CHAPITRE XVI

– C’est un temps si doux et si charmant que celui de la jeunesse, reprit Fernande en sortant tout à coup du rêve de ses souvenirs, qu’il n’est jamais inutile, dans quelque situation de la vie que l’on se trouve, d’y retremper son âme. À Saint-Denis, j’étais heureuse et fière d’être aimée, de partager les illusions des autres, de conserver leurs espérances, de recevoir mes impressions d’après les leurs; mais par ce contrecoup, le sentiment de mon infortune m’intimidait: forcée de me faire une famille par les relations de l’amitié, je devais nécessairement avoir plus de qualités ou de défauts que mes compagnes, jeunes filles caressées par de riantes promesses, et qu’attendaient au seuil de cette maison les réalités d’une existence, sinon exempte de trouble, du moins préparée avec prudence par les soins et la tendresse de leurs parents. Ma nature me soutint heureusement dans mes bonnes dispositions; sous les regards de nos maîtresses, je grandissais en profitant de la sage éducation que le fondateur de cet établissement avait lui-même méditée, car le génie organisateur de Napoléon se révèle à Saint-Denis comme partout, pour l’ordre et par l’ordre. On me citait, et constamment encouragée par les succès, je dépassais le but qui m’avait été fixé. Pour toute chose, hélas! ajouta Fernande avec un triste sourire, il était dans ma destinée d’aller plus loin que les autres.


» Quand l’empereur fonda l’établissement des filles de la Légion-d ’Honneur, il dit au soldat:


» – Si tu es brave, tu auras la croix; alors, pauvre ou riche, général ou soldat, tu pourras mourir tranquille, car tes enfants auront un père.


» C’était donc l’utile, c’était donc le nécessaire, qu’il avait assuré aux filles pauvres, et pas davantage; car leur promettre ou leur assurer davantage, c’était les élever au-dessus de leur état. Sous la Restauration, beaucoup de nobles familles manquaient du nécessaire et de l’utile, et cependant ce fut à cette époque que les vanités mondaines se glissèrent dans l’asile ouvert aux orphelines par la reconnaissance du guerrier. La loi salique, en nous excluant du trône, ne nous préserve pas de l’ambition de régner par l’influence de notre esprit ou de notre beauté; la femme ne porte de titre que celui de son mari, et par conséquent elle achète ce titre au prix de sa liberté; mais ses filles ont dans le berceau des langes armoriés et jouent avec les perles et les fleurons d’une couronne. Si dans les salles d’étude de la royale maison, si dans les dortoirs, tout restait conforme aux règlements dictés par le soldat couronné, les cours et les jardins avaient des échos qui répétaient l’agitation de la grande ville; le babillage enfantin, qui n’était que le reflet des causeries des salons paternels, y faisait naître dans les cœurs de douze ans l’impatience de briller et le besoin de plaire. Les splendeurs de la cour y rayonnaient au fond des imaginations exaltées et les échauffaient de sourdes espérances; seule peut-être je ne désirais rien, seule peut-être je n’étais pas distraite de mes travaux présents par mes projets à venir. Seulement, la vanité de mes compagnes s’exerçait pour moi aussi bien que pour elles-mêmes; quand elles étaient lasses de se tirer un horoscope de duché et de pairie, elles me prédisaient un bonheur immense, inconnu, inouï, et cette espèce d’hommage qu’on rendait ainsi d’une manière détournée, non pas à ma position, mais à ma supériorité, suffisait à mon ambition, bornait mes pensées, et, chose étrange, au lieu de me faire désirer de quitter Saint-Denis, renfermait complètement mes espérances entre les murailles de la pension.


» Durant six années, personne ne vint me demander au parloir, pas même mon tuteur. Je lui écrivais régulièrement à certaines époques, par le conseil de madame la surintendante; j’écrivais aussi au seul parent qui me restât, à un oncle de ma mère, vieil ecclésiastique, qui m’était presque étranger. Quand l’époque des vacances arrivait, cette époque joyeuse pour toutes les autres devenait pour moi un temps, sinon de tristesse, du moins de réflexions. Mes compagnes partaient comme des hirondelles qui prennent leur volée, allant chercher chacune une famille heureuse de les recevoir, tandis que moi je restais à les attendre dans la seule famille que le ciel m’eût laissée; bientôt elles revenaient, et leurs jeunes coquetteries, leurs espérances dorées me rapportaient des lueurs de ce monde inconnu auquel j’étais moi-même aussi étrangère que si j’eusse vécu à mille lieues du pays où j’étais née.


» Je me sentais donc de plus en plus isolée à mesure que l’âge me faisait comprendre le monde et le besoin d’y être protégée. Alors, avec ce jugement juste et sévère que je portais en moi, parce que rien n’avait jamais faussé ce jugement, mon ambition douce et pure me portait à désirer de ne jamais sortir de Saint-Denis, où les degrés hiérarchiques de la maison offraient à mon avenir les seules richesses qu’il pût raisonnablement espérer. Je ne puis pas dire que j’y fusse résignée, je n’avais même pas le mérite de la résignation; je ne voyais rien au delà dans l’avenir, voilà tout. Quant au passé, il se bornait pour moi au château de Mormant, avec ses hautes tourelles dépassant les grands arbres du parc, ses grandes chambres sombres et sculptées dans lesquelles rayonnaient de temps en temps l’uniforme brodé et les épaulettes brillantes de mon pauvre père.


» Tout à coup, un bruit inaccoutumé vint troubler l’essaim de nos jeunes filles dans les projets qu’elles formaient avec tant de confiance. Le canon des trois jours retentit jusqu’au fond de l’abbaye, et le mot effrayant de révolution vint porter une terreur vague au milieu de tous ces jeunes visages roses et riants. Parmi ces filles nobles, seule peut-être je n’avais, moi, entendu ni flatter ni maudire. Je ne m’étais pas instruite au souffle des passions politiques, je n’avais point fait la part de ma famille dans les événements de l’histoire. L’admiration exclut l’égoïsme. Je m’étais contentée d’admirer, je ne me croyais liée en aucune façon à l’élévation ou à la chute des trônes. Je ne savais pas encore que les individus font les masses, et que les grandes commotions sociales vont des palais aux chaumières.


» La fortune du comte de C… était indépendante, mais il la devait à la famille qu’une révolution nouvelle chassait du pays, et son amour pour ses maîtres devait s’accroître de leurs malheurs. Cependant son dévouement, qui eût été jusqu’à se faire tuer pour les Bourbons dans les rangs de la garde royale ou des Suisses, sans réfléchir un instant qu’il combattait contre des Français, n’allait pas jusqu’à suivre ses bienfaiteurs dans l’exil. Une capitulation de conscience lui souffla qu’il serait bien plus utile à Charles X en demeurant en France qu’en le suivant à l’étranger. Il resta à peu près convaincu, s’il ne parvint pas à en convaincre les autres, que sa place était à Paris.


» C’était à Paris qu’il pouvait préparer le retour de la famille déchue, veiller à ses intérêts. Paris était une ville ennemie qu’il s’agissait de reconquérir, et dans laquelle, par conséquent, il était bon de conserver des intelligences. Le comte resta donc à Paris.


» Il y a plus, le comte, sous prétexte de cacher ses projets de profonde politique, en revint à son caractère primitif, que la sévérité de mœurs que l’on affectait dans l’ancienne cour avait quelque peu comprimé. Quoique arrivé à l’âge mûr de la vie, il se jeta au milieu des jeunes gens d’une autre génération, il devint l’âme des plus célèbres clubs de la capitale. On le consulta comme un oracle; il rendit des jugements en matière de courses, de chasses, de duels. Bref, il vit renaître pour lui, toujours, disait-il, dans l’espérance de se faire une popularité, une seconde jeunesse plus éclatante que la première.


» Comment le comte de C…, qui durant six années ne s’était pas souvenu de l’orpheline de Saint-Denis, de la fille que son compagnon d’armes mourant lui avait léguée sur le champ de bataille, qui avait par pure bienséance signé les lettres écrites par son secrétaire, soit pour répondre à mes lettres, soit pour m’envoyer la pension que me faisait, ou plutôt que faisait à la mémoire de mon père le duc d’Angoulême; comment le comte de C… se rappela-t-il tout à coup que j’existais?


» Par ennui, par désœuvrement sans doute, un jour qu’il se rendait d’Enghien à Paris, il s’arrêta avec un de ses amis devant la porte de l’établissement, descendit, et me fit appeler.


» On vint me dire que le comte de C… demandait à me voir. Je me fis répéter la chose deux fois, je ne comprenais pas bien, tant cette visite était inattendue et me paraissait extraordinaire; j’étais assise devant un dessin que j’achevais, je me levai aussitôt et me rendis à cette invitation.


» J’avais complètement oublié le comte de C…; son souvenir, d’abord assez confus, s’était effacé peu à peu de ma mémoire. Je le reconnus cependant, mais sans qu’aucune émotion secrète, je dois le dire à la honte des pressentiments, vint m’avertir de l’influence que cet homme devait avoir sur ma destinée. Je n’eus pas besoin de me composer un maintien pour arriver jusqu’à lui, je n’éprouvais aucun embarras; j’entrai dans la salle où il était, calme et souriante, voilà tout.


» On comprend le changement que six années avaient apporté dans ma personne. J’allais avoir seize ans. Ce n’était donc plus une enfant qui s’offrait sous un vêtement lugubre aux regards du comte de C…, mais une jeune fille qui parait de sa jeunesse et de sa fraîcheur l’habit dont elle était revêtue. J’étais grande, j’étais belle peut-être, je fis sur le cœur d’un homme délivré de la contrainte où l’avaient retenu longtemps l’étiquette et la faveur, une impression d’autant plus vive que, m’ayant quittée enfant et me voyant toujours enfant, il y était moins préparé. Quant à moi, je l’avoue, je n’aperçus rien dans sa physionomie qui me révélât un trouble intérieur quelconque. Si un changement subit s’opéra dans ses manières, ce changement m’échappa entièrement. Savais-je si ses yeux ne brillaient pas toujours comme je les voyais briller? savais-je si sa voix ne disait pas constamment les bienveillantes paroles que je venais d’entendre? Mon père lui avait légué ses droits. La pensée de la reconnaissance m’engageait à lui. C’était mon tuteur. Je conservai en sa présence une attitude simple, modeste, naturelle et réservée. Je pus l’entendre sans trouble, sa présence n’éveillait pas de souvenirs dans ma mémoire, ne faisait pas naître d’espérances dans mon cœur. Je répondis à toutes ses questions avec une grande liberté et un grand calme d’esprit. Il n’inspira point à mon âme le profond respect qu’inspire l’idée d’une haute position sociale, la sympathie que fait naître la certitude d’un grand dévouement, mais rien en lui non plus ne donna prise à ma confiance. D’ailleurs ce premier entretien dura peu; le comte sembla le brusquer, comme s’il eût éprouvé le besoin de se remettre d’une émotion combattue ou celui de méditer sa conduite future. Seulement, je me rappelle que je fus surprise de son départ subit, parce qu’il n’y eut aucune logique d’intention dans toute la marche de cette scène; mais ce fut instinctivement et presque sans le vouloir, que je me rendis compte de cette bizarrerie quand il m’eut quittée, quand je cherchai à m’expliquer naturellement le motif de cette visite.


» Bien souvent madame la surintendante, dans sa bienveillance constante pour une élève dont elle était fière, s’étonnait, en m’entretenant de mon avenir et de mes intérêts, de l’indifférence de mon tuteur à mon égard. Elle n’ignorait pas, il est vrai, que la position du comte de C… lui laissait peu de liberté; mais dans ses visites à Saint Denis, madame la Dauphine n’oubliait jamais de m’adresser la parole, de me dire qu’elle était de moitié dans les promesses faites à mon père au moment de sa mort; elle me témoignait avec une bonté parfaite la satisfaction qu’elle éprouvait de mes progrès et de ma conduite; elle m’encourageait à continuer, et, pour adieu, elle ajoutait:


» – Je vais rendre M. le comte de C… bien heureux, en lui apprenant que sa pupille est pieuse, savante et raisonnable.


» Malgré toute la satisfaction qu’avait sans doute éprouvée M. le comte de C… de ces rapports bienveillants, je n’avais pas, comme je l’ai dit, reçu une seule fois sa visite. Je rêvais donc encore à cette singulière circonstance, lorsque madame la surintendante me fit appeler.


» Je la trouvai triste.


» – Ma chère enfant, me dit-elle en m’embrassant, j’espérais que votre peu de fortune et l’indifférence de votre tuteur nous vaudraient la prolongation de votre séjour ici, puisque vous y vivez heureuse; mais je pressens, à mon grand regret, qu’il n’en sera rien.


» – Comment cela? m’écriai-je; M. de C… s’est-il expliqué à ce sujet avec vous? Quant à moi, il ne m’a rien dit, Dieu merci! qui puisse faire pressentir mon départ.


» – Il ne m’a rien dit non plus de positif, ma chère enfant, reprit la surintendante; cependant, lorsque je me suis hasardée à le questionner sur ses projets à votre, égard, il a vivement repoussé la pensée de vous voir vous consacrer à l’éducation. – Mais, monsieur, lui ai-je dit, mademoiselle de Mormant est sans fortune! – C’est vrai, a-t-il répondu. – Il y a plus; la pension que lui faisait sur sa cassette particulière M. le Dauphin, ne lui sera sans doute pas continuée par le nouveau gouvernement. – C’est plus que probable. – Eh bien, ai-je continué, vous savez bien qu’une jeune fille ne se marie plus aujourd’hui sans dot, et vous connaissez la situation d’une femme qui se trouve jetée au milieu du monde sans fortune et sans mari. – J’y pourvoirai, madame, a répondu le comte. – En perdant d’illustres protecteurs, monsieur le comte, ai-je ajouté, Fernande a perdu son avenir. – Vous oubliez que je lui reste, madame, et j’ai juré à son père mourant de le remplacer. – Non, monsieur, je ne l’oublie point; mais les temps sont changés, et vous-même… – Ma fortune est indépendante, madame; je n’ai point d’enfant, et je suis libre d’adopter Fernande pour ma fille. Alors il m’a saluée et il est parti. Vous le voyez, mon enfant, continua la surintendante, nous accusions à tort le comte de C… d’indifférence pour vous. Aujourd’hui il réclame ses droits de tuteur; ses droits sont incontestables, et vous devez lui obéir. Sa fortune est indépendante, dit-il. Peut-être s’est-il rallié au gouvernement actuel, peut-être effectivement est-il riche; mais, en tous cas, il dit qu’il veut vous adopter pour sa fille: c’est ce qui pouvait vous arriver de plus heureux. Vous le voyez, hélas! une séparation est inévitable; et comme je vous aimais, mon enfant, tout en vous félicitant de votre bonheur, cette séparation m’afflige.


» – Oh! moi aussi, madame, m’écriai-je; je ne quitterai cette maison qu’avec le plus profond regret. La seule pensée du monde m’effraye.


» – Parce que vous ne le connaissez pas, mon enfant; mais moi qui ai su l’apprécier, je sais que vous devez y réussir, et je n’éprouve aucune crainte à ce sujet; seulement nous vous aimons toutes ici, et l’amitié nous rend égoïstes; votre bonheur nous dédommagera de votre absence.


» – Ah! madame, m’écriai-je, sentant mes paupières se gonfler sous mes larmes, heureusement rien n’est décidé encore; je puis supplier mon tuteur de me laisser vivre dans cette maison.


» – Gardez-vous en bien, mon enfant. M. le comte de C… n’agit que dans le désir de votre bonheur. Mon expérience me permet de voir plus loin que vous. Vous n’avez point seize ans, les années n’ont point encore achevé l’œuvre du développement de votre cœur et de votre raison, mon devoir est donc de vous conseiller l’obéissance. Votre tuteur est un homme distingué; son influence, soyez-en certaine, sera toujours grande dans le monde, où il a joué un rôle important… Allons, rassurez-vous; il est bien rare que je sois dans la nécessité de sécher les larmes de vos compagnes quand il s’agit de me quitter… D’ailleurs, vous l’avez dit, rien n’est encore décidé… Attendons…


» Je n’eus pas longtemps à attendre: M. de C… revint au bout de quelques jours; une femme l’accompagnait, et cette fois il fut question de ma sortie comme d’une circonstance très-rapprochée.


» Madame de Vercel, à laquelle mon tuteur me présenta dans cette seconde visite, était une femme de cinquante ans, d’un extérieur encore gracieux, d’un esprit agréable; l’usage du monde se faisait sentir dans toutes ses paroles comme dans la moindre de ses actions; on était involontairement entraîné vers elle par la sympathie. Sa parole avait une sorte d’autorité adoucie par l’accent; le désir de ne rien exiger semblait dominer ses conseils; la bonté de son cœur se révélait par sa physionomie moins que par un charme secret. Elle semblait deviner la pensée, y répondre; elle avait surtout l’art de donner à la raison le trait incisif d’un bon mot, et de voiler les vérités les plus tristes sous les formules obligeantes de la bienveillance.


» – Si le ciel m’avait accordé une fille, me dit-elle en me pressant dans ses bras, j’aurais voulu qu’elle vous ressemblât. Je voudrais bien, de mon côté, vous inspirer un peu de cette affection qu’on a pour sa mère, car votre tuteur vous confie à mes soins. Je m’étais engagée à vous guider dans le monde, à vous le faire connaître; mais ce que j’ambitionne le plus, maintenant que je vous vois, c’est de vous inspirer le sentiment que j’éprouve déjà moi-même pour vous.


» Il m’était bien difficile de résister à de pareilles avances, je ressentis pour elle une vive amitié, et tout à coup l’idée du monde perdit, en sa présence, ce qu’elle avait eu d’effrayant dans mon isolement. Il me semblait que sous un tel patronage, il ne pouvait m’arriver rien que d’heureux. Madame la surintendante elle-même fut ravie, la regarda comme une femme supérieure, et quand le comte de C…, en prenant ma main dans les siennes, m’annonça que le jour où je viendrais habiter Paris était proche, mon cœur battit; tout ce qui pouvait y rester de crainte disparut pour y faire place à l’espérance.


» À seize ans, dans l’inexpérience où j’étais, avec cette pureté native que la plus légère atteinte n’avait pas altérée, il s’agissait seulement d’aider aux heureuses dispositions naturelles pour faire de moi tout ce qu’on voulait en faire. Quand je passai le seuil de cet asile où je m’étais formée, on pouvait me conduire aux plus hautes positions sociales où la femme peut atteindre. Je n’aurais été déplacée nulle part; mais, hélas! qu’a-t-on fait de moi?


» Madame de Vercel avait accepté un appartement dans l’hôtel de mon tuteur, afin de se consacrer exclusivement à ce qu’elle appela mon éducation. Dès que je fus établie auprès d’elle, je compris, en effet, tous les développements que devait donner aux connaissances que j’avais acquises leur application dans la vie réelle, et l’éclat qu’elles pouvaient procurer.


» Je me vis l’objet des attentions les plus délicates et les plus empressées de la part de M. de C… Des maîtres renommés me furent prodigués; la musique, la peinture, la danse même occupèrent exclusivement les heures des journées devenues trop courtes: chaque moment avait son emploi. Mon tuteur semblait se plaire à suivre mes progrès; ses soins constants pour m’initier aux merveilles de Paris ajoutaient un nouveau prix à des bontés que je m’efforçais de mériter par mon aptitude et ma douceur. Enfin, six mois s’étaient écoulés avant que j’eusse encore pu réfléchir à une existence si brillante, avant que je fusse revenue de mon étonnement.


» Les plaisirs succédaient si rapidement aux travaux, on me comblait de futilités si ravissantes, j’étais si préoccupée de comprendre chaque chose nouvelle pour moi, mes impressions étaient si rapides, que je n’avais pas le temps de m’interroger. J’aurais voulu connaître ce qui m’avait attiré un bonheur si grand, mais de nouveaux projets, aussitôt exécutés que conçus, venaient me causer à chaque instant d’autres surprises et des émotions plus douces. Ma vie était un long enchantement.


» Cependant, au milieu de tant d’agitations, j’observais les deux êtres entre lesquels le temps s’envolait si rapidement, et de jour en jour j’arrivais par degrés à cette expérience qui devait plus tard m’éclairer et me montrer la vérité dans tout son jour.


» M. de C… n’était ni un homme bon ni un méchant homme, c’était un homme léger. L’esprit du dernier siècle semblait revivre en lui. Loyal et peu scrupuleux à la fois, tout ce qu’il blâmait en vue de ses principes, il se le permettait pour lui-même avec des restrictions de conscience et des modifications plus ou moins sophistiques. Il blessait la morale, mais il respectait l’usage; il affichait une sorte de rigorisme sans être hypocrite; mais certaines idées de caste semblaient l’autoriser à d’innocentes folies. Les roués de la Régence lui faisaient horreur, et il imitait les mœurs de la seconde époque du règne de Louis XV. Il fulminait dans sa petite maison contre la dépravation du cardinal Dubois, en souriant aux souvenirs du Parc-aux-Cerfs. Enfin, il exaltait Versailles, et il s’indignait du Palais-Royal.


» Après avoir fait la guerre sous l’Empire en soldat français, M. de C… avait commandé sous la Restauration en général de cour, le tacticien cédant le pas au diplomate; l’épée du guerrier n’était plus entre ses mains qu’une verge de fer, et, parvenu au sommet de la hiérarchie militaire, il ne s’inspirait que de la puissance sacerdotale.


» Dans ses manières, dans son langage, il rappelait le maréchal de Richelieu. Sa politesse était exquise; mais dès que 1830 eut voilé le prestige de ses croyances, il retrouva les habitudes de jeune homme contractées jadis dans la garde impériale en pays conquis, et même celles qui l’avaient frappé dans son enfance parmi les muscadins de la jeunesse dorée sous le Directoire. Prodigue pour ses plaisirs, ses revenus se dissipaient en argent de poche. Les fournisseurs de sa maison étaient parfois dans l’obligation de le faire poursuivre pour le payement de ce luxe bien entendu que les Anglais appellent comfort, pour des misères d’intérieur, pour le vin qu’on buvait à sa table, pour le bois qui brûlait dans ses cuisines. Jamais il ne payait ses gens qu’en leur donnant leur congé le jour où ils osaient réclamer leur salaire. Il était constamment gêné au milieu du luxe; on lui apportait les cartes d’huissier sur des plats d’argent. Et cependant, à tant de défauts et tant de travers, M. de C… joignait des qualités essentielles. On se plaisait avec lui pour son esprit vif et brillant. Il caractérisait tout par des mots si heureux, qu’il devenait impossible de les oublier. On l’estimait pour son obligeance; il rendait service avec une persévérance bien rare, pourvu toutefois qu’il pût le faire en écrivant. Une démarche en personne lui coûtait plus que cent billets à dicter ou à écrire avec une orthographe toute particulière, mais avec des tournures de phrases si variées, si élégantes, qu’on eût pu le comparer à madame de Sévigné. Il semblait toujours, avec ses contrastes, s’offrir comme une énigme à deviner, énigme dont le mot n’est plus compris de nos jours.


» Madame de Vercel était un type tout correct et déduit selon les principes les plus sévères; de même qu’on trouvait dans sa personne la régularité, l’accord, les justes proportions, sa conduite et son langage étaient irréprochables. Au premier aspect, pour les yeux et pour l’esprit, cette organisation merveilleuse était mise en jeu par les rouages d’une intelligence supérieure, et la raison semblait être la pendule qui en modérait tous les mouvements, qui en réglait la marche. Elle avait observé le monde, elle avait, pour ainsi dire, tout calculé, tout formulé par des équations algébriques, afin de résoudre le grand problème de la considération dans la vie sociale. Elle n’attachait d’importance qu’à l’opinion. Pour elle, tout consistait dans le rituel. La forme l’emportait d’abord, mais sans porter de préjudice au fond. Cependant son esprit la plaçait au-dessus de l’étiquette, de même qu’elle était plus que noble, quoiqu’elle n’appartînt pas au nobiliaire. Jamais on ne la trouvait en défaut dans la moins importante des actions, jamais elle ne restait sans réponse, quelque question qu’on agitât. Ses idées étaient arrêtées sur toutes choses. Froidement accueillie par les femmes, recherchée par les hommes, madame de Vercel avait une position exceptionnelle. On ne savait au juste ni ce qu’elle était ni ce qu’elle faisait, quoiqu’elle ne donnât pas prise au plus léger soupçon. On aurait voulu qu’il planât moins de vague sur son origine et sur son existence, dût-on avoir à lui pardonner quelques peccadilles. On ne l’aimait pas, on était forcé de la respecter. Sans fortune, elle affichait l’ordre et ne condamnait pas le luxe; aussi n’exigeait-on rien d’elle à ce sujet; elle était simple et modeste sans affectation: c’était enfin une femme parfaite pour quiconque ne pouvait, comme moi, sonder le fond de sa conscience; encore moi-même ne devais-je la connaître qu’après avoir été sa victime.


Fernande s’arrêta une seconde fois, mais ce n’était plus pour réfléchir, c’était pour essuyer ses larmes.

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