CHAPITRE XXVI

Les sentiments sublimes sont le refuge des âmes fortes et la consolation des grandes douleurs. Le cœur s’y trompe et prend la tension de la volonté pour le calme de l’esprit.


Maurice et Fernande s’étaient si puissamment encouragés eux-mêmes par l’effort d’une passion réciproque dégagée de toute influence sensuelle, qu’ils ressentirent de part et d’autre, après la séparation, cette placidité suave qui est la récompense de tout sacrifice terrestre. Le malade demeura le regard fixé vers la porte qui venait de se refermer sur Fernande comme s’il eût cherché cette trace lumineuse que laissent dans le ciel ces étoiles filantes, qui ne sont peut-être rien autre chose que le passage d’un ange. Quant à la courtisane, elle marcha d’un pas assuré vers sa chambre; mais à peine arrivée au milieu du corridor, elle entendit derrière elle des pas légers et un frôlement de robe. Elle s’arrêta, et au même instant, pressée par une double étreinte, elle entendit la voix de la baronne qui, en l’embrassant sur les deux joues, s’écriait:


– Merci! cent fois merci!


Et les lèvres plus timides et plus reconnaissantes encore de Clotilde, qui, en s’imprimant sur la main que Fernande voulait vainement dégager, murmuraient:


– Soyez bénie.


– Et vous, dit Fernande, soyez heureuse, et que le bonheur que j’aurais laissé dans cette maison me fasse pardonner le trouble que, sans le savoir, j’y avais porté.


– Vous êtes un ange, murmurèrent les deux voix, et Fernande sentit qu’elle était libre de continuer son chemin.


Elle rentra dans sa chambre, s’agenouilla, récita la prière qu’on lui avait apprise dans son enfance sans que la moindre pensée importune vînt la distraire ou de sa pieuse intention, ou des paroles qu’elle prononçait, ou du sens qu’elle devait y attacher. Les formules générales ont cela de sublime, qu’elles tendent toujours au but évangélique, qu’elles courbent l’orgueil humain sous une discipline générale, qu’elles rappellent des misères communes à tous les enfants du même père, et qu’elles promettent des récompenses célestes indépendantes des distinctions sociales. Tout ce qui ramène à l’égalité fraternelle du christianisme, à ce point de départ de la société moderne, est d’un effet salutaire, quelle que soit d’ailleurs la disposition de l’âme, et dans quelque position mondaine qu’on se trouve. Ce n’est jamais inutilement qu’on s’unit par un acte de foi au grand nombre de ceux qui souffrent, qui croient et qui espèrent, car le bonheur nous doit toujours venir des autres, et l’égoïsme n’est qu’une négation stérile, au point de vue de Dieu, comme au point de vue de l’homme.


Fernande, en finissant sa prière d’autrefois, se releva, comme autrefois, l’esprit libre, l’âme limpide, le cœur sanctifié; elle s’arrêta un instant, regardant autour d’elle avec un doux et mélancolique sourire, s’enveloppa de son châle, prit son chapeau, et descendit d’un pas léger dans le vestibule où son valet de chambre devait l’attendre.


– Eh bien, lui dit-elle en l’apercevant, avez-vous trouvé une voiture?


– Oui, madame, répondit le valet de chambre; elle est là, à quelques pas de la maison. Mais, j’ai honte de le dire à madame, je n’ai pu trouver, au lieu de calèche ou de cabriolet, qu’un abominable coucou. J’ai grand’peur que madame n’y soit affreusement mal; cependant, comme elle m’avait dit à toute force qu’elle voulait partir…


– Bien, bien, Germain, dit Fernande, vous avez suivi ponctuellement mes instructions. Vous savez que j’aime qu’on agisse ainsi. Rassurez-vous donc, je serai à merveille.


– Et puis la nuit est froide, reprit le valet de chambre, et madame n’a que son châle, pas de pelisse, pas de coiffe, pas de manteau.


– N’importe, Germain, partons.


Le ton dont Fernande prononça ce mot interdisait au valet de chambre toute observation nouvelle. Aussi se hâta-t-il de marcher devant Fernande en la guidant du vestibule dans la cour et de la cour dans le jardin. Un domestique de madame de Barthèle tenait ouverte une petite porte située à quelques pas de la maison du jardinier, et qui donnait sur la campagne.


Arrivée au seuil de cette porte, Fernande aperçut le véhicule populaire qui lui était destiné. Le cheval secouait ses grelots, et le cocher battait des mains pour chasser le froid.


Fernande, à la grande honte de Germain, monta dans la voiture, s’accouda dans un coin et bientôt, perdue dans ses réflexions, oublia les cahots incessants, le bruit monotone des grelots et les excitations énergiques du cocher. Un événement trop grave s’accomplissait à cette heure même de sa vie, pour qu’elle songeât à toutes ces petites misères. Ce travail de la pensée fut, au reste, si actif et si puissant que, pendant tout le temps du trajet, elle oublia jusqu’au froid que craignait Germain, et qu’elle arriva à la porte de la maison qu’elle habitait sans pouvoir se rendre compte ni du temps écoulé ni de la distance parcourue.


On réveilla les femmes de chambre. Fernande refusa de se mettre au lit. Un feu vif et une boisson chaude ramenèrent la chaleur absente; puis, elle fit approcher une table, du papier, une plume et de l’encre, et écrivit à son notaire de s’apprêter à la recevoir immédiatement pour affaire urgente.


Le jour commençait à poindre. Tandis que le valet de chambre portait au notaire la missive de sa maîtresse avec ordre de le réveiller, Fernande prit la robe la plus modeste parmi ses robes, dépouilla celle qu’elle portait, et, cette courte toilette terminée, ordonna à sa femme de chambre de rassembler le linge nécessaire à un voyage de quelques semaines.


– Oh! mon Dieu! s’écria la camériste étonnée, madame part-elle donc si brusquement?


– À neuf heures, répondit Fernande, je désire avoir quitté Paris.


– Si c’est aux eaux que madame se rend, reprit la femme de chambre, je ferai observer que rien n’est encore terminé pour ses toilettes d’été.


– Ce n’est pas aux eaux que je vais, je n’ai pas besoin de toilettes.


– Alors c’est donc simplement un séjour d’une semaine ou deux que madame compte faire à la campagne?


– Faites ce que j’ordonne, et ne me questionnez pas, dit Fernande.


– Madame me dira au moins quelles robes et quels chapeaux je dois emballer.


– Je vous demande le linge qui m’est nécessaire, et rien de plus; une malle légère, un sac de voyage même me suffira.


– Mais madame aurait bien dû me prévenir à l’avance, dit la femme de chambre avec cette ténacité particulière aux valets.


– Et pourquoi cela, mademoiselle, je vous prie? demanda Fernande.


– Parce que je n’ai rien de prêt pour moi-même.


– Vous ne m’accompagnerez pas.


À cette réponse brève et sévère, les larmes jaillirent des yeux de la pauvre fille. Fernande, froide et grave avec les gens de son service, était cependant essentiellement bonne pour eux, et ses domestiques l’adoraient.


– Oh! mon Dieu! mon Dieu! s’écria-t-elle, est-ce que j’aurais eu le malheur de déplaire à madame?


– Non, dit Fernande, touchée de l’exclamation douloureuse avec laquelle la pauvre femme de chambre avait prononcé ces paroles; non, Louise; vous êtes une brave et digne fille, au contraire; vous m’avez servie avec zèle et dévouement, je vous remercie de tous vos soins. Soyez tranquille, je ne serai point ingrate; mes derniers ordres vous seront transmis par mon notaire.


– Mais enfin, madame, pardon si je questionne encore, mais il me semble que cette demande est indispensable; quand M. le comte viendra que lui dirai-je?


Fernande rougit jusqu’au blanc des yeux; puis, reprenant sa puissance habituelle sur elle-même:


– Vous lui direz, Louise, que j’ai quitté Paris ce matin pour n’y revenir jamais.


La femme de chambre joignit les mains avec un geste désespéré.


– Maintenant, dit Fernande, faites un trousseau de toutes mes clefs et donnez-le-moi.


La femme de chambre obéit et remit le trousseau à sa maîtresse, qui lui ordonna de la laisser seule.


Elle se retira.


Fernande alors alla ouvrir, avec une petite clef de vermeil qu’elle portait à sa châtelaine, le tiroir d’une charmante table en bois de rose incrustée de porcelaine de Sèvres; elle y prit un petit sachet de satin blanc brodé de perles et fermé par une agrafe, et le mit dans son corset. C’était dans ce sachet qu’étaient renfermées les quelques lettres que Maurice lui avait écrites pendant leur courte liaison; puis elle referma le tiroir, y plaça le trousseau de clefs, alla ouvrir un secrétaire, brûla tous les papiers qui s’y trouvaient, prit un petit portefeuille contenant cinq ou six mille francs en billets de banque, et mit dans sa poche une cinquantaine de louis qu’elle retrouva au fond d’un tiroir. Bientôt on vint lui annoncer que sa voiture était prête, elle s’enveloppa d’un grand manteau, descendit, et ordonna de toucher droit chez son notaire.


Il y a des notaires de femmes, comme il y a des médecins de femmes; le notaire de Fernande était un élégant jeune homme de trente à trente-quatre ans, dont le cabinet ressemblait infiniment plus au boudoir d’un petit maître qu’au sanctuaire d’un légiste; c’était un de ces rares privilégiés qui ont payé leur étude sans avoir eu besoin de spéculer sur une dot, de sorte qu’ayant eu le bonheur de rester garçon, il avait conservé le privilège de la galanterie avec ses clientes. Un instant séduit comme tout le monde par le charme invincible qui enveloppait Fernande, il avait essayé de lui plaire et avait conçu l’espoir de réussir; mais bientôt, s’apercevant de l’inutilité de ses tentatives, il avait pris gaîment son parti de cette défaite, et, transformant ses espérances amoureuses en affection sincère, il était devenu, non-seulement le confident des intérêts matériels, mais encore l’ami de Fernande.


Elle le trouva donc debout, quoiqu’il fût sept heures du matin à peine, car inquiet de ce message, et surtout de l’heure insolite à laquelle il lui était parvenu, il avait sauté en bas de son lit, et s’était hâté de se mettre en état de recevoir Fernande.


– Que signifie cette visite matinale, ma chère cliente? lui dit-il. Hâtez-vous de me rassurer, car vous me voyez on ne peut plus inquiet, surtout si vous êtes déjà levée; si vous n’êtes pas encore couchée, c’est autre chose.


– Eh bien, soyez tranquille, mon cher tabellion, dit Fernande en souriant d’un air triste, je ne suis pas encore couchée.


– Alors, je suis moins inquiet; maintenant, asseyez-vous, et contez-moi l’affaire à laquelle je dois le bonheur d’un si charmant réveil.


Et il approcha d’une cheminée élégamment habillée de velours un grand fauteuil à dossier rembourré, poussa sous les pieds de Fernande un coussin de tapisserie, et s’assit en face de la jeune femme.


– Écoutez-moi, dit Fernande; vous êtes plus que mon conseil, vous êtes mon ami; c’est à vous seul que je puis confier mes projets, car je vous sais discret comme un confesseur. D’ailleurs, je vous préviens que vous seul saurez ce que je vais vous dire. Si je suis trahie, la trahison viendra donc de vous.


– Oh! mon Dieu! mais savez-vous que voilà un début qui me rend à ma terreur première? Vous êtes ce matin d’une solennité effrayante.


– C’est que je viens de prendre une grande résolution, mon cher ami, une résolution irrévocable; je commence par vous prévenir de cela afin que vous n’essayiez pas même de la combattre.


– Et laquelle, bon Dieu! entrez-vous aux Carmélites?


– J’en ai d’abord eu l’idée, dit Fernande en souriant; mais vous savez que je suis l’ennemie de toute exagération. Non, je me contente de quitter Paris pour ne plus y revenir… Pas un mot, cher ami, rien ne saurait être changé à ma détermination. Vous connaîtrez seul le lieu de ma retraite; je vais habiter le domaine que vous avez acheté pour moi, et dans lequel vous savez que je voulais me retirer quand je serais vieille. J’avance de quelques années une solitude prévue, voilà tout; je pars sans regret. Maintenant, voyons ce que je possède; parlez-moi de mes affaires de fortune. Vous voilà bien surpris, n’est-ce pas? C’est la première fois que je vous tiens ce langage; j’ajouterai que, si je suis riche, c’est à vous que je dois cette position, qui me permet de vivre indépendante: ma reconnaissance vous est donc complètement acquise.


Il y avait tant de calme dans le maintien de Fernande, son langage était si précis et si nettement accentué, que le notaire baissa la tête en signe d’adhésion forcée. Il prévit que devant une pareille résolution il n’y avait pas une observation à faire, et, sans dire un mot, il alla chercher le carton où se trouvaient les dossiers relatifs à la fortune de sa cliente; puis, donnant à sa figure une expression grave dans laquelle on eût vainement cherché le moindre reste de galanterie, il prit la parole en notaire, en dépositaire de titres, en confident de transactions financières, sans embarrasser l’explication nécessaire d’une seule observation inutile.


– Ainsi, dit-il, vous voulez savoir positivement ce que vous possédez en biens meubles et immeubles?


– En tout, cher ami.


Primo: le domaine acquis en votre nom depuis déjà deux ans, augmenté des terres récemment achetées.


– Quel est le rapport du tout?


– Vingt mille francs par an; tous les baux ont été renouvelés au mois de novembre dernier.


– Après?


Secundo: reconnaissance d’une somme de cent cinquante mille francs, prêtée sur première hypothèque au taux légal de 5 du 100.


– Ce qui fait par an?


– Sept mille cinq cents francs.


– Mais savez-vous, mon cher ami, que je suis véritablement riche? dit Fernande.


– Attendez donc.


– Comment, ce n’est pas tout?


Tertio: en rentes sur l’État, 3 pour 100 et 5 pour 100, huit coupons s’élevant ensemble à dix mille francs de rente, qui, ajoutés aux vingt mille francs du domaine et aux sept mille cinq cents francs susdits, forment un capital de trente-sept mille cinq cents francs de rente libre de toutes charges et impôts. Voici, chère amie, l’état exact de votre fortune: êtes vous contente?


– Je suis émerveillée; elle dépasse de beaucoup ce que je croyais avoir. Maintenant, cher ami, écoutez bien mes dernières instructions. Voici une note des choses que je désire recevoir; vous voyez qu’à part une chambre tout entière, que je veux recevoir là-bas, lits, tableaux, tentures et meubles, telle qu’elle est enfin, je ne vous demande que mon piano, ma musique, mes livres, ma boîte à couleurs, mon chevalet, mes statuettes et mes esquisses.


– Mais tout le reste, qu’en ferons-nous?


– Attendez; voici la clef de ma petite table de bois de rose, qui faisait toujours votre admiration, et qui de ce moment est à vous; vous trouverez dans le second tiroir mes bijoux et mes diamants, vous les vendrez au plus honnête joaillier que vous connaissez. Je vous dis cela parce que ce n’est plus moi qu’il volerait, mais les pauvres de ma paroisse, à qui le produit de cette vente est destiné.


Le notaire s’inclina.


– Et les autres meubles? dit-il.


– Vous les vendrez aussi, mais non en vente publique; en bloc, à Montbro ou à Cansberg, chez lesquels je les ai achetés presque tous. Sur ce produit, vous prélèverez pour tous mes domestiques une année entière de gages, que vous leur donnerez en mon nom.


– Très-bien, et le reste?


– Le reste, vous le placerez. Quant à ma garde-robe, sans exception aucune, elle appartient à mes femmes de chambre. Je suis désormais morte au monde. La femme que vous avez connue, continua Fernande en voyant le mouvement de surprise du notaire, a cessé de vivre, mais il en existe une autre qui succède à celle-là, qui répudie toutes ses mauvaises pensées, qui hérite de tous ses bons sentiments, et celle-là, croyez-le bien, ne perdra jamais le souvenir de votre bienveillance. Maintenant, n’est-il pas nécessaire que pour tout cela je vous remette une espèce de procuration, un pouvoir, un papier quelconque?


– Certainement, dit le notaire; mais, continua-t-il, ne pouvant repousser entièrement le sentiment du doute, vous changerez peut-être d’avis, et il serait prudent d’attendre.


– Vous voulez que je me soumette à un temps d’épreuve, soit, je ne demande pas mieux. Donnez-moi cette procuration en blanc; nous sommes aujourd’hui le 8 mai, d’aujourd’hui en six semaines, vous la recevrez. Êtes-vous content? Maintenant, procurez-moi pour cinq ou six mille francs d’or, envoyez chercher des chevaux de poste avec ce passe-port qui n’est pas encore expiré; qu’ils prennent en passant ma calèche de voyage chez mon carrossier, et viennent m’attendre à votre porte.


Le notaire s’apprêtait à faire des objections sur ce prompt départ, Fernande poursuivit:


– À Paris, on a tout ce qu’on veut et quand on le veut: donnez donc des ordres, je vous prie; vous avez assez d’amitié pour moi, je le sais, pour me pardonner d’en agir ainsi avec vous.


Le notaire ne fit plus aucune objection; son valet de chambre, homme discret et intelligent, fut chargé de toutes ces commissions; puis il revint s’asseoir auprès de sa belle cliente, et la regardant avec une expression de douce pitié:


– Que s’est-il donc passé, pauvre amie? lui demanda-t-il.


– Ce qui s’est passé? reprit Fernande, ce qui devait se passer un jour ou l’autre avec le caractère que vous me connaissez. Une émotion violente a fait naître dans mon âme une résolution forte. Vous savez bien, mon ami, que j’ai toujours aimé à vivre dans l’indépendance d’une vie régulière. Eh bien, le moment est venu. Hier, j’étais encore plongée dans les ténèbres; tout à coup un éclair a lui, illuminant un temps plus heureux; je me suis rappelé qui j’étais et ce que je devais être, ma résolution a été prise et accomplie sans secousse, et quelque étrange, quelque inattendue qu’elle soit comme elle est irrévocable, je suis calme, vous le voyez, presque heureuse même. Eh bien, si, ce que je ne crois pas, l’ennui se fait sentir, je reviendrai demander à cette grande ville des distractions permises, je me ferai homme, homme mûr et raisonnable, puisque je ne dois goûter ni le bonheur du mariage ni les joies de la maternité; c’est le seul parti qui me reste à prendre: pas un mot à cet égard, mon ami; il se pourrait qu’un homme fût assez fou pour vouloir m’épouser; moi je serai toujours assez prudente pour ne jamais accepter aucune proposition de ce genre; je ne dois pas oublier qu’on pourrait un jour faire rougir le front de mes enfants au souvenir de ce que fut leur mère.


Et de sa main blanche, aux doigts déliés, elle alla chercher la main un peu tremblante du notaire.


– Eh bien, mais, dit-elle, encouragez-moi donc dans mes bonnes résolutions; ne m’avez-vous pas entendu plus d’une fois établir cette théorie?


– Oui, reprit-il, mais je n’avais jamais cru vous la voir mettre à exécution.


– Vous étiez hier à l’Opéra? dit Fernande changeant brusquement non-seulement de sujet de conversation, mais encore de voix et de maintien; qu’y disait-on?


– On y remarquait votre absence.


– En vérité! alors que dira-t-on demain? que je suis partie pour Londres ou pour Saint-Pétersbourg? Laissez dire, mon ami, et n’oubliez pas que mon secret est confié à votre probité; laissez dire, et, si un jour vous vous ennuyez de l’absence de votre ancienne amie, et que les testaments et les contrats de mariage vous laissent une semaine, venez me voir dans mon ermitage.


– Fernande! Fernande! je crains bien que vous n’éprouviez de tristes déceptions.


– Que voulez-vous! en tout cas, il n’y aura pas à s’en dédire, car j’aurai quitté Paris par-devant notaire. Ah! vous souriez enfin, mon cher tabellion; vous êtes tellement mondain que je ne trouverai, je le vois, grâce de ma raison à vos yeux qu’en vous disant des folies. Qu’à cela ne tienne; j’ai l’esprit assez libre pour vous tenir tête. Il y a plus: comme vous êtes garçon, et que je n’éveillerai, par conséquent, la jalousie de personne, donnez-moi à déjeuner, là, au coin du feu, des côtelettes et du vin de Champagne frappé.


– Non, non, pauvre folle! s’écria le notaire les yeux pleins de larmes à la vue de cette gaieté factice; non: vous vous agitez vainement, je devine ce que vous ne voulez pas dire. Il y a quelque passion bien profonde et bien malheureuse sous votre sourire; quelque infidélité d’un homme que vous aimez, quelque rupture, n’est-il pas vrai? Avouez-moi cela; voyons, je vous en supplie. Vous savez combien je vous suis dévoué; mes conseils viendront du cœur. Ce ton dégagé, ce langage frivole vous sont d’ordinaire si étrangers, qu’ils vous trahissent en ce moment. Vous voulez déguiser quelque chagrin qui vous ronge le cœur, vous essayez de vous punir des perfidies d’un amant. Parlez, parlez, je vous en prie au nom de notre ancienne amitié. Je puis tout réparer peut-être: la vérité, Fernande, la vérité!


– La vérité, répondit Fernande avec cette candeur grave et gracieuse qui n’appartenait qu’à elle: dans toutes les circonstances importantes de ma vie, je vous l’ai dite sans déguisement comme sans effort. Aujourd’hui, je vous la dirais tout entière encore si mon secret était à moi seule, quoique cette confidence dût être inutile au point de vue où vous l’envisagez, car que pourrait toute votre expérience sur cette matière impalpable qu’on appelle le passé? Croyez-moi, mon ami, je suis sincère, d’ailleurs, je n’aurais aucun intérêt à ne l’être pas avec vous; je pars libre, je pars sans y être forcée; je pars repoussée hors de Paris par le dégoût du passé, entraînée par l’espérance de l’avenir. La bonne intention mène aux bonnes œuvres. Maintenant, me croyez-vous?


– Il le faut bien, puisque vous ne voulez pas me dire autre chose.


– Eh bien, me refuserez-vous encore à déjeuner?


Le notaire sonna et donna ses ordres. Dix minutes après une petite table était apportée, toute servie.


Fernande fut charmante pendant ce dernier repas. On eût dit que, par une innocente coquetterie, elle voulait laisser des impressions encore nouvelles à celui qui la connaissait si bien.


À neuf heures, on entendit la voiture entrer dans la cour: un instant après, le valet de chambre parut avec l’or demandé. Tout était prêt, Fernande se leva en souriant.


Le notaire ne pouvait croire encore que tout cela ne fût pas une espèce de songe qui allait s’évanouir.


– Et seule, seule pour un si long voyage! dit-il en voyant Fernande prendre sa mante et son chapeau.


– C’est un nouveau monde que je cherche, dit Fernande; si je le découvre, rien ne doit m’y rappeler le vieux monde que je quitte. Je ne veux humilier personne par mon repentir.


Puis, avec une grâce charmante:


– Allons, dit-elle, comme c’est la dernière fois que nous nous voyons peut être, cela vaut bien la peine que vous me reconduisiez jusqu’en bas.


Le notaire conduisit Fernande jusqu’à la voiture.


– Vraiment, lui dit-il, si les voisins n’étaient pas aux fenêtres pour nous regarder, je me mettrais à genoux pour baiser le bas de votre robe, tant vous êtes une femme charmante, et tant je suis sûr qu’il y a quelque grand dévouement caché sous votre simplicité.


– Eh bien, dit Fernande, au lieu de baiser le bas de ma robe, embrassez moi. Voyons, c’est un pis-aller que vous accepterez peut-être.


Et elle tendit son front à ce digne ami, qui y posa ses lèvres tremblantes. Cet événement, en apparence simple, était une des grandes émotions qu’il eût éprouvées dans sa vie.


– Par où sortons-nous de Paris? demanda le postillon.


– Par la barrière de Fontainebleau, répondit Fernande.


Et, comme la voiture commençait à s’ébranler, elle passa une dernière fois par la portière sa main, sur laquelle cet homme, qui n’avait jamais été qu’un ami, déposa un dernier baiser.


Puis les chevaux partirent de cette course rapide qu’ils conservent tant qu’ils sont dans l’intérieur de la ville, et qu’ils semblent quitter d’eux-mêmes dès qu’ils atteignent les faubourgs.


En même temps que Fernande sortait de Paris par la barrière de Fontainebleau, M. de Montgiroux y rentrait par la barrière du Maine. Il n’avait pas pu attendre l’heure dite et venait demander compte à sa belle maîtresse de sa disparition de la maison de Fontenay-aux-Roses, disparition qui, du reste, n’avait étonné que lui.


Le pair de France, en arrivant chez Fernande, y trouva les domestiques dans tout le loisir des conjectures. Seulement, il y avait un point positif, c’est que la femme de chambre avait été chargée par sa maîtresse de dire au comte qu’elle avait quitté Paris pour n’y jamais revenir. Il fallut, au reste, qu’elle répétât cette désespérante nouvelle huit ou dix fois; M. de Montgiroux n’y voulait pas croire.


Dans son désespoir, il courut chez madame d’Aulnay, et lui raconta tout, c’est-à-dire le peu qu’il savait, lui demandant si elle en savait davantage. Madame d’Aulnay était encore plus ignorante que le comte; mais en sa qualité de femme auteur, elle cria tout d’abord à l’immoralité, promit de s’enquérir, dénatura les faits qu’elle put recueillir relativement à cette étrange disparition, en inventa d’autres pour lui donner avec ses propres idées un lien logique, et le lendemain, tous les oisifs du Paris élégant ne s’occupaient, au boulevard Tortoni, au foyer de l’Opéra et au Jockey-Club, que de la disparition de la belle Fernande. On vécut huit jours sur cet événement.


Au milieu de l’étonnement général, Léon de Vaux et Fabien de Rieulle ne furent pas les moins surpris. Il était évident pour eux que cette absence de Fernande se reliait aux événements dans lesquels ils avaient joué un rôle pendant cette journée du 7 mai, journée durant laquelle il s’était passé tant de choses. Mais, comme la première fois qu’ils retournèrent à Fontenay, il leur fut répondu que M. Maurice était encore souffrant, que madame de Barthèle n’était pas visible, et que la baronne était à Paris, ils furent, comme les autres, forcés de s’en tenir à de simples conjectures.


Madame de Neuilly, perdant l’espoir d’humilier son amie en lui faisant sentir la supériorité que donne une conduite sans reproche, se promettait de se venger sur madame de Barthèle et sur la baronne. Malheureusement, la baronne, avec son fils, faible encore, et avec Clotilde, radieuse de bonheur, reparut bientôt dans le monde pour y annoncer son mariage prochain avec le comte de Montgiroux, mariage qui eut lieu le 7 juin 1835, c’est-à-dire un mois, jour pour jour, après la visite de Fernande à Fontenay-aux-Roses.


Trois mois après, comme le lui avait promis Fernande, Maurice reçut la lettre suivante, qui ne pouvait au reste lui offrir aucun renseignement sur le pays qu’elle habitait, l’enveloppe ne portant pas de timbre:


«10 août 1835.


» Trois mois sont écoulés depuis que je vous ai quitté, Maurice, et la Providence m’a tenu parole. Le comte de Montgiroux a épousé votre mère; on vous a vu plein de jeunesse et de santé aux dernières courses du Champ de Mars, et, si vous ne vous avouez pas encore que vous êtes heureux, déjà Clotilde dit tout haut qu’elle est heureuse.


» Dieu soit béni!


» Vous le voyez, Maurice, je ne vis pas si éloignée de vous et isolée du monde, que je vous aie entièrement perdu de vue; il est vrai qu’au milieu du bruit que continue de faire en roulant dans l’espace cet immense univers, je ne tends l’oreille que du côté où je sais que vous êtes.


» Oh! Maurice, que tous les événements de cette journée ont été conduits par une main paternelle et miséricordieuse! et que dans mes prières du matin et du soir je remercie Dieu de nous avoir inspiré le courage de faire ce que nous avons fait!


» Maintenant à moi de tenir ma promesse en vous parlant de moi.


» J’habite un vieux château bâti sous Louis XIII, je crois, avec des murs rouges et gris, des toits élancés, couverts d’ardoises et armés de girouettes qui grincent au vent. On arrive à la porte principale par une grande allée d’ormes, aux formes tortueuses et fantastiques, qui le soir, quand par hasard je m’attarde dans quelque village et que je reviens seule, me font presque peur.


» Cela vous étonne, Maurice, que je revienne tard et seule? Je vis au milieu de bonnes gens, et je me suis faite campagnarde comme eux.


» Maintenant, suivez-moi.


» En rentrant au château, – il faut bien que je donne à ma demeure le nom sous lequel elle est connue, – en quittant l’allée d’ormes, je franchis une grande porte ornée d’un écusson; si j’étais savante en blason, je vous dirais si le champ est d’azur, de gueules, de sinople ou de sable, si le lion qui l’orne est issant, passant ou rampant; mais comme je suis très-ignorante en pareille matière, je me contenterai de vous dire que l’écusson est rayé en travers, et que le lion est debout et tient une épée.


» Vous voyez donc ma porte, n’est-ce pas, s’ouvrant au bout de son allée d’ormes et surmontée de son écusson au lion armé.


» Cette porte donne dans une vaste cour pavée autrefois dans toute son étendue, mais au milieu de laquelle j’ai fait planter un massif d’arbres dont tous les pieds sont garnis de fleurs. La voiture peut tourner, par des chemins sablés et en longeant des haies de lilas, autour de ce massif, pour s’arrêter devant un perron composé de quatre marches, et sur la rampe duquel se dressent deux lions pareils à celui de l’écusson et armés comme lui d’une épée.


» Vous connaissez ces vestibules de vieux châteaux, n’est-ce pas? tout en bois de chêne noirci par le temps, et de ce ton chaud et hardi auquel la peinture ne saurait atteindre.


» Le vestibule conduit dans une salle à manger immense, dallée de carreaux noirs et blancs alternant entre eux comme les cases d’un damier. Tous les dessus de portes représentent des chasses aux sangliers, aux cerfs, aux daims et aux renards. Les murs sont tendus de tapisseries à personnages représentant toute l’histoire de Moïse. Il y a un Moïse faisant jaillir l’eau du rocher qui est vraiment d’un beau caractère.


» Il est inutile de vous dire que je ne mange jamais dans cette grande salle, où l’on ne peut raisonnablement dîner qu’à douze ou quinze.


» Près de la salle à manger est un grand salon, rococo, Louis XV, Pompadour, comme vous voudrez, avec des fauteuils, des canapés et des rideaux de satin rouge, brochés blanc. Ce sont des fleurs, des oiseaux et des arabesques à n’en plus finir. C’est le grand salon de réception, et, comme je ne reçois pas, je n’en parle que pour mémoire.


» Montez vingt marches larges et douces, en vous appuyant sur une massive rampe de fer, et vous vous trouverez au premier; c’est là que j’habite.


» En face de l’escalier, une grande porte de chêne, une première antichambre lambrissée, donnant sur une seconde antichambre dont j’ai fait ma salle à manger.


» Une petite table ronde, un poêle caché dans une espèce de cheminée gothique dont j’ai fait le dessin et que j’ai à peu près moulée moi-même, un papier vert velouté à grandes fleurs, tous ses charmants moines moulés sur ceux des tombeaux des ducs de Berri et posés sur des supports en harmonie avec eux, voilà tout l’ameublement de cette petite pièce.


» À gauche, un salon, mon piano, ma harpe, ma musique; la Somnambule et les Puritains, Guillaume Tell, Moïse et le Comte Ory; tout Weber.


» À droite, mon atelier, dans la même position et dans le même jour où il était rue Saint-Nicolas, avec cette différence que, lorsque j’ouvre la fenêtre, au lieu de voir la maison en face, je découvre, à travers les massifs du parc, un admirable paysage, et, si je n’avais pas peur de vous donner des renseignements trop précis, je dirais la mer à l’horizon.


» La mer, c’est-à-dire l’infini, c’est-à-dire l’immensité, c’est-à-dire la seule chose qui donne complètement l’idée de Dieu.


» Dans cet atelier, Maurice, mon chevalet, mes couleurs, mes esquisses, mes vieilles étoffes de brocart volées aux tableaux de Paul Véronèse, et mes statuettes.


» Puis, à l’angle de cet atelier, écoutez bien, Maurice, une petite porte cachée que l’on ouvre grâce au même secret qui ouvrait l’autre, et qui donne entrée à la petite chambre blanche, à la petite cellule virginale que vous savez; le même lit dans l’alcôve, la même mousseline le long des murs, la même lampe d’albâtre au plafond, les mêmes ornements sur la cheminée, et, en face de mon lit, Maurice, le tableau que j’ai achevé le second jour où je vous ai vu, et qui représente le Christ pardonnant à la Madeleine.


» Ce tableau est toujours le même, seulement, j’ai retouché la tête de la femme à genoux.


» Voilà tout, Maurice. Ce premier étage, c’est mon monde, à moi, c’est mon univers, mon passé, mon avenir; mes trésors de joie et de douleur, tout est là.


» Maintenant que vous savez où je vis, regardez-moi vivre.


» À sept heures du matin, je me lève, je passe un peignoir, je descends dans le parc; les arbres, les fleurs, les oiseaux, le gazon, le soleil, la brise, tout cela est occupé à saluer le matin et à prier Dieu. J’ai une espèce de petite chapelle comme celle qu’on rencontre sur les chemins en Italie, je m’arrête devant elle, et c’est là que, presque toujours, je fais ma prière avec tout ce qui prie.


» À neuf heures, je rentre, un déjeuner de fruits et de laitage m’attend dans la petite salle à manger du premier.


» Puis, après le déjeuner, je passe au salon et je cause une heure ou deux avec mon piano; il me dit les meilleures choses des grands maîtres, et je l’écoute toujours comme s’il me parlait pour la première fois.


» À midi, au moment où le jour est dans toute sa pureté, je passe à l’atelier; là je cause avec moi-même, là je reste jusqu’à quatre heures; et, presque toujours, tant je suis plongée profondément dans les rêveries auxquelles je donne un corps, on est obligé de me prévenir que le dîner m’attend.


» Après le dîner, je sors emportant vingt francs avec moi.


«C’est mon aumône journalière, Maurice, car je suis riche, je la répands tantôt dans un village, tantôt dans un autre, et je recueille des prières, dont je renvoie une moitié à vous et à votre famille.


» Puis, le soir venu, je rentre par cette allée d’ormes dont, je vous l’ai déjà dit, les formes fantastiques et tortueuses me font si grand‘peur.


» Le soir, je lis.


» Le dimanche, il se fait quelques changements dans ces habitudes.


» À onze heures, je quitte le château, et vais assister à la messe qu’on dit dans l’église du prochain village. C’est une grand‘messe accompagnée d’un orgue que je touche quelquefois dans les grandes solennités.


» Le curé avait proposé de venir dire la messe à la chapelle du château, mais je n’ai pas voulu permettre que l’homme de Dieu se dérangeât pour une pauvre pécheresse comme moi.


» À quatre heures, le parc s’ouvre, et les paysans, précédés de deux musiciens, y viennent danser.


» Il va sans dire que c’est moi qui paye la musique et qui offre les rafraîchissements.


» Et maintenant, Maurice, que je vous ai décrit le lieu que j’habite, et raconté la vie que j’y mène, vous connaissez l’un et l’autre aussi bien que moi.


» Seulement, à tout ceci, ajoutez le vœu éternel de ma pensée, celui par lequel j’achève ma prière du matin, et ma prière du soir, celui enfin par lequel je termine cette longue lettre:


» Maurice, soyez heureux.


» Votre Fernande.»

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