une coursive transversale, Rachel Sexton, accoudée au bastingage, appelait désespérément Michael Tolland, le regard rivé sur la mer.
Est-ce que Tolland a fait une chute ? se demanda-t-il. Peut-
être à cause de l‘explosion ?
Si c‘était le cas, le boulot de Delta 3 allait être encore plus simple que prévu. Il ne lui restait que quelques marches à descendre pour trouver son angle de tir. Aussi simple que d‘exploser une silhouette de carton dans un stand de tir.
Sa seule inquiétude concernait la position de Rachel, debout près d‘un coffre à outils, où elle pouvait trouver une arme – pistolet de détresse ou fusil à requin, bien qu‘aucun des deux ne pût rivaliser avec sa mitraillette. Confiant, certain d‘avoir la situation bien en main, Delta 3 leva son arme et descendit une marche. Rachel Sexton était presque parfaitement dans l‗axe de tir maintenant. Il leva sa mitraillette.
Encore une marche.
Tout d‘un coup, il perçut un mouvement très rapide sous l‘escalier. Le commando fut plus étonné qu‘effrayé en apercevant, juste sous lui, Michael Tolland balancer de toutes ses forces une barre d‘aluminium vers son pied.
Bien que Delta 3 se soit fait piéger, il faillit rire devant ce minable stratagème.
Puis il sentit le bout de la barre s‘écraser sur son talon. Un éclair de douleur traversa son corps tandis que son pied droit partait en avant avec une force inouïe sous la violence de l‘impact. Delta 3 chancela et s‘écroula dans l‘escalier. Sa mitraillette rebondit sur la rampe et passa par-dessus bord tandis qu‘il s‘effondrait sur la coursive. Paniqué, il se recroquevilla pour saisir son pied, et découvrit alors que celui-ci avait été arraché.
Tolland serrait toujours son fusil anti-requin. La tige d‘aluminium d‘un mètre cinquante de long était équipée d‘une charge explosive, un obus de calibre douze, qui explosait sur une légère pression et servait aux plongeurs de parade en cas d‘agression par des squales. Tolland avait rechargé son fusil, dont il pointait maintenant la tête explosive sur la gorge de son
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agresseur. L‘homme allongé sur le dos, paralysé, le regardait avec une grimace de rage et de douleur.
Rachel remonta la coursive en courant. Leur plan prévoyait qu‘elle s‘empare de la mitraillette de l‘homme, mais celle-ci était malheureusement passée par-dessus bord.
Le cryp-talk de l‘homme se mit à grésiller sur sa ceinture.
La voix qui en sortit était neutre et professionnelle.
— Delta 3 ? Répondez, j‘ai entendu un coup de feu.
L‘homme ne fit pas un geste pour répondre.
Le transmetteur grésilla de nouveau.
— Delta 3 ? Confirmez, avez-vous besoin de renfort ?
Presque aussitôt, une autre voix se fit entendre. Elle aussi était neutre mais moins nette à cause du bruit de fond de l‘hélicoptère.
— C‘est Delta 1, fit le pilote. Je suis à la poursuite du hors-bord. Delta 3, confirmez. Êtes-vous blessé ? Avez-vous besoin de renfort ?
Tolland pressa le fusil à requin contre la gorge de l‘homme.
— Dites à l‘hélicoptère de laisser tomber la poursuite. S‘il tue mon ami, vous mourez.
Le soldat gémit de douleur en portant le cryp-talk à ses lèvres. Il regarda Tolland droit dans les yeux en pressant le bouton et articula :
— Ici Delta 3, je vais bien, détruisez le hors-bord.
115.
Gabrielle Ashe retourna dans la salle de bains privée de Sexton et s‘apprêta à grimper pour sortir du bureau. L‘appel téléphonique du sénateur lui avait laissé un arrière-goût désagréable. Il avait hésité quand elle lui avait dit qu‘elle se trouvait dans son bureau à elle, comme s‘il avait compris qu‘elle
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mentait. En tout cas, elle n‘était pas parvenue à pénétrer dans le disque dur de Sexton et elle ne savait plus très bien quoi faire.
Sexton m‘attend ! se dit-elle.
En grimpant sur le lavabo et au moment de se hisser dans le faux plafond, elle entendit quelque chose cliqueter sur le carrelage. Elle regarda en bas, et découvrit avec irritation qu‘elle avait fait tomber sans le vouloir une paire de boutons de manchettes de Sexton qui étaient restés posés sur le rebord du lavabo.
Tout remettre en place, se préoccupait-elle.
En redescendant, Gabrielle ramassa les boutons de manchettes et les reposa sur le lavabo. Alors qu‘elle commençait à remonter vers le faux plafond, elle s‘arrêta et jeta un deuxième coup d‘œil aux boutons de manchettes. N‘importe quel autre soir, Gabrielle les aurait ignorés, mais le monogramme attira son attention. Comme la plupart des accessoires et vêtements monogrammes de Sexton, celui-ci se composait de deux lettres entrecroisées, SS. Gabriel repensa au mot de passe initial de Sexton, SSS. Elle se rappela son calendrier, POTUS, et l‘économiseur d‘écran sur le thème de la Maison Blanche avec sa bande clignotant à l‘infini.
President Of The United States Sedgewick Sexton...
Président des États-Unis Sedgewick Sexton... Président des...
Gabrielle resta immobile quelques instants, se demandant si la vanité de son patron pouvait aller jusque-là. Sachant qu‘il ne lui faudrait qu‘un instant pour le découvrir, elle retourna en vitesse dans le bureau de Sexton, s‘assit devant son ordinateur et tapa le mot de passe de sept lettres : POTUSSS.
L‘économiseur d‘écran disparut instantanément.
Elle écarquilla les yeux, incrédule.
Ne jamais sous-estimer l‘ego d‘un homme politique !
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116.
Corky Marlinson n‘était plus à la barre du Crestliner Phantom qui continuait à filer dans la nuit. Il savait que le bateau allait continuer en ligne droite avec ou sans lui au volant.
Le chemin de moindre résistance...
Corky était à l‘arrière du bateau, essayant de soigner la blessure de sa jambe. Une balle était entrée par la face interne de son mollet, manquant de peu le tibia. Il n‘y avait rien à l‘arrière de son mollet, la balle était donc restée logée dans sa jambe. Il chercha quelque chose pour arrêter le sang. Des palmes, un tuba, et quelques gilets de sauvetage. Pas de trousse de premiers secours. Fébrilement, Corky ouvrit un petit coffre à outils et fouilla parmi les instruments, les chiffons, remarquant un rouleau de bande adhésive. Il examina sa jambe sanguinolente et se demanda quelle distance il lui restait à parcourir avant de se trouver hors de portée des requins.
Delta 1 volait à très basse altitude au-dessus de l‘océan, scrutant les ténèbres à la recherche du petit hors-bord.
Supposant que le fuyard avait dû foncer vers le rivage et s‘éloigner au maximum du Goya, Delta 1 avait suivi la trajectoire initiale du Crestliner.
Normalement, pister un bateau nécessitait un radar ordinaire, mais comme le système de brouillage était activé et neutralisait tous les signaux à des kilomètres à la ronde, le radar était inutilisable. Désactiver le système de brouillage était impossible avant d‘avoir la confirmation que tous les passagers du Goya étaient morts. Pas question qu‘un seul SOS
téléphonique soit émis depuis le Goya ce soir-là.
Le secret de la météorite doit mourir. Ici même et tout de suite.
Heureusement, Delta 1 avait d‘autres cordes à son arc. À
commencer par son scanner thermique. Même sur cette zone très inhabituelle d‘océan aux eaux tièdes, repérer l‘empreinte thermique d‘un petit hors-bord était tout simple. La
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température de l‘océan devait être d‘une trentaine de degrés centigrades mais les émissions thermiques d‘un moteur de hors-bord de deux cent cinquante chevaux restaient aisément repérables.
La jambe de Corky Marlinson et son pied engourdis n‘enregistraient plus aucune sensation. Incapable de trouver une autre solution, il avait essuyé son mollet blessé avec un chiffon et y avait enroulé une bande de scotch adhésif argenté.
Le saignement avait cessé mais ses vêtements et ses mains étaient toujours maculés de sang.
Assis au fond de son embarcation, Corky se demandait, perplexe, pourquoi l‘hélicoptère ne l‘avait pas encore retrouvé.
Jetant un coup d‘œil alentour, scrutant l‘horizon derrière lui, il s‘attendait à voir le Goya au loin et l‘hélicoptère fonçant dans sa direction. Étrangement, il ne voyait rien. Les lumières du Goya avaient disparu. Il ne pouvait tout de même pas avoir parcouru une telle distance...
Corky crut soudain en ses chances. Peut-être avaient-ils perdu sa trace dans le noir. Peut-être allait-il arriver jusqu‘au rivage.
C‘est alors qu‘il constata que le sillage de son hors-bord n‘était pas rectiligne, il s‘incurvait progressivement comme s‘il suivait une trajectoire en arc plutôt qu‘en ligne droite. Surpris, Corky tourna la tête. Le sillage de l‘arc dessinait une courbe géante sur l‘océan. Un instant plus tard, il le vit.
Le Goya se trouvait à bâbord, à moins de cinq cents mètres. Terrifié, Corky comprit son erreur. En l‘absence d‘un pilote pour redresser la barre, la proue du Crestliner s‘était continuellement alignée sur le puissant courant circulaire du panache géant.
Je suis en train de tourner en rond ! se dit-il.
Il était revenu à son point de départ.
Sachant qu‘il était toujours dans la zone infestée de requins, Corky se rappela les sinistres paroles de Tolland.
« Grâce à leurs lobes olfactifs, les requins-marteaux sont capables de flairer une goutte de sang à un kilomètre et demi. »
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Corky regarda sa jambe et ses mains couvertes de scotch argenté.
L‘hélicoptère n‘allait pas tarder à le retrouver.
Arrachant ses vêtements pleins de sang, il tituba jusqu‘à la poupe. Sachant qu‘aucun requin ne pouvait suivre le bateau, il se rinça de son mieux dans l‘écume du sillage à l‘arrière du hors-bord.
Une simple gouttelette de sang...
En se relevant, complètement nu, Corky savait qu‘il ne lui restait plus qu‘une chose à faire. Il avait appris autrefois que les animaux se servaient de leur urine pour marquer leur territoire, l‘acide urique étant le fluide corporel qui dégageait l‘odeur la plus forte.
Plus fort que le sang, espérait-il. Il aurait voulu avoir bu quelques bières de plus ce soir-là. Corky posa son pied sur le bord et essaya d‘uriner sur son mollet couvert de scotch adhésif.
Se pisser dessus alors qu‘un hélicoptère vous traque n‘a rien d‘évident !
Finalement, Corky urina sur sa jambe, sans épargner un centimètre carré. Il se servit de ce qui restait dans sa vessie pour imprégner un chiffon qu‘il se passa ensuite sur le corps.
Dans le ciel au-dessus de lui, un rayon laser perçait les ténèbres et le cherchait comme la lame scintillante d‘une épée de Damoclès. L‘hélicoptère surgit d‘un angle inattendu, le pilote n‘avait visiblement pas prévu le retour de Corky vers le Goya.
Il enfila rapidement un gilet de sauvetage. Sur le plancher du bateau, à un mètre cinquante de Corky, une tache d‘un rouge brillant apparut.
Vite !
À bord du Goya, Michael Tolland ne vit pas le Crestliner Phantom 2100 voler en éclats dans un immense panache de flammes et de fumée.
Mais il entendit l‘explosion.
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117.
L‘aile ouest était habituellement tranquille à cette heure, mais l‘apparition inattendue du Président en peignoir de bain et pantoufles avait réveillé ses collaborateurs et les fonctionnaires de permanence qui somnolaient plus ou moins sur des canapés...
— Je n‘arrive pas à mettre la main dessus, monsieur le Président, disait un jeune homme en le suivant dans le bureau Ovale.
Il avait regardé partout.
— Mme Tench ne répond ni sur son pager ni sur son portable.
Le Président semblait exaspéré.
— Avez-vous regardé dans le...
— Elle a quitté la Maison Blanche, monsieur, annonça un autre collaborateur qui arrivait au pas de charge. Elle a signé le registre il y a environ une heure. Nous pensons qu‘elle s‘est peut-être rendue au NRO. L‘une des opératrices nous a dit que Tench et Pickering devaient se rencontrer ce soir.
— William Pickering ?
Le Président eut l‘air stupéfait.
Tench et Pickering avaient des rapports on ne peut plus distants.
— L‘avez-vous appelé ?
— Il ne répond pas, monsieur. Les standardistes du NRO
ne parviennent pas à le joindre. Ils disent que le téléphone mobile de Pickering ne répond même plus. C‘est comme s‘il avait purement et simplement disparu de la surface de la terre.
Herney dévisagea ses deux collaborateurs pendant quelques instants avant de se diriger vers le bar et de se servir une rasade de bourbon. Au moment où il portait le verre à ses lèvres, un homme du Secret Service entra d‘un pas rapide.
— Monsieur le Président ? Je ne voulais pas vous réveiller, mais je dois vous prévenir qu‘un attentat a eu lieu ce soir au Mémorial Roosevelt.
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Herney faillit en laisser tomber son verre.
— Quoi ? Mais quand ça ?
— Il y a une heure.
Le visage de l‘agent était grave.
— Et le FBI vient juste d‘identifier la victime...
118.
Le pied de Delta 3 était atrocement douloureux. Il se sentait flotter dans un état semi-comateux. Était-ce la mort ? Il essaya de bouger mais il était paralysé, à peine capable de respirer. Il ne voyait que des formes floues. Il se remémora les instants qui avaient précédé son évanouissement, se rappela l‘explosion du Crestliner, la colère dans les yeux de Michael Tolland quand l‘océanographe se tenait debout au-dessus de lui, pressant la charge explosive du fusil anti-requin contre sa gorge.
Tolland a sûrement eu ma peau..., se dit-il.
Pourtant la douleur dans le pied droit de Delta 3 lui indiquait qu‘il était bien vivant. Lentement, ça lui revint. En entendant l‘explosion du Crestliner, Tolland avait poussé un cri de rage angoissé, imaginant la mort de son ami. Puis, posant le regard sur Delta 3, Tolland s‘était contracté comme s‘il se préparait à tirer l‘obus dans sa gorge. Mais il avait hésité –
charité chrétienne sans doute. Fou de rage et de frustration, il avait alors laissé tomber le fusil et donné un coup de pied dans la jambe droite de Delta 3.
Delta 3 se souvenait d‘une dernière chose : il avait vomi de douleur avant de sombrer. Maintenant, il revenait à lui, sans la moindre notion du temps. Ses bras étaient si étroitement attachés dans son dos que le nœud ne pouvait qu‘être l‘œuvre d‘un marin. Ses jambes elles aussi étaient liées, pliées en arrière et attachées à ses poignets, ce qui l‘empêchait de tenter le
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moindre geste. Il essaya de crier quelque chose mais aucun son ne sortit de sa bouche : il était bâillonné.
Peu à peu, Delta 3 sentit le vent frais et vit les lumières vives. Il réalisa qu‘on l‘avait hissé sur le pont principal du Goya. Il se tourna pour chercher de l‘aide et découvrit une vision effrayante – son propre reflet déformé et convexe dans la bulle en Plexiglas du petit sous-marin. Celui-ci était suspendu juste au-dessus de lui, et Delta 3 comprit qu‘il était allongé sur une trappe géante. Mais il y avait plus angoissant : où était passé Delta 2 ?
Delta 2 avait perdu de son assurance. Malgré le message de son partenaire déclarant qu‘il allait très bien, la détonation qu‘il avait entendue n‘était pas celle d‘une mitraillette. De toute évidence, Rachel Sexton avait fait feu avec une arme. Delta 2
s‘était avancé jusqu‘à la balustrade, pour essayer d‘apercevoir son partenaire. Il n‘avait vu qu‘une traînée de sang.
Fusil-mitrailleur à la main, Delta 2 était descendu sur les ponts inférieurs, avait suivi la traînée de sang le long d‘une coursive jusqu‘à la poupe du bateau. La trace l‘avait mené ensuite à une autre rampe qui remontait vers le pont principal, désert. Avec une inquiétude croissante, Delta 2 avait compris que le sang le ramenait à la poupe du bateau.
Mais qu‘est-ce qui se passe, bon Dieu ? La traînée semblait décrire un cercle géant. Se déplaçant avec précaution, brandissant son arme, Delta 2 entra dans le laboratoire. La traînée se poursuivait vers la proue. Il continua à la suivre.
Puis il le vit.
Delta 3 gisait là, bâillonné et ligoté, installé sous le petit sous-marin. D‘où il se tenait, Delta 2 pouvait voir que son partenaire avait perdu une bonne partie de son pied droit.
Se défiant d‘un piège éventuel, Delta 2 leva son fusil-mitrailleur et avança lentement. Delta 3 se contorsionnait, essayait de parler. Paradoxalement, la façon dont il avait été ligoté, talons aux fesses, était probablement en train de lui sauver la vie. Son pied saignait modérément.
Tandis qu‘il approchait du sous-marin, Delta 2 pouvait surveiller ce qui se passait derrière lui – la totalité du pont se
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réfléchissait dans la bulle du cockpit. Delta 2 arriva à la hauteur de son partenaire, qui se débattait, mais n‘aperçut que trop tard l‘avertissement dans son regard.
Un éclair argenté sortit de nulle part.
L‘un des bras du Triton enserra brusquement la cuisse gauche de Delta 2. Il tenta de se libérer. En vain. Sentant l‘un de ses os se briser, il hurla de douleur. Son regard se tourna alors vers le cockpit où il put apercevoir, tapi dans l‘obscurité, Michael Tolland aux commandes du sous-marin.
Mauvaise idée, songea Delta 2, furieux. Il se saisit de son fusil-mitrailleur tout en essayant d‘oublier sa douleur. Il braqua son arme en direction de la poitrine de Tolland, qui se trouvait de l‘autre côté du dôme en Plexiglas, à un mètre à peine. Il appuya sur la détente et l‘arme gronda. Fou de rage d‘avoir été berné, Delta 2 tira jusqu‘à épuisement de ses munitions. A bout de souffle, il lâcha son arme et contempla la bulle du submersible criblée d‘impacts.
— Neutralisé ! siffla le soldat, luttant pour libérer sa jambe de la pince qui lui entaillait la peau.
Il attrapa son transmetteur crypté, mais une autre pince surgit brusquement devant lui et agrippa son bras droit.
Le cryp -talk tomba à terre.
Ce fut à ce moment-là que Delta 2 découvrit le fantôme dans la vitre qui lui faisait face : un visage blême, légèrement incliné, l‘observait à travers un pan de Plexiglas intact.
Stupéfait, Delta 2 regarda le centre de la bulle et comprit que les balles l‘avaient à peine entamée.
Quelques instants plus tard, la porte supérieure du sous-marin s‘ouvrit. Michael Tolland, tremblant mais indemne, descendit la passerelle, sauta sur le pont et examina la bulle.
— Mille huit cents kilos par centimètre carré... On dirait qu‘il va te falloir une arme plus puissante, déclara Tolland.
À l‘intérieur de l‘hydrolab, Rachel savait que le temps était compté. Elle avait entendu des coups de feu sur le pont et priait pour que tout se soit passé comme Tolland l‘avait prévu. Elle ne se souciait plus de savoir qui était derrière cette machination.
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Ils ne l‘emporteront pas au paradis, se dit-elle. Il faut que l‘on connaisse la vérité.
Elle décida d‘ajouter une brève note à la liasse de documents qu‘elle avait sur elle – les images du Bathynomous giganteus, les photos et les articles concernant les chondres...
La météorite était un faux, elle en avait maintenant les preuves.
Rachel inséra la pile de documents dans le fax. Ne connaissant que quelques numéros par cœur, son choix était très limité, mais elle avait déjà pris sa décision. Retenant sa respiration, elle composa soigneusement un numéro bien particulier.
Elle appuya sur « envoyer » en priant d‘avoir fait le bon choix. Le fax bipa.
ERREUR : PAS DE TONALITÉ.
Rachel s‘y attendait. Les transmissions du Goya étaient toujours brouillées par le Kiowa. Elle attendit devant le fax en espérant qu‘il allait fonctionner.
Au bout de cinq secondes, la machine bipa de nouveau. Elle recomposa le numéro. Rachel surveilla l‘appareil qui bipait de façon inquiétante.
ERREUR : PAS DE TONALITÉ...
COMPOSITION DU NUMÉRO...
ERREUR : PAS DE TONALITÉ...
COMPOSITION DU NUMÉRO...
Laissant le fax recomposer obstinément le numéro, Rachel se précipita hors du laboratoire au moment où l‘hélicoptère revenait en bourdonnant au-dessus du Goya.