CHAPITRE XXIII

Fernande était depuis dix minutes immobile et pensive, lorsque M. de Montgiroux ouvrit la porte de sa chambre.


Elle était si loin de s’attendre à cette visite, qu’elle tressaillit avec un mouvement qui ressemblait à de l’effroi; et fixant sur le comte ses yeux étonnés:


– Vous, monsieur! s’écria-t-elle; que venez-vous faire ici, et que me voulez-vous à une pareille heure?


Et cependant Fernande, dont l’exclamation que nous venons de rapporter exprimait la terreur instinctive, ignorait qu’au moment où le comte de Montgiroux s’aventurait dans le corridor prudemment armé de sa bougie, madame de Barthèle, de son côté, ouvrait furtivement la porte de sa chambre, et se hasardait à venir trouver sans lumière le pair de France, auquel elle comptait présenter son ultimatum matrimonial; elle ne fut donc pas médiocrement étonnée de le voir lui-même sortir de sa chambre avec toutes les précautions d’un homme qui veut dérober une démarche hasardeuse. Un instant elle se flatta qu’il allait prendre le chemin de son appartement; mais, après avoir jeté un regard inquiet et scrutateur autour de lui, le pair de France prit au contraire un chemin tout opposé. Madame de Barthèle demeura aussitôt convaincue que le comte se rendait chez Fernande. Alors elle rentra chez elle, atteignit par une porte de dégagement un escalier dérobé, descendit cet escalier, remonta par un escalier de service, et pénétra dans le cabinet de toilette attenant à la chambre de Fernande. Cachée dans ce cabinet, l’oreille collée contre la porte de communication d’où elle pouvait tout entendre, elle écouta donc, frémissante de jalousie, cet entretien que le comte avait sollicité pendant toute la journée sans pouvoir l’obtenir, et qui s’entamait, de la part de Fernande, d’une façon qui indiquait que, si elle était disposée à l’accorder, c’était dans une autre heure et dans un autre lieu.


– Silence, madame, répondit le comte, ou du moins parlez bas, je vous prie; puisque vous n’avez pas compris pendant toute la journée l’impatience que j’éprouvais d’avoir une explication avec vous, puisque vous m’avez fait attendre inutilement au rendez-vous que je vous avais demandé, ne vous étonnez pas que je profite du moment où la retraite de tout le monde me permet de me trouver seul avec vous, pour venir vous demander la clef de tout cet étrange mystère qui depuis ce matin tournoie autour de moi sans que j’y puisse rien comprendre.


– Monsieur, dit Fernande, peut-être eussiez-vous dû attendre qu’un autre moment fût venu et que surtout nous fussions dans une autre maison que celle-ci, pour me demander une explication que j’aurais alors provoquée moi-même, mais qu’ici je me contenterai de subir. Interrogez donc, je suis prête à répondre à toutes vos questions. Parlez, j’écoute.


Et, en disant ces paroles, Fernande, prenant en pitié l’émotion peinte sur le visage de ce vieillard dont le cœur semblait souffrir à l’égal de celui d’un jeune homme, et qui, malgré son habitude de commander à ses sentiments, ne pouvait maîtriser ni ses yeux ni sa voix, Fernande, disons-nous, se leva, et, lui montrant un fauteuil à quelques pas d’elle, l’invita à s’asseoir.


M. de Montgiroux posa sa bougie sur un guéridon, et s’assit, subissant l’influence de la femme étrange devant laquelle il se trouvait, et ressentant au fond de son cœur la même émotion que s’il eût été sur le point de monter à la tribune pour se défendre, lui qui cependant venait pour accuser.


Aussi se fit-il un silence de quelques instants.


– Je vous ai dit que je vous écoutais, monsieur, dit Fernande.


– Madame, lui dit le comte, sentant lui-même qu’un plus long silence serait ridicule, vous êtes venue dans cette maison…


– Dites que j’y ai été amenée, monsieur; car vous n’êtes pas à comprendre, je l’espère, que j’ignorais complètement où l’on me conduisait.


– Oui, madame, et je vous crois; ce n’est donc point là le reproche que je puis avoir à vous faire.


– Un reproche à moi, monsieur? dit Fernande; vous avez un reproche à me faire?


– Oui, madame; j’ai à vous reprocher la compagnie dans laquelle vous êtes venue.


– Me reprochez-vous, monsieur, de voir les mêmes personnes que veulent bien recevoir madame la baronne et madame Maurice de Barthèle? Il me semble cependant que voir la même société que voient deux femmes du monde n’a rien que d’honorable pour une courtisane.


– Aussi n’ai-je rien à dire contre ces deux messieurs, quoiqu’à mon avis l’un soit un fat et l’autre un écervelé. Seulement, je voulais vous demander si vous croyez que je puisse approuver les soins qu’ils vous rendent.


– Il me semble, monsieur, dit Fernande avec une expression de hauteur infinie, qu’il y a que moi qui doive être mon juge en pareille matière.


– Mais cependant, madame, peut-être, moi aussi, aurais-je le droit…


– Vous oubliez nos conventions, monsieur; je vous ai laissé indépendance entière, comme je me suis réservé liberté absolue. Ce n’est qu’à cette condition, rappelez-vous-le bien, monsieur, que nous avons traité…


– Traité! madame, quel mot vous employez là.


– C’est celui qui convient, monsieur. Une femme du monde cède, une courtisane traite; je suis une courtisane, ne me placez pas plus haut que je ne mérite d’être placée, et surtout ne me faites pas meilleure que je ne suis.


– Madame, dit le comte, en vérité je ne vous ai jamais vue ainsi; mais qu’ai-je donc fait qui puisse vous déplaire?


– Rien, monsieur. Seulement, comme vous devez le comprendre, votre visite me semble intempestive.


– Cependant, madame, il me semble à moi qu’au point où nous en sommes…


– Je crois devoir vous prévenir, monsieur, interrompit Fernande, que, tant que je serai dans cette maison, je ne souffrirai pas un mot, pas une parole qui puisse faire la moindre allusion aux relations que j’ai eues avec vous.


– Parlez moins haut, madame, je vous en prie, on pourrait nous écouter.


– Et alors pourquoi m’exposez-vous à dire des choses qui ne peuvent être entendues?


– Parlez moins haut, je vous en conjure, madame, vous voyez que je suis calme. Je viens à vous…


– Est-ce pour m’aider à sortir de la situation fausse où l’on m’a mise? Alors, monsieur, soyez le bien-venu. J’accepte vos services, je les implore même.


– Mais je ne puis rien à cette situation.


– Alors si vous n’y pouvez rien, monsieur, je ne dois pas, de fausse qu’elle est, la faire méprisable en vous recevant seul à une pareille heure. Songez que l’accueil que l’on m’a fait dans cette maison doit régler la conduite que j’y dois tenir, et la baronne et madame de Barthèle ont été trop gracieuses et trop convenables envers moi pour que j’oublie que l’une est votre amie depuis vingt-cinq ans et l’autre votre nièce.


– Eh bien, c’est justement parce que Clotilde est ma nièce s’écria le pair de France se rattachant à ce mot qui lui permettait de rester en donnant un autre tour à la conversation; c’est justement parce que Clotilde est ma nièce que je puis être alarmé de la funeste passion de mon neveu pour vous.


– Vous ne sauriez me l’imputer à crime. Lorsque M. de Barthèle me fut présenté, il me fut présenté comme libre de son cœur et de sa personne. Du moment que j’ai su qu’il était marié, j’ai rompu avec lui, et vous avez pu vous convaincre d’une chose, monsieur, c’est que je ne l’ai pas revu depuis le jour où j’ai eu l’honneur de vous rencontrer chez madame d’Aulnay.


– Mais par quelle combinaison diabolique avez-vous donc été conduite ici? reprit le pair de France; qu’y comptez-vous faire? quels sont vos projets pour l’avenir?


– Quitter cette maison cette nuit même, monsieur, n’y rentrer jamais, et s’il est possible, après avoir rendu M. de Barthèle à la vie, rendre sa femme au bonheur.


– Ainsi donc, c’est bien véritablement que vous avez renoncé à Maurice?


– Oh! oui, bien véritablement, dit Fernande en secouant la tête avec une indéfinissable expression de mélancolie.


– Et pour toujours?


– Et pour toujours.


– Tenez, Fernande, dit le comte, vous êtes un ange.


– Monsieur le comte…


– Oh! dites tout ce que vous voudrez, il faut que vous me laissiez vous exprimer tout ce que j’ai dans le cœur.


– Monsieur le comte…


– Vous me demandez pourquoi je suis venu ici, à cette heure, au milieu de la nuit, pourquoi je n’ai pas attendu à demain, dans un autre lieu, dans une autre maison; c’est que mon cœur débordait, Fernande; c’est que, pendant toute cette journée où je vous ai vue tour-à-tour si simple, si grande, si digne, si calme, si compatissante, si au-dessus de tout ce qui vous entourait enfin, j’ai appris à vous apprécier à votre valeur. Oui, Fernande, oui, cette journée m’a fait descendre plus avant dans votre cœur que les trois mois qui l’ont précédée, et votre cœur, je vous le répète, n’est pas celui d’une femme, c’est celui d’un ange.


Fernande sourit malgré elle à cet enthousiasme d’une âme à qui ce sentiment paraissait si complètement étranger, mais elle reprit aussitôt l’air froid et digne qu’elle s’était imposé.


– Eh bien, monsieur, tout cela ne me dit pas dans quel but vous m’avez fait cette visite, que je vois, je vous l’avoue, avec un sentiment pénible se prolonger si longtemps.


– Comment, reprit le comte, après la promesse que vous m’avez faite de renoncer pour jamais à Maurice, après ce que je viens de vous dire, vous ne devinez pas?


– Non.


– Vous ne devinez pas que je vous aime plus que vous n’avez jamais été aimée, car je vous aime de tous les sentiments qui sont dans le cœur d’un homme de mon âge; vous ne devinez pas que vous êtes devenue nécessaire au bonheur de ma vie, que maintenant que je connais le secret de votre naissance, que maintenant que je connais la noblesse de votre cœur, je n’ai plus qu’un souhait à faire, qu’un désir à former, qu’une espérance à voir s’accomplir, Fernande: c’est de vous attacher à moi par des liens éternels, indissolubles, car toute autre position entre nous qu’une position sanctionnée par les lois et la religion, me laisse à tout moment la crainte de vous perdre.


Fernande regarda un instant M. de Montgiroux en silence et avec l’expression d’une affectueuse pitié.


– Comment, monsieur! dit-elle, c’était pour cela que vous étiez venu?


– Oui, c’était pour cela. Je ne pouvais demeurer plus longtemps dans l’incertitude; je comprends que les événements d’aujourd’hui devaient nous séparer s’ils ne nous réunissaient. Fernande, partagez ma position; Fernande, partagez ma fortune; Fernande, acceptez mon nom.


Fernande leva les yeux au ciel, et, avec un accent dont Dieu seul avait le secret:


– Hélas! dit-elle.


– Eh bien, Fernande, dit le comte, vous ne me répondez pas?


– Vous ne sauriez songer sérieusement à ce que vous me proposez là, dit Fernande essayant de faire croire au comte qu’elle prenait sa proposition pour une plaisanterie.


– À mon âge, madame, reprit le comte, on ne décide rien à la légère; on pèse chaque démarche qu’on fait, chaque parole qu’on dit. Accueillez donc ma demande comme l’expression de mes sentiments les plus intimes et les plus réels.


– Mais, à votre âge, monsieur le comte, un mariage, même dans des conditions d’égalité de naissance, de fortune et de position sociale, est regardé comme une folie.


– À mon âge, au contraire, madame, on a besoin du bonheur calme et pur que donne le mariage, et ce bonheur, rêve de mes derniers jours, vous seule pouvez me le donner.


– Mais votre position sociale?


– Un des avantages de l’homme est de la faire partager à la femme qu’il s’associe.


– Et vous priveriez de votre héritage une nièce et un… neveu que vous aimez comme vos enfants!


– Maurice et Clotilde auront un jour trois millions à eux deux.


– Ce n’est pas une question que je vous adresse, monsieur, c’est un reproche que je vous fais.


– N’est-ce que cela? Par mon contrat de mariage même je déclare que sur ma fortune un million doit leur revenir.


– Mais vous oubliez, monsieur, que j’ai appris aujourd’hui que madame de Barthèle avait des droits antérieurs aux miens.


– Comparez votre âge au sien, comparez votre beauté dans sa fleur à sa beauté flétrie, les charmes d’une intimité nouvelle aux ennuis d’une liaison éteinte.


– Votre honneur, votre repos, votre considération seraient le prix du sacrifice que vous voulez faire.


– Je vous aime! ce mot répond à tout.


– Vous ne songez qu’à vous; songez au monde.


– Le monde me donnera-t-il le bonheur qui est en vous seule, et qui pour moi n’existe pas sans vous?


– Et vous ne voyez rien qui rende cette union… impossible?


– Rien, que votre refus.


– Réfléchissez bien, monsieur le comte.


– Toutes mes réflexions sont faites.


– Monsieur le comte, je vous remercie de l’offre que vous me faites.


– Mais l’acceptez-vous, Fernande? dites, l’acceptez-vous?


– Demain, monsieur le comte, vous connaîtrez ma réponse. Mais, ce soir, cette nuit, j’ai besoin d’être seule; laissez-moi donc, je vous en supplie.


– Vous me renvoyez ainsi?


– Demain, à deux heures de l’après-midi, vous pourrez vous présenter chez moi. Adieu, monsieur le comte.


Il y avait dans cet adieu une injonction si réelle de se retirer, que le comte n’osa résister davantage, il salua et sortit.


Madame de Barthèle n’avait pas perdu un seul mot de cette conversation; elle comprit aussitôt la nécessité de changer son plan. Puisque le pair de France était aveuglé par la passion au point d’affronter le scandale que causerait infailliblement son mariage avec Fernande, elle prévit que s’adresser à lui serait une démarche inutile. Elle résolut donc de s’adresser au cœur de la femme, de parler à ce cœur dont elle avait pu apprécier le dévouement, au nom de son fils, en usant de toutes les ressources du savoir-vivre et de toute la prudence qu’exigeait la singularité des circonstances. À peine cette idée fut-elle venue à l’esprit de madame Barthèle, qu’obéissant comme toujours à son premier sentiment, elle résolut de la mettre à exécution; pour ne pas laisser soupçonner qu’elle pût avoir entendu quelque chose, elle reprit l’escalier de service, traversa le salon, et, remontant l’escalier dérobé, rentra dans sa chambre, mais pour en sortir aussitôt.


Il y avait dans la résolution que venait de prendre madame de Barthèle toute l’inconséquence habituelle de son caractère; mais chez les femmes du monde, il semble en général que la faculté de réfléchir ait été exclusivement accordée à celles qui veulent faire le mal sans rien perdre de leur renommée. Madame de Barthèle était trop honnête au fond, et, malgré ses quarante-cinq ans, trop étourdie pour être hypocrite. À elle aussi M. de Montgiroux était devenu nécessaire, et elle sacrifiait tout à cette nécessité. L’important, d’ailleurs, était d’abord d’empêcher le mariage proposé par son infidèle amant à la jeune et belle courtisane, et comme aucune des réponses qu’elle avait entendu faire par Fernande ne dénotait un enthousiasme bien vif pour ce projet, elle se flattait de trouver en elle une auxiliaire et non une rivale.


– Elle a été touchée, disait-elle, de la situation de Maurice; elle l’aime d’un véritable amour, c’est incontestable. Elle comprendra donc qu’il n’y a pas d’amour sans jalousie, et que la nouvelle de son mariage avec le comte tuerait mon enfant. Je l’attaquerai à ce point de vue; elle a l’esprit juste, le cœur droit; c’est une fille bien née, elle a la conscience de ses fautes. Le sentiment et le respect des usages semblent régler toutes ses actions: elle sentira qu’elle ne doit pas porter le trouble dans une famille honorée. Elle ne peut avoir d’amour pour le comte, et je l’ai bien vu à sa manière de lui parler. D’ailleurs, quand on a aimé Maurice, on ne doit plus en aimer d’autre que lui. Il n’y aurait donc que le désir d’être titrée… Bah! ce désir ne domine plus que les âmes vulgaires…; puis, ce ne peut être le sien, puisqu’elle a renoncé à son nom. Non, Fernande a un bon et noble cœur; j’attaquerai sa sensibilité; je prierai, j’implorerai; une mère est bien forte quand elle parle au nom de son fils.


Comme on le voit, malgré son étourderie, madame de Barthèle avait trouvé un biais qui la laissait derrière le paravent; il est vrai que cette ruse ressemblait fort à une vieille histoire de l’autruche qui se cache la tête dans le sable et qui croit qu’on ne la voit pas. Enfin il fallait un prétexte à madame de Barthèle pour rentrer chez Fernande au milieu de la nuit, et elle avait pris celui-là.


Un des grands travers des gens du monde c’est de se croire le droit d’exiger un dévouement quelconque des personnes qu’ils croient, ou qui se trouvent réellement dans une position sociale inférieure à celle qu’ils occupent, dévouement dont ils ne seraient pas capables eux-mêmes. Leur assurance à cet égard est d’autant plus remarquable que leur formule est plus naïve; ils disent: «Faites cela pour moi, je vous en supplie;» ils s’en servent pour les moindres choses comme pour les sacrifices les plus pénibles: puis, lorsqu’on a fait ce qu’ils désirent et que les personnes non intéressées à la chose s’étonnent qu’elle ait tourné ainsi: «Ah! répondent-ils, il ou elle a été enchanté de faire cela pour moi!» et tout est dit, le sacrifice est payé. Mais à cœur dévoué, n’en demandez pas davantage, car on s’étonnerait que vous ne fussiez pas satisfaits et payés par l’honneur que vous avez eu de rendre service à plus grand que vous!


Madame de Barthèle, en arrivant à la porte de Fernande, ne doutait donc pas que la jeune femme ne fût disposée à faire tout ce qu’elle lui demanderait, quand, à son grand étonnement, elle trouva la porte ouverte, et dans cette chambre, au lieu de Fernande qu’elle y venait chercher, Clotilde seule, dans une attitude qui annonçait la stupeur et l’abattement.


– Clotilde! s’écria-t-elle, Clotilde ici! Et que viens-tu faire dans cette chambre, mon Dieu?


Puis, comprenant la nécessité d’expliquer sa conduite à celle à qui elle demandait une explication:


– Je passais, continua madame de Barthèle, j’ai vu cette porte entr’ouverte, j’ai craint que madame Ducoudray ne se fût trouvée indisposée, et, dans cette crainte, je suis entrée.


– Pourquoi n’est-elle pas dans cette chambre? murmura Clotilde les yeux fixes et répondant à ses propres pensées bien plutôt qu’à l’interpellation de sa belle-mère, où peut-elle être, si ce n’est chez Maurice?


– Chez Maurice! s’écria madame de Barthèle; et qu’irait-elle faire à cette heure chez Maurice!


– Eh! madame, dit Clotilde avec cet accent rauque de la jalousie qui, pour la première fois altérait sa voix, ne savez-vous pas qu’ils s’aiment?


Madame de Barthèle était trop préoccupée elle-même de sa propre situation pour remarquer la fixité du regard, la pâleur du visage et la vibration stridente qui avaient accompagné les paroles de Clotilde.


– Ce n’est pas probable, répondit-elle froidement.


– Et moi, madame, dit Clotilde en saisissant le bras de sa belle-mère et en le serrant avec force, je vous dis qu’elle est près de Maurice.


Madame de Barthèle regarda avec étonnement Clotilde, toute frémissante aux premières atteintes d’une passion qui, jusqu’alors, lui avait été inconnue.


– Eh bien, dit-elle, quand elle serait près de Maurice, qu’y aurait-il là dedans qui puisse vous bouleverser ainsi?


– Mais, vous ne comprenez donc pas que j’aime Maurice, moi? vous ne comprenez donc pas que j’en suis jalouse? vous ne comprenez donc pas que je ne veux pas qu’il aime une autre femme, ni qu’une autre femme l’aime?


Et Clotilde jeta ces paroles avec une sorte d’explosion concentrée qui porte la conviction dans l’âme de ceux à qui elle s’adresse.


– Jalouse! s’écria madame de Barthèle, jalouse? toi, Clotilde, jalouse?


Et madame de Barthèle, qui savait par expérience ce que c’est que la jalousie, pour en avoir fait dans la journée une longue épreuve, prononça ces paroles avec une terreur involontaire.


– Eh bien, madame, demanda Clotilde en regardant sa belle-mère d’un regard à la fois candide et enflammé, qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que je sois jalouse?


– Mais je ne savais pas…


– Ni moi non plus, dit Clotilde; je ne savais pas que cette femme occupât toute sa pensée, eût tout son cœur; je ne savais pas que son éloignement pouvait le tuer, je ne savais pas que son retour pouvait lui rendre la vie. Eh bien, je sais tout cela, maintenant, et ils sont ensemble!


– Mais non, ma pauvre enfant, dit madame de Barthèle, tu t’exagères la gravité de la situation. Hier, cependant, tu avais compris la nécessité de recevoir madame Ducoudray; c’est de ton consentement qu’elle est venue; tu devais bien t’attendre à cela, car tu savais qu’ils s’étaient aimés.


– Oui, sans doute; Mais je n’aimais pas, moi, mais je ne savais pas qu’il viendrait un moment où j’attacherais plus de prix à son amour qu’à sa vie. Oh! tenez, tout cela, madame, c’est ma faute. Je n’ai pas aimé Maurice comme j’aurais dû l’aimer, je ne l’ai pas aimé comme elle l’aimait, elle. Ma mère, il faut entrer dans la chambre de Maurice, afin qu’ils ne demeurent pas plus longtemps ensemble.


– Arrête, dit madame de Barthèle en saisissant Clotilde par le bras, arrête, mon enfant, et souviens-toi que Maurice n’est pas encore hors de danger.


– Le danger n’est plus le même, et c’en est un autre plus grand qui maintenant nous menace, je vous le dis. Ainsi, madame, venez avec moi, je vous prie, et montrons-nous.


– Mon Dieu! mais songe à ce que tu me proposes; c’est blesser toutes les convenances.


– Est-il dans les convenances qu’une étrangère soit chez moi en tête-à-tête avec mon mari, à une pareille heure.


– Mon enfant, crois-moi, j’ai plus d’expérience que toi, dit madame de Barthèle; crains, avant toute chose, de changer ta situation vis-à-vis de ton mari en rupture ouverte; la première querelle, dans un ménage, est la porte par laquelle entrent toutes les autres. Cette femme, dont jusqu’à présent nous n’avons pas à nous plaindre, cette femme à laquelle nous n’avons rien à reprocher, peut, blessée par notre défiance, vouloir se venger à son tour. Songe qu’elle n’est pas venue ici de son propre mouvement, songe qu’on l’y a attirée; rappelle-toi son émotion terrible quand elle a su où elle était, sa prière, ses efforts pour se retirer. C’est nous qui l’avons amenée, c’est nous qui l’avons retenue. Ce soir encore, elle voulait partir; c’est moi qui lui en ai ôté les moyens en lui enlevant sa voiture.


– Ils s’aiment, ma mère! ils s’aiment! reprit Clotilde en frappant le parquet du pied; ils s’aiment, et ils sont ensemble!


– Eh bien, dit madame de Barthèle, de la prudence. Voyons: ils sont ensemble, c’est vrai; mais cette entrevue a peut-être un but innocent, louable même.


Les lèvres de Clotilde se crispèrent sous le sourire du doute.


– Oui, je comprends, continua madame de Barthèle, mais éclairons-nous sur cette entrevue.


– Et comment, cela? demanda Clotilde.


– Pénétrons leurs secrets, afin de savoir quelle conduite nous devons tenir vis-à-vis d’elle.


Clotilde comprit.


– Épier mon mari! épier Maurice! dit-elle avec hésitation.


– Mais sans doute, répondit madame de Barthèle, à qui cette observation faite était un reproche innocent de la conduite qu’elle venait de tenir elle même; sans doute, cela ne vaut-il pas mieux qu’une esclandre?


– Et si j’allais acquérir la certitude qu’ils me trompent, ma mère! si j’allais entendre des plans d’avenir! J’aime mieux douter: j’en mourrais.


– Écoute, dit madame de Barthèle: j’ai meilleure opinion que toi de madame Ducoudray; viens, suis-moi, je réponds de tout.


– Mais, s’ils me trompent, ma mère! s’ils me trompent!


– Eh bien, alors il sera temps pour toi de prendre conseil de ton désespoir.


– Oh! il ne m’a jamais aimée! s’écria Clotilde éclatant en sanglots.


– Viens, mon enfant, viens, dit madame de Barthèle, qui, avec la bonté inhérente à son caractère, oubliait peu à peu ses propres intérêts pour se laisser prendre de compassion à une douleur véritable, à une passion réelle. Viens; tu sais que nous pouvons tout entendre en nous glissant derrière l’alcôve, et même, comme il y a une porte, nous pouvons tout voir. Mais, en vérité, continua-t-elle en entraînant la jeune femme presque malgré elle, je ne te reconnais plus, Clotilde. Allons, allons, venez: il faut avoir de la force dans les grandes circonstances.


Et bientôt les deux femmes, se tenant par la main, retenant leur haleine, marchant sur la pointe du pied, pénétraient dans l’alcôve, d’où, comme l’avait dit madame de Barthèle, elles pouvaient voir et entendre tout ce qui se passait dans la chambre de Maurice.

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