CHAPITRE X

Il y avait, comme nous l’avons dit, deux portes à la chambre de Maurice: l’une qui donnait du corridor dans la chambre, l’autre placée à la tête du lit, et qui était une porte de dégagement. C’était, placées à cette porte, que madame de Barthèle et Clotilde avaient, la veille, écouté la conversation qui avait eu lieu entre Maurice et les deux jeunes gens.


On s’arrêta devant la porte du corridor.


– Entrez avec précaution, madame, dit la baronne en indiquant à Fernande la porte qu’elle devait ouvrir; le docteur ne nous dissimule pas ses craintes. Le comte de Montgiroux vous a dit l’état de délire où est le malade. Madame, je ne vous prescris rien; je ne vous recommande rien; je vous renouvelle cette prière, voilà tout; je suis mère, rendez-moi mon fils.


Clotilde gardait le silence.


La courtisane les regardait l’une et l’autre avec un attendrissement involontaire; il n’y avait là personne qui pût tourner en dérision leurs situations respectives. Elle comprit quelle puissance exerçait l’amour sur le cœur de la mère, et quelle touchante résignation la sainteté du mariage donnait à la contenance de l’épouse. Elle se vit, en dépit des lois de la morale et des préjugés sociaux, revêtue d’une sorte de sacerdoce que le sentiment sanctifiait à des titres différents. Elle fit donc aux deux femmes un signe d’acquiescement. Elles allèrent prendre leur place au poste qu’elles s’étaient réservé, et Fernande, restée seule, posa la main sur le bouton de cristal de la porte, qui s’entrouvrit.


Un éblouissement passa sur ses yeux; elle s’arrêta.


En même temps, elle entendit la voix de Maurice, qui, enveloppé par les rideaux du lit, ne pouvait la voir, et qui cependant par cette puissance d’intuition si développée chez les malades, l’avait devinée.


– Laissez-moi, laissez-moi! s’écriait Maurice avec un accent âcre et doux à la fois, et se débattant entre les mains du docteur; laissez-moi, je veux la voir avant que de mourir.


Et Maurice prononça ces derniers mots avec un accent si douloureux, qu’il produisit le même effet sur les trois femmes, qui toutes trois, par un sentiment irréfléchi et instantané, s’élancèrent en avant. Madame de Barthèle et Clotilde surgirent donc de chaque côté du chevet du lit, tandis que Fernande apparaissait au pied.


Il y eut un instant de silence étrange.


Le jour pénétrait faiblement dans la chambre; cependant Fernande put voir Maurice soulevé sur son lit, pâle comme un spectre, le regard ardent de fièvre, et fixant tour à tour, avec une expression qui tenait de la folie, son œil dilaté sur sa mère, sur Clotilde et sur Fernande.


La mère et l’épouse, que la conscience de leur position rendait hardies, soutenaient Maurice entre leurs bras, tandis que Fernande, humble et tremblante, clouée à sa place à la vue de ces deux anges gardiens qui semblaient défendre Maurice contre elle, se retenait à un fauteuil et n’osait faire un pas en avant. Maurice poussa un soupir, et, comme si, convaincu qu’il était en proie au délire, il eût renoncé à rien comprendre de ce qui se passait autour de lui, il ferma les yeux et laissa retomber sa tête sur l’oreiller.


Madame de Barthèle et Clotilde allaient pousser un cri de terreur, lorsqu’un geste impératif du docteur arrêta ce cri sur leurs lèvres. Elles s’arrêtèrent donc, immobiles, muettes, et debout de chaque côté du chevet. Pendant ce temps, Fernande avait jugé l’importance de la situation, la crise était arrivée; tout dépendait d’elle.


Elle fit un puissant effort sur elle-même, et, se glissant avec le pas d’une ombre jusqu’au piano entr’ouvert entre les deux fenêtres, elle s’assit; puis, laissant courir ses doigts sur les touches, elle préluda lentement à l’air Ombra adorata, qu’elle fit entendre à demi-voix avec une telle puissance de sentiment, qu’aucun des spectateurs de cette scène n’échappa à l’influence de cette mélodie, qui, pareille à une voix venant du ciel, à une consolation merveilleuse, à un écho mystérieux du passé, flotta un instant dans l’air, et vint s’abattre sur le malade. En proie à une émotion intime, Maurice alors rouvrit lentement les yeux, et, se soulevant comme en extase, sans chercher à savoir d’où venait le prodige, il écouta, comme si tous ses sens s’étaient réfugiés dans son âme, tandis que le médecin recommandait à tous l’immobilité et le mutisme. Rien ne troubla donc Fernande pendant toute la durée de l’air, et la dernière note vibra et s’éteignit au milieu d’un silence religieux. Maurice, qui avait écouté en retenant son souffle, respira comme si un poids énorme lui était enlevé de dessus la poitrine. Alors, encouragée par l’effet qu’elle venait de produire, Fernande osa se montrer.


Elle se leva du fauteuil où elle était assise, se tourna vers le lit, et s’avança du côté du malade, tandis que le médecin ouvrait un des rideaux qui interceptaient le jour. Fernande se révéla aux yeux de Maurice comme une apparition surhumaine, toute resplendissante d’une sorte d’auréole que le soleil formait autour d’elle.


– Maurice, dit la courtisane en tendant la main au malade, qui la voyait s’approcher de son lit avec l’anxiété du doute, Maurice, je viens à vous.


Mais le jeune homme, se rappelant instinctivement la présence de sa mère et de sa femme, se retourna du côté où il devinait qu’elles devaient être, et, les apercevant toujours à la même place:


– Clotilde! s’écria-t-il, grâce! Ma mère, ma mère, pardonnez!


Et une seconde fois il retomba sur son lit, sans force, les yeux fermés, et dans le plus profond accablement.


Alors Fernande sentit que le moment était venu de se placer au-dessus des considérations de délicatesse qui l’avaient retenue jusqu’à cette heure, et de recourir à l’ascendant que la passion de Maurice lui assurait. Elle s’empara donc de la main dont le malade couvrait ses yeux, et, sans paraître remarquer le frémissement que son simple toucher faisait courir par tout ce corps affaibli:


– Maurice, dit-elle avec une fermeté d’accentuation qui le fit tressaillir, et en le forçant à subir en même temps l’influence de son regard et la prépondérance de sa voix; Maurice, je veux que vous viviez, m’entendez vous? Je viens au nom de votre mère, au nom de votre femme, vous ordonner de reprendre courage, d’appeler la santé, de recouvrer la vie.


Et, comme à son agitation elle sentit qu’il allait répondre:


– Écoutez-moi, continua-t-elle en interrompant sa pensée; c’est à moi de parler, c’est à moi de me justifier. Croyez-vous que le caprice ait seul réglé ma conduite? croyez-vous que j’aie vécu calme, sans souffrance, sans regrets, sans remords, moi qui n’ai pas de mère pour pleurer dans mes bras, moi qui n’ai pas d’amis dans les bras de qui je puisse pleurer, moi qui suis déshéritée à jamais des joies de la famille, moi qui regarde, triste et stérile, les autres femmes accomplir sur la terre la sainte mission qu’elles ont reçue du ciel? Dites, Maurice, croyez-vous que j’aie été heureuse? croyez-vous que je n’aie pas horriblement souffert?


– Oh! oui, oui! s’écria Maurice. Oh! je le crois, j’ai besoin de le croire.


– Eh bien, Maurice, regardez autour de vous maintenant. Voyez trois femmes dont la vie est suspendue à votre existence, et qui vous conjurent de renaître. Songez qu’à deux d’entre elles votre vie rend le bonheur, qu’à la troisième elle épargne un remords, et dites si vous vous croyez toujours le droit de mourir.


Pendant que Fernande parlait, le malade semblait, par ses grands yeux béants, par sa bouche entr’ouverte aspirer chacun des mots qui tombaient de ses lèvres, et l’effet que cette voix produisait sur lui était immédiat et visible, chaque parole semblait, en pénétrant jusqu’au fond de son cœur, y paralyser un principe funeste. Ses nerfs, détendus comme par miracle, rendaient à ses membres roidis un peu de leur ancienne souplesse. Ses poumons oppressés se dilataient, et semblaient remplis d’un air plus pur.


Un sourire passa sur ses lèvres, doux et mélancolique encore, mais enfin le premier sourire qui y eût passé depuis bien longtemps.


Il essaya de parler; cette fois, ce fut son émotion et non sa faiblesse qui l’en empêcha.


Le docteur, enchanté de cette crise dont il avait prévu l’effet salutaire, recommanda par un signe aux différents acteurs de cette scène d’agir avec prudence.


– Mon fils, dit madame de Barthèle en se penchant vers Maurice, Clotilde et moi, nous savons tout comprendre, tout excuser.


– Maurice, ajouta Clotilde, vous entendez ce que dit votre mère, n’est-ce pas?


Fernande ne dit rien, elle poussa seulement un profond soupir.


Quant au malade, trop bouleversé pour percevoir des idées bien nettes, trop ému pour demander des explications, portant alternativement ses regards pleins de doute, de surprise et de joie, sur les trois femmes debout autour de lui, il tendit une main à sa mère, une main à Clotilde, et, tandis que toutes deux se penchaient sur lui, il échangea avec Fernande un regard où Fernande seule pouvait lire.


Le docteur, comme on le pense bien, n’était point resté spectateur indifférent de la scène qu’il avait provoquée. Il avait, au contraire, observé toutes les impressions reçues par son malade, et, voyant qu’elles autorisaient des prévisions favorables, il s’empara de la situation pour la diriger.


– Allons, mesdames, dit-il en intervenant avec une sorte d’autorité respectueuse, ne fatiguons pas Maurice, il a besoin de repos. Vous allez le laisser seul, et, après le déjeuner, vous reviendrez faire un peu de musique pour le distraire.


Une inquiétude vague se peignit alors dans le regard du malade, dont les yeux suppliants se fixèrent sur Fernande; mais, pour le rassurer indirectement, le docteur ajouta en s’adressant à madame de Barthèle et en désignant Fernande:


– Madame la baronne ordonne que l’on conduise madame dans l’appartement qui lui est destiné.


– Comment! s’écria Maurice ne pouvant retenir cette exclamation de joie.


– Oui, dit négligemment le docteur, madame vient passer quelques jours au château.


Un sourire d’étonnement et de joie éclaira les traits du malade, et le docteur continua en affectant un ton magistral:


– Allons, puisqu’on m’a constitué dictateur, il faut que chacun m’obéisse. D’ailleurs, ce n’est pas bien difficile, je ne demande que deux heures de repos.


Et, prenant une potion préparée à l’avance et la présentant à Fernande:


– Tenez, madame, dit-il, donnez ceci à notre ami. Engagez-le à ne plus se tourmenter, et dites-lui bien que nous le gronderons, que vous le gronderez, s’il n’est pas docile à toutes nos prescriptions.


Fernande prit le breuvage et le présenta au malade sans dire une seule parole; mais son sourire était si suppliant, son regard implorait avec une expression si douce, son geste était si gracieux, que le malade, si longtemps rebelle aux ordres du docteur, but en fermant ses paupières, afin de ne pas voir disparaître le prestige de cette réalité douce et incroyable comme un songe. De cette façon il put croire que Fernande était toujours près de lui, et, bercé par cette douce pensée, il ne tarda point à s’assoupir. Aussitôt qu’elles se furent assurées de son sommeil, les trois femmes, s’éloignant sur la pointe du pied, sortirent de la chambre.


Madame de Barthèle était si heureuse du succès de cette entrevue, qu’elle témoigna d’abord sa reconnaissance à Fernande avec plus d’abandon qu’il n’entrait dans son plan de le faire; mais la baronne, comme on l’a vu, était la femme du premier mouvement, et, quand ce mouvement venait du cœur, presque toujours il la conduisait trop loin.


– Mon Dieu! madame, dit-elle en sortant, que vous êtes bonne de venir nous rendre tous à l’espoir et à la vie! Mais, vous le comprenez, vous voilà engagée à ne pas nous quitter brusquement. Vous ne le pouvez pas, vous ne le devez pas. C’est un sacrifice que vous nous faites, nous le savons, en quittant pour nous Paris et ses plaisirs; mais nos soins et nos attentions sauront vous prouver au moins que nous apprécions votre générosité.


Par égard pour la femme de Maurice, dont on eût dit sans cesse que la baronne oubliait la présence, Fernande balbutia quelques paroles. Clotilde sentit son embarras et comprit sa retenue; arrivée à la porte de la chambre destinée à l’étrangère:


– Je me joins à ma mère, madame, dit-elle; accordez-nous ce que nous vous demandons, et notre reconnaissance, croyez-le bien, sera égale au service que vous nous aurez rendu.


– Je me suis mise à vos ordres, mesdames, dit Fernande; je n’ai plus de volonté, disposez donc de moi.


– Merci, dit Clotilde en prenant avec un geste plein de grâce naïve la main de Fernande.


Mais aussitôt elle tressaillit en sentant que cette main était glacée.


– Oh! mon Dieu! madame, s’écria-t-elle, qu’avez-vous donc?


– Rien, dit Fernande, et ce n’est pas pour moi qu’il faut craindre, ce n’est pas de moi qu’il faut s’occuper. Un peu de repos et de solitude m’aura bientôt remise de quelques émotions involontaires dont je vous demande bien humblement pardon.


– Mais cela se conçoit à merveille, que vous soyez émue! s’écria madame de Barthèle avec sa légèreté ordinaire. Le pauvre enfant vous aime tant, qu’il n’y a rien d’étonnant que vous l’aimiez aussi de votre côté; d’ailleurs, il suffit de vous voir pour comprendre tout.


À ces mots, madame de Barthèle s’arrêta par une réticence involontaire, afin de ménager à la fois l’orgueil naturel de sa belle-fille et la modestie de la femme à laquelle elle faisait, par une circonstance si étrange, les honneurs de sa maison.


Pendant que la scène que nous avons racontée, toute de sentiment et de vérité, se passait dans la chambre de Maurice entre le malade et les trois femmes, une scène toute de raillerie et de mensonge se passait au salon, entre M. de Montgiroux et les deux jeunes gens.


Le pair de France, jaloux et craintif malgré lui par la seule influence de son âge et de son expérience, savait par madame d’Aulnay, son amie toute dévouée, comme nous l’avons vu, que les deux jeunes gens étaient de ceux qui se montraient les plus assidus près de sa belle maîtresse. Fernande, d’ailleurs, ne cachant rien, par la raison qu’elle n’avait rien à cacher, sortait avec eux, les recevait dans sa loge, et les traitait avec cette intimité dont les amants sont toujours jaloux, et qui, au contraire, devrait bien moins les inquiéter que la réserve. Le comte était donc bien aise de s’assurer par lui-même du degré d’intimité où MM. de Rieulle et de Vaux en étaient arrivés avec Fernande. La circonstance était favorable; il doutait tout en voulant croire, il croyait tout en voulant douter. S’il n’y a rien de plus incompréhensible que le cœur d’une jeune femme, il n’y a rien de plus facile à comprendre que le cœur d’un homme déjà vieux; la défiance et la crédulité s’y livrent un combat perpétuel pour le compte de sa vanité. Dans le milieu social où vivait M. de Montgiroux, la vanité joue un rôle si grave et si important, que bien souvent on la prend pour de l’amour, sans songer que, comme tout sentiment émané du cœur, l’amour est trop respectable pour être aussi commun qu’on le croit.


L’homme d’État, après avoir un instant réfléchi de quelle façon il entrerait en matière, par suite de ses habitudes parlementaires sans doute, commença donc l’investigation par des reproches, gourmandant d’un ton sérieux et protecteur les deux jeunes gens d’avoir introduit près de deux femmes aussi respectables que l’étaient madame de Barthèle et sa nièce, une femme sur laquelle on répandait tant de mauvais bruits, qu’on accusait d’être plus qu’inconséquente, et qui ne pouvait manquer, par sa légèreté et son ignorance des usages du monde, où sans doute elle n’avait jamais été reçue, de causer quelque scandale dans la maison où l’on avait eu l’imprudence de l’introduire.


Malheureusement, la tactique du parlementaire, excellente en toute autre occasion, devait échouer en cette circonstance par l’espèce de soupçon qu’avaient conçu les deux jeunes gens sur l’intimité secrète du comte de Montgiroux avec Fernande, et sur l’intérêt qu’il pouvait avoir, dans ce cas, de connaître la vérité. Aussi, par un rapide coup d’œil échangé entre eux, le projet fut-il arrêté de tourmenter de compte à demi l’amant émérite qui prétendait exercer despotiquement les avantages de sa position d’homme riche. Tous deux, au reste, inquiétaient M. de Montgiroux à un degré égal, Fabien de Rieulle par ses airs d’ancien amant, Léon de Vaux par ses prétentions à devenir un amant nouveau. Cependant, comme on le comprend, la guerre devait être plus vive de la part de Léon de Vaux, qui n’avait rien à ménager dans la maison de madame de Barthèle, et qui, de plus, était excité par la jalousie, que du côté de Fabien de Rieulle, qui, dans ses projets sur Clotilde, tenait à ne point se faire d’ennemis autour de la jeune femme.


Ce fut donc Léon de Vaux qui ramassa le gant et qui répondit à l’improvisation accusatrice de M. de Montgiroux.


– Permettez-moi, monsieur le comte, dit-il, se posant en défenseur de l’innocence, permettez-moi de combattre les préventions que vous avez conçues contre madame Ducoudray.


– Madame Ducoudray, madame Ducoudray! reprit M. de Montgiroux avec une impatience qu’il ne put réprimer; vous savez bien que cette personne ne se nomme pas madame Ducoudray.


– Oui, je le sais bien, reprit Léon, puisque c’est un nom de circonstance que nous lui avons donné pour cette solennelle occasion; mais, qu’elle s’appelle ou qu’elle ne s’appelle pas ainsi, il n’en est pas moins vrai que c’est une femme charmante, et que, comme toutes les femmes charmantes, on la calomnie; voilà tout.


– On calomnie, on calomnie, reprit le pair de France; et pourquoi calomnierait-on cette dame? Voyons.


– Pourquoi l’on calomnie? vous, homme politique, vous demandez cela? On calomnie parce qu’on calomnie, voilà tout. Au reste, ne connaissez-vous pas Fernande?


– Comment l’entendez-vous? demanda le pair de France.


– Mais je demande si vous ne connaissez pas Fernande comme on la connaît, comme Fabien et moi, nous la connaissons, pour avoir été chez elle, pour avoir été reçu dans sa loge, pour avoir été admis à ses soupers? Vous savez que ses soupers sont cités comme les plus amusants de Paris?


– Oui, je sais tout cela; mais je ne connais pas madame Ducoudray.


– Pardon; vous me faisiez observer vous-même tout à l’heure que cette dame ne se nommait point madame Ducoudray.


– C’était pour ne pas dire…


Le comte de Montgiroux s’arrêta tout embarrassé.


– Pour ne pas dire Fernande? Mais tout le monde l’appelle ainsi. Vous savez, c’est un des privilèges de la célébrité que d’entendre répéter son nom sans accompagnement aucun. Or, Fernande est une des célébrités fashionables de Paris par sa beauté et son esprit, par sa finesse et son aplomb, par sa coquetterie et son ingénuité. Oui, oui, tous tant que nous sommes, qui nous croyons bien fins ou bien forts, nos ruses les mieux conçues, ne sont que des tours d’écolier, comparées aux siennes. Elle a l’art sublime de donner à ses petits mensonges un air adorable de vérité. Enfin ses tromperies sont combinées de telle façon, qu’on les prend parfois pour des actes de dévouement. Et vous ne voulez pas que l’on calomnie une femme si supérieure? Allons donc, monsieur le comte! Mais je croirais manquer à ce que je lui dois si je ne la calomniais pas de temps en temps moi-même.


M. de Montgiroux était au supplice. Fabien s’en aperçut, et vint traîtreusement à son secours.


– Allons donc, Léon, dit-il d’un ton grave, c’est mal, ce que,tu fais-là, et cette légèreté n’est pas de mise, surtout au moment où Fernande consent, par notre entremise, à rendre à madame de Barthèle un de ces services signalés que lui refuserait certainement une femme du monde; car, ajouta-t-il, ce pauvre Maurice mourait tout bonnement d’amour pour elle, et personne ici n’en peut plus douter.


– D’amour, d’amour!… murmura M. de Montgiroux.


– Oh! cela, monsieur le comte, reprit Fabien avec la plus grande gravité, cela, c’est la vérité pure. Maintenant, Fernande partage-t-elle cette passion, et une cause quelconque la lui a-t-elle fait refouler dans le fond de son cœur, cet abîme où les femmes cachent tant de choses? Voilà le problème. M. de Montgiroux, qui a une grande expérience du monde, et qui passe surtout pour avoir une profonde connaissance des femmes, va nous aider à le résoudre.


– Nullement, messieurs, répondit le comte; il y a longtemps que je ne m’occupe plus de pareilles questions.


– Les questions qui intéressent l’humanité, monsieur le comte, sont dignes d’être examinées par les plus hauts esprits.


– Mon cher Fabien, je te préviens que tu nous mènes droit aux abstractions philosophiques, tandis qu’au contraire il est question des plus matérielles réalités. M. le comte de Montgiroux accusait tout à l’heure Fernande d’être légère, inconséquente, coquette, inconvenante; il craignait que sa manière de se conduire ici ne fit scandale: il disait… il disait bien autre chose encore… Que disiez-vous donc, monsieur le comte?


– Ce que je disais n’a aucune valeur, monsieur, puisque je ne connais pas madame Ducoudray.


– Madame Ducoudray! allons, c’est vous qui y tenez maintenant, reprit Léon de Vaux.


– J’y tiens parce que j’ai réfléchi, reprit le vieillard en composant son visage comme s’il eût été en cour de justice; j’y tiens parce qu’il est convenable que, tant que cette jeune dame restera ici, elle porte un nom qui ressemble à un nom de femme, et non à un prénom…


– Qui ressemble à un nom de fille, reprit gravement Fabien. M. le comte de Montgiroux a parfaitement raison, et c’est toi qui es un écervelé, mon cher Léon.


– Très-bien, monsieur, reprit le comte; respectons les usages reçus, on ne s’en écarte jamais impunément, et, moi-même, j’ai eu tort, du moment que madame Ducoudray était reçue chez ma nièce, de dire ce que j’en ai dit.


– Monsieur le comte, dit à son tour Léon de Vaux en imitant le sérieux diplomatique du pair de France, je sais toujours me soumettre dès qu’on parle au nom du monde; mais c’est vous, daignez vous le rappeler, qui d’abord accusiez Fernande.


– J’avais tort, dit vivement le vieillard, je parlais sur ouï-dire; on devrait être assez sage pour ne jamais se laisser aller à ces opinions qui viennent on ne sait d’où et qui sont faites on ne sait pour quoi…


– Pardon, pardon, monsieur le comte; mais il y a bien, au fond, quelque chose de vrai dans ce qu’on dit de Fernande.


– Mais aussi peut-être exagère-t-on, reprit le pair de France sans s’apercevoir qu’il était en pleine contradiction avec ce qu’il avait dit d’abord. En effet, la réserve de madame Ducoudray, le ton décent de ses manières, son langage toujours mesuré, démentent les méchants propos que l’on tient sur son compte, et vous seriez fort embarrassé de prouver tout ce qu’on avance sur elle, vous qui avouez que vous la calomniez.


– Eh! monsieur le comte, reprit Léon, connaissez-vous de nos jours une réputation qui ne se fasse pas ainsi sur parole? Il faut qu’on parle des gens, qu’on en parle bien ou mal, peu importe. Mieux vaut la médisance que l’oubli. Vous vous rappelez ce que disait l’autre jour chez madame d’Aulnay un académicien autrefois célèbre: «Ah! madame, il y a une terrible conspiration contre moi, disait-il. – Laquelle? – Celle du silence.» En effet, monsieur le comte, le pauvre homme en était arrivé à ne pouvoir même plus faire dire du mal de lui, Heureusement, il n’en est pas de même de Fernande.


– Mais enfin, monsieur, qu’en dit-on? demanda M. de Montgiroux avec une impatience qu’il ne pouvait plus contenir.


– Eh! mon Dieu! ce qu’on dit de certains hommes politiques qui n’en sont pas moins considérés pour cela, – qu’ils sont à tout venant, pourvu qu’il en résulte de l’argent et de l’éclat. – Une loge à l’Opéra est à Fernande ce que la croix de la Légion d’honneur est à un député. Les ministères changent, les amants se succèdent: chez l’une et chez l’autre, c’est toujours le même sourire, la même complaisance, le même dévouement, et surtout la même conviction; la seule différence, c’est que les courtisanes ont l’opinion contre elles, et que les courtisans l’ont pour eux.


Léon de Vaux avait mal calculé le coup qu’il portait; en s’élançant dans le domaine politique, il rentrait dans les terres de M. de Montgiroux, et le vieil homme d’État était tellement cuirassé par l’indifférence ou par l’habitude, que l’attaque, toute directe qu’elle était, ne le fit même pas sourciller. Il en revint donc au seul sentiment qui eût encore le pouvoir de faire battre son cœur: à l’amour, ou plutôt à l’amour-propre.


– Mais enfin, dit-il, puisque vous connaissez beaucoup madame Ducoudray, et puisque vous ne reniez pas cette connaissance…


– La renier? reprit Léon. Au contraire, j’en tire vanité.


– Vous pourriez me dire…


– Le nombre de ses adorateurs? Parfaitement.


– Diable! tu prends là une tâche difficile, dit Fabien, qui, ainsi qu’on l’a remarqué, ne parlait qu’à de longs intervalles.


– Pourquoi pas? Tu sais que j’étais très-fort en algèbre, et, en procédant du connu à l’inconnu, on y arrivera.


– J’espère que vous vous mettrez en tête de la liste, monsieur de Vaux, dit le pair de France avec amertume.


– Non, monsieur le comte, non, car je ne compterai que les amants favorisés, et je ne suis pas encore au nombre de ceux-ci; en tête de la liste, j’inscrirai, non pas mon nom, mais le nom de Maurice.


– Faites-y attention: depuis un mois qu’elle a rompu avec mon neveu, il se pourrait bien que quelque autre lui eût succédé.


– Je vous ai dit que j’allais procéder du connu à l’inconnu; attendez donc.


– C’est juste, dit Fabien; attendons.


– À Maurice, continua Léon, a succédé un personnage mystérieux et invisible qui se cache et se trahit tout à la fois. Voyons, qui cela peut-il être? L’heure dont il peut disposer est d’une heure à deux, et, pendant cette heure, la porte de Fernande est impitoyablement fermée à tout le monde. Sa voiture, qu’on voit cependant au fond de la cour, est attelée de deux alezans brûlés; sa loge à l’Opéra est un entre-colonnes: il en a cédé un jour, le vendredi. Or, voyons maintenant parmi tes amis, Fabien, parmi vos connaissances, monsieur de Montgiroux, quel est l’homme auquel ses graves occupations ne laissent qu’une heure par jour, qui ait un entre-colonnes à l’Opéra, et dont la voiture soit habituellement attelée de deux alezans.


– Mais celle de M. de Montgiroux, dit madame de Barthèle, qui entrait au salon juste au moment où cette question était faite; M. de Montgiroux a deux alezans à sa voiture.


– Tout le monde a des chevaux alezans, répondit vivement le comte, c’est la couleur la plus commune. Mais, chère baronne, puisque vous voici, dites-nous comment va Maurice?


– Miracle, mon cher comte, miracle! s’écria madame de Barthèle rayonnante de joie; madame Ducoudray a été parfaite de bonté et de convenance; décidément, c’est une femme adorable.


Un sourire passa sur les lèvres des deux jeunes gens, et un nuage assombrit le front de M. de Montgiroux.


– Oui, messieurs, adorable, c’est le mot, reprit madame de Barthèle en voyant le double effet qu’elle avait produit.


– Et qu’a-t-elle donc fait de si merveilleux? reprit le pair de France d’un ton dans lequel, malgré sa puissance sur lui-même, perçait quelque amertume.


– Ce qu’elle a fait? s’écria madame de Barthèle, ce qu’elle a fait? D’abord, mon cher comte, permettez que je respire; on ne passe pas, comme je viens de le faire, de la plus extrême douleur à la joie la plus vive; car, réjouissez-vous avec nous, mon cher comte, pourvu que madame Ducoudray reste seulement huit jours ici, le docteur répond de Maurice.


– Huit jours ici, cette femme? s’écria le comte.


– D’abord, mon cher comte, permettez-moi de vous dire que vous êtes bien sévère en appelant notre belle Fernande cette femme. Cette femme ferait envie à bien des grandes dames, je vous en réponds. Il est impossible d’avoir plus de sensibilité, plus d’élévation d’âme, plus de tact, plus d’esprit, plus de grâces que n’en a madame Ducoudray. Vous vous êtiez tous abusés sur son compte, j’en suis certaine, ou ce que l’on vous a dit sur son compte est de la calomnie. Je ne suis pas tout à fait une bourgeoise, n’est-ce pas? et j’ai la prétention de me connaître en bonnes manières. Eh bien, appelez Fernande madame de… Chanvry ou madame de… Montlignon, au lieu de l’appeler madame Ducoudray; ce sera tout aussi bien une duchesse que la veuve d’un agent de change, d’un courtier de commerce, d’un homme d’argent, enfin, à ce que vous m’avez dit, n’est-ce pas?


– C’est-à-dire que nous avions dit cela d’abord pour sauver les convenances, répondit Fabien, mais, depuis vous avez appris la vérité, Fernande n’a jamais été mariée.


– En êtes-vous bien sûr? demanda madame de Barthèle.


– Certainement; d’ailleurs, elle vous l’a dit elle-même, reprit Léon.


– Elle a peut-être des raisons pour dissimuler un mariage disproportionné, dit madame de Barthèle, qui tenait à ses idées.


– Non, madame; le seul nom que l’on connaisse à la personne dont nous parlons, est Fernande.


– Elle en a cependant un autre; Fernande est un nom de baptême: quel est son nom de famille?


– Nous l’ignorons; du moins, je parle pour Fabien et moi. Interrogez M. de Montgiroux, madame, il est peut être plus savant que nous.


– Moi? s’écria le comte, qui, n’ayant pas vu venir la botte, n’avait pas eu le temps de la parer. Comment voulez vous que je sache cela?


– Mais, dit Léon, comme on sait une chose que les autres ignorent; il n’y a jamais que la moitié d’un secret dans l’obscurité. Quand vous vous êtes trouvés face à face, Fernande et vous, vous avez eu l’air de vous connaître.


– Certainement; si c’est se connaître cependant que de se rencontrer par hasard aux Bouffes, au Bois, là où tout le monde va… Je connais madame Ducoudray de vue. Mais vous voyez bien, messieurs, que vous détournez la baronne du sujet qui doit tous nous intéresser dans ce moment-ci, de Maurice.


– Eh bien, chère baronne, comment cela s’est-il passé? reprit M. de Montgiroux, certain qu’en s’adressant au cœur de la mère la conversation allait changer à l’instant même.


– À merveille, cher comte! madame Ducoudray d’abord était plus tremblante que nous. À la porte, il a fallu que nous la poussions pour la faire entrer, pauvre femme! L’effet qu’elle a produit sur Maurice, voyez-vous, a été l’effet magique. Et puis elle a chanté… Vous qui êtes un mélomane, mon cher comte, j’aurais voulu que vous entendissiez cela.


– Comment! elle a chanté? demanda M. de Montgiroux tout étonné.


– Oui, un air de Roméo et Juliette: Ombra adorata. Il paraît que c’est un air qu’elle chantait à Maurice quand Maurice lui faisait la cour; car, en entendant cet air, le pauvre enfant revenait à l’existence, comme si les sons admirables qui sortaient de la bouche de cette sirène, lui redonnaient la vie. Ah! mon cher comte, je vous déclare que je conçois qu’un jeune homme soit amoureux fou d’une pareille femme.


– Et même un vieillard, dit Léon de Vaux, qui avait juré de ne pas laisser passer une occasion de boutonner le pair de France.


– Mais, dans tout cela, je vous l’avoue, continua madame de Barthèle, ce qui m’étonne et ce que je ne comprends pas, ce que je ne comprendrai jamais, ce sont les rigueurs de cette femme pour Maurice; deux organisations si bien faites pour s’entendre! c’est incroyable.


– Mais, demanda vivement le pair de France, Maurice a donc dit que Fernande lui avait résisté?


– Eh bien, mais, si elle ne lui avait pas résisté, il me semble qu’il ne serait pas malade de désespoir.


– Pardon, madame, reprit Léon de Vaux; mais il se pourrait qu’une rupture, au contraire, eût produit l’effet que nous déplorons.


– Une rupture! et pourquoi aurait-elle rompu avec mon fils? Où aurait-elle trouvé mieux que lui? Je vous le demande.


– Vous avez raison, madame; mais toutes les liaisons ne se font pas par le cœur; il y en a qui sont dirigées par le calcul.


– Le calcul, fi donc!… Oh! monsieur, vous ne connaissez pas madame Ducoudray, si vous pensez que le calcul… Tenez, moi, je ne l’ai vue que depuis une heure, eh bien, j’en répondrais comme de moi-même. Madame Ducoudray une femme intéressée? Jamais, monsieur, jamais.


– Enfin, ce qu’il y a de certain, madame la baronne, reprit Léon de Vaux, c’est que Maurice a été cruellement repoussé, et repoussé au moment où commençait une intimité nouvelle. Maintenant, les probabilités sont que son successeur aura exigé une rupture.


– Et quel est ce successeur tout-puissant? demanda madame de Barthèle.


– Ah! dame! qui sait cela? reprit Léon. Le sais-tu, Fabien? Le savez-vous, monsieur le comte?


– Comment voulez-vous que je sache de pareilles choses, monsieur?


– En tout cas, si les choses se sont passées comme vous le dites, cela prouve de la conscience de sa part. Bien des femmes de la classe à laquelle vous prétendez qu’elle appartient, auraient promis et n’auraient pas tenu.


– Oui, oui, dit Léon, cela se fait quelquefois en amour, et même en politique, n’est-ce pas, monsieur le comte?


– Laissons continuer madame de Barthèle, répondit le pair de France.


– Eh bien, quand elle a eu chanté, et d’une façon adorable, je dois le dire, elle s’est approchée du lit. Alors mon fils, ravi de la revoir et d’apprendre qu’elle consent à rester ici…


– Comment! sérieusement elle reste? demanda le comte de Montgiroux avec inquiétude.


– Oui, monsieur; si sérieusement, que nous l’avons conduite à son appartement.


– Quoi! madame, elle restera ici, dans cette maison?


– Et où voulez-vous qu’elle aille? à l’auberge?


– Sous le même toit que Maurice?


– Puisque c’est elle qui doit le guérir.


– Le guérir, le guérir! s’écria le pair de France.


– Oui, monsieur, le guérir. Je n’ai qu’un fils, et j’y tiens.


– Mais ma nièce, madame? mais Clotilde?


– Clotilde n’a qu’un mari, et elle doit y tenir.


– Mais, madame, songez donc au monde; le monde, que dira-t-il?


– Le monde dira ce qu’il voudra, monsieur. Ce n’est pas du monde que mon fils est amoureux; ce n’est pas le monde qui lui chantera l’air Ombra adorata. Le docteur n’a pas mis dans son ordonnance qu’on lui amènerait le monde.


Sans doute, la discussion allait devenir plus vive entre le comte et madame de Barthèle, lorsque le bruit d’une voiture se fit entendre, et, avant qu’on eût le temps de regarder qui arrivait et de donner des ordres pour ne pas recevoir, un valet ouvrit la porte et annonça madame de Neuilly.


Ce nom, qui semblait répondre aux craintes de M. de Montgiroux à l’instant même où il les exprimait, fit pâlir madame de Barthèle. Le comte lui-même parut on ne peut plus contrarié; mais madame de Neuilly était une parente, et il était trop tard maintenant pour ne pas la recevoir.

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