Neuf

Simur n’avait jamais été un système stellaire exceptionnel, et les deux coups que lui avaient portés la guerre et la fondation d’un hypernet syndic n’avaient rien fait pour améliorer ses perspectives d’avenir. Jamais franchement prospère, assez proche de la région frontalière de l’Alliance pour être victime d’attaques occasionnelles, il avait en outre été très durement frappé par la création à Sobek d’un portail qui avait permis à la majeure partie du commerce passant par ce riche système ou en provenant d’éviter désormais le point de saut de Simur. Au cours des dernières décennies, sa santé économique déjà passablement écorniflée s’était encore détériorée.

Les renseignements collectés par l’Alliance durant sa dernière intervention militaire, huit ans plus tôt, montraient des installations abandonnées, des villes désertées, des cités de plus en plus réduites et des dommages consécutifs à une attaque précédente, déjà vieille de six ans à l’époque, qui n’étaient toujours pas réparés. Le système n’avait qu’une demi-douzaine de planètes dignes de ce nom, dont quatre n’étaient jamais que des rochers torrides tournoyant trop près de l’étoile ou des blocs de glace orbitant trop loin. Des deux qui restaient, la première gravitait à une heure-lumière du soleil et était tout juste assez grosse pour mériter le titre de géante gazeuse, tandis que la deuxième, à sept minutes-lumière seulement, était à peine habitable : l’inclinaison de son axe rendait son hémisphère septentrional inconfortablement brûlant et son hémisphère austral inconfortablement frisquet.

« Au moins l’absence de cibles acceptables nous interdira-t-elle d’exercer des représailles en les bombardant, fit remarquer Desjani alors que l’Indomptable s’apprêtait à émerger. Sauf si les Syndics ont injecté de très grosses sommes d’argent et d’énormes ressources dans son économie depuis le dernier passage de l’Alliance, Simur ne vaut pas qu’on gaspille un caillou sur elle. On se demande même pourquoi elle n’a pas été abandonnée.

— La laisser dépérir coûtait peut-être moins cher que son évacuation, suggéra Geary. Espérons que rien ne nous y attend. Ils pourraient avoir concentré tous leurs efforts sur Sobek.

— Vous y croyez vraiment ?

— Non.

— Une minute avant émergence, annonça le lieutenant Castries.

— Armes parées à tirer, boucliers dressés, ajouta le lieutenant Yuon.

— Et nous entrerons dans l’espace conventionnel quasiment au point mort, grommela Desjani.

— Si quelque chose peut déjouer une surprise des Syndics, c’est bien ça », déclara Geary. J’espère.

Il observait son écran, guettant le moment où l’Indomptable et la flotte quitteraient l’espace du saut, celui où la noirceur piquetée d’innombrables étoiles de l’espace conventionnel remplacerait la grisaille indéfinissable.

Les étranges lueurs qui la parsèment s’allument et s’éteignent toujours de manière imprévisible, mais, alors même que Geary y plongeait le regard, plusieurs s’épanouirent à proximité de l’Indomptable.

« Un amas ? s’étonna Tanya, incrédule. Les lumières de l’espace du saut n’apparaissent jamais en groupe. Si ?

— Pas que je sache, répondit-il.

— Il y en a eu davantage ce coup-ci, reconnut le lieutenant Castries avec hésitation. Plus que d’habitude. C’est du moins ce qu’affirment les vieux de la vieille. »

Y avait-il un rapport entre le comportement inusité des lueurs de l’espace du saut et la présence des Danseurs dans la flotte ? Geary faillit poser la question à voix haute puis se rendit compte qu’il ne restait plus que quelques secondes avant le saut.

Desjani en prit également conscience. « Tout le monde se concentre sur son boulot ! »

Le moment venu, Geary dut lutter contre la désorientation que provoque toujours l’entrée dans l’espace du saut ou son émergence. Il l’avait fait si fréquemment ces derniers temps qu’il s’en remettait de plus en plus vite, au bout de quelques secondes désormais.

Il entendit les sirènes d’alarme des systèmes de combat avant même que ses yeux n’eussent accommodé.

Mais, pendant qu’il s’efforçait de focaliser le regard sur son écran, une autre pensée le traversa :

Aucune des armes de l’Indomptable ne tirait. Quel que fût le danger contre lequel prévenaient ces sirènes, il se trouvait encore trop loin pour qu’il engageât le combat, ce qui signifiait que le vaisseau amiral et (fallait-il l’espérer) le reste de la flotte étaient aussi hors de sa portée.

Jusque-là tout du moins.

Il finit par voir distinctement son écran puis dut encore l’étudier plusieurs secondes avant de comprendre ce qu’il avait sous les yeux. « Des cargos ?

— Les épaves de cargos, grommela Desjani. Et de vaisseaux de guerre obsolètes. »

Plusieurs d’entre eux s’alignaient directement sur la trajectoire de la flotte au sortir du point de saut. Aucun n’allait quelque part. « Ils sont pratiquement au-dessus du point d’émergence, rapporta le lieutenant Castries. Ils doivent se servir de leurs systèmes de manœuvre pour faire du surplace. Nous recevons des relevés des réacteurs. Tous sont opérationnels.

— Peut-être, mais à moitié morts, rectifia sèchement Desjani. À croire qu’on les a tractés depuis un cimetière de ferraille pour les amener ici. À six secondes-lumière de nous. Si nous avions émergé à 0,1 c

— Nous serions déjà au beau milieu, conclut Geary. À 0,1 c, nous n’aurions pas vu virer assez vite pour les esquiver même si la manœuvre avait été préprogrammée. » Il n’avait pas encore enregistré toutes les informations que lui donnait son écran, mais au moins qu’il n’y avait aucun obstacle au-dessus des vaisseaux de l’Alliance. « À toutes les unités de la première flotte, virez à quatre-vingt-dix degrés vers le haut. Exécution immédiate. »

L’Indomptable se cabra brusquement, ses propulseurs de manœuvre s’allumant pour altérer sa trajectoire et le faire grimper perpendiculairement au plan du système. Geary vit se modifier pareillement le vecteur de tous les autres vaisseaux de la flotte, mais pas toujours aussi vite, de sorte que sa formation bien ordonnée jusque-là déborda soudain et se déploya sur un plus vaste volume ; heureusement, grâce à la vélocité relativement lente à laquelle ils avaient émergé, aucun n’entrerait dans les zones dangereuses balisées par ces cargos et les bâtiments de guerre placés juste devant.

La manœuvre écarterait donc la flotte de cette menace potentielle, mais la rapprocherait de certaines autres menaces qui s’affichaient en surbrillance sur les écrans.

Soit quatre groupes de vaisseaux, tous de taille relativement modeste et qui, disposés à intervalle régulier à trois minutes-lumière du portail de l’hypernet, semblaient occuper les quatre angles d’un carré dont il aurait été le centre.

Trois de ces groupes se composaient d’un unique croiseur lourd, de deux croiseurs légers et de cinq avisos, et le quatrième de deux croiseurs lourds et de six avisos.

« Nos systèmes estiment que tous ces vaisseaux sont flambant neufs, rapporta le lieutenant Castries. Signes d’usure réduits au minimum. Et tous sont du dernier modèle syndic. Mais… commandant… ils émettent des codes d’identification qui, eux, ne sont pas syndics.

— Encore un système stellaire qui se serait révolté ? s’étonna Geary. Ce comité d’accueil est peut-être là pour accueillir une force syndic en provenance de Sobek, qui aurait emprunté l’hypernet pour réprimer leur rébellion ?

— Ça ne me dit rien de bon, fit Desjani. Où un système stellaire rebelle aurait-il déniché tous ces vaisseaux de guerre syndics qui sortent des chantiers navals ? Ils n’ont pas été construits ici. Et aucun ne porte de traces d’un combat. Avez-vous lu les rapports que le capitaine Bradamont nous a envoyés sur les batailles qui se sont déroulées à Midway pendant la rébellion ?

— Oui, répondit Geary. De très durs affrontements et de nombreuses atrocités. Vous avez raison. L’état de ces vaisseaux ne correspond en rien à ce que nous devrions voir, du moins si Midway est bien un échantillon représentatif de ce qu’une rébellion peut valoir à un système stellaire contrôlé par les Syndics. »

Un signal émit un bip et une fenêtre virtuelle montrant le lieutenant Iger apparut devant Geary. « Amiral, tous les signaux que nous captons, transmis par les vaisseaux vétustes disposés directement devant le point d’émergence, sont de pure routine, comme s’ils effectuaient des opérations parfaitement ordinaires. Et ils doivent donc être falsifiés, compte tenu de leur piètre état.

— Et pour les vaisseaux neufs ? demanda Geary en continuant de fixer les deux groupes les plus proches de la trajectoire à angle droit de la flotte.

— Leurs codes d’identification correspondent tous à ceux d’unités d’une certaine “force de frappe et d’assaut du système stellaire de Simur”. »

Le reniflement de dédain de Desjani fut assez sonore pour qu’Iger lui-même le perçût. Il signifia son approbation d’un hochement de tête. « Des tas de messages passionnants circulent dans ce système, amiral, reprit-il, mais rien qui traduise une révolte contre la tutelle syndic. Ceux que nous captons ont été émis avant notre arrivée et sont surtout relatifs à des spéculations sur la présence de vaisseaux de guerre syndics à Simur. Ces bâtiments sont apparus il y a une quinzaine de jours et ont apparemment refusé de communiquer avec quiconque.

— Ils n’auraient communiqué avec personne ? s’étonna Geary. Pas même avec le CECH principal de Simur ? »

Iger ne parvint pas à réprimer un sourire. « Dans la mesure où ces vaisseaux syndics stationnaient près du point de saut, les messages qu’on leur a adressés sont parvenus très précisément là où nous aussi pouvions les capter. Nous en avons intercepté un. Codé, bien entendu, mais nous avons réussi à décrypter suffisamment de sa teneur pour comprendre que le CECH principal d’ici leur demande de préciser en quoi consiste leur mission. Un fragment de la transmission semble indiquer qu’il aurait reçu de ces vaisseaux des instructions qu’il réfute.

— Il ne subsiste aucun doute dans votre esprit : ces vaisseaux seraient toujours aux Syndics, même s’ils prétendent appartenir à ce système ?

— Ne répondez pas à cette question, lieutenant », ordonna une voix.

Desjani crispa les mâchoires mais garda le silence, tandis que Geary se retournait vers Rione qui venait d’apparaître sur la passerelle. « Pourquoi le lieutenant Iger ne devrait-il pas y répondre ? demanda-t-il.

— Parce que l’Alliance a signé avec les Mondes syndiqués un traité de paix limitant ses interventions à l’encontre de vaisseaux ou de systèmes stellaires leur appartenant, répondit Rione, dont le ton et le maintien semblaient dire qu’elle enfonçait une porte ouverte. Mais elle n’en a signé aucun avec le système de Simur. Si ces vaisseaux qui revendiquent une appartenance à Simur plutôt qu’aux Mondes syndiqués adoptent une attitude hostile ou menaçante, vous pourrez agir à votre guise, sans crainte de violer les clauses du traité de paix avec les Syndics. »

Ça pouvait effectivement se révéler utile. Geary continuait de tenir à l’œil les deux groupes de vaisseaux les plus proches lorsqu’il reprit la parole. « Pourquoi les Syndics nous offriraient-ils une telle ouverture ?

— Je n’en sais rien. Peut-être n’ont-ils même pas envisagé cette éventualité. Nous ignorons beaucoup de choses. Tout ce que nous pouvons affirmer avec certitude, c’est que les Syndics s’efforcent vraisemblablement de vous inciter par la ruse à prendre une mesure contraire à votre volonté. »

Nouvelle alerte, provenant cette fois des écrans. Le lieutenant Castries répercuta l’information. « Alpha et Bravo accélèrent sur une trajectoire d’interception. »

Les systèmes automatisés de la flotte avaient attribué aux quatre groupes de vaisseaux flambant neufs les désignations Alpha, Bravo, Charlie et Delta. Alpha et Bravo formaient les angles supérieurs du carré imaginaire, et aussi les deux groupes les plus proches de la trajectoire de la flotte de l’Alliance, qui, perpendiculaire au plan du système, l’éloignait de la menace posée par les bâtiments vétustes suspicieusement postés devant le point d’émergence.

« Encore une attaque suicide ? » s’enquit Geary. Déjà passablement près, ces vaisseaux neufs accélérant sur une trajectoire d’interception se trouveraient à portée des siens dans une vingtaine de minutes. Et la flotte rampait encore à une vélocité de 0,03 c qui la désavantageait. « À toutes les unités de la première flotte, accélérez à 0,1 c. Exécution immédiate. Les vaisseaux qui s’approchent de nous sont réputés hostiles. Vous êtes autorisés à engager le combat avec ceux qui entrent dans votre enveloppe de tir et à les détruire. »

Nouvelle transmission, cette fois sur un canal de coordination et les fréquences d’urgence. « Aux vaisseaux inconnus approchant de la formation de la première flotte de l’Alliance : défense de vous approcher à portée de ses bâtiments. En cas de transgression, nous nous verrions contraints de tirer sur vous et de prendre toutes les mesures nécessaires à notre défense. Il n’y aura pas d’autre avertissement. »

Et que trafiquaient donc les Danseurs ?

Leurs six vaisseaux décrivaient des boucles autour de l’Invulnérable tout en épousant les mouvements du colossal supercuirassé bof remorqué par la flotte. Quels que soient leurs motifs, tant qu’ils restent à proximité de l’Invulnérable et qu’il demeure profondément tapi au sein de la formation, je n’ai pas trop à m’inquiéter pour eux.

Desjani secoua la tête, l’air morose. « Normalement, arrêter un croiseur lourd sur une trajectoire kamikaze serait pratiquement impossible. Mais, compte tenu de la lenteur de notre démarrage et de notre accélération à si courte portée, notre vitesse d’engagement sera de beaucoup inférieure à 0,2 c. Et, avec la puissance de feu dont nous disposerons, nous allons les massacrer.

— Et cela vous perturbe ? s’enquit Geary, étonné.

— Je me moque de liquider des Syndics. Mais l’idée de faire un carnage de gens que leurs patrons ont envoyés au casse-pipe alors qu’eux-mêmes se terrent loin de là, parfaitement en sécurité, ne me plaît franchement pas. »

Nouvelle alerte, attirant son attention sur un message hautement prioritaire. Geary lut le nom de l’expéditeur et enfonça la touche ACCEPTER.

Jane Geary le fixait : « Et s’il ne s’agissait pas d’une attaque suicide, amiral ? Si ces vaisseaux cherchaient uniquement à survivre ? »

Le message s’arrêtait là. Geary plissa le front, le regard encore braqué là où s’affichait l’image virtuelle de son arrière-petite-nièce. « Tanya ? »

Desjani fronçait elle aussi les sourcils. « S’ils cherchaient à survivre ? Leur seul moyen d’y parvenir… Fichtre ! Il leur faudrait frapper une ou plusieurs unités vulnérables à la lisière de notre formation. »

Un bref contrôle de Geary lui apprit que sa formation en présentait précisément de nombreuses dans le secteur vers lequel se dirigeaient les groupes Alpha et Bravo. Plusieurs destroyers et croiseurs légers protégeaient des unités plus précieuses, enfoncées plus profondément en son cœur. Mais, si ces destroyers et croiseurs légers servaient de cibles, ils étaient à coup sûr dangereusement exposés. Ces petits groupes de bâtiments syndics pourraient en effet éliminer un destroyer (voire deux) à l’occasion d’une simple passe de tir s’ils concentraient leur feu sur un seul vaisseau de l’Alliance isolé à l’orée de sa formation.

« On dirait bien que vous avez raison, Tanya. » Encore un changement de tactique des Syndics, destiné à rogner lentement sa flotte, à la grignoter graduellement, un vaisseau après l’autre, jusqu’à ce qu’elle soit assez affaiblie pour qu’une attaque conventionnelle suffise à achever les survivants. « Les Syndics ne peuvent pas se planquer dans l’espace comme des forces terrestres à la surface d’une planète, mais ils cherchent encore à nous déstabiliser en variant constamment les menaces et les stratagèmes. »

On n’avait plus le temps de faire intervenir individuellement des vaisseaux ni de planifier des manœuvres sur écran. « Quatrième, dix-septième escadrons de destroyers et dixième escadron de croiseurs légers, virez à trente degrés sur bâbord… Huitième division de croiseurs lourds… virez de dix degrés sur tribord. Exécution immédiate. »

Ces ordres mettraient quelques précieuses secondes à leur parvenir, et il s’en écoulerait encore plusieurs autres avant qu’ils ne fussent compris et exécutés. Geary ne pouvait qu’espérer qu’il resterait assez de temps pour faire la différence, et que ces brusques modifications de la position de ces vaisseaux au sein de la formation ne l’exposerait pas tout entière à des dommages encore plus graves que si les Syndics avaient effectivement tenté de nouveau une opération suicide.

« C’est vraiment une Geary, murmura Desjani, admirative, en observant son propre écran. Nous restions tous braqués sur ce qui était arrivé la dernière fois, mais elle a su voir ce qui allait réellement se passer.

— Où est-ce que je me retrouve, moi ? demanda Geary en se fustigeant mentalement pour n’avoir pas vu ce qu’avait vu Jane, avoir préjugé de l’ennemi, s’être…

— Pas tout à fait parfait, répondit Desjani. Et assez ouvert malgré tout pour prêter l’oreille quand on vous rappelle que vous êtes peut-être passé à côté de quelque chose. »

À regarder les deux groupes de vaisseaux neufs piquer sur sa formation tandis qu’elle s’élevait au-dessus du plan du système, Geary eut un certain mal à puiser du réconfort dans ces paroles. Les trajectoires des destroyers et croiseurs légers exposés commençaient de s’incurver vers la masse de la formation tandis que celles des croiseurs lourds de la division la plus proche, elles, fléchissaient légèrement vers l’extérieur pour assurer leur protection. S’il avait réagi à temps et si la suggestion de Jane était fondée, comment les Syndics allaient-ils…

Les groupes Alpha et Bravo dépassèrent en trombe la formation de l’Alliance ; leur trajectoire se modifia au dernier moment pour s’incurver vers l’extérieur, tandis que leur armement pilonnait le croiseur léger de l’Alliance qui restait le plus exposé.

« Le Pectoral a été touché au travers de ses boucliers, annonça le lieutenant Yuon. Légers dommages. Une lance de l’enfer HS. »

Les groupes Alpha et Bravo viraient encore, et remontaient pour se retourner en une manœuvre familière à Geary. « Ils vont tenter une deuxième passe de tir. »

Une autre alerte clignota sur son écran.

« Les groupes Charlie et Delta accélèrent à leur tour sur une trajectoire d’interception », rapporta le lieutenant Castries.

Geary fixa son écran, l’œil noir, conscient que ses options étaient limitées. Si j’envoie un détachement aux trousses d’un de ces groupes, je l’expose aux attaques des trois autres, tandis que celui qu’il visera esquivera le contact. Si mon détachement est assez fort pour affronter cette menace, il sera aussi trop lent pour rattraper les groupes de très maniables vaisseaux syndics et, en outre, ma formation en sera affaiblie.

Tanya l’observait, persuadée qu’il allait ordonner une traque, mais lui secoua la tête. « Ils ont obtenu notre réaction. Ils veulent que je lance des vaisseaux à leur poursuite pour les isoler de la formation. Je vais faire le contraire pour nous accorder le temps de la réflexion. »

La formation requise était la plus ancienne du manuel : une sphère. Mais il allait devoir en déterminer le diamètre et désigner les vaisseaux qui formeraient sa surface. « Tatou, lâcha-t-il à l’intention de Desjani.

— Quoi ?

— Formation Tatou.

— Ça existe, ça ? » Elle entra la recherche puis sursauta de stupeur. « Vous êtes sérieux ? Une sphère parfaite. Cette formation est…

— En vrac. Les tirs sont dispersés. Contre un adversaire puissant, c’est une catastrophe car il peut concentrer toute sa puissance de feu sur un seul point de la sphère. Mais, s’il est un poil plus faible, elle ne présente aucun point vulnérable. Tous sont aussi équitablement défendus.

— Nous allons nous retrouver sur la défensive ? interrogea-t-elle d’une voix soudain plus aiguë. Ils s’en apercevront et nous croiront effrayés. Ils s’imagineront que nous nous sommes recroquevillés sur nous-mêmes, trop terrifiés pour les combattre. La flotte n’admettra jamais un tel comportement face à l’ennemi. »

Geary était conscient de la touche de colère que trahissaient sa voix et ses affirmations angoissées. « Oui, capitaine Desjani, nous allons nous retrouver sur la défensive jusqu’à ce que j’aie eu le temps de réfléchir et d’évaluer la menace que présente ce système stellaire. Nous allons déjouer les tactiques des Syndics destinées à détruire nos escorteurs, ainsi que tous les plans qu’ils auront échafaudés pour me pousser à prendre des décisions intempestives. »

Desjani s’apaisa et rougit même légèrement. Il la crut d’abord en colère, puis, à sa manière d’éviter de croiser son regard, comprit qu’elle éprouvait surtout de l’embarras. « Toutes mes excuses, amiral.

— Pas grave. Si je n’étais pas contraint de réagir à votre colère, je serais sans doute moi-même en train de piquer une crise. Aidez-moi plutôt à organiser cela. Mais je compte compliquer encore la tâche de nos agresseurs pendant que nous nous y attelons. » Il appuya sur ses touches de com. « À toutes les unités de la première flotte, virez de cent quatre-vingts degrés vers le bas. Exécution immédiate. »

La manœuvre ramènerait la flotte vers les épaves menaçantes disposées devant le point d’émergence, mais cette fois par-derrière, puisqu’elle avait d’abord obliqué vers le haut et qu’elle redescendrait à présent en décrivant une boucle très élevée par-dessus les vieux bâtiments. Il lui faudrait néanmoins surveiller les unités qui s’en approcheraient d’un peu trop près.

Sauf si…

« Je constate que les bâtiments vétustes proches du point de saut n’émettent aucune identification. Je me trompe ?

— Non, amiral, répondirent à l’unisson les lieutenants Castries et Yuon.

— Le traité de paix avec les Syndics inclut-il une clause restreignant toute action de ma part contre les dangers à la navigation, émissaire Rione ? »

Rione afficha une mine intriguée. « Il va falloir que je vérifie, amiral. » Elle entreprit d’entrer des recherches en scrutant intensément son écran.

Desjani s’interrompit dans sa tâche, laquelle consistait à disposer des vaisseaux à la périphérie de la sphère de la formation Tatou. « Les dangers à la navigation ? Ça signifie bien ce que je crois ?

— Je l’espère », répondit Geary en ébauchant un sourire. Le dernier accès de colère de Tanya serait peut-être passager.

Rione se tourna de nouveau vers lui en clignant des paupières. « Amiral, le traité de paix précise seulement qu’on est tenu de respecter les usages et pratiques coutumiers de la navigation. Selon moi, ce n’est inclus dans le traité que parce que ça fait partie des clauses standard.

— Merci, madame l’émissaire. Capitaine Desjani, les règles relatives aux dangers à la navigation ont-elles changé au cours du siècle dernier ? »

Desjani secoua la tête en souriant encore plus largement. « Non, amiral. Tout vaisseau rencontrant un obstacle constituant un danger éventuel pour les manœuvres d’autres bâtiments devra placer des balises d’avertissement ou alors prendre toutes les mesures nécessaires pour l’éliminer.

— Je n’ai pas l’impression qu’il soit nécessaire de gaspiller des balises, affirma Geary. D’autant qu’un navire émergeant du point de saut serait si proche de ces épaves qu’il n’aurait pas le temps de réagir à leurs mises en garde et de les éviter. » Il étudia brièvement son écran, le temps de voir la formation de plus en plus effilochée de la première flotte se retourner pour redescendre perpendiculairement au plan du système.

Selon son actuelle disposition, une des divisions de croiseurs de combat devrait se trouver la plus proche des épaves quand elle passerait devant le point de saut.

« Capitaine Tulev, ici l’amiral Geary. Les vaisseaux à qui je viens à l’instant d’attribuer la désignation d’épaves constituent un danger pour la navigation. Altérez suffisamment la course de la deuxième division de croiseurs de combat pour cibler et détruire ces épaves au moyen de missiles spectres. Ne vous approchez pas à portée de lances de l’enfer. Regagnez la formation après avoir tiré vos missiles. Geary, terminé. »

Dix secondes plus tard, Tulev appelait du Léviathan. « Compris. Nous allons détruire ces épaves. »

Desjani approuva d’un hochement de tête. « Ces petits groupes de vaisseaux syndics ne tiendront certainement pas à en venir aux mains avec la division de croiseurs de combat de Tulev. Permission de poser une question, amiral ?

— Bon sang, Tanya…

— Je prends ça pour un oui. Pourquoi détruire ces machins ? Cela dit, je n’y vois aucune objection. »

Il lui jeta un regard agacé. « Parce que je ne tiens pas à m’en inquiéter davantage, capitaine Desjani, et que je suis habilité à éliminer des chausse-trapes des Syndics sans qu’ils puissent s’y opposer ni s’en plaindre.

— Vous êtes certain que ces épaves sont dangereuses ? intervint Rione.

— Oui, madame l’émissaire. Rappelez-vous comment nous avons procédé à Lakota en piégeant des vaisseaux gravement endommagés pour les faire exploser. Vous me l’avez appris vous-même à Midway, la présidente Iceni vous avait informée que des Syndics de haut rang avaient eu sous les yeux des rapports détaillés sur les tactiques auxquelles j’avais recouru après avoir pris le commandement de la flotte.

— Et, selon vous, les Syndics tenteraient maintenant de retourner vos propres méthodes contre vous ?

— Ils vont en tout cas s’y appliquer, si j’en juge par ce que nous avons entendu à Midway. »

Le brutal retournement de la flotte de l’Alliance avait contraint les quatre groupes de vaisseaux syndics à altérer spectaculairement leurs propres vecteurs. Alpha et Bravo se retrouvèrent brusquement en position très décalée et durent modifier leur trajectoire afin de plonger à ses trousses. Charlie et Delta, qui, au contraire, grimpaient à sa rencontre, furent confrontés au problème inverse, car leur interception des vaisseaux de l’Alliance menaça soudain de prendre place bien plus tôt que prévu et à une vélocité relative de loin supérieure.

Désireux de voir comment ils allaient réagir, Geary observait avec attention ces deux derniers groupes. Allaient-ils rectifier la trajectoire sur le tas afin d’opérer le contact bien plus vite (et dangereusement) ou bien s’écarter afin de revenir sur les vaisseaux de l’Alliance de manière un peu mieux contrôlée ?

« On leur a fichu la trouille, lâcha Desjani d’une voix neutre en voyant Charlie et Delta virer vers l’extérieur et éviter tout contact avec la flotte. Comment trouvez-vous cela ? »

Il posa les yeux sur son écran et la manière dont elle avait disposé son Tatou : la formation de l’Alliance allait rétrécir, réduite à une boule compacte dont les transports d’assaut, l’Invulnérable et les auxiliaires formeraient le centre, tandis que les cuirassés et les croiseurs de combat s’espaceraient régulièrement autour de sa coquille pour renforcer le treillis serré des plus petits bâtiments. « Ça me paraît très bien. Comptez-vous l’adopter tout de suite ?

— Oui, amiral. » Elle haussa les épaules. « Quoi que préparent les Syndics, ils ne s’attendront pas à ça. Je ne l’ai encore jamais vu faire.

— Moi non plus. Ça fait une fichue grosse cible. Nous ne la présenterons que le temps de décider de la suite, pas une minute de plus. » Il regarda les croiseurs de combat de Tulev, Léviathan, Dragon, Inébranlable et Vaillant, s’écarter de la formation principale et modifier assez leur trajectoire pour passer à portée de missile des épaves. Si vétustes qu’ils fussent, ces bâtiments semblaient encore disposer d’assez de capacité à manœuvrer pour conserver leur position juste devant le point le saut et tout proche de lui, mais elle ne leur permettrait pas d’esquiver les spectres.

« Y a-t-il un équipage à leur bord ? » s’enquit Charban. Il était lui aussi monté sur la passerelle sans se faire remarquer.

Desjani désigna le lieutenant Castries pour lui laisser le soin de répondre.

« Très improbable, mon général, affirma Castries. Les systèmes automatisés suffiraient largement à assurer la manœuvre, s’agissant de maintenir ces bâtiments en vol stationnaire, et nous n’avons capté aucun signe de la présence d’êtres vivants à leur bord.

— Merci, répondit Charban. Mais s’il s’en trouvait tout de même ?

— S’il y en avait malgré tout, mon général ? Euh… alors ils verraient arriver les missiles assez tôt pour s’enfuir dans une capsule de survie.

— Ce qui leur ferait une belle jambe si l’amiral ne s’est pas trompé et que ces épaves sont bel et bien piégées », fit remarquer Rione.

Geary se tourna légèrement vers elle, assez pour lui adresser un regard aigu. Je sais qu’elle était d’accord avec ma décision de détruire ces épaves. Cette femme peut parfois se montrer contrariante rien que pour le plaisir. « Si ces bâtiments sont piégés, tout le monde le saura à leur bord. Nous ne pouvons pas être tenus responsables du déclenchement d’un piège qu’ils auront eux-mêmes posé. »

Il vit les spectres (deux par épave) quitter les quatre croiseurs de combat de Tulev. Sa main se crispa et esquissa un geste vers ses touches de com. Les auxiliaires ont fabriqué des projectiles de remplacement, pour ce qu’ils valent, mais nous ne sommes toujours pas pleinement certains de leur puissance. J’aurais dû lui dire de n’en utiliser qu’un seul par vaisseau…

« Amiral, on peut toujours compter sur le capitaine Tulev pour faire ce qu’il faut sans avoir reçu d’instructions précises, lâcha soudain Desjani. En larguant deux spectres par cible, il massacre sans doute les épaves, mais il s’assure au moins que toutes soient éliminées comme vous l’avez ordonné. »

Il la fixa cette fois d’un œil méfiant. « Comment avez-vous su… ? Peu importe. Vous avez raison. Nous sommes quittes.

— Je ne tiens pas le compte.

— Mon œil ! » Geary permit à sa main d’achever son geste vers les touches de com. « À toutes les unités de la première flotte, virez de quatre-vingts degrés vers le haut et de trente-cinq sur tribord à T vingt et adoptez la formation Tatou jointe à cette transmission. Geary, terminé. »

La flotte allait simultanément remonter et dévier sa course latéralement pour viser le prochain point de saut, tout en se comprimant en fonction de Tatou. Manœuvre impliquant des centaines de vaisseaux et dont l’élaboration et la coordination auraient sans doute exigé plusieurs jours de travail à des hommes, mais dont les systèmes de manœuvre s’acquittaient en quelques secondes.

Les questions commencèrent à pleuvoir quelques minutes plus tard. Geary loucha sur la liste des transmissions entrantes. Presque tous les officiers supérieurs de la flotte appelaient, et il n’était nullement besoin d’être un génie pour deviner le sujet de leurs appels.

Desjani jeta un coup d’œil en direction de la boîte de réception de son époux, lui adressa un regard sur le mode du « Je te l’avais bien dit » puis se remit à étudier son propre écran.

Je croyais en avoir fini avec tout ça, songea Geary, contrarié. Être ouvert aux conseils et aux suggestions est une chose. Voir ses décisions remises en question en est une autre, bien différente.

Sa main plana un instant au-dessus de ses touches de com, mais quelque chose le poussa à se tourner vers Tanya. Elle était en train de lui couler un regard en biais qui en disait long : Êtes-vous bien sûr de vouloir faire ça, amiral ?

Il baissa la main et réfléchit. Nul ne met mon autorité en doute. Plus maintenant. Du moins ouvertement. On se contente d’exprimer quelques inquiétudes sur la ligne d’action que j’ai choisie. Ces gens sont pour la plupart d’excellents officiers. Ils m’ont suivi jusque-là et ont toujours bien fait leur travail. Je me dois de tenir compte de leurs inquiétudes plutôt que leur enjoindre de la boucler et de faire ce qu’on leur dit. Il inspira profondément et enfonça la touche d’annonce générale, qui lui permettait de s’adresser à tous les commandants de la première flotte.

« Ici l’amiral Geary. Je comprends parfaitement votre inquiétude quant à notre manœuvre présente. Soyez certains que l’objectif de cette nouvelle formation est de déjouer les plans que les Syndics de Simur auraient ourdis. Dès que nous aurons la certitude qu’ils ne peuvent plus rien contre nous dans ce système, nous analyserons la situation qui y prévaut et nous tenterons de déterminer quels sont leurs projets. Puis nous modifierons de nouveau la formation et nous prendrons toutes les mesures requises, non seulement pour battre leurs plans en brèche mais encore pour y riposter de manière appropriée. »

Il s’interrompit pour réfléchir encore un peu. « Madame l’émissaire, voudriez-vous contacter le CECH principal du système de Simur, je vous prie, et déposer officiellement plainte contre l’agression de la flotte de l’Alliance par ces vaisseaux ? »

Rione le fixa en arquant un sourcil. « Vous connaissez déjà la réponse. Il prétendra qu’ils n’appartiennent pas aux Mondes syndiqués. »

Geary hocha la tête. « Certes, mais ils affirment également être contrôlés par ce système stellaire. Ce qui, malgré tout, ferait donc de ce CECH leur responsable. J’aimerais savoir ce qu’il aurait à en dire.

— Intéressante suggestion, amiral. » Rione fit signe à Charban. « Allons transmettre le message. Nous débattrons de sa formulation sur le chemin de la salle de conférence. »

Elle s’arrêta néanmoins pour regarder les missiles spectres des croiseurs de combat de Tulev frapper les épaves. Certaines des déflagrations semblaient correspondre à la violence de l’impact, l’explosion des ogives s’alliant à l’énergie cinétique accumulée par le spectre pour réduire en miettes une épave déjà branlante.

Mais, des sept bâtiments qui furent frappés, quatre sautèrent avec une violence imprévue, dont ni l’impact ni l’ogive ne suffisaient à rendre compte. Geary vit se répandre à très haute vélocité le nuage de débris et de particules provoqué par les explosions. Il en éprouva une sorte de glaciale satisfaction ; il avait deviné juste : ces épaves étaient des bombes à retardement semées sur le chemin de flotte et maintenues en position grâce à une capacité de manœuvre interdite à de simples mines.

Rione lui adressa un ironique simulacre de salut puis quitta la passerelle accompagnée de Charban.

Geary continuait d’observer l’écran, où la flotte se recomposait lentement pour dessiner la sphère compacte de la formation Tatou. Les quatre groupes de vaisseaux neufs syndics, manifestement indécis et incapables de pressentir ce que les vaisseaux de l’Alliance se proposaient de faire, avaient tous renoncé à leur trajectoire d’interception pour aller occuper diverses positions autour de la sphère. L’image d’une nuée de moustiques enragés vrombissant autour d’une impénétrable moustiquaire lui traversa l’esprit.

Non, c’est une image fallacieuse. Elle laisse croire que ces vaisseaux ne seraient plus dangereux. Je ne peux pas en être sûr. J’ignore ce que les Syndics pourraient encore tirer de leur chapeau maintenant qu’ils ne peuvent plus me livrer une bataille conventionnelle. Ils ont déjà recouru à des attaques suicides, à une opération d’abordage et à un champ de mines à Sobek. Nous savons au moins cela. Qu’est-ce qui nous guette encore ici ?

« Jusque-là, ils ne se sont pas répétés », lâcha Tanya.

Avait-il parlé à haute voix ou lisait-elle dans son esprit ? « Que pourraient bien faire maintenant ces vaisseaux ? demanda-t-il.

— Nous distraire ? » À peine avait-elle répondu qu’une alarme retentissait.

Les vecteurs des quatre groupes ennemis s’altéraient simultanément : tous pivotaient et accéléraient vers une section différente de la sphère de l’Alliance.

« Ils n’égratigneront jamais la carapace du Tatou ! » s’exclama Tanya avec des accents bravaches. Quelques rires étouffés saluant le mot de leur commandant parvinrent du fond de la passerelle, en provenance des lieutenants et d’autres personnels de quart.

Geary ignora le sarcasme et entra quelques brèves simulations. « Même s’ils adoptaient une trajectoire kamikaze, notre formation est assez resserrée et dispose d’assez de puissance de feu à sa périphérie pour les pulvériser avant qu’ils ne pénètrent notre… euh… coquille. » Il avait failli dire « carapace », ce qui aurait encore souligné le jeu de mots de Tanya.

Or il avait d’ores et déjà l’impression qu’il entendrait des réflexions sur le Tatou de l’Alliance des années durant.

Bien qu’il eût la certitude que la disposition en défense de ses vaisseaux ferait échec aux attaquants syndics, Geary ne les vit pas sans se tendre piquer vers des points différents de la coque extérieure de sa formation. Ils pénétrèrent dans l’enveloppe d’engagement des vaisseaux de l’Alliance, et des missiles spectres ne tardèrent pas à bondir des plus proches.

Mais les vaisseaux syndics n’y étaient pas entrés qu’ils esquivaient, contournaient, grimpaient ou plongeaient hors de portée. En rage, Geary assista au gaspillage de dizaines de spectres dont la trajectoire allait se perdre dans l’espace. « J’aurais dû me douter qu’ils réagiraient ainsi.

— Ils ne s’en tireront pas si bien la prochaine fois, lui garantit Desjani. Je préconise que vous ordonniez à vos vaisseaux de retenir leurs spectres jusqu’au moment où les Syndics en seront assez proches pour n’avoir plus le temps de les éviter.

— Ouais. Excellente idée. » Il transmit les ordres puis fixa son écran, l’œil noir. Ça n’avait rien d’un pat : tant que ses vaisseaux continueraient d’avancer, ils finiraient par atteindre le prochain point de saut et quitter Simur. Mais ça en donnait malgré tout l’impression quand la trajectoire des Syndics se recourbait de nouveau vers la formation de l’Alliance. « Ils ne peuvent sans doute pas nous nuire, mais ils gardent l’initiative. Je ne tiens pas à leur laisser le temps d’échafauder un autre plan.

— Hmmmm », marmonna Desjani. Elle hésita un instant, une idée venant de la frapper, puis se pencha sur son écran et entra des instructions en le fixant intensément. « Ils se servent de pilotes automatiques. J’en suis sûre.

— Comment pouvez-vous en avoir la certitude ?

— Les manœuvres sont toutes identiques et extrêmement précises. Tous les vaisseaux se déplacent exactement au même moment. Repassez l’enregistrement des trajectoires de ces quatre groupes quand ils ont fondu sur nous puis superposez-les.

— Identiques, admit Geary. Pas seulement pour chacun mais pour toute leur formation. Exactement le même vecteur d’approche et la même manœuvre d’évitement.

— Ils sont tous récents, insista-t-elle. Les vaisseaux comme les équipages. Des bleus, trop novices pour piloter manuellement, de sorte qu’ils laissent ce soin aux systèmes de manœuvre automatisés. Peut-être en ont-ils reçu l’ordre. Mais, s’ils y recourent, ces systèmes obéiront à des schémas préétablis.

— Quel délai exigera l’analyse de ces schémas ? »

Desjani marqua une pause puis esquissa un geste d’incertitude. « Un bon moment. Il nous faudra les modèles de leurs schémas offensifs. J’ignore combien. Nos systèmes de combat finiront tôt ou tard par prévoir leurs mouvements.

— Tôt ou tard. » S’incruster à Simur durant une période indéfinie pendant que des vaisseaux syndics se livreraient à des passes de tir sur sa formation ne semblait pas à Geary une stratégie enviable. La flotte ne supporterait sans doute pas de rester sur la défensive en laissant l’ennemi la laminer graduellement, mais, si elle poursuivait son chemin vers le territoire de l’Alliance, cela compenserait largement son mécontentement. Certes, il lui faudrait encore s’inquiéter de ramener les Danseurs et l’Invulnérable sains et saufs. « Gagnons le point de saut pour Padronis, Tanya. Course détournée, au cas où d’autres mauvaises surprises nous attendraient encore ici. »

Desjani s’interrompit de nouveau pour lui répondre, mais un appel du service du renseignement de l’Indomptable lui coupa la parole.

Le lieutenant Iger affichait une mine penaude. « Amiral, il y a encore un camp de prisonniers dans ce système. Très important, sur la planète habitable. Et du personnel militaire de l’Alliance y est détenu. »

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