CHAPITRE V

C’était, comme nous l’avons dit, ce que désirait M. de Rieulle, et depuis qu’il avait vu entrer la jeune femme, il avait constamment manœuvré pour arriver à ce résultat.


Maintenant, disons quelques mots de Fabien de Rieulle, que nous n’avons pas eu le temps encore de faire connaître à nos lecteurs.


Fabien de Rieulle était ce que l’on nomme, dans toute l’acception vulgaire du mot, un bon garçon; il y a plus: au premier coup d’œil, sa mise et ses manières paraissaient satisfaire aux exigences les plus absolues de l’élégance parisienne, et il fallait un regard bien exercé ou un examen très-approfondi pour distinguer en lui les nuances qui séparaient l’homme du gentilhomme.


Fabien avait trente ans, à peu près, quoique au premier abord il ne parût pas son âge. Ses cheveux étaient d’une charmante nuance de châtain foncé, que faisait ressortir une barbe un peu plus pâle de ton et dans laquelle se glissaient quelques poils d’une nuance fort hasardée; ses traits étaient réguliers mais forts, et une couche de rouge un peu trop prononcée, en s’étendant habituellement sur son visage, lui ôtait un peu de cette distinction qui accompagne toujours la pâleur. Grand et bien fait au premier aspect, on sentait cependant que ses membres, fortement accentués, manquaient de finesse dans leurs attaches et de délicatesse dans leurs extrémités; son œil bleu foncé, parfaitement encadré sous un sourcil bien dessiné, ne manquait pas d’une certaine puissance; mais il eût cherché vainement à s’approprier ce regard vague et perdu qui donne tant de charme à la physionomie. Enfin, toute sa personne avait, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’élégance acquise, mais non la distinction native; tout ce que l’éducation et la société donnent, mais rien de ce que la nature accorde.


Fabien de Rieulle s’était lié avec Maurice de Barthèle, et c’était certainement la plus grande sottise qu’il eût pu faire; car le voisinage de Maurice servait purement et simplement à rendre visibles toutes ces légères imperfections, qu’il pouvait facilement dissimuler loin de lui.


En effet, un mauvais génie semblait s’attacher à Fabien chaque fois qu’il voulait entrer en lutte avec Maurice; car, en toutes choses, Maurice avait l’avantage sur lui. Fabien, mécontent de son tailleur, l’avait quitté et avait pris celui de Maurice, croyant que cette nuance de perfection qu’il avait remarquée dans la tournure de son ami, venait de la coupe particulière que Humann donnait à ses vêtements. Or, il s’était fait habiller par Humann, et, comme il était loin d’être un sot, il avait été forcé de s’avouer que son désavantage, à lui, venait d’une certaine rotondité de taille qui appartenait à son organisation. Fabien et Maurice faisaient courir tous deux; mais presque toujours, soit aux courses du Champ de Mars, soit à celles de Chantilly, le cheval de Maurice l’emportait sur celui de Fabien; c’était de peu de chose, sans doute, d’une demi-tête, mais c’était assez pour que Fabien perdît son pari. Alors Fabien, à prix d’argent et sous un autre nom, arrivait à acheter le cheval vainqueur; il débauchait le jockey auquel il attribuait les honneurs du triomphe, et, avec le même jockey et le même cheval qui l’avaient vaincu l’année précédente, il perdait encore, d’un quart de tête, c’est vrai, mais il perdait. Maurice et Fabien étaient joueurs tous deux, beaux joueurs, gros joueurs surtout; tous deux savaient perdre avec calme, mais Maurice seul savait gagner avec insouciance et du même air absolument qu’il perdait. Enfin, on avait prétendu que cette rivalité s’était étendue plus loin encore, s’attaquant à des intérêts où, à défaut du cœur, l’amour-propre est bien autrement en jeu que dans des luttes de toilette, de courses ou de jeu, et que, là encore, Fabien avait été battu par Maurice. Fabien cependant avait eu assez de bonnes fortunes pour arriver à être à la mode; mais Maurice, lui, y avait toujours été. On avait connu à Fabien la princesse de ***, la baronne de ***, lady ***; mais Maurice passait partout pour avoir négligé ces conquêtes.


Comme on le voit, Maurice, en toutes choses, avait donc toujours conservé l’avantage sur Fabien. Aussi ce dernier avait-il juré de se venger un jour, d’une façon éclatante, de sa longue infériorité, et, dans son espoir, le moment était enfin arrivé de prendre sa revanche.


En effet, l’embarras extrême qui se manifesta dans le maintien de Clotilde aussitôt qu’elle sa trouva en tête-à-tête avec lui parut à Fabien d’un favorable augure. En homme habile et accoutumé à mettre en usage tous les moyens qui mènent à bien une intrigue amoureuse, il avait envisagé du premier coup les avantages que lui donnait la proposition que lui avait faite la veille madame de Barthèle, d’amener à Fontenay-aux-Roses cette femme que son fils aimait. Cependant, comme cette complaisance pouvait lui nuire dans l’esprit de Clotilde et neutraliser le bénéfice qu’il comptait tirer de sa jalousie, il s’était, sous prétexte de ménager à Léon de Vaux un tête-à-tête avec Fernande, arrangé de manière à ce que ce fût Léon de Vaux qui introduisît sous le toit conjugal la rivale de Clotilde. Lui précéderait son ami d’une heure, et, pendant cette heure, il ferait comprendre à la femme de son ami, que, forcé d’accepter la mission que lui avait donnée madame de Barthèle, il n’avait pas voulu du moins être l’agent actif d’un événement qui, de quelque côté qu’on l’envisageât, présentait toujours quelque chose d’humiliant pour l’amour-propre, et de douloureux pour le cœur de la jeune femme.


Il se fit d’abord de part et d’autre un profond silence; mais il y a des moments où le silence impressionne plus que la parole, si adroite ou si passionnée qu’elle soit: c’est lorsqu’il y a dans le cœur une sorte de retentissement de ce qui se passe dans le cœur des autres. Or, que se passait-il dans le cœur de Fabien? Nous le savons. Mais dans celui de Clotilde? D’où venait chez elle cette agitation intérieure qu’elle s’efforçait de surmonter? S’était-elle aperçue du sentiment qu’elle avait fait naître, c’est-à-dire de ce désir de possession que les femmes distinguent si rarement de l’amour? N’était-elle point indifférente à cet effet de sa beauté, dont jusqu’alors, moitié par respect pour elle, moitié par crainte de Maurice, les jeunes gens qui l’entouraient lui avaient laissé ignorer la puissance? La trahison d’un mari avait-elle eu le fâcheux résultat de laisser pénétrer dans cette jeune âme un sentiment qui ne fût pas en harmonie avec ses devoirs, et déjà secrètement, sans trop s’en rendre compte ni se l’expliquer, comprenait-elle la vengeance? Qui peut le dire? La vanité de la femme se trouve souvent blessée sans qu’elle le sache elle-même, par un de ces instincts de coquetterie inhérents à sa nature. C’est alors que l’esprit perçoit chez elle des idées indécises dont elle ne comprend pas d’abord toute la valeur, mais qui reviennent avec persistance, et qui laissent, à chaque fois qu’elles sont revenues, une trace plus profonde de leur passage. S’il est vrai que les idées soient innées et que notre âme en contienne le germe, ne suffit-il pas du rayon de la première occasion pour les faire éclore, et, une fois écloses, ne se développent-elles pas rapidement par les occasions qui succèdent à la première?


Mais évidement Clotilde était émue, et la présence de Fabien était pour beaucoup dans cette émotion-là. Ce fut elle cependant, peut-être même à cause de ce secret embarras qu’elle sentait peser sur son cœur, qui rompit ce muet préambule. Quant à Fabien, il était trop habile pour ne pas lui laisser remplir jusqu’au bout son rôle de maîtresse de maison, et pour faire cesser un silence plus expressif à ses yeux que toutes les conversations du monde.


– Monsieur, dit-elle, en attendant le retour de madame de Barthèle, je vous propose de jeter avec moi un regard sur des fleurs que l’on dit fort rares, que je trouve fort belles, et que notre jardinier cultive avec beaucoup de soin.


– Je suis à vos ordres, madame, répondit Fabien en s’inclinant avec respect.


Et, à ces mots, comme pour échapper à elle-même par le mouvement, Clotilde sortit du salon, et, suivie de Fabien, traversa la salle de billard et entra dans la serre.


– Voyez, monsieur, dit Clotilde en examinant ces fleurs avec une attention trop affectée pour que cette attention ne cachât point de l’embarras; voyez ces pauvres plantes, elles semblent partager la tristesse de la maison, et elles ont l’air toutes délaissées depuis que Maurice est malade. En effet, je crois que c’est la première fois que j’entre ici depuis huit ou dix jours, et ces fleurs sont trop délicates, j’oserai presque dire trop aristocratiques, pour être abandonnées aux soins d’un simple jardinier.


Fabien la regarda complaisamment caresser ces plantes insensibles; mais de son côté, il ne rompit pas le silence. Se taire, c’était de sa part provoquer un autre genre de conversation. La jeune femme le comprit. Elle releva la tête; mais alors ses yeux rencontrèrent le regard ardent de Fabien, et elle les laissa retomber de nouveau sur ses fleurs. Alors, se voyant dans l’obligation absolue de montrer de l’assurance, dans le maintien du moins, elle se crut bien forte en continuant à prendre pour texte la maladie de son mari. Seulement, de cette maladie, elle choisit le seul épisode peut-être que, dans la situation présente, elle eût dû laisser de côté.


– Monsieur, dit-elle après s’être assise et avoir fait signe à Fabien de s’asseoir sur de grands divans d’étoffe de Perse qui régnaient tout autour de la serre, dont on pouvait soigner les fleurs du dehors; monsieur, dit-elle avec cet air résolu qui trahit le trouble intérieur, vous avez témoigné beaucoup d’enthousiasme en traçant le portrait de madame Ducoudray. C’est le nom, je crois…


– De l’enthousiasme, madame? se hâta d’interrompre Fabien. Permettez moi, je vous en supplie, de vous convaincre que vous vous êtes méprise.


– Je ne le pense pas, reprit Clotilde avec naïveté; j’étais fort attentive à la conversation, d’abord parce qu’elle intéressait Maurice. Vous l’avez dépeinte à madame de Barthèle, non seulement comme une femme distinguée, mais encore comme une beauté remarquable; et la manière dont vous vous êtes exprimé excuse et me fait comprendre maintenant cette passion de Maurice, qui me plonge, – elle se reprit, – qui nous plonge tous ici dans le désespoir.


La réticence involontaire de la jeune femme, car Clotilde n’avait ni l’art ni l’intention de révéler ainsi ses plus secrètes peines, la réticence n’échappa point à Fabien. Madame Maurice de Barthèle, en invoquant un motif d’affliction, avait cru y trouver un point d’appui; mais le nous collectif dont elle rectifia innocemment la première formule, par un effet instantané de sa conscience, dévoilait son âme jusqu’à son dernier repli, et Fabien, en homme habile, se contenta de balbutier quelques paroles vagues. Cette fois, la conversation prenait un ton trop favorable à ses projets pour qu’il cherchât à la détourner.


– Croyez, madame, dit-il, que je prends à votre douleur une part bien vive; si Maurice m’avait écouté…


– Ne l’accusez pas, reprit à son tour Clotilde; il est moins coupable qu’on ne le croit. C’est une erreur sans conséquence, un caprice d’enfant gâté; sa mère et mon oncle l’excusent.


– Sa mère, oui, dit Fabien en souriant; mais permettez-moi de vous dire que j’ai cru remarquer que son oncle avait moins d’indulgence.


– Ce qui prouve que nous valons mieux que vous, messieurs.


– Qui vous conteste cela?


– Ou plutôt, continua Clotilde, c’est que la différence est grande entre la situation de la femme et celle du mari. C’est que le monde… pourquoi? je n’en sais rien… vous relève, messieurs, du crime dont il nous flétrit.


– Vous vous trompez, madame, reprit Fabien, l’opinion du monde ne relève du crime qu’au point de vue social et non au point de vue du sentiment. À cet égard, et je puis le dire à votre égard surtout, madame, le préjugé sous son double aspect me semble absurde.


– Je serai moins sévère que vous, monsieur, répondit la jeune femme en baissant les yeux. Je conçois tout dans cette circonstance, et, croyez-le bien, l’amour-propre ne m’aveugle pas. Le crime de Maurice, – et c’est à dessein que je me sers du mot que vous avez prononcé, pour en changer l’acception, – ce crime est involontaire. J’ai toujours entendu dire, et, si peu expérimentée que je sois en pareille matière, je crois, de mon côté, que la volonté est impuissante dans les choses du cœur et qu’elle ne fait pas plus naître l’amour qu’elle ne peut le faire cesser.


– Hélas! oui, sans doute, s’écria vivement Fabien, et ce que vous dites là, madame, n’est que trop vrai…


Un soupir suspendit la phrase de Fabien au moment où elle allait devenir trop significative, et un trouble parfaitement joué prit la valeur d’un trouble intérieur et comprimé.


Puis, après un moment de silence, il reprit comme s’il lui avait fallu tout ce temps pour maîtriser son émotion:


– Mais, pour ce qui se passe ici, pour ce qui vous concerne, permettez-moi de vous dire toute la vérité, madame. Eh bien, sur l’honneur, je vous le répète, je ne puis concevoir le fol entêtement de Maurice pour cette femme.


– Et cependant vous faisiez tout à l’heure son éloge de façon à excuser une passion si vive qu’elle soit, reprit Clotilde avec une inquiétude mal déguisée.


– Eh! mon Dieu, oui, sans doute, dit Fabien comme vaincu par la vérité. Dans toute autre maison, partout ailleurs, près de toute autre femme, je la trouverais belle peut être; mais, voulez-vous que je vous le dise? sa présence ici m’irrite, et, quoique en apparence, et pour ne pas désobliger madame de Barthèle, je me sois prêté d’abord à cette aventure, maintenant je la désapprouve. Cette femme près de vous, c’est une profanation!


– Ah! monsieur, s’écria Clotilde avec un élan spontané dans lequel, au reste, il y avait plus de fraternité que d’affection conjugale, ce n’est pas dans l’affreuse alternative de sauver ou de perdre un mari qu’il est permis à une femme de réfléchir et d’être sévère sur les moyens qui peuvent amener un résultat comme celui que nous espérons. Souvenez-vous que c’est le docteur, l’ami d’enfance de Maurice, un des médecins les plus distingués de Paris, qui a combiné, exigé tout ceci. D’ailleurs, il n’est au pouvoir de personne de changer le passé… Le danger modifie bien des choses, fait passer par-dessus bien des convenances, et il m’impose, à moi, la patience et la résignation. C’est mon devoir, à ce que l’on m’a dit; je ferai mon devoir, et un jour la reconnaissance de Maurice me récompensera.


– J’éprouve, je l’avoue, quelque surprise, madame, reprit Fabien, de vous entendre parler ainsi, à cette heure. Hier, il m’avait semblé, à la suite de cette scène, à laquelle j’étais si loin de penser que notre visite donnerait lieu, il m’avait semblé, dis-je, remarquer dans votre langage une sorte de douleur et d’indignation que je me suis permis de blâmer. Je n’en comprenais pas bien toute l’importance, je dois en convenir; mais la réflexion et, plus encore, un sentiment qui, depuis hier, s’est éveillé en moi à l’aspect de votre situation, m’ont fait revenir sur ce que je vous avais dit.


– Eh bien, monsieur, répondit Clotilde, depuis hier, il s’est fait en moi un changement tout contraire; oui, monsieur, l’espoir a produit son résultat ordinaire; on pense beaucoup dans la lenteur d’une nuit sans sommeil passée au chevet d’un mourant qui nous est cher. L’indulgence, d’ailleurs, est souvent le secret de la tranquillité, et la tranquillité, c’est presque le bonheur. Vous voyez, monsieur, que je suis raisonnable, et que je puis répondre aujourd’hui à tout ce que vous m’avez fait entendre hier.


– Ai-je donc été assez malheureux, répondit Fabien, pour vous déplaire par ma franchise? Et cependant, hier, je ne vous ai rien dit que je ne sois prêt à vous répéter aujourd’hui. Seulement, aujourd’hui, je vous ai vue une fois de plus; seulement, depuis hier, j’ai pu vous apprécier entièrement, et, à ce que j’ai dit hier, j’ajoute aujourd’hui que je ne comprends pas que l’on puisse vous être infidèle, et que je suis disposé à plaindre votre mari, si vous ne voulez pas absolument que je le blâme.


– Monsieur,… balbutia Clotilde en rougissant et en dénonçant, par un mouvement de retraite involontaire, l’extrême embarras où venait de la jeter Fabien.


– Je me tairai si vous l’exigez absolument, continua le jeune homme; mais, quand nous amenons près de vous la femme qui aveugle votre mari au point de l’empêcher de vous rendre la justice qui devrait vous assurer la supériorité sur toutes les autres femmes, vous me permettrez de déplorer moins encore les moyens que nous employons pour le guérir, que la cause qui met ses jours en péril. Votre bon cœur, je le sens, doit excuser un caprice qui cause de tels ravages; mais votre esprit peut-il les comprendre?


– Il faut cependant croire à ce que l’on voit, monsieur.


– Madame de Barthèle me disait tout à l’heure que votre mariage avait été un mariage d’amour bien plus que de convenance. Ou elle était dans l’erreur, ou je dois être étrangement étonné de voir votre bonheur détruit. L’amour, je le sais, et vous-même le disiez tout à l’heure, se rit de toutes les conventions de la société; le cœur n’entre pour rien dans les combinaisons des familles: mais vous avouez, alors, que Maurice ne vous aimait pas. Voilà ce que prouve sa situation présente, voilà ce que je puis concevoir; voilà, enfin, ce qui m’indigne contre lui.


Fabien avait parlé avec une telle ardeur de conviction, avec une chaleur de sentiment si puissante, que Clotilde n’osa relever les yeux; en même temps, elle craignit de se taire, et, quoique son émotion la portât à garder le silence, elle fit un effort sur elle-même pour le rompre. Cette espèce de véhémence à laquelle Fabien s’était laissé aller lui inspirait une terreur vague dont elle cherchait en vain à se défendre. Enfin, sans trop chercher à se rendre compte du trouble qu’elle éprouvait, elle répondit avec un calme apparent dont Fabien ne fut pas dupe:


– Depuis trois ans que je suis mariée, je n’ai jamais eu à me plaindre de M. de Barthèle, et, sans cette maladie fatale, j’ignorerais encore un oubli d’un instant que je pardonne et que je saurai oublier; car j’aime mon mari.


Mais sa voix expira sur ses lèvres en prononçant ces mots solennels. Il se fit un nouveau silence que ni l’un ni l’autre n’essaya de rompre. Fabien avait fait un grand pas; dans ce charmant réduit, au milieu du parfum de ces fleurs auquel Maurice avait si souvent mêlé la douce harmonie de sa voix, Clotilde écoutait une autre voix que cette de son mari, et cette voix arrivait jusqu’à son cœur et la faisait tressaillir.


Quant à Fabien, comme il était guidé bien plus encore par un désir de vengeance que par un amour réel, il se sentait maître de lui-même et, par conséquent, de Clotilde. Aussi, tandis que la jeune femme, embarrassée dans ce silence comme dans un réseau qu’elle n’avait pas le courage de rompre, s’abandonnait à une hésitation vague, se laissait aller enfin à l’étonnement et au trouble d’impressions qui lui semblait d’autant plus étranges qu’elles étaient entièrement nouvelles, Fabien mettait le temps à profit, combinant la portée des moindres paroles qu’il allait dire, et prenant la résolution d’éclairer Clotilde sur ce qu’elle éprouvait, sans cependant rendre le jour assez vif pour que le trouble qu’elle devait ressentir, la conduisît jusqu’à l’effroi.


Après l’avoir couvée quelque temps d’un de ces regards magnétiques que les femmes sentent peser sur elles, il reprit donc la parole.


– Me permettrez-vous, madame, dit-il en soupirant, d’interrompre vos réflexions en vous communiquant les miennes? La singularité de la situation permet entre nous, ce me semble, une certaine confiance, une espèce d’abandon qui me fait espérer que vous me pardonnerez ce que je vais vous dire. Vous aimez Maurice, dites-vous? Vous le croyez, sans aucun doute, vous devez le croire; mais il n’y a pas d’amour vrai sans jalousie; et, jusqu’à présent, ou, grâce à une grande puissance sur vous-même, vous les avez cachés, ou vous n’avez pas éprouvé un seul de ces mouvements impétueux qui dénoncent la présence d’une passion réelle, qui ne permettent plus de repos, qui empoisonnent à tout jamais la vie. Mais, si votre amour ne s’est pas encore révélé par ces violents symptômes, et que, cependant, cet amour existe, peut-être est-ce vous exposer beaucoup que de recevoir ici la femme qui vous a ravi le cœur auquel non seulement votre titre d’épouse, mais encore votre supériorité sur toutes les femmes, vous donnait le droit de prétendre exclusivement, vous, surtout, qui donniez exclusivement le vôtre. Peut-être, dis-je, serait-il prudent d’éloigner cette femme, de me charger de rompre l’entrevue préméditée. Vous n’avez qu’un mot à dire, il en est temps encore…


– Mais, monsieur, répondit Clotilde avec un léger mouvement d’impatience, vous oubliez que Maurice se meurt, et que le docteur prétend que la présence de cette femme peut seule le sauver!


– C’est vrai, madame, reprit Fabien s’amusant à tourner et à retourner le couteau dans le cœur de Clotilde; mais cette femme, en rendant Maurice à la vie et à la santé, à supposer que sa présence ait ce miraculeux effet, cette femme le rendra-t-elle à la raison? Songez-y, madame, c’est la tranquillité de votre existence tout entière que vous jouez sur un coup de dé. Vous allez voir cette femme; mais le point de vue duquel vous la verrez vous exagérera tous ses avantages, frivoles à mes yeux, qui, aux vôtres, deviendront des supériorités réelles. Exempte de coquetterie comme vous l’êtes, ne sachant pas ce que vous possédez, vous, de grâces plus précieuses, de qualités plus réelles, peut-être vous croirez-vous inférieure à elle, parce qu’elle aura fait ce que vous n’aurez pu faire; peut-être alors, avec cette erreur de votre modestie, sentirez-vous passer dans votre âme l’ardent poison de la jalousie, ce tourment sans trêve, cette douleur sans fin; vous ne saurez plus alors distinguer ce que l’art a combiné de ce que la nature donne; vous prendrez des manières étudiées pour des grâces naïves; l’esprit des mots brillants, que l’aplomb et l’audace des reparties font valoir, vous paraîtra préférable au sentiment timide qui n’ose se trahir. Vous la verrez sans vous voir, madame; vous l’entendrez sans vous entendre, et vous serez malheureuse, car vous vous croirez réellement inférieure, car je ne serai pas là sans cesse pour vous dire: «Vous l’emportez sur cette femme, madame, comme un diamant sur une fleur, comme une étoile sur un diamant!» Vous serez malheureuse, ou bien vous ne l’aimerez pas.


Les regards et la voix de Fabien étaient animés d’une expression si chaleureuse et si persuasive, que le trouble de Clotilde devint de plus en plus visible. Cependant, grâce à un effort sur elle-même, elle continua de faire bonne contenance.


– Vous oubliez, monsieur, répondit-elle, qu’aujourd’hui il ne s’agit pas de moi, mais de Maurice; que ce n’est pas moi qui fais trembler une mère, et, tout en vous remerciant de l’intérêt que vous me portez, peut-être ai-je le droit de m’étonner du zèle extrême que vous mettez à me dévoiler mon propre malheur.


– Ce zèle ne vous surprendrait point, madame, si vous pouviez lire dans mon cœur, si vous pouviez apprécier à sa valeur le sentiment qui me guide, et si vous arriviez ainsi à vous convaincre que votre intérêt me touche plus que celui de mon meilleur ami.


L’aveu, cette fois, était si direct, que Clotilde ne put retenir un mouvement d’effroi.


– Je continue de vous écouter, mais je cesse de vous comprendre, monsieur, dit la jeune femme en prenant un ton froid et réservé.


– Oui, c’est vrai, pardon; pardon, madame!… dit Fabien feignant un embarras qu’il n’éprouvait en aucune façon; j’oubliais que j’ai peu l’honneur d’être connu de vous; aussi suis-je forcé de vous parler un instant de moi, madame, au lieu de continuer à vous parler de vous; de vous expliquer une singularité de mon caractère, ou plutôt une bizarrerie de mon cœur.


Il s’arrêta un instant, des larmes brillèrent dans ses yeux, et une émotion concentrée parut lui briser la voix. Clotilde continua d’écouter malgré elle.


– Sous une apparence de frivolité mondaine, continua-t-il, je cache un cœur bien malheureux; oui, madame, j’ai la douleur d’être toujours entraîné malgré moi à me ranger du côté des opprimés, quels qu’ils soient. Pardonnez-moi ces révélations, madame, et surtout n’allez pas en rire. C’est au point que, dans un bal, au lieu de m’adresser aux femmes que leur beauté et leur parure entourent d’admirateurs, je cherche, pour lui faire partager le plaisir et la joie de tout le monde, la pauvre délaissée que personne n’invite. L’abandon, partout où je le rencontre, a des droits à mon attention, à mes soins, à mon respect même. Je ne m’établis pas en redresseur de torts, mais je trouve du bonheur à consoler; c’est un rôle qui ne fait pas briller, et qui, cependant, est doux à remplir.


Il y avait dans la voix de Fabien tant de conviction, et dans son air tant de vérité, que la femme la plus accoutumée à ce genre de manège y eût été prise; aussi, voyant l’effet qu’il avait produit, Fabien continua:


– Si vous saviez, madame, combien il y a dans le monde d’injustices à réparer! combien de femmes que l’on croit heureuses détournent la tête pour verser des larmes, et combien de sourires passent sur les lèvres, qui n’ont point leur source dans le cœur!


– Mais savez-vous, monsieur, qu’à ce compte, dit Clotilde votre vie tout entière doit être un acte de dévouement?


– Et cet acte de dévouement n’est pas bien méritoire, madame; car un jour peut arriver, enfin, où, comprenant la différence qu’il y a entre le cœur de celui qui l’abandonne et le cœur de celui qui la plaint, une femme qui jamais, peut-être, n’eût laissé tomber un regard sur moi, daignera me récompenser d’un mot, me payer d’un sourire, et faire ainsi de moi le plus heureux des hommes.


Cette fois, il n’y avait plus à se tromper sur le sens des paroles, ni sur l’intention de celui qui les prononçait; aussi Clotilde, toute pâlissante de terreur, se leva-t-elle tout à coup.


– Pardon, monsieur, dit-elle, j’entends le bruit d’une voiture; c’est probablement madame Ducoudray qui entre dans la cour, et j’ai promis à madame de Barthèle de la prévenir de son arrivée.


Et, prompte comme l’éclair, elle traversa la salle de billard, et disparut derrière la portière du salon.


– Bon! dit Fabien en rajustant le col de sa chemise et en lissant ses manchettes, mes affaires vont à merveille! elle a fui, donc, elle craignait de se trahir en restant. Ah! l’on me fait jouer ici le rôle de médecin; eh bien, soit! mais on me payera mes visites.

Загрузка...