CHAPITRE XXII

La pendule sonna onze heures.


Ce bruit étranger, en se mêlant à l’harmonie qui semblait tenir toutes ces âmes enchaînées à la voix de Fernande, rompit le charme; c’était la voix de la terre, c’était le cri du temps.


Madame de Neuilly fut la première à secouer la chaîne invisible qui liait l’auditoire. Son âme était mal à l’aise dans cette région surhumaine, il fallait à son esprit, pour qu’il jouît de toute sa puissance, la solidité des choses positives, comme il fallait à Antée le sol pour y retrouver les forces qu’Hercule lui faisait perdre en l’enlevant dans ses bras; d’ailleurs, madame de Neuilly était impatiente de se relever vis-à-vis d’elle-même de l’espèce d’ascendant moral que la courtisane avait exercé sur son esprit; pour la première fois, la riposte lui avait fait faute, et elle était restée sans réponse devant une femme. Qu’était donc devenue son acrimonie habituelle? La dignité froide de Fernande l’avait-elle paralysée? Cette idée humiliait sa vanité; à tout prix, il fallait qu’elle réparât cet échec, qu’elle rentrât dans son caractère, qu’elle reprît confiance en elle-même, qu’elle méditât quelque bonne noirceur, pour bien se convaincre qu’elle n’avait rien perdu de ses excellentes habitudes; mais elle sentait qu’avant toutes choses, l’air et l’espace lui devenaient indispensables pour qu’elle pût se dégager entièrement de la terrible influence que les bonnes façons, l’élégance parfaite et le ton supérieur de Fernande avaient conquise sur elle; aussi songea-t-elle à partir.


Or, les retraites de madame de Neuilly étaient comme celles des Parthes, et jamais l’aristocratique personne n’était si dangereuse qu’au moment où elle se retirait.


– Onze heures! s’écria-t-elle; oh! mon Dieu, chère baronne, comme le temps passe chez vous? et quand je pense que l’aiguille a fait le tour du cadran depuis que je suis ici! Cependant il faut du repos à notre malade, n’est-ce pas, docteur Gaston?


Le docteur salua en signe d’assentiment.


– Je vous laisse donc, mon cher Maurice, continua la veuve, et je vous laisse en emportant pour vous l’espoir d’une prompte guérison. Au revoir, mes chères cousines; à bientôt, monsieur de Montgiroux; je verrai demain la moitié de la Chambre haute chez la duchesse de N…, et je vous excuserai près de vos illustres collègues à propos de la réunion préparatoire que vous savez. Maurice, mon très-cher cousin, il n’est en vérité pas un homme qui ne voulût être à votre place, ne fût-ce que pour être soigné comme vous l’êtes. Le fait est que c’est un plaisir d’être malade lorsqu’on est l’objet de tant de soins inspirés par des sentiments à la fois si dévoués, si généreux et si désintéressés. Madame Ducoudray reste à Fontenay, je présume, puisque sa voiture est partie; moi, j’ai gardé la mienne, une triste voiture de louage; si cependant, telle qu’elle est, MM. de Rieulle et de Vaux ne dédaignent pas d’y prendre place, je serais charmée de voyager sous leur sauvegarde, non pas que je craigne les aventures, Dieu merci! mais le hasard est si étrange, et m’a donné aujourd’hui de si singulières leçons! Qui sait, on n’aurait qu’à me prendre dans l’obscurité pour madame Ducoudray, et m’enlever de confiance, c’est ce qu’il faut éviter dans l’intérêt de tout le monde.


– Pour moi, madame, dit Fabien, je suis véritablement désespéré de n’avoir point l’honneur de votre compagnie; mais je suis venu dans mon tilbury, et j’ai un cheval si ombrageux, qu’il briserait tout s’il ne reconnaissait pas dans la main de son conducteur la main du maître; mais, ajouta-t-il en souriant, voici mon ami Léon de Vaux, qui était venu avec madame Ducoudray, et qui sera enchanté de s’en retourner avec vous.


Léon, pris dans le piège, ne put reculer; il lança un coup d’œil féroce à Fabien, et offrit galamment le bras à madame de Neuilly, qui attendit un instant que madame de Barthèle et Clotilde vinssent l’embrasser; voyant bientôt que les deux femmes se contentaient d’une froide révérence, elle leur répondit par un salut pareil. Quant à Fernande, elle se contenta de se soulever devant le piano, et s’inclina avec plus de froideur encore que les deux hôtesses.


À peine madame de Neuilly fut-elle sortie, accompagnée des deux jeunes gens, que l’on ressentit de part et d’autre un embarras extrême. Tant que les étrangers, les importuns et les méchants avaient été là, chacun avait senti la nécessité de veiller sur soi et de se défendre, et le sentiment de sa propre conservation avait tenu tout le monde en haleine; les deux jeunes gens et la veuve éloignés, on restait pour ainsi dire en famille, et le besoin de se ménager les uns les autres disparaissait, laissant chacun dans un malaise réel. La pauvre Fernande surtout, abandonnée de son orgueil que madame de Neuilly semblait avoir emporté avec elle, était prête à perdre contenance à l’idée qu’elle se trouvait seule dans cette maison, dont toutes les convenances sociales lui muraient la porte; elle fut saisie d’une irrésistible émotion. Pourquoi avait-on renvoyé sa voiture? Qu’espérait-on d’elle encore, et que pouvait-elle faire pour Maurice, après le secret de paternité qu’elle avait surpris entre M. de Montgiroux et lui? et comment de son côté, enfin, le comte pouvait-il supporter son regard? Mais ces questions, qui passèrent dans son esprit, restèrent sans réponse devant un de ces mouvements de l’âme qui précèdent les actions courageuses, les résolutions fermes et instantanées. Sans doute tout était encore vague et confus dans sa pensée; cependant une lumière venait d’y poindre, elle était décidée à marcher à la lueur de cette lumière.


– Madame, dit-elle à demi-voix à la baronne, je vous ai donné, je l’espère, une grande preuve d’abnégation, j’ai consenti à tout ce que vous avez désiré de moi dans le cours de cette terrible journée; qu’exigez-vous encore avant que je me retire? je suis toute prête à le faire.


Cette demande, tombant chez la douairière au milieu d’une disposition d’esprit analogue à celle qui dominait la situation générale, l’embarrassa fort. Madame de Barthèle n’était plus soutenue dans ses rapports avec Fernande par la crainte de perdre son fils, qui était visiblement entré en convalescence; d’un autre côté, l’idée que la courtisane lui avait déjà enlevé, ou était sur le point de lui enlever le comte, murmurait des paroles d’égoïsme au fond de son âme; elle se repentait de ce premier mouvement de confiance qui lui avait fait renvoyer la voiture de madame Ducoudray, et, hors du danger, peut-être allait-elle céder à cette ingratitude si naturelle aux gens du monde envers ceux qu’ils regardent comme leurs inférieurs, et qu’ils croient, par conséquent, trop heureux de leur avoir rendu un service; peut-être allait elle proposer brutalement à madame Ducoudray de la faire reconduire à Paris dans sa propre voiture, lorsque Clotilde, qui vit l’hésitation de sa belle-mère et jugea la situation d’un coup d’œil, cédant aux instincts généreux de la jeunesse, s’empressa de s’emparer de Fernande.


– C’est à moi, madame la baronne, dit-elle, de faire maintenant à notre ami les honneurs de l’hospitalité.


Puis, se retournant vers son mari:


– Maurice, dit-elle, nous allons vous laisser; il est onze heures passées, il ne faut pas trop présumer de vos forces. Soyez calme, et songez que tout le monde ici fait non-seulement des vœux pour votre santé, mais encore pour votre bonheur.


Le silence, dans certaines situations devient plus éloquent qu’aucune parole qu’on puisse dire. Un doux regard et un faible soupir furent la seule réponse du malade, et cette réponse fut comprise tout à la fois de Clotilde et de Fernande.


Le pair de France seul était resté comme cloué sur son fauteuil, en proie qu’il semblait être à des réflexions profondes et au combat de résolutions contradictoires.


– Monsieur de Montgiroux, dit madame de Barthèle, n’êtes-vous pas aussi d’avis qu’il est temps de se retirer, et de laisser Maurice commencer sa nuit? Il doit, comme chacun de nous, et plus que chacun de nous, avoir besoin de repos, après une journée si agitée et si fatigante.


Le comte, tiré de sa somnolence fiévreuse, se leva, murmura quelques paroles qui semblaient la confirmation de la pensée émise par la baronne, et docile comme un enfant coupable, il sortit après avoir serré la main de Maurice et salué la baronne, Clotilde et Fernande.


Maurice exigea qu’on le laissât seul, affirmant qu’il n’avait pas de garde plus fidèle à espérer que sa propre pensée, avec laquelle il avait grand besoin de se retrouver à son tour, et que son valet de chambre, qui resterait dans la chambre à côté, et à portée du bruit de sa voix ou de sa sonnette, lui suffirait parfaitement. Le docteur, interrogé, n’eut pas de volonté à cet égard; il répondit qu’il fallait laisser le malade faire comme il l’entendrait, et ne le contrarier que pour les choses nécessaires; si bien que la mère, rassurée, n’insista point pour qu’il en fût autrement. Elle embrassa tendrement Maurice, tandis que Clotilde saluait son mari, d’un dernier regard et sortait pour conduire Fernande à son appartement; et bientôt dans cette demeure redevenue calme, en apparence du moins, au sein de la nuit silencieuse, le drame du cœur n’eut plus que des monologues.


Dans la lutte incessante des passions que fait naître l’égoïsme inhérent de la nature humaine, et qui, filles religieuses, l’alimentent à leur tour, la plus vivace entre toutes devait travailler intérieurement les cinq personnes qui habitaient encore le château de Fontenay, et surtout lorsqu’elles purent descendre en elles-mêmes dans la solitude et l’isolement, libres de toute obsession étrangère. Alors la jalousie, ou, réduisons le mot poétique à sa juste expression matérielle, alors l’amour de la propriété déploya ses ailes dans les espaces de la pensée, pour les replier ensuite avec précaution autour du nid où se couvent les plus chères espérances, où se concentrent, pour chacun, les biens qu’il regarde comme les plus précieux, où l’avare pond son or, où l’ambitieux réchauffe l’œuf sans germe des grandeurs, où l’amant renoue la chaîne brisée de sa constance; car depuis le jour où, pour la première fois, l’homme, dans le but de satisfaire ses appétits, étendit la main vers une proie, et s’assimila ce qu’il pouvait saisir, acquérir et conserver devinrent les deux principes corrélatifs de son existence. – Nos cinq personnages, retirés chez eux ou isolés par le départ des autres, agitaient donc dans la cellule de leur conscience respective la question individuelle, l’envisageant chacun à son point de vue particulier.


Le comte de Montgiroux, en sa qualité d’homme d’État, de législateur, de juge, d’amant et de vieillard, devait tenir à son droit de propriété comme à la plus importante des prérogatives que donnent le rang, la fortune et la position sociale, et s’y cramponner, par conséquent, avec toute l’énergie d’une volonté qui brille de sa dernière lueur. Or Fernande était maintenant pour lui la chose la plus précieuse, la chose qui lui tenait le plus au cœur, et surtout depuis qu’il la voyait ainsi convoitée et attaquée de tous côtés. Aussi, pour la conserver, était-il prêt aux plus grands sacrifices.


Il y avait deux moyens, selon le comte, de conserver Fernande.


Le premier, celui qui, naturellement, devait se présenter à un esprit faible et habitué à la soumission, était la ruse. Madame de Barthèle lui avait, le soir même, et dans son tête-à-tête au milieu du monde, glissé quelques mots de la nécessité de l’union qu’elle avait résolue; et le comte, qui l’avait d’abord mentalement repoussée de toutes les forces de son esprit, s’y était peu à peu habitué, en pensant que c’était un moyen de continuer avec Fernande la vie de mystère qui lui promettait le bonheur. Il ferait à madame de Barthèle la concession de devenir son mari, elle lui ferait celle de lui laisser sa maîtresse. M. de Montgiroux avait l’habitude des grandes transactions politiques et sociales.


Malheureusement, en adoptant cette ingénieuse combinaison, le bonheur du pair de France reposait toujours sur ce point douteux, l’adhésion de Fernande. Or, il connaissait assez Fernande pour croire qu’elle se prêterait difficilement à cet arrangement, quelque logique et convenable qu’il fut.


L’autre moyen était une des ressources qu’on repousse d’abord comme insensées, puis qui se représentent après avoir grandi dans l’éloignement où on les a repoussées, et qui, bientôt, reviennent grandissant toujours, jusqu’à ce qu’elles vous enveloppent d’une obsession éternelle, perdant chaque fois un peu de la terreur qu’elles vous inspiraient; enfin, après une lutte triomphante, elles vous apparaissent comme une chose redevenue naturelle de monstrueuse qu’elle était auparavant, et dont, à force de les lécher, la mère obstinée parvient à faire des oursons.


M. de Montgiroux avait si bien tourné et retourné ce projet informe et monstrueux dans sa pensée, qu’il avait fini par en faire une chose qui lui paraissait très-arrangeable; maintenant, le projet n’était autre que d’épouser Fernande.


– Il y a un fait positif, se disait-il en lui-même, c’est que je ne puis plus être heureux maintenant sans la possession de cette charmante femme, qui est devenue nécessaire à ma vie. Or, j’apaiserai plus facilement madame de Barthèle que je ne parviendrai à fixer Fernande. Si je dois me marier pour faire un acte de raison ou de folie, que ce soit au moins dans l’intérêt de mon bonheur et pour embellir mes dernières années. Fernande est une fille de bonne maison, d’un noble caractère, d’un esprit cultivé, qui sentira la grandeur du sacrifice que je fais pour elle. Devenue ma femme, elle se croira obligée, pour racheter ses fautes passées, de se conduire d’une manière irréprochable. Alors je ne craindrai plus de rivaux, si jeunes et si séduisants qu’ils soient. Maurice, surtout devra respecter la femme de son oncle, que dis-je? la femme de son père. Madame de Barthèle, une fois calmée, comprendra et fera comprendre à tous que j’agis ainsi dans l’unique but de rendre Maurice à Clotilde, et pour briser en lui les dernières espérances d’un fol et coupable amour. Fernande, dira-t-on, avait résisté; cela même fera bien dans le monde, que Fernande ait résisté à Maurice. Cette résistance avait produit un désespoir profond, un désespoir qui pouvait mener Maurice au tombeau. Ces considérations m’auront déterminé, j’aurai même tout l’honneur d’un grand dévouement. Madame de Barthèle elle-même donnera au monde ce bel exemple d’amour maternel et de respect humain. Notre conduite sera interprétée dans le sens le plus convenable, si nous savons choisir un de ces moments où la société est bien disposée. Enfin, cette aventure romanesque sera d’autant plus touchante, qu’elle contiendra plus d’invraisemblances. Je connais le monde, il croit tout ce qu’on veut lui faire croire, pourvu que les choses soient incroyables; c’est le meilleur parti, le parti auquel je dois m’arrêter, le parti qui concilie tout, et, par conséquent, le parti le plus sage. Je m’y arrête donc décidément. Ma vie publique appartient au pays. Et Dieu merci! pendant les quarante années que je lui ai données, j’ai fait assez de sacrifices à la patrie; mais ma vie privée est à moi seul, et je puis la diriger comme bon me semble. D’ailleurs, quand je serai heureux, que m’importe ce qu’on dira? et puis, combien de temps dira-t-on quelque chose? Mon mariage fera bruit huit jours avant, huit jours après sa célébration: on en parlera beaucoup pendant six semaines, on s’en occupera encore pendant un mois, par hasard, et quand la conversation tombera là-dessus. J’irai aux eaux avec Fernande; elle y sera charmante et séduira tout le monde. Je parlerai de mes projets de réception pour l’hiver, une fois par semaine, tantôt un bal, tantôt une soirée musicale. Je suis riche, j’aurai chez moi les plus jolies femmes et les meilleurs chanteurs de Paris: au bout de trois mois en se disputera mes invitations, et au moins de cette façon, j’aurai une maison, un ménage, un foyer domestique, bonheur dont j’ai été constamment privé, moi qui étais né pour les vertus intérieures de la vie intime. Ainsi, c’est décidé, je profite des émotions de la journée, qui ont dû mettre ma belle Fernande en disposition de m’entendre. Je connais tous les passages de la maison, un corridor seulement nous sépare: bientôt chacun dormira, et moi je profiterai du sommeil de tout le monde pour lui porter cette bonne nouvelle.


Nous devons ajouter, à l’honneur du pair de France, qu’il ne lui vint pas même à l’idée que Fernande pût refuser une offre aussi honorable et surtout aussi avantageuse que celle qu’il se proposait de lui faire. Dans son impatience, il parcourait la chambre en tous sens, prêtant de temps en temps l’oreille pour écouter, et guettant le moment où il pourrait sans imprudence faire sa visite nocturne.


Madame de Barthèle, de son côté, méditait sous l’influence de sentiments pareils. Il y avait de plus en jeu chez elle la vanité féminine, ce mobile si puissant, qu’il conserve à la vieillesse elle-même toute la chaleur et toute l’activité du jeune âge, et qu’il entretient les illusions du cœur à ce point de rendre ridicule chez les uns ce qu’on plaint ou ce qu’on admire chez les autres.


D’ailleurs la baronne, ainsi que nous l’avons dit, avait été d’une constance parfaite dans son infidélité; elle avait trahi le mari toute sa vie, c’est vrai, mais jamais l’amant. La confiance naturelle qu’elle avait en elle-même s’augmentait encore de ce respect gardé à la foi jurée, de telle sorte que, soutenue par ses travers dans l’espoir de conserver et par ses qualités dans la crainte de perdre, elle ne doutait pas de son pouvoir, surtout lorsqu’il s’agissait d’imposer sa volonté au comte de Montgiroux, qui, jusqu’à ce moment, au reste, n’avait jamais essayé que timidement de s’y soustraire.


Aussi la lueur qu’avait fait naître dans son âme la préoccupation du pair de France depuis le moment où madame Ducoudray était arrivée, lueur qu’avait changée en lumière éclatante l’apostrophe maligne de madame de Neuilly, mettait-elle la baronne dans un état d’exaspération facile à concevoir pour quiconque connaissait ce caractère primesautier, tout plein de mouvements irréfléchis et d’emportements mal calculés.


– Ah! l’ingrat, disait-elle, qui eût jamais cru cela de lui? ou plutôt c’est une révélation qui me prouve que mon aveuglement a été bien long et bien stupide. Oser s’occuper d’une autre femme, oser se montrer avec elle en public; car d’après tout ce qu’a dit Léon de Vaux, d’après tout ce que je me rappelle maintenant de demi-mots, échappés à M. Fabien, il s’est montré avec elle en public, et surtout le vendredi, dans sa loge à l’Opéra. C’est donc pour cela qu’il avait toujours réunion le vendredi soir, et qu’aujourd’hui même… Eh bien, mais c’est cela, il voulait absolument retourner à Paris, il en avait fait une condition de son séjour ici. Puis quand elle est arrivée, quand il a su qu’elle restait, il n’a plus parlé de départ. Ainsi madame de Neuilly ne se trompait pas, ainsi elle sait tout; elle sait que je suis sacrifiée à cette femme et elle va tout dire. Raison de plus pour que je tienne à mon projet. Notre mariage donnera un démenti solennel à tous les commérages faits ou à faire. Mais comprend-on quelque chose à cela? Cette femme qui refuse Maurice, jeune, beau, riche, élégant, pour donner la préférence à un homme de soixante ans! Allons donc, c’est impossible. Impossible, non, si cette femme est ambitieuse. Par exemple, qui dit qu’elle ne voulait pas pour amant un homme dont l’avenir fût libre? Qui dit que M. de Montgiroux, riche, titré, possédant une grande position sociale, n’est pas le but qu’elle s’est proposé pour clore sa vie de plaisirs et de fantaisies? Car enfin, cette madame Ducoudray, cette Fernande, cette mademoiselle de Mormant, c’est une courtisane; elle l’a dit elle-même. Ah çà! mais il faut que ces messieurs aient été bien hardis d’amener une pareille femme chez moi, et moi bien bonne de l’avoir reçue; car, enfin, je le répète, c’est… Avec cela que la sirène est d’autant plus redoutable qu’elle a de l’esprit, des manières distinguées, une éducation parfaite, qu’elle est charmante enfin, il faut bien que je me l’avoue à moi-même. Le péril est grand, je le sais, mais plus il est grand, plus il est de mon devoir de lutter, de conserver à Maurice la fortune de son oncle. Que dis-je, de son oncle! de son père. D’ailleurs, je me dois à moi-même de ne pas laisser une autre femme porter le nom qui m’est dû; il ne sera pas dit que je n’ai point inspiré au comte un amour éternel et exclusif. Je suis jalouse par convenance, bien entendu. Il ne pourra se refuser à me donner cette preuve de tendresse quand je le pousserai à bout. Quelle raison alléguera-t-il? quel reproche a-t-il à me faire? Non, il m’épousera, et cela le plus promptement possible. Je ne veux pas même qu’il tarde d’un jour à s’y disposer, et la nuit ne se passera pas sans que j’aie son engagement. Il est onze heures et demie, tout le monde sera bientôt endormi dans la maison, sa chambre est voisine de la mienne, j’irai le trouver.


La chose était d’autant plus facile à exécuter que sa toilette du soir était faite, qu’elle avait renvoyé ses femmes de chambre, qu’elle était seule dans son appartement, et que, bien qu’elle ne fût pas d’âge à expliquer une action aussi simple que celle de sortir de sa chambre, elle pouvait, si elle était rencontrée, alléguer le prétexte naturel de vouloir prendre une fois encore des nouvelles du malade avant de se mettre au lit. Madame de Barthèle persista donc dans son projet, et attendit avec une impatience de jeune fille le moment de le mettre à exécution.


Clotilde n’était pas moins agitée que ne l’étaient M. de Montgiroux et madame de Barthèle. Depuis le matin, bien des choses lui avaient été révélées, et bien des sentiments inconnus jusque-là s’étaient éveillés dans son âme. Cette légère couche de glace qui couvrait son cœur s’était fondue à la flamme de la jalousie, et il s’en fallait de beaucoup qu’elle fût prête maintenant à renoncer à son droit social d’épouse. L’illusion d’un amour coupable avait disparu; l’influence des impressions secrètement favorables à un autre homme, qui un instant avait failli égarer son cœur et fausser son jugement, s’était évanouie. Avertie au moment du danger, elle avait pu s’armer à temps contre une émotion encore vague. Elle s’était sentie la force de lutter contre elle-même, elle l’avait fait; elle avait remporté la victoire et maintenant, rattachée à ses devoirs, bien affermie dans la résolution de n’y pas manquer, elle comprenait la jalousie, elle en recevait la première atteinte, et le sentiment qu’elle retrouvait dans son cœur à la place de celui qu’avec l’aide de Fernande elle en avait arraché, n’était plus cette affection ingénue et fraternelle que Maurice lui avait inspirée autrefois: c’était un sentiment tout nouveau, presque inconnu encore; et bientôt ce sentiment menaça de s’emparer de toute son âme.


Clotilde avait transporté dans sa jeunesse les habitudes de son enfance; la femme avait presque entièrement gardé la virginale chasteté de la jeune fille, et jamais elle ne s’endormait sans faire, à vingt ans, la même prière qu’elle faisait à quatre ans; mais pour la première fois, en s’agenouillant, la jeune femme se sentit troublée dans l’accomplissement de cet acte pieux. Le souvenir des événements de la journée se présentait seul à son esprit et empêchait le recueillement de la pensée; l’élan de l’âme ne parvenait pas à s’élever au-dessus des sentiments qui s’étaient tout entiers emparés d’elle. Les images de Fernande et de Maurice passaient et repassaient sous ses yeux, enlacées, souriantes, enivrées de voluptés. L’amour commençait à se révéler à elle, vif, ardent, jaloux, l’entraînant vers un mari qu’elle eût pleuré la veille avec chagrin, mais non avec désespoir, et dont, en ce moment, l’indifférence probable dans l’avenir qui leur était encore réservé à tous deux devenait l’idée et même la menace d’un supplice insupportable.


– Mon Dieu! s’écriait-elle, toujours à genoux et se renversant en arrière, les yeux et les mains au ciel, et avec une épouvante involontaire dans le cœur, mon Dieu! ayez pitié de moi; mon Dieu! rendez-moi la paix de mon âme. Je vous ai demandé la conservation des jours de mon mari, et maintenant que vous me l’avez accordée dites-moi, mon Dieu! est-ce donc moi qui dois mourir? L’union bénie en votre nom, consacrée par votre ministre, jurée aux pieds de vos autels sera-t-elle une source de larmes? C’est Maurice que je dois aimer, me dit votre loi sainte, et c’est une femme étrangère qui possède son cœur, qui dispose à son gré de son existence, qui lui ouvre la tombe et la referme d’un mot, par la magie de son regard, par le charme de sa présence. Oh! cette puissance que vous lui avez donnée, à elle pour qui Maurice n’est rien, donnez-la moi, mon Dieu! à moi, pour qui Maurice est tout; car maintenant, je le sens, j’ai besoin d’amour. Mes facultés s’ouvrent à des sensations nouvelles; votre sainte loi et les lois humaines ne seront pas transgressées, mais sauvez-moi de ce tourment affreux que je ressens pour la première fois, la jalousie, la haine peut-être. Et pourtant, je serais bien injuste de haïr cette femme; elle m’a sauvée, elle, ma rivale! Les bons sentiments que j’ai à cette heure dans l’âme, la chaste ardeur dont je suis soutenue, c’est elle qui les a allumés en moi au récit de ses malheurs. J’ai pleuré de ses souffrances, j’ai frémi en voyant que les miennes pouvaient être pires encore. Au lieu de la haïr, ne vaut-il pas mieux que je me fie à elle, que je mette mon avenir entre ses mains? Eh bien, oui, j’irai lui demander à genoux de me rendre le cœur de Maurice; elle m’a conseillé de rester pure, elle me rendra le bonheur avec la pureté qu’elle m’a gardée. Oui, mon Dieu! oui, j’irai; j’en aurai la force. C’est à moi, à mon tour, de lui ouvrir mon cœur comme elle m’a ouvert le sien. Il ne s’agit point de dormir; le sommeil n’habite pas avec les larmes. Eh bien, quand ceux qui n’ont aucun motif de veiller dormiront, j’irai lui parler, moi.


Cette prière prononcée avec tout l’élan d’une foi vive et pure, Clotilde se releva avec la ferme résolution d’aller trouver Fernande aussitôt que tout le bruit aurait cessé dans le château. Pendant ce temps, voyons ce que faisait la courtisane.


Quand Fernande fut seule dans la chambre qu’on lui avait destinée, et qu’elle n’eut plus devant elle que la femme qui la devait servir, elle respira plus librement.


– Mademoiselle, dit-elle, je ne me coucherai point encore; je n’ai aucune envie de dormir; j’aperçois des livres, je lirai. Vous pouvez donc vous retirer, car j’ai l’habitude de me déshabiller seule.


– Si madame le veut, répondit la femme de chambre, j’attendrai qu’elle soit prête dans le cabinet de toilette attenant à cet appartement.


– Non, merci, c’est inutile; je ne veux point vous priver du sommeil dont vous devez avoir besoin; je vous remercie, mais, je vous le répète, je puis me passer de vos soins. Seulement, informez-vous près des gens de la maison si par hasard mon valet de chambre serait resté.


– Oui, madame; le cocher seul est parti avec la voiture, sur l’ordre que lui a transmis de votre part madame de Neuilly, mais le valet de chambre est resté; il doit même demeurer à l’office jusqu’à ce que madame lui fasse dire qu’elle n’a plus besoin de lui ce soir.


– Veuillez me l’envoyer, je vous prie, mademoiselle, j’ai des ordres à lui donner.


La femme de chambre sortit; Fernande s’appuya à la cheminée et attendit.


Un instant après, le valet de chambre entra.


– Oh! mon Dieu! s’écria-t-il, est-ce que madame est indisposée?


– Pourquoi cela, Germain?


– C’est que madame est bien pâle.


Fernande se regarda dans la glace, et en effet seulement alors elle s’aperçut de l’altération de ses traits. Ses muscles, tendus toute la journée pour lui composer une physionomie, s’étaient relâchés enfin, et son visage portait la trace d’un profond abattement.


– Non, ce n’est rien, dit-elle en souriant; merci, un peu de fatigue, voilà tout. Écoutez-moi: ce que j’exige de vous dans ce moment-ci est d’une grande importance pour moi; je vous demande à la fois du zèle et de la discrétion.


Elle entr’ouvrit les rideaux de la fenêtre, jeta un regard sur la campagne, et poursuivit:


– La nuit est claire, le village est à deux pas; trouvez le moyen de sortir de la maison et d’y rentrer sans déranger personne. Vous donnerez deux louis au valet qui vous aidera dans cette circonstance. Vous irez à Fontenay, vous louerez une voiture, quelle qu’elle soit et à quelque prix que ce soit; elle devra m’attendre au bout de l’avenue. Il n’y a rien là d’impossible, n’est-ce pas?


– Non, sans doute, et madame sera promptement satisfaite, mais que ferai je ensuite?


– Vous resterez en bas, dans l’antichambre, et vous m’attendrez. Il est bien entendu qu’à mon tour je pourrai sortir du château quand bon me semblera.


– Rien de plus facile, madame.


Le valet fit quelques pas pour s’éloigner, Fernande le retint.


– Pour expliquer mon départ, dit-elle, car vous ne pouvez rien entreprendre sans le secours d’un homme de la maison, vous direz que je ne suis pas bien portante, et que je pars sans bruit, ne voulant pas donner ici le moindre trouble.


– C’est à merveille, madame.


Restée seule, Fernande put alors à son tour réfléchir en toute liberté, et s’abandonner à l’élan de sa douleur, qu’elle contenait depuis si longtemps. Les émotions diverses qui s’étaient tour à tour emparées d’elle depuis le matin, et qu’elle avait combattues et vaincues tour à tour, se retrouvèrent alors vivantes dans son cœur, avec toute leur force primitive et avec toute l’âcreté des mouvements qui les y avaient fait naître. On eût dit que les espérances qui l’avaient bercée un instant, lorsque, descendue au jardin, elle s’apprêtait à aller joindre M. de Montgiroux au rendez-vous qu’il lui avait donné, lui infligeaient un juste châtiment. Le secret terrible qui s’était tout à coup dressé devant elle comme un obstacle insurmontable au moment où elle venait de concevoir la coupable pensée de prolonger un bonheur mystérieux, ouvrait sous ses pas un abîme plus effrayant que jamais. Placée entre le comte et Maurice, il ne lui était plus possible de voir l’un et de sourire à l’autre sans qu’une pensée d’inceste glaçât au fond de sa conscience le germe de toute tendre émotion. Elle avait méconnu un instant le sentiment qui la soutenait forte et fière dans la vie, et maintenant il lui fallait, par un sacrifice suprême et irrévocable, racheter ce mouvement.


– Non, non, murmurait-elle avec ce sourire triste des cœurs endoloris, non, je n’atteindrai pas à ce degré d’infamie; non, je ne m’exposerai pas davantage dans la lutte des passions. Ce jour, dans lequel se sont réunis pour moi tant de terribles enseignements, a marqué mes derniers pas dans cette existence exceptionnelle dont je n’ai jamais rougi comme à cette heure. Je ne puis maintenant aller plus loin que pour faillir davantage. Il ne faut pas exposer ce qui en moi est resté pur du contact de tout vice. Je veux expier les scandales que j’ai donnés au monde. Après avoir perdu le corps, je veux sauver l’âme.


En ce moment, la porte s’ouvrit doucement, et le valet de chambre de confiance de Maurice, qui cent fois avait été messager de leurs anciennes paroles d’amour, entra, une lettre à la main.


Cette lettre était ainsi conçue:


«Je revenais à la vie par vous, mais aussi pour vous, Fernande. N’éprouvez-vous donc pas, comme moi, le besoin de nous retrouver ensemble un moment, un seul, pour nous ranimer tous deux par l’espérance de l’avenir? Venez donc au chevet du lit du malade pour achever l’œuvre de sa guérison. Je vous avais juré cent fois que mon amour ne finirait qu’avec ma vie; je veux qu’une fois vous soyez convaincue que ma vie ne peut se prolonger que par mon amour. Venez donc; tout le monde dort à cette heure. Dans la maison, moi seul je veille, je souffre et j’attends.


» Maurice.»


– Dites à M. de Barthèle, répondit Fernande, que dans dix minutes je serai auprès de lui.


Mais, quand le valet eut quitté la chambre pour porter cette réponse à son maître, l’émotion de Fernande fut si vive, qu’elle tomba sur un fauteuil comme anéantie.

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