CHAPITRE XIX

– Ah! dit madame de Neuilly, ce n’est pas malheureux, et je te retrouve enfin. Dieu merci, ce n’est pas faute de t’avoir cherchée et demandée à tout le monde, mais tout le monde ignorait ce qu’était devenue ma mystérieuse amie. On l’avait bien vue s’éloigner avec Clotilde, mais on ne savait pas dans quel coin vous étiez allées vous faire des confidences qu’on me refuse à moi, quoique la première en date, et quoique ayant par conséquent des droits antérieurs. Eh! mais, où donc est Clotilde?


– Me voici, madame, dit Clotilde en se levant et en venant au secours de Fernande, qui avait fait ce qu’elle avait pu en se plaçant devant elle pour cacher à madame de Neuilly le visage pâle et altéré de la jeune femme; avez-vous quelque chose de particulier à me dire?


– Mais ne peut-on chercher les gens sans avoir quelque chose de particulier à leur dire, surtout lorsque la personne qu’on cherche est une amie d’enfance? oui, amie d’enfance, quoiqu’en vérité Fernande ait quelquefois l’air de ne pas me reconnaître.


– Madame, dit Fernande, un des premiers devoirs que je me suis imposés, et auxquels j’ai promis de ne manquer jamais, c’est, en renonçant à mon nom paternel, d’observer toute la distance qui me sépare des personnes que j’ai connues dans un temps plus heureux.


– Que parles-tu, ma chère, d’un temps plus heureux; et que te manque-t-il donc, je te prie, pour être heureuse? Tu as des chevaux, une voiture, un train qui annonce cinquante mille livres de rente; un appartement magnifique, à ce qu’on assure, dans la rue Saint-Nicolas, un des plus beaux quartiers de Paris, peu aristocratique, c’est vrai; que veux-tu, ma chère, c’est le quartier des gens d’argent. J’habite le faubourg Saint-Germain; mais, moi, je suis ruinée, ce qui est une triste compensation.


Fernande ne répondit rien, mais elle sentit un frisson lui courir partout le corps en voyant que madame de Neuilly était déjà parvenue à se procurer son adresse; elle se voyait obligée de la recevoir, et comprenait que dès la première visite elle ne pourrait plus rien lui cacher.


– Ma chère cousine, dit Clotilde, voyant combien les importunités de madame de Neuilly pesaient à Fernande, vous savez que nous devons nous réunir ce soir dans la chambre de Maurice pour y faire de la musique; madame de Barthèle et monsieur de Montgiroux doivent même déjà nous y attendre.


– Oh! mon Dieu, non! et voilà ce qui vous trompe, ils sont occupés à se disputer au salon.


– À se disputer? reprit Clotilde en riant et toujours pour éloigner la conversation de Fernande; et à propos de quoi se disputent-ils?


– Que sais-je, moi? monsieur de Montgiroux voulait sortir dans l’intention, comme moi, de vous chercher peut-être, car votre absence était remarquée, mais madame de Barthèle l’a retenu au moment où il s’esquivait, et a prétendu que l’air du soir était encore trop froid pour qu’il s’y exposât. Si disposé, vous le savez, que soit monsieur de Montgiroux à la rébellion, toutes ses belles résolutions de révolte s’évanouissent quand madame de Barthèle dit: Je le veux, et monsieur de Montgiroux s’est assis et ronge son frein en souriant. Savez-vous que c’est une excellente école que la Chambre pour apprendre à s’y faire un visage, et que si jamais je me remariais, j’hésiterais à prendre un député ou un pair de France?


Cette peinture des angoisses auxquelles était en proie monsieur de Montgiroux rappela à Fernande que ce désir qu’avait le pair de France de faire une promenade, était purement et simplement excité par l’espérance de la rencontrer. Comme elle n’avait aucun motif de ne pas accorder à monsieur de Montgiroux l’explication qu’il désirait, elle essaya, en longeant le corridor, de s’éloigner de ses deux compagnes et de se glisser au jardin; mais ce n’était pas chose facile que de se débarrasser de madame de Neuilly.


– Eh bien, chère petite, lui dit-elle, que faites-vous donc? mais tout le monde a donc la rage de se promener aujourd’hui? Vous voulez vous promener, M. de Montgiroux veut se promener, M. Léon et M. Fabien se promènent, et voilà, je crois, Dieu me pardonne, que la manie de la locomotion me gagne aussi; et si vous voulez, tandis que Clotilde va voir si Maurice est prêt à vous recevoir, eh bien! voilà que je m’offre de tout mon cœur à vous accompagner.


– Madame, dit Fernande, je vous demande mille pardons de ne pas accepter votre offre, quelque obligeante qu’elle soit; mais j’ai un ordre à donner à mes gens, et si vous le permettez, j’aurai l’honneur de vous rejoindre dans un instant au salon.


Et Fernande, après un léger mouvement qui ressemblait à une révérence, s’éloigna d’un air qui indiquait que madame de Neuilly la désobligerait beaucoup en l’accompagnant.


La veuve la suivit des yeux jusqu’à ce que la porte se fût refermée derrière elle.


– Ses gens! murmura-t-elle, ses gens! c’est incroyable, une madame Ducoudray a des gens, tandis que moi, enfin!… et quand on pense que, si M. de Neuilly n’avait pas placé tout son bien en rentes viagères, moi aussi j’en aurais des gens; je voudrais bien savoir ce qu’elle a à leur dire, à ses gens!


– Oh! mon Dieu! dit Clotilde, j’ai bien peur que ce ne soit l’ordre de tenir sa voiture prête.


– Sa voiture prête? Ne m’aviez-vous pas dit qu’elle couchait ici?


– Elle l’avait promis, dit Clotilde, mais sans doute les importunités dont elle a été l’objet depuis ce matin, l’auront fait changer d’avis.


– Les importunités? et qui donc importune ici madame Ducoudray? J’espère bien que ce n’est pas pour moi que vous dites cela, ma chère Clotilde?


– Non, madame, dit Clotilde, quoiqu’à vous dire le vrai, je croie que vos questions l’ont quelque peu contrariée.


– Embarrassée, voulez-vous dire sans doute. Mais, ma chère amie, c’est tout simple. Je rencontre chez vous une ancienne amie de pension, je lui fais fête; j’apprends qu’elle est mariée, qu’elle s’appelle madame Ducoudray, je veux savoir ce que c’est que M. Ducoudray, ce qu’il fait, quelle est sa position sociale; c’est de l’intérêt, ce me semble. Moi, quand j’ai quitté mon nom de Morcerf pour prendre celui de M. de Neuilly, j’ai dit à qui a voulu l’entendre ce que c’était que M. de Neuilly. N’est-ce pas, chère baronne?


Cette apostrophe s’adressait à madame de Barthèle, qui passait dans l’antichambre où venaient d’entrer en ce moment Clotilde et la veuve. Il fallut que madame de Barthèle s’arrêtât pour répondre à madame de Neuilly.


Quant à Fernande, comme nous l’avons dit, elle avait pris le parti de rompre en visière à sa trop officieuse amie, et était descendue au jardin. Mais, en approchant de l’allée qui menait à l’endroit où on avait servi le café, elle entendit des pas et des voix dans cette allée même: c’étaient Léon et Fabien qui se promenaient. Or, comme elle ne se souciait pas de rencontrer les deux jeunes gens, elle se jeta dans une allée couverte qui lui sembla devoir, par un détour, conduire au bosquet de lilas, de chèvrefeuilles et d’ébéniers, dont l’odeur flottait jusqu’à elle, portée par la brise de la nuit.


D’abord la marche de Fernande avait été rapide, car elle avait pris en pitié les souffrances de ce pauvre vieillard qui l’aimait de bonne foi, et qui, par conséquent, souffrait réellement. Elle s’était donc hâtée sous l’impulsion de ce sentiment généreux. Mais bientôt elle avait réfléchi qu’elle allait se trouver en face de l’homme à qui elle appartenait, et cette idée terrible qu’elle appartenait à un homme par le lien d’un marché honteux, la fit tressaillir dans tout son être. Malgré elle, sa marche se ralentit, et le doute, éloigné un instant par l’exaltation, revint combattre sa résolution, plus opiniâtre et plus acharné que jamais. En effet, M. de Montgiroux ne devait plus ignorer que l’état alarmant de Maurice avait pour cause une passion que réprouvaient toutes les lois sociales. N’était-il pas en droit de lui adresser des reproches sur le trouble qu’elle avait porté dans cette maison? Croirait-il qu’elle ignorât le mariage de Maurice? Supporterait-elle les récriminations jalouses du comte avec patience? Profiterait-elle, au contraire, de cette circonstance favorable pour rompre avec le vieillard? Toutes ces questions se présentaient l’une après l’autre à son esprit, demandant une solution. Sans doute la courtisane pouvait relever la tête et se dire dans sa conscience: L’ai-je donc trahi, depuis le jour où j’ai consenti à être sa maîtresse? Peut-il me faire un crime du passé? Est-ce ma volonté qui m’a conduite ici? Savais-je que j’allais revoir Maurice, retrouver mourant celui que j’avais quitté plein d’existence? Savais-je que je pouvais le rendre à la vie par l’espoir? savais-je qu’il m’aimait toujours? savais-je que c’était cet amour qui le tuait?


Et à cette pensée un autre ordre d’idées s’emparait de Fernande; quelque chose comme un vertige la prenait et troublait tous ses sens. Elle pensait que maintenant qu’elle avait vu Maurice près de Clotilde, que maintenant qu’elle avait acquis de ses yeux la conviction que le baron de Barthèle aimait sa femme de l’amour qu’un frère aurait pour sa sœur, rien n’empêcherait qu’elle ne fût heureuse de son premier bonheur. La petite chambre virginale était toujours là; personne n’y était entré que Maurice; Maurice, au premier mot qu’elle lui dirait, en repasserait le seuil à genoux. Il comprendrait le repentir de Fernande, car il saurait qu’elle avait autant souffert que lui. Puis, quand tous deux auraient tout pardonné, tout oublié, ils retrouveraient, comme autrefois, dans un mystère profond, cette extase et cet égoïsme voluptueux qui mènent à l’indifférence, à l’oubli du monde entier.


Hélas! notre récit n’est pas une histoire d’événements, mais un drame d’analyse. Nous avons commencé à mettre sous les yeux de nos lecteurs tous les sentiments qui passent dans le cœur des personnages que nous amenons sur la scène. C’est une autopsie morale que nous faisons, et, comme dans le corps le plus sain on découvre toujours quelque lésion organique par laquelle, au jour fixé, la mort pénétrera, on trouve aussi dans le cœur le plus généreux certaines fibres secrètes et honteuses qui rappellent que l’homme est un composé de grandes idées et de petites actions.


Or, cette fibre secrète et honteuse, endormie au fond du cœur de Fernande, tant que les encouragements de madame de Barthèle, les naïfs remercîments de Clotilde l’avaient soutenue, se réveillait au moment où, pour la première fois, elle se trouvait seule avec son amour pour Maurice, doublé encore par la certitude qu’elle avait d’être aimée d’un amour aussi puissant que le sien.


C’était donc en proie à cette fièvre de l’âme, à cette surexcitation morale, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’elle allait entrer dans le bosquet où devait l’attendre le comte, quand tout à coup elle s’arrêta, immobile et sans haleine comme une statue. Elle venait d’entendre de l’autre côté de la charmille les voix de M. de Montgiroux et de madame de Barthèle.


La baronne n’avait pu si bien veiller sur M. de Montgiroux, qu’il n’eût profité d’un moment où elle parlait au docteur pour s’esquiver. Il avait alors vivement gagné le bosquet où il croyait que l’attendait sa belle maîtresse; mais, comme nous l’avons vu, Fernande, forcée de faire un détour par la rencontre de Léon et de Fabien, puis ralentie dans sa marche par les idées opposées qui venaient se heurter dans son esprit, avait mis le double du temps nécessaire à faire le chemin. M. de Montgiroux avait donc trouvé le bosquet solitaire, et, ne doutant point que Fernande ne vînt bientôt l’y rejoindre, il l’avait attendue tout en se promenant.


Bientôt, en effet, le frôlement d’une robe vint lui annoncer l’approche d’une femme.


– Venez donc, venez, madame, s’écria le pair de France en se précipitant vers la personne qui arrivait; venez, je suis ici depuis un siècle. J’espérais que vous comprendriez combien il m’importait de vous parler; mais enfin, vous voilà, madame, c’est tout ce que je demandais, car vous allez me donner, je l’espère, la clef de tout ce qui se passe.


Mais, au grand étonnement de M. de Montgiroux, une autre voix que celle de Fernande répondit:


– C’est d’abord vous, monsieur, qui me donnerez une explication sur le motif de cet étrange rendez-vous.


– Comment! c’est vous, madame? s’écria le pair de France.


– Oui, monsieur, moi, moi que vous étiez loin d’attendre, n’est-ce pas? moi qui ai surpris le secret d’un rendez-vous dont je cherche vainement à m’expliquer le motif. Quel rapport peut-il exister entre vous et madame Ducoudray, ou plutôt entre vous et Fernande? Où l’avez-vous vue? d’où la connaissez-vous? Voyons, répondez, parlez, dites.


– Mais, madame, balbutia le comte, pressé ainsi du premier coup dans ses derniers retranchements, est-ce bien sérieusement que vous me faites une scène de jalousie?


– Très-sérieusement, monsieur. Je suis confiante, c’est vrai, trop confiante peut-être, car depuis six semaines je crois à toutes les histoires de bureaux, de réunions préparatoires et de commissions que vous me faites; mais la confiance a ses bornes, et ce que je vois depuis ce matin de mes propres yeux m’éclaire.


– Mais qu’avez-vous vu, au nom du ciel, madame? s’écria le comte épouvanté.


– J’ai vu que madame Ducoudray est jeune, jolie, élégante, et, dit-on, fort coquette. J’ai vu votre inquiétude quand on a parlé d’elle, votre étonnement quand elle a paru, les signes d’intelligence que vous lui avez faits.


– Moi?


– Oui, vous. Il est vrai qu’elle n’y a pas répondu, elle. Mais, enfin, vous lui avez donné un rendez-vous; vous ne le nierez pas, puisque vous y êtes, puisqu’en me voyant venir vous m’avez prise pour elle. Eh bien, je suis à ce rendez-vous, j’y suis à sa place. J’ai pris les devants; vous me devez donc une explication, et je suis en droit de l’exiger, moi qui, malgré toutes les infidélités que vous avez dû me faire, n’ai jamais un instant trahi la foi jurée.


Cette avalanche de reproches eut cela de bon pour le comte, qu’elle lui donna le temps de préparer sa réponse. Aussi, lorsque madame de Barthèle s’arrêta pour reprendre haleine, était-il à peu près remis de son émotion, et avait-il déjà avisé un moyen de sortir du mauvais pas où il s’était embourbé.


– Comment! madame, dit-il avec l’apparence du plus grand sang-froid et haussant légèrement les épaules, vous n’avez pas deviné?


– Non, monsieur, je n’ai pas deviné; j’ai l’esprit fort obtus, je l’avoue, et j’attends que vous m’expliquiez…


– Vous n’ignorez pas, redit M. de Montgiroux en baissant la voix, quelle est la femme que vous avez mise en rapport avec Maurice?


– Une femme charmante, monsieur, d’une élégance parfaite, la fille du marquis de Mormant, l’amie de madame de Neuilly. Vous ne direz pas, je l’espère, monsieur, que la jalousie me rend injuste pour ma rivale.


– Oui, continua le comte, enchanté au fond du cœur que la baronne rendît si entière justice à sa maîtresse: avec tout cela, c’est une personne fort connue, trop célèbre même, et que son bon ton, ses bonnes manières, sa bonne naissance ne sauraient absoudre.


– Eh! mon Dieu! monsieur, ne rencontrez-vous pas tous les jours dans le monde des femmes qui mènent une vie bien autrement scandaleuse que celle de madame Ducoudray?


– Oui, dit M. de Montgiroux; mais ces femmes sont mariées ou sont veuves.


– Ah! la belle excuse que vous donnez là! Eh bien, que Fernande rencontre un jeune lion ruiné ou un vieux beau amoureux qui fasse la folie de l’épouser, Fernande deviendra une femme comme une autre, et je dirai plus, une femme mieux qu’une autre; et alors tout le monde s’empressera autour d’elle; ses talents, que personne ne connaît, parce qu’elle vit dans un cercle excentrique, feront les délices des soirées les plus aristocratiques. Eh! monsieur, n’ayez pas l’air de nier, il y a mille exemples de cela; et moi toute la première, moi qui, il me semble, ai mené une vie exemplaire, eh bien, moi, je la recevrais.


Le comte sourit à cette ingénuité de la baronne, mais il reprit:


– Eh bien, moi, je serai plus rigoriste que vous, ma chère baronne. Je suis de votre avis: Fernande est une personne adorable, une créature charmante, et je comprends qu’elle fasse un jour une de ces passions qui enlèvent un homme au-dessus des préjugés et qui font une position à une femme qui n’en a pas; mais je dis qu’en attendant que Fernande ait cette position, c’est à moi de lui faire comprendre qu’elle ne doit pas rester plus longtemps ici, et qu’il est inconvenant d’accepter l’hospitalité dans cette maison, et qu’elle ne peut point passer la nuit sous le même toit que Maurice et sa femme.


– Eh bien, cher comte, je suis charmée de vous dire, si vous n’étiez venu ici que pour cela, que votre rendez-vous est inutile, attendu que, me doutant de quelque chose de pareil, je viens de faire dire par madame de Neuilly aux gens de Fernande de retourner à Paris: et comme madame de Neuilly a dû leur donner cet ordre au nom de leur maîtresse, madame Ducoudray est ici jusqu’à demain soir.


– Vous n’avez pas fait une pareille chose, j’espère!


– Si fait, monsieur, et j’en suis même enchantée.


– Vous serez donc toujours inconséquente?


– Inconséquente! parce que j’aime Maurice, parce que je ne veux pas que Maurice meure, parce que je veux conserver celle qui l’a sauvé comme par miracle en paraissant devant lui, qui peut par son départ précipité le jeter ce soir dans l’état où il était ce matin! Inconséquente tant que vous voudrez, monsieur; mais je suis mère avant tout, et madame Ducoudray restera.


– Ne l’espérez pas, madame, reprit le comte, car elle-même se rendra justice. Une telle visite, toute bizarre qu’elle est, peut avoir son excuse dans une erreur, dans une plaisanterie; mais la prolonger, c’est vouloir un scandale.


– Ce scandale, qui le fera?


– Madame de Neuilly.


– N’avez-vous pas vu comment elle a accueilli Fernande?


– Parce qu’elle la prend pour madame Ducoudray.


– Eh bien, elle continuera de la croire ce qu’elle n’est pas, au lieu de savoir ce qu’elle est.


– Mais d’un instant à l’autre elle sera tirée de son erreur.


– Par qui?


– Par le premier venu, par monsieur Fabien ou par monsieur Léon.


– Quels motifs auraient-ils de lui faire une pareille confidence?


– Qui peut lire dans le cœur de deux jeunes fous comme ceux-là?


– Prenez garde, monsieur de Montgiroux; si vous en veniez à les accuser, je reviendrais à croire que vous êtes jaloux d’eux, parce que vous faites la cour à madame Ducoudray.


– Et vous vous tromperiez, chère amie, reprit M. de Montgiroux avec une recrudescence de tendresse pour la baronne; je ne suis jaloux que du repos de Clotilde et du bonheur de Maurice.


– Eh bien, mais il me semble que, moi aussi, je n’ai pas d’autre but que de rendre un mari à sa femme, en retenant ici madame Ducoudray.


– Et si, au contraire, vous le lui enleviez?


– Comment cela?


– Oui, si une passion assez violente pour avoir failli coûter la vie à Maurice ne lui a rendu la vie qu’avec l’espérance que cette passion serait partagée! C’est donc vous alors qui avez introduit dans la chambre même de Clotilde une rivale préférée; ne voyez-vous pas là, chère baronne, un immense danger pour l’avenir de ces deux enfants?


– C’est vrai, à la bonne heure, voilà une considération sérieuse, et vous voyez bien que lorsqu’on me parle raison, je suis raisonnable.


– Et moi, ma démarche était donc toute naturelle; j’étais donc dans les conditions d’un oncle prévoyant, lorsque je voulais éloigner d’ici madame Ducoudray le plus tôt possible; c’était donc par amour pour Clotilde…


– Oui, je comprends cela. Eh bien, regardez comme je suis folle, comte, je vous avais cependant soupçonné.


– Moi! dit M. de Montgiroux.


– Me le pardonnerez-vous, cher comte?


– Il le faudra bien.


– C’est que, écoutez donc, il n’y aurait rien d’étonnant quand vous n’auriez pu résister aux charmes de cette sirène.


– Oh! quelle idée!


– Savez-vous qu’elle était affreuse, cette idée?


– Comment?


– Sans doute, car enfin si Maurice avait été l’amant de madame Ducoudray…


– Il ne l’a jamais été.


– Mais, enfin, s’il l’avait été, savez-vous que votre liaison avec cette femme devenait un crime?


– Un crime! Pourquoi cela?


– Certainement, car enfin Maurice est votre fils, vous le savez bien, cher comte.


En ce moment un faible cri se fit entendre derrière la charmille; le comte et madame de Barthèle se turent; puis, se regardant avec inquiétude, sortirent du bosquet; mais, ne voyant personne, ils se rassurèrent, et se dirigèrent vers la maison en continuant à voix basse la conversation.

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