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prendra fin en même temps que la sienne. Sur mon bureau à 20

heures ce soir, Gabrielle. Faites preuve d‘intelligence !

Tench lança l‘enveloppe de photos à Gabrielle, qui lui jeta un dernier regard outré avant de passer la porte.

— Gardez-les, ma mignonne, nous en avons beaucoup d‘autres.


48.


Rachel Sexton sentit l‘angoisse l‘envahir à mesure qu‘elle progressait dans la nuit noire et glacée. Des images inquiétantes se bousculaient dans son esprit, mêlant météorite, plancton phosphorescent, sans parler des conséquences à attendre si les résultats des analyses de Norah Mangor se révélaient erronés.

Une matrice homogène constituée uniquement d‘eau douce, avait affirmé Norah, en leur rappelant qu‘elle avait non seulement extrait des échantillons au-dessus de la météorite, mais également sur tout le périmètre de la « zone sensible ». Si le glacier contenait des interstices d‘eau salée remplis de plancton, elle les aurait inévitablement repérés. Ou bien ?...

Quoi qu‘il en soit, l‘intuition de Rachel ne cessait de la ramener à la solution la plus simple.

Il y a du plancton gelé dans ce glacier, se répétait-elle.

Dix minutes et quatre fusées éclairantes plus tard, Rachel et les autres se trouvaient approximativement à deux cent cinquante mètres de la station arctique. Sans prévenir, Norah stoppa net.

— On y est ! cria-t-elle, saisie d‘une soudaine inspiration, un peu comme un radiesthésiste qui vient de flairer une source.

Rachel se tourna et jeta un coup d‘œil sur le chemin parcouru. La station avait depuis longtemps disparu dans l‘obscurité de cette nuit faiblement éclairée par la lune, mais l‘alignement des fusées éclairantes était nettement visible. La

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plus lointaine scintillait d‘une manière rassurante, telle une étoile bienveillante. Les fusées avaient été disposées sur un axe parfaitement rectiligne comme une piste d‘atterrissage tracée au cordeau. Rachel était impressionnée par le savoir-faire de Norah.

— C‘est une autre raison pour laquelle nous avons suivi le traîneau, expliqua Norah en voyant Rachel admirer le tracé des fusées éclairantes. Ses patins sont exactement rectilignes et, si nous laissons la gravité mener le traîneau sans interférer, nous sommes sûrs et certains d‘avancer en ligne droite.

— Très astucieux, lança Tolland. Ce serait bien si l‘on disposait d‘un truc similaire quand on est perdu sur l‘océan.

Mais on est perdu sur l‘océan ! songea Rachel en imaginant la mer sous leurs pieds. Pendant une fraction de seconde, il lui sembla que la fusée la plus éloignée venait de disparaître, comme si la lumière avait été masquée par une forme passant devant elle. Un instant plus tard, pourtant, la lumière réapparut. Rachel sentit un brusque malaise s‘emparer d‘elle.

— Norah ! cria-t-elle en essayant de couvrir le grondement du vent. Vous m‘avez dit qu‘il y avait des ours polaires par ici ?

La glaciologue était en train de préparer sa dernière fusée éclairante et, soit elle n‘entendit pas, soit elle ignora la question.

— Les ours polaires mangent des phoques ! hurla Tolland.

Ils ne s‘attaquent aux humains que lorsque ceux-ci envahissent leur espace.

— Mais c‘est bien le pays des ours polaires, n‘est-ce pas ?

demanda Rachel qui ne se rappelait jamais lequel des pôles était peuplé d‘ours et lequel abritait les pingouins.

— Ouais ! cria Tolland. Les ours polaires ont en fait donné son nom à l‘Arctique. Ours se dit arktos en grec.

Génial, songea Rachel en essayant de scruter nerveusement l‘obscurité qui les entourait.

— Il n‘y a pas d‘ours polaire sur l‘Antarctique, reprit Tolland. C‘est pour ça qu‘on l‘a baptisé Anti-arktos.

— Merci, Mike, lança Rachel, je crois qu‘on a assez parlé des ours polaires comme ça !

Il s‘esclaffa.

— Très bien, Rachel. Désolé.

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Norah enfonça sa dernière fusée éclairante dans la neige.

Comme auparavant, le cercle de lumière rougeoyant fit apparaître les quatre explorateurs en Bibendum dans leurs tenues polaires. Au-delà de ce halo de lumière, le reste du monde semblait, par contraste, plus noir et plus menaçant encore.

Rachel et ses compagnons regardaient attentivement Norah. Celle-ci enfonça son pied dans la neige et, d‘un geste délicat de la main, fit reculer le traîneau de quelques mètres en amont de l‘endroit où ils se trouvaient. Puis, s‘assurant que la corde était bien tendue, elle s‘accroupit et enclencha manuellement les freins arrière du traîneau, quatre pics d‘acier qui s‘enfoncèrent dans la glace. Enfin, elle se releva et s‘épousseta, donnant un peu de mou à la corde.

— Très bien ! s‘exclama-t-elle. Il est temps de se mettre au boulot.

La glaciologue fit le tour du traîneau pour se placer à l‘extrémité abritée de celui-ci et se mit à dénouer les cordelettes attachées aux œilletons de la bâche qui recouvrait le chargement. Estimant qu‘elle avait été un peu sèche avec Norah, Rachel fit un pas en avant pour l‘aider en dénouant l‘arrière de la bâche.

— Oh là là, non ! hurla Norah en se relevant brusquement, les yeux écarquillés. Ne faites jamais ça !

Rachel recula, déconcertée.

— Ne dénouez jamais le côté exposé au vent ! dit Norah.

Vous pourriez créer une manche à air et le traîneau partirait à toute vitesse, sans qu‘on puisse rien faire pour l‘arrêter !

Rachel recula, confuse.

Je suis désolée, fit-elle. Je...

Norah lui jeta un regard furieux.

— Vous et Corky n‘auriez jamais dû nous accompagner !

Foutus amateurs, songea Norah en maudissant l‘insistance de l‘administrateur à envoyer Corky et Sexton avec eux. Ces clowns vont finir par tuer quelqu‘un... Et s‘il y avait une chose dont Norah se serait vraiment passée en ce moment, c‘était de jouer les baby-sitters.

— Mike, j‘ai besoin d‘aide pour soulever le radar.

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Tolland l‘aida à déballer le GPR et à l‘installer sur la glace.

L‘instrument était monté sur une triple lame semblable à celle d‘un chasse-neige supportant un châssis d‘aluminium. L‘engin, qui ne devait pas mesurer plus d‘un mètre de long, était relié par des câbles à un transformateur et à une batterie de marine restée sur le traîneau.

— C‘est ça le radar ? s‘enquit Corky en tâchant de couvrir le vent.

Norah acquiesça silencieusement. Le GPR était beaucoup plus adapté à la détection d‘éventuels interstices d‘eau salée que le système PODS. Le transmetteur du radar envoyait des impulsions électromagnétiques à travers la glace, lesquelles ricochaient différemment sur les différentes strates en fonction de la structure cristalline de celles-ci. La glace non salée a une structure réticulaire plutôt plate, au contraire de la glace d‘eau de mer dont la structure réticulaire est feuilletée à cause de son contenu en sodium ; les impulsions GPR rebondissaient de façon erratique, diminuant grandement le nombre de réflexions.

Norah mit en route l‘appareil.

— Je vais prendre une image en coupe transversale par écholocalisation de la couche de glace qui entoure le puits d‘extraction, cria-t-elle. Le logiciel interne du radar va reconstituer la coupe transversale du glacier, puis l‘imprimer.

Toutes les strates d‘eau salée apparaîtront en gris plus foncé.

— Il va l‘imprimer ? questionna Tolland, surpris. Vous pouvez imprimer quelque chose dans ce climat ?

Norah montra un câble qui sortait du radar et était relié à un appareil installé sur le traîneau.

— On est obligé d‘imprimer, répliqua-t-elle. Les écrans d‘ordinateurs utilisent trop d‘électricité, si bien que les glaciologues de terrain doivent imprimer les informations sur des imprimantes par report à chaud. Les couleurs ne sont pas terribles mais les imprimantes laser sont neutralisées à partir de moins trente degrés. J‘ai appris ça, à mes dépens, en Alaska.

Norah demanda aux autres de se tenir du côté du radar non exposé au vent pendant qu‘elle alignait le transmetteur afin qu‘il puisse scanner la zone du trou de la météorite qui se

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trouvait à presque deux cent cinquante mètres de là. Mais en scrutant la nuit dans la direction d‘où ils étaient venus, elle n‘arrivait pas à distinguer quoi que ce soit.

— Mike, j‘ai besoin d‘aligner le transmetteur du radar sur le site de la météorite, mais la fusée éclairante m‘éblouit. Je vais revenir sur mes pas, juste assez pour sortir du cercle de lumière.

J‘alignerai mes bras sur l‘axe des autres fusées et vous alignerez le radar sur cet axe.

Tolland acquiesça et s‘agenouilla à côté du GPR.

Norah enfonça ses crampons dans la glace et s‘inclina contre le vent en remontant la pente vers la station. Le catabatique était beaucoup plus fort qu‘elle ne l‘avait imaginé et elle sentit qu‘une tempête se préparait. Mais peu importait. Ils n‘en avaient plus que pour quelques minutes et tout serait réglé.

Ils verront que j‘ai raison, se répéta-t-elle. Norah avança d‘une quinzaine de mètres en direction de la station. En atteignant la lisière de la zone éclairée, elle sentit que la corde se tendait ; elle n‘avait plus de marge.

Elle se redressa et scruta l‘obscurité. Tandis que ses yeux s‘accoutumaient, elle distingua peu à peu les fusées éclairantes à quelques degrés à sa gauche. Elle changea de position jusqu‘à être parfaitement en ligne avec elles. Puis elle étendit ses bras comme un compas, tournant son corps pour indiquer l‘axe exact.

— Je suis en ligne, maintenant ! cria-t-elle à Tolland.

Celui-ci ajusta le dispositif radar et répondit par un signe.

— Tout est prêt !

Norah jeta un dernier coup d‘œil sur la ligne des fusées, heureuse de voir son chemin de retour illuminé. Mais, au moment où elle regardait, quelque chose d‘étrange se produisit.

Pendant un instant, une des fusées les plus proches disparut entièrement. Avant que Norah ait pu se demander, inquiète, si la fusée ne s‘était pas éteinte complètement, la lueur réapparut.

Norah n‘était pas loin de se dire que quelqu‘un était peut-être passé entre la fusée et elle. Mais comment imaginer qu‘il pût y avoir quelqu‘un d‘autre dans ces parages ? A moins, bien sûr, que l‘administrateur, se sentant responsable de son équipe, n‘ait dépêché une autre équipe pour les seconder. Norah en doutait.

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Ce n‘est probablement qu‘une illusion d‘optique, décida-t-elle. À

moins qu‘une saute de vent n‘ait momentanément éteint la flamme.

Norah retourna vers le radar.

— Ils sont tous alignés ? cria-t-elle.

Tolland haussa les épaules.

— Je pense que oui.

Norah marcha jusqu‘à la console de contrôle sur le traîneau et appuya sur un bouton. Le radar émit une sorte de vrombissement étouffé durant quelques secondes.

— OK, fit-elle, c‘est terminé.

— Ça y est ? s‘enquit Corky.

— Oui, les données sont enregistrées. En fait, il ne lui faut qu‘une seconde pour prendre le cliché.

Sur le traîneau, la thermo-imprimante avait déjà commencé à ronronner et à cliqueter. Elle était enfermée sous une bâche plastique transparente d‘où sortait lentement une lourde feuille de papier qui s‘enroulait sur elle-même. Norah attendit que l‘impression soit terminée, puis elle tendit la main sous le plastique et en retira la feuille. Ils verront, songea-t-elle en approchant la page imprimée sous la lueur de la fusée afin que tout le monde puisse la voir. Il n‘y aura pas la moindre goutte d‘eau salée.

Ses compagnons se rassemblèrent autour de Norah qui tenait fermement la page dans ses mains gantées. Elle inspira profondément et déroula le papier pour examiner les informations. Mais l‘image qu‘elle vit la fit reculer d‘horreur.

— Oh, mon Dieu ! s‘exclama-t-elle les yeux écarquillés, incapable d‘en croire ses yeux. Comme elle s‘y attendait, le cliché révélait en coupe transversale le puits rempli d‘eau de la météorite. Mais ce que Norah ne s‘attendait vraiment pas à voir, ce fut le contour, d‘un gris plus pâle, d‘une forme humaine flottant à mi-hauteur dans le puits. Son sang se figea dans ses veines.

— Mon Dieu, il y a un corps dans le puits d‘extraction !

Tout le monde contempla le cliché dans un silence abasourdi.

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La forme fantomatique flottait tête en bas dans le puits étroit. Tout autour du corps il y avait une sorte d‘étrange aura en forme de suaire. Norah comprit aussitôt à quoi correspondait cette aura. Le radar avait enregistré une trace presque imperceptible du lourd vêtement de la victime et elle pensa au manteau en poil de chameau de son collègue, le professeur Ming.

— C‘est... Ming, murmura-t-elle. Il doit avoir glissé...

Norah Mangor n‘aurait jamais imaginé découvrir le corps de Ming dans le puits d‘extraction. Mais ce n‘était que la moindre des surprises... À mesure que ses yeux suivaient le dessin du puits vers le bas, elle remarqua quelque chose d‘autre.

La glace sous le puits d‘extraction...

Norah scruta le cliché. Sa première pensée fut que le scan ne fonctionnait pas correctement. Puis, en examinant l‘image plus attentivement, elle commença à entrevoir ce qui s‘était passé. Les bords du papier se mirent à claquer violemment. Le vent s‘intensifiait... Elle regarda attentivement le cliché une nouvelle fois.

Mais c‘est impossible !

Soudain, la vérité s‘imposa à elle, terrible. Elle eut l‘impression d‘être emportée par une tornade plus redoutable que celle qui se préparait. Elle oublia complètement Ming. Elle comprenait maintenant : l‘eau salée dans le puits ! Elle tomba à genoux dans la neige à côté de la fusée éclairante. Elle pouvait à peine respirer. Agrippant toujours le papier dans ses mains, elle se mit à trembler.

Mon Dieu... Et dire que je n‘y avais même pas pensé, songea-t-elle.

Puis, avec une soudaine colère, elle tourna la tête en direction de la station de la NASA.

— Bande de salauds ! hurla-t-elle d‘une voix aussitôt couverte par la bourrasque. Bande d‘horribles salauds !


Dans l‘obscurité, à seulement cinquante mètres de là, Delta 1 porta le transmetteur crypté à ses lèvres.

— Ils ont compris, déclara-t-il à son contrôleur.


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49.


Norah Mangor était toujours agenouillée sur la glace, quand Michael Tolland, au comble de la perplexité, lui prit le cliché GPR des mains.

Bouleversé par la vision du corps de Ming flottant dans le puits, Tolland essaya de reprendre ses esprits et de déchiffrer à son tour cette incroyable image.

Il étudia attentivement la coupe transversale du puits de la météorite en descendant de la surface de l‘eau jusqu‘à une profondeur de soixante mètres. On voyait le corps de Ming flotter dans le puits, mais aussi – et là Tolland sentit que quelque chose clochait... -, directement sous le puits d‘extraction, une cheminée grisâtre d‘eau de mer glacée qui descendait jusqu‘à l‘océan lui-même. Cette colonne verticale d‘eau salée glacée était d‘un seul bloc. Son diamètre était exactement celui du puits.

— Mon Dieu ! cria Rachel par-dessus l‘épaule de Tolland.

On dirait que le puits de la météorite continue jusqu‘en bas, qu‘il traverse la banquise jusqu‘à l‘océan.

Abasourdi, Tolland ne pouvait encore se résoudre à accepter la seule explication logique d‘un tel phénomène. Corky paraissait tout aussi stupéfait.

— Quelqu‘un a foré la banquise par le bas ! hurlait Norah, folle de rage. Quelqu‘un a intentionnellement inséré cette roche, en forant par en dessous !

Tolland était tiraillé entre deux réactions contradictoires. Il aurait voulu écarter l‘explication de Norah, qui supposait un énorme mensonge de la NASA, mais le scientifique en lui savait qu‘elle avait sans doute raison. Le glacier Milne flottait dans la couche supérieure de l‘océan, ce qui laissait tout l‘espace nécessaire à un sous-marin pour se faufiler en dessous. Et comme, sous l‘eau, la roche pesait sensiblement moins lourd

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qu‘à la surface, même un petit submersible – pas plus grand que le Triton à une place que Tolland utilisait pour ses recherches –

aurait pu facilement la transporter à l‘aide de ses bras articulés.

Le sous-marin, arrivant dans les parages du glacier Milne, n‘aurait eu qu‘à plonger et à contourner la plate-forme glaciaire par en dessous, après quoi il aurait foré un puits au cœur de la glace. Puis, au moyen d‘un bras articulé extensible, ou de ballons gonflables, il aurait hissé la météorite dans ce puits. Une fois celle-ci en place, l‘eau de l‘océan qui aurait comblé le puits sous la météorite aurait commencé à geler. Et dès que le puits aurait été suffisamment refermé pour que la météorite puisse rester en place, le sous-marin n‘aurait plus eu qu‘à rétracter son bras et à disparaître, laissant Mère Nature boucher peu à peu le tunnel et effacer toutes les traces de la supercherie.

— Mais pourquoi ? demanda Rachel en prenant le cliché à Tolland et en l‘examinant. Pour quel motif aurait-on commis une telle action ? Etes-vous sûre que votre GPR fonctionne correctement ?

— À cent pour cent ! Et le cliché montre bien la présence de bactéries phosphorescentes dans l‘eau !

Tolland dut reconnaître que le raisonnement de Norah était irréfutable, et il en eut froid dans le dos. Les dinoflagellés phosphorescents s‘étaient contentés de suivre leur instinct et de remonter en nageant dans le puits vers la surface, mais ils avaient été piégés juste sous la météorite et gelés dans la glace.

Plus tard, quand Norah avait chauffé la météorite, la glace qui se trouvait au-dessous avait fondu et le plancton avait été libéré.

Une fois encore, les petites bactéries avaient nagé vers le haut, et avaient fini par atteindre la surface, dans la station, cette fois, où elles étaient mortes parce que l‘eau n‘était pas assez salée pour elles.

— Mais tout ça est complètement fou ! cria Corky. La NASA a mis la main sur une météorite bourrée de fossiles extraterrestres, quelle importance peut bien avoir le site de sa découverte ? Pourquoi se donner autant de peine pour l‘enterrer dans un glacier ?

— Je n‘en ai pas la moindre idée, rétorqua Norah, mais le cliché du radar ne ment pas. On s‘est payé notre tête. Cette

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météorite n‘est pas le moins du monde tombée avec Jungersol.

Elle a été insérée dans ce glacier tout récemment. Il y a moins d‘un an, sinon le plancton serait mort !

Elle était déjà en train d‘emballer son matériel sur le traîneau et de l‘arrimer solidement.

— Nous devons rentrer annoncer la nouvelle ! Le Président va rendre publiques des données qui sont fausses de A à Z ! La NASA l‘a trompé !

— Attendez une minute ! cria Rachel. Nous devrions au moins effectuer un deuxième scanner pour être sûrs de vous.

Tout cela paraît tellement absurde, qui va le croire ?

— Tout le monde, fit Norah en finissant de préparer le traîneau. Quand je serai de retour dans la station, que j‘extrairai un nouvel échantillon du puits de la météorite et qu‘on découvrira qu‘il s‘agit de glace salée, je vous garantis que tout le monde le croira !

Norah libéra les freins du traîneau, fit pivoter celui-ci vers la station et commença lentement à remonter la pente en plantant ses crampons dans la glace et en tirant le traîneau derrière elle avec une facilité surprenante. Elle semblait animée d‘une volonté inébranlable.

— Allons-y ! hurla-t-elle en tirant ses compagnons encordés derrière elle. (Elle approcha de la limite du cercle de lumière.) Je ne sais pas ce que la NASA nous a mijoté, mais ce qui est sûr, c‘est que je n‘apprécie pas d‘être traitée comme...

Soudain, le cou de Norah Mangor partit en arrière comme si elle avait été violemment tirée par quelque force invisible.

Elle laissa échapper un cri de douleur guttural, chancela, et tomba à la renverse sur la glace. Presque aussitôt, Corky poussa un cri identique et pivota sur lui-même. Il s‘affala sur la glace, tordu de douleur.


Rachel oublia immédiatement tout ce qui concernait le cliché, Ming, la météorite et le bizarre tunnel sous la glace. Elle venait juste de sentir un petit projectile siffler à son oreille, manquant de peu sa tempe. Instinctivement, elle s‘agenouilla, entraînant Tolland par terre avec elle.

— Que se passe-t-il ? cria Tolland.

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La seule explication qui vint à l‘esprit de Rachel était celle d‘une averse de grêle, des petites boules de glace emportées par la bourrasque. Et, pourtant, la force avec laquelle Corky et Norah venaient d‘être frappés indiquait à Rachel que les grêlons avaient dû les percuter à plusieurs centaines de kilomètre-heure... Bizarrement, le soudain barrage de grêlons semblait maintenant se concentrer sur Rachel et Tolland, comme un bombardement miniature, soulevant des panaches de glace.

Rachel roula sur son ventre, enfonça les pointes de ses crampons dans la glace et se projeta vers le seul abri possible, le traîneau. Tolland la rejoignit, rampant tant bien que mal jusqu‘à sa hauteur.

Tolland jeta un coup d‘œil vers Norah et Corky, gisant sur la glace à quelques mètres d‘eux, complètement exposés.

— Tirez-les avec la corde ! intima-t-il, en agrippant celle-ci.

Mais la corde était enroulée autour du traîneau.

Rachel fourra le cliché dans la poche Velcro de sa combinaison et rampa à quatre pattes en direction du traîneau, pour essayer de défaire les nœuds qui entouraient les patins.

Tolland la suivit.

Les grêlons se mirent aussitôt à tomber en déluge sur le traîneau, comme si la nature avait oublié Corky et Norah pour concentrer ses hostilités sur Rachel et Tolland. L‘un des grêlons rebondit sur la bâche, la perfora et atterrit sur la manche de la combinaison de Rachel. Quand celle-ci identifia l‘objet, elle fut saisie d‘une stupeur qui se mua presque aussitôt en terreur.

Les « grêlons » en question avaient été fabriqués de main d‘homme. La petite boule de glace sur sa manche était une sphère sans le moindre défaut, de la taille d‘une grosse cerise.

Sa surface était lisse et polie, hormis un petit bourrelet linéaire sur le pourtour de la sphère, un peu comme les anciennes balles de mousqueton fabriquées dans une presse. Décidément, ces petits grêlons étaient trop ronds pour être honnêtes.

Des balles de glace..., se dit-elle.

Rachel avait de solides notions sur les équipements militaires de pointe les plus récents, et elle connaissait très bien les nouvelles armes « IM » – pour munitions improvisées –, ces fusils capables de compacter la neige en petites balles de glace,

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ou encore ces fusils du désert capables, eux, de fondre le sable pour en faire des projectiles de verre, sans oublier les armes qui pouvaient tirer des projectiles d‘eau avec une force telle qu‘ils étaient capables de briser des os. Ces munitions improvisées avaient un énorme avantage sur les armes conventionnelles : plus de stocks nécessaires, puisque les armes IM utilisaient les ressources disponibles sur place et fabriquaient les projectiles au fur et à mesure des besoins, garantissant aux soldats une quantité quasi illimitée de munitions, les libérant ainsi de la contrainte de transporter de lourdes charges. Les balles de glace que l‘on tirait sur eux à cette minute, Rachel le savait, étaient compressées à la demande, au moyen de poignées de neige introduites dans le fusil.

Comme c‘est souvent le cas dans le monde du renseignement, plus on en sait, plus le scénario devient effrayant. Rachel aurait de loin préféré une candide ignorance, car ce qu‘elle savait des armements IM la conduisit à une déduction aussi instantanée que terrifiante : elle et ses compagnons étaient en ce moment la cible d‘un commando des forces spéciales, les seuls soldats entraînés à utiliser ces armes expérimentales sur le terrain.

La présence d‘une unité militaire américaine impliquait une seconde conclusion encore plus effroyable : la probabilité de survivre à cette agression était proche de zéro.

Cette pensée macabre fut interrompue par l‘une de ces balles de glace, qui trouva une ouverture à travers la bâche et le matériel amoncelé et percuta son estomac. Même dans sa combinaison matelassée, Rachel sentit qu‘un petit ennemi invisible, plus malin que les autres, venait de transpercer sa chair. Des étoiles se mirent à danser devant ses yeux, et elle partit en arrière, tâchant de se retenir au chargement du traîneau. Michael Tolland se jeta à côté de Rachel pour l‘aider.

Trop tard. La jeune femme chuta lourdement, renversant une partie du chargement avec elle. Rachel et Tolland s‘affalèrent sur la glace au milieu d‘un tas d‘appareils électroniques.

— Ce sont des balles..., bredouilla-t-elle d‘une voix rauque, le souffle momentanément coupé. Fuyez !


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50.


La rame de métro qui quittait la station Federal Triangle n‘aurait pu s‘éloigner assez vite de la Maison Blanche pour Gabrielle Ashe. Elle était assise, droite et raide, dans un coin désert du wagon, observant sans les voir des formes noirâtres défiler et se confondre au-dehors. La grande enveloppe rouge de Marjorie Tench sur ses genoux lui semblait peser une tonne.

Il faut que je parle à Sexton ! se répétait-elle, tandis que le train accélérait en direction du quartier où se trouvait le bureau du sénateur. Tout de suite !

Dans la lumière clignotante du wagon, il sembla à Gabrielle qu‘elle venait d‘avaler une drogue hallucinogène. Les lueurs qui éclairaient par saccades le wagon lui rappelaient les flashes au ralenti d‘une discothèque.

Le tunnel, dans lequel accélérait la rame, lui fit l‘effet d‘un puits vertigineux dans lequel elle s‘enfonçait pour toujours.

Dites-moi que ce n‘est pas vrai, que c‘est un cauchemar..., cherchait-elle à se persuader.

Elle jeta un coup d‘œil à l‘enveloppe sur ses genoux.

Relevant le rabat, elle glissa la main au-dedans et en retira l‘une des photos. Les néons du wagon projetèrent une lumière dure sur Sedgewick Sexton, étendu nu sur son bureau, son visage extatique tourné vers la caméra, tandis qu‘on devinait la silhouette sombre de Gabrielle, nue, à califourchon sur lui.

Elle frissonna, fourra la photo à l‘intérieur, s‘efforça maladroitement de refermer l‘enveloppe.

Tout est fichu, se dit-elle.

Dès que le train sortit du tunnel pour emprunter les rails surélevés bordant la station L‘Enfant Plaza, Gabrielle attrapa son mobile et composa le numéro privé du sénateur. Seule sa messagerie lui répondit. Déconcertée, elle appela le bureau de Sexton. La secrétaire décrocha.

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— C‘est Gabrielle, est-ce qu‘il est là ?

La secrétaire semblait en rogne.

— Où étiez-vous ? Ça fait un moment qu‘il vous cherche...

— J‘avais un rendez-vous qui a duré plus longtemps que prévu. Il faut que je lui parle tout de suite.

— Il faudra que vous attendiez jusqu‘à demain. Il est à Westbrooke.

La résidence de Westbrooke Place était l‘immeuble où résidait Sexton quand il était à Washington.

— Il ne décroche pas sur sa ligne privée, répliqua Gabrielle.

— Il a bloqué la soirée pour un événement personnel, il est parti tôt.

Gabrielle gémit. Evénement personnel. Dans la panique qu‘elle venait de vivre, elle avait oublié que Sexton avait décidé de passer cette soirée seul chez lui. Et quand il exigeait de ne pas être dérangé dans son pied-à-terre, ce n‘était pas une vaine directive. « Ne frappez à ma porte que si l‘immeuble brûle, avait-il coutume de dire. Sinon, ça peut attendre jusqu‘à demain. » Gabrielle décida qu‘aujourd‘hui la maison Sexton était en flammes.

— Il faut absolument que vous l‘appeliez pour moi, demanda-t-elle fermement à la secrétaire.

— C‘est impossible.

— Il s‘agit d‘un problème grave, j‘ai vraiment...

— Non, je veux dire que c‘est techniquement impossible. Il a laissé son pager sur mon bureau en partant et m‘a dit qu‘il ne devait pas être dérangé de toute la soirée. Sous aucun prétexte.

Il semblait encore plus catégorique que d‘habitude.

— Zut ! Très bien, merci.

Gabrielle raccrocha.

— L‘Enfant Plaza, annonça une voix dans un haut-parleur du wagon. Correspondance avec toutes les lignes.

Fermant les yeux, Gabrielle essaya de faire le tri dans ses pensées, mais des images terribles continuaient de la hanter...

les photos sordides de ses ébats avec le sénateur... la pile de documents établissant la corruption de Sexton... Gabrielle entendait encore la voix rauque de Tench : « Faites le bon choix, signez la déclaration, avouez votre liaison. »

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Tandis que les roues du train crissaient à l‘entrée de la station, Gabrielle s‘efforça d‘imaginer ce que ferait le sénateur si les photos paraissaient dans la presse. La première réponse qui lui vint la choqua et lui fit honte : Sexton mentirait.

Était-ce vraiment tout ce que, spontanément, elle trouvait à dire concernant son patron ? Oui. Il mentirait... en virtuose.

Si ces photos parvenaient à la presse sans que Gabrielle eût reconnu leur liaison, le sénateur se contenterait d‘affirmer qu‘elles étaient le produit d‘un bidonnage éhonté. On était à l‘âge de la photo numérisée, retouchée sur ordinateur, et quiconque avait vu les photos de célébrités soi-disant engagées dans des ébats torrides savait parfaitement à quel point il est facile de les truquer en juxtaposant une tête et un corps.

Gabrielle connaissait, pour en avoir été témoin à plusieurs reprises, la capacité du sénateur de regarder bien en face une caméra de télévision et de mentir avec éloquence, notamment au sujet de leur liaison. Elle n‘avait aucun doute sur le fait qu‘il parviendrait aisément à persuader le monde entier que ces photos étaient une méprisable tentative de faire capoter sa campagne. Sexton laisserait parler sa vertu indignée, et il irait sans doute jusqu‘à insinuer que le Président lui-même avait ordonné cet acte indigne.

Pas étonnant que la Maison Blanche se soit refusée à les rendre publiques, songea-t-elle. Ces photos, Gabrielle le comprit, pouvaient très facilement se retourner contre ceux qui comptaient s‘en servir. Si parlantes qu‘elles fussent, elles étaient en fait totalement inutilisables. Gabrielle commençait à retrouver un semblant d‘espoir.

En fait, la Maison Blanche ne peut rien prouver du tout ! se persuada-t-elle.

La manipulation de Tench à son égard avait été d‘un total cynisme dans sa simplicité : avouez votre liaison, ou bien Sexton ira en prison. Brusquement, tout devenait cohérent. La Maison Blanche avait absolument besoin que Gabrielle avoue sa liaison, sinon ces photos étaient sans valeur. Cette pensée rasséréna la jeune femme.

Le train stoppa, les portes s‘ouvrirent. Au même instant, une autre porte lointaine s‘ouvrit dans l‘esprit de Gabrielle,

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révélant une possibilité aussi vertigineuse que réconfortante. Il se pouvait que les allégations de Tench sur la corruption de Sexton fussent, elles aussi, mensongères.

Après tout, qu‘est-ce que Gabrielle avait réellement vu ? Là encore, il n‘y avait pas de preuve absolue. Quelques photocopies de relevés bancaires, un cliché flou de Sexton dans un garage sombre... Tout ça était peut-être fabriqué. Durant cet entretien où elle n‘avait pas hésité à lui jeter à la figure d‘authentiques photos de sexe, Tench, avec sa perfidie habituelle, pouvait très bien avoir montré à Gabrielle de faux relevés financiers, en espérant que l‘authenticité des photos les crédibiliserait. Une forme d‘« authentification par amalgame », dont les politiciens avaient coutume d‘user pour fourguer leurs raisonnements bancals.

Sexton est innocent, se répéta Gabrielle. La Maison Blanche, aux abois, avait décidé de jouer le tout pour le tout en l‘effrayant, afin de lui arracher des aveux sur sa liaison. Ils avaient besoin d‘une rupture publique et sordide de Gabrielle avec Sexton. « Rompez avec lui pendant qu‘il est temps, avait dit Tench. Vous avez jusqu‘à 20 heures ce soir. » Un parfait coup de bluff de négociatrice avisée.

Tout est parfaitement cohérent, songea Gabrielle, sauf pour une chose...

Une pièce du puzzle ne collait pas avec les autres : Marjorie Tench avait aussi envoyé à Gabrielle des e-mails anti-NASA. Ce qui signifiait que la Maison Blanche souhaitait que Sexton persévère dans son hostilité afin de pouvoir la retourner contre lui.

Était-ce si sûr ? Gabrielle comprit que même les e-mails avaient une explication parfaitement logique.

Et si ce n‘était pas Tench qui les avait envoyés ?

Après tout, il était possible que celle-ci ait démasqué dans son équipe l‘informateur de Gabrielle, qu‘elle ait viré le type en question, puis envoyé elle-même le dernier message qui convoquait Gabrielle à un entretien. Elle aurait pu faire croire qu‘elle avait organisé les fuites défavorables à la NASA, tout cela dans l‘intention de piéger Gabrielle.

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Le signal sonore annonça que les portes du wagon allaient se refermer. Gabrielle contempla le quai du métro, se demandant quoi faire. Elle n‘avait pas la moindre idée de la validité de ses soupçons, de son interprétation après coup mais, de toute façon, quelle que soit la solution de l‘énigme, il fallait d‘urgence qu‘elle parle au sénateur, événement personnel ou pas.

Agrippant l‘enveloppe rouge, elle sauta hors du train juste au moment où les portes se refermaient. Elle savait où aller maintenant.

A Westbrooke Place.


51.


Lutter ou fuir.

En tant que biologiste, Tolland savait que la sensation du danger entraîne de spectaculaires changements physiologiques chez un être vivant. L‘adrénaline submerge le cortex cérébral, provoquant une hausse subite du pouls et ordonnant au cerveau d‘arbitrer le plus ancien et le plus instinctif de tous les dilemmes : contrer l‘adversaire ou prendre la fuite.

L‘instinct de Tolland lui commandait de fuir, mais sa raison lui rappela qu‘il était toujours encordé à Norah Mangor.

Et, de toute façon, fuir où ? Le seul refuge à des kilomètres était la station, et ses agresseurs, quels qu‘ils pussent être, s‘étaient positionnés en amont du glacier, lui barrant cette retraite-là.

Derrière lui, l‘immense champ de glace se terminait à trois kilomètres par une falaise qui plongeait abruptement dans une mer glacée. Une fuite dans cette direction signifiait la mort par hypothermie. Et puis, outre les obstacles matériels, il était impossible pour Tolland d‘abandonner ses compagnons. Norah et Corky gisaient toujours sur la glace.

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Tolland resta accroupi à côté de Rachel, tandis que les balles de glace continuaient à pleuvoir sur le flanc du traîneau bâché. Il fourragea dans le matériel étalé sur le sol, cherchant une arme, une fusée de détresse, un talkie-walkie... n‘importe quoi.

— Fuyez ! cria Rachel, d‘une voix rauque de douleur.

Brusquement, le déluge de balles cessa. Et la nuit, malgré le vent qui soufflait toujours en rafales, parut soudain étrangement calme... comme si la véritable tempête venait de s‘arrêter. C‘est alors, en risquant un coup d‘œil par-dessus le traîneau, que Tolland assista à l‘une des scènes les plus effrayantes qu‘il eût jamais vues.

Trois silhouettes fantomatiques surgirent de l‘obscurité, glissant tranquillement sur leurs skis. Elles sortirent de la nuit et passèrent dans la lumière, avançant sans effort. Ces silhouettes portaient des combinaisons toutes blanches. Elles ne se servaient pas de bâtons de ski mais tenaient de gros fusils qui ne ressemblaient à aucun des modèles que Tolland connaissait.

Leurs skis aussi étaient bizarres, futuristes et courts, tels des patins à glace allongés.

Calmement, comme si elles ne doutaient pas de gagner cette bataille, les silhouettes s‘arrêtèrent à côté de leur victime la plus proche, Norah Mangor, toujours inconsciente. Tolland se redressa, tremblant, sur ses genoux et examina par-dessus le traîneau ces agresseurs, qui le regardèrent à leur tour à travers d‘étranges lunettes électroniques. Mais ils ne semblaient pas intéressés par Tolland. Du moins, pour le moment.


Delta 1 n‘éprouvait pas le moindre remords en examinant la femme qui gisait, inconsciente, sur la glace devant lui. Il avait été entraîné à exécuter les ordres sans s‘interroger sur leurs mobiles.

La femme portait une épaisse combinaison noire isotherme et présentait un hématome à la hauteur de la tempe. Sa respiration était brève et saccadée. Une balle tirée par l‘un des fusils à glace IM avait trouvé sa cible et l‘avait mise K.O.

Maintenant, il fallait finir le boulot.

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Delta 1 s‘agenouilla à côté d‘elle tandis que ses compagnons braquaient leurs fusils vers les autres cibles : l‘une sur le petit homme, lui aussi inconscient, étendu sur la glace un peu plus loin, et l‘autre sur le traîneau renversé derrière lequel se cachaient les deux autres cibles. Ces hommes auraient bien sûr pu aisément finir le travail en quelques secondes mais les trois cibles restantes étaient désarmées et coupées de toute retraite.

Se précipiter pour les achever aurait été stupide. « Ne vous dispersez jamais, sauf si c‘est absolument nécessaire. Traitez un adversaire à la fois. » Les hommes de la Force Delta allaient les supprimer l‘un après l‘autre, exactement comme on le leur avait appris. Et le côté surnaturel, c‘était que rien n‘indiquerait la façon dont ils seraient morts.

Accroupi à côté de la femme inconsciente, Delta 1 ôta ses gants isothermes et ramassa une poignée de neige. Comprimant celle-ci en une boule, il ouvrit la bouche de sa victime et se mit à tasser la neige au fond de sa gorge. Il pressa la neige au fond du larynx. Elle serait morte en moins de trois minutes.

Cette technique, inventée par la mafia russe, s‘appelait la

bielaia smert – la mort blanche. La victime se serait étouffée longtemps avant que la neige fonde. Une fois morte, son corps resterait tiède assez longtemps pour que le bouchon de neige se liquéfie. Même si l‘on suspectait un acte criminel, on ne trouverait ni arme, ni preuve de violence, du moins dans l‘immédiat. Il se pourrait que l‘on finisse par comprendre ce qui s‘était passé, mais les hommes de la Force Delta seraient déjà loin. Les balles de glace allaient, elles aussi, se fondre dans l‘environnement, se mêler à la neige, et l‘hématome sur le visage de cette femme ferait croire qu‘elle avait glissé, qu‘elle était tombée la tête la première, ce qui ne serait pas surprenant, vu la puissance de la tempête.

Les trois autres cibles allaient être neutralisées et supprimées de la même façon. Puis Delta 1 les chargerait tous les trois sur le traîneau, les emporterait à quelques centaines de mètres de là, les encorderait comme ils l‘étaient au départ et disposerait les corps sur la banquise. À quelques heures de là, les quatre cadavres seraient découverts gelés dans la neige, victimes apparentes d‘une trop longue exposition au froid. Les

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sauveteurs se demanderaient évidemment ce qui s‘était passé, mais personne ne serait surpris par leur mort. Après tout, leurs fusées éclairantes pouvaient s‘être éteintes depuis un bon moment, les conditions climatiques étaient hostiles et, quand on se perdait sur le glacier Milne, on n‘avait plus très longtemps à vivre.

Delta 1 avait fini de bourrer de neige la gorge de la femme.

Avant de tourner son attention vers les autres, il la désencorda.

Pour le moment, il ne voulait pas que les deux cibles derrière le traîneau tentent, d‘une manière ou d‘une autre, de mettre sa victime en sécurité.


Michael Tolland venait d‘assister à un meurtre plus bizarre et plus barbare que ce qu‘il aurait pu imaginer dans ses pires cauchemars.

Une fois la corde qui reliait Norah Mangor à ses compagnons détachée, les trois agresseurs s‘occupèrent de Corky.

Celui-ci émergeait de son évanouissement en gémissant. Il tenta de s‘asseoir, mais l‘un des commandos le renversa sur le dos, enjamba son torse et maintint ses bras sur la glace en s‘agenouillant sur eux. Corky laissa échapper un cri de douleur qui fut instantanément couvert par une rafale de vent.

Épouvanté, Tolland fourragea à travers le contenu épars du traîneau renversé. Il doit bien y avoir quelque chose... une arme ! quelque chose ! Mais il ne voyait que les appareils de Norah, méconnaissables, presque intégralement pulvérisés par les balles de glace. A côté de lui, Rachel, hébétée, essayait péniblement de s‘asseoir, en prenant appui sur son pic à glace.

Elle articula difficilement :

— Fuyez... Mike...

Tolland vit la hache attachée au poignet de Rachel. On pouvait l‘utiliser comme arme, mais comment ? Tolland se demanda ce que seraient ses chances s‘il attaquait trois hommes armés avec une minuscule hache à glace.

C‘était un pur suicide.

Tandis que Rachel se tournait pour s‘asseoir, Tolland aperçut quelque chose derrière elle. Un gros sac en vinyle.

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Priant Dieu qu‘il contienne un pistolet lance-fusées ou un talkie-walkie, il enjamba Rachel et attrapa le sac en question. Il y trouva une grande feuille soigneusement pliée de tissu Mylar, sans grand intérêt. Tolland avait le même sur son bateau de recherche. C‘était un petit ballon météorologique, conçu pour emporter une mini-station d‘observation météo, guère plus lourde qu‘un ordinateur portable. Le ballon de Norah ne leur servirait à rien, d‘autant qu‘ils n‘avaient pas de bouteille d‘hélium pour le gonfler.

Tolland, qui entendait toujours les gémissements et les cris étouffés de Corky, se sentit plus impuissant que jamais. Comme dans le cliché du condamné à mort qui voit sa vie repasser devant ses yeux, l‘océanologue vit défiler des souvenirs d‘enfance depuis longtemps oubliés. Un instant, il se revit sur un bateau à San Pedro, apprenant les rudiments du « vol en spinnaker », suspendu à une corde à nœuds au-dessus de l‘océan. Ivre de joie, il plongeait dans les vagues, remontant et redescendant comme un enfant suspendu à la corde d‘une cloche d‘église, au gré de la brise marine qui gonflait et dégonflait sa voile.

Les yeux de Tolland revinrent vers le ballon en Mylar qu‘il tenait à la main, réalisant que son esprit, loin de capituler, avait cherché à lui fournir la solution en lui rappelant un souvenir bien utile ! Le vol en spinnaker.

Corky luttait toujours contre son agresseur quand Tolland ouvrit le sac contenant le ballon. Tolland n‘avait pas d‘illusions sur les minces chances de réussite de son plan, mais il était sûr d‘une chose : rester ici sans rien faire impliquerait une mort certaine pour tout le monde.

Il empoigna la grande feuille de Mylar repliée. Une étiquette de sécurité avertissait : ne pas utiliser par des vents de plus de dix nœuds.

Au diable la sécurité ! Agrippant la feuille pour l‘empêcher de se déplier, Tolland rampa jusqu‘à Rachel qui était allongée sur le côté.

— Accrochez-vous à ça ! lui lança-t-il.

Visiblement, Rachel ne comprenait pas.

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Tolland lui tendit le paquet de tissu, puis utilisa ses mains libres pour glisser l‘amarre de chargement du ballon gonflable dans un des mousquetons de son harnais. Roulant sur le côté, il glissa la cordelette du ballon dans le harnais de sa compagne.

Tolland et Rachel étaient maintenant unis.

Pour le meilleur et pour le pire.

Derrière eux, la corde les reliait toujours à Corky, qui se débattait encore... Dix mètres plus loin, elle serpentait et s‘arrêtait à côté de Norah Mangor.

Norah est déjà morte, se dit Tolland, il n‘y a malheureusement plus rien à faire.

Les commandos étaient penchés sur le corps replié de Corky, en train de ramasser de la neige pour l‘enfoncer dans la gorge du pauvre homme. Tolland savait qu‘il ne leur restait que quelques secondes.

Il saisit le ballon replié dans les mains de Rachel. Le tissu était aussi léger qu‘un mouchoir en papier, mais virtuellement indestructible. Maintenant ou jamais.

— Attention, Rachel !

— Mike ? fit Rachel. Qu‘est-ce que...

Tolland lança l‘étoffe encore repliée en l‘air, au-dessus de leurs têtes. Le vent s‘y engouffra et la déploya comme un parachute pris dans un ouragan. Le Mylar s‘arrondit immédiatement et prit sa forme avec un claquement sonore.

En sentant son harnais se tendre d‘un coup sec avec force, Tolland comprit qu‘il avait sous-estimé le pouvoir du vent catabatique. En un instant, lui et Rachel volaient à moitié, emportés vers l‘aval du glacier. Une seconde plus tard, Tolland sentit la corde qui le reliait à Corky Marlinson se tendre avec un nouveau coup sec.

Vingt mètres en arrière, son ami terrifié était arraché à ses agresseurs sidérés, envoyant l‘un d‘eux bouler à quelques mètres. Corky laissa échapper une sorte de gargouillis, alors qu‘il était entraîné à vive allure, évitant de justesse le traîneau renversé, puis faisant une embardée qui le retourna sur le ventre. Une deuxième corde traînait derrière Corky... celle qui l‘avait relié à Norah Mangor.

Tu ne peux plus rien pour elle, se répéta Tolland.

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Comme un groupe de marionnettes humaines enchaînées, les trois compagnons dévalèrent le glacier. Des balles de glace se mirent à fuser autour d‘eux, mais Tolland sut que ses assaillants avaient raté leur mission. Derrière lui, les commandos en uniforme blanc s‘estompèrent peu à peu pour se réduire bientôt à de petites taches blanches dans la lueur des fusées éclairantes.

Tolland sentit sous sa combinaison rembourrée le sol glacé qui glissait de plus en plus vite, et son soulagement d‘avoir échappé à la mort fit bientôt place à une angoisse grandissante.

À moins de trois kilomètres, dans la direction où ils se précipitaient à toute allure, la plate-forme glaciaire se terminait abruptement en falaise, au-delà de laquelle... une chute de trente mètres les précipiterait dans l‘océan Arctique.


52.


Marjorie Tench souriait en descendant l‘escalier qui menait au bureau des communications de la Maison Blanche – la salle d‘enregistrement informatisée d‘où partaient les communiqués de presse rédigés au rez-de-chaussée. L‘entretien avec Gabrielle Ashe s‘était bien passé. Elle n‘était pas certaine d‘avoir réussi à intimider assez la jeune femme pour la convaincre de signer l‘aveu de sa liaison avec Sexton, mais ce dont elle était sûre, c‘est que cela valait la peine d‘avoir tenté le coup.

Gabrielle ferait bien de quitter rapidement le navire, songea-t-elle. La pauvre fille ne s‘imaginait pas à quel point la chute de Sexton était proche.

Dans quelques heures, la conférence de presse du Président allait scier net la branche sur laquelle était assis le sénateur. L‘affaire était pliée. Gabrielle Ashe, si elle coopérait, serait le coup ultime qui ferait définitivement oublier à Sexton ses ambitions politiques. Le lendemain matin, Marjorie Tench pourrait communiquer à la presse la déclaration de Gabrielle

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avec la cassette vidéo des dénégations de Sexton. Il ne s‘en remettrait pas.

Après tout, en politique, il ne s‘agissait pas seulement de gagner une élection, encore fallait-il l‘emporter de telle façon qu‘on ait les moyens d‘appliquer son programme. L‘œuvre des présidents qui avaient été élus avec une faible marge était toujours moins importante que celle des autres. Quand leur victoire était trop courte, les représentants au Congrès exploitaient cette faiblesse pour rogner au maximum leur pouvoir.

Marjorie Tench ayant planifié une attaque simultanée qui devait le discréditer sur le plan aussi bien politique que moral, la défaite de Sexton devait être totale. Cette stratégie, désignée à Washington par l‘expression « au-dessus et en dessous » – de la ceinture –, était empruntée à la stratégie militaire : forcer l‘ennemi à se battre sur deux fronts. Quand un candidat entrait en possession d‘une information nuisible pour son adversaire, il attendait souvent d‘en obtenir une seconde pour les livrer en même temps au public. Cette technique était d‘une redoutable efficacité. Réfuter la critique d‘une politique exigeait de la logique, tandis que contrer une attaque personnelle supposait de la passion ; le double discrédit était pratiquement impossible à éviter.

Ce soir, le sénateur Sexton allait vivre un cauchemar : un époustouflant triomphe de la NASA. Mais son calvaire se révélerait bien pire quand il serait contraint de défendre sa position sur l‘Agence spatiale, alors même qu‘une de ses plus proches conseillères démasquerait sa duplicité.

Arrivée à la porte du bureau des communications, Marjorie Tench se sentit parcourue d‘un frisson d‘excitation à la perspective de cette bataille. La politique, c‘est la guerre. Elle inspira profondément avant de jeter un coup d‘œil à sa montre.

18 h 15. Premier missile. Elle entra.

Le bureau des communications était petit, non par manque d‘espace, mais parce que davantage de place était inutile. C‘était l‘une des stations de communication les plus performantes au monde et elle n‘employait qu‘une équipe de cinq personnes. En

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ce moment, les cinq employés se tenaient debout derrière leurs consoles, avec l‘air de nageurs se préparant pour un sprint.

Ils sont prêts, se dit Tench en voyant leurs regards tendus.

Elle était toujours surprise de constater qu‘un aussi petit service n‘eût besoin que de deux heures pour toucher près d‘un tiers de la population du globe. Avec ses connexions à des dizaines de milliers de sources d‘information – des plus grands groupes de télévision jusqu‘aux plus petits journaux des provinces les plus reculées –, le bureau des communications de la Maison Blanche pouvait, sur simple pression de quelques boutons, tétaniser le monde entier.

Ses ordinateurs bombarderaient de communiqués de presse les radios, télévisions, journaux et sites Internet, de San Francisco à Moscou. Des programmes de diffusion massive d‘e-mails allaient submerger les agences de presse on line. Des serveurs vocaux automatiques téléphoneraient des messages préenregistrés à des milliers de journalistes un peu partout dans le monde. Une page web spéciale fournirait des mises à jour constantes et des contenus préformatés. Les grands réseaux d‘information en continu, CNN, NBC, ABC, CBS, ainsi que les chaînes étrangères, seraient assaillis sous tous les angles et on leur offrirait en direct émissions et reportages gratuits. Tous les programmes allaient s‘interrompre pour cause d‘allocution présidentielle extraordinaire.

Couverture totale, songea Tench.

Comme un général inspectant ses troupes, Marjorie Tench entra en silence, mais d‘un pas vif, dans le bureau et attrapa au passage un exemplaire du communiqué de presse que tous les organes de transmission, comme autant de mitrailleuses prêtes à vomir leurs munitions, se préparaient à émettre.

À sa lecture, elle ne put s‘empêcher de sourire. Selon les standards habituels, ce communiqué était un peu lourd dans sa rédaction et il évoquait plus un message publicitaire qu‘une information capitale. Mais le Président avait demandé au bureau des communications de sortir le grand jeu. Ce qui avait été fait. Le texte était parfait, riche en mots clés et léger en contenu. Une combinaison mortelle. Les agences de presse qui utilisaient des « renifleurs de mots clés », pour faire le tri dans

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leur courrier entrant, allaient voir s‘allumer tous leurs signaux d‘alerte en recevant ces quelques lignes :


De : Bureau des communications de la Maison Blanche Sujet : Allocution présidentielle extraordinaire Le président des États-Unis tiendra une conférence de presse extraordinaire ce soir à 20 heures, heure de la côte Est, depuis la salle de presse de la Maison Blanche. Le sujet de cette allocution reste pour l’instant secret-défense.

Des séquences audio et vidéo en direct seront disponibles sur les canaux habituels.


En reposant le papier, Marjorie Tench balaya du regard le bureau des communications et adressa à équipe un hochement de tête approbateur. Ils semblaient tous impatients de commencer.

Elle alluma une cigarette, tira quelques bouffées, laissant cette impatience bouillir encore un peu. Finalement, elle arbora un large sourire.

— Mesdames et messieurs, c‘est parti !


53.


Le cerveau de Rachel avait perdu toutes ses capacités de raisonnement logique. Oubliés Wailee Ming, la météorite, le mystérieux cliché du radar GPR enfoui dans sa poche, l‘agression sur le glacier, la mort atroce de Norah Mangor. Une seule question se posait : comment survivre ?

Lisse comme le revêtement d‘une autoroute, la banquise défilait sans fin sous elle dans une sorte de brouillard. Sans savoir si son corps était anesthésié par la peur ou engourdi par

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l‘épaisseur de sa combinaison, elle ne ressentait aucune douleur. Rien.

Pas encore.

Attachée à Tolland par la taille, elle était allongée face à lui sur le côté, en une étreinte maladroite. Le vent gonflait le ballon qui filait devant eux à l‘image d‘un parachute attaché à l‘arrière d‘un dragster. Ils traînaient Corky Marlinson, dont le corps ballottait à droite et à gauche, comme une remorque mal accrochée. On ne voyait plus depuis longtemps la fusée éclairante qui indiquait l‘endroit où ils avaient été attaqués.

Le sifflement des combinaisons de nylon sur la glace s‘intensifiait à mesure qu‘ils accéléraient. Rachel n‘avait aucune idée de la vitesse du ballon mais, au bas mot, le vent soufflait à quatre-vingt-dix kilomètre-heure. En bas, le glacier défilait sous eux à une cadence croissante, que rien ne ralentissait. Et l‘impitoyable ballon en Mylar ne semblait pas près de se déchirer ou de se rompre.

Il faut absolument se défaire de la corde, songea-t-elle. Ils fuyaient une mort annoncée, mais se précipitaient vers une fin tout aussi inéluctable. L‘océan doit être à moins de deux kilomètres ! L‘image de l‘eau gelée fit remonter en elle des souvenirs de frayeur.

Les rafales devinrent plus cinglantes, et le ballon redoubla de vitesse. Au bout de son filin, Corky poussa un cri terrifié.

Rachel savait qu‘à cette allure il ne leur restait plus que quelques minutes avant la chute à pic et le plongeon da ns l‘océan glacial.

Tolland devait avoir les mêmes pensées. Il se débattait avec le mousqueton de la corde qui les reliait au ballon météo.

— Je n‘arrive pas à nous décrocher ! La corde est trop tendue !

Rachel comptait sur une accalmie momentanée, qui donnerait un peu de mou à leur attelage, mais le vent catabatique soufflait implacablement. Pour venir en aide à Tolland, et à force de contorsions, elle parvint à planter dans la glace la pointe de sa semelle à crampons, qui projeta en l‘air un panache de cristaux. Le ralentissement fut à peine perceptible.

— Allez-y ! cria-t-elle en relevant le pied.

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Pendant un instant, la courroie se relâcha légèrement.

Tolland en profita pour tirer d‘un coup sec et tenter d‘ouvrir le mousqueton. Il était encore loin du compte.

— On recommence ! hurla-t-il.

Ils se collèrent l‘un contre l‘autre et enfoncèrent à l‘unisson leurs crampons dans la glace, faisant jaillir dans leur sillage un double faisceau blanc. La vitesse ralentit nettement.

Sur un signal de Tolland, ils relevèrent ensemble la jambe.

Au moment où le ballon fit un bond en avant, Michael glissa le pouce dans la boucle et tenta d‘actionner le fermoir. Il y était presque, mais il lui manquait encore un ou deux millimètres.

Norah leur avait vanté ces mousquetons high-tech – des fixations de sécurité équipées d‘une boucle métallique supplémentaire, qui les empêchait de céder en cas de surtension.

Deux explorateurs polaires tués par leurs mousquetons de sécurité, pensa Rachel sans aucun humour.

— Encore une fois ! cria Tolland.

Rassemblant toute son énergie, Rachel étendit les jambes et lança de toutes ses forces ses deux pointes de bottes contre la glace, en arrondissant le dos pour transférer le plus de poids possible vers ses pieds. Tolland l‘imita et ils se retrouvèrent tous deux sur le dos, serrés à la taille par leur harnais, les jambes secouées par les vibrations du choc contre la glace. Rachel eut l‘impression que ses chevilles allaient se briser.

— Tenez bon ! hurla Tolland en se contorsionnant pour ouvrir la fixation. J‘y suis presque...

Les crampons métalliques de Rachel, brusquement arrachés de ses semelles, rebondirent en scintillant dans la nuit au-dessus de Corky. Aussitôt, le ballon fit une embardée, entraînant ses deux captifs derrière lui, dans des zigzags incontrôlés.

— Merde ! pesta Michael quand le mousqueton lui échappa des mains.

Comme pour se venger d‘avoir été momentanément freiné dans sa course, le ballon s‘élança de plus belle. Rachel savait qu‘il les précipitait vers la falaise, mais un danger plus immédiat les menaçait : trois immenses congères se dressaient devant

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eux. La perspective de se trouver propulsée à toute allure sur ces montagnes, même protégée par sa combinaison, emplit Rachel d‘effroi.

Alors qu‘elle tentait désespérément de dégrafer le harnais qui l‘attachait au ballon, elle entendit le bruit métallique d‘un objet qui frappait régulièrement la glace. Le piolet.

Jusque-là, elle avait été trop affolée pour l‘entendre.

Attaché par un cordon élastique à sa ceinture, l‘outil rebondissait sur le glacier. Elle leva les yeux vers le câble du ballon – une cordelette de nylon tressé, épaisse et résistante.

Elle s‘empara du manche du piolet et le tira vers elle. Toujours en position couchée, elle réussit à tendre les deux bras au-dessus de sa tête et entreprit tant bien que mal de scier le câble avec le côté dentelé de l‘instrument.

— Oui ! cria Tolland en cherchant le sien à tâtons.

Rachel glissait sur le côté, les bras soumis à une violente tension. La longe du ballon était solide et les fibres tressées ne s‘effilochaient que lentement. Empoignant son piolet, Tolland allongea un bras au-dessus de sa tête et attaqua la corde pardessous au même endroit.

Ils travaillèrent ainsi en parallèle, avec leurs petites lames incurvées, tels deux bûcherons. On va y arriver, se répétait Rachel. Cette fichue corde va finir par céder.

Soudain, le ballon argenté s‘envola, comme emporté par un courant ascendant. Rachel réalisa avec horreur qu‘il ne faisait que suivre la pente du terrain.

Nous y voilà.

Les congères.

A peine eurent-ils le temps de voir la paroi blanche se dresser devant eux qu‘ils étaient déjà à mi-hauteur. La violence du choc de ses épaules contre la pente coupa le souffle à Rachel, qui lâcha son piolet. Elle se sentit soulevée comme un pantin de chiffon, catapultée avec Tolland dans une folle montée en vrille.

La dépression qui séparait les deux congères se creusait déjà sous eux, mais le câble effiloché du ballon qui résistait encore les entraîna en vol plané au-dessus de la cuvette. Relevant un instant la tête, Rachel aperçut ce qui les attendait ensuite : deux

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autres cimes, suivies d‘un court plateau, avant la falaise abrupte et la chute dans l‘océan.

Comme pour exprimer la peur panique qui s‘empara d‘elle, un hurlement aigu fendit l‘air. Corky survolait à leur suite la crête du premier monticule. Le ballon continuait à grimper, comme un animal furieux cherchant à briser les chaînes qui le retiennent prisonnier.

Alors la corde usée se rompit, claquant dans la nuit tel un coup de feu, et l‘une des extrémités déchiquetées cingla le visage de Rachel. La chute fut instantanée. Le ballon libéré fila comme un bolide en tourbillonnant vers l‘océan.

Empêtrés dans leurs harnais et leurs mousquetons, Rachel et Tolland chutèrent vers le glacier. Le flanc de la deuxième congère se dressait devant eux et Rachel se prépara à l‘impact.

Ils en franchirent de justesse le sommet et s‘écrasèrent de l‘autre côté, leurs combinaisons et la pente descendante amortissant en partie le choc. Rachel dévala la côte en étendant instinctivement les bras et les jambes pour tenter de ralentir mais, au bout de quelques secondes, leur élan les projeta vers la dernière congère. Après un court instant d‘apesanteur sur la crête, ils glissèrent vers le plateau... les trente derniers mètres de la plate-forme glaciaire.

En dérapant sur le plateau, avec le poids de Corky au bout de la longe, Rachel sentit qu‘ils ralentissaient enfin. Mais trop peu et trop tard. La falaise approchait. Elle laissa échapper un cri de désespoir.

Ils y étaient. Elle sentit le rebord du glacier faire place au vide. Dans sa chute, Rachel perdit connaissance.


54.


La résidence Westbrooke Place, 2201 rue N à Washington, se veut l‘une des adresses les plus huppées de la capitale.

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Gabrielle arriva d‘un pas vif et poussa résolument la porte à tambour à montants dorés pour entrer dans le hall de marbre, où l‘écho puissant d‘une chute d‘eau se répercutait sur les murs.

Le réceptionniste fut surpris de la voir.

— Mademoiselle Ashe ? Je ne savais pas que vous deviez passer ce soir.

— Je fais des heures sup.

Gabrielle signa rapidement le registre. L‘horloge marquait 18 h 22. Le réceptionniste se grattait la tête.

— Le sénateur m‘a donné une liste, mais vous n‘êtes pas...

Normal, il m‘oublie toujours.

— Elle lui décocha un sourire ravageur et gagna rapidement l‘ascenseur.

Le portier semblait mal à l‘aise.

— Je ferais mieux d‘appeler...

— Merci, fit Gabrielle, en appuyant sur le bouton de l‘ascenseur.

Le téléphone du sénateur est débranché, se dit-elle.

Au neuvième étage, elle suivit un élégant couloir, au bout duquel elle aperçut l‘un des gardes du corps du sénateur, assis sur une chaise près de la porte de son patron. Il avait l‘air de s‘ennuyer ferme. Gabrielle fut étonnée de le trouver là, en mission de sécurité, mais le plus surpris des deux fut quand même le garde du corps. Il se leva d‘un bond à son approche.

— Je sais, lança Gabrielle d‘une voix sonore, encore à mi-couloir. C‘est une soirée « événement personnel ». Il ne veut pas être dérangé.

Le garde acquiesça vigoureusement.

— Il m‘a donné des ordres très stricts... Aucun visiteur...

— Il s‘agit d‘une urgence.

Le garde s‘interposa entre elle et la porte.

— Il n‘est pas seul.

— Vraiment ?

Gabrielle extirpa l‘enveloppe rouge aux armes de la Maison Blanche et l‘agita devant le visage de l‘homme.

— Je viens de quitter le bureau Ovale. Je dois donner cette information au sénateur. Quels que soient les vieux copains

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qu‘il reçoit ce soir, il va falloir qu‘ils me laissent m‘entretenir avec lui quelques instants. Laissez-moi entrer !

Le garde blêmit légèrement à la vue du cachet de la Maison Blanche sur l‘enveloppe.

Ne me force pas à l‘ouvrir, supplia silencieusement Gabrielle.

— Donnez l‘enveloppe, fit l‘homme, je vais la lui apporter.

— Il n‘en est pas question. J‘ai ordre du Président de livrer ces documents en mains propres. Si je ne lui parle pas sur-le-champ, vous et moi n‘aurons plus qu‘à nous chercher un nouveau travail, dès demain matin. Vous comprenez ?

Le garde hésitait. Gabrielle en déduisit que le sénateur avait dû être catégorique : interdiction absolue de le déranger !

Elle avança d‘un pas, prête à tout. Tenant l‘enveloppe de la Maison Blanche à la hauteur du visage du garde du corps, Gabrielle reprit un ton plus bas et prononça les six mots que tous les agents de sécurité de Washington craignent d‘entendre.

— Vous ne comprenez pas la situation !

Les gardes du corps des hommes politiques ne comprennent jamais la situation, ce qui leur est éminemment détestable. Ils sont embauchés pour leurs muscles, ombres menaçantes, sans jamais savoir s‘ils doivent respecter les ordres à la lettre ou les enfreindre dans un cas de force majeure, au risque de perdre leur emploi s‘ils ont mal évalué la situation.

Le garde déglutit avec difficulté, l‘œil fixé sur l‘enveloppe de la Maison Blanche.

— Très bien, mais je dirai au sénateur que vous avez exigé d‘entrer.

Il tourna la clé dans la serrure et Gabrielle se faufila dans le vestibule avant qu‘il ait eu le temps de dire ouf. Elle referma silencieusement la porte derrière elle et tourna le verrou.

Au bout du couloir, dans le salon, Gabrielle entendit des voix masculines étouffées. Ce soir, l‘« événement personnel »

n‘était visiblement pas le rendez-vous privé que Sexton avait évoqué au téléphone.

Elle passa devant une penderie ouverte où étaient accrochés une demi-douzaine de pardessus luxueux en laine et cachemire. Plusieurs porte-documents avaient été déposés sur

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le sol. Apparemment, on avait laissé les affaires sérieuses au vestiaire. Gabrielle allait frapper à la porte du salon au moment où elle aperçut, sur l‘un de ces porte-documents, une petite plaque en cuivre gravée d‘un logo qui la fit sursauter. Une fusée rouge vif.

Elle s‘arrêta et s‘agenouilla pour lire le nom : SPACE

AMERICA, INC.

Sidérée, elle examina les autres mallettes.

BEAL AEROSPACE, MICROCOSM INC., ROTARY

ROCKET COMPANY, KISTLER AEROSPACE.

Elle crut alors entendre la voix rauque de Marjorie Tench lui susurrer perfidement : « Savez-vous que Sexton accepte des pots-de-vin d‘entreprises aérospatiales privées ? »

Le cœur de Gabrielle se mit à battre la chamade tandis qu‘elle relevait la tête et fixait la porte qui donnait dans l‘antre du sénateur. Elle savait qu‘elle aurait dû annoncer sa présence à haute et intelligible voix, et pourtant c‘est en silence qu‘elle s‘avança. Elle s‘arrêta tout près du salon et écouta la conversation qui se tenait à l‘intérieur.


55.


Laissant à Delta 3 le soin d‘enlever le corps de Norah Mangor et le traîneau, les deux autres agents spéciaux repartirent à la poursuite de leurs proies.

Ils étaient chaussés de skis à propulsion électrique.

Élaborés à partir des Fast Trax du commerce, ces engins motorisés top secret étaient équipés de chenilles miniatures, et ressemblaient à une paire de mini-motoneiges. On contrôlait la vitesse avec le pouce et l‘index du gant de la main droite, où une puce commandait le contact entre deux plaques de pression reliées à une puissante pile sèche. Celle-ci, moulée autour du pied, servait à la fois d‘isolant et de silencieux. Un dispositif

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ingénieux stockait l‘énergie cinétique générée en descente par la pesanteur et les chenilles, rechargeant ainsi la pile pour permettre de gravir la côte suivante.

Delta 1 s‘accroupit sur ses skis et, poussé par le vent, glissa vers l‘océan, tout en embrassant du regard le glacier qui s‘étendait devant lui. Il disposait d‘un système de vision nocturne « mains libres », très supérieur aux jumelles Patriot utilisées par les Marines : lentilles de 40 x 90 mm à six éléments, grossissement renforcé et rayonnement infrarouge à longue portée. Le monde extérieur lui apparaissait teinté en bleu froid – contrairement au vert des jumelles habituelles –, une couleur spécialement adaptée aux terrains à forte réverbération comme les banquises de l‘Arctique.

En approchant de la première congère, les jumelles de Delta 1 firent apparaître, comme des tubes de néon luisant dans la nuit, plusieurs bandes de neige fraîchement remuée, qui zébraient la paroi jusqu‘à sa crête. Les trois fugitifs n‘avaient pas pensé – ou pas réussi – à décrocher leur voilure de fortune.

S‘ils ne s‘étaient pas détachés en arrivant sur la dernière congère, ils étaient probablement déjà tombés dans l‘océan.

Leurs combinaisons prolongeraient sans doute un peu leur durée de vie dans l‘eau glaciale, mais ils seraient fatalement entraînés vers le large par les courants. La mort par noyade était inévitable.

Malgré cette assurance, Delta 1 avait appris à ne rien tenir pour acquis. Il lui fallait des cadavres. Se courbant vers l‘avant, il pinça les deux doigts de son gant et attaqua l‘ascension de la première congère.


Immobile, Michael Tolland faisait l‘inventaire de ses contusions. Il avait mal partout, mais s‘en était apparemment tiré sans fracture. C‘était sans aucun doute le gel protecteur de sa combinaison qui avait amorti le choc. Il ouvrit les yeux et sa pensée mit quelque temps à se réorganiser. Le sol lui paraissait plus mou, l‘atmosphère plus calme. Le vent hurlait toujours, moins violemment toutefois.

On a bien plongé, pourtant ?... se demanda-t-il.

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Reprenant ses esprits, il se rendit compte qu‘il était allongé sur la glace, étalé en travers de Rachel, en croix presque parfaite. Il était accroché à elle par un enchevêtrement de cordes et de mousquetons. Il la sentait respirer sous lui, mais ne pouvait pas voir son visage. Les muscles engourdis, il roula sur lui-même pour la dégager.

— Rachel ? appela-t-il, sans percevoir si sa voix sortait de ses lèvres.

Il revit les dernières secondes de leur folle cavalcade, le vol plané derrière le ballon météo, la rupture de la corde, la dégringolade depuis la crête de la congère, l‘élan qui les avait entraînés par-dessus la suivante, la glissade vers le bord de la falaise et la chute finale. Une chute qui lui avait paru étonnamment courte. Au lieu du plongeon dans l‘océan, ils avaient atterri trois ou quatre mètres plus bas, sur une autre plaque de glace. Et ils avaient fini par arrêter de glisser, ralentis par le poids de Corky qu‘ils traînaient toujours derrière eux.

Tolland leva la tête en direction du large. Non loin d‘eux, la plate-forme tombait à pic dans l‘océan, dont il entendait le grondement. À une vingtaine de mètres derrière lui, il finit par distinguer dans la nuit une haute muraille blanche en surplomb au-dessus d‘eux. Il comprit alors ce qui s‘était passé. Ils avaient glissé de la plate-forme, atterrissant sur une sorte de corniche en contrebas – une section du glacier principal, plate, de la taille d‘un terrain de hockey – à moitié effondrée... et qui menaçait de se décrocher.

Cette partie du glacier se disloque, songea-t-il en observant la portion de banquise précaire où ils avaient échoué. Un bloc carré accroché provisoirement à la plate-forme glaciaire par son seul flanc arrière, tel un immense balcon, entouré sur trois côtés de parois en à-pic sur l‘océan. La jonction entre cette terrasse et la plate-forme principale était fendue d‘une crevasse de plus d‘un mètre de large... Ils se trouvaient sur un iceberg prêt à se détacher.

Plus effrayant encore était le corps immobile de Corky Marlinson, recroquevillé en boule sur la glace, à dix mètres, au bout de la corde qui le reliait à ses compagnons.

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Tolland essaya de se lever, mais il était encore attaché à Rachel. Il se remit à plat pour défaire les mousquetons.

Rachel se débattit pour tenter de s‘asseoir.

— On n‘est pas... tombés ? demanda-t-elle d‘une voix faible.

— Si, mais sur une plaque en contrebas. Il faut que j‘aille secourir Corky.

Il tenta une nouvelle fois de se mettre debout, mais il ne tenait pas sur ses jambes. Il empoigna la corde et tira. Il lui fallut une dizaine de tractions successives pour ramener Corky auprès d‘eux.

Sans ses lunettes, avec une joue lacérée et un nez tuméfié et sanguinolent, on aurait dit qu‘il venait de se faire tabasser. Mais les craintes de Tolland se dissipèrent vite quand son copain roula sur le côté et lui lança un regard furibond.

— Nom de Dieu ! explosa l‘astrophysicien. Tu peux me dire à quoi on joue ?

Tolland laissa échapper un soupir de soulagement.

Rachel s‘assit en grimaçant et regarda alentour.

— Il faut... qu‘on s‘en aille d‘ici, dit-elle. Ce bloc de glace ne va pas tarder à se décrocher.

Tolland n‘allait pas la contredire. Le seul problème était de savoir comment quitter cette banquise.

Ils n‘eurent guère le temps d‘envisager les différentes options. Un chuintement familier se fit entendre au-dessus d‘eux. Tolland leva les yeux et distingua deux skieurs vêtus de blanc stoppant ensemble au bord du glacier supérieur. Ils restèrent là un moment, à observer leurs proies mal en point, comme des champions d‘échecs savourant la certitude du coup final.


Delta 1 était surpris de constater que les trois fugitifs étaient encore en vie. Mais cette situation n‘était que provisoire.

Les cibles avaient atterri sur une section du glacier qui avait amorcé son inéluctable descente dans l‘océan. Il n‘aurait pas été difficile de les neutraliser et de les tuer, comme Norah Mangor, mais une solution lui vint à l‘esprit, bien plus simple, et qui ne laisserait aucune trace. On ne retrouverait jamais les cadavres.

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Delta 1 balaya du regard la terrasse qu‘il surplombait, et s‘attarda sur la crevasse béante qui séparait la plate-forme de la périlleuse corniche où ses futures victimes avaient atterri. D‘un moment à l‘autre, elle allait larguer ses amarres pour partir à la dérive sur l‘océan.

Pourquoi pas tout de suite ? se dit-il.

Sur la banquise, la nuit polaire retentissait fréquemment de grondements assourdissants – ceux de blocs de glace plongeant dans l‘Arctique. Qui remarquerait celui-là ?

Reconnaissant l‘excitation qui accompagnait toujours ses préparatifs meurtriers, Delta 1 ouvrit son sac à dos et en sortit un lourd objet de la forme d‘un citron : un flash-bang, une munition réservée aux sections spéciales. Une grenade à concussion, qui avait pour effet de désorienter momentanément l‘ennemi en projetant autour d‘elle un éclair aveuglant et une onde de choc assourdissante. Si cette arme n‘était pas destinée à tuer, ce soir elle allait se révéler meurtrière.

Il s‘approcha du bord de la falaise et tenta d‘évaluer la profondeur de la fracture entre les deux glaciers. Une dizaine de mètres ? Une vingtaine ? Peu importait. Son plan ne pouvait pas échouer.

Avec le calme d‘un technicien aguerri, Delta 1 programma un retard de dix secondes sur le cadran à vis de la grenade. Il la dégoupilla et la jeta dans la crevasse à ses pieds. Sans savoir si Michael Tolland avait deviné ce qu‘il faisait, il le vit lancer un regard horrifié vers la faille, comme s‘il comprenait ce qui l‘attendait.

Comme un nuage d‘orage éclairé de l‘intérieur par la foudre, la banquise s‘illumina d‘un formidable éclair qui fusa dans toutes les directions, à cent mètres à la ronde. Puis vint le séisme. Pas un grondement de tremblement de terre, mais une onde de choc d‘une force colossale, dont Rachel sentit l‘impact se répercuter dans tout son corps.

Instantanément, comme fendue par un gigantesque coup de hache, la terrasse commença à se détacher de la plate-forme dans un craquement retentissant. Le regard de Rachel croisa celui de Tolland, figé par la terreur. Corky poussa un cri.

La corniche de glace s‘effondra.

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Rachel se sentit un instant en état d‘apesanteur, comme en lévitation au-dessus des milliers de tonnes du bloc de glace. Puis elle retomba avec ses compagnons sur la surface du nouvel iceberg, et tous trois l‘accompagnèrent dans son plongeon vers l‘océan.


56.


Dans un fracas extraordinaire, l‘énorme iceberg se détacha de la plate-forme Milne en lançant vers le ciel un panache de poudre blanche. Le contact avec l‘eau ralentit sa chute, et Rachel s‘écrasa sur la surface glacée. Tolland et Corky atterrirent non loin d‘elle avec la même brutalité.

Entraîné par sa force d‘inertie, l‘iceberg s‘enfonça profondément dans les flots écumants dont le niveau s‘élevait à toute vitesse. Rachel regarda l‘eau monter... monter encore...

engloutir la surface de l‘iceberg. Le cauchemar de son enfance était revenu. La glace qui craque... l‘eau froide... les ténèbres.

Une sorte de terreur primitive s‘empara d‘elle.

Le sommet de l‘iceberg plongea dans l‘océan glacé, dont les eaux ruisselèrent en torrents tumultueux sur la banquise.

Cernée de toutes parts, Rachel se sentit happée vers le bas. La peau de son visage se tendit sous la brûlure de l‘eau salée. Le sol de glace se déroba sous ses pieds, et elle se débattit pour remonter, soutenue par le gel qui garnissait sa combinaison.

Elle but la tasse et battit des pieds pour retrouver la surface, apercevant, non loin, ses deux compagnons qui l‘imitaient, emmêlés dans la corde qui les reliait. Au moment précis où elle s‘était stabilisée à la surface de l‘eau, Tolland hurla :

— Il remonte !

L‘écho de sa voix résonnait encore au-dessus de l‘océan furieux quand Rachel sentit l‘eau bouillonner sous elle. Comme une locomotive géante dont le conducteur aurait enclenché la

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marche arrière, l‘iceberg amorçait sa remontée. Un grondement sourd monta des profondeurs et l‘iceberg refit progressivement surface à côté du glacier dont il s‘était détaché.

Il accéléra son ascension et sa masse claire surgit de l‘océan sombre, hissant Rachel et ses compagnons hors des flots. Dans l‘eau jusqu‘à la taille, la jeune femme se débattait pour retrouver l‘équilibre. L‘iceberg oscillait et cherchait lui aussi son centre de gravité. Le torrent d‘eau qui ruisselait à la surface entraînait Rachel vers la périphérie. Elle se sentit partir à toute allure vers le rebord.

« Tiens bon ! » C‘était la voix de sa mère, celle qu‘elle avait entendue, petite, alors qu‘elle se débattait sous la glace de l‘étang. « Tiens bon ! Ne te laisse pas aller ! »

Elle virevolta brutalement, tirée violemment par son harnais, et ses poumons expulsèrent le peu d‘air qui leur restait.

À une dizaine de mètres derrière elle, le corps mou de Corky, qu‘elle traînait toujours, s‘arrêta lui aussi. Avec la baisse du niveau d‘eau, elle distingua une autre forme sombre, à quatre pattes, accrochée à la corde, qui recrachait de l‘eau de mer.

Michael Tolland.

Toujours submergée par les dernières vagues qui s‘écoulaient de l‘iceberg, Rachel s‘immobilisa, écoutant mugir l‘océan. Frissonnant de froid, elle se redressa péniblement.

L‘iceberg continuait à ballotter sur les flots, comme un glaçon géant. Percluse de courbatures, complètement désorientée, elle rampa vers ses deux compagnons.


Du haut de la plate-forme Milne, derrière ses jumelles à vision nocturne, Delta 1 scrutait les vagues qui fouettaient les flancs du nouvel iceberg. Il ne fut pas surpris de n‘apercevoir aucun corps. Les combinaisons et les capuches de ses victimes étaient aussi noires que l‘océan.

Avec une visibilité de plus en plus faible, il survola du regard la surface de l‘iceberg qui s‘éloignait rapidement, emporté vers le large par les courants. Il était sur le point de détourner son regard vers le large quand il remarqua trois points noirs sur la glace. Des corps ?

— Tu vois quelque chose ? s‘enquit Delta 2.

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Delta 1 ne répondit pas et ajusta la vision télescopique de ses lunettes. Sur le fond pâle de l‘iceberg, trois silhouettes immobiles se détachaient, blotties les unes contre les autres.

Mortes ou vives, il n‘en savait rien. Peu importait, d‘ailleurs.

S‘ils étaient vivants, ils seraient morts dans moins d‘une heure, malgré leurs combinaisons isothermes. Ils devaient être trempés, la tempête menaçait, et ils dérivaient vers le large, sur l‘un des océans les plus dangereux de la planète. On ne retrouverait jamais leurs corps.

— Non, ce ne sont que des ombres, répondit Delta 1 en rebroussant chemin. Rentrons à la base.


57.


Le sénateur Sedgewick Sexton posa son verre de cognac sur la cheminée et tisonna le feu, tâchant de rassembler ses pensées. Les six hommes assis dans son salon restaient silencieux, dans l‘expectative. Le moment des bavardages était terminé. Il était temps pour le sénateur de leur vendre sa camelote. Ils le savaient, il le savait. Un homme politique est d‘abord un bon vendeur.

— Comme vous le savez peut-être, commença Sexton, en se tournant vers eux, ces derniers mois, j‘ai rencontré beaucoup d‘hommes dans votre position.

Il sourit et s‘assit pour se mettre à leur niveau.

— Vous êtes les seuls que j‘aie invités chez moi. Vous êtes tous des entrepreneurs hors du commun et c‘est un grand honneur de vous rencontrer.

Sexton joignit les paumes et balaya le cercle d‘invités du regard, prenant grand soin d‘établir un contact visuel avec chacun d‘eux. Puis, il se concentra sur sa première cible. Un grand et fort gaillard coiffé d‘un chapeau de cow-boy.

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— Space Industries of Houston, fit Sexton. Je suis content que vous soyez venu.

— Je déteste cette ville, grommela le Texan.

— Et je vous comprends très bien. Washington s‘est montrée injuste à votre égard.

Sous le rebord de son chapeau, le Texan lui lança un regard, mais ne dit rien.

— Il y a douze ans, commença Sexton, vous avez fait une proposition au gouvernement américain. Vous lui avez offert de construire une station spatiale américaine pour seulement cinq milliards de dollars.

— C‘est vrai. J‘ai encore les plans.

— Et pourtant la NASA a convaincu le gouvernement qu‘une station spatiale américaine devait être un projet de l‘Agence.

— Exact. La NASA a commencé la construction de la station il y a presque dix ans maintenant.

— Dix ans. Et non seulement cette station n‘est pas encore opérationnelle, mais le projet a coûté vingt fois votre offre. En tant que contribuable de ce pays, je suis écœuré.

La pièce résonna de murmures approbateurs. Sexton regarda à nouveau ses invités un à un pour rétablir le contact.

— Je suis bien conscient, continua le sénateur, que certains d‘entre vous ont offert de lancer des navettes spatiales privées pour la somme très modique de cinquante millions de dollars par vol.

Nouveaux murmures favorables.

— Et pourtant, la NASA vous a coupé l‘herbe sous le pied en ramenant ses tarifs à seulement trente-huit millions de dollars par vol... alors que le coût réel dépasse cent cinquante millions de dollars !

— C‘est leur façon de nous interdire la conquête spatiale, fit remarquer l‘un des hommes. Le secteur privé ne peut pas rivaliser avec une entreprise qui se permet de procéder à des lancements à quatre cents pour cent de perte, et pour laquelle la notion de faillite n‘existe pas.

— C‘est de la concurrence déloyale, ajouta Sexton.

Nouveaux hochements de tête en face.

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Sexton se tourna vers son voisin, un entrepreneur au visage austère, un homme dont il avait consulté le dossier avec intérêt.

Comme nombre de ceux qui subventionnaient la campagne de Sexton, cet homme était un ex-ingénieur militaire que les lourdeurs de l‘administration et un salaire modeste avaient lassé, et qui avait démissionné de l‘armée pour chercher fortune dans l‘aérospatiale.

— Kistler Aerospace, reprit Sexton en secouant la tête d‘un air de profonde compassion. Votre entreprise a mis au point et fabriqué une fusée qui peut placer des satellites en orbite pour seulement quatre mille dollars le kilo alors que le coût de la NASA est de vingt mille dollars le kilo. (Sexton s‘arrêta pour ménager son effet.) Et pourtant vous n‘avez pas de clients.

— Comment pourrais-je dénicher le moindre client ?

répliqua l‘homme. La semaine dernière, la NASA nous a brûlé la politesse en facturant à Motorola seulement mille six cents dollars le kilo pour lancer un satellite de télécoms. Le gouvernement a lancé ce satellite avec neuf cents pour cent de pertes !

Sexton acquiesça. Les contribuables subventionnaient bon gré mal gré une agence dix fois moins efficace que l‘industrie privée.

— Il est devenu douloureusement clair, poursuivit le sénateur d‘une voix grave, que la NASA travaille dur pour tuer toute compétition dans l‘espace. Elle évince les entrepreneurs privés de l‘aérospatiale en fixant ses tarifs très en deçà de la valeur réelle des services qu‘elle offre.

— Elle se comporte comme un supermarché de l‘espace, renchérit le Texan.

Sacrée bonne comparaison, songea Sexton. Il faudra que je la replace. Certaines chaînes d‘hypermarchés sont connues pour pratiquer le « dumping » quand elles s‘installent dans une nouvelle zone : elles vendent leurs produits au-dessous de leur valeur, contraignant les concurrents locaux à mettre la clé sous la porte.

— Je suis écœuré et fatigué, reprit le Texan, d‘avoir à payer des millions en taxes et impôts, tandis qu‘Oncle Sam dépense cet argent pour me voler des clients !

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— Je vous comprends, répondit Sexton. Je vous comprends très bien.

— C‘est l‘absence de financement privé qui tue Rotary Rocket, intervint un homme vêtu d‘un impeccable costume à fines rayures. Les lois sur le financement de l‘aérospatiale sont criminelles !

— Entièrement d‘accord, fit Sexton.

Le sénateur avait été choqué d‘apprendre que la NASA avait trouvé un moyen supplémentaire d‘assurer son monopole sur l‘espace en faisant interdire par la loi toute publicité sur les véhicules spatiaux. Ceux-ci, ne pouvant afficher que le mot USA et le nom de la compagnie qui les lançait, se voyaient interdire les sponsors et les fonds privés, ainsi que les logos publicitaires – une pratique très répandue, par exemple, dans la course automobile. Dans un pays qui dépensait cent quatre-vingt-cinq milliards de dollars par an en publicité, les compagnies privées aérospatiales n‘en percevaient pas un seul cent.

— C‘est du vol ! s‘exclama l‘un des invités de Sexton. Mon entreprise espère rester dans la course assez longtemps pour lancer le premier prototype de navette touristique en mai prochain. Nous attendons une énorme couverture médiatique de l‘événement. Nike vient de nous offrir sept millions de dollars en sponsoring pour peindre sur la navette son logo et le slogan : « Just do it ! » Pepsi nous a offert le double pour :

« Pepsi : le choix d‘une nouvelle génération. » Mais, selon la loi fédérale, si notre navette arbore une quelconque publicité, le lancement de celle-ci sera interdit !

— C‘est exact, dit le sénateur Sexton. Et, si je suis élu, je vous promets de supprimer cette législation antisponsoring. Je vous le promets formellement. L‘espace sera ouvert à la publicité comme n‘importe quel centimètre carré de notre planète.

Sexton regarda ses auditeurs dans les yeux, et déclara d‘une voix solennelle :

— Il nous faut cependant reconnaître que le plus grand obstacle à la privatisation de la NASA n‘est pas la loi, mais plutôt sa perception par l‘opinion. La plupart des Américains

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ont encore une vision romantique du programme spatial de leur pays. Ils croient toujours que la NASA est une agence gouvernementale nécessaire.

— Ce sont ces fichues productions hollywoodiennes !

s‘écria quelqu‘un. À combien de films sur la NASA sauvant le monde d‘un astéroïde qui risque de le faire exploser aurons-nous encore droit, je vous le demande ? C‘est de la propagande pure et simple !

La multitude de films sur la NASA, Sexton le savait, était juste une question économique. Après l‘extraordinaire popularité de Top Gun, dans lequel on voyait Tom Cruise aux commandes d‘un avion à réaction – et qui n‘est rien d‘autre qu‘un interminable spot publicitaire pour l‘aéronavale américaine –, la NASA avait compris le véritable potentiel de Hollywood en tant qu‘agence de communication. Elle avait donc tout simplement offert aux grands studios de cinéma un accès libre à toutes ses installations : aires de lancement, tours de contrôle, terrains d‘entraînement. Les producteurs, qui étaient habitués à payer d‘énormes droits pour les décors qu‘ils utilisaient habituellement, avaient donc sauté sur l‘occasion d‘économiser des millions de dollars en réalisant des thrillers spatiaux sur des sites de tournage « gratuits ». Bien sûr, ils n‘obtenaient le droit de travailler que si la NASA avait approuvé le scénario.

— C‘est un véritable lavage de cerveau de l‘opinion, grommela un homme à l‘accent hispanique. Ces films ne sont rien d‘autre que des combines publicitaires montées en épingle.

Ce film avec de vieux cosmonautes dans l‘espace... et maintenant la NASA annonce une navette à l‘équipage strictement féminin ! C‘est pathétique !

Sexton soupira et prit un ton dramatique.

— C‘est vrai, et je n‘ai pas besoin de vous rappeler ce qui est arrivé dans les années 1980, quand le ministère de l‘Education a été déclaré en faillite et que ses responsables ont reproché au gouvernement de dépenser pour la NASA des milliards qui auraient pu leur être utiles. L‘Agence a répliqué en lançant une opération de relations publiques pour prouver qu‘elle aussi avait

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un rôle éducatif. Ils ont envoyé le professeur d‘une école publique dans l‘espace.

Sexton ménagea une pause.

— Vous vous rappelez Christa McAuliffe2 ?

Tout le monde se tut.

— Messieurs, reprit Sexton, qui s‘était levé et se tenait immobile devant la cheminée, je crois qu‘il est temps que les Américains connaissent la vérité pour le bien de notre avenir. Il est temps que les Américains comprennent enfin que la NASA n‘est pas l‘aventurière de l‘espace dont nous avons rêvé, mais, au contraire, celle qui rend toute exploration spatiale impossible. L‘aérospatiale ne diffère en rien des autres industries, et évincer le secteur privé de ce domaine confine à un acte criminel. Prenons l‘exemple de l‘industrie informatique, dans laquelle on a assisté à un boum formidable et dont les progrès sont si rapides qu‘on peut à peine les suivre ! La raison ? C‘est que l‘industrie informatique est un secteur soumis à la loi du marché, seule capable d‘allier anticipation, efficacité et profits. Imaginez cette industrie dirigée par le gouvernement ? Nous en serions encore à l‘âge de pierre !

Aujourd‘hui, dans l‘espace, nous stagnons. Nous devrions confier l‘exploration spatiale aux entrepreneurs privés à qui, finalement, elle revient. Les Américains seraient sidérés par la croissance, les créations d‘emplois et les prouesses qu‘une telle politique entraînerait. Je crois que nous devrions laisser l‘industrie privée nous propulser vers les confins de l‘espace. Si je suis élu, je ferai de cette question une affaire personnelle. Je ferai sauter le verrou qui vous empêche d‘accéder à l‘espace, et je vous promets que plus jamais on ne refermera cette porte-là.

Sexton leva son verre de cognac.

— Mes amis, vous êtes venus ici ce soir pour décider si je suis l‘homme auquel vous accorderez votre confiance. J‘espère vous avoir montré que j‘en suis digne. De la même manière qu‘il faut des investisseurs pour bâtir une entreprise, il faut des investisseurs pour forger une présidence. Et tout comme les 2 Astronaute américaine disparue avec tout l'équipage dans l'explosion de Challenger en 1986. (N.d.T.)

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actionnaires d‘une entreprise escomptent des dividendes, vous aussi, investisseurs politiques, attendez des retours sur votre investissement. Mon message ce soir est simple : pariez sur Sexton et il ne l‘oubliera jamais. Notre mission est la même !

Le sénateur tendit son verre vers ses invités pour porter un toast.

— Avec votre aide, mes amis, je serai bientôt à la Maison Blanche... et l‘heure sera venue pour vous de réaliser vos rêves.

À environ deux mètres de la porte, Gabrielle Ashe était toujours debout dans le couloir obscur, raide comme un piquet.

Du salon lui parvinrent les cliquetis joyeux des verres de cognac entrechoqués et le crépitement des bûches dans la cheminée.


58.


Complètement paniqué, le jeune technicien de la NASA traversa la station en courant. Il trouva l‘administrateur Ekstrom seul près de la zone de presse.

— Monsieur ! cria le technicien, le souffle coupé. Il y a eu un accident !

Ekstrom se tourna, l‘air indifférent, comme préoccupé par d‘autres problèmes.

— Qu‘est-ce que vous dites ? Un accident ? Et où ça ?

— Dans le puits d‘extraction. Un corps vient de remonter à la surface ; c‘est celui du professeur Wailee Ming.

Le visage d‘Ekstrom blêmit.

— Le professeur Ming ?...

— Nous l‘avons sorti le plus vite possible, mais trop tard. Il est mort.

— Pour l‘amour de Dieu... Mais combien de temps est-il resté là-dedans ?

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— Selon nous, environ une heure. On dirait qu‘il est tombé, qu‘il a coulé jusqu‘au fond, puis... son corps a enflé et il est remonté à la surface.

Le teint rougeaud d‘Ekstrom vira à l‘écarlate.

— Nom de Dieu de nom de Dieu ! Qui d‘autre est au courant ?

— Personne, monsieur. Seulement deux d‘entre nous. On l‘a sorti du puits, mais on a pensé qu‘il valait mieux vous en parler d‘abord...

— Vous avez fait exactement ce qu‘il fallait.

Ekstrom poussa un soupir consterné.

— Cachez immédiatement le cadavre du professeur Ming.

Ne dites rien à personne.

Le technicien eut l‘air embarrassé.

— Mais, monsieur, je...

Ekstrom abattit sa grosse patte sur l‘épaule de l‘employé.

— Écoutez-moi bien. Il s‘agit d‘un tragique accident, et je le regrette profondément. Bien sûr, je ferai ce qu‘il faudra, le moment venu. Mais j‘ai d‘autres problèmes à régler pour l‘instant.

— Vous me demandez de cacher son corps ?

Les yeux froids d‘Ekstrom se posèrent sur l‘homme en face de lui.

— Réfléchissez bien. Nous pouvons l‘annoncer à tout le monde, mais qu‘est-ce que cela changera ? Nous sommes maintenant à une heure de la conférence de presse présidentielle. Déclarer que nous venons d‘avoir un accident mortel ternirait l‘annonce de la découverte et aurait un effet catastrophique sur le moral. Le professeur Ming a eu un moment d‘inattention ; je refuse d‘en rendre la NASA responsable. Ces scientifiques civils ont suffisamment bénéficié de l‘attention du public sans que, pour une bourde imbécile, je laisse échapper un moment de gloire attendu depuis si longtemps. L‘accident du professeur Ming reste un secret jusqu‘à ce que la conférence de presse soit terminée. Vous m‘avez compris ?

L‘homme acquiesça, livide.

— Je vais tout de suite cacher son corps.

– 249 –


59.


Michael Tolland connaissait la mer depuis assez longtemps pour savoir qu‘elle engloutissait sans hésitation les créatures vivantes. Tandis qu‘il gisait, épuisé, sur la corniche de glace, il imaginait les contours fantomatiques du glacier Milne s‘amenuisant au loin. Il savait qu‘un puissant courant arctique venant des îles Elisabeth décrivait une immense boucle autour de la calotte polaire avant d‘aller contourner le littoral de l‘extrême nord de la Russie. Peu importait d‘ailleurs où le courant les emporterait ; ils mettraient de toute façon des mois pour y arriver.

Il nous reste peut-être trente minutes... quarante-cinq au maximum.

Sans la couche de gel protectrice de sa combinaison isolante, Tolland savait qu‘il serait déjà mort. Heureusement, leur tenue les avait gardés tous trois au sec, le plus important pour survivre par temps froid. Le gel thermique n‘avait pas seulement amorti leur chute, il les aidait en ce moment à retenir le peu de chaleur qui leur restait encore.

L‘hypothermie commençait tout de même à se faire sentir.

D‘abord allait venir l‘engourdissement des membres à mesure que le sang refluerait vers le centre du corps pour protéger les organes essentiels. Les hallucinations viendraient ensuite à mesure que le pouls et la respiration ralentiraient, privant le cerveau de son oxygène. Puis l‘organisme ferait un effort ultime pour conserver le peu de chaleur restant en suspendant toutes ses fonctions à l‘exception du pouls et de la respiration. Peu après, il sombrerait dans le coma. Et les centres cérébraux contrôlant les fonctions cardiaques et respiratoires finiraient par capituler.

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Tolland tourna son regard vers Rachel, désespéré de ne rien pouvoir faire pour la sauver.

L‘engourdissement qui gagnait la jeune femme était moins douloureux qu‘elle ne l‘aurait imaginé. Un peu comme une anesthésie pré-opératoire. Une morphine naturelle. Elle avait perdu ses lunettes quand elle s‘était évanouie, et il faisait si froid qu‘elle pouvait à peine ouvrir les yeux.

Elle aperçut Tolland et Corky sur la glace à côté d‘elle.

Tolland la fixait d‘un regard empli de compassion. Corky remuait, mais il paraissait beaucoup souffrir. Sa pommette droite présentait un hématome sanguinolent.

Rachel se mit à trembler de tous ses membres tandis que, dans un ultime effort, son cerveau cherchait des réponses aux questions : Qui ? Pourquoi ?

Ses pensées étaient ralenties par la léthargie qui la gagnait peu à peu. Elle ne parvenait pas à faire le point. Elle avait le sentiment que la vie en elle s‘éteignait insensiblement, écrasée par une force invisible qui l‘attirait vers le néant. Elle se reprit et lutta. La colère grandissait en elle comme une énergie vitale qu‘elle essayait d‘attiser de son mieux.

Ils ont essayé de nous tuer ! se répétait-elle. Elle jeta un coup d‘œil vers les hautes vagues menaçantes et comprit que leurs agresseurs avaient réussi. Nous sommes déjà morts. Bien consciente à présent qu‘elle ne vivrait sans doute pas assez pour connaître la vérité sur la mortelle partie d‘échecs qui venait de se jouer sur le glacier Milne, Rachel sentit ses soupçons converger vers le coupable le plus probable.

Ekstrom était celui qui avait tout à gagner avec leur disparition. C‘était lui qui leur avait assigné cette expédition fatale. Il était en contact avec le Pentagone et les services secrets. Mais qu‘avait-il à gagner à insérer une météorite sous la banquise ? D‘ailleurs, qui pouvait bien avoir quoi que ce soit à y gagner ? songea-t-elle.

Rachel pensa brusquement à Zach Herney, et se demanda si le Président était partie prenante dans ce complot, ou s‘il n‘était pas lui aussi un vulgaire pion. Le Président avait de toute évidence été dupé. Il ne restait plus qu‘une heure avant qu‘il annonce la découverte de la NASA. Une annonce qu‘il allait faire

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en s‘appuyant sur un documentaire vidéo validé par quatre scientifiques morts.

Rachel ne pouvait plus rien faire pour empêcher la tenue de cette conférence de presse, mais elle se jura que celui qui était responsable de cette imposture ne s‘en tirerait pas si facilement.

Rassemblant ses forces, elle tenta de s‘asseoir.

Ses membres étaient horriblement raides, et ses articulations lui firent un mal de chien quand elle plia ses jambes et ses bras. Elle parvint à se mettre à genoux et à se redresser sur la glace. Sa tête tournait. Tout autour d‘elle, l‘océan bouillonnait. Tolland, allongé un peu plus loin, la regardait d‘un air intrigué ; il devait penser qu‘elle s‘agenouillait pour prier. Ce n‘était pas le cas, même si la prière aurait eu à peu près autant de chances de les sauver que ce qu‘elle s‘apprêtait à tenter.

La main droite de Rachel chercha quelque chose autour de sa taille et finit par agripper la hachette encore accrochée à son harnais. Ses doigts raides se refermèrent autour de la poignée.

Elle empoigna la hache et la retourna vers le bas. Puis de toutes ses forces elle abattit ce T renversé vers la glace. Bong. Encore.

Bong. Elle avait l‘impression que son sang coulait moins vite dans ses veines, comme s‘il s‘était épaissi. Bong. Tolland la regarda, visiblement stupéfait. Rachel abattit à nouveau la glace vers le sol. Bong.

Tolland essaya de se soulever sur un coude.

— Ra...chel ?

Elle ne répondit pas. Elle avait besoin de toute son énergie. Bong. Bong.

— Je ne crois pas... qu‘à une telle latitude, le SAA pourrait capter..., fit Tolland.

Rachel se retourna, surprise. Elle avait oublié que Tolland était un océanographe et qu‘il pouvait comprendre ce qu‘elle essayait de faire.

— Bonne intuition... mais je n‘appelle pas le SAA, marmonna-t-elle.

Elle continua à frapper le sol en cadence.

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Le SAA est le réseau de surveillance acoustique sous-marine – une relique de la guerre froide –, utilisé par les océanographes du monde entier pour écouter les baleines.

Comme les sons, sous la mer, portent à des centaines de kilomètres, le réseau SAA, constitué de cinquante-neuf microphones sous-marins placés tout autour de la planète, peut écouter un pourcentage étonnamment élevé des mers du globe.

Malheureusement, ce secteur éloigné de l‘Arctique ne faisait pas partie des zones concernées. Toutefois, Rachel savait que d‘autres « oreilles » écoutaient les fonds océaniques, des oreilles dont peu de personnes connaissaient l‘existence. Elle continua à frapper la glace. Son message était simple et clair.

Bong. Bong. Bong.

Bong... Bong... Bong...

Bong. Bong. Bong.

Rachel nourrissait peu d‘illusions sur ses chances de survie.

Elle sentait déjà le froid de la mort raidir tout son corps. Elle doutait qu‘il lui restât plus d‘une demi-heure à vivre. Tout sauvetage était désormais impossible. Mais il ne s‘agissait pas de sauvetage.

Bong. Bong. Bong.

Bong... Bong... Bong...

Bong. Bong. Bong.

— Il ne nous reste... plus de temps..., articula Tolland.

Il ne s‘agit pas de nous, songea-t-elle. Mais de l‘information qui est dans ma poche. Rachel pensait au cliché GPR plié dans la poche Velcro de sa combinaison.

Il faut que je fasse parvenir le GPR au NRO, et vite, pensat-elle.

Même dans le semi-délire qui s‘était emparé d‘elle, Rachel était certaine que son message serait capté. Au milieu des années 1980, le NRO avait remplacé le SAA par un réseau de capteurs trente fois plus puissant, Classic Wizard. La planète était désormais entièrement couverte de capteurs du NRO posés sur les fonds marins ; la mise en place de ce quadrillage avait coûté douze millions de dollars. Dans les heures qui venaient, les superordinateurs du poste d‘écoute du NRO situé à Menwith Hill en Angleterre allaient repérer une séquence anormale sur

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l‘un des enregistrements d‘un hydrophone de l‘Arctique, déchiffrer un SOS, trianguler les coordonnées, et envoyer un avion de sauvetage depuis la base aérienne de Thulé au Groenland. L‘avion allait découvrir trois cadavres sur un iceberg. Gelés. Morts. L‘un de ces cadavres serait celui d‘une employée du NRO... Et sur elle, on allait retrouver une étrange feuille de papier thermique pliée dans sa poche.

Un cliché GPR.

Le legs ultime de Norah Mangor.

Quand les sauveteurs étudieraient ce cliché, la supercherie du mystérieux tunnel d‘insertion sous la météorite serait révélée. Ce qui allait se passer ensuite, Rachel n‘en avait aucune idée, mais, au moins, leur secret ne périrait pas sur la glace avec eux.


60.


Chaque arrivée d‘un nouveau président à la Maison Blanche commence par une visite privée de trois entrepôts lourdement gardés contenant des collections inestimables de meubles anciens : bureaux, argenterie, secrétaires, lits, et autres objets utilisés par les successeurs de George Washington.

Durant ce tour du propriétaire, le nouveau président est invité à choisir le mobilier qu‘il préfère et qu‘il utilisera durant son mandat à la Maison Blanche.

Seul le lit de la chambre de Lincoln est considéré comme un meuble intouchable de la maison. Paradoxalement d‘ailleurs, puisque Lincoln n‘y a jamais dormi.

Le bureau auquel le président Zach Herney était assis avait autrefois appartenu à son idole, Harry Truman. Ce bureau, bien que petit selon les normes actuelles, rappelait quotidiennement à Zach Herney qu‘il était le responsable suprême et que c‘était lui qui devait endosser tous les échecs de son gouvernement.

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Herney acceptait cette responsabilité comme un honneur et faisait de son mieux pour insuffler à son équipe la motivation nécessaire.

— Monsieur le Président ! le prévint sa secrétaire en jetant un coup d‘œil dans la pièce. Vous avez votre correspondant en ligne.

Herney lui fit un petit signe.

— Merci.

Il tendit la main vers le combiné. Il aurait préféré un peu plus d‘intimité pour cet appel, mais l‘heure n‘était pas à l‘intimité. Deux maquilleuses voletaient autour de lui en s‘activant fébrilement sur son visage et ses cheveux.

Directement en face de son bureau, une équipe de télévision était en train d‘installer son matériel, sans oublier l‘essaim de conseillers et d‘attachés de presse qui faisaient les cent pas en discutant fiévreusement stratégie.

Herney appuya sur le bouton lumineux de son téléphone privé.

— Lawrence ? Vous êtes là ?

— Je suis là.

La voix de l‘administrateur de la NASA semblait lasse.

— Est-ce que tout va bien là-bas ?

— On a toujours une sacrée tempête, mais mon équipe me dit que la liaison satellite n‘en sera pas affectée. On fera ce qu‘il faudra pour. C‘est dans une heure et on compte les minutes.

— Parfait. J‘espère que vous avez un bon moral.

— Un super moral. Mon équipe est tout excitée. En fait, nous venons de porter un toast.

Herney s‘esclaffa.

— Content de l‘entendre. Écoutez, je voulais vous appeler et vous remercier avant l‘émission. Ça va être une sacrée soirée !

L‘administrateur resta silencieux quelques instants.

Bizarrement il semblait peu sûr de lui.

— C‘est clair, monsieur. D‘autant plus que nous l‘attendons depuis longtemps.

Herney hésita.

— Vous paraissez épuisé..., fit-il.

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— J‘ai besoin de revoir la lumière du jour et de dormir dans un vrai lit.

— Il ne reste plus qu‘une heure, Lawrence. N‘oubliez pas de sourire à la caméra, et d‘y prendre du plaisir. Nous enverrons un avion vous chercher pour vous ramener à Washington.

— J‘attends ce moment avec impatience, monsieur, répondit Ekstrom avant de se taire de nouveau.

Négociateur avisé, Herney était entraîné à écouter « entre les lignes » ce qu‘on lui disait. Quelque chose dans la voix de l‘administrateur trahissait son embarras.

— Vous êtes sûr que tout va bien, là-bas ?

— Absolument, tout baigne.

L‘administrateur semblait impatient de changer de sujet.

— Avez-vous vu la dernière version du documentaire de Michael Tolland ?

— Je viens juste de la regarder. Il a fait un boulot remarquable.

— Oui. Vous avez eu une très bonne idée en l‘envoyant ici.

— Vous m‘en voulez toujours d‘avoir mêlé des civils au projet ?

— Oh, pour ça oui, grommela l‘administrateur, d‘un ton bourru.

Cette réponse soulagea Herney.

Ekstrom va bien, songea-t-il. Juste un peu fatigué.

— OK ! On se retrouve dans une heure par liaison satellite.

Et je vous promets qu‘on parlera pendant longtemps de nous dans les chaumières.

— C‘est clair, monsieur le Président.

— Lawrence ?

La voix d‘Herney baissa d‘un ton et se fit plus solennelle.

— Vous avez fait un sacré travail, vous savez. Je ne l‘oublierai jamais.


À quelques centaines de mètres de la station arctique, sous une bourrasque qui menaçait à tout instant de le renverser, Delta 3 s‘échinait à remettre d‘aplomb le traîneau de Norah Mangor et à remballer son équipement. Une fois qu‘il eut empilé ses divers appareils, il rabattit la bâche en vinyle sur le

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cadavre de la glaciologue, qu‘il attacha solidement en travers du traîneau.

Alors qu‘il se préparait à tirer celui-ci dans un recoin isolé pour le faire disparaître, ses deux compagnons grimpèrent la pente du glacier à sa rencontre.

— Changement de plan ! cria Delta 1. Les trois autres sont passés par-dessus bord.

Delta 3 ne manifesta aucune surprise. Il comprit aussitôt la signification de cette phrase. Le plan du commando, qui était de mettre en scène un accident en disposant les quatre cadavres dans les parages, n‘était plus une option tenable. La découverte d‘un corps isolé soulèverait inévitablement toutes sortes de questions.

— On nettoie la zone ? demanda-t-il.

Delta 1 acquiesça.

— Je vais récupérer les fusées. Pendant ce temps-là, débarrasse-toi du traîneau.

Tandis que Delta 1 retournait sur les traces des trois fuyards, ramassant tous les indices sans exception, Delta 3 et son compagnon redescendirent la pente du glacier, remorquant le traîneau chargé de son équipement. Ils lui firent escalader non sans peine les congères, et atteignirent finalement le précipice à l‘extrémité de la plateforme glaciaire. Après une dernière poussée des deux hommes, Norah Mangor et son matériel glissèrent silencieusement dans le vide et plongèrent dans l‘Arctique.

Un nettoyage impeccable, songea Delta 3. En rentrant à la base, les trois hommes constatèrent avec plaisir que la bourrasque effaçait les empreintes de leurs skis.


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61.


Le sous-marin nucléaire Charlotte était stationné dans l‘océan Arctique depuis cinq jours. Sa présence à cet endroit était top secret.

Submersible de la classe Los Angeles, c‘est-à-dire créé à l‘origine pour lutter contre les sous-marins soviétiques, le Charlotte était conçu pour « entendre sans être entendu ».

Ses turbines de quarante-deux tonnes étaient calées sur des ressorts pour étouffer toute vibration. Malgré leur caractère

« furtif », les sous-marins de type LA figurent parmi les plus grands sous-marins de reconnaissance.

Mesurant plus de cent mètres de la proue à la poupe, il faisait sept fois la longueur de la première classe de sous-marins de la marine américaine – la classe Hollande. Le Charlotte déplaçait 6 927 tonnes d‘eau quand il était complètement immergé, et sa vitesse de croisière pouvait atteindre trente-cinq nœuds.

La profondeur normale à laquelle il croisait se situait juste au-dessous de la thermocline, la zone de gradient maximal de température située approximativement entre cinquante et neuf cents mètres. Dans cette zone, les échos sonar étaient distordus et rendaient le sous-marin indétectable aux radars de surface.

Avec un équipage de cent cinquante-huit hommes et une profondeur maximum de plongée de plus de cinq cents mètres, le Charlotte, le nec plus ultra du sous-marin, était en quelque sorte la bête de somme de la marine américaine pour les fonds marins. Son système d‘oxygénation par électrolyse et évaporation, ses deux réacteurs nucléaires et les provisions embarquées lui donnaient la capacité de tourner vingt et une fois autour du globe sans refaire surface.

Le technicien assis devant l‘écran de l‘oscillateur dans la chambre du sonar était l‘un des meilleurs au monde. Sa mémoire était une formidable base de données remplie de sons et d‘ondulations. Il pouvait distinguer entre les sons de plusieurs dizaines de moteurs de sous-marins russes, des

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centaines d‘animaux sous-marins et même repérer des éruptions sous-marines à dix mille kilomètres de distance.

Pour le moment, cependant, il écoutait un écho assourdi et répété. Ces sons, bien que faciles à distinguer, étaient tout à fait inattendus.

— Tu ne vas pas en croire tes oreilles ! déclara-t-il à son second en lui tendant ses écouteurs.

L‘assistant enfila les écouteurs et lui jeta un regard incrédule.

— Mon Dieu ! C‘est clair comme le jour... Qu‘est-ce qu‘on fait ?


Le sonariste était en train de téléphoner au capitaine quand ce dernier arriva.

Le technicien lui fit écouter une séquence en branchant les haut-parleurs. Le capitaine prêta l‘oreille, le visage impassible.

Bong. Bong. Bong.

Bong... Bong... Bong...

La cadence ralentissait. De plus en plus. Les bongs se faisaient de plus en plus aléatoires et assourdis.

— Quelles sont les coordonnées ?

Le technicien se racla la gorge.

— En fait, monsieur, le bruit provient de la surface, à environ cinq kilomètres à tribord.


62.


Dans le couloir sombre qui donnait sur le salon du sénateur Sexton, les jambes de Gabrielle Ashe tremblaient. Pas tant parce qu‘elle était restée debout sans bouger pendant de longues minutes qu‘à cause de l‘immense déception qu‘elle éprouvait. La réunion dans la pièce voisine se poursuivait, mais

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Gabrielle ne voulait pas entendre un mot de plus. La vérité lui apparaissait, douloureusement évidente.

Le sénateur Sexton accepte des pots-de-vin de sociétés spatiales privées, en conclut-elle.

Ce que Marjorie Tench lui avait dit était vrai.

Gabrielle se sentait trahie, d‘où le dégoût qu‘elle éprouvait.

Elle avait vraiment cru en Sexton. Elle s‘était battue pour lui.

Comment peut-il me faire une chose pareille ? se répétait-elle.

Gabrielle avait vu le sénateur mentir publiquement pour protéger sa vie privée, mais il s‘agissait là de cuisine politicienne banale. Rien à voir avec la forfaiture dont il était désormais coupable.

Il n‘est même pas élu qu‘il brade déjà la Maison Blanche !

ironisa-t-elle.

Gabrielle comprit qu‘il lui était impossible désormais d‘apporter son soutien au sénateur. Promettre à ces patrons de faire voter la loi de privatisation de la NASA supposait un mépris total du système démocratique. Même si le sénateur croyait vraiment qu‘une telle position était dans l‘intérêt général, monnayer cette décision par avance revenait à court-circuiter le travail régulier du gouvernement, à ignorer les arguments des représentants au Congrès, de ses conseillers, des électeurs, des lobbies. Plus important encore, en assurant à ses sponsors la privatisation de la NASA, Sexton ouvrait la porte à une série de délits d‘initiés, ceux de la Bourse étant les plus probables, et favorisait sans vergogne les riches entrepreneurs qui avaient leurs entrées à la Maison Blanche au détriment des petits investisseurs publics.

Complètement écœurée, Gabrielle se demandait quoi faire.

Un téléphone se mit à sonner derrière elle, brisant brusquement le silence du couloir. Surprise, Gabrielle pivota sur elle-même. Le bruit venait du placard de l‘entrée – un mobile dans la poche d‘un manteau.

— Excusez-moi, mes amis, fit la voix à l‘accent texan dans le salon. C‘est mon portable qui sonne.

Gabrielle entendit l‘homme se lever. Elle reprit le couloir le plus vite possible, et tourna à gauche dans la première embrasure qui se présentait, une cuisine plongée dans

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l‘obscurité, juste au moment où le Texan sortait du salon.

Gabrielle se figea dans la pénombre.

Le Texan passa devant elle d‘un pas vif sans remarquer sa présence.

Gabrielle sentit son pouls s‘accélérer, tandis que l‘homme fourrageait dans la penderie de l‘entrée. Il finit par répondre.

— Ouais ?... Quand ?... Vraiment ?... On va allumer la télé.

Merci !

L‘homme raccrocha et revint vers le salon en lançant à l‘assemblée :

— Hé, allumez la télé ! Il paraît que Zach Herney va donner une conférence de presse. À 20 heures pile. Sur toutes les chaînes. Ou bien on déclare la guerre à la Chine ou bien la station spatiale internationale vient de tomber dans l‘océan.

— Si c‘est le cas, on n‘aura plus qu‘à sabler le Champagne !

lança quelqu‘un.

Tout le monde s‘esclaffa.

Gabrielle fut prise de vertige. Une conférence de presse à 20 heures précises ? Marjorie Tench ne l‘avait pas bluffée. Elle avait donné à Gabrielle jusqu‘à 20 heures pour lui remettre une déclaration reconnaissant sa liaison. « Prenez vos distances avec le sénateur avant qu‘il ne soit trop tard. » Gabrielle avait supposé qu‘il s‘agissait de l‘heure limite pour transmettre l‘information à la presse afin qu‘elle paraisse le lendemain. Mais il semblait maintenant que la Maison Blanche allait elle-même rendre ses allégations publiques.

Une conférence de presse extraordinaire ? Plus Gabrielle y pensait, plus tout ça lui paraissait étrange. Herney ferait son déballage lui-même ? En personne ?

Soudain, elle entendit une voix à la télévision. Tonitruante.

Le présentateur, surexcité, annonçait la conférence de presse.

— La Maison Blanche n‘a laissé filtrer aucune information concernant le sujet de l‘allocution, et la capitale se perd en conjectures. Certains commentateurs politiques pensent qu‘après sa récente absence dans la campagne présidentielle Zach Herney pourrait annoncer qu‘il ne se représentera pas.

Une clameur pleine d‘espoir s‘éleva dans le salon.

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Absurde, songea Gabrielle. Avec tout ce que la Maison Blanche a collecté sur Sexton, ce n‘est certainement pas ce soir que Herney va jeter l‘éponge.

Cette conférence de presse va parler d‘autre chose.

Gabrielle avait le sentiment angoissant de déjà connaître le sujet de l‘allocution.

De plus en plus paniquée, elle jeta un coup d‘œil à sa montre. Moins d‘une heure. Elle avait une décision à prendre et elle savait exactement à qui en parler. Coinçant l‘enveloppe de photos sous son bras, elle sortit silencieusement de l‘appartement.

Dans le couloir, le garde du corps eut l‘air soulagé.

— J‘ai entendu quelqu‘un rire à l‘intérieur. On dirait que vous avez fait sensation !

Gabrielle sourit poliment et se dirigea vers l‘ascenseur.

Au-dehors, dans la rue, la nuit tombante lui parut inhabituellement amère. Hélant un taxi, elle grimpa dans la voiture et essaya de se rassurer en se disant qu‘elle faisait ce qu‘il fallait.

— Au studio de télévision ABC, lança-t-elle au chauffeur. Et en vitesse !


63.


Allongé sur la glace, Michael Tolland posa sa tête sur son bras étendu, un bras qu‘il ne sentait plus. Ses paupières avaient beau être lourdes, il luttait pour les garder ouvertes. De cette étrange position en surplomb, il percevait les dernières images de son existence : un paysage oblique de mer et de glace. Cette curieuse vision semblait parfaitement accordée à cette journée où rien n‘avait marché comme il le fallait.

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Un calme étrange régnait sur leur radeau de glace. Rachel et Corky étaient tous deux silencieux, les coups sourds sur la glace avaient cessé. Plus ils s‘éloignaient du glacier, plus le vent s‘apaisait. Tolland entendit les bruits internes de son corps diminuer aussi. C‘était à cause du capuchon étroitement serré sur ses oreilles qu‘il percevait encore si bien sa respiration. Or elle ralentissait, se faisait moins profonde. Son organisme n‘était plus capable de lutter contre la sensation oppressante qui accompagnait le reflux de son sang des extrémités vers les organes vitaux. Le tout dans un dernier effort pour rester conscient aussi longtemps que possible.

C‘était une bataille perdue, et il le savait.

Étrangement, il n‘éprouvait plus de douleur. Il avait dépassé ce stade. La sensation dominante, à présent, était celle de l‘engourdissement. Il avait l‘impression de flotter, d‘être en lévitation. Quand le premier de ses réflexes, le battement des paupières, tomba en panne, la vision de Tolland devint floue.

L‘humeur aqueuse qui circulait entre sa cornée et sa lentille de contact commençait à geler. Tolland jeta un coup d‘œil vers la plate-forme glaciaire Milne, qui n‘était maintenant plus qu‘une forme blanche à peine visible sous le clair de lune brumeux.

Il sentit qu‘il allait capituler. Vacillant à la lisière entre présence et dernier sommeil, il continuait de fixer les vagues de l‘océan au loin. Tout autour de lui, la bourrasque hurlait.

Soudain, il se mit à avoir des hallucinations.

Pendant les dernières secondes, avant de sombrer dans le coma, ces hallucinations ne furent pas celles d‘un sauvetage. Ce ne furent pas des pensées réconfortantes et chaudes qui s‘emparèrent de lui. Son délire final fut cauchemardesque.

Un monstre émergea de la surface de l‘eau à côté de l‘iceberg, fendant la surface dans un sifflement strident. Tel un Léviathan marin, il approcha, lisse et noir, dégoulinant d‘écume. Tolland se força à cligner des paupières. Sa vision se précisa un peu. La bête énorme était à présent tout près. Elle cognait contre la glace comme un immense requin qui cherche à renverser une fragile embarcation. Le monstre, massif, le dominait maintenant de toute sa hauteur. Luisant, implacable.

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À mesure que cette image se brouillait, Tolland ne percevait plus que des bruits. Des sons métalliques. Le bruit de dents mordant la glace. Le bruit du monstre qui se rapproche, qui referme ses mâchoires sur des corps et les emporte...

Rachel...

Tolland se sentit agrippé vigoureusement.

C‘est à ce moment qu‘il sombra dans l‘inconscience.


64.


En arrivant au troisième étage des studios d‘ABC News, Gabrielle Ashe courait plus qu‘elle ne marchait. Pourtant, en pénétrant dans la grande salle, elle se déplaçait plus lentement que ceux qui y travaillaient. L‘effervescence ne connaissait jamais d‘interruption sur le plateau, mais, à ce moment, il ressemblait à ce que pouvait être la Bourse un jour de krach. Les journalistes, les yeux écarquillés, se hélaient les uns les autres par-dessus les cloisons qui séparaient leurs box, des reporters agitaient des fax, comparaient leurs notes, et des stagiaires fébriles engloutissaient des barres chocolatées et des Coca entre deux courses folles.

Gabrielle était venue à ABC pour voir Yolanda Cole.

En général, on trouvait Yolanda dans un des bureaux vitrés réservés aux responsables qui avaient besoin de tranquillité. Ce soir, cependant, Yolanda était sur le plateau, au beau milieu de la mêlée. Quand elle aperçut Gabrielle, elle poussa son petit cri de joie habituel.

— Gab !

Yolanda portait une robe moulante à motif batik et des lunettes à monture d‘écaillé. Comme toujours, elle n‘avait pas lésiné sur les bijoux et les accessoires. Elle agita frénétiquement la main vers Gabrielle.

— Salut !

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Yolanda Cole travaillait comme journaliste pour ABC News depuis seize ans. Polonaise d‘origine, le visage criblé de taches de rousseur, c‘était une femme trapue, qui commençait à perdre ses cheveux, et que tout le monde appelait avec affection

« maman ». Sa présence et sa bonne humeur masquaient d‘une cordialité sincère son impatience intraitable quand il s‘agissait d‘obtenir une information ou un article urgent. Gabrielle avait rencontré Yolanda lors d‘un séminaire sur les femmes et la politique peu après son arrivée à Washington. Elles avaient discuté ensemble du parcours de Gabrielle, de la difficulté pour une femme de se frayer un chemin dans la capitale américaine, et finalement d‘Elvis Presley – une passion commune, qu‘elles se découvrirent avec plaisir. Yolanda prit dès lors Gabrielle sous son aile et l‘aida à se faire des relations. Gabrielle passait la voir tous les mois.

Elle serra Yolanda dans ses bras, retrouvant dans l‘enthousiasme de son amie un petit peu de courage et de réconfort.

Yolanda recula d‘un pas et examina son amie.

— Tu as la tête de quelqu‘un qui vient de vieillir de cent ans, ma chérie ! Qu‘est-ce qui t‘arrive ?

Gabrielle baissa la voix.

— J‘ai des ennuis, Yolanda.

— Ce n‘est pourtant pas ce qu‘on raconte. On dirait que ton candidat surfe sur la réussite.

— Est-ce qu‘il y a un endroit où on peut parler tranquillement ?

— Ce n‘est pas le moment, ma chérie. Le Président va donner une conférence de presse dans à peu près une demi-heure et on n‘a toujours pas la moindre idée du sujet qu‘il va aborder. Il va falloir que je ponde un commentaire ad hoc, mais pour l‘instant je suis complètement dans les choux.

— Moi, je sais de quoi il va parler !

Yolanda abaissa ses lunettes, l‘air sceptique.

— Gabrielle, notre correspondant à la Maison Blanche est dans le flou le plus total, et tu voudrais me faire croire que l‘assistante de Sexton est au courant ?

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— Je le sais. Donne-moi cinq minutes, je vais tout te raconter.

Yolanda Cole jeta un coup d‘œil sur l‘enveloppe rouge aux armes de la Maison Blanche que Gabrielle tenait à la main.

— C‘est un dossier interne de la Maison Blanche... Où est-ce que tu l‘as eu ?

— Durant un entretien privé avec Marjorie Tench, cet après-midi.

Yolanda la scruta un moment.

— Suis-moi, fit-elle.

Dans l‘intimité d‘un bureau vitré, Gabrielle confessa à sa meilleure amie qu‘elle avait eu une liaison avec Sexton et que Marjorie Tench possédait un épais dossier de photos compromettantes.

Yolanda arborait un large sourire et secouait la tête en s‘esclaffant. Une journaliste aguerrie comme elle ne se formalisait pas pour si peu.

— Ma petite Gabrielle, j‘avais bien senti que toi et Sexton, vous aviez dû fricoter ensemble. Ce n‘est pas étonnant. Il a une certaine réputation en la matière et tu es une jolie fille. Pour les photos, évidemment, c‘est embêtant. Mais à mon avis il n‘y a pas de quoi s‘inquiéter.

Gabrielle lui expliqua que Marjorie Tench avait accusé Sexton de recevoir des pots-de-vin illégaux d‘entreprises aérospatiales. Or, elle venait juste de surprendre derrière une porte une conversation de son patron avec ses sponsors qui confirmait ce soupçon. Une fois encore, l‘expression de Yolanda ne traduisit ni surprise ni inquiétude, jusqu‘à ce que Gabrielle lui révèle ce qu‘elle comptait faire.

C‘est là que Yolanda eut l‘air inquiète.

— Gabrielle, si tu as choisi de révéler publiquement que tu as couché avec un sénateur américain et que tu n‘as pas bronché le jour où il a menti à ce sujet, c‘est ton affaire. Mais, je t‘avertis, c‘est une très mauvaise décision que tu vas prendre. Réfléchis bien aux conséquences que cela pourrait avoir pour toi.

— Tu n‘écoutes pas ce que je te dis. Je n‘ai plus le temps !

— Je t‘écoute, ma chérie. Et que le temps presse ou non, il y a de toute façon certaines choses qu‘on ne fait pas.

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Compromettre un sénateur américain dans un scandale sexuel, c‘est du suicide. Je te préviens, mon chou, si tu « flingues » un candidat à la présidentielle, tu as intérêt à faire tes valises et à te tirer de Washington vite fait. Tu seras définitivement grillée.

Bien des gens ont dépensé beaucoup d‘argent pour faire élire leur candidat. Les sommes en question sans parler des enjeux de pouvoir sont énormes. Et les personnes concernées, je peux te le certifier, n‘auront aucun scrupule à faire disparaître une gêneuse.

Gabrielle resta silencieuse.

— Personnellement, reprit Yolanda, je crois que Tench a joué cette carte dans l‘espoir que tu paniquerais, que tu laisserais tomber Sexton et que tu avouerais toute l‘affaire.

Yolanda désigna l‘enveloppe rouge entre les mains de Gabrielle.

— Ces photos de toi et Sexton, ça vaut que dalle, à moins que Sexton et toi ne reconnaissiez qu‘elles sont authentiques. La Maison Blanche sait parfaitement que, si elle envoie le dossier aux médias, Sexton criera à la machination et le jettera à la figure de Herney.

— J‘y ai bien pensé, mais il y a aussi l‘affaire des pots-de-vin qui ont financé sa campagne...

— Ma chérie, réfléchis-y à deux fois. Si la Maison Blanche n‘a pas encore rendu publiques ces allégations de financement illicite, ils n‘ont probablement pas l‘intention de le faire. Le Président tient beaucoup à la dignité du débat politique. Ce que je subodore, c‘est qu‘il a décidé de ne pas déclencher ce scandale sur la privatisation de la recherche spatiale et qu‘il a préféré laisser Tench monter ce bluff dans l‘espoir de t‘effrayer et de te faire avouer ta liaison. On a voulu te faire faire le sale boulot.

Gabrielle réfléchit quelques instants. Le topo de Yolanda était tout à fait convaincant et pourtant elle ne pouvait s‘empêcher d‘éprouver un certain malaise. Gabrielle désigna à travers la vitre le plateau de la production en pleine effervescence.

— Yolanda, tout le monde est en train de se préparer à la conférence de presse présidentielle. C‘est manifestement très

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chaud. Si ce n‘est pas pour parler des pots-de-vin ou des frasques de Sexton, alors pourquoi ?

Yolanda était sidérée.

— Attends, tu t‘imagines qu‘il a convoqué cette conférence de presse pour parler de ton histoire avec Sexton ?

— Ou des pots-de-vin, ou des deux. Marjorie Tench m‘a avertie que j‘avais jusqu‘à 20 heures ce soir pour signer une confession, faute de quoi le Président allait annoncer...

L‘éclat de rire de Yolanda fit vibrer les parois vitrées du bureau.

— Oh, s‘il te plaît ! Je t‘en supplie ! Tu vas me tuer !

Gabrielle n‘était pas du tout d‘humeur à plaisanter.

— Quoi ?

— Écoute, ma petite Gabrielle, reprit Yolanda entre deux éclats de rire, tu peux me faire confiance. Ça fait seize ans que je fréquente la Maison Blanche, et tu peux être sûre que Zach Herney ne convoquerait certainement pas tous les médias pour leur raconter qu‘il soupçonne Sexton d‘accepter des pots-de-vin ou de coucher avec toi. C‘est le genre d‘info qu‘on fait circuler en douce. Un président ne gagne pas un point dans les sondages à balancer son rival et à jouer les fouille-m... On n‘interrompt pas tous les programmes télé pour un scoop aussi fumeux.

— Fumeux ? aboya Gabrielle. Promettre à des industriels une loi sur l‘espace contre plusieurs millions de dollars sous forme d‘annonces et de spots publicitaires n‘a rien de fumeux.

Tout est clair comme de l‘eau de roche !

Le ton de Yolanda se durcit brusquement.

— Mais es-tu certaine que c‘est bien ce qu‘il fait ? En es-tu suffisamment sûre pour faire une annonce sur une chaîne de télé nationale ? Réfléchis bien, ma chérie. Il faut de puissants soutiens pour monter une campagne comme celle-là, et le financement électoral est quelque chose de très compliqué.

Peut-être la réunion de Sexton était-elle parfaitement légale.

— Il a enfreint la loi, fit Gabrielle. Tu ne crois pas ?

— En tout cas, c‘est bien ce que Marjorie Tench a voulu que tu croies, toi. Tous les candidats acceptent des dons non déclarés de la part des grandes entreprises. Ce n‘est peut-être pas très joli, mais ce n‘est pas forcément illégal. En fait, la

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plupart des problèmes ne concernent pas tant la provenance de l‘argent que la façon dont le candidat choisit de le dépenser.

Gabrielle ne savait plus à quel saint se vouer.

— Gabrielle, la Maison Blanche a essayé de te bluffer cet après-midi. Ils ont voulu te retourner contre ton candidat, et jusque-là tu as marché. À ta place, je crois que je continuerais avec Sexton. Mais, surtout, j‘hésiterais longtemps avant de me fier à quelqu‘un comme Marjorie Tench.

Le téléphone de Yolanda sonna. Elle répondit, hocha la tête, émettant des grognements approbateurs, prenant des notes.

— Intéressant, conclut-elle. J‘arrive tout de suite. Merci.

Yolanda raccrocha et se tourna vers Gabrielle, les sourcils froncés.

— Gabrielle, on dirait que tu es un peu à côté de la plaque.

Exactement comme je l‘avais prédit.

— Que se passe-t-il ?

— Je n‘ai pas encore les détails, mais je peux t‘affirmer en tout cas ceci : la conférence de presse du Président n‘a rien à voir avec un quelconque scandale sexuel ou des financements illicites.

Gabrielle reprit espoir.

— Comment le sais-tu ?

— Quelqu‘un de la Maison Blanche vient juste de me prévenir que le Président allait parler de la NASA.

Gabrielle se redressa brusquement.

— La NASA ?

Yolanda lui fit un clin d‘œil.

— C‘est peut-être ton jour de chance, ma petite Gabrielle. À

mon avis, Herney est soumis à une telle pression de la part du sénateur Sexton qu‘il a décidé que la Maison Blanche n‘avait d‘autre choix que de tirer le rideau sur la station spatiale internationale. Ce qui explique évidemment la couverture médiatique mondiale de son allocution.

Une conférence de presse pour annoncer la fin de la station spatiale ? Gabrielle n‘en crut pas un mot.

Yolanda se leva.

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— Pour en revenir à la Tench et à son cinéma de cet après-midi, c‘était sans doute seulement une ultime tentative pour fermer le clapet de Sexton avant que le Président rende publique la mauvaise nouvelle. Rien de tel qu‘un scandale sexuel pour distraire l‘attention d‘un autre flop présidentiel.

Quoi qu‘il en soit, Gabrielle, j‘ai du boulot qui m‘attend. En ce qui te concerne, je te conseille d‘aller te chercher une tasse de café, de rester assise dans ce fauteuil, et de regarder bien sagement la conférence de presse à la télé. On a vingt minutes avant l‘heure H, et je peux te certifier que le Président ne va pas parler de ton affaire avec Sexton. Le monde entier aura les yeux rivés sur lui. Quelle que soit son annonce, il faudra que ce soit quelque chose d‘important.

Elle lui adressa un nouveau petit clin d‘œil rassurant.

— Maintenant, donne-moi l‘enveloppe.

— Quoi ?

Yolanda tendit une main impérieuse.

— Ces photos vont rester enfermées dans un tiroir de mon bureau jusqu‘à ce que tout soit fini. Je veux m‘assurer que tu ne feras rien de stupide.

À regret, Gabrielle lui tendit l‘enveloppe.

Yolanda verrouilla son tiroir soigneusement et fourra les clés dans sa poche.

— Tu me remercieras, Gabrielle, je te le promets, dit-elle en passant tendrement une main dans la chevelure de la jeune femme avant de sortir. Reste assise et détends-toi, ma chérie, je suis sûre que ce seront de bonnes nouvelles.

Gabrielle resta seule dans le bureau vitré, s‘efforçant de croire aux encouragements de Yolanda. Pourtant, elle ne parvenait pas à chasser de son esprit le sourire cynique et satisfait de Marjorie Tench. Gabrielle se demandait bien ce que le Président allait pouvoir déclarer au monde... Quoi qu‘il en soit, cela n‘augurait rien de bon pour le sénateur Sexton.


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65.


Rachel Sexton avait l‘impression de brûler vive.

Il pleut des flammes ! se dit-elle.

Elle essayait d‘ouvrir les yeux, mais ne percevait que des formes confuses et une lumière. Il pleuvait de grosses gouttes brûlantes sur sa chair nue. On l‘aspergeait d‘eau chaude et elle souffrait atrocement. Elle était allongée sur le côté, sur des carreaux également brûlants. Elle se recroquevilla encore un peu plus en position fœtale, tâchant de se protéger contre le liquide brûlant dont on l‘arrosait. Elle sentit des odeurs de produits chimiques. Du chlore, peut-être. Elle tenta de ramper pour se libérer, en vain. Des mains puissantes appuyées sur ses épaules l‘empêchaient de bouger.

Instinctivement, elle lutta pour fuir, mais on la plaqua sur place.

— Restez où vous êtes ! ordonna une voix d‘homme, avec un accent américain. Ce sera bientôt fini.

Qu‘est-ce qui sera fini ? se demanda Rachel. La douleur ?

Ma vie ? Elle essaya à nouveau d‘accommoder. Les lumières étaient violentes. Elle se trouvait dans une pièce exiguë, basse de plafond.

— Ça fait mal, ça brûle ! cria Rachel, mais son cri n‘était qu‘une plainte rauque.

— Ne vous inquiétez pas, fit la voix. Ce n‘est que de l‘eau tiède. Vous pouvez me croire.

Rachel réalisa qu‘elle était presque nue. On ne lui avait laissé que ses sous-vêtements. Elle n‘en ressentit aucune confusion ; son esprit était ailleurs.

À présent, les souvenirs revenaient, en masse. La banquise.

Le GPR. L‘agression. Elle tenta de rassembler les pièces du puzzle mais son cerveau encore engourdi était incapable de fonctionner normalement. Michael et Corky..., songea-t-elle soudain. Où sont-ils ?

Rachel essaya de discerner ce qui l‘entourait, mais elle ne vit que les hommes debout au-dessus d‘elle, portant tous les

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mêmes salopettes bleues. Elle voulut parler mais sa bouche refusait d‘articuler le moindre mot. La sensation de brûlure sur sa peau avait cédé la place à des tremblements qui parcouraient ses muscles comme des décharges électriques.

— Laissez faire, lui conseilla l‘homme penché sur elle. Il est nécessaire que le sang irrigue à nouveau vos muscles.

Il parlait comme un médecin.

— Essayez de remuer vos membres autant que vous le pouvez.

La douleur était insoutenable, Rachel avait l‘impression qu‘on la frappait à grands coups de marteau. Étendue sur cette surface dure, la poitrine contractée, elle pouvait à peine respirer.

— Remuez vos bras et vos jambes, insistait l‘homme. Même si cela vous fait mal.

Chaque fois qu‘elle esquissait un mouvement, c‘était comme si on lui enfonçait un poignard dans les articulations.

Puis les jets d‘eau redevinrent plus chauds. La brûlure était revenue, la douleur était atroce. À l‘instant précis où elle pensait avoir dépassé son seuil de tolérance, Rachel sentit qu‘on lui faisait une injection. La douleur décrut pour devenir supportable. Ses frémissements s‘apaisèrent, elle sentit qu‘elle respirait à nouveau.

De nouvelles sensations apparurent : on lui enfonçait des dizaines d‘aiguilles sur tout le corps. Des centaines, des milliers de petits coups d‘épingle qui s‘intensifiaient à chaque mouvement qu‘elle esquissait. Elle essaya de rester immobile mais les jets d‘eau continuaient de pleuvoir dru. Maintenant, l‘homme au-dessus d‘elle lui manipulait les bras.

Rachel était trop faible pour lutter. Des larmes de fatigue et de douleur coulaient sur son visage. Elle ferma les yeux, tâchant d‘oublier le monde extérieur.

Finalement, les coups d‘aiguille se dissipèrent. La pluie au-dessus d‘elle cessa brusquement. Quand Rachel ouvrit les yeux, elle y voyait plus clair.

C‘est alors qu‘elle les distingua nettement.

Corky et Tolland étaient étendus à côté d‘elle, parcourus de tremblements convulsifs, à moitié nus et trempés. D‘après

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l‘expression angoissée de leurs deux visages, Rachel comprit qu‘ils venaient d‘endurer les mêmes souffrances qu‘elle. Les yeux bruns de Michael Tolland étaient vitreux et injectés de sang. Quand il aperçut Rachel, il lui adressa un faible sourire, ses lèvres bleues tremblaient encore.

Rachel essaya de s‘asseoir, pour comprendre où elle se trouvait. Ils se trouvaient tous les trois allongés sur le sol d‘une petite salle d‘eau.


66.


Elle sentit qu‘on la soulevait. Des bras vigoureux.

On la sécha énergiquement et on l‘enveloppa dans des couvertures. Puis, on retendit sur une couchette et on lui massa les bras, les jambes et les pieds. On lui fit une autre injection dans le creux du bras.

— De l‘adrénaline, expliqua une voix.

Rachel sentit la drogue parcourir ses veines comme une énergie vitale qui régénérait ses muscles. Le froid de la glace contractait encore ses viscères, mais le sang réchauffait peu à peu tout son corps.

Ressuscitée des morts.

Elle aperçut Tolland et Corky allongés près d‘elle, tremblant dans leurs couvertures, tandis que des hommes leur prodiguaient les mêmes soins.

Rachel n‘en doutait pas : ces mystérieux individus venaient de leur sauver la vie à tous les trois. Qui étaient-ils et comment étaient-ils arrivés si vite jusqu‘à eux ? Elle n‘en savait rien.

D‘ailleurs, cela n‘avait aucune importance pour le moment.

Nous sommes en vie, songea-t-elle.

— Où... suis-je ? parvint à articuler Rachel, ce qui déclencha aussitôt une forte migraine.

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— Vous êtes dans l‘infirmerie du sous-marin..., répondit l‘homme qui la massait.

— Sur le pont ! cria quelqu‘un.

Rachel tenta de s‘asseoir. Un des hommes en bleu l‘aida, lui soutenant le dos et ramenant la couverture autour d‘elle. Rachel se frotta les yeux et vit quelqu‘un entrer d‘un pas vif dans la petite pièce.

Le nouveau venu était un Noir, au physique avenant et dont l‘allure exprimait l‘autorité. Il était vêtu d‘un uniforme kaki.

— Repos ! ordonna-t-il, en s‘approchant de Rachel.

Il s‘arrêta à côté d‘elle et la scruta d‘un regard perçant.

— Harold Brown, se présenta-t-il, d‘une voix ferme.

Capitaine du sous-marin américain Charlotte. Et vous êtes ?

Sous-marin Charlotte, se dit Rachel. Le nom lui semblait vaguement familier.

— Sexton..., répondit-elle. Je m‘appelle Rachel Sexton.

L‘homme fut stupéfait. Il se pencha et l‘examina attentivement.

— Pas possible ! Alors c‘est vous ?

Rachel se sentit perdue. Il sait qui je suis ? se demanda-t-elle. Rachel était pourtant certaine de ne pas reconnaître cet homme, sur la poitrine duquel elle aperçut l‘emblème familier de l‘aigle serrant une ancre entourée des mots US Navy.

Elle comprit aussitôt pourquoi le nom du sous-marin, Charlotte, lui disait quelque chose.

— Bienvenue à bord, mademoiselle Sexton ! fit le capitaine.

Je vous connais parce que vous avez traité un certain nombre de rapports envoyés par ce sous-marin...

— Mais que faites-vous dans ces eaux ? bredouilla-t-elle.

— Franchement, mademoiselle Sexton, j‘étais sur le point de vous retourner la question, répliqua le capitaine d‘un ton qui se durcit.

Tolland s‘assit lentement, et ouvrit la bouche pour parler.

Rachel le fit taire d‘un ferme hochement de tête. Pas ici. Pas maintenant. Elle savait bien que la première chose dont Tolland et Corky allaient vouloir parler était la météorite et l‘agression dont ils avaient été victimes, mais ce n‘était certainement pas un

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sujet à aborder devant l‘équipage d‘un sous-marin américain.

Dans le monde du renseignement, quelle que soit la situation, le secret reste le mot clé. Le problème de la météorite était un sujet classé top secret et seules les personnes habilitées pouvaient en être informées.

— Il faut absolument que je parle à William Pickering, le directeur du NRO, expliqua-t-elle au capitaine. En privé et immédiatement, ajouta-t-elle.

Harold Brown haussa les sourcils, apparemment peu habitué à recevoir des ordres sur son propre navire.

— J‘ai des informations que je dois absolument lui transmettre tout de suite, reprit Rachel d‘un ton sans réplique.

L‘officier l‘examina un moment.

— Il faut d‘abord que votre température corporelle redevienne normale, et ensuite je pourrai vous mettre en contact avec le directeur du NRO.

— C‘est urgent, capitaine. Je... Rachel s‘arrêta net, elle venait d‘apercevoir une horloge sur le mur du petit local.

19 h 51.

Elle cligna les yeux.

— Est-ce que... est-ce que cette horloge est à l‘heure ?

— Vous êtes sur un navire de la marine, madame, toutes nos horloges sont à l‘heure.

— Est-ce que c‘est l‘heure de la côte Est ?

— 19 h 51, heure de la côte Est, absolument.

Mon Dieu ! pensa-t-elle, stupéfaite. Il n‘est que 19 h 51 ?

Rachel avait l‘impression qu‘il s‘était écoulé tant d‘heures depuis son évanouissement...

Le Président n‘a pas encore fait son allocution sur la météorite ! J‘ai encore le temps de l‘arrêter ! pensa-t-elle. Elle sauta au bas de sa couchette, la couverture toujours étroitement drapée autour d‘elle. Ses jambes tremblaient.

— Il faut absolument que je parle au Président tout de suite.

Le capitaine eut l‘air interloqué.

— Le Président de quoi ?

— Des États-Unis !

— Je croyais que vous vouliez parler à William Pickering...

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— Je n‘ai pas le temps. Il faut que je parle au Président.

Le capitaine demeura immobile, sa large poitrine barrant toujours le passage.

— D‘après ce que je sais, le Président est sur le point de donner une très importante conférence de presse en direct. Je doute fort qu‘il prenne des appels personnels en ce moment.

Rachel se dressa sur ses jambes encore incertaines, et planta ses yeux dans ceux du capitaine.

— Capitaine, vous n‘êtes pas habilité à en connaître la raison, mais le Président est sur le point de commettre une terrible erreur. J‘ai des informations qui doivent absolument lui être communiquées. C‘est une question de vie ou de mort. Tout de suite. Vous devez me croire !

Le capitaine la scruta longuement. Il fronça les sourcils et vérifia à nouveau l‘heure.

— Neuf minutes ? Je ne peux pas vous assurer une connexion sécurisée avec la Maison Blanche en un temps si bref.

Tout ce que je peux vous offrir, c‘est un radiotéléphone. Ce n‘est pas une communication sécurisée et il faudrait que nous plongions pour pouvoir émettre dans de bonnes conditions, ce qui prendra quelque...

— Faites-le ! Tout de suite !


67.


Trois standardistes travaillaient en permanence au standard téléphonique de la Maison Blanche, situé au rez-de-chaussée de l‘aile est. Mais, pour l‘instant, seules deux d‘entre elles étaient assises devant la console, la troisième sprintait vers la salle de presse. Elle tenait un téléphone sans fil à la main. Elle avait essayé de passer l‘appel dans le bureau Ovale, mais le Président était déjà parti pour sa conférence de presse. Elle avait tenté de joindre les assistants sur leurs cellulaires, mais

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tous les mobiles à l‘intérieur et autour de la salle de presse étaient éteints afin de ne pas perturber l‘émission.

Apporter en courant un téléphone sans fil directement au Président à un moment comme celui-ci pouvait sembler pour le moins saugrenu, et pourtant, quand l‘officier de liaison du NRO

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