CHAPITRE VIII

Avant l’intimité qui venait de se former entre Fernande et Maurice, ils avaient tous deux ignoré cette vie du cœur qui seule donne aux passions leur force et leur durée; mais, à la première révélation de cette existence ignorée jusqu’alors, Maurice avait vu fuir toutes les illusions de sa vie conjugale. Clotilde était jolie, Clotilde était même belle, plus belle que Fernande peut-être, mais de cette beauté froide qui ne s’anime jamais ni du rayon de l’enthousiasme, ni des larmes de la pitié. Le bonheur de Maurice avec Clotilde était un bonheur calme, uniforme, négatif; c’était l’absence de la douleur plutôt que la présence de la joie. Le sourire de Clotilde était charmant, mais c’était toujours le même sourire; c’était son sourire du matin, c’était son sourire du soir, c’était le sourire dont elle accompagnait le départ de Maurice et dont elle saluait son retour. Clotilde enfin semblait une de ces belles fleurs artificielles comme on en voit dans les ateliers de Batton et de Nattier, toujours fraîches, jolies, mais ayant dans leur fraîcheur éternelle et dans leur beauté sans fin quelque chose d’inanimé qui dénonce l’absence de la vie.


Maurice avait épousé Clotilde à seize ans, et s’était dit à lui-même: «C’est une enfant.» Clotilde avait pris trois années et était devenue femme sans qu’autre chose se développât en elle, que sa froide beauté. Il en résultait que Maurice avait toujours aimé Clotilde comme on aime une sœur.


Tout cet édifice d’heureuse tranquillité avait donc, aux yeux de Maurice, simulé le bonheur. Les convenances respectées à l’égard de sa jeune femme lui avaient valu ce que les gens du monde appellent la considération. Le repos et la vanité l’avaient maintenu dans cet état intermédiaire entre l’ennui et la félicité. Mais, du moment que Maurice avait retrouvé Fernande, c’est-à-dire la femme selon ses sympathies, le cœur selon son cœur, l’âme selon son âme, il ne s’était plus inquiété à quel étage de la société il l’avait rencontrée, il l’avait prise dans ses bras, l’avait enlevée jusqu’aux régions les plus hautes de son amour. Dès lors les émotions, les mystères, les transports d’une existence nouvelle, avaient répondu aux besoins endormis de son organisation, aux lois secrètes de sa poétique et ardente nature. Tout avait disparu, disparu dans le passé; car le passé était vide d’émotions, et quiconque a traversé la mer, oublie tous les jours de calme pour le souvenir d’un seul jour de tempête. Il n’y avait donc plus pour lui de félicité que dans les regards de Fernande; à ses yeux, le luxe ne conservait de prix que par le goût exquis dont elle parait toute chose; les arts ne répondaient à sa pensée que par le sentiment qu’elle y attachait; enfin, sa vie même, si pleine à cette heure, lui devenait insupportable à l’instant même, quand ce n’était pas à Fernande qu’il la consacrait.


Pour Fernande aussi venait de s’ouvrir une existence plus conforme à ses désirs et à ses volontés. La sainteté d’un amour vrai semblait en quelque sorte la purifier, effacer le passé, rendre à son âme sa candeur native. Fernande chassait tous les souvenirs anciens pour ne pas souiller un avenir dont les promesses la berçaient mollement. On eût dit que, par un effort de volonté, elle retournait à son enfance pour disposer cette fois les événements de sa nouvelle vie d’après les exigences de sa raison; et cette force de vouloir, par laquelle tout prenait un autre aspect, donnait à la fois à sa beauté un charme plus puissant et à son esprit une allure plus vive. Le bonheur de son âme rayonnait autour d’elle, comme la lueur d’un ardent foyer.


Un tel accord de sympathie venait accroître rapidement une passion dont l’un et l’autre ressentaient pour la première fois l’impression profonde. Chaque jour ajoutait quelque chose au charme du tête-à-tête, au bonheur de l’intimité. Plus ils s’appréciaient l’un l’autre, plus ils se sentaient étroitement unis. Tous deux à cet âge heureux de la vie où le temps qui passe ajoute encore aux grâces du corps, ils voyaient dans leur tendresse mystérieuse tant d’heureuses chances de bonheur, que la source de ce bonheur semblait ne pouvoir se tarir. Avec Fernande, l’âme presque toujours dominait les sens et excluait ce culte de soi-même qui use vite le sentiment et qui fait de certaines liaisons un lien si fragile. L’amour, ce feu qui ne brille qu’aux dépens de sa durée, était si chastement couvert sous les ressources du cœur et de l’esprit, qu’il semblait chez ces deux beaux jeunes gens devoir suffire à la durée de toute leur existence. Le temps s’écoulait rapidement, et cependant la jeune femme élégante ne se montrait plus ni dans les promenades ni dans les spectacles. Les plus belles journées d’hiver, ces journées que l’on met si âprement à profit, s’écoulaient sans qu’on aperçût la voiture de Fernande ni aux Champs-Élysées ni au Bois. Les spectacles les plus attrayants de l’Opéra et des Bouffes se passaient sans que les regards retrouvassent la loge où Fernande trônait au milieu de sa cour. Elle avait fait de ses heures un emploi si régulier et si complet, qu’il ne lui restait pas un instant à donner aux indifférents de tous les jours et aux flatteurs d’autrefois. Depuis que Maurice était entré dans son appartement, nul n’était plus admis chez elle, aucun n’avait part à sa confiance; nul regard indiscret ne pouvait percer le secret de sa conduite, et, dans son ivresse, elle laissait la foule s’étonner et murmurer.


– Mon Dieu, que je suis heureuse! disait-elle souvent en laissant tomber sa tête gracieuse sur l’épaule de Maurice et en parlant les yeux à demi fermés, la bouche à moitié entr’ouverte. Le ciel a pris mes maux en pitié, cher ami; car il m’a envoyé cet ange, qui est venu trop tard pour être le gardien de mon passé, mais qui sera le sauveur de mon avenir. Je vous dois mon repos aujourd’hui et pour toujours, Maurice; car, avec le bonheur, il n’y a que des vertus. Ah! croyez-le bien, le juge d’en haut sera sévère pour ceux qui n’ont pas su employer les richesses qu’il avait déposées au fond de leur âme, et qui, pouvant se procurer le bonheur dont nous jouissons, l’ont laissé passer sans en vouloir. Le bonheur, vois-tu, Maurice, c’est une pierre de touche sur laquelle tous nos sentiments sont éprouvés, les bonnes et les mauvaises qualités n’y laissent pas la même marque. Le bonheur qui me vient de toi, Maurice, m’élève à ce point, que je suis fière d’exister maintenant, moi qui parfois ai eu honte de la vie. En effet, le monde pour moi se réduit maintenant à nous deux; l’univers pour moi se concentre dans cette petite chambre, paradis que tu as animé, Éden où nul n’est entré avant toi, et où nul n’entrera après toi, car l’ange de notre amour veille au seuil. J’espère en toi comme en Dieu; je crois en ton amour comme en la vie qui m’anime. Je ne dirai pas que je pense à toi à des moments donnés; non, ton amour est en moi. Je ne pense pas au sang qui fait battre mon cœur, et cependant c’est ce sang qui me fait vivre. Je suis si certaine que tu m’aimes, Maurice, que jamais un doute n’est venu troubler ma sécurité à cet égard. Il me semble que j’assiste par la puissance de mon imagination à toutes les actions de votre vie. Je pénètre avec vous dans l’intérieur de votre famille, je vois votre mère, je l’aime pour vous avoir donné la vie, je la respecte à cause de son nom, je m’incline devant elle pour recevoir une part des bénédictions qu’elle vous donne; que vous êtes heureux, Maurice! Et, voyez comme je suis folle, il me semble que je suis de moitié dans les soins que vous lui rendez, dans l’amour que vous avez pour elle. Je me cache, en pensée, dans un coin de votre salon, comme une pauvre enfant mise en pénitence, qui peut tout voir, tout entendre, mais à laquelle il est défendu de parler. Oh! non-seulement, Maurice, je ne vis que pour vous, mais encore je ne vis que par vous, je le sens.


De son côté, Maurice ne comprenait la vie que par le temps qu’il consacrait à Fernande. Aussi, placé entre Clotilde qu’il cachait à Fernande, et Fernande qu’il cachait au monde, il était heureux et malheureux à la fois: malheureux de feindre auprès de Clotilde une tendresse qu’il ne pouvait avoir, auprès de Fernande une liberté qu’il n’avait pas, et dans le monde une tranquillité qu’il n’avait plus.


En effet, quoique la confiance fût sans bornes entre les deux amants, ils avaient cependant apporté quelques restrictions dans leurs confidences mutuelles, restrictions indispensables à leur bonheur. À leur avis, ce n’était pas tromper, c’était aimer avec discernement, voilà tout. Entre l’illusion et la vérité, il se fait toujours une capitulation de conscience, une de ces transactions tacites et obligées qui seules rendent possibles les relations secrètes. Ainsi Fernande, avec la franchise qui lui était permise, n’avait point consenti à parler à Maurice de sa vie passée, parce que, dans cette vie, il y avait des actes dont elle avait à rougir. Ainsi Maurice avait, avec les plus grandes précautions, caché à Fernande qu’il fût marié, autant par respect pour Clotilde que par amour pour Fernande. Il en résultait que, forcé de tromper à la fois sa femme et sa maîtresse, il usait sa vie à cacher à l’une son amour, et à l’autre les devoirs qui lui étaient imposés. Fernande se donnait tout entière, tandis que Maurice ne se laissait prendre qu’à moitié. Et cependant Maurice n’aurait pas donné ce bonheur troublé pour quelque bonheur que ce fût. Depuis trois mois seulement, il se sentait vivre d’une vie complète dans ses bonheurs infinis et dans ses douleurs profondes.


Mais rien n’est durable sur la terre; l’orage naquit des précautions mêmes que les deux amants avaient prises pour l’éviter. Fernande n’était pas une de ces femmes qui disparaissent du monde sans qu’on s’en aperçoive. Elle avait le droit de s’isoler avec un repentir et non pas avec un amour. Ses anciens adorateurs réclamèrent comme une propriété leur soleil éclipsé. Repentante, ils eussent pu la plaindre; heureuse, ils jalousèrent celui dont elle tenait son bonheur. Elle fut entourée, espionnée, guettée. Quand la volonté s’unit à l’intérêt, on parvient à tout savoir. Il n’y a pas de mystère si impénétrable que l’envie n’y glisse son regard fauve, et, si habilement tissu que soit le voile, il s’y trouve toujours un trou d’épingle par lequel on ne peut voir, mais par lequel on est vu. On vit Maurice entrer chez Fernande; on vit Maurice en sortir quatre heures après y être entré, quand personne n’était reçu. Il n’y eut plus de doute alors que Maurice ne fût l’amant préféré, l’amant exigeant, l’amant jaloux. On ne croyait pas de la part de Fernande à une retraite volontaire, on ne voulut pas tolérer ce qui était une infraction à toutes les lois de la galanterie, et, un matin, Fernande reçut, d’une petite écriture déguisée, un de ces billets contre lesquels il n’y a pas de vengeance légale possible, quoiqu’ils tuent aussi sûrement que le fer et le poison.


C’était une lettre anonyme conçue en ces termes:


«Une noble famille est plongée dans le désespoir depuis que le baron Maurice de Barthèle vous aime. Soyez aussi bonne que vous êtes belle, madame: rendez non-seulement un fils à sa mère, mais encore un mari à sa femme


Fernande venait de se lever après une nuit heureuse et pleine de rêves dorés, comme elle en faisait depuis qu’elle connaissait Maurice. Elle qui aimait le jeune baron sans arrière-pensée, n’avait pas même eu l’ombre de ces remords qui, de temps en temps, mordaient Maurice au cœur. Non, en elle, la félicité était complète, immense, infinie; le coup fut donc terrible, la nouvelle fut donc foudroyante. Elle relut une seconde fois la lettre, qu’elle n’avait pas comprise à la première vue. Elle la relut en pâlissant à chaque ligne; puis, quand elle eu fini de lire, elle tomba évanouie.


Cependant son premier mouvement fut le doute: était-il bien possible que Maurice lui eût caché un pareil secret? était-il possible que, chaque fois que Maurice la quittait, elle, sa maîtresse, elle qu’il disait aimer de toutes les puissances de son âme, était-il possible que ce fût pour rentrer chez sa femme?


Maurice était donc un homme comme tous les autres hommes? Maurice pouvait donc avoir deux amours dans le cœur? Maurice pouvait donc dire avec les lèvres: «Je t’aime,» et ne pas aimer? C’était impossible. Fernande rêva mille moyens de se convaincre. Avec son organisation ardente et décidée, ce qu’il y avait de pis pour elle, c’était le doute.


Parmi les femmes que voyait Fernande était une espèce de femme de lettres, Scudéry au petit pied, bas bleu déteint. Cette femme, grâce à la position de son amant, haut et puissant personnage, voyait tout Paris. Déconsidérée aux yeux du monde, qui subissait l’influence sociale du marquis de ***, elle était cependant vis-à-vis de Fernande dans une situation supérieure; car le titre de femme mariée est un épais manteau qui voile bien des hontes, qui cache bien des rougeurs. Madame d’Aulnay (c’était le nom de cette femme), qui de temps en temps mettait au jour un roman bien moral, une comédie bien fade, avait donc un mari. Il est vrai que ce mari, presque réduit à l’état de mythe, était presque toujours invisible, et, lorsqu’il n’était pas invisible, demeurait au moins silencieux. Fernande songea à écrire à cette femme.


Elle prit une plume, du papier, et traça à la hâte les deux ou trois lignes suivantes:


«Chère madame,


» On me demande l’adresse de madame Maurice de Barthèle; je l’ignore. Mais, vous qui savez toutes choses, vous devez la savoir. Je vous parle non pas de la douairière, mais de la femme du baron.


» Le peintre qui me demande cette adresse, et qui est chargé de faire son portrait, je crois, désire savoir d’avance si elle est jeune et jolie.


» Vous savez que je suis toujours votre bien dévouée et bien reconnaissante,»


» Fernande»


Puis elle sonna, et envoya son valet de chambre chez madame d’Aulnay. Dix minutes après, il revint avec un petit billet effroyablement musqué et cacheté d’une devise latine.


Fernande prit en tremblant la réponse de madame d’Aulnay. Cette réponse était sa mort ou sa vie. Quelque temps, elle la tourna et la retourna dans sa main sans oser l’ouvrir. Enfin, elle brisa le cachet, et, comme à travers un nuage, elle lut:


«Chère belle,


» Madame la baronne Maurice de Barthèle demeure dans l’hôtel de sa belle-mère, rue de Varennes, n° 24.


» Quoique entre femmes, vous le savez, on n’avoue pas facilement ces choses, je vous dirai, entre nous, qu’elle est charmante. Aussi n’est-il question dans le monde que de la passion miraculeuse qu’elle a inspirée à son mari, le beau Maurice de Barthèle, que vous avez dû rencontrer de çà ou de là autrefois, mais qui, depuis son mariage, va à peine dans le monde.


» À propos de cela, que devenez-vous vous-même, chère petite? Il y a des siècles qu’on ne vous a vue.


» Cependant vous savez combien l’on vous aime rue de Provence, n° 11


» ARMANDINE D’AULNAY.»


Cette lettre ne laissait plus aucun doute à Fernande; Maurice était bien marié, sa femme était jeune et jolie, et son amour pour sa femme était proverbial dans le monde.


Il était onze heures: à midi, Maurice allait venir selon sa coutume: Maurice! c’est-à-dire le mari d’une autre femme.


D’abord, Fernande éclata en sanglots; mais, à mesure que l’aiguille marchait sur le cadran, ses larmes se séchèrent au feu de la colère; il lui sembla que les dernières étaient de feu et qu’elles brûlaient sa paupière.


À chaque voiture qui passait dans la rue, elle croyait entendre la voiture de Maurice. On eût dit que les roues lui passaient sur le cœur, et cependant, à chaque nouveau bruit, elle souriait en murmurant tout bas:


– Nous verrons ce qu’il va dire; nous verrons ce qu’il va répondre.


Enfin, comme midi sonnait, une voiture s’arrêta à la porte. Bientôt Fernande entendit le bruit de la sonnette, et elle reconnut la manière de sonner de Maurice. Un instant après, malgré les tapis qui couvraient le plancher, elle entendit des pas qui s’approchaient, et elle reconnut le pas de Maurice. La porte s’ouvrit, et Maurice entra le front calme et joyeux, comme d’habitude, heureux de revoir Fernande, qu’il avait quittée la veille au soir, et qu’il lui semblait, chaque matin, n’avoir pas vue depuis des siècles.


Fernande était dans son salon, assise, le regard fixe et morne, pâle, immobile, tenant une lettre froissée dans chacune de ses mains. Comme elle se trouvait dans une demi-obscurité, Maurice ne vit point l’expression terrible de son visage, vint droit à elle, et, comme d’habitude, approcha ses lèvres de son front pour y déposer un baiser. Une rougeur soudaine remplaça tout à coup la pâleur mortelle qui couvrait le visage de Fernande; elle se leva et fit un pas en arrière.


– Monsieur, dit-elle d’une voix sourde et tremblante, monsieur, vous avez menti comme un valet! Maurice demeura immobile et muet un instant, comme si la foudre l’eût frappé; mais bientôt, épouvanté du bouleversement des traits de Fernande, il fit un pas vers elle, ouvrant en même temps la bouche pour lui demander ce qu’elle avait.


– Monsieur, continua Fernande, vous êtes un lâche! Vous trompez deux femmes à la fois, moi et madame de Barthèle; vous êtes marié, je le sais.


Maurice jeta un cri: il sentait le bonheur se détacher violemment de son cœur et fuir à tout jamais loin de lui. Plus tremblant et plus désespéré que celle dont le désespoir se révélait par l’attitude et par la parole, il courba la tête et tomba sur une chaise, brisé, anéanti, foudroyé.


– Monsieur, continua Fernande, l’honneur et le devoir vous appellent chez vous, l’honneur et le devoir me défendent de vous recevoir davantage. Sortez, monsieur, sortez! Grâce au ciel, je suis ici chez moi. Chez moi! comprenez bien, monsieur, tout ce que ce mot renferme de considérations.


Et, trop torturée par ses propres impressions pour bien apprécier, pour bien comprendre l’abattement de Maurice, se méprenant sur un état qui pouvait à la rigueur ressembler à l’indifférence, le voyant immobile, elle le crut calme; aussi ajouta-t-elle avec le ton du mépris:


– Monsieur, après avoir spéculé sur la crédulité d’une pauvre femme, il se peut que vous ayez l’intention de résister à sa volonté, d’abuser de votre force, de rester chez elle malgré ses ordres. S’il en est ainsi, c’est à moi de quitter la place.


Et Fernande, passant dans sa chambre à coucher, jeta à la hâte un châle sur ses épaules, mit sur sa tête le premier chapeau qu’elle trouva; et, s’échappant par son cabinet de toilette, elle recommanda à son laquais, qui se trouvait dans l’antichambre, de prévenir M. de Barthèle qu’elle ne rentrerait pas de la journée.


Sortant à pied, au hasard, sans but, cachant sous un voile sa pâleur, et, par la rapidité de sa marche, dissimulant l’agitation dont elle était saisie, Fernande se trouva bientôt rue de Provence, en face de la maison de madame d’Aulnay.


Elle ne savait où aller. Elle entra.


– Eh! c’est vous, cher ange! s’écria la femme de lettres en grimaçant un sourire; à la bonne heure, et je vois que vous êtes sensible aux reproches. Étiez-vous donc cloîtrée, qu’on ne vous a pas vue de tout cet hiver? Mais qu’avez-vous donc? Vous êtes pâle comme un linge, vous avez les yeux rouges et gonflés. Que s’est-il donc passé, mon Dieu? Voyons!


Et, tout en parlant, elle entraînait la jeune femme dans une espèce d’oratoire qui se trouvait derrière la chambre à coucher.


– J’ai… oh! j’ai, s’écria Fernande, que je suis la plus malheureuse de toutes les femmes.


Et ses larmes, longtemps comprimées, jaillirent à flots de ses paupières.


– Vous, malheureuse! avec vos vingt ans, votre charmant visage, que vous défigurez comme une enfant que vous êtes?


Allons donc, impossible! et je suis sûre que, si vous me racontiez la cause de cette grande douleur…


– Oh! ne me demandez rien, je ne vous dirai rien… Je suis malheureuse, voilà tout.


– Allons, allons, je devine: quelque grande passion. Mais êtes-vous folle d’aimer ainsi, chère belle! Aimer à votre âge, pauvre ange! mais sachez donc que, quand on est belle comme vous, on ne doit pas aimer. Aimer! voilà de ces folies qui sont bonnes tout au plus pour les femmes laides; mais les passions altèrent nos facultés morales, flétrissent nos avantages physiques. Oh! je veux faire un roman ou une comédie sur le danger d’aimer; et prenez-y garde, je l’appellerai Fernande. Croyez-moi, ma belle enfant, il n’y a pas de cosmétique qui vaille l’indifférence; c’est la véritable eau de Ninon. Je ne connais pas de fard qui vaille la joie. Laissez-vous aimer tant qu’on voudra; mais vous, de votre côté, gardez-vous du sentiment: le sentiment tue.


– Oui, oui, vous avez raison, dit Fernande, qui avait entendu, mais sans bien comprendre.


– Si j’ai raison! je le crois bien. Allons, essuyons les perles qui ruissellent sur ces feuilles de roses, continua la femme de lettres en approchant des yeux de Fernande le mouchoir qu’elle avait laissé tomber sur ses genoux, et qui de ses genoux avait glissé à terre. Ce sont les larmes qui font les rides, à ce qu’assurent les vieilles femmes. Consolez-vous; vous savez le proverbe: «Un amant perdu, dix de retrouvés.» Pour vous, Dieu merci! tout est facile à cet égard. Vous passerez la journée avec moi; je vous distrairai. Le voulez-vous?


– Oui.


– Nous irons faire une promenade au Bois; le temps est superbe, et ces premiers jours de printemps sont délicieux quand ils ne sont pas aigres. Vous n’êtes pas en toilette, dites-vous? Mais que vous importe, à vous! vous êtes toujours en beauté. La toilette, c’est bon pour nous autres, vieilles femmes. À vingt ans, c’est un plaisir; à trente-cinq ans, c’est une affaire.


En se donnant trente-cinq ans, madame d’Aulnay mentait de dix.


L’espèce de fièvre d’indignation qui soutenait le courage de Fernande ne laissait arriver à sa pensée qu’un bourdonnement confus; d’ailleurs, le besoin d’impressions nouvelles nécessitait l’agitation physique et la variété des objets extérieurs. Elle accepta une proposition qui lui promettait du mouvement, l’aspect et l’air de la campagne. Mais il fallait attendre que l’heure de cette promenade fût venue. Madame d’Aulnay recevait beaucoup de monde; d’un moment à l’autre, un étranger, un inconnu, pouvait venir, et chaque minute était un siècle pour l’impatience de la jeune femme désespérée.


En effet, on annonça le comte de Montgiroux.


Sans connaître en aucune façon les rapports qui existaient entre le comte de Montgiroux et Maurice, Fernande se leva; mais madame d’Aulnay la retint.


– Restez donc, lui dit-elle, mon cher ange; M. de Montgiroux est un homme charmant.


En même temps, comme madame d’Aulnay avait fait signe qu’elle était visible, le pair de France entra.


Le comte de Montgiroux connaissait Fernande de vue: il savait son esprit, il appréciait son élégance. Il s’approcha donc de la jeune femme avec cette charmante politesse des hommes du dernier siècle, que nous avons remplacée, nous autres, par la poignée de main anglaise, comme nous avons remplacé le parfum de l’ambre par l’odeur du cigare.


Madame d’Aulnay s’aperçut de l’impression que Fernande avait produite sur le comte, et, comme le pair de France était un de ceux que la femme de lettres tenait à compter parmi ses fidèles, et qu’elle avait généralement pour lui toutes sortes de prévenances:


– Soyez le bienvenu, mon cher comte, dit-elle. Êtes-vous homme à vous contenter aujourd’hui d’un mauvais dîner?


Le comte fit un signe affirmatif, en regardant à la fois madame d’Aulnay et Fernande, et en les saluant tour à tour.


– Oui? reprit madame d’Aulnay. Eh bien, c’est dit, vous viendrez rompre notre tête-à-tête, car nous comptions passer la journée en tête-à-tête; j’ai déjà signifié à M. d’Aulnay qu’il eût à aller dîner avec des académiciens. Vous savez que je suis en train d’en faire un immortel, de ce pauvre M. d’Aulnay?


– Mais ce sera une chose facile, ce me semble, madame, reprit galamment le pair de France, surtout si vous êtes mariés sous le régime de la communauté.


– Oh! je sais que vous êtes un homme charmant, c’est dit, c’est entendu; mais revenons à notre dîner; nous pouvons compter sur vous, n’est-ce pas?


– Oui, je suis rassuré sur le dérangement que je cause; et j’avoue même que l’offre que vous me faites sera pour moi un grand bonheur.


– Eh bien, rassurez-vous; sans doute nous avons à causer; mais nous allons au Bois ensemble, et, pendant une excursion de deux heures, deux femmes se disent bien des choses.


Nous aurons donc deux heures pour causer à notre aise, et à six heures et demie vous nous retrouverez libres de toutes nos confidences. Cela vous va t-il?


– Oui, à la condition que vous me laisserez donner à vos gens mes ordres pour le dîner.


– N’êtes-vous pas ici comme chez vous? Faites, mon cher comte, faites.


Le comte se leva et salua les deux femmes, qui, dix minutes après, reçurent chacune un magnifique bouquet de chez madame Barjon.


La proposition de madame d’Aulnay au comte de Montgiroux avait d’abord effrayé Fernande; puis elle s’était demandé ce que lui faisait madame d’Aulnay, ce que lui faisait le comte, ce que lui faisait le reste du monde. Au milieu de la plus bruyante et de la plus nombreuse société, ne sentait-elle point qu’elle resterait seule avec son cœur? Elle s’était donc résignée, sûre qu’elle était d’un douloureux tête-à-tête avec sa pensée.


À peine le comte fut-il parti que madame d’Aulnay poursuivit le projet qui avait germé dans son esprit.


– Eh bien, dit-elle, chère petite, comment le trouvez-vous?


– Qui cela? demanda Fernande, comme sortant d’un rêve.


– Mais notre futur convive.


– Je ne l’ai pas remarqué, madame.


– Comment s’écria madame d’Aulnay, vous ne l’avez pas remarqué? Mais c’est un homme charmant, vous pouvez m’en croire sur parole; d’abord, il a toutes les traditions du bon temps, et, pour nous autres femmes surtout, ce temps-là valait bien celui-ci. Puis personne au monde n’a plus de délicatesse. Je ne sais pas comment il s’y prend pour faire accepter; mais, de sa main, la plus prude prend toujours. Ce n’est plus un enfant, soit; mais au moins celui-là, quand on le tient, on ne craint plus de le perdre: ce n’est pas comme tous ces beaux jeunes gens, qui ont toujours mille excuses à présenter pour leur absence, et qui ne se donnent même pas la peine d’en chercher une pour leurs infidélités. Sans femme, sans héritier direct, pair de France, il est toujours à la veille d’entrer dans quelque combinaison ministérielle, pourvu qu’on penche vers les véritables intérêts de la monarchie… Eh bien, à quoi pensez-vous, mon bel ange? Vous me laissez parler et vous ne m’écoutez pas.


– Si fait, je vous écoute, et avec grande attention; que disiez-vous? Pardon.


Madame d’Aulnay sourit.


– Je disais, continua-t-elle, que M. le comte de Montgiroux est un de ces hommes dont la race se perd tous les jours, chère petite, et cela malheureusement pour nous autres femmes. Je dis qu’il a une grandeur de manières dont nous verrons la fin avec sa génération; je dis qu’il est un des rares grands seigneurs qui restent; je dis que, si j’avais vingt ans, je ferais tout ce que je pourrais pour plaire à un pareil homme. Mais j’ai tort de vous dire cela, à vous qui plaisez sans le vouloir.


– Mais, ma chère madame d’Aulnay, il me semble que vous me comblez aujourd’hui, dit Fernande en essayant de sourire.


– Vous doutez toujours de vous-même, chère petite, et c’est un grand tort que vous avez vis-à-vis de vous, je vous jure. Eh bien, moi, je vous offre de parier une chose.


– Laquelle?


– Double contre simple.


– Dites.


– C’est que nous rencontrerons M. de Montgiroux avant l’heure du dîner.


– Et pourquoi cela?


– Parce que vous avez produit une vive impression sur lui, parce qu’il est amoureux de vous, enfin.


Ces derniers mots percèrent le vague qui confondait toutes choses dans l’esprit de Fernande; sous une sorte de tranquillité d’esprit et de maintien, elle cachait le trouble intérieur; l’orage de la jalousie montait de son cœur à son cerveau: la résolution de ne plus revoir celui qui l’avait trompée, la nécessité d’une rupture, le désir de la vengeance même, bourdonnaient à ses oreilles, lui soufflant des projets confus, des décisions insensées. Au milieu de tout cela, une idée surgit tout à coup: Fernande, par la douleur même qu’elle éprouvait, sentait la faiblesse de son cœur. Si elle rencontrait Maurice, si Maurice, désespéré, suppliant, se jetait à ses genoux, elle pardonnerait, et, une fois qu’elle aurait pardonné, que serait-elle à ses propres yeux?… Il fallait donc rendre tout retour impossible; alors la femme qui avait aimé dans toute la pureté de son cœur se rappela qu’on avait fait d’elle une courtisane, une femme galante, une fille entretenue; un changement brusque, bizarre, inattendu, se fit dans toute sa personne, un frisson courut par tout son corps, une sueur froide passa sur son front; mais elle essuya son front avec le mouchoir dont elle avait essuyé ses larmes: elle mit sa main sur son cœur pour en comprimer les battements; puis, comme si elle sortait d’un rêve épouvantable:


– Que me disiez-vous, madame? répondit Fernande avec un sourire âcre et une voix stridente; que me disiez-vous tout à l’heure? Je n’ai pas entendu.


– Je vous disais, chère petite, reprit madame d’Aulnay, que vous avez exercé votre influence ordinaire, et que notre convive est parti amoureux de vous.


– Qui? ce monsieur? dit Fernande. Ah! vous vous trompez, j’en suis sûre; il n’a fait aucune attention à moi.


– Dites, mon bel ange, que vous n’avez fait aucune attention à lui, et alors vous serez dans le vrai. Ce monsieur, comme vous le dites, est un homme de goût, et je vous réponds, moi, qu’il vous a appréciée du premier coup d’œil. Songez donc que rien n’échappe à ma perspicacité, à ma connaissance du cœur humain.


– Et vous le nommez?


– Mais je vous ai dit trois fois son nom, sans compter que Joseph l’a annoncé.


– Je n’ai rien entendu.


– Le comte de Montgiroux.


– Le comte de Montgiroux? répéta Fernande.


– Vous le connaissez de nom, n’est-ce pas?


– Très-bien.


– Vous savez alors que c’est un homme digne de toute considération?


– Je sais tout ce que je voulais savoir, répondit Fernande d’un ton qui indiquait qu’il était inutile de s’appesantir davantage sur ce sujet.


– La voiture de madame est prête, dit le domestique en ouvrant la porte.


– Venez-vous, ma chère amie? demanda madame d’Aulnay.


– Me voici, répondit Fernande.


Toutes deux montèrent en voiture. Sans doute le bruit et le mouvement opérèrent chez la femme de lettres la distraction habituelle; mais Fernande resta muette, insensible. Ses yeux voyaient sans distinguer; son âme entière se concentrait dans sa douleur. Elle était plongée au plus intime de ses réflexions, que sa compagne avait eu la discrétion de ne pas interrompre, quand tout à coup madame d’Aulnay lui posa la main sur le bras.


– Voyez-vous! dit-elle.


– Quoi? répondit Fernande en tressaillant.


– Je vous l’avais bien dit.


– Que m’aviez-vous dit?


– Que nous le rencontrerions.


– Qui?


– Le comte de Montgiroux.


– Où est-il? demanda Fernande.


– C’est son coupé qui va croiser notre calèche.


En effet, un charmant coupé bleu foncé et argent venait au grand trot d’un charmant attelage. Tout était jeune, le cocher, les laquais, les chevaux, tout, hors la tête qui passa par la portière, et qui jeta aux deux dames un gracieux salut.


Fernande répondit à ce salut par un charmant sourire.


Le coupé, emporté par sa course, disparut en un instant.


– Eh bien, cette fois, dit madame d’Aulnay, l’avez-vous vu?


– Oui.


– Eh bien, comment le trouvez-vous?


– Mais, dit Fernande, je le trouve très-convenable, et il me semble avoir bon air.


– Allons, allons, dit madame d’Aulnay, j’avais peur que, cette fois encore, votre préoccupation ne vous eût aveuglée. Dans tous les cas, ce n’est pas la dernière fois que nous le rencontrerons, allez, soyez tranquille.


En effet, après un quart d’heure de promenade, et comme la voiture roulait dans une allée sablonneuse, les deux femmes virent de nouveau l’élégant coupé venir à leur rencontre. Seulement, celle fois, au lieu de passer rapidement, il ralentit sa marche.


Madame d’Aulnay échangea quelques paroles avec le comte de Montgiroux, qui, en plongeant ses regards dans le coupé, put voir que Fernande tenait à la main un des bouquets qu’il avait envoyés.


À cette vue, la figure du comte s’épanouit, et ce fut avec une voix triomphante qu’en quittant ces dames, il cria à son cocher:


– À l’hôtel.


– Il s’en va ravi, dit madame d’Aulnay.


– Et de quoi? demanda Fernande.


– Il a vu que vous teniez son bouquet à la main.


– Vous croyez qu’il l’a remarqué?


– Coquette! vous l’avez bien vu aussi. Maintenant, il ne tient qu’à vous qu’il y ait sous peu une vacance à la pairie.


– Comment cela?


– Tenez rigueur au comte, et j’engage ma parole qu’avant huit jours, il se brûle la cervelle.


– Vous êtes folle!


– Non pas. Vous êtes non-seulement aimée, mais adorée. Ne méprisez point cela, allez: c’est très-bon, d’être adorée.


– Hélas! dit Fernande avec un profond soupir.


Puis, tout à coup, reprenant cette feinte gaieté que, depuis un instant, elle avait appelée à son secours:


– Mais je me rappelle, continua Fernande, nous dînons avec le comte, n’est ce pas?


– Oui, et il est allé chez lui changer de toilette.


– C’est justement ce à quoi je pensais. Ne serait-il pas bon que vous me jetassiez chez moi pour que j’en fasse autant?


– Allons donc! votre négligé est charmant. N’allez point altérer ce beau désordre, cher ange… Vous auriez l’air d’avoir fait des frais pour lui. Si c’était un jeune homme de vingt-cinq ans, à la bonne heure; mais il ne faut pas nous gâter nos vieux, il n’y a plus que ceux-là d’aimables.


– Comme vous voudrez, dit Fernande, qui tremblait au fond du cœur, en rentrant chez elle, d’y retrouver Maurice.


La promenade continua pendant une heure encore; mais la conversation se termina-là, ou, si elle reprit quelque activité, M. de Montgiroux avait cessé d’en être l’objet.


En rentrant chez elle, madame d’Aulnay trouva la table dressée. Il était évident qu’ainsi qu’il avait demandé la permission de le faire, le comte avait passé par là.


À six heures juste, on annonça le comte de Montgiroux.


Il entra, et, saluant la maîtresse de la maison:


– Affirmez à madame, dit-il, que, pour venir à six heures, je ne suis pas tout à fait un provincial; seulement, le désir de vous voir m’a poussé en avant, voilà tout.


Puis, avec une aisance parfaite, le comte s’assit, parla avec un charme extrême de toutes les choses dont on parle aux femmes: de la pièce nouvelle à l’Opéra, du prochain départ du Théâtre-Italien pour Londres, des projets de campagne; demandant aux femmes ce qu’elles comptaient faire, n’ayant, lui, rien de bien arrêté, et déclarant que, si la Chambre lui en laissait la liberté, il était prêt à se mettre à la disposition du premier caprice venu.


Et, en prononçant ces mots, il regardait Fernande, comme pour lui dire: «Faites un signe, madame, et ce signe sera un ordre; énoncez un désir, et ce désir sera accompli.»


Fernande répondit, comme le comte, qu’elle ne savait pas ce qu’elle ferait, mais, en tous cas, qu’ayant passé un hiver fort retiré, elle comptait, au retour de la belle saison, prendre sa revanche.


Madame d’Aulnay avait une comédie à mettre en scène; occupation qui devait la retenir à Paris.


On se mit à table. M. de Montgiroux, placé entre les deux femmes, fut également galant pour toutes deux, sans que sa galanterie eût rien de ridicule. C’était même bien plutôt la douce bienveillance d’un vieillard, l’urbanité d’un homme distingué, que de la galanterie dans le sens qu’on attache à ce mot.


Fernande, dont le goût était si fin, dont le tact était si parfait, ne put s’empêcher de reconnaître en elle-même que M. de Montgiroux était digne de la réputation que madame d’Aulnay lui avait faite; et, quoique son sourire fût profondément triste, deux ou trois fois elle se surprit à sourire.


On se leva de table, et l’on passa au salon pour prendre le café. Comme on reposait les tasses sur le plateau, on annonça à madame d’Aulnay que le directeur du théâtre auquel elle allait donner sa pièce avait à lui dire deux mots de la plus haute importance.


– Mon cher comte, vous le savez, dit madame d’Aulnay, les directeurs de théâtre sont, avec l’empereur de Russie et le Grand Turc, les seuls monarques absolus qui restent en Europe, et, à ce titre, on leur doit bien quelque considération: permettez donc que je vous quitte un instant pour recevoir mon autocrate; d’ailleurs, vous n’avez pas à vous plaindre, je l’espère, je vous laisse en bonne compagnie.


À ces mots, elle se leva, baisa Fernande au front, fit une révérence au comte et sortit.


Fernande sentit son cœur se serrer. Ce tête-à-tête était-il arrangé entre madame d’Aulnay et le comte? était-elle véritablement traitée avec cette légèreté?


Puis, avant que madame d’Aulnay eût refermé la porte, elle fit un retour amer sur elle-même.


– Au fait, se dit-elle répondant à sa pensée, que suis-je au bout du compte? Une courtisane. Allons, pas d’hypocrisie, Fernande, et ne fais pas semblant de rougir de ton état.


Et alors elle releva la tête, qu’elle avait tenue un instant baissée, et força son regard de s’arrêter sur le comte.


– Madame, dit celui-ci, encouragé par la manière dont, depuis le matin, Fernande s’était conduite vis-à-vis de lui, et rapprochant son fauteuil du canapé où elle était à demi couchée; madame, je ne vous avais jamais vue, mais j’avais bien souvent entendu répéter votre éloge. Je m’étais fait de vous une haute idée; vous l’avez surpassée par un charme inexprimable et par un goût exquis; je m’attendais à voir briller la beauté dans tout l’éclat qui l’entoure d’ordinaire, et je trouve tant de modestie et de douceur dans votre regard et votre langage, que c’est tout au plus maintenant si j’ose vous dire ce que vous savez bien du reste, c’est-à-dire qu’il est impossible de vous voir sans vous aimer.


– Dites, monsieur, répondit Fernande en souriant avec une profonde tristesse, que vous savez bien que je suis une de ces femmes à qui l’on peut tout dire.


– Eh bien, non, madame, reprit le comte. Peut-être étais-je venu ici avec cette idée; mais je vous ai vue, non point telle que vous a faite l’impertinent bavardage de nos jeunes gens à la mode, mais telle que vous êtes réellement. Et maintenant je tremble et j’hésite en essayant de vous faire comprendre que je serais véritablement trop heureux si vous me permettiez de vous consacrer quelques-uns des instants que me laissent mes devoirs d’homme d’État.


Fernande reçut cette déclaration prévue avec un sourire doux et mélancolique. Il eût fallu connaître ce qui agitait son âme, pour comprendre tout ce que ce sourire contenait d’amertume. Mais M. de Montgiroux n’était ni d’un rang ni d’un âge à s’effrayer de cette restriction muette et, d’ailleurs, presque imperceptible; il désirait trop pour oser approfondir.


Alors, sans aller plus loin dans l’expression directe de ses sentiments, avec ce tact infini, avec cet art merveilleux que les gens de qualité mettent à dire les choses les plus difficiles, il aborda les conditions du traité en termes si délicats, qu’on pouvait se méprendre, à la rigueur, sur le motif de cette honteuse proposition, sur le but de ce trafic infâme. En effet, quiconque, sans les connaître, voyant ce vieillard et cette jeune femme, eût entendu leur conversation, eût pu supposer qu’elle était dictée par le sentiment le plus saint et le plus respectable, eût pu croire qu’un père s’adressait à sa fille, ou qu’un mari, sachant qu’il lui fallait racheter son âge par la bonté, cherchait à plaire à sa femme. Il parla du bonheur d’avoir une grande fortune avec la reconnaissance d’un homme qu’on oblige en l’aidant à la dépenser. Il exalta la générosité de l’amie qui donnerait du prix à sa richesse en la dissipant.


– Le partage, dit-il, n’est bien souvent qu’un acte de justice, que la restitution d’une chose due. Deux beaux chevaux gris ne sont-ils pas bien plutôt destinés à traîner lestement une femme élégante, qu’un grave pair de France qui ne peut décemment écraser personne? Une loge à l’Opéra n’est-elle pas naturellement disposée au premier rang pour faire briller un jeune et frais visage, et non pour encadrer la maussade figure d’un homme d’État? Ce qui lui convient, à lui, c’est une petite place tout au fond, dans le coin le plus obscur, et encore si l’on veut bien l’y souffrir. Qu’ai-je de mieux à faire, continua-t-il, moi célibataire, moi sans enfants, qu’entourer les autres d’affections et de soins? J’aime à courir les magasins; cela me distrait; on trouve que je ne manque pas de goût. Je ne veux pas rester dans les entraves de la routine et dans les habitudes d’autrefois; donc, je suis dans la nécessité d’acheter beaucoup pour me tenir au courant de la mode. D’ailleurs, un homme de mon rang doit dépenser dans l’intérêt du commerce; c’est une question gouvernementale: cela me fait des partisans, cela me rend populaire. Puis j’ai une qualité: je paye exactement tous les mémoires qu’on m’apporte, surtout lorsqu’ils ne me sont pas personnels. Et puis croiriez-vous que mon intendant ne me laisse pas la douceur de m’occuper de ma maison? Tout y est étiqueté par l’usage, si bien qu’il me faut chercher ailleurs le plaisir de tatillonner un peu.


Aux premières paroles du comte, l’orgueil de Fernande s’était soulevé; mais bientôt elle avait pris un triste plaisir à s’humilier elle-même en écoutant et en s’appliquant ce discours détourné.


– Que suis-je? se disait-elle tout bas. Une courtisane, et pas autre chose; une maîtresse qu’on prend pour se distraire de sa femme. De quel droit me fâcherais-je qu’on me parle ainsi? Trop heureuse encore qu’on adopte de semblables formes, qu’on recoure à de pareils ménagements; allons donc, Fernande, du courage!


Et, pendant tout ce discours du comte de Montgiroux, elle sourit d’un délicieux sourire; puis, lorsqu’il eut fini:


– En vérité, dit-elle, monsieur le comte, vous êtes un homme charmant.


Et elle lui tendit une main que le comte couvrit de baisers.


En ce moment, madame d’Aulnay rentra.


Au bout de cinq minutes, le comte eut le bon goût de prendre son chapeau et de se retirer. Mais, en rentrant chez elle, Fernande trouva le valet de chambre de M. de Montgiroux, qui l’attendait un petit billet à la main.


Fernande prit le billet, traversa rapidement le salon, et entra dans la chambre à coucher grenat et orange, dans la chambre à coucher au lit de bois de rose, et non pas dans la cellule virginale, qui, ouverte pour Maurice seulement, et refermée derrière lui, ne devait jamais se rouvrir pour un autre homme. Là, elle ouvrit le billet et lut:


«Lorsqu’on a eu le bonheur de vous voir, lorsqu’on meurt du désir de vous voir encore, à quelle heure, sans être indiscret, peut-on se présenter à votre porte?


» Comte DE MONTGIROUX.»


Fernande prit une plume et répondit:


«Tous les matins jusqu’à midi; tous les jours jusqu’à trois heures quand il pleut; tous les soirs quand on me fait la cour; toutes les nuits quand on aime.


» Fernande»


Aspasie n’aurait pas répondu autre chose à Alcibiade ou à Socrate.


Pauvre Fernande! il fallait qu’elle eût bien souffert pour écrire un si charmant billet.

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