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J’ai pris le métro à dix pas de chez elle. En remontant en surface, j’ai vu Texas qui m’attendait en haut des marches. J’ai senti aussi la bruine qui me mouillait la figure et les épaules. Les gens normaux rentraient chez eux et c’était pas plus mal. Ils déblayaient la piste pour notre bastringue à nous. La nuit avec la nuit. Le jour avec le jour. Les morts d’un côté, les vivants de l’autre.

C’est qu’ils n’y avaient pas leur place, les malheureux vivants, dans notre cirque. Même : les bistrotiers enlevaient les tables et les chaises des terrasses, ils les rattroupaient, les cadenassaient, de peur sans doute qu’on leur salisse tout, qu’on leur vole… Bientôt, il ne resterait plus rien, plus rien que notre nuit à nous, notre nuit et la sale petite musique qu’on se jouait déjà entre nous depuis un bail, à guichets fermés… Ce guignol de Texas a agité la main droite comme pour essuyer un carreau devant sa figure, mais le geste n’était destiné qu’à moi, seulement à moi. C’était pour me tirer de la monnaie.

Le tripier d’à côté aussi était en train de fermer boutique. Tout en moulinant pour baisser le rideau de fer, il m’a adressé un court sourire blanchâtre, lointain et soucieux. Il portait un mince pinceau de moustache grise, tracé au fil, juste à ras de la lèvre supérieure. Au moment où il se relevait, la manivelle à la main, Texas a tapé un bras d’honneur dans sa direction et l’autre lui a fait un doigt. J’ai été frappé par leur férocité. Rien ne pouvait la rendre compréhensible. Peut-être leur haine mutuelle revêtait-elle un caractère immémorial. Je ne m’en étais jamais aperçu par le passé. Peut-être ne tenait-elle à rien, comme la plupart des passions irrémédiables.

À l’air libre, j’ai allumé une cigarette. J’avais froid dans les os et tout me faisait mal, à commencer par la petite lumière humide et tremblotante des réverbères. Texas s’est approché tout de guingois en poussant son caddie de supermarché. Il revenait de trop loin, Texas, et il n’irait plus nulle part. Avant de sombrer dans la débine, il avait été informaticien chez Gaz de France. Drôle de destinée, quand même.

Je l’ai prévenu sans rudesse :

— Tu gonfles, Texas.

— Dix balles, m’sieur le Divisionnaire.

— Va te faire aimer.

Il m’a bloqué le passage avec son caddie. C’était un vieux caddie rempli de saloperies, avec un drapeau confédéré fixé à une ancienne antenne de bagnole. J’aurais pu le latter facile, mais à quoi bon ? Tout mouillé, Texas devait avoisiner les quarante-cinq kilos et dix balles c’était pas le bout du monde. Texas non plus n’était pas le bout du monde. Il portait une vieille vareuse. Une vareuse ouverte, d’un gris très doux, ornée d’écussons aux manches. En dessous, il portait un tricot kaki avec l’insigne d’un régiment de fusiliers marins. Il avait aussi un pantalon de treillis qui allait aux fraises et des pompes de l’armée. Noires, cirées et polies comme des miroirs.

— Dix balles…

— Bordel de merde.

Je lui ai glissé un billet sans le regarder. Il ne me regardait pas non plus. Il regardait le drapeau en Nylon de la confédération. Reb’s… Drôle de chose, pour un Black, d’arborer ce genre d’emblème. De l’autre bout de l’avenue, j’ai vu arriver un fourgon de police secours qui déboulait à toute vitesse dans la lumière bleue du gyrophare en traînant des barbillons de pluie derrière lui. C’était un équipage de mômes. Bien gonflés, bien nourris, avec de gros revolvers et cette sorte d’arrogance tranquille que confère la certitude de ne pas courir le risque de devoir aller pointer aux ASSEDIC, un jour ou l’autre. Je me suis pris à grincer des dents, comme chaque fois que je me mets en rogne tout seul. Texas a dit :

— Jackson bave partout comme quoi qu’il a « fumé » un mec.

— Différend commercial. Je ne suis plus le chef des unités de recherche. Rien qu’un baltringue en bas. Je ne cherche plus Jackson. Je ne cherche plus personne.

Texas m’a regardé. Puis, presque aussitôt, il a suivi des yeux le fourgon P.S. qui filait à présent dans mon dos. On lisait de la crainte dans ses yeux — de la crainte et une sorte d’amertume tranquille.

— Je sais où il a stocké la viande.

— Casse-toi, Texas.

— Je peux vous montrer.

C’est mes dents, que j’ai montrées. Moches, noircies.

— Casse-toi.

Il a reculé le caddie d’un demi-mètre et je suis passé entre la rambarde et lui. Sous les sacs Tati remplis de journaux et de merdes, il y avait un moteur de mobylette bien caché, enveloppé dans des chiffons. Un de ces 49,9 cc que Texas tirait du côté de la Bonne Graine pour les refourguer sur Charenton, au rythme d’un tous les deux jours. 250 balles pièce. Grâce à son petit trafic, mensuellement il se faisait pas loin du smic. Exempt d’impôts. Pas de charges fixes.

Comment que j’aurais pu le sauter, lui aussi, mon petit macaque, le dégringoler vite fait si j’avais voulu… C’est une pute qui m’avait balancé son micmac, une petite morue qui voulait se faire bien voir — une ancienne drôlesse à lui en plus… Mais même pour moi, il faisait un bien trop petit crâne, Texas… J’avais plus envie… Je l’ai laissé à ses petites affaires, là où il était, dans la petite pluie fine et entêtante, la pluie qui broussinait de partout et lui faisait comme des larmes au bord des cils — mais j’étais bien placé pour savoir que les damnés ne pleurent pas.


Avant de prendre la nuit, je me suis arrêté au troquet. Il m’avait servi d’annexe pendant pas loin de quinze ans. J’y avais des histoires — pas des grandes ou des belles, seulement des petites choses comme fredonnées à mi-voix, des musiquettes sans portée faites de matins bleus, de pluie et de vent triste, lourd et gonflé comme un chagrin d’enfant. Des choses à soi, peu de choses dont on aime à parler.

Fernand était en train d’éteindre les lampes. Un Fernand ordinaire, comme il y en a partout de par le monde entier. Il m’a souri d’un air absent. Il m’aimait bien, Fernand. Je l’aimais bien aussi, mais je n’aimais pas sa manière de sourire — trop furtive, trop résignée à tout. Lui aussi était un homme déçu de la vie, ça se voyait. Ses larges dents neuves lui faisaient une mine de canasson étique, fourbu et triste. Triste à en pleurer. Pleurera plus jamais. C’est un crabe qui l’a pris dix mois plus tard et les choses n’ont pas traîné. Séché sur place, Fernand.

Il était en train d’éteindre. Il nous a servi un J & B et on a fumé une cigarette, songeur, chacun de son côté de la vie. Yobe le Mou est rentré au moment où je m’en allais. Tout de suite, il a fait du bruit. Il a interpellé Fernand, il m’a interpellé… Il parlait gras. Il sortait d’un pot à la Division, d’où son taux d’alcoolémie. C’était suite à une belle affaire de trafic de bagnoles qui aurait dû revenir à la B.R.B. autos. Bonne occasion pour lui de se faire mousser.

Fernand a eu une petite grimace amère. Peut-être qu’il était déjà avec son crabe, à se débattre en silence. Ça se voyait qu’il aurait aimé fermer tout de suite, rentrer chez lui, se faire engueuler par la maman… Se faire tirer de la tune par le gendre… Se faire mordre par le poisson rouge, chier dessus par le canari. Ça se voyait… Il était trop gentil, Fernand. Un soir de dépresse, il m’avait montré une photo de la maman. Il m’avait confié :

— Toute sa vie, ma femme, son rêve ça été de ressembler à Brigitte Bardot. Maintenant, c’est fait.

J’en avais conclu que lui aussi était capable de férocité. Il m’avait fait de la peine, Fernand. En plus, il n’aimait pas le bruit, lui non plus. Dès qu’il est entré, Yobe le Mou a fait du bruit — trop de bruit, pour lui comme pour moi. C’était pas de la malveillance de sa part. Il était simplement bourré. Au bout d’un moment, il m’a fixé d’un air absent, puis il a déclaré, sans nécessité :

— Chuis fumé com’un hareng de la Baltique.

— Je vois. Tu ne me dois aucun compte.

— Chais c’que tu penses. Qu’esse tu prends ?

— Tout de suite, la porte. Dans une demi-heure, la nuit.

— Hin-hin. T’es vraiment trop con.

— Ravi de te l’entendre dire.

Yobe a souri de façon indolente, m’a dévisagé au jugé. C’était seulement qu’il avait du mal à accommoder. Il m’a confié :

Zone rouge, ami.

— Comme si je le savais pas.

— Jackson. Trouve-moi Jackson.

Il avait ses idées fixes. Je l’ai rembarré sans méchanceté.

— Faut que tu me loges ce fumier de Jackson.

— Yobe, je t’en prie : va te faire foutre.

Dehors, il pleuvait, mais c’était moins triste et vide que dedans. J’ai remonté mon col de veste. La nuit… La peur est montée de partout, comme l’eau sombre et glacée qui remplit une cave. Une eau noire, très pure et sans fond. J’ai remué les poignets, puis les coudes et les épaules, sans que ça serve à quoi que ce soit. Il m’est venu une terrible envie de pisser. Dans mon dos, au loin, j’ai entendu Yobe le Mou bramer quelque chose à mon encontre. Trop tard, trop loin, comme dans certains états de conscience crépusculaires. J’ai tourné le coin entre les immeubles et puis j’ai emprunté le long couloir sombre qui menait à la mine. Le bruit de mes talons de bottes m’a accompagné tout du long.

Il sonnait comme le pas d’un homme qui marche à reculons.


C’était une Black dont la peau huileuse semblait vaguement bleutée. Belle, je n’aurais su le dire. Beaucoup trop de cheveux décrêpés, à présent en broussaille, qui lui faisaient la crinière qu’ont certaines femmes en sortant du lit — pas forcément les pires. Convenablement musclée, bien qu’un peu trop maigre à mon goût, ses ongles de pieds étaient carmin et elle avait une chaînette en or gris à chaque cheville. Elle portait une robe de chambre en courtelle rose défraîchie au large ouverte et des mules à talons bon marché.

Rien d’autre. Sa chatte violacée bâillait à tout vent, surmontée d’une maigre touffe de poils roussis par la pisse. Les saignées de bras donnaient l’impression d’avoir été retournées à la bêche-fourche. Toxe. L’œil qui lui restait contemplait sans attention l’écran de télévision allumé à l’autre bout de la pièce. Un écran gris, sans vie, à l’aspect clinique. Son autre œil, sanguinolent, avait servi d’orifice d’entrée à une balle de gros calibre. Il n’en restait rien d’utile, ou seulement d’exploitable.

Elle n’en avait plus besoin.

Elle était morte. Pas encore froide, mais morte.

Dans mon dos, j’ai entendu rentrer dans la pièce. On s’est posé à ma gauche. On s’est penché sur le corps tandis que je me relevais. Un gosse dans les vingt-six ans, avec une veste safran et un regard de vieux. Inspecteur Joseph Gugglielmi, O.P.J. de permanence au Groupe criminel. Pas forcément des pires, lui non plus. Il a vu, il a senti et lui aussi s’est redressé. Il m’a dévisagé, avec une grimace d’écœurement.

— Elle pue. C’est dingue, c’que ça pue, les peaux de boudin, t’as remarqué ?

— C’est seulement qu’elle s’est chié dessus en partant.

Il est revenu à la plaie saignante :

— Gros calibre, hein ?

— Suffisant pour l’usage qu’on en a fait.

— Figure connue ?

Je lui ai tendu la carte d’identité de la victime. La fille se prénommait Joséphine. Joli prénom, Joséphine. Trente ans, de nationalité française. De son vivant, elle exerçait la profession de technicienne de surface. De son vivant, je l’avais stoppée une demi-douzaine de fois pour outrage public à la pudeur. Elle avait aussi un dossier aux mœurs. Un autre aux stups pour deal.

À présent, il lui manquait un œil et tout l’arrière du crâne. Son sang empesait le haut du fauteuil dans lequel elle était vautrée, et contre le mur derrière, il y avait des esquilles d’os, du sang séché et de la matière cérébrale qui faisait un mouchetis grisâtre. On payait très cher Pollock pour faire à peu près la même merde. Joséphine était encore tiède, elle avait seulement cessé d’être précaire. Qu’est-ce que ça pouvait foutre, son pedigree ?

J’ai abrégé, avec tout un côté de la tête qui me faisait mal :

— Figure connue.

Gu a allumé une cigarette. Il m’a demandé :

— Tu as avisé Yobe ?

— Y a pas deux heures de ça, Yobe était complètement déchiré. Je doute qu’entre-temps il ait récupéré assez d’existence consciente pour que ce genre de nouvelle l’interpelle. (Sur le même ton que lui :) Jamais qu’une peau de boudin qui s’est fait sécher à domicile.

Gu a accusé le coup. Il a remarqué, d’une voix doucereuse, qui se voulait inquiétante, mais ne parviendrait jamais à l’être tout à fait :

— C’est quand même le taulier de permanence.

— Yobe est un con, Gu, de quelque manière qu’on le prenne.

Il a secoué la tête. C’était à l’autre que Gu devait sa promotion au Groupe criminel — beaucoup plus à Yobe le Mou qu’à ses propres qualités professionnelles. Il s’en rappelait encore — il s’en rappellerait toujours. Il avait de la reconnaissance, même s’il la plaçait mal…

Il m’a regardé de travers, puis a demandé avec une sécheresse très au-dessus de ses moyens :

— L’Identité judiciaire est prévenue ?

— L’Identité judiciaire. Le Parquet. L’Étage des morts. La Crime du 36.

Tout le monde avait été prévenu en temps et en heure, même les guignols du Groupe criminel de la Division, qui était une petite Crime au rabais, et c’est pourquoi Gu se trouvait là — et de méchante humeur. Je savais mon métier. Gu ne l’ignorait pas, mais il préférait Yobe, ce en quoi je ne pouvais lui en vouloir. Je me suis approché de la porte-fenêtre.

Dehors, il tombait des cordes et la tempête s’était levée. Elle tordait les arbres du parc en contrebas comme des serpillières dont elle se fut jouée à loisir. D’où je me trouvais, la calèche des gardiens de lapins avait l’air d’un jouet d’enfant, neuve et pimpante avec son gyrophare bleu qui palpitait comme l’aile d’un pigeon mourant. Dans mon dos, Gu a fait mine de s’intéresser à la vidéothèque de la victime. En ce qui me concernait, je ne m’intéressais pas à lui.

J’ai vu une petite 205 gris perle se garer en travers derrière le fourgon de police secours. Mauser, le substitut de permanence aux Crimes flagrants, en est descendu. Il portait un raglan moutarde passablement fatigué. Il est passé devant les gardiens sans répondre à leur salut. Il a levé la tête vers les étages, mais je suppose qu’il ne m’a pas aperçu. Du temps où j’étais au jour, nous avions travaillé plusieurs fois ensemble et je crois que nous nous estimions. Cette époque aussi remontait à une autre vie. J’ai laissé retomber le rideau. Je me suis retourné. Gu fumait, au milieu de la pièce. Nous nous sommes regardés. Nous n’avions rien à nous dire. Il a retroussé les lèvres d’une manière qui se voulait cette fois réellement menaçante. J’ai remué doucement les épaules, puis je suis allé à la porte.


Mauser est entré en coup de vent. Son manteau et sa personne sentaient la pluie. Il m’a tendu la main, sans un regard pour Gu — sans un regard pour la victime. Sans un regard pour quoi que ce soit. Nous nous sommes serré la main. C’était la nuit, il était tard.

Mauser revenait de l’autre bout de Paris. Il avait été appelé sur un règlement de comptes dans un rade, tout en haut de la rue de Courcelles. Les guignols s’étaient artillés mutuellement à la neuf millimètres parabellum. Du travail à l’ancienne… Deux de chute, un dans chaque camp, plus un type emmené par le Samu dans un état sub-claquant. Criminelle du 36 saisie. Mauser avait l’air content. Il s’est tu et a levé le menton. C’était un homme maigre et sans âge, qui me venait à l’épaule. Il a reniflé avec une expression de dédain.

— Joséphine, hein ?

— Joséphine.

— Une seule balle ?

— Une seule. Le projectile est entré dans l’œil gauche. Calibre neuf millimètres ou .38 spécial. Pas trace d’effraction ou de lutte. Elle regardait une cassette sur son magnétoscope. Un film de quatre sous. Elle s’était servi un verre — un verre de J & B. Peut-être bien même qu’elle s’était fait fourrer avant, ou après… ou pendant… Le légiste nous le dira… Une chose est sûre : à un moment donné, quelqu’un s’est posté devant, entre elle et la télé. Joséphine a relevé la tête. On lui a tiré une balle dans l’œil, posément. Le tueur se trouvait à deux ou trois mètres. Une seule balle. Il est parti, il a refermé la porte d’entrée derrière lui. Posément. On n’a pas retrouvé de douille. Le type a dû se servir d’un revolver. Fermez le ban.

Avec une grimace jubilatoire, Mauser m’a toisé, puis s’est tourné vers Gu. Gu me regardait avec haine. Mauser a reporté les yeux sur moi et a déclaré froidement, d’une voix traînante, passablement insolente :

— Rien qu’une jolie affaire de D.P.J. Votre Groupe criminel local n’aura pas de mal à trouver, pour peu qu’il cherche. (Il a tourné la tête et m’a fixé un court instant, puis il m’a demandé :) L’Identité judiciaire est passée ?

— Pas encore.

— Aucune importance. (Il a décidé :) Douzième division saisie.

Nous nous sommes serré la main et il est parti, sans un signe, sans un mot pour Gu. Dans son esprit, Gu n’avait pas de vraie existence, pas de statut propre, aucune espèce de réalité. Dans le mien non plus. En attendant les spécialistes de l’I.J., j’ai musardé un peu partout.

Derrière le fauteuil qui faisait face au cadavre, j’ai vu l’arme. C’était un revolver .357, un police Python à l’acier terni et dont la crosse en noyer était fendue de bas en haut. Le canon regardait vers moi, ce qui fait que j’ai aperçu les ogives restantes dans le barillet. Elles étaient chemisées de cuivre, avec le bout évidé. Des dum-dum. Elles percent en entrant, comme à l’emporte-pièce, un trou qui n’est guère plus gros que mon majeur, mais on peut fourrer les deux poings dans l’orifice de sortie.

Le Python se trouvait juste là où le tueur l’avait jeté au moment de quitter la pièce — et certainement pas dans le dessein de le dissimuler aux recherches. Je voyais assez bien le type : un homme grand et solide, assez robuste pour encaisser le recul d’un .357 tenu à bout de bras, assez grand pour devoir adopter un angle de tir plongeant. Suffisamment prudent et sûr de lui pour se débarrasser de l’arme sur les lieux même du crime — ou assez insolent.

Je n’ai rien dit à Gu.

Je me suis relevé sans toucher à quoi que ce soit et je suis allé me planter devant la porte-fenêtre. J’ai encore regardé la tempête secouer la cime des arbres. On aurait dit qu’elle réglait avec eux des comptes d’une exceptionnelle gravité. J’ai écouté le vent gronder dans les gaines d’aération de l’immeuble. Un immeuble en toc, avec trois étages de parking souterrain, jardin privatif et digicode. Secteur patrouillé sans relâche par des vigiles en treillis ardoise, silencieux et menaçants, sombres et tenaces comme des névralgies dentaires.

Dans mon dos, Gu a toussé.

Je ne me suis pas retourné.

J’attendais les comiques de l’identité judiciaire.


Vers quatre heures, j’ai terminé de taper les constatations. Je me suis relu tout en fumant. Dans le bureau d’à côté, Muppet opérait un étranger en situation irrégulière. Il procédait à grands coups de gueule. Des grands coups de gueule qui ne servaient à rien : le type ne parlait pas français. Il ne parlait aucune langue, aucun idiome connu ou inconnu.

C’était un homme petit, trapu, noiraud et nu. Il avait une trique qui aurait pu servir dans une opération de maintien de l’ordre. Les Tuniques l’avaient serré avec deux ou trois autres de ses semblables au cours d’une de ces rondes-battues qui n’avaient pas d’autre motif avouable que de meubler les statistiques. Selon les Schtroumpfs, l’homme avait tenté de se rebeller.

Lorsqu’on me l’avait présenté, il saignait du nez et de la bouche et son tricot déchiré était maculé de sang. À présent, Muppet lui notifiait sa garde à vue. Un crâne.

Le type avait cessé de saigner.

France, terre de deuil.

J’ai regardé l’eau couler contre la vitre à ma gauche. De l’autre côté du patio, toutes les fenêtres du Groupe criminel étaient allumées et on allait sans cesse d’un bureau à l’autre, en proie à ce qui paraissait être une intense activité. Joséphine, technicienne de surface, était morte — exécutée à domicile. 357 Magnum. Elle avait eu droit à une mort qui n’était pas à sa taille — son exécution faisait au moins trois ou quatre pointures de trop… Groupe criminel de la douzième division saisi, sur instructions de monsieur le substitut Mauser, magistrat de permanence à la sixième section. Crime flagrant. Les énigmes avaient cessé de me fasciner, celles des autres aussi bien que les miennes.

L’eau ruisselait contre la vitre sombre et fabriquait à mi-hauteur de minces torsades qui se divisaient ensuite puis se ramifiaient en silence, sans relâche, en des sortes de petites racines hésitantes, incertaines, lesquelles à leur tour donnaient de minces radicelles aveugles pas plus épaisses que des cheveux, et dont on pouvait se douter à bon droit qu’elles ne savaient pas elles non plus où elles allaient au juste, ni même seulement où elles en étaient…

En sourdine, j’avais mis un petit morceau de blues. Rien de bien méchant, rien de répréhensible. Le son n’avait qu’une portée utile de deux ou trois mètres, il n’allait pas beaucoup plus loin que je ne portais moi-même. Il y avait une basse et une batterie, deux guitares dont l’une semblait en fer et l’autre, détimbrée et pensive, avait l’air d’être sans cesse prête à nous quitter sur la pointe des pieds.

Il y avait aussi un saxo ténor, robuste et joufflu mais dont l’apparente santé revêtait un tour suspect, un piano élimé et digne, raide et impersonnel comme le sont souvent ces besogneux recrutés au pied levé pour une session de circonstance, ainsi que ceux qui ont habituellement pour fonction d’assister aux exécutions capitales. Personnel unknown. Il était question d’un train de marchandises, qui roulait dans la nuit au fin fond du Kansas en emportant avec lui un homme — un homme qui ne reviendrait pas.

Bien des blues sont remplis de trains et d’hommes ou de femmes qui ne reviendront jamais. Bien des vies aussi. La chose en soi ne suffit cependant pas toujours à les rendre intéressants. Même la chanteuse au fond ne valait pas tripette, à pousser la rengaine comme depuis la fenêtre d’en face, et pourtant l’ensemble n’était pas dépourvu de cette sorte d’amertume digne, de cette espèce d’obstination résignée et têtue, passablement obtuse, qui est souvent la marque d’espèces conscientes d’être vouées à une extinction prochaine.


Clint a fait irruption dans la pièce. Il s’est assis sans façon dans la chaise en face de moi, de l’autre côté du bureau. Il a pris une Camel dans mon paquet sur le sous-main. Il l’a allumée à la flamme de mon Zippo. Il a regardé la pluie ruisseler dans mon dos, et ses yeux ont balayé les fenêtres allumées de l’autre côté du patio — les fenêtres du groupe dont il était le chef. Ce qu’il y a vu n’a pas semblé susciter le moindre enthousiasme dans son regard incolore.

Clint avait le même âge et le même grade que moi. Son maigre visage sans joie ne manifestait pas plus de sentiment que le mien. Il a étiré ses longs et maigres membres de faucheux, puis il a remué deux grandes mains blêmes et osseuses, pas tout à fait dépourvues d’intelligence. Il a tendu la paume droite ouverte, pardessus mon bureau. Il a murmuré, d’une voix maussade et sourde — elle non plus pas du tout inintelligente :

Le gun. File-moi le gun, papa…

Je me suis à peine penché. J’ai ramassé le Python dans le premier tiroir de droite, là où se trouvaient le registre de main courante ainsi que le bouquin de garde à vue. J’ai tendu l’arme en la tenant par le canon. Clint l’a manipulée — j’avais vidé le barillet —, il a visé un point imaginaire quelque part au-dessus de mon épaule gauche. Puis il m’a fixé, le flingue en travers des cuisses.

— Tu aurais pu en parler à mon type, ça lui aurait évité de passer pour une tasse. (Un peu plus bas :) Gu se plaint que tu t’es foutu de sa gueule. Tu as quelque chose contre lui ?

— Rien du tout, si l’on excepte sa veste safran.

Clint a tiré deux longues bouffées pensives sans me quitter des yeux, puis a regretté à mi-voix :

— C’est Yobe le Mou qui me l’a refilé. Paquet-cadeau. Yobe est une bouse, mais c’est quand même le patron en second. Pas à sortir de là. Yobe doit lui-même son galon de principal à son papa, qui était contrôleur général avant lui. Yobe était prévu pour être flic comme moi pour empiler des culottes. Lui aussi, il finira contrôleur général. Comme papa.

Il a haussé les épaules. C’était un homme triste, au fond. Nous nous sommes regardés. Il a attendu que je dise quelque chose. Je n’avais rien à dire. Il s’est étiré lentement. Il a souri.

— Gu est un connard entièrement fini à l’urine, mais Yobe et lui font partie de la même obédience maçonnique ou quelque chose dans ce goût-là. Je vois pas comment j’aurais pu refuser l’enfant.

Il a bâillé très fort. Il manquait de sommeil. Un type bien, dans son genre. Il a reporté le regard sur le revolver.

— Calibre .357. La victime connaissait le tueur. Il semble qu’il avait les clefs. Il semble même qu’il ait passé une bonne partie de la nuit à la bourriquer avant de la sécher… Lui ou des autres… Ou lui avec des autres… Un intime…

— Brillante déduction, mais trop de mots, Clint.

Ses yeux se sont animés un peu — très peu. Ils étaient jaune pâle et déjà abîmés par l’alcool. Son regard était totalement dépourvu de chaleur. Avant de diriger le Groupe criminel, il avait travaillé au 36, juste assez de temps, et avec assez de mordant et d’efficacité pour y déplaire.

Comme moi, Clint était d’origine ariégeoise. Il avait la colonne vertébrale raide comme un verre de lampe. Comme il n’avait pas plié, lui aussi il s’était fait casser. Je le sentais déçu de tout. Vivre, c’est jamais rien d’autre qu’accepter le risque d’aller de déception en déception, jusqu’à la toute dernière, l’ultime déception, la mascarade finale.

Clint vivait. Ses indiscutables qualités professionnelles lui avaient valu le bonheur de se retrouver triquard à la Douze — en quarantaine, certes, mais dans une quarantaine décente, pas comme dans un de ces commissariats de quartier de merde dont Paris était plein et dont le bureau administratif avait le secret.

Nous étions deux, chacun d’un côté du bureau, à fumer les mêmes cigarettes — sans plus d’avenir l’un que l’autre. Dans une autre vie, nous aurions pu être amis. Clint a flanqué le revolver sur le dossier ouvert devant moi. Il s’est fait de la main une visière au-dessus des yeux. Il a écouté quelques mesures du C.D., puis le début du titre suivant. Il a diagnostiqué sans la moindre trace d’hésitation :

— Mildred Bailey. Saint Louis Blues. Pas une grande, pas une petite non plus. Bus Bailey à la clarinette. Russel Procope à l’alto. Joli nom, Procope. Pourquoi tu demandes pas ta mutation ? Ou de remonter au jour ? Un jour ou l’autre, Cohen ne sera plus là. Tu auras ta chance. En attendant, tu peux prendre date.

J’ai allumé une cigarette au mégot de la précédente. J’ai étalé mes deux mains sur le bureau, bien à plat. Je les ai retournées comme une donne de poker. Rien de fameux. Ma montre, que je porte à l’intérieur du poignet gauche, marquait cinq heures. Il me restait trois heures à tirer — trois heures avant la fin de la nuit. Trois heures avant de refiler le manche aux équipes du jour. Cent quatre-vingts minutes avant de descendre.

J’ai murmuré doucement, presque pour moi :

— Tu es gentil, Clint…

— Gentil ? Je ne crois pas…

— Prendre date… J’ai eu ma chance. Elle est passée. Pas de quoi en faire un fromage. Il y aura toujours un autre Cohen. Et puis j’aime la nuit.

— Elle, elle t’a jamais aimé.

— C’est surtout ceux qui ne vous aiment pas, qu’on a du mal à quitter.

— Tu sais que tu es vraiment très con ?

Je lui ai demandé sans lever les yeux :

— Qu’est-ce que tu veux au juste ?

Il a appuyé l’index sur la procédure.

— Rien que le blaze du mec qui a effacé Joséphine.

Personnel unknown, man…

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