– 471 –
119.
À deux cent quarante kilomètres du Goya, Gabrielle Ashe contemplait, muette d‘étonnement, l‘écran d‘ordinateur du sénateur Sexton. Ses soupçons s‘étaient avérés exacts.
Mais elle n‘aurait jamais imaginé à quel point.
Elle scrutait les dizaines de relevés de banque où figuraient les chèques des compagnies aérospatiales privées déposés sur des comptes numérotés aux îles Caïmans. Le plus petit chèque était de quinze mille dollars et plusieurs dépassaient cinq cent mille dollars.
Ce sont des broutilles, lui avait assuré Sexton. Aucune donation n‘excède deux mille dollars.
Sexton n‘avait pas cessé de mentir. Gabrielle était en train de découvrir un financement illicite de campagne électorale d‘une ampleur inouïe. Le cœur serré par la trahison et la déception, elle ne pouvait que se répéter : il m‘a menti !
Elle se sentit stupide, mortifiée, mais surtout elle entra dans une rage terrible.
Assise toute seule dans le noir, la jeune femme n‘avait plus la moindre idée de ce qu‘elle devait faire.
120.
Du Kiowa en train d‘atterrir sur le pont arrière, Delta 1
découvrit un spectacle inattendu.
Michael Tolland était debout sur le pont à côté d‘un petit sous-marin. Accroché aux bras du submersible comme dans les griffes d‘un insecte géant, Delta 2 luttait vainement pour se libérer de ces deux énormes pinces.
– 472 –
Image tout aussi choquante, Rachel Sexton venait d‘arriver sur le pont et surplombait un homme blessé au pied sanguinolent allongé sur une trappe sous le sous-marin. Cet homme ne pouvait être que Delta 3.
Rachel tenait un pistolet-mitrailleur pointé sur l‘homme et lançait un regard de défi vers l‘hélicoptère.
Delta 1, désorienté, était incapable de comprendre comment tout cela avait pu arriver. Les erreurs de leur unité sur le glacier Milne constituaient un dérapage rare mais explicable.
Ce qui venait de se produire en revanche était incompréhensible.
L‘humiliation de Delta 1 aurait déjà été insupportable en temps normal. Mais, ce soir-là, sa honte était encore accrue par la présence très inhabituelle d‘un individu dans l‘hélicoptère : le contrôleur.
Après l‘attentat de la Force Delta au Mémorial Roosevelt, le contrôleur avait ordonné à Delta 1 de se poser dans un jardin public à proximité de la Maison Blanche. Suivant cet ordre, Delta 1 avait atterri sur une pelouse. Au même moment, le contrôleur, garé à proximité, sortait de l‘obscurité et embarquait sur le Kiowa. Ils avaient redécollé quelques secondes plus tard.
Bien que l‘implication directe d‘un contrôleur dans une mission fût rare, Delta 1 pouvait difficilement s‘y opposer.
Excédé par la façon dont la Force Delta avait accompli sa tâche sur le glacier Milne et craignant des soupçons et des enquêtes de hauts responsables, le contrôleur avait informé Delta 1 qu‘il superviserait en personne la phase finale de l‘opération.
Et maintenant, il était le témoin d‘un échec comme jamais jusqu‘à présent Delta 1 n‘en avait connu.
Il fallait en finir tout de suite.
Le contrôleur jeta un coup d‘œil sur le pont du Goya et se demanda comment un tel gâchis avait pu avoir lieu. Rien ne s‘était passé comme prévu. Les soupçons sur la météorite, l‘échec des meurtres sur le glacier, la nécessité de tuer un haut responsable au Mémorial Roosevelt...
— Contrôleur, bredouilla Delta 1, accablé par le spectacle qu‘il contemplait, je ne comprends pas...
– 473 –
Moi non plus, songea le contrôleur. Leurs cibles avaient été grossièrement sous-estimées.
Le contrôleur regarda Rachel Sexton qui fixait le pare-brise opaque de l‘hélicoptère et tenait un cryp-talk près de sa bouche.
Quand sa voix résonna dans le haut-parleur du Kiowa, le contrôleur s‘attendait à ce qu‘elle demande que l‘hélicoptère s‘en aille ou qu‘il cesse de brouiller les transmissions afin que Tolland puisse envoyer un SOS. Mais les mots que Rachel Sexton articula étaient beaucoup plus inquiétants.
— Vous arrivez trop tard, fit-elle. Nous ne sommes plus les seuls à savoir.
Ses paroles résonnèrent pendant quelques instants. Bien que cette affirmation semblât peu crédible, la possibilité qu‘elle fût vraie forçait le contrôleur à réfléchir. Le succès du projet exigeait d‘éliminer tous ceux qui connaissaient la vérité et, si sanguinaire que soit cet impératif, le contrôleur devait être certain qu‘après les passagers du Goya, il en aurait fini.
Quelqu‘un d‘autre est au courant..., songea-t-il.
Rachel Sexton avait la réputation de ne jamais divulguer d‘informations confidentielles. Le contrôleur trouva difficile d‘admettre qu‘elle ait décidé de les partager.
La voix de la jeune femme retentit de nouveau dans le transmetteur.
— Repartez, et nous épargnerons vos hommes. Approchez et ils mourront. De toute façon, la vérité éclatera. Réduisez vos pertes, abandonnez tout de suite.
— Vous bluffez, fit le contrôleur en sachant que sa voix était transformée en voix de synthèse androgyne. Vous n‘en avez parlé à personne.
— Etes-vous prêt à prendre ce risque ? rétorqua Rachel.
Comme je n‘ai pas réussi à joindre William Pickering, j‘ai décidé d‘envoyer le dossier ailleurs.
Le contrôleur fronça les sourcils. C‘était plausible.
— Il ne gobe pas mon histoire, dit Rachel en jetant un coup d‘œil à Tolland.
Le soldat près du sous-marin eut un rictus de douleur.
– 474 –
— Votre arme est vide et la mitrailleuse de l‘hélico va vous envoyer au diable. Vous allez mourir tous les deux, votre seul espoir est de nous libérer.
Tu peux toujours courir, songea Rachel, essayant d‘imaginer leurs réactions. Elle regarda l‘homme ligoté étendu à ses pieds. Il semblait délirer maintenant à cause de tout le sang qu‘il avait perdu. Elle s‘accroupit près de lui et le regarda dans les yeux.
— Je vais vous tendre le cryp-talk . Vous allez convaincre l‘hélicoptère de repartir. C‘est clair ?
L‘homme acquiesça.
Rachel lui retira son bâillon. Le commando lui cracha un jet de salive sanguinolente à la figure.
— Salope ! hurla-t-il, pris d‘une quinte de toux. Je vais te regarder crever. Ils vont te saigner comme une truie et je profiterai de chaque seconde du spectacle.
Rachel essuya son visage tandis que les mains de Tolland la tiraient en arrière et lui prenaient son fusil-mitrailleur. Elle sentit dans son léger tremblement que quelque chose en lui venait de se briser. Tolland marcha vers un panneau de commande à quelques mètres, posa sa main sur un levier et riva ses yeux à ceux de l‘homme étendu sur le pont.
— Riposte numéro deux, lança-t-il. Et sur mon bateau, c‘est tout ce que vous aurez.
Implacable, Tolland abaissa le levier. Une énorme trappe s‘ouvrit sous le Triton, et le blessé disparut en hurlant dix mètres plus bas. Les requins se jetèrent sur lui au moment où il touchait l‘eau.
Fou de colère, le contrôleur secoua la tête, regardant les restes du cadavre de Delta 3 dériver le long du bateau, rapidement emportés par le courant. L‘eau éclairée était rougeâtre. Plusieurs requins se disputaient quelque chose qui ressemblait à un bras.
Le contrôleur regarda de nouveau vers le pont. Delta 2 était toujours accroché aux pinces du Triton, mais le sous-marin était maintenant suspendu au-dessus d‘un trou béant. Sa jambe se balançait au-dessus du vide. Tolland n‘avait qu‘un geste à faire, et Delta 2 serait la proie des squales.
– 475 –
— Attendez, aboya le contrôleur dans le cryp-talk, il faut qu‘on parle !
Rachel, debout sur le pont, fixait toujours le Kiowa. Et de là où il se trouvait, le contrôleur pouvait parfaitement lire la résolution dans les yeux de la jeune femme. Rachel porta le transmetteur crypté à sa bouche.
— Vous croyez toujours que nous bluffons, fit-elle. Appelez le standard du NRO. Demandez à parler à Jim Samilian. Il est de garde cette nuit. Je lui ai dit tout ce que je savais sur la météorite. Il vous le confirmera.
Elle livre un nom ? Ce détail le fit tiquer. Rachel Sexton était loin d‘être idiote et, si c‘était du bluff, le contrôleur serait fixé très vite. Même s‘il ne connaissait personne de ce nom au NRO – l‘organisation était énorme –, Rachel pouvait très bien dire la vérité. Avant d‘ordonner le meurtre final, il devait en avoir le cœur net.
— Voulez-vous que je désactive le système de brouillage afin que vous puissiez appeler ? proposa Delta 1.
Le contrôleur jeta un nouveau coup d‘œil sur Rachel et Tolland, qu‘il distinguait très bien maintenant. Si l‘un des deux faisait un geste pour parler dans un mobile ou un émetteur radio, Delta 1 pourrait toujours réactiver l‘appareil et couper leur transmission. Le risque était donc minimal.
— Coupez le système, fit le contrôleur en sortant un cellulaire. Je vais vérifier la déclaration de Rachel. Puis nous trouverons un moyen de ramener Delta 2 et d‘en finir avec tout ça.
À Fairfax, l‘opératrice du standard du NRO s‘impatientait.
— Comme je viens de vous le dire, je ne vois aucun Jim Samilian à la division des plans et des analyses !
Son interlocuteur insistait.
— Avez-vous
essayé
les
différentes
orthographes
possibles ? Et d‘autres services ?
L‘opératrice avait déjà vérifié mais elle chercha encore.
Après quelques secondes, elle répéta :
— Il n‘y a pas de Jim Samilian dans aucun service, quelle que soit l‘orthographe.
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Son interlocuteur eut l‘air étrangement content d‘entendre cela.
— Vous êtes donc certaine que le NRO n‘emploie aucun Jim Samil...
L‘opératrice entendit un brusque vacarme à l‘autre bout de la ligne. Quelqu‘un criait. Son interlocuteur émit un juron et raccrocha aussitôt.
À bord du Kiowa, Delta 1 hurlait de colère en essayant de réactiver le système de brouillage. Il avait compris trop tard : sur son panneau de contrôle, un voyant s‘était allumé, prouvant qu‘un signal Satcom était transmis depuis le Goya. Mais comment ? Personne n‘avait quitté le pont ! Avant que Delta 1
ait pu agir, la connexion s‘était achevée d‘elle-même.
À l‘intérieur de l‘hydrolab, le fax bipait de satisfaction.
121.
Tuer ou être tuée. Rachel avait découvert une part d‘elle-même dont elle n‘avait jamais soupçonné l‘existence. Le passage en mode survie, le courage instinctif qui puise son énergie dans la peur.
— Que venez-vous de faxer ? demanda la voix sur le cryp-talk.
Rachel fut soulagée de savoir que le fax avait bien été transmis.
— Partez d‘ici, ordonna-t-elle en plaquant le cryp-talk contre sa bouche et en regardant d‘un air furieux l‘hélicoptère suspendu à côté du bateau. C‘est fini. Votre secret est découvert.
Rachel détailla les informations qu‘elle venait d‘expédier –
une demi-douzaine de pages, d‘images et de textes. Les preuves irréfutables que la météorite était un faux.
— Une nouvelle tentative d‘assassinat ne ferait qu‘aggraver votre cas.
– 477 –
Il y eut un silence lourd de menaces.
— À qui avez-vous envoyé ce fax ?
Rachel n‘avait pas l‘intention de répondre à cette question.
Elle et Tolland devaient gagner un maximum de temps. Ils s‘étaient placés dans l‘axe du Triton près de la trappe de mise à l‘eau, ce qui rendait impossible aux commandos de l‘hélicoptère de tirer sans atteindre le soldat.
— William Pickering, reprit la voix, à qui, bizarrement, cette hypothèse sembla rendre un peu d‘espoir. Vous l‘avez faxé à Pickering.
Erreur, songea Rachel. C‘est évidemment à lui qu‘elle avait d‘abord pensé, mais elle avait été forcée de choisir quelqu‘un d‘autre parce qu‘elle craignait que ses agresseurs n‘aient déjà éliminé son patron. Un geste audacieux qui illustrerait de manière assez effrayante la résolution de ces hommes. Acte désespéré. Rachel avait donc envoyé les informations au seul numéro de fax qu‘elle connaissait par cœur.
Celui du bureau de son père.
Le numéro de fax de Sexton était resté gravé dans la mémoire de Rachel après la mort de sa mère, quand le sénateur avait choisi de régler toutes les questions de succession par cet intermédiaire. La jeune femme n‘aurait jamais imaginé qu‘elle se tournerait vers son père pour l‘appeler au secours mais, ce soir-là, cet homme possédait deux atouts essentiels : d‘excellents mobiles politiques pour diffuser le dossier météorite sans hésitation, et largement assez de culot pour joindre la Maison Blanche et, si nécessaire, la faire chanter pour qu‘elle rappelle sa bande de tueurs.
Bien que son père ne fût certainement pas dans son bureau à cette heure-là, Rachel savait que son antre était à peu près aussi impénétrable qu‘un coffre-fort. Même si ses agresseurs savaient où elle l‘avait envoyé, le risque qu‘ils parviennent à s‘introduire dans l‘immeuble très strictement gardé et forcent la porte d‘un sénateur américain sans que personne s‘en aperçoive était assez mince.
— Où que vous ayez envoyé ce fax, reprit la voix dans le transmetteur, vous avez mis en danger celui qui va le recevoir.
– 478 –
Rachel devait absolument
trouver un argument
d‘intimidation, sans laisser voir la peur qu‘elle éprouvait. Elle pointa le doigt sur le commando coincé dans les pinces du Triton. Un filet tombait de ses jambes, dix mètres plus bas, dans l‘écume.
— La seule personne qui soit en danger ici c‘est votre agent, lâcha-t-elle dans le cryp-talk. C‘est fini, tirez-vous, l‘information est partie, vous avez perdu, quittez la zone ou votre agent va mourir.
La voix dans l‘appareil rétorqua sur-le-champ :
— Mademoiselle Sexton, vous ne comprenez pas l‘importance...
— Comprendre ? explosa Rachel. Je comprends que vous avez tué des innocents, je comprends que vous avez menti sur la météorite, et je comprends que vous ne vous en tirerez pas comme ça ! Même si vous nous tuez tous, vous avez perdu la partie !
Il y eut un long silence. Finalement la voix répondit :
— Je descends discuter avec vous.
Rachel sentit ses muscles se contracter.
— Discuter avec moi ?
— Je ne suis pas armé, fit la voix, pas de geste irréfléchi.
Vous et moi, nous devons parler en tête à tête.
Avant que Rachel ait eu le temps de réagir, l‘hélicoptère se posait sur le pont du Goya. La porte s‘ouvrit et une silhouette en descendit. Un homme en manteau noir, costume-cravate.
L‘espace d‘un instant, Rachel eut l‘impression que sa cervelle explosait.
William Pickering était en face d‘elle.
Debout sur le pont du Goya, le directeur du NRO jetait sur Rachel Sexton un regard désolé. Il n‘avait jamais imaginé en arriver là. Dans les yeux de son employée, il lisait : trahison, incompréhension, colère, fureur.
Tout cela est compréhensible, songea-t-il. Il y a tant de choses qu‘elle ne saisit pas...
Pickering repensa à sa fille, Diana, se demandant quelle émotion elle avait ressentie avant de mourir. Diana et Rachel
– 479 –
étaient victimes de la même guerre, une guerre que Pickering avait juré de gagner. Les pertes étaient parfois cruelles.
— Rachel, fit-il. Nous pouvons encore régler la situation. Il y a beaucoup de choses que je dois vous expliquer.
Rachel éprouva un tel dégoût qu‘elle eut une violente nausée. Tolland avait empoigné la mitraillette et il la pointait sur Pickering. Lui aussi semblait stupéfait.
— N‘avancez pas ! hurla-t-il.
Pickering s‘arrêta, le regard rivé sur Rachel.
— Rachel, votre père est un homme corrompu qui accepte des pots-de-vin. Des donations d‘entreprises spatiales privées. Il projette de démanteler la NASA et d‘ouvrir l‘espace au secteur privé. Il faut l‘arrêter, c‘est une question de sécurité nationale.
Rachel ne réagit pas.
Pickering soupira.
— La NASA, malgré tous ses défauts, doit rester une entité gouvernementale.
S‘il y avait privatisation, les meilleurs esprits et les plus brillantes découvertes de la NASA passeraient dans le secteur privé. Cette formidable synergie intellectuelle et scientifique se dissoudrait. Les militaires se verraient privés d‘informations essentielles et les compagnies spatiales privées cherchant à lever les capitaux commenceraient à vendre brevets et idées de la NASA au plus offrant !
La voix de Rachel tremblait.
— Vous avez fabriqué la météorite et vous avez tué des gens innocents... au nom de la sécurité nationale ?
— Ça n‘était pas censé se passer comme ça, fit Pickering. Le plan
consistait
à
sauver
une
importante
agence
gouvernementale, les meurtres nous ont été imposés par les circonstances.
La supercherie de la météorite avait été une réaction de désespoir, comme la plupart des propositions des services secrets. Trois arts plus tôt, Pickering avait tenté d‘étendre le réseau d‘hydrophones du NRO, en installant les nouveaux capteurs à des profondeurs où ils seraient hors d‘atteinte des saboteurs ennemis. Il avait commandité un projet utilisant un matériau nouvellement développé par la NASA pour concevoir
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et construire en secret un sous-marin extrêmement résistant, capable d‘emporter les êtres humains dans les zones océaniques les plus profondes, y compris le fond de la fosse des Mariannes.
Fabriqué au moyen d‘une céramique révolutionnaire, ce sous-marin à deux places avait été conçu à partir de plans piratés sur l‘ordinateur d‘un ingénieur californien nommé Graham Hawkes. Ce génial concepteur avait toute sa vie poursuivi le rêve de construire un submersible capable de naviguer en eau ultra-profonde. Son projet s‘appelait Deep Flight 2. Mais Hawkes n‘avait jamais réussi à réunir les financements nécessaires pour élaborer un prototype.
Pickering, au contraire, disposait d‘un budget illimité.
Le patron du NRO avait utilisé son submersible ultrasecret pour envoyer une équipe clandestine fixer de nouveaux hydrophones sur les parois de la fosse des Mariannes, assez profondément pour qu‘aucun ennemi ne puisse les saboter. En procédant aux forages, ses hommes avaient trouvé des structures géologiques qui ne ressemblaient à rien de connu jusqu‘alors. Parmi ces découvertes, des chondres et des fossiles de plusieurs espèces inconnues. Bien sûr, vu le caractère strictement confidentiel de cette opération, aucune de ces informations ne pouvait filtrer dans la communauté scientifique.
Pickering et ses conseillers du NRO n‘avaient décidé que tout récemment de mettre leurs connaissances de la fosse au service d‘un projet de sauvetage de la NASA. Transformer une roche extraite de cette fosse en une météorite s‘était révélé incroyablement simple. En utilisant un moteur ECE
fonctionnant à l‘hydrogène semi-liquide, l‘équipe du NRO avait réussi à calciner la roche et à l‘envelopper d‘une croûte de fusion tout à fait convaincante. Puis, grâce à un petit sous-marin équipé de bras articulés, ils étaient descendus sous le glacier et avaient inséré sans trop de difficultés la roche calcinée dans la banquise. Une fois que l‘eau de ce puits d‘insertion avait à nouveau congelé, la roche pouvait très plausiblement sembler enfouie depuis trois cents ans.
Malheureusement, comme c‘est souvent le cas lors d‘opérations clandestines, l‘accroc le plus insignifiant peut faire
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capoter le plan le plus parfait. La veille, il avait suffi d‘un peu de plancton bioluminescent pour réduire le projet à néant...
Depuis le cockpit du Kiowa, Delta 1 regardait le drame se dérouler devant lui. Rachel et Tolland semblaient contrôler la situation, une naïve illusion qui fit sourire Delta 1. En effet, l‘arme que Tolland agitait vers Pickering ne pouvait lui être d‘aucun secours : d‘où il était, Delta 1 voyait que le magasin était vide.
En regardant son compagnon se débattre dans les pinces du Triton, il comprit qu‘il n‘y avait pas de temps à perdre. Sur le pont, ils n‘avaient d‘yeux que pour Pickering et c‘était le moment pour Delta 1 de tenter quelque chose. Laissant les pales tourner au ralenti, il bondit à terre et longea le fuselage, utilisant l‘hélicoptère comme couverture, gagna inaperçu la passerelle tribord, sa mitraillette à la main, et se dirigea vers la proue. Pickering lui avait donné des ordres précis avant qu‘ils atterrissent sur le pont, et Delta 1 n‘avait pas l‘intention de faillir à sa mission.
Dans quelques minutes, il le savait, tout serait terminé.
122.
Toujours vêtu de son peignoir, Zach Herney était assis à sa table de travail dans le bureau Ovale, le cœur battant. Une nouvelle pièce du puzzle venait de lui être révélée.
Marjorie Tench était morte.
Les collaborateurs de Herney affirmaient qu‘elle se serait rendue au Mémorial Roosevelt pour un entretien confidentiel
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avec William Pickering. Ce dernier étant introuvable, on craignait également pour sa vie.
Le Président et Pickering avaient accumulé les contentieux.
Quelques mois auparavant, il avait appris que Pickering avait commis des actes illégaux afin d‘essayer de sauver la campagne électorale de Herney, en pleine déconfiture.
Utilisant le NRO, Pickering avait discrètement rassemblé assez de documents compromettants sur Sexton pour couler sa campagne. Photos scandaleuses du sénateur avec sa collaboratrice Gabrielle Ashe, documents financiers accablants prouvant que Sexton acceptait des pots-de-vin de compagnies aérospatiales privées. Pickering, gardant l‘anonymat, avait envoyé tout le dossier à Marjorie Tench, persuadé que la Maison Blanche n‘hésiterait pas à s‘en servir. Mais Herney, après avoir consulté les pièces en question, l‘avait interdit. Les scandales sexuels et les pots-de-vin étaient des cancers qui rongeaient la capitale, et faire éclater une nouvelle affaire ne ferait qu‘ajouter à la méfiance globale envers le gouvernement.
Le cynisme était en train de tuer ce pays.
Herney pouvait détruire Sexton en rendant ces documents publics, mais il s‘y refusait pour ne pas salir la dignité du Sénat américain.
Pas de coup en dessous de la ceinture.
Herney voulait battre le sénateur Sexton sur des questions politiques.
Pickering, irrité par le refus de la Maison Blanche, avait tenté de contourner l‘interdit présidentiel en propageant une rumeur de liaison entre Sexton et Gabrielle. Malheureusement, le sénateur avait clamé son innocence haut et fort avec une indignation si convaincante que le Président avait fini par s‘excuser personnellement pour cette fuite. William Pickering avait donc fait plus de mal que de bien. Herney l‘avait convoqué pour lui signifier que, s‘il interférait à nouveau dans la campagne, il en rendrait compte devant la justice. L‘ironie de l‘histoire, bien sûr, c‘est que Pickering n‘avait aucune estime pour Herney. Le directeur du NRO n‘avait tenté de le remettre en selle que par crainte de voir la NASA démantelée. Zach Herney était le moindre des deux maux.
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Pickering avait-il été assassiné ?
Herney n‘arrivait pas à le croire.
— Monsieur le Président, fit un de ses collaborateurs.
Comme vous me l‘aviez demandé, j‘ai appelé Lawrence Ekstrom et je lui ai appris la mort de Marjorie Tench.
— Merci.
— Il aimerait vous parler, monsieur le Président.
Herney gardait une dent contre Ekstrom pour ses mensonges sur PODS.
— Dites-lui que ça attendra demain matin.
— M. Ekstrom veut vous parler immédiatement, monsieur le Président.
Le jeune homme avait l‘air mal à l‘aise.
— Il semble extrêmement inquiet.
Il est inquiet ?
Herney commençait à être à bout de nerfs. Tandis qu‘il passait dans la pièce à côté pour prendre l‘appel d‘Ekstrom, il se demanda quelle nouvelle tuile allait encore lui tomber dessus.
123.
À bord du Goya, Rachel se sentait prise de vertige. La mystification dont elle avait été victime et qui l‘enveloppait comme un épais brouillard se dissipait. La réalité brute lui laissait un sentiment d‘écœurement et d‘impuissance. Elle regardait l‘étranger en face d‘elle et parvenait à peine à se concentrer sur ce qu‘il disait.
— Nous avions besoin de reconstruire l‘image de la NASA, argumentait Pickering. La popularité déclinante de l‘Agence et
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les restrictions budgétaires étaient devenues dangereuses à beaucoup d‘égards.
Pickering s‘interrompit, ses yeux gris rivés sur ceux de Rachel.
— Rachel, la NASA avait besoin d‘un triomphe. Il fallait bien que quelqu‘un se charge de le provoquer.
La météorite était cette tentative désespérée.
Pickering et d‘autres avaient essayé de sauver la NASA en faisant pression pour que l‘agence spatiale soit intégrée dans la communauté des services secrets, où elle aurait pu bénéficier de subventions accrues et d‘une meilleure sécurité. Mais la Maison Blanche avait toujours repoussé cette idée, jugée néfaste pour la recherche scientifique, qui restait la mission première de l‘Agence.
Idéalisme à court terme, pensa-t-il. Considérant la popularité croissante de la rhétorique anti-NASA, Pickering et son groupe d‘éminences grises militaires savaient que le temps était compté. Ils avaient décidé de frapper un grand coup dans l‘imagination des contribuables et du Congrès. C‘était le seul moyen de sauver l‘image de l‘Agence et de lui épargner un démantèlement et un dépeçage par des compagnies privées.
Pour survivre, l‘agence spatiale avait besoin de retrouver sa grandeur passée, et il lui fallait un événement qui rappelât à tous les jours glorieux des missions Apollo. Et si Zach Herney voulait vaincre le sénateur Sexton, il allait avoir besoin d‘aide.
J‘ai essayé de l‘aider, se disait Pickering, en se souvenant des nombreux documents compromettants pour Sexton qu‘il avait envoyés à Marjorie Tench.
Malheureusement, Herney avait refusé de les utiliser, ne laissant à Pickering d‘autre choix que de prendre des mesures draconiennes.
— Rachel, fit Pickering, l‘information que vous venez de faxer est dangereuse. Vous devez le comprendre. Si elle s‘ébruite, la Maison Blanche et la NASA auront l‘air d‘être complices. Et le retour de manivelle sera désastreux. Herney et la NASA ne savent rien, Rachel. Ils sont innocents. Ils sont convaincus de l‘authenticité de cette découverte.
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Pickering n‘avait pas essayé d‘impliquer Herney ou Ekstrom dans son plan, parce que tous deux étaient trop idéalistes pour accepter une quelconque tromperie, même si c‘était le seul moyen de sauver la présidence ou la NASA. Le seul délit de l‘administrateur Ekstrom avait été de persuader le chef du projet PODS de mentir à propos du logiciel de détection d‘anomalies, ce qu‘Ekstrom avait regretté dès le moment où il avait compris que cette météorite allait être scrutée à la loupe par le monde entier.
Marjorie Tench, frustrée par l‘insistance de Herney à mener une campagne électorale « propre », avait pris la décision avec Ekstrom de mentir sur PODS, en espérant qu‘un petit succès de la NASA aiderait le Président à endiguer l‘ascension de son adversaire.
Si Tench avait utilisé les photos et les informations sur Sexton, rien de tout ça ne serait arrivé !
Le meurtre de Marjorie Tench, quoique profondément regrettable, avait été inévitable dès le moment où Rachel l‘avait appelée en l‘informant qu‘il y avait sans doute supercherie.
Pickering savait que Tench chercherait sans relâche jusqu‘à comprendre que les objections de Rachel étaient parfaitement fondées, et une telle enquête aurait été trop dangereuse pour lui. Paradoxalement, Marjorie Tench morte servirait mieux la cause de son Président. Sa fin violente pourrait susciter un vote de sympathie en faveur de la Maison Blanche, et projetterait un nouveau soupçon sur la campagne déjà mal en point de Sexton, après l‘humiliation publique qu‘elle lui avait fait subir sur CNN.
Le regard de Rachel sur son patron était plein de colère et de défi.
— Comprenez, reprit Pickering, que si la nouvelle de cette supercherie sur la météorite était rendue publique, vous détruiriez un Président innocent et une agence spatiale tout aussi innocente. Vous feriez entrer un homme très dangereux à la Maison Blanche. J‘ai besoin de savoir à qui vous avez faxé ces informations.
Au moment où Pickering prononçait ces paroles, le visage de Rachel exprima l‘effroi de quelqu‘un qui vient de comprendre qu‘il a commis une grave erreur.
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Delta 1, qui venait de contourner la proue, était dans l‘hydrolab d‘où il avait vu Rachel sortir au moment où l‘hélicoptère était arrivé à la hauteur du Goya. Un ordinateur du labo montrait une image déplaisante, un rendu polychrome du vortex de la tornade sous-marine qui sévissait apparemment dans les profondeurs, juste au-dessous du bateau.
Une autre raison de foutre le camp d‘ici le plus vite possible, se dit-il en avançant vers sa cible.
Le fax se trouvait sur un comptoir au fond de la pièce. Sur le plateau de chargement était posée une liasse de papiers, exactement comme Pickering l‘avait prévu. Delta 1 s‘empara des documents. En haut, il y avait une note de Rachel. Seulement deux lignes. Il la lut.
Allons à l‘essentiel, se dit-il.
En compulsant les pages, il fut à la fois stupéfait et découragé de voir à quel point Tolland et Rachel avaient décortiqué la supercherie de la météorite. La personne qui verrait ces photos et ces textes comprendrait sans aucun mal leur implication. Heureusement, Delta 1 n‘allait pas avoir besoin d‘appuyer sur la touche répétition pour découvrir à qui ces documents avaient été faxés. Le dernier numéro était encore affiché sur la petite fenêtre.
C‘est un préfixe de Washington. Il recopia soigneusement le numéro et sortit du labo.
Les mains de Tolland, toujours crispées sur son arme, étaient moites au moment où il dirigea le canon vers la poitrine de Pickering. Le directeur du NRO faisait toujours pression sur Rachel pour qu‘elle lui confie à qui elle avait envoyé ses informations. Tolland commençait à avoir l‘impression déplaisante qu‘il essayait simplement de gagner du temps.
— La Maison Blanche et la NASA sont innocentes, répéta Pickering. Collaborez avec moi. Ne laissez pas mes erreurs détruire le peu de crédibilité dont la NASA bénéficie encore.
L‘Agence sera considérée comme responsable si ces informations circulent. Vous et moi pouvons encore convenir
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d‘un arrangement. Le pays a besoin de cette météorite. Dites-moi à qui vous avez transmis ces données.
— Vous avez donc l‘intention de commettre un autre meurtre ? fit Rachel. Vous m‘écœurez, monsieur le directeur !
Le courage de Rachel stupéfia Tolland. Elle méprisait son père, mais elle n‘avait pas l‘intention de mettre le sénateur en danger quoi qu‘il arrive. Malheureusement, son plan se retournait contre elle. Même si le sénateur découvrait le fax et appelait le Président pour lui annoncer la supercherie et faire rappeler les commandos, personne à la Maison Blanche n‘aurait la moindre idée de ce dont Sexton parlait, ni de l‘endroit où ces commandos pouvaient se trouver.
— Je ne le répéterai qu‘une fois, fit Pickering, posant un regard menaçant sur Rachel. Cette situation est trop complexe pour que vous puissiez la comprendre pleinement. Vous avez commis une énorme erreur en envoyant ces informations à des étrangers. Vous mettez votre pays en danger.
William Pickering essayait de gagner du temps, Tolland l‘avait compris. Et la raison pour laquelle il agissait ainsi avançait calmement à tribord. Tolland sentit une violente décharge d‘adrénaline quand il vit le commando arriver nonchalamment vers eux, portant une liasse de documents, fusil-mitrailleur au poing.
Tolland fut lui-même choqué par sa réaction. Empoignant son arme, il la pointa sur Delta 1 et appuya sur la détente.
Il y eut un maigre clic.
— J‘ai trouvé le numéro de fax, fit le commando, en tendant à Pickering une feuille de papier. Et M. Tolland est à court de munitions.
– 488 –
124.
Sedgewick Sexton entra au pas de charge dans le hall de l‘immeuble sénatorial. Il n‘avait aucune idée de la façon dont Gabrielle avait pu pénétrer dans son bureau mais elle avait réussi, il le savait. Pendant leur conversation téléphonique, Sexton avait distinctement entendu le tic-tac de son horloge à l‘arrière-plan. Une conclusion s‘était imposée à lui : les propos que Gabrielle avait entendus lors de la réunion avec les P-DG de l‘aérospatiale l‘avaient ébranlée, et elle avait décidé de trouver des preuves, pour savoir à quoi s‘en tenir.
Mais comment diable a-t-elle fait pour entrer ?
Sexton se félicita d‘avoir changé le mot de passe de son ordinateur.
Arrivé devant la porte, il saisit son code pour désactiver l‘alarme. Puis il fouilla dans son trousseau de clés, déverrouilla, ouvrit d‘un grand geste les deux lourdes portes blindées et entra brusquement avec l‘intention de prendre Gabrielle sur le fait.
Mais le bureau était vide et obscur, avec pour toute lueur celle de son économiseur d‘écran. Il éclaira et promena un regard inquisiteur sur la pièce. Chaque chose semblait à sa place. Un silence de mort régnait, uniquement ponctué par le tic-tac de l‘horloge.
Mais bon Dieu, où est-elle ?
Il perçut un bruissement dans la salle de bains, s‘y précipita et alluma la lumière. La pièce était vide. Il regarda derrière le battant, rien.
Stupéfait, Sexton se regarda dans le miroir, se demandant s‘il n‘avait pas un peu trop bu ce soir. J‘ai bien entendu quelque chose ! Désorienté et troublé, il quitta la pièce.
— Gabrielle ? cria-t-il.
Il se rendit dans le bureau de la jeune femme. Elle n‘y était pas, tout était éteint. Le bruit d‘une chasse d‘eau résonna dans les toilettes pour dames. Il sortit en hâte dans le couloir. Il arriva devant la porte au moment où Gabrielle sortait en s‘essuyant les mains. Elle sursauta en le voyant.
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— Mon Dieu, vous m‘avez fait peur ! dit-elle avec une mine sincèrement effrayée. Que faites-vous ici ?
— Vous m‘aviez dit que vous étiez passée prendre des documents sur la NASA, répondit-il, en regardant ses mains vides. Où sont-ils ?
— Je ne les ai pas trouvés. J‘ai cherché partout. Ça m‘a pris un temps fou.
Il la regarda dans les yeux.
— Êtes-vous entrée dans mon bureau ?
Je dois la vie à ce fax, se dit Gabrielle. Quelques minutes auparavant, elle était assise devant l‘ordinateur de Sexton, essayant d‘imprimer ses relevés de banque. Mais ces fichiers étant protégés, il lui fallait trouver une astuce. Elle aurait sans doute encore été en train d‘essayer, si le fax de Sexton ne s‘était mis à crépiter, la rappelant brusquement à la réalité.
Gabrielle avait alors compris que le moment était venu de partir. Sans prendre le temps de lire le fax, elle avait refermé les dossiers, mis l‘ordinateur en veille, vérifié que tout était à sa place et repris le chemin de la salle de bains. Elle était en train de regagner les toilettes adjacentes par le faux plafond quand elle avait entendu Sexton entrer.
Sous le regard scrutateur du sénateur, elle avait maintenant l‘impression de passer au détecteur de mensonges.
Si elle le dupait, il allait s‘en apercevoir illico.
— Vous avez bu, sénateur, fit-elle en se détournant.
Comment a-t-il compris que j‘étais dans son bureau ?
s‘interrogea-t-elle.
Sexton posa ses mains sur les épaules de Gabrielle et la força à le regarder.
— Étiez-vous dans mon bureau, Gabrielle ?
Gabrielle avait de plus en plus peur. Sexton avait visiblement bu. Il ne s‘était jamais montré aussi brusque avec elle.
— Dans votre bureau ? demanda-t-elle avec un petit rire crispé. Mais comment ? Et pourquoi ?
— J‘ai entendu sonner mon horloge quand je vous ai appelée.
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Rachel pesta intérieurement. Son horloge ? C‘était bien la dernière chose à laquelle elle aurait pensé.
— Enfin, sénateur, c‘est une accusation totalement ridicule !
— Gabrielle, je passe toutes mes journées dans mon bureau, et je connais très bien le bruit qu‘elle fait.
Il fallait que cet interrogatoire cesse sur-le-champ.
La meilleure des défenses, c‘est l‘attaque. En tout cas, c‘est ce que Yolanda Cole disait toujours. Gabrielle fit un pas en avant et jeta un regard furibond à Sexton. Posant ses mains sur ses hanches, la jeune femme lui rétorqua avec toute la véhémence dont elle était capable :
— Parlons peu mais parlons bien, sénateur. Il est 4 heures du matin, vous avez bu toute la soirée, vous avez entendu un tic-tac dans le téléphone et c‘est la raison pour laquelle vous êtes ici ?
Elle pointa un doigt indigné vers sa porte blindée dans le couloir.
— Si je comprends bien, vous m‘accusez d‘avoir désactivé un système d‘alarme fédéral, d‘avoir forcé deux serrures, d‘être entrée par effraction dans votre bureau, et en plus d‘être assez stupide pour répondre sur mon portable alors que je suis en train de commettre un crime d‘une pareille gravité, de réactiver le système en sortant, pour ensuite aller aux toilettes avant de fuir les mains vides ? Est-ce bien de cela que vous m‘accusez ?
Sexton la regardait, les yeux écarquillés.
— Il ne faut jamais boire seul, sénateur. Maintenant, voulez-vous que nous parlions de la NASA, oui ou non ?
Sexton retourna dans son bureau, l‘esprit complètement embrouillé. Il se dirigea vers son bar et se servit un Pepsi. Il ne se sentait pas ivre du tout. Avait-il pu commettre pareille erreur ? À l‘autre bout de la pièce, son horloge émettait un tic-tac moqueur. Sexton vida son Pepsi et s‘en versa un autre ainsi qu‘un pour la jeune femme.
— Un verre, Gabrielle ?
Mais elle ne l‘avait pas suivi. Elle était toujours sur le seuil de la porte, affichant un air indigné.
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— Oh ! Pour l‘amour du ciel, Gabrielle, entrez donc ! Et dites-moi ce que vous avez découvert à la NASA.
— Je crois que j‘en ai assez fait pour aujourd‘hui, lâcha-t-elle, d‘un ton distant. On en reparlera demain.
Sexton n‘était pas d‘humeur à renoncer. Il avait besoin de cette information sur-le-champ et il n‘avait aucunement l‘intention de la supplier. Il poussa un profond soupir.
Je dois regagner sa confiance, songea-t-il.
— J‘ai déconné, Gabrielle. Je suis désolé. Quelle fichue journée ! Je ne sais même pas ce que je pensais...
La jeune femme ne bougea pas d‘un pouce.
Sexton posa le soda de Gabrielle sur son bureau. Il lui indiqua son fauteuil de cuir.
— Asseyez-vous et buvez votre Pepsi. Je vais aller me coller la tête sous le robinet.
Il se dirigea vers sa petite salle de bains. Gabrielle ne fit pas un geste.
— Je crois que j‘ai vu un fax dans l‘appareil, lui lança Sexton par-dessus son épaule. Vous voulez y jeter un coup d‘œil, s‘il vous plaît ?
Sexton referma la porte, remplit le lavabo d‘eau froide et s‘en aspergea le visage, mais il ne se sentit pas l‘esprit plus clair pour autant. Il n‘avait jamais été si sûr de lui tout en commettant pareille erreur. Le sénateur était un homme qui se fiait à son instinct, et son instinct lui soufflait que Gabrielle Ashe avait pénétré dans son bureau.
Mais comment ? C‘était impossible.
Il décida de se concentrer sur les problèmes à résoudre. La NASA. Il avait besoin de Gabrielle. Ce n‘était pas le moment de se disputer avec elle. Il devait découvrir ce qu‘elle avait appris.
En se séchant la figure, Sexton rejeta la tête en arrière et inspira profondément.
Du calme, se dit-il. Pas d‘agressivité. Il ferma les yeux. Il se sentait mieux, maintenant.
Quand le sénateur sortit de la salle de bains, il fut soulagé de voir que Gabrielle avait obtempéré et qu‘elle avait fini par entrer dans son bureau.
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C‘est bien, songea-t-il. On peut enfin passer aux choses sérieuses.
Gabrielle était devant le fax, compulsant les pages qui venaient d‘arriver. Sexton fut déconcerté par son expression stupéfaite et inquiète quand elle se retourna.
— Que se passe-t-il, Gabrielle ?
Gabrielle chancela comme si elle était sur le point de s‘évanouir.
— La météorite... et votre fille... Elle est en danger !
bredouilla-t-elle d‘une voix tremblante tout en lui tendant la liasse de papiers.
Abasourdi, le sénateur prit les feuilles que Gabrielle lui donnait. Sur la première page, il y avait une note manuscrite.
Sexton
reconnut
immédiatement
l‘écriture.
Le
style
télégraphique du communiqué était saisissant de simplicité.
La météorite est un faux. Voici les preuves. NASA et Maison Blanche tentent de me tuer. Au secours ! RS.
Le sénateur se sentait rarement désorienté, mais en relisant les phrases de Rachel, il ne comprenait strictement rien.
La météorite est un faux ? La NASA et la Maison Blanche essaient de tuer Rachel ? Dans un brouillard de plus en plus épais, Sexton commença à regarder la demi-douzaine de pages.
La première était une image numérisée portant en titre : Radar pénétrant GPR. Une sorte de photo du sous-sol d‘un glacier.
Sexton vit le puits d‘extraction dont on avait parlé dans le documentaire télévisé. Son œil fut attiré par ce qui semblait être le contour flou d‘un corps flottant au centre du puits. Il vit ensuite quelque chose d‘encore plus étrange. Le dessin très clair d‘un second puits directement au-dessous de l‘endroit où la météorite avait été extraite, comme si la roche avait été insérée dans la banquise par en dessous.
Mais enfin, qu‘est-ce que tout cela voulait dire ?
En passant à la page suivante, Sexton découvrit la photo d‘une espèce marine vivante appelée Bathynomous giganteus.
Il l‘examina, complètement interloqué.
C‘était la bestiole soi-disant fossile de la météorite !
Sur l‘autre document, il vit un graphique qui montrait la teneur en hydrogène moléculaire de la croûte de fusion de la
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météorite. Il y avait aussi une note manuscrite : « Brûlure d‘hydrogène semi-liquide ? Moteur ECE ? »
Sexton n‘en croyait pas ses yeux. Alors que la pièce commençait à vaciller autour de lui, il continua à tourner ces pages jusqu‘à la dernière, sur laquelle on voyait une roche contenant de petites bulles métalliques qui ressemblaient exactement à celles de la météorite. Mais la description qui l‘accompagnait précisait que la roche en question était un produit du volcanisme océanique. Une roche océanique ? se demanda Sexton. Mais la NASA assurait que les chondres ne se formaient que dans l‘espace !
Sexton reposa l‘ensemble sur son bureau et s‘affala dans son fauteuil. Il ne lui avait fallu que quinze secondes pour comprendre le sens de tout ce qu‘il venait de voir. Les implications de ces photos étaient limpides. Un gamin aurait tout de suite compris.
La météorite de la NASA était un faux !
Jamais de toute sa carrière, le sénateur n‘avait vécu une telle succession de hauts et de bas. Il avait enchaîné coup sur coup espoir et désespoir. Quand il comprit ce que cette faute monumentale signifiait pour son avenir politique, sa stupeur lui apparut aussitôt secondaire.
Quand je rendrai publique cette information, la Maison Blanche sera à moi, se dit-il.
Tout à son euphorie, le sénateur Sedgewick Sexton avait momentanément oublié l‘appel au secours de sa fille.
— Rachel est en danger ! s‘exclama Gabrielle. Sa note dit que la NASA et la Maison Blanche sont en train d‘essayer de...
Le téléphone-fax de Sexton se mit à sonner à nouveau.
Gabrielle pivota, regarda l‘appareil. Le sénateur aussi. Qu‘est-ce que Rachel pouvait bien lui envoyer d‘autre ? Des preuves ?
Combien y en avait-il encore ?
Mais aucune page ne sortit du fax. L‘appareil, qui n‘avait détecté aucun signal, commuta l‘appel sur le répondeur.
— Bonjour, commença le message enregistré de Sexton.
Vous êtes au bureau du sénateur Sedgewick Sexton. Si vous essayez d‘envoyer un fax, vous pouvez commencer la
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transmission dès maintenant. Sinon, laissez un message après le bip.
Avant que Sexton ait décroché, la machine se mit à biper.
— Sénateur Sexton ?
La voix de l‘homme semblait d‘une gravité inquiète.
— Ici William Pickering, le directeur du NRO. Vous n‘êtes probablement pas dans votre bureau à cette heure tardive, mais, si c‘est le cas, j‘ai besoin de vous parler immédiatement.
Il s‘interrompit comme s‘il attendait que quelqu‘un décroche.
Gabrielle tendit la main vers le combiné.
Sexton l‘écarta violemment.
Gabrielle eut l‘air stupéfaite.
— Mais c‘est le directeur du...
— Sénateur, reprit Pickering, qui semblait presque soulagé que personne n‘ait répondu. Je crains d‘avoir d‘assez mauvaises nouvelles pour vous. Votre fille Rachel court un très grand danger. J‘ai envoyé une équipe pour essayer de l‘aider. Je ne peux pas vous parler en détail de la situation au téléphone, mais on vient de m‘informer qu‘elle pourrait vous avoir faxé des informations relatives à la météorite de la NASA. Je n‘ai pas vu ces documents et je ne sais pas non plus de quoi il s‘agit, mais les gens qui menacent votre fille viennent de me prévenir que si vous ou quiconque divulguiez ces données, Rachel mourrait. Je suis désolé d‘être si brutal, monsieur, mais mon devoir est d‘être clair. La vie de votre fille est menacée. Si elle vous a vraiment faxé quelque chose, n‘en parlez absolument à personne. Pas encore. La vie de votre fille en dépend. Restez où vous êtes, je serai là sous peu.
Nouveau silence.
— Avec un peu de chance, sénateur, tout cela sera réglé au moment où vous vous réveillerez et, si par hasard vous aviez ce message avant que j‘arrive à votre bureau, restez où vous êtes et n‘appelez personne. Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour sauver votre fille.
Pickering raccrocha.
Gabrielle tremblait de tous ses membres.
— Rachel est retenue en otage ?
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Sexton sentit que sa collaboratrice éprouvait une sincère compassion pour sa fille. Sentiment que Sexton ne partageait pas. Il était plutôt dans l‘état d‘esprit d‘un enfant à qui l‘on vient de donner un jouet longtemps convoité et qui refuse de laisser qui que ce soit le lui reprendre.
Pickering veut que je me taise ?
Il réfléchit quelques instants, essayant de faire le point.
Dans un recoin froid et calculateur de son cerveau, les rouages d‘une vieille machine s‘étaient remis en route. Son ordinateur politique interne testait tous les scénarios possibles et en soupesait les conséquences. Il examina de nouveau la liasse de documents et comprit le puissant impact de ces images. La météorite avait fait voler en éclats son rêve de présidence. Mais ce n‘était qu‘une supercherie et ceux qui avaient tenté de le détruire allaient payer. La météorite créée pour l‘anéantir allait se retourner contre eux et le rendre plus puissant qu‘il ne l‘avait jamais rêvé. Sa fille y avait veillé.
Il n‘y a qu‘une seule décision à prendre pour un vrai chef, se dit-il.
Hypnotisé par la vision glorieuse de sa propre résurrection, Sexton quitta la pièce dans un état second. Il se rendit à la photocopieuse et l‘alluma, s‘apprêtant à dupliquer les documents que Rachel venait de lui faxer.
— Mais que faites-vous ? interrogea Gabrielle, stupéfaite.
— Ils ne tueront pas Rachel, déclara Sexton.
Même si l‘histoire se terminait mal pour sa fille, Sexton savait qu‘un tel assassinat le placerait en position de force pour l‘élection. De toute façon, il allait gagner. Au prix d‘un risque après tout acceptable.
— À qui destinez-vous ces photocopies ? s‘enquit Gabrielle.
William Pickering vous a demandé de n‘en parler à personne !
Sexton se tourna vers Gabrielle et la regarda, étonné de découvrir à quel point il la trouvait tout à coup insignifiante. En cet instant, le sénateur Sexton était inaccessible. Son rêve était sur le point de se réaliser. Plus personne ne l‘arrêterait. Il allait leur faire ravaler leurs accusations de corruption et leurs rumeurs obscènes.
– 496 –
— Rentrez chez vous, Gabrielle. Vous n‘avez plus rien à faire ici.
125.
C‘est fini, se dit Rachel.
Elle était assise sur le pont à côté de Tolland, le regard tourné
vers
le
fusil-mitrailleur
du
commando.
Malheureusement, Pickering savait que Rachel avait envoyé le fax au bureau de son père.
Rachel songea qu‘il n‘entendrait peut-être jamais le message téléphonique que Pickering venait de lui laisser. Le patron du NRO avait certainement les moyens de pénétrer dans le bureau de Sexton bien avant qui que ce soit. Et si Pickering pouvait entrer, emporter le fax et détruire le message téléphonique avant l‘arrivée de Sexton, il n‘aurait pas à l‘assassiner. William Pickering était sans doute l‘une des très rares personnes, à Washington, à avoir les moyens de s‘infiltrer dans le bureau d‘un sénateur américain sans rendre de comptes à quiconque. Rachel était toujours étonnée d‘apprendre les violations de la loi commises par les services secrets au nom de
« la sécurité nationale ».
Et si ses agents n‘y parviennent pas, pensa Rachel, Pickering peut aussi envoyer un missile Hellfire à travers la fenêtre du bureau et faire tout sauter.
Mais quelque chose lui disait que ce ne serait pas nécessaire.
Assise contre Tolland, Rachel fut surprise de sentir sa main se glisser doucement dans la sienne. Les doigts de Tolland s‘entremêlèrent si naturellement aux siens, que Rachel eut l‘impression qu‘ils se tenaient la main depuis toujours. Tout ce qu‘elle voulait, à présent, c‘était le serrer dans ses bras, à l‘abri des effrayants tourbillons noirâtres qui rugissaient autour d‘eux.
– 497 –
Jamais, comprit-elle. Ça n‘arrivera jamais.
Michael Tolland, lui, se sentait dans la peau d‘un condamné à mort à qui on a fait miroiter la grâce et qu‘on traîne finalement au poteau. La vie se moque de moi.
Pendant des années, après la mort de Celia, Tolland avait enduré des nuits de cauchemar où il appelait la mort, des heures d‘angoisse, de souffrance, de solitude dont il ne pensait pouvoir s‘échapper que par le suicide. Et pourtant, il avait choisi la vie, se répétant qu‘il s‘en sortirait. Aujourd‘hui, Tolland commençait à intégrer ce que ses amis lui répétaient depuis toujours.
« Mike, personne ne te demande de t‘en sortir seul. Tu rencontreras une autre femme. »
La main de Rachel dans la sienne lui rendait ce paradoxe encore plus difficile à admettre. Le destin était impitoyable.
Pour la première fois depuis longtemps, il sentait la carapace qui le protégeait prête à se fendre. L‘espace d‘un instant, sur le pont du Goya, Tolland avait revu le fantôme de Celia. Sa voix était montée des eaux rugissantes... pour lui redire les derniers mots qu‘elle avait prononcés autrefois.
— Tu vas survivre, lui avait-elle murmuré. Promets-moi que tu trouveras un autre amour.
— Je n‘en voudrai jamais d‘autre, lui avait répondu Tolland.
Le sourire de Celia était empli de sagesse.
— Il faudra bien que tu apprennes.
Et maintenant, sur le pont, Tolland le comprenait, il était en train d‘apprendre. Une émotion profonde s‘empara alors de lui. Il réalisa que c‘était le bonheur.
Et avec lui s‘imposa une énorme volonté de vivre.
Pickering se sentait étrangement détaché en avançant vers les deux prisonniers. Il s‘arrêta devant Rachel, un peu surpris de ne pas trouver plus difficile ce qu‘il s‘apprêtait à faire.
— Il arrive, fit-il, que les circonstances vous placent face à des décisions impossibles.
Les yeux de Rachel ne cillèrent pas.
— C‘est vous qui avez créé ces circonstances !
– 498 –
— Toute guerre suppose des morts, répliqua Pickering d‘une voix plus ferme. Vous, tout particulièrement, devriez le comprendre, Rachel. Iactura paucorum serva multos.
Ses yeux perçants la dévisagèrent.
Le sacrifice de quelques-uns pour le salut du plus grand nombre.
Il comprit qu‘elle reconnaissait l‘adage, presque un cliché dans la communauté de la sécurité nationale.
Rachel lui jeta un regard dégoûté.
— Et nous sommes maintenant ceux qu‘il faut sacrifier, n‘est-ce pas ?
Pickering réfléchit. Il n‘y avait pas d‘autre solution. Il se tourna vers Delta 1.
— Libérez votre partenaire et finissez-en.
Delta 1 acquiesça.
Pickering regarda longuement Rachel avant d‘aller s‘accouder au bastingage, contemplant la mer. Il préférait ne pas assister à ce qui allait suivre.
Delta 1 avait l‘impression de maîtriser la situation en empoignant son arme et en jetant un coup d‘œil vers son acolyte, toujours suspendu aux bras du Triton.
Il ne restait plus qu‘à fermer la trappe sous les pieds de Delta 2, le libérer de ses pinces, et éliminer Rachel Sexton et Michael Tolland. Mais le panneau de contrôle était complexe : une série de leviers et de boutons sans la moindre étiquette commandaient cette fameuse trappe, le moteur du treuil et de nombreux autres mécanismes inconnus de lui. Il n‘avait pas l‘intention d‘appuyer sur le mauvais levier et de risquer la vie de Delta 2 en précipitant par erreur le Triton dans la mer.
Il fallait forcer Tolland à effectuer cette tâche à sa place. Et, pour ne pas commettre de bévue, Delta 1 allait prendre une garantie supplémentaire.
Dresser les adversaires l‘un contre l‘autre.
Le commando approcha le canon de son arme du front de Rachel. La jeune femme ferma les yeux et Delta 1 vit les poings de Tolland se serrer.
— Debout, mademoiselle Sexton, cria Delta 1.
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Rachel se leva.
Enfonçant fermement la mitraillette entre ses omoplates, Delta 1 la fit avancer jusqu‘à une échelle d‘aluminium qui menait au sommet du Triton.
— Grimpez !
Rachel semblait ne pas comprendre.
— Faites ce que je vous dis, ordonna-t-il.
En montant sur l‘échelle, Rachel eut le sentiment de basculer dans un cauchemar. Elle s‘arrêta au sommet, hésitant à avancer.
— Montez en haut du sous-marin, fit-il en se tournant vers Tolland et en approchant son arme de sa tempe.
Face à Rachel, Delta 2, prisonnier des pinces, se tordait de douleur en la regardant, visiblement impatient d‘être libéré.
Rachel vit Tolland et la mitraillette qui le menaçait.
Elle n‘avait guère le choix.
Avec le sentiment de marcher au bord d‘un précipice, Rachel avança sur le moteur du Triton, une petite section plane avant le cockpit en forme de coupole. Le sous-marin était suspendu au-dessus de la trappe ouverte comme un énorme plomb au bout de son fil. Heureusement, l‘engin de neuf tonnes oscilla à peine quand la jeune femme prit pied sur la coque. Elle se redressa.
— Allez, on continue, fit Delta 1 à Tolland. Fermez la trappe.
Tolland avança vers le panneau de contrôle suivi de Delta 1.
Il marchait d‘un pas lent, les yeux fixés sur Rachel, et semblait lui adresser un message. Il regardait alternativement la jeune femme et l‘écoutille du sous-marin. Rachel jeta un coup d‘œil à ses pieds. L‘écoutille était ouverte. Elle aperçut le cockpit et son unique siège.
Il veut que j‘entre là-dedans ?
Croyant s‘être trompée, Rachel dévisagea Tolland. Il était presque au panneau de contrôle.
Tolland la regarda à nouveau. Fixement, cette fois.
Ses lèvres articulèrent distinctement : Sautez ! Tout de suite !
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Delta 1 vit le mouvement de Rachel du coin de l‘œil et d‘instinct ouvrit le feu au moment où elle chutait par l‘écoutille dans le cockpit, évitant de justesse le déluge de balles. L‘averse de projectiles fit se refermer la lourde porte circulaire au-dessus de Rachel.
Tolland, dès qu‘il avait senti le canon se détourner de son dos, avait agi. Il avait sauté sur la gauche en évitant la trappe, et roulé sur lui-même au moment où le commando tournait son fusil-mitrailleur vers lui et faisait feu. Les impacts ricochèrent autour de Tolland. Il rampa se mettre à l‘abri derrière l‘énorme tambour abritant le filin de l‘ancre de poupe, un câble d‘acier de plusieurs dizaines de mètres de long.
Tolland avait un plan et il devait faire vite. Au moment où Delta 1 se ruait sur lui, il agrippa des deux mains le verrou du cylindre et le tira vers le bas. Instantanément, la bobine se mit à déverser des mètres de câble et le Goya fut entraîné par le fort courant. Ce mouvement brusque les déséquilibra tous et ils se mirent à tituber. À mesure que le bateau prenait de la vitesse, le cylindre déroulait des mètres et des mètres de câble à toute allure.
Allez mon vieux ! se dit Tolland.
Le commando, ayant retrouvé son équilibre, s‘approcha de Tolland. Celui-ci attendit le dernier moment pour se relever et remonter le levier vers le haut, verrouillant à nouveau le tambour de l‘ancre. La chaîne se tendit avec un claquement sec, stoppant net le bateau et envoyant une onde de choc à travers tout le Goya. Sur le pont, tout se mit à voler. Le commando tomba à genoux à côté de Tolland. Pickering, lui, bascula à la renverse. Le Triton se mit à osciller dangereusement sur son câble.
Soudain un vacarme de métal monta des ponts inférieurs comme un tremblement de terre. La poutrelle déjà endommagée avait fini par céder. Le coin droit de la poupe du Goya commençait à s‘effondrer sous son propre poids. Le bateau s‘inclina comme une table massive qui aurait perdu l‘un de ses pieds. Le métal tordu rebondissant sur les remous faisait un bruit assourdissant.
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À l‘intérieur du cockpit du Triton, Rachel, terrifiée, s‘accrochait où elle pouvait dans le sous-marin qui oscillait dangereusement au-dessus du pont de plus en plus incliné. À
travers la vitre de Plexiglas, elle aperçut les violents remous de l‘océan au-dessous d‘elle. En levant les yeux vers Tolland, elle vit une scène effroyable.
À un mètre, toujours prisonnier des griffes du Triton, secoué en tous sens comme une marionnette au bout d‘un fil, le commando Delta 2 hurlait de douleur. William Pickering, tout en rampant, agrippa un taquet de mât. Près du levier qui verrouillait le câble de l‘ancre, Tolland, lui aussi accroché à un montant, essayait de ne pas se laisser déporter sur le pont qui gîtait de plus en plus. Quand Rachel vit le commando armé de sa mitraillette parvenir à reprendre son équilibre, elle hurla de l‘intérieur du sous-marin :
— Mike, attention !
Mais Delta 1 ignorait complètement Tolland. Horrifié, il voyait l‘hélicoptère qui commençait à glisser sur ses patins.
Rachel suivit son regard. C‘est alors qu‘elle comprit que le Kiowa allait percuter le Triton.
Rampant vers l‘appareil, Delta 1 réussit à se hisser dans le cockpit. Pas question de laisser leur seul moyen de fuite tomber à l‘eau. Il se mit aux commandes du Kiowa et pesa de toutes ses forces sur le manche. Dans un bruit assourdissant, les pales accéléraient au-dessus de sa tête, essayant de soulever l‘engin lourdement armé. L‘hélico continuait à glisser vers le Triton au-dessous duquel était suspendu Delta 2.
Le nez incliné, le Kiowa partit vers l‘avant. Lorsqu‘il commença à décoller, il fonça vers le Triton telle une tronçonneuse géante. Delta 1 tirait comme un forcené sur le manche. Il aurait bien voulu larguer la demi-tonne de missiles Hellfire qui l‘alourdissaient. Les pales frôlèrent la tête de Delta 2 et le sommet du Triton, mais sa trajectoire était trop horizontale et l‘hélico ne put éviter le câble du treuil du submersible.
Dans un formidable crissement de métal, les pales qui tournaient à pleine vitesse percutèrent l‘énorme filin d‘acier qui
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retenait le sous-marin. On aurait dit la bataille épique de deux créatures monstrueuses. Depuis le cockpit blindé de l‘hélicoptère, Delta 1 vit les pales rebondir sur le câble et exploser dans une gerbe d‘étincelles aveuglante.
Delta 1 sentit l‘appareil retomber, ses patins heurtant rudement le pont. Il essaya de reprendre le contrôle de son engin mais le Kiowa ne répondait plus. L‘hélico rebondit deux fois sur le pont incliné avant de glisser vers la rambarde.
Delta 1 crut un instant que le bastingage tiendrait le coup.
Puis il entendit un craquement. L‘hélicoptère lourdement chargé bascula et plongea dans la mer.
À l‘intérieur du Triton, Rachel Sexton était paralysée sur son siège. Le mini-sous-marin avait violemment tangué au moment où les pales de l‘hélico avaient heurté le câble mais il ne s‘était pas décroché. Rachel comprit que le câble devait avoir été sérieusement endommagé. Il fallait quitter le Triton au plus vite. Le commando toujours coincé dans les pinces la regardait, dégoulinant de sang et couvert de brûlures causées par les éclats de balles. Derrière lui, Rachel vit Pickering toujours cramponné à un taquet du pont qui s‘inclinait de plus en plus.
Où était Michael ? Impossible de l‘apercevoir. Mais cette angoisse-là fut rapidement remplacée par une nouvelle panique.
Au-dessus de sa tête, le câble du Triton à moitié déchiqueté émit un sifflement terrifiant, puis il y eut un claquement violent et il céda.
À l‘instant où le sous-marin commençait sa chute, le siège de Rachel se déroba et elle eut l‘impression de flotter.
En une fraction de seconde, elle vit défiler les ponts inférieurs. Le commando, coincé dans les pinces, les yeux fixés sur Rachel, était livide de terreur.
La chute lui sembla interminable.
Lorsque le sous-marin atteignit la surface de l‘eau, un choc violent plaqua Rachel contre son siège. Brutalement tassée sur elle-même, elle vit l‘océan bouillonner en violents remous tout autour du cockpit. Rachel cherchait encore son souffle quand le sous-marin ralentit sa plongée pour finalement remonter rapidement vers la surface comme un bouchon de liège.
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Les requins attaquèrent instantanément. Pétrifiée, Rachel regardait la scène qui se déroulait sous ses yeux.
Delta 2 sentit la tête oblongue du requin le heurter avec une force inimaginable. La mâchoire coupante comme un rasoir se referma sur son bras, les dents s‘enfoncèrent jusqu‘à l‘os. Le requin secoua la tête et lui arracha le bras, il eut l‘impression qu‘on lui enfonçait un tisonnier chauffé à blanc dans le corps.
D‘autres requins arrivaient. Ils s‘attaquèrent à ses jambes, à son torse, à son cou. Delta 2 n‘avait plus assez d‘air dans ses poumons pour hurler sa douleur. Les requins le déchiquetaient vivant, se partageant ses restes. Sa dernière vision fut celle d‘une immense gueule pleine de dents qui se refermait sur son visage.
À l‘intérieur du Triton, les coups des lourds museaux cartilagineux cessèrent peu après. Rachel ouvrit les yeux. Il n‘y avait plus de commando sous le Triton, mais l‘eau qui ruisselait contre le dôme était écarlate.
Contusionnée, Rachel se recroquevilla sur son siège, les genoux contre sa poitrine. Elle sentit le sous-marin dériver avec le courant, raclant sur toute sa longueur le pont inférieur du Goya.
Au-dehors, les remous se firent plus bruyants. Le dôme transparent s‘enfonçait peu à peu.
Je coule !
Terrifiée, Rachel se mit à chercher au-dessus de sa tête le volant de l‘écoutille. Si elle parvenait à grimper sur le toit du sous-marin, elle aurait encore le temps de sauter sur le pont inférieur du Goya. Il n‘était qu‘à un ou deux mètres.
Une flèche indiquait le sens de l‘ouverture. Elle pesa de toutes ses forces. L‘écoutille ne bougea pas. Elle essaya encore.
Rien. L‘écoutille était bloquée, coincée, tordue, rien à faire.
Paniquée, elle pesa une dernière fois.
L‘écoutille ne bougea pas.
Le Triton s‘enfonçait, rebondissant une dernière fois contre le Goya avant de dériver sous la coque déchirée... et de se retrouver en pleine mer.
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126.
— Ne faites pas ça ! supplia Gabrielle en s‘adressant au sénateur qui finissait ses photocopies. Vous risquez la vie de votre propre fille !
Sexton, faisant la sourde oreille, revint à son bureau avec dix jeux de photocopies. Chacun contenait la copie des pages que Rachel lui avait faxées, y compris sa note écrite affirmant que la météorite était un faux et accusant la NASA et la Maison Blanche d‘avoir essayé de l‘assassiner.
Difficile d‘envoyer un dossier plus explosif aux journaux, songea Sexton en introduisant soigneusement chaque jeu dans de grandes enveloppes blanches portant son nom, son adresse de bureau et le sceau sénatorial. Il n‘y aura aucun doute sur l‘origine de cette incroyable information. Le scandale politique du siècle, et c‘est moi qui l‘aurai révélé !
Gabrielle continuait à plaider pour la sécurité de Rachel mais Sexton n‘entendait plus rien. En rassemblant les enveloppes, il était comme dans une bulle, définitivement coupé de la réalité.
Chaque carrière politique comporte son moment décisif. Le mien est arrivé.
Le message téléphonique de William Pickering l‘avait averti que, s‘il rendait ces documents publics, la vie de Rachel serait en danger. Malheureusement pour elle, Sexton savait aussi que, s‘il prouvait la supercherie de la NASA, ce simple acte de courage lui vaudrait d‘entrer à la Maison Blanche de façon quasi imparable, du jamais vu dans l‘histoire politique américaine.
La vie est faite de décisions difficiles, songea-t-il. Et les gagnants sont ceux qui les prennent.
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Gabrielle Ashe avait déjà vu cette lueur dans les yeux de Sexton. L‘ambition aveugle. Elle la craignait, et avec raison. Le sénateur s‘apprêtait visiblement à risquer la vie de sa fille pour être le premier à annoncer la supercherie de la NASA.
— Mais vous ne comprenez pas que vous avez déjà gagné ?
lui lança Gabrielle. Zach Herney et la NASA n‘ont pas la moindre chance de survivre à ce scandale. Peu importe qui le rend public ! Peu importe quand ça arrivera ! Attendez au moins de savoir que Rachel est en sécurité, attendez d‘avoir parlé à Pickering !
Sexton ne l‘écoutait plus. Ouvrant le tiroir de son bureau, il en sortit une feuille d‘aluminium sur laquelle étaient fixés des dizaines de sceaux de cire de la taille d‘une pièce de cinq cents, gravés à ses initiales. Réservé aux invitations formelles, il pensait apparemment qu‘un sceau de cire écarlate donnerait à ces enveloppes une touche supplémentaire de sensationnel.
Comme un aristocrate de l‘Ancien Régime, Sexton en colla un sur le rabat de chaque enveloppe.
Gabrielle bouillait d‘indignation. Le cœur battant, elle songea aux images numérisées de ces chèques illicites, enregistrées dans son ordinateur. Si elle y faisait allusion, elle savait que ce serait peine perdue, il nierait.
— Ne faites pas cela, fit-elle, ou je rends publique notre liaison !
Sexton éclata de rire tout en continuant son travail.
— Vraiment ? Et vous pensez qu‘on vous croira ? Une jeune collaboratrice ambitieuse et sans scrupules à qui je refuse un poste dans mon administration et qui veut se venger à tout prix ? Je nierai. J‘ai nié notre liaison une fois et le monde m‘a cru, il me suffira de recommencer.
— La Maison Blanche a des photos, déclara Gabrielle.
Sexton ne la regarda même pas.
— Ils n‘en ont pas. Et même si c‘était le cas, elles n‘ont absolument aucun poids, personne n‘y fera attention.
Il fixa le dernier sceau.
— En tant que sénateur, je suis à l‘abri des poursuites. Cela s‘appelle l‘immunité parlementaire. Ces enveloppes me
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protégeront désormais de tout ce qu‘on pourra me jeter à la figure.
Gabrielle savait qu‘il avait raison. Elle se sentit cruellement impuissante en voyant Sexton admirer ses dix élégantes enveloppes scellées posées sur son bureau... on aurait dit des enveloppes royales. Et il y avait fort à parier que des rois avaient dû leur trône à des informations bien moins dramatiques.
Sexton ramassa les enveloppes et s‘apprêta à partir.
Gabrielle fit un pas pour lui bloquer le passage.
— Vous commettez une erreur, cette démarche peut attendre.
Le regard perçant de Sexton la figea sur place.
— C‘est moi qui vous ai faite, Gabrielle, ne l‘oubliez pas.
— Ce fax de Rachel vous donnera la présidence, vous avez une dette à son égard.
— Je lui ai beaucoup donné.
— Et s‘il lui arrive quoi que ce soit ?
— Alors cela entraînera un vote de sympathie en ma faveur.
Gabrielle ne pouvait croire qu‘une telle pensée lui ait traversé l‘esprit, et plus encore qu‘il ait osé l‘exprimer.
Complètement écœurée, elle se rua sur le téléphone.
— J‘appelle la Maison...
Sexton fit demi-tour et la gifla brutalement.
Gabrielle chancela sous le choc, la lèvre éclatée, et fixa stupéfaite cet homme qu‘elle avait autrefois vénéré.
Sexton lui jeta un long et cruel regard.
— Si vous avez l‘intention de me jouer un sale tour, Gabrielle, je vous le ferai regretter pour le restant de vos jours.
Il était debout, immobile, raide, le paquet d‘enveloppes coincé sous le bras. Une lueur mauvaise brûlait au fond de ses yeux.
Quand Gabrielle sortit du bâtiment sénatorial dans l‘air frais de la nuit, sa lèvre saignait toujours. Elle héla un taxi et monta. Pour la première fois depuis son arrivée à Washington, Gabrielle Ashe éclata en sanglots.
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127.
Le Triton est tombé !
Chancelant, Michael Tolland se releva sur le pont incliné, jetant un coup d‘œil vers le tambour de l‘ancre et le câble effiloché au bout duquel pendait jusque-là le Triton. Se précipitant vers la poupe, il scruta la mer. Au même moment, le Triton émergeait à bâbord, emporté par le courant.
Soulagé de constater que le sous-marin était intact, Tolland jeta un coup d‘œil à l‘écoutille, pris du désir fou d‘en voir sortir Rachel indemne. Mais l‘écoutille restait fermée. Tolland se demanda si son amie avait été assommée par la violence de la chute.
Même du pont, Tolland se rendit compte que le Triton flottait bien au-dessous de sa ligne de flottaison habituelle. Il était en train de couler. Tolland ne comprenait pas pourquoi mais c‘était, pour le moment, secondaire.
Il faut que je fasse sortir Rachel tout de suite, se dit-il.
Tandis qu‘il s‘apprêtait à foncer vers le bastingage, une série de balles crépita au-dessus de lui, ricochant sur le lourd tambour de l‘ancre. Il s‘accroupit et aperçut Pickering sur le pont supérieur qui l‘ajustait comme un sniper. Delta 1 s‘était délesté de sa mitraillette en grimpant dans l‘hélicoptère, et Pickering l‘avait apparemment récupérée, avant de gagner une position en surplomb.
Coincé derrière le tambour de l‘ancre, Tolland regarda vers le Triton qui sombrait. Allez, Rachel ! Sortez de là ! Il attendit que l‘écoutille s‘ouvre. En vain.
Tolland mesura la distance qui le séparait de la rambarde arrière. Six mètres à découvert. Un long trajet au bout d‘une mire. Il prit une profonde inspiration et se décida. Arrachant sa chemise, il la lança vers sa droite et, tandis que Pickering la déchiquetait d‘une rafale de mitraillette, Tolland se ruait à gauche vers la poupe. Dans un saut désespéré, il s‘élança pardessus le bastingage. Au sommet de son plongeon, il entendit les balles siffler autour de lui, sachant qu‘une seule blessure
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ferait de lui un festin pour les requins au moment où il toucherait l‘eau.
Rachel était comme un animal en cage. Elle avait essayé à plusieurs reprises de forcer l‘écoutille sans succès. Elle entendait un réservoir se remplir d‘eau quelque part derrière elle, et sentait le sous-marin s‘alourdir. L‘eau noirâtre montait peu à peu autour du dôme transparent, tel un rideau se fermant à l‘envers.
À travers la vitre, Rachel regardait l‘océan l‘aspirer comme une tombe, un gouffre vertigineux qui menaçait de l‘avaler d‘un instant à l‘autre. Elle saisit le volant de l‘écoutille et pesa dessus une fois encore mais il ne bougea pas. Ses poumons étaient douloureux maintenant. L‘odeur lourde et humide du dioxyde de carbone lui piquait les narines.
Une pensée, surtout, la hantait. Je vais mourir noyée.
Elle examina le tableau de bord du Triton à la recherche d‘un bouton ou d‘une manette qui pourrait l‘aider mais tous les voyants étaient éteints. Pas de courant. Elle était enfermée dans une boîte d‘acier en train de couler.
Les gargouillis des réservoirs s‘accéléraient maintenant et l‘océan ne cessait de monter ; à l‘extérieur du sous-marin, le niveau de l‘eau n‘était plus qu‘à un mètre du sommet du dôme.
Au loin, à travers l‘immense étendue plane, Rachel vit un liséré écarlate surligner l‘horizon. L‘aube se levait. Rachel songea avec angoisse que c‘était la dernière fois qu‘elle voyait la lumière.
Fermant les yeux pour refuser une réalité qu‘elle ne maîtrisait plus, la jeune femme revécut les images terrifiantes de son enfance.
Elle tombait à travers la couche de glace recouvrant la rivière. Elle partait à la dérive, n‘arrivait plus à respirer.
Impossible de remonter. Elle coulait.
Sa mère l‘appelait.
— Rachel ! Rachel !
Des coups sur la coque du sous-marin firent sursauter Rachel et la tirèrent de son délire. Ses yeux s‘ouvrirent d‘un coup.
— Rachel !
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La voix était étouffée. Un visage fantomatique apparut contre le dôme du sous-marin, tête en bas, tignasse brune ondulante. Elle le reconnut à peine.
— Michael !
Tolland remonta à la surface, soulagé d‘avoir vu Rachel bouger à l‘intérieur du sous-marin. Elle est vivante. Il redescendit d‘une brasse puissante vers l‘arrière du Triton et grimpa sur la plate-forme du moteur submergé. Les courants étaient chauds et lourds autour de lui tandis qu‘il se plaquait de son mieux contre le sous-marin et empoignait le volant en espérant être hors d‘atteinte de Pickering.
La coque du Triton était presque entièrement sous l‘eau maintenant, et Tolland devait faire vite pour libérer Rachel. Car une fois l‘écoutille sous l‘eau, son ouverture entraînerait le déversement d‘un torrent à l‘intérieur du cockpit, Rachel serait prise au piège à l‘intérieur et le naufrage du sous-marin s‘accélérerait.
C‘est maintenant ou jamais ! se dit Tolland en empoignant le volant de l‘écoutille et en le tournant. Impossible. Il essaya de nouveau, de toutes ses forces. Mais il n‘y avait rien à faire, le mécanisme était bloqué.
Il entendit Rachel, à l‘intérieur, lui lancer d‘une voix étouffée mais distinctement terrifiée :
— J‘ai essayé ! Je ne suis pas arrivée à la tourner !
Des vaguelettes submergeaient maintenant l‘écoutille.
— On va tourner ensemble, lui cria-t-il, pour vous c‘est dans le sens des aiguilles d‘une montre !
Il savait que la flèche indiquait clairement le sens de rotation.
— Maintenant !
Tolland s‘arc-bouta contre les ballasts et pesa de toutes ses forces sur le mécanisme d‘ouverture. Il entendit Rachel, de l‘autre côté de la paroi, qui en faisait autant. Le volant tourna de trois centimètres et se bloqua.
C‘est alors que Tolland découvrit le problème. L‘écoutille était légèrement voilée, comme le couvercle d‘un bocal aplati sur un point de sa circonférence. Elle était coincée. Les verrous
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étaient pliés. Il ne restait plus qu‘un moyen de l‘ouvrir : au chalumeau.
Alors que le sous-marin s‘enfonçait, Tolland fut saisi de terreur : Rachel Sexton ne pourrait pas s‘échapper du Triton.
Sept cents mètres plus bas, le fuselage déchiqueté du Kiowa chargé de missiles coulait, rapidement entraîné par la gravité et l‘impressionnante force de succion de la tornade sous-marine. À l‘intérieur du cockpit, le corps sans vie de Delta 1, défiguré par l‘extraordinaire pression régnant à cette profondeur, n‘était plus reconnaissable.
Et l‘hélicoptère continuait sa descente vers le fond de l‘océan où, sous une croûte de trois mètres d‘épaisseur, le dôme de magma, immense réserve de lave en fusion, bouillonnait à mille degrés centigrades. Le volcan attendait son heure.
128.
Tolland, debout sur le moteur du Triton, cherchait désespérément un moyen de sauver Rachel.
Il se retourna vers le Goya, se demandant s‘il y avait un moyen de relier le Triton à un treuil pour le maintenir à la surface. Mais c‘était impossible. Il se trouvait maintenant à cinquante mètres du bateau et Pickering avait pris position sur le pont supérieur, comme un empereur romain assis à la meilleure place pour un spectacle de cirque.
Réfléchis ! se dit Tolland. Pourquoi le sous-marin coule-t-il ?
Le principe de base de la navigation sous-marine est on ne peut plus simple : les ballasts se remplissent d‘air ou d‘eau selon qu‘on manœuvre le submersible pour monter ou descendre.
De toute évidence, les ballasts se remplissaient d‘eau.
Mais ils ne devraient pas ! songea-t-il.
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Tous les ballasts sont équipés de purges aussi bien dans la partie haute que sur leurs faces inférieures. Les clapets de purge inférieurs du Triton restaient toujours ouverts tandis que ceux situés sur le haut pouvaient être ouverts et refermés pour laisser l‘air s‘échapper et l‘eau se déverser à l‘intérieur.
Les clapets de purge du Triton étaient peut-être ouverts ?
Tolland ne parvenait pas à comprendre pourquoi. Il pataugeait sur la plate-forme du moteur submergé, ses mains tâtant à l‘aveuglette l‘un des réservoirs de ballast. Les clapets étaient fermés, mais ses doigts sentirent les trous causés par les projectiles.
Merde ! jura-t-il. Le Triton avait été criblé de balles quand Rachel avait sauté dedans. Tolland plongea immédiatement et nagea sous le sous-marin, contrôlant soigneusement le ballast le plus important du Triton, le réservoir négatif. Les Britanniques appellent ce réservoir « l‘aller simple pour le fond ». Les Allemands l‘appellent « les chaussures de plomb ». D‘une façon ou d‘une autre, le sens est clair : le réservoir négatif, quand il est plein, entraîne le submersible au fond.
En palpant le flanc du réservoir, Tolland sentit des dizaines de trous sous ses doigts. Il sentit même l‘eau se déverser à l‘intérieur. Le Triton allait sombrer, et tous les efforts de Tolland n‘y changeraient rien.
Le sous-marin était maintenant à un mètre sous l‘eau.
Tolland avança jusqu‘à la proue, appuya son visage contre le dôme d‘acrylique transparent et regarda à l‘intérieur. Rachel donnait des coups sur la paroi et hurlait. Il se sentait impuissant devant la peur panique de la jeune femme. Il se revit dans un hôpital gris et triste, face à la femme qu‘il aimait en train de mourir, et avec ce même sentiment d‘impuissance. Il ne supporterait pas cette épreuve une deuxième fois. « Tu vas survivre », lui avait dit Celia. Mais Tolland ne voulait pas survivre seul... pas une seconde fois.
Ses poumons lui faisaient mal et pourtant il restait là, avec elle. Chaque fois que Rachel tapait sur la vitre, Tolland entendait des bulles d‘air s‘échapper et le sous-marin s‘enfoncer un peu plus. Rachel criait quelque chose au sujet de l‘eau qui se déversait à la base du dôme.
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La vitre panoramique fuyait.
Une balle avait-elle percé le dôme ? Cela semblait peu probable. Alors que ses poumons allaient éclater, Tolland remonta. Tandis qu‘il prenait appui sur l‘énorme bulle d‘acrylique, ses doigts rencontrèrent un morceau de caoutchouc arraché. Un joint circulaire qui avait apparemment cédé dans la chute. C‘était pour ça que le cockpit fuyait.
A la surface, Tolland inspira profondément à trois reprises, essayant de clarifier ses pensées. L‘eau qui se déversait dans le cockpit ne ferait qu‘accélérer le naufrage du Triton. Le sous-marin se trouvait déjà à un mètre cinquante sous l‘eau. Il entendait Rachel taper désespérément sur la bulle.
Tolland ne voyait plus qu‘une chose à faire. Il allait plonger vers le moteur du Triton et chercher le cylindre de pressurisation. Il pourrait alors l‘utiliser pour remplir d‘air le ballast négatif. Même si le réservoir endommagé fuyait, il lui permettrait tout de même de se maintenir à la surface environ une minute avant que les réservoirs perforés ne se remplissent à nouveau d‘eau.
Et ensuite ?
Tolland qui ne trouvait pas de meilleure solution s‘apprêta à replonger. Inspirant le maximum d‘air possible, il emplit ses poumons. Mais une étrange pensée le frappa.
Que se passerait-il s‘il augmentait la pression à l‘intérieur du sous-marin ? Le dôme panoramique avait un joint endommagé. En accroissant suffisamment la pression, peut-être Tolland parviendrait-il à arracher complètement le dôme panoramique ?
Il expira, réfléchissant à l‘application pratique de son idée.
C‘était parfaitement logique après tout. Un sous-marin est construit pour résister à de fortes pressions externes mais pas internes.
Pour réduire au maximum le nombre de pièces détachées que le Goya devait emporter, toutes les valves de régulation du Triton étaient identiques. Tolland pouvait donc parfaitement dévisser la vanne de chargement du cylindre à haute pression pour la raccorder à un régulateur de ventilation d‘urgence situé sur le flanc bâbord du sous-marin ! Pressuriser la cabine
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causerait une vive douleur à Rachel mais lui permettrait peut-
être de sortir de sa prison.
Tolland inhala une fois encore et plongea.
Le sous-marin était à deux mètres sous l‘eau maintenant et s‘orienter devenait plus difficile à cause des courants et de l‘obscurité.
Après avoir trouvé le réservoir pressurisé, Tolland raccorda rapidement l‘embout du cylindre et s‘apprêta à pomper de l‘air dans le cockpit. Alors qu‘il agrippait le robinet d‘arrêt, une inscription à la peinture jaune sur le côté du réservoir lui rappela à quel point cette manœuvre était dangereuse : ATTENTION ! AIR COMPRIMÉ 250 KG/CM2. Il fallait faire en sorte que la bulle panoramique du Triton se détache de sa base avant que la pression dans la cabine n‘écrase les poumons de Rachel. Tolland n‘aurait que quelques secondes pour agir.
Il prit sa décision. Cramponné à l‘arrière du Triton, il tourna le robinet d‘arrêt et ouvrit la valve. Le tuyau devint immédiatement rigide, et l‘air se déversa dans le cockpit avec une puissance énorme.
À l‘intérieur du Triton, Rachel sentit une violente douleur lui vriller le crâne. Elle ouvrit la bouche pour crier, mais l‘air se fraya un passage dans ses poumons avec une telle force qu‘elle crut que son thorax allait exploser. Elle avait l‘impression qu‘on lui enfonçait les yeux à l‘intérieur de la tête. Un grondement assourdissant lui écrasait les tympans, elle était sur le point de s‘évanouir.
Instinctivement elle ferma les yeux et appuya ses mains sur ses oreilles. La douleur était de plus en plus atroce.
Rachel entendit cogner à la vitre. Elle ouvrit les yeux assez longtemps pour distinguer la silhouette de Michael Tolland dans le noir. Son visage était appuyé contre la glace. Il voulait lui faire faire quelque chose.
Mais quoi ?
Elle le distinguait à peine. Sa vision était brouillée, ses globes oculaires déformés par la pression. Pourtant elle y voyait assez pour constater que le sous-marin s‘était encore enfoncé et
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qu‘on n‘apercevait plus les lumières du Goya. Il n‘y avait plus que de l‘obscurité, partout.
Tolland, appuyé de tout son corps contre la bulle, ne cessait de frapper. Ses poumons privés d‘air le brûlaient, et il devait remonter à la surface d‘ici quelques secondes.
Poussez sur la vitre ! essayait-il de lui faire comprendre. Il entendait l‘air pressurisé s‘échapper et bouillonner en remontant. À un endroit, le joint avait été arraché. Les mains de Tolland cherchaient une prise, un interstice où passer ses doigts sous le Plexiglas.
Rien.
Il était à court d‘oxygène maintenant, son champ de vision rétrécissait de plus en plus et il cogna sur la vitre une dernière fois. Il ne la voyait même plus. Il faisait trop sombre. Avec ce qu‘il lui restait d‘air dans les poumons il cria :
— Rachel... poussez sur la vitre !
Mais les mots qui sortaient de sa bouche n‘étaient qu‘un gargouillis incompréhensible.
129.
À l‘intérieur du Triton, Rachel sentait sa tête comprimée dans une sorte d‘instrument de torture médiéval. À demi levée, coincée entre la coque et le siège du cockpit, elle voyait la mort se rapprocher. Devant le sous-marin, l‘océan était noir. Les coups sur la coque avaient cessé.
Tolland était parti, il l‘avait abandonnée.
Le sifflement de l‘air pressurisé au-dessus de sa tête lui rappelait le bruit assourdissant du vent sur le glacier Milne. Il y avait déjà trente centimètres d‘eau à l‘intérieur du sous-marin.
Pensées et souvenirs commençaient à traverser son cerveau comme des flashes de lumière violette.
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Le Triton se mit à donner de la bande et Rachel perdit l‘équilibre. Elle bascula par-dessus le siège et tomba en heurtant la paroi du dôme. Une violente douleur lui vrilla l‘épaule. Elle atterrit comme une masse contre la vitre et éprouva une sensation inattendue : ses tympans comprimés étaient soudain moins douloureux. La pression à l‘intérieur du sous-marin décroissait, et Rachel entendit une bouffée d‘air s‘échapper du cockpit.
Elle comprit immédiatement ce qui venait d‘arriver. Quand elle avait percuté le dôme, son poids avait repoussé la paroi, occasionnant une fuite d‘air, ce qui avait réduit la pression intérieure. Il y avait sans doute du jeu entre la vitre d‘acrylique et la coque ! Rachel comprit brusquement ce que Tolland avait essayé de faire en accroissant la pression à l‘intérieur : faire sauter le dôme !
Le cylindre de pressurisation du Triton continuait de pomper. Encore allongée, Rachel sentit la pression remonter.
Cette fois, elle en fut presque heureuse, même si un étau lui comprimait toujours le crâne et qu‘elle fût au bord de la syncope. Se redressant, la jeune femme poussa de toutes ses forces contre le dôme pour le faire céder.
Il bougea à peine, et cette fois, il n‘y eut pas de fuite d‘air.
Rachel se jeta à nouveau de tout son poids mais en vain. Son épaule la faisait de plus en plus souffrir. Elle l‘examina, le sang avait séché. Elle s‘apprêtait à faire une nouvelle tentative quand le sous-marin bascula. Le moteur avait embarqué trop d‘eau et les ballasts ne suffisaient plus à le maintenir d‘aplomb.
Rachel tomba sur le dos contre la cloison arrière du cockpit. À moitié submergée par l‘eau, elle regarda vers le dôme qui fuyait, suspendu au-dessus d‘elle comme une gigantesque fenêtre donnant sur la nuit... et la pression de ces milliers de tonnes d‘eau accumulées qui l‘entraînaient au fond.
Rachel voulut se lever, mais son corps était engourdi et lourd. Sa mémoire la renvoya une nouvelle fois à son début de noyade, autrefois, dans l‘eau glacée d‘une rivière.
— Lutte, Rachel ! criait sa mère, en cherchant fébrilement sous la glace à agripper la main de sa fille. Accroche-toi !
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Rachel avait fermé les yeux. Ses patins lourds comme du plomb l‘entraînaient vers le fond. Elle aperçut sa mère allongée les bras en croix pour répartir au maximum son propre poids sur la glace, essayant de l‘attraper.
— Pousse sur les cuisses, Rachel ! Comme pour la brasse !
Rachel faisait de son mieux. Son corps remonta un peu vers le trou dans la glace. Une lueur d‘espoir. Sa mère s‘empara de son poignet.
— C‘est ça ! Aide-moi ! Pousse avec les cuisses !
Sentant la ferme poigne de sa mère la tirer vers le haut, Rachel avait donné tout ce qui lui restait d‘énergie pour pousser et sa mère avait réussi à la sortir de l‘eau. Elle avait tiré sa petite fille trempée jusqu‘à la rive avant de s‘effondrer en larmes.
Rachel rouvrit les yeux sur le piège noirâtre de plus en plus humide et chaud qui la retenait prisonnière. Elle entendit sa mère chuchoter de sa tombe, d‘une voix toujours aussi claire, même dans ce sous-marin en train de couler.
Pousse !
Rachel leva les yeux vers le dôme. Mobilisant ses dernières forces, elle s‘allongea sur le siège du cockpit qui était maintenant presque horizontal. Étendue sur le dos, Rachel plia les genoux et projeta ses jambes vers le haut le plus fort possible. Avec un hurlement désespéré, elle donna un puissant coup de pied en plein centre de la coupole. Le choc lui meurtrit les tibias et la répercussion la laissa un instant sonnée.
Brusquement, ses oreilles sifflèrent et elle sentit la pression décroître, en même temps que le cockpit se remplissait d‘eau.
L‘attache du dôme d‘acrylique sur le côté gauche avait cédé et l‘énorme lentille s‘était enfin entrebâillée.
Le torrent submergea le cockpit et écrasa Rachel contre le dossier. Dans un formidable rugissement, les tourbillons la soulevèrent de son siège et la projetèrent vers le haut. Rachel chercha désespérément à quoi se cramponner mais elle était emportée par une force invincible. Le sous-marin sombrait de plus en plus vite, à mesure que le cockpit se remplissait. Elle était maintenant clouée à la cloison. Dans un tourbillon d‘écume et de bulles, elle se sentit enfin partir vers la gauche et remonter à la surface tandis que le rebord du dôme lui raclait la hanche.
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Libre, je suis libre !
Tournant sur elle-même, elle s‘efforçait de remonter à la surface, ses poumons réclamant désespérément de l‘air. Rachel cherchait la lumière, mais en vain. L‘océan était uniformément noir, sans pesanteur, sans haut ni bas.
Rachel faillit céder à la panique, ne sachant pas dans quel sens nager.
Au fond de l‘océan, la pression gigantesque finissait d‘écraser le Kiowa. Les cônes de cuivre et les charges explosives des quinze missiles antichars AGM-114 Hellfire résistèrent encore quelques secondes. À trente mètres du fond, la formidable succion de la tornade marine happa les restes de l‘hélicoptère et les entraîna vers le bas en les projetant contre la croûte du dôme de magma chauffé à blanc. Comme une boîte d‘allumettes qui s‘enflammeraient à tour de rôle, les missiles Hellfire explosèrent, perçant un trou béant dans le dôme magmatique.
Michael Tolland, qui avait été contraint de remonter à la surface pour respirer avant de replonger fiévreusement, scrutait l‘obscurité à la recherche de Rachel quand les missiles explosèrent. L‘éclair blanc qui se propagea vers le haut lui renvoya une extraordinaire image qu‘il ne devait jamais oublier, une scène saisissante tout en ombres chinoises.
Il aperçut la silhouette de Rachel, trois mètres au-dessous de lui, marionnette désarticulée. Plus bas, le Triton chutait, son dôme à moitié détaché. Les requins de la zone s‘éparpillaient rapidement vers des eaux plus calmes, sentant le danger approcher.
Le bonheur de Tolland à la vue de Rachel enfin libérée fut aussitôt éclipsé quand il réalisa la catastrophe. Essayant de mémoriser sa position alors que l‘obscurité retombait, Tolland plongea vers son amie.
À quelques centaines de mètres, tout au fond, la croûte du dôme de magma explosait et le volcan sous-marin entrait en éruption, vomissant dans la mer une lave chauffée à mille deux cents degrés. La lave en fusion vaporisait des dizaines de mètres
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cubes d‘eau, produisant un énorme geyser de vapeur qui remontait furieusement vers la surface sur l‘axe central de la tornade. Obéissant aux mêmes lois de la mécanique des fluides que les tornades, ce transfert vertical d‘énergie fut contrebalancé par une spirale anticyclonique qui propulsa de l‘énergie dans la direction opposée.
Dans la double spirale qui entourait cette colonne de gaz montante, les courants océaniques augmentèrent rapidement.
La vapeur montante créa une énorme dépression qui aspira des millions de litres d‘eau vers le bas, au contact du magma. Au moment où cette masse heurta le fond, elle se transforma à son tour en vapeur et fusionna avec la colonne de gaz montante, aspirant toujours plus d‘eau dans son sillage. A mesure que cette folle spirale s‘accélérait, la tornade se renforçait de seconde en seconde tout en remontant vers la surface.
Un trou noir océanique venait de naître.
La chaleur humide et obscure qui enveloppait Rachel lui donnait d‘étranges sensations. Des pensées désordonnées se succédaient dans son esprit. Respirer. Elle lutta contre ce réflexe. L‘éclair qu‘elle avait aperçu ne pouvait venir que de la surface et pourtant il semblait si loin... Une illusion d‘optique, sans doute. Remonte à la surface. Rachel se mit à nager en direction de la lumière. Une aura rouge irréelle remonta vers elle. La lumière du jour ? Elle nagea de plus en plus vigoureusement.
Soudain, une main saisit sa cheville. Rachel faillit pousser un cri, et exhaler ce qui lui restait d‘air dans les poumons.
Elle la tirait dans la direction opposée. Puis, Rachel sentit une main familière serrer la sienne. C‘était Michael qui l‘entraînait dans l‘autre sens.
Et si son esprit lui disait qu‘il l‘entraînait vers le bas, son cœur lui soufflait que Michael savait ce qu‘il faisait.
Pousse, lui murmurait sa mère.
Rachel poussa aussi fort qu‘elle pouvait.
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130.
Au moment où Tolland et Rachel émergèrent, Michael comprit que c‘était fini. Le dôme de magma était entré en éruption.
Dès que la tornade atteindrait la surface, elle entraînerait tout vers le fond. Étrangement, le monde terrestre lui semblait bien différent de celui qu‘il avait quitté quelques instants plus tôt. La bourrasque cinglait et le bruit était assourdissant, comme si une tempête s‘était déclarée pendant sa plongée.
Tolland manquait tellement d‘air qu‘il se sentait au bord du délire. Il essaya de soutenir Rachel mais le courant l‘attirait vers le bas. La force invisible tirait plus fort que lui, menaçant de lui arracher Rachel. Soudain, sa main lui échappa et le corps de la jeune femme fut entraîné... mais vers le haut !
Sidéré, Tolland vit Rachel s‘élever au-dessus des eaux.
Au-dessus de sa tête, l‘hélicoptère Osprey des gardes-côtes hélitreuillait son amie à bord. Vingt minutes auparavant, le poste d‘Atlantic City avait été informé d‘une explosion survenue en mer. Ayant perdu toute trace du Dolphin en mission sur le secteur, l‘officier de permanence avait redouté un accident. Les pilotes dépêchés sur place avaient saisi les dernières coordonnées connues de l‘appareil dans leur système de navigation, espérant retrouver leur collègue.
A environ huit cents mètres du Goya, ils avaient vu des débris en flammes, sans doute d‘un hors-bord, que le courant emportait. Tout près, un naufragé agitait frénétiquement les bras. Ils l‘avaient hissé à bord. Il était entièrement nu à l‘exception d‘une de ses jambes, recouverte d‘une bande adhésive.
Épuisé, Tolland regardait le dessous ventru de l‘hélicoptère aux rotors vrombissants. Lorsque Rachel arriva au niveau de la trappe, plusieurs paires de mains l‘empoignèrent pour la hisser à l‘intérieur. Tandis qu‘elle embarquait dans l‘Osprey, Tolland
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repéra un visage familier, celui d‘un homme recroquevillé et à moitié nu.
Corky ! Le cœur de Tolland bondit dans sa poitrine. Tu es vivant !
Le harnais retomba aussitôt et atterrit à trois mètres de lui.
Tolland voulut nager mais la force de succion l‘en éloignait. Le piège infernal se refermait, lui barrant toute issue. Il lutta pour se maintenir à la surface mais il était épuisé, le courant l‘entraînait vers le bas...
« Tu vas survivre », lui souffla alors une voix de femme. Il rua furieusement pour rester au niveau mais le harnais était toujours hors d‘atteinte. Le courant s‘accentuait. Puis Tolland vit Rachel. La vision de la jeune femme lui rendit des forces.
Il lui fallut quatre puissantes poussées pour atteindre enfin le harnais. Il avait livré sa dernière bataille. Il glissa son bras et sa tête dans le harnais et s‘évanouit.
L‘océan se déroba sous lui.
Quand Tolland reprit ses esprits, il découvrit que la tornade venait d‘atteindre la surface.
William Pickering, debout sur le pont du Goya, regardait, horrifié, l‘apocalypse se déchaîner autour de lui. A l‘arrière, un énorme vortex se creusait en entonnoir à la surface de l‘eau. Le tourbillon de plusieurs dizaines de mètres de diamètre grossissait rapidement. Un gémissement guttural montait des profondeurs de l‘océan.
Pickering vit fondre sur lui ce tourbillon qui évoquait la gueule béante d‘un Moloch assoiffé de sang.
Brusquement, avec un sifflement explosif qui pulvérisa les hublots du Goya, un formidable panache de vapeur creva la surface de l‘eau et fusa vers le ciel. Le geyser colossal vrombissait, projetant des tonnes d‘eau à plusieurs dizaines de mètres de hauteur.
Le périmètre de la tornade s‘élargissant toujours plus sembla sur le point d‘avaler l‘océan tout entier. La poupe du Goya gîtait de plus en plus. Pickering perdit l‘équilibre et tomba à genoux. Comme un enfant devant Dieu, il fixa, subjugué, cet abîme qui allait l‘engloutir. Ses dernières pensées
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furent pour sa fille Diana. Il pria pour qu‘elle n‘ait pas connu une terreur pareille au moment de mourir.
L‘onde de choc du geyser frappa les flancs de l‘Osprey.
Tolland et Rachel se serrèrent l‘un contre l‘autre tandis que les pilotes, reprenant la maîtrise de leur appareil, viraient au-dessus du Goya happé vers le fond. Les rescapés aperçurent William Pickering, le Quaker, agenouillé dans son manteau noir, cramponné au bastingage sur le pont supérieur.
Quand la poupe bascula, le câble de l‘ancre céda avec un claquement lugubre. La proue fièrement dressée en l‘air, le Goya glissa sur le rebord de la dépression, aspiré vers l‘intérieur des vortex. Ses lumières brillaient encore tandis qu‘il disparaissait sous les eaux.
131.
L‘air était frais à Washington ce matin-là, et le ciel dégagé.
La brise faisait tourbillonner les feuilles mortes autour du Washington Monument. Le plus haut obélisque du monde se reflétait dans l‘eau calme du bassin, indifférent à la horde de reporters excités qui se bousculaient tout autour.
À nous deux Washington, se dit le sénateur Sedgewick Sexton en descendant de sa limousine. Il traversa la pelouse d‘un pas conquérant, jusqu‘à l‘espace presse installé au pied de la colonne. C‘est là qu‘il avait convoqué les dix plus grands médias du pays, en promettant de leur révéler le scandale de la décennie.
Rien n‘attire les vautours comme l‘odeur des cadavres, pensa-t-il.
Il serrait dans une main sa liasse d‘enveloppes cachetées à la cire. Si l‘information ouvrait la porte du pouvoir, celle qu‘il apportait ce matin provoquerait un véritable séisme.
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En approchant de l‘estrade, son cœur bondit de joie. Deux grandes cloisons bleu nuit flanquaient le fond de la scène comme des rideaux de théâtre – un stratagème éprouvé, imaginé par Ronald Reagan pour se mettre en valeur devant n‘importe quel arrière-plan.
Quand Sexton entra par le côté droit, les journalistes se précipitèrent sur les rangées de chaises pliantes alignées face à lui. Le soleil surgit à l‘est, au-dessus de la coupole du Capitole, caressant de ses rayons roses et dorés la silhouette du sénateur comme une bénédiction céleste.
Une journée parfaite pour devenir l‘homme le plus puissant du monde.
— Mesdames et messieurs, bonjour ! commença-t-il en déposant ses documents sur le lutrin placé devant lui. Je vais m‘efforcer d‘être aussi bref et intéressant que possible. Les informations que je vais vous confier sont très inquiétantes. Ces enveloppes renferment les preuves d‘une supercherie élaborée au plus haut niveau de l‘État. Et j‘ai honte de vous avouer que le président des Etats-Unis m‘a appelé il y a une demi-heure, pour me supplier – je dis bien me supplier – de ne pas vous les communiquer.
Le sénateur secoua la tête d‘un air consterné.
— Mais je suis homme à croire en la vérité. Si pénible soit-elle.
Il marqua une pause pour brandir devant son public les alléchantes pièces à conviction. Les journalistes ne les quittaient pas des yeux, comme une meute de chiens salivant devant une friandise.
Le président Herney avait effectivement téléphoné à Sexton pour tout lui expliquer. Il s‘était également entretenu avec Rachel, saine et sauve à bord de l‘avion qui la ramenait à Washington. Chose incroyable, il semblait que la NASA comme la Maison Blanche n‘avaient été que les témoins innocents de ce désastre – victimes d‘un complot organisé par William Pickering.
Peu importe, pensait Sexton. Cela n‘empêchera pas Herney de tomber.
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Il aurait aimé être une petite souris pour voir la tête du Président quand il réaliserait que son adversaire allait tout dévoiler à la presse. Le sénateur avait en effet laissé croire à Zach Herney qu‘il était d‘accord pour le retrouver à la Maison Blanche, afin d‘y réfléchir ensemble sur la meilleure façon d‘expliquer toute l‘affaire à la nation. Le Président était probablement assis devant un téléviseur, saisissant avec effroi qu‘il ne pouvait plus rien faire pour stopper le destin en marche.
— Chers amis, reprit Sexton en regardant son auditoire, j‘ai longuement pesé ma décision. J‘ai tout d‘abord songé à respecter le souhait du Président de ne pas publier ces informations, mais je me dois d‘agir selon ma conscience.
Il soupira, baissant la tête comme un homme courbé sous le poids de l‘Histoire.
— On ne triche pas avec la vérité. Je n‘ai pas l‘intention d‘exercer quelque influence que ce soit sur votre interprétation des faits. Je me contenterai de vous les livrer tels qu‘ils sont.
On entendit au loin le ronflement d‘un hélicoptère et le sénateur se demanda un instant si ce n‘était pas le Président qui arrivait affolé de la Maison Blanche, dans l‘espoir d‘interrompre la conférence de presse. Ce serait la cerise sur le gâteau, se réjouit Sexton. Sa culpabilité n‘en serait que renforcée.
— Je n‘éprouve aucun plaisir à vous livrer ces documents, continua Sexton, enchanté par la perfection de son timing. Mais il est de mon devoir de faire savoir aux Américains qu‘on leur a menti.
Dans un grondement de tonnerre, l‘hélicoptère se posa sur l‘esplanade, à droite de l‘estrade. Sexton tourna la tête et constata avec surprise qu‘il ne s‘agissait pas de l‘appareil présidentiel, mais d‘un gros Osprey à rotors basculants.
Sur le fuselage, on lisait les mots : GARDES-CÔTES-USA.
Médusé, Sexton vit une femme descendre par la porte de la cabine. Les cheveux en bataille, vêtue de la parka orange des gardes-côtes, on aurait dit qu‘elle revenait d‘un reportage de guerre. Il mit quelques instants à la reconnaître. Et resta bouche bée sous le choc.
Rachel ! Que venait-elle faire ici ?
Un murmure d‘étonnement parcourut l‘assemblée.
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Affichant un large sourire de circonstance, le sénateur se tourna vers eux, un doigt levé en signe d‘excuse.
— Si vous voulez bien patienter une minute ? Je suis tout à fait désolé. La famille d‘abord..., soupira-t-il en souriant.
Sa remarque déclencha quelques rires.
En regardant sa fille avancer vers lui, Sexton pensa que ces retrouvailles familiales auraient été préférables en privé. En quête d‘un minimum d‘intimité, il jeta un regard furtif à la cloison sur sa droite.
Sans se départir de son sourire serein, il fit à Rachel un signe de la main, s‘éloigna du micro et traversa la scène en biais pour la contraindre à passer derrière la cloison. C‘est là qu‘il la rejoignit, à l‘abri des regards et des oreilles de la presse.
— Ma chérie ! s‘exclama-t-il en ouvrant les deux bras vers elle. Quelle surprise !
Rachel avança vers lui et le gifla.
Rachel regardait son père avec une fureur mêlée de dégoût.
Il avait à peine sourcillé sous la gifle pourtant violente. Avec une maîtrise qui faisait froid dans le dos, le sénateur abandonna son sourire factice et la fusilla d‘un regard mauvais.
— Tu n‘as rien à faire ici, murmura-t-il entre ses dents.
En lisant la colère dans ses yeux, Rachel ne ressentit aucune crainte – pour la première fois de sa vie.
— Je t‘ai appelé à l‘aide et tu m‘as trahie ! J‘ai failli me faire tuer !
— Tu es manifestement en pleine forme, répliqua-t-il avec une pointe de déception.
— Tu sais bien que la NASA n‘est pour rien dans cette histoire ! Elle est irréprochable ! Le Président te l‘a dit ! Qu‘es-tu en train de manigancer ?
A bord de l‘hélicoptère, Rachel avait passé son temps au téléphone – avec la Maison Blanche, avec son père et même avec une Gabrielle Ashe totalement affolée.
— Tu avais promis à Zach Herney d‘aller le voir à la Maison Blanche ! reprit-elle.
J‘irai, rétorqua Sexton. Le soir des élections.
Que cet homme fût son père lui donnait la nausée.
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— Ce que tu es en train de faire est de la folie furieuse.
— Ah bon ? coassa-t-il.
Il se retourna et montra d‘un geste le lutrin chargé des documents à distribuer.
— Dans ces enveloppes, déclara-t-il, se trouvent les informations que tu m‘as envoyées, Rachel. C‘est à toi que Herney devra son départ de la Maison Blanche.
— Quand je te les ai faxées, j‘avais besoin que tu m‘aides !
Je croyais qu‘Herney et la NASA étaient coupables !
— Si l‘on en croit ces papiers, la culpabilité de la NASA est évidente.
— Mais c‘est faux ! Il faut lui laisser la possibilité d‘admettre ses erreurs. Cette élection, tu l‘as déjà remportée.
Zach Herney est cuit, tu le sais. Laisse-le sauver la face.
— Ce que tu peux être naïve, ma pauvre Rachel ! gémit Sexton. Il ne s‘agit pas seulement de remporter l‘élection. C‘est l‘exercice du pouvoir qui est enjeu. Il me faut une victoire décisive, une action d‘éclat, une opposition anéantie, le contrôle de toutes les forces de l‘État, pour mettre en œuvre mon programme.
— À quel prix ?
— Ne sois pas si moralisatrice. Je me contente de présenter des preuves. Les gens sont capables de juger par eux-mêmes des culpabilités éventuelles.
— Tu sais très bien comment cela sera interprété.
Sexton haussa les épaules.
— C‘est peut-être la fin de la NASA...
Le sénateur sentait derrière la cloison que les journalistes commençaient à s‘agiter et il n‘avait nullement l‘intention de passer la matinée à se faire sermonner par sa fille. Son heure de gloire l‘attendait.
— Bon, ça suffit, maintenant. J‘ai une conférence de presse à donner.
— Je te le demande, de fille à père. Ne fais pas cela.
Réfléchis. On peut encore éviter le gâchis.
— Ce n‘est pas mon avis.
L‘amplificateur sur l‘estrade fit entendre des sifflements parasites et Sexton se retourna brusquement. Une journaliste
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retardataire essayait d‘attacher son micro à l‘une des pinces en col de cygne.
Pourquoi ces imbéciles sont-ils incapables d‘arriver à l‘heure ? fulmina Sexton intérieurement.
Dans sa hâte, la jeune femme heurta le lutrin et les enveloppes se répandirent par terre.
Le sénateur se précipita vers les micros en maudissant sa fille de l‘avoir dérangé. La journaliste était à quatre pattes, en train de rassembler les enveloppes éparses. Sans voir son visage, Sexton devina qu‘elle travaillait pour l‘un des grands réseaux : long manteau en cachemire, écharpe assortie, et béret en mohair auquel était fixé un badge de presse au logo d‘ABC.
— Donnez-moi ces enveloppes, fit-il d‘un ton brusque en tendant la main.
La jeune femme ramassa les dernières et les lui tendit sans le regarder.
— Désolée..., bredouilla-t-elle, visiblement gênée.
Toujours courbée en deux, elle détala pour rejoindre ses confrères.
Sexton les compta rapidement. Dix, parfait. Il était hors de question que quiconque le prive d‘un coup de théâtre aussi retentissant. Il réajusta les micros et adressa un sourire amusé aux reporters assemblés devant lui.
— J‘ai l‘impression que je ferais mieux de vous les distribuer avant qu‘il y ait des blessés...
Rires dans l‘assistance impatiente.
Sexton sentait la présence de sa fille derrière la cloison.
— Ne fais pas cela, souffla-t-elle. Tu le regretteras.
Il fit semblant de ne pas entendre.
— Je te demande de me faire confiance, insista-t-elle à voix plus haute. Tu commets une grave erreur.
Le sénateur rassembla sa pile en lissant les coins cornés.
— Papa ! implora-t-elle, avec ardeur. C‘est ta dernière chance de sauver ton honneur.
Il couvrit son micro d‘une main, se retourna comme pour s‘éclaircir la gorge, et regarda sa fille à la dérobée.
— Tu es tout le portrait de ta mère – idéaliste et étriquée.
Les femmes ne comprennent rien au pouvoir.
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Quand il fit face à l‘auditoire de plus en plus avide, il avait déjà oublié sa fille. La tête haute, il parcourut le podium pour distribuer ses enveloppes dans les mains qui se tendaient. Il regarda les journalistes se répartir le butin, faire sauter les cachets de cire et déchirer à la hâte le papier toile comme s‘ils ouvraient des cadeaux de Noël.
Tous se figèrent en silence.
Sexton était en train de vivre un grand moment de sa carrière politique.
Cette météorite est une escroquerie. Et c‘est moi qui l‘ai révélée, jubilait-il.
Il avait prévu que les reporters mettraient un certain temps à comprendre la signification des documents : images GPR d‘un puits creusé dans la glace, photos d‘une espèce vivante presque identique aux fossiles de la NASA, roches terrestres dotées de chondres – ces pièces à conviction menaient toutes à la même conclusion scandaleuse.
— Monsieur le sénateur ? balbutia un journaliste, apparemment abasourdi. Tous ces documents sont vrais ?
Sexton poussa un soupir accablé.
— J‘en ai peur.
Des murmures déconcertés secouèrent l‘assistance.
— Je laisse à chacun de vous le temps de les parcourir, avant de répondre à vos questions et de vous éclairer sur leur signification.
— Vous affirmez que ces images sont authentiques ?
demanda un autre, totalement décontenancé. Elles n‘ont pas été truquées ?
— Elles sont authentiques à cent pour cent, déclara Sexton d‘une voix ferme. Je ne vous les aurais pas livrées si je n‘en étais pas certain.
Les journalistes semblaient de plus en plus perplexes et Sexton eut même l‘impression d‘entendre un rire – une réaction inattendue. Il craignit d‘avoir surestimé les capacités de synthèse de son auditoire.
— Euh... Monsieur le sénateur ? fit une voix bizarrement amusée. Vous vous portez officiellement garant de l‘authenticité de ces documents ?
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Sexton commençait à s‘énerver.
— Chers amis, je ne le répéterai plus : les preuves que vous avez entre les mains sont d‘une exactitude totale. Et si quelqu‘un arrive à prouver le contraire, je mange mon chapeau !
Il attendit les rires, qui ne vinrent pas.
Un silence de mort. Des regards ébahis.
Le reporter qui venait de poser la question se dirigea vers lui, en réorganisant sa liasse de photocopies.
— Vous aviez raison, monsieur le sénateur. C‘est parfaitement scandaleux, affirma-t-il en se grattant la tête. Ce que nous ne comprenons pas, c‘est pourquoi vous décidez maintenant de rendre publique cette affaire, après l‘avoir d‘abord niée avec véhémence.
Sexton ne voyait pas du tout ce que cet homme voulait dire.
Il jeta un coup d‘œil sur les feuilles de papier que lui tendait le journaliste – et resta un instant hébété.
Incapable de prononcer un mot.
Les photos qu‘il avait sous les yeux lui étaient totalement inconnues. Du noir et blanc. Deux personnes. Nues. Bras et jambes entrelacés. Il n‘avait aucune idée de ce que cela pouvait représenter. Puis il comprit. Un boulet de canon lui transperça le ventre.
Il releva vers l‘assemblée un visage épouvanté. Tout le monde riait. Une bonne moitié des journalistes étaient déjà en train de dicter leurs articles par téléphone.
Sexton sentit alors une tape sur son épaule. Hagard, il fit volte-face. Rachel était debout derrière lui.
— Nous avons essayé de t‘arrêter. Nous t‘avons laissé une chance.
Une femme était à côté de lui. Sexton la regarda en tremblant. C‘était la journaliste au manteau de cachemire et au béret en mohair – celle qui avait fait tomber ses enveloppes. Il reconnut son visage et son sang se glaça dans ses veines.
Les yeux noirs de Gabrielle le transpercèrent tandis qu‘elle ouvrait son manteau, pour découvrir une liasse d‘enveloppes blanches serrée sous son bras.
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132.
Le bureau Ovale était à peine éclairé par la lumière douce d‘une lampe en cuivre posée sur le bureau présidentiel. Le menton relevé, Gabrielle Ashe était debout face à Zach Herney.
Par la fenêtre derrière lui, elle voyait le crépuscule envahir peu à peu la pelouse ouest de la Maison Blanche.
— On m‘a dit que vous alliez nous quitter, dit le Président, avec une pointe de déception dans la voix.
Elle fit oui de la tête. Il lui avait proposé de l‘héberger le temps qu‘il faudrait à la Maison Blanche, à l‘abri des médias, mais elle avait refusé cette façon de se terrer lâchement pour surmonter son épreuve. Elle préférait partir le plus loin possible. Au moins pour un temps.
Herney la contemplait avec admiration.
— La décision que vous avez prise ce matin...
Il s‘interrompit, comme s‘il cherchait ses mots. Son regard était clair et direct – tellement différent de la profondeur énigmatique qui l‘avait autrefois attirée chez Sedgewick Sexton.
Elle lisait dans les yeux du Président une réelle bonté et une dignité qu‘elle n‘oublierait pas de sitôt.
— Je l‘ai fait aussi pour moi, répondit-elle enfin.
Il acquiesça.
— Je ne vous en suis pas moins reconnaissant.
Il se leva et lui fit signe de le suivre dans le vestibule.
— À vrai dire, j‘espérais vous garder ici assez longtemps pour pouvoir vous proposer un poste dans mon équipe budgétaire.
Elle lui lança un regard dubitatif.
— Pour « stopper les dépenses, parce qu‘un sou est un sou » ?
— En quelque sorte, répliqua-t-il avec un petit rire.
— Vous devez être conscient, comme moi, qu‘en ce moment je serais plus une casserole qu‘autre chose...
Herney haussa les épaules.
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— D‘ici à quelques mois, tout sera calmé. De nombreux grands hommes – et femmes – ont traversé des épreuves similaires, et n‘en ont pas moins repris leur chemin d‘excellence. Certains étaient même présidents des États-Unis, ajouta-t-il avec un clin d‘œil malicieux.
Gabrielle savait qu‘il avait raison. Alors qu‘elle n‘avait démissionné de son poste que depuis quelques heures, elle avait déjà décliné deux offres – une de Yolanda Cole d‘ABC, et l‘autre de l‘éditeur St Martin‘s Press, qui lui avait proposé une avance indécente sur la publication de son autobiographie. Non merci.
En suivant le Président le long du vestibule, elle pensait aux photos que toutes les chaînes de télévision étaient en train de diffuser en boucle.
Les dégâts auraient pu être plus graves pour le pays, se dit-elle. Bien plus graves.
Après une visite à ABC pour récupérer les photos et emprunter le badge de Yolanda Cole, Gabrielle s‘était furtivement introduite dans le bureau de Sexton et y avait glissé les clichés dans des enveloppes identiques à celles du sénateur.
Elle en avait profité pour imprimer des copies des chèques qu‘il avait reçus. Après la confrontation devant le Washington Monument, elle les avait remises à son patron stupéfait, en lui imposant ses exigences. « Vous laissez le Président annoncer lui-même son erreur sur la météorite, ou je livre ces papiers à la presse. » Après un rapide coup d‘œil aux documents de Gabrielle, le sénateur s‘était engouffré dans sa limousine et avait disparu. Depuis, on était sans nouvelles de lui.
Le Président et Gabrielle approchaient maintenant de la salle de presse, d‘où montaient les murmures des journalistes impatients. Pour la deuxième fois en vingt-quatre heures, le président des États-Unis allait faire une déclaration exceptionnelle.
— Qu‘allez-vous leur dire ? demanda Gabrielle.
Le visage étonnamment calme, Herney laissa échapper un soupir.
— Il y a une chose que j‘ai apprise et réapprise au fil des ans, répondit-il en lui posant la main sur l‘épaule. Rien ne remplace la vérité.
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Envahie par une fierté inattendue, Gabrielle regarda Zach Herney avancer vers la scène. Il allait avouer publiquement la plus grosse erreur de sa vie mais, curieusement, il n‘avait jamais paru aussi digne et imposant.
133.
Rachel s‘éveilla dans l‘obscurité.
Le réveil lumineux indiquait 22 h 14. Elle n‘était pas dans son lit. Elle resta immobile de longues minutes, cherchant à se repérer, et la mémoire lui revint peu à peu... le panache géant...
le Washington Monument ce matin... l‘invitation de Zach Herney à venir se reposer chez lui.
Je suis dans une chambre de la Maison Blanche. J‘y ai passé toute la journée à dormir, réalisa-t-elle.
À la demande du Président, l‘hélicoptère des gardes-côtes avait embarqué au Washington Monument les trois rescapés épuisés pour les transporter jusqu‘à la résidence présidentielle, où ils avaient été examinés par des médecins avant de dévorer un petit déjeuner plantureux. On leur avait ensuite proposé d‘aller dormir dans l‘une des quatorze chambres de la maison.
Tous trois avaient accepté.
Rachel n‘en revenait pas d‘avoir dormi si longtemps. Elle alluma la télévision et découvrit avec stupéfaction que la conférence de presse du Président était terminée. Comme ses deux compagnons, elle avait proposé de paraître à son côté quand il annoncerait au monde la tromperie dont il avait été victime. C‘est notre erreur à tous, avaient-ils insisté. Mais Herney avait tenu à endosser seul la responsabilité.
— Il semble malheureusement, commentait un analyste politique, que la NASA n‘ait finalement découvert aucune trace de vie provenant de l‘espace. C‘est la deuxième fois en dix ans que l‘agence spatiale affirme à tort avoir trouvé des traces de vie
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extraterrestre sur une météorite. Cette fois-ci pourtant, un certain nombre de scientifiques indépendants faisaient partie des dupes.
— On aurait pu penser, reprit un autre commentateur, qu‘une escroquerie de cette envergure se révélerait dévastatrice pour la carrière politique du Président. Or, après l‘épisode du Washington Monument de ce matin, force est de reconnaître que les chances de réélection de Zach Herney n‘ont jamais été aussi grandes.
Le premier analyste hocha la tête :
— Pas de vie dans l‘espace donc, mais pas non plus pour la campagne du sénateur Sexton. D‘autant que des informations récentes font état de ses importantes difficultés financières...
Rachel détourna les yeux du poste. On frappait à la porte.
Michael, pensa-t-elle pleine d‘espoir. Elle ne l‘avait pas vu depuis le petit déjeuner. En arrivant à la Maison Blanche, son désir le plus cher était de s‘endormir dans ses bras, et elle sentait bien qu‘il y songeait aussi. Mais Corky s‘était assis sur le lit destiné à Tolland pour leur raconter avec force détails comment son urine lui avait sauvé la vie. À bout de forces, Rachel et Michael avaient abandonné la partie et s‘étaient réfugiés chacun dans leur chambre.
En se dirigeant vers la porte, elle se regarda dans le miroir et sourit à la vue de son accoutrement. Avant de se coucher, elle n‘avait trouvé dans le tiroir de la commode qu‘un vieux T-shirt de l‘équipe de football de Penn State, qui lui descendait jusqu‘aux genoux.
On toqua à nouveau.
Elle ouvrit et, à sa grande déception, se trouva nez à nez avec un agent du Secret Service. Une jolie femme, à l‘allure sportive, en blazer bleu marine.
— Mademoiselle Sexton, l‘occupant de la chambre de Lincoln a entendu votre poste de télévision. Il m‘a demandé de vous dire que, puisque vous étiez réveillée...
La jeune femme haussa les sourcils, visiblement habituée aux invitations nocturnes d‘une chambre à l‘autre dans la maison.
— Merci, fit Rachel en rougissant.
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Elle suivit sa messagère le long d‘un couloir somptueusement meublé, jusqu‘au seuil d‘une simple porte en bois.
— La chambre de Lincoln, dit la femme. Je suis censée rester postée devant. Dormez bien, et gare aux fantômes.
Rachel hocha la tête. Les légendes de revenants dans cette chambre étaient aussi anciennes que la Maison Blanche ellemême. On racontait que le spectre du grand Abraham y était apparu à Winston Churchill, comme à de nombreux autres occupants, notamment Eleanor Roosevelt, Amy Carter, l‘acteur Richard Dreyfuss – et des dizaines de valets et femmes de chambre. On rapportait aussi que le chien de Ronald Reagan restait des heures à aboyer devant la porte.
Ces pensées macabres rappelèrent à Rachel qu‘elle allait pénétrer dans un sanctuaire. Elle se sentit soudain gênée, debout sur le seuil, jambes nues, en T-shirt, comme une jeune étudiante pénétrant en catimini dans la chambre d‘un copain de palier.
— Est-ce bien orthodoxe ? demanda-t-elle à voix basse à son accompagnatrice. Il s‘agit tout de même de la chambre de Lincoln !
La jeune femme lui répondit avec un clin d‘œil :
— À cet étage, nous appliquons la politique du « ni vu ni connu ».
Merci, sourit Rachel.
Elle posa la main sur la poignée, frémissant d‘impatience.
— Rachel !
La voix nasillarde résonna dans le couloir comme une scie électrique.
Les deux femmes se retournèrent. Corky Marlinson arrivait en clopinant, appuyé sur deux béquilles. Sa jambe était emmaillotée dans un bandage impeccable.
— Moi non plus, je n‘arrive pas à dormir ! s‘écria-t-il.
Rachel baissa la tête, voyant s‘envoler son rendez-vous galant.
Corky déshabilla du regard la jolie fonctionnaire.
— J‘adore les femmes en uniforme.
Elle ouvrit son blazer, dévoilant une arme intimidante.
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Corky recula.
— Message reçu.
Puis, se tournant vers Rachel :
— Michael aussi est réveillé ? Vous allez le voir ? demanda-t-il, visiblement pressé de se joindre à la fête.
Rachel émit un grognement :
— C‘est-à-dire que...
L‘agent du Secret Service intervint, tirant de sa poche une feuille de papier.
— Professeur Marlinson, selon les termes de cette note que m‘a remise M. Tolland, j‘ai reçu l‘ordre de vous escorter jusqu‘à la cuisine pour que le chef vous prépare tout ce qu‘il vous plaira.
Je dois aussi vous demander de m‘expliquer en détail comment vous avez sauvé votre propre vie en...
Elle hésita un instant et fit une grimace avant de continuer sa lecture.
— ... en vous arrosant d‘urine.
Elle venait de prononcer la formule magique. Laissant tomber ses béquilles, Corky lui passa un bras autour des épaules et déclara :
— Allez, ma belle, à la cuisine !
En regardant s‘éloigner bon gré mal gré la jeune femme soutenant son éclopé, Rachel savait que Corky était au septième ciel.
— C‘est essentiel, l‘urine ! l‘entendit-elle préciser à sa compagne, parce qu‘ils flairent absolument tout, avec leurs fichus lobes olfactifs.
La chambre de Lincoln était plongée dans la pénombre.
Rachel fut étonnée de voir le lit vide et intact. Pas de Michael Tolland en vue. À la lueur d‘une ancienne lampe à huile allumée sur une table de chevet, on devinait la tapisserie flamande... le célèbre lit en bois de rose sculpté... le portrait de Mary Todd, la femme de Lincoln... et même le bureau sur lequel le Président avait signé la Proclamation de l‘émancipation des esclaves.
En refermant la porte, Rachel sentit un courant d‘air moite balayer ses jambes nues. Où est Michael ? Des voilages d‘organdi blanc ondulaient devant une fenêtre ouverte. Comme
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elle traversait la pièce pour aller la fermer, une plainte lugubre s‘échappa du placard.
— Maaaarrrrrrry...
Elle fit volte-face.
— Maaaarrrrrrry ?... reprit la voix. C‘est bien toi ?... Mary Todd LIIIIIIincoln ?
Rachel ferma brusquement la croisée. Son cœur battait à tout rompre, même si elle savait que c‘était stupide.
— Mike ! Je sais que c‘est vous.
— Nooooon..., fit la voix. Je ne suis pas Mike, je suis Abrrrrra...
— Vraiment ? s‘écria-t-elle, les mains sur les hanches. Le grand Abraham Lincoln en personne ?
— Modérément grand, répondit la voix dans un rire étouffé.
Rachel se mit à pouffer elle aussi.
— Trrrrremble de peur !
— Je n‘ai pas peur.
— Vous devriez... Chez l‘espèce humaine, la peur et l‘excitation sexuelle sont étroitement liées.
Rachel éclata de rire.
— C‘est tout ce que vous avez trouvé pour me séduire ?
— Pardooooonez-moi... Il y a des aaaaaannées que je n‘ai pas approché une femme.
— Ça s‘entend ! répliqua-t-elle en ouvrant la porte du placard d‘un coup sec.
Michael Tolland arborait un sourire maladroit et malicieux.
Irrésistible, en pyjama de satin bleu. En y regardant à deux fois, Rachel remarqua l‘emblème présidentiel brodé sur la poche de poitrine.
— On dort dans le pyjama du Président ?
Il haussa les épaules.
— Je l‘ai trouvé dans un tiroir.
— Et pourquoi n‘ai-je eu droit qu‘à un T-shirt de foot ?
— Vous n‘aviez qu‘à choisir la chambre de Lincoln.
— Vous n‘aviez qu‘à me la proposer !
— On m‘a dit que le matelas n‘était pas fameux. Tout en crin de cheval d‘époque.
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En lui jetant un regard en coin, Michael désigna un paquet-cadeau posé sur une table en marbre.
— C‘est pour vous, en guise de compensation.
— Pour moi ? fit-elle, touchée.
— J‘ai demandé à un conseiller de la Maison Blanche d‘aller le chercher. Ça vient d‘arriver. Ne le secouez pas.
Elle ouvrit le lourd paquet avec précaution et en sortit un gros bocal de cristal où nageaient deux petits poissons hideux.
Déçue et déconcertée, Rachel se retourna.
— C‘est une blague ?
— Helostoma temmincki, déclara Tolland avec fierté.
— Vous m‘offrez... des poissons ?
— Des Gouramis embrasseurs. Ils viennent de Chine. Ils sont très rares, très romantiques.
— Un poisson n‘a rien de romantique, Michael.
— Ceux-ci le sont. Ils peuvent s‘embrasser pendant des heures.
— Et ce cadeau est censé m‘exciter ?
— J‘ai un peu perdu la main en la matière. Vous ne voulez pas me remettre à niveau ?
— Pour votre gouverne, Michael, les fleurs sont nettement plus efficaces que les poissons.
Tolland sortit un bouquet de lis blancs qu‘il cachait derrière son dos.
— Je voulais des roses rouges mais j‘ai failli me faire tirer dessus en m‘introduisant dans la roseraie.
En attirant Rachel contre lui, en respirant le parfum de ses cheveux, Michael Tolland sentit que les années de silence et de solitude étaient derrière lui. Il l‘embrassa longuement, pressant contre le sien le corps vibrant de la jeune femme. Les lis blancs tombèrent à leurs pieds et les défenses qu‘il avait construites sans le savoir s‘effondrèrent brusquement.
Rachel l‘entraîna vers le lit, en lui murmurant à l‘oreille :
— Dis-moi, ce n‘est pas vrai que tu trouves les poissons romantiques ?
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— Mais si, répliqua-t-il en l‘embrassant encore. Si tu voyais le rituel d‘accouplement des méduses... c‘est incroyablement érotique.
Elle le fit basculer sur le matelas de crin, et glissa doucement son corps au-dessus du sien.
— Et les hippocampes..., enchaîna Michael fébrilement, retenant son souffle pendant qu‘elle passait une main sur le satin de son pyjama. Les hippocampes exécutent... une danse d‘amour d‘une sensualité invraisemblable.
— Assez parlé de poissons, chuchota-t-elle en lui déboutonnant sa veste. Tu n‘as rien à me dire sur les rites d‘accouplement des primates évolués ?
— Désolé, ce n‘est pas ma spécialité, soupira-t-il.
— Eh bien, cher naturaliste, je te conseille d‘apprendre vite, conclut Rachel en ôtant son T-shirt.
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Épilogue
L‘avion de la NASA vira au-dessus de l‘Atlantique.
A son bord, l‘administrateur Lawrence Ekstrom jeta un dernier regard à l‘énorme roche carbonisée qui gisait à l‘arrière de l‘appareil. Tu retournes à la mer, où on t‘a trouvée, pensa-t-il.
Sur son ordre, le pilote actionna l‘ouverture de la trappe pour lâcher la cargaison. Les deux hommes regardèrent plonger la pierre gigantesque, qui décrivit un arc de cercle dans le ciel ensoleillé, avant de disparaître dans les vagues en faisant jaillir une colonne d‘embruns argentés.
La roche géante coula à pic.
A cent mètres sous la mer, il restait à peine assez de lumière pour qu‘elle soit visible. À deux cents mètres de profondeur, elle continua de plonger dans l‘obscurité totale.
Elle descendait à toute vitesse.
Vers les profondeurs de l‘océan.
La chute dura presque douze minutes.
Enfin, comme une météorite heurtant la face sombre de la lune, le rocher s‘arrêta dans la vaste plaine de vase du plancher océanique, soulevant autour de lui un nuage de limon. Un spécimen d‘une des mille espèces vivantes inconnues s‘approcha pour inspecter l‘étrange nouveau venu.
Sans se laisser impressionner, la créature passa son chemin.
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