Six

« Qu’est-ce que vous disiez, déjà ? demanda Desjani. Quelque chose à propos de l’Invulnérable ?

— Oubliez. » Geary s’accorda une pause pour raffermir sa voix avant de répondre à Lagemann. « Où est-elle ? Savons-nous au moins où se trouve cette commandante avec son engin nucléaire ? »

Ce fut le major Dietz qui répondit d’une voix morne. « Dans cette zone selon notre plus fiable estimation, déclara-t-il en indiquant un secteur situé vers le centre du supercuirassé et légèrement en arrière. Vous pouvez constater que nos forces interdisent toute progression le long de ces lignes et qu’à mesure que les patrouilles nous confirment que des zones sont dégagées elles établissent des barrages sur de nouvelles positions. Nous ne rencontrons plus de Syndics se déplaçant isolément ou par petits groupes, de sorte qu’il nous semble raisonnable de postuler que leur commandante a compris que les rassembler était le seul moyen de leur interdire de paniquer. »

Dietz surligna un ensemble de compartiments. « Nous pensons qu’ils se trouvent dans ce secteur. C’est de là que provenait la transmission, et ce bloc de cinq compartiments constitue une position de défense compacte, dont l’accès par en dessus ou en dessous est relativement restreint.

— Quand le saurons-nous exactement ?

— J’ai ordonné aux patrouilles de progresser plus vite et de converger vers la position présumée des Syndics. Dès que nous les aurons localisés, je pourrai envoyer des éclaireurs pour tenter de les dénombrer et de déterminer s’ils détiennent effectivement un engin nucléaire.

— Dix minutes ? insista Geary.

— Une demi-heure », rectifia le major Dietz, manifestement résolu à camper sur ses positions.

Geary inhala une longue et lente goulée d’air tout en réfléchissant aux choix qui s’offraient à lui. « Connectez les émissaires Rione et Charban avec cette commandante syndic. À charge pour eux de faire durer négociations et pourparlers le plus longtemps possible. » Techniquement parlant, il n’était pas habilité à donner des ordres à Rione ni à Charban dans la mesure où, en leur qualité de représentants du gouvernement de l’Alliance, ils n’étaient pas placés sous son autorité ; mais ni l’une ni l’autre n’avaient soulevé cette question jusque-là et, compte tenu de la situation, Geary doutait qu’ils le fissent maintenant. « Laissons croire à cette commandante syndic que nous sommes sur le point de céder à ses exigences, le temps que vous localisiez sa position exacte, que vous la cerniez et que vous tentiez de déterminer si elle bluffe lorsqu’elle affirme détenir un troisième engin nucléaire. »

Il s’efforça de s’arracher à la tourmente qui faisait rage à bord de l’Invulnérable et se massa les yeux avec lassitude. « À quoi ressemble le tableau général, Tanya ?

— Il n’y a rien de nouveau, autant que nous le sachions, répondit-elle. Nous avons repéré et détruit onze navettes furtives. Nous n’avons rien détecté depuis un bon moment, de sorte que nous pourrions bien les avoir toutes anéanties. Que se passe-t-il à bord de l’Invulnérable ?

— Nous avons trouvé deux engins nucléaires, mais il pourrait bien y en avoir un troisième et la commandante syndic menace de le faire sauter. » Il bascula sur le canal du général Carabali. « La destruction d’onze navettes syndics est confirmée jusque-là. Est-ce que cela vous aide à évaluer le nombre des assaillants montés à bord ?

— Cela nous donne au moins un plafond, répondit Carabali. Mais les navettes n’étaient pas nécessairement bondées. Une opération de cette espèce exige d’habitude une certaine marge dans la capacité des transports, au cas où certains connaîtraient des problèmes. Malheureusement, ça ne nous apprend rien sur le nombre des engins nucléaires que les Syndics ont pu embarquer.

— Selon vous, s’il leur reste réellement un engin nucléaire, seront-ils disposés à l’activer alors qu’ils se trouvent encore dans la zone de déflagration ? »

Carabali fronça les sourcils. « Ce sont des gens des forces spéciales syndics, amiral. Pas des fanatiques de leur service de sécurité intérieure.

— Le major Dietz pensait qu’il pourrait s’agir de fanatiques.

— C’était une hypothèse assez raisonnable, mais, à ce que j’ai pu voir de leur matériel et de leurs procédures, ce sont des soldats. Les forces spéciales syndics sont extrêmement fiables et bien entraînées, mais je ne me souviens d’aucune occasion où elles auraient mené des attaques suicides pendant la guerre.

— Vous ne croyez donc pas que leur commandante mettrait sa menace à exécution ?

— Je n’en sais rien, amiral. Ça ne ressemblerait pas aux forces spéciales syndics, mais ce n’est pas non plus exclu. Les Syndics semblent se rabattre sur ces opérations suicides par pur désespoir. Que la… euh… l’atmosphère à bord de l’Invulnérable soit extrêmement perturbante est un facteur supplémentaire dont l’influence possible sur les décisions qu’ils vont prendre, même en groupes nombreux, m’échappe complètement.

— Veillez à leur permettre de se rendre. »

Carabali hocha la tête, mais elle ne semblait guère optimiste. « Ils ne peuvent pas présumer qu’ils seront traités en prisonniers de guerre s’ils se rendent, amiral.

— Je n’ai jamais permis…

— C’est vrai, amiral. Mais, jusque-là, ces prisonniers étaient toujours, sans le moindre doute, des militaires syndics. Ils portaient l’uniforme, appartenaient à telle ou telle unité, présentaient tous les moyens officiels d’identification. En l’occurrence, la femme à qui nous parlons et qui se prétend à la tête de ce groupe ne nous précise pas son grade. Ceux que nous avons abattus ou capturés, pour deux d’entre eux au moins, ne portaient aucun insigne militaire, aucune identification. Ils sont certes équipés du matériel des forces spéciales, mais toutes les informations relatives à l’origine de ce matériel ont été grattées ou limées. Mêmes les puces implantées dans leur organisme et contenant des renseignements, médicaux ou autres, en ont été retirées. Rien ne les rattache au corps militaire syndic ni ne permet de leur attribuer un statut officiel. »

Geary dévisagea Carabali. « Chercheraient-ils à se faire passer pour des pirates ou quelque chose comme ça ?

— Pour des personnes privées participant à une entreprise privée, répondit Carabali d’une voix plate. C’est tout ce que nous avons réussi à obtenir du seul prisonnier en état de parler.

— Croyez-vous qu’ils s’en tiendront à cette version si cela signifie qu’ils risquent la peine de mort pour actes de terrorisme ?

— Difficile à dire, amiral. Nous avançons là en territoire inconnu. Auparavant, c’étaient des Syndics et nous étions en guerre, de sorte que nous les traitions en combattants. Pour le meilleur ou pour le pire. Maintenant que nous sommes officiellement en paix, les responsables syndics bénéficient techniquement de protections dont ne disposent pas les personnes privées. Toutefois, s’ils prétendaient à un quelconque statut officiel, ils ne portent rien sur eux qui permettrait de le justifier, et l’on peut raisonnablement affirmer, à mon avis, que les CECH de ce système nieront avoir eu connaissance de leur existence et de leurs agissements, de sorte que nous pourrions les exécuter tous, légitimement, officiellement et honorablement, quelles que soient leurs protestations. »

Et ces Syndics le savaient certainement. Le savaient-ils déjà au moment de se lancer dans cette entreprise ? Ou bien ne l’avaient-ils compris qu’en se retrouvant piégés à bord de l’Invulnérable, alors qu’était déjouée leur attaque initiale, que leur nombre diminuait rapidement et que les fantômes bofs les harcelaient mentalement ?

« Offrez-leur une planche de salut, reprit lentement Geary. Dites-leur que je leur donne ma parole d’honneur, officielle et dûment enregistrée, que tous ceux qui se rendront et accepteront de coopérer seront épargnés.

— Je veillerai à ce que cette proposition leur parvienne », promit Carabali. Son expression n’avait pas varié, mais, au seul son de sa voix, on sentait qu’elle donnait son assentiment à une ligne d’action dont elle savait déjà qu’elle n’aurait aucune chance de succès. Elle marqua une pause, le front plissé, pour écouter un rapport que lui faisait quelqu’un hors champ. « Amiral, le prisonnier que nous avons interrogé semble avoir été soumis à un conditionnement mental. »

Pourquoi de telles nouvelles continuaient-elles de le surprendre ? « De quel genre ?

— Ce n’est pas encore très net. Toute question relative à son passé militaire engendre des réactions cohérentes avec un lavage de cerveau. Peut-être sont-ils incapables d’admettre qu’ils appartiennent, ou appartenaient, aux forces spéciales. » Carabali fit la grimace. « Comme d’ailleurs de se rendre. S’ils s’y refusent ou en sont incapables, nous devrons prendre les mesures qui s’imposent.

— Je vois. » Ayant été témoin des répercussions d’un tel blocage sur la personnalité du commandant Benan, Geary n’avait aucune peine à comprendre que les Syndics soumis à ce conditionnement fussent dans l’impossibilité de surmonter celui qu’on avait implanté dans leur cerveau. Et aussi pourquoi le général des fusiliers avait soulevé le problème devant lui. En tant que commandant en chef, Geary avait la responsabilité de clairement évincer ou ordonner telles ou telles mesures. « Vous devrez prendre toutes les décisions nécessaires pour éradiquer la menace posée par ces Syndics à l’Invulnérable et à notre personnel à bord de ce bâtiment. Tels sont vos ordres.

— Oui, amiral. Les préparatifs sont en cours. Nous vous informerons avant d’entrer. »

Dès la fin de sa conversation avec Carabali, Geary se radossa en s’efforçant de détendre ses muscles noués. Il n’avait pourtant nullement besoin de se raidir ou de se ramasser pour se préparer à bondir quand il regardait intervenir des fusiliers, mais on ne triomphe pas aisément de ses instincts. En outre, s’adosser mollement à son siège, dans une posture relaxée, pour voir des hommes et femmes risquer leur vie pour de bon et pas dans une production vidéo lui aurait paru immoral.

« Quand les fusiliers vont-ils entrer ? demanda Desjani.

— Où avez-vous entendu dire qu’ils allaient entrer ?

— Tous les canaux officieux de la flotte s’en font l’écho. Ironique, non ? »

Geary lui jeta un regard. « Comment ça ?

— Les plans des Syndics ont échoué parce que les fantômes bofs ont flanqué la trouille à leur équipe d’abordage. Les Bofs nous aident à défendre ce vaisseau.

— Dommage que les fantômes bofs ne soient pas aussi capables de désarmer un engin nucléaire. Y a-t-il eu des survivants dans les navettes syndics ? »

Desjani secoua la tête. « Nân. Pas étonnant. Quand un vaisseau s’acharne sur une navette, il n’en reste d’ordinaire pas grand-chose. Mais j’ai ordonné à quelques destroyers de récupérer des débris. Ils pourraient servir de preuve contre les Syndics.

— Cela ne saurait nuire. Mais ne soyez pas trop surprise s’ils ne trouvent rien. Tout le matériel appartenant aux soldats syndics montés à bord de l’Invulnérable a été complètement nettoyé.

— Le bruit court qu’on aurait fait au moins un prisonnier.

— Et les premiers résultats laissent entendre que les soldats syndics eux-mêmes auraient été nettoyés. Blocages mentaux. »

Tanya le fixa. « Nos ancêtres nous préservent ! Pourquoi les gens vivant sous la férule des Mondes syndiqués ne se sont-ils pas soulevés pour réduire en lambeaux leurs foutus CECH ?

— Que je sois pendu si je le sais. » Geary songea à certains systèmes stellaires qu’ils avaient visités. « Certains ont dû le faire, j’imagine. C’est sans doute pour cette raison que les CECH tentent tout et n’importe quoi contre nous. Ils doivent trembler de peur à l’idée de ce qui leur pend au nez s’ils montrent le premier signe de faiblesse.

— Ils s’efforcent de sauver leur peau en rendant leurs propres citoyens encore plus enragés contre eux ? Ouais… ça pourrait marcher. »

Sans doute Geary partageait-il son opinion quant à la future extension, tôt ou tard, des révoltes suscitées par la stratégie du gouvernement central syndic ; il n’empêche qu’à court terme la flotte et lui-même devraient affronter les tactiques de plus en plus tortueuses et désespérées qu’adoptaient les CECH pour tenter de survivre.

Il scruta son écran. La flotte s’éloignait du portail de l’hypernet, ses destroyers et croiseurs légers toujours déployés autour de l’Invulnérable et le long de sa trajectoire. Rien n’encombrait plus son chemin… Non, on ne voyait strictement rien devant, rectifia-t-il de tête, sauf quelques vaisseaux marchands syndics dont le plus proche se trouvait encore à près de vingt-quatre minutes-lumière. « Tanya, calculez-nous un cap vers le point de saut pour Simur. Faites au plus large, en adoptant une trajectoire plus longue que nécessaire au cas où autre chose nous guetterait encore au passage.

— Pas de problème, amiral. Exécution immédiate ?

— Non. Laissez en suspens. J’aime autant éviter de déplacer l’Invulnérable tant que nos soldats n’auront pas fini le boulot. »

Son regard se reporta sur l’écran. Sobek ne disposait que d’un unique point de saut, de sorte qu’en émergeant du portail et en quittant l’hypernet on ne pouvait se rendre qu’à Simur. De là, la flotte pourrait sauter vers Padronis et de Padronis vers Atalia. Le système de Varandal, dans l’espace de l’Alliance, pouvait être atteint depuis Atalia. Le trajet n’était pas si long, mais bien trop prévisible si d’aventure les Syndics avaient disposé d’autres pièges. Ce n’est point tant Sobek elle-même que la limitation de nos choix à partir de Sobek. De Sobek à Simur puis à Padronis si nous voulons rentrer chez nous. Atalia ne coopérait déjà plus avec le gouvernement central syndic à notre dernier passage, mais chaque système stellaire sur son chemin sera sans doute pour nous un défi à relever.

Un nouvel appel l’arracha à ses dernières inquiétudes. Rione arborait cet air glacial qui trahissait une colère retenue, mais qui, heureusement, n’était pas dirigée contre lui.

« Si vous comptiez sur la diplomatie et les négociations pour résoudre le problème de l’Invulnérable, vous devriez peut-être envisager d’autres solutions, déclara-t-elle.

— Je ne comptais pas dessus. Il me semblait plutôt que ça valait la peine d’essayer, admit-il. Vous ne voyez donc aucun autre moyen que l’action pour en finir ? »

Elle secoua la tête. « Peut-être est-ce la faute de l’environnement ou parce qu’ils se sentent acculés, mais la femme avec qui j’en discute ne cède pas un pouce de terrain alors même qu’elle me semble ébranlée. C’est exactement comme de parler à des gens qui ont le dos au mur. Ils savent qu’ils ne peuvent pas fuir, mais ils ne renoncent pas. Je ne suis pas certaine que vous pourriez tenir parole à notre retour dans l’espace de l’Alliance, mais ça n’a pas d’incidence puisque notre proposition n’a rien changé à sa résolution. Ils n’ont pas l’air disposés à croire aux promesses de responsables officiels.

— Bien sûr que non. Ce sont des Syndics. Le général Carabali vous a-t-elle appris que certains signes semblent indiquer qu’ils ont subi un conditionnement mental ?

— Oui. Nos échanges ne m’ont pas permis de l’affirmer. En pareil cas, il est pratiquement impossible de distinguer entre un individu à qui on a implanté un blocage mental et une personne assez persuadée d’avoir raison pour refuser de revenir sur ses positions », ajouta-t-elle.

Geary se passa la main dans les cheveux tout en réfléchissant aux options qui s’offraient à lui. « Selon vous, détiennent-ils vraiment un engin nucléaire et, en ce cas, sont-ils prêts à le faire exploser ?

— Bonnes questions. Auxquelles je n’ai pas de réponses toutes prêtes. »

Quoi d’autre ? « Avez-vous eu l’impression qu’ils s’attendaient à des renforts ? Savent-ils que nous avons détruit toutes leurs navettes ?

— Ils savent ce qu’on leur en a dit, amiral. M’étonnerait qu’ils nous croient. »

Geary opina. Il se sentait éreinté. « Continuez de parlementer. S’il vous plaît.

— D’accord, puisque c’est si gentiment demandé. » La bouche de Rione se plissa en une moue dédaigneuse. « Je vais poursuivre les pourparlers jusqu’à ce que les fusiliers les liquident. Peut-être cela suffira-t-il à les distraire et à faciliter ainsi la tâche à nos gens. Avez-vous déjà conversé avec quelqu’un au moment de sa mort ?

— Non.

— Moi non plus. J’ai l’impression que je ne vais pas tarder à savoir l’effet que ça fait. »

Geary ferma les yeux en grimaçant à la fin de la communication. Il ne se redressa qu’au bout d’un long moment et se concentra de nouveau sur le plan de l’Invulnérable et la situation des fusiliers.

À bord du supercuirassé, ceux-ci avaient resserré et refermé le cordon sanitaire sphérique entourant la zone où, selon le major Dietz, devaient se terrer les Syndics ; ils avaient hermétiquement scellé, de toutes parts, les coursives et compartiments adjacents à ceux tenus par l’ennemi. Sur le plan que visionnait Geary, cinq compartiments étaient ainsi désignés. « Avons-nous la certitude qu’ils s’y trouvent ? demanda-t-il au major Dietz.

— Oui, amiral. Nous avons procédé à quelques opérations de reconnaissance, mais, avec leurs combinaisons furtives, on a du mal à se rendre compte avec précision. On évalue grosso modo leur nombre à une vingtaine, amiral.

— Bien joué, major. S’agissant de leur localisation. Savons-nous s’ils détiennent vraiment un troisième engin nucléaire ? »

Le compliment fit légèrement rougir le major ; il hésita un instant puis : « Nous avons envoyé des nanosenseurs, à peu près tout ce que nous avons réussi à faire passer entre les mailles du filet des contre-mesures posées par les Syndics sur les accès menant à leurs compartiments. Ils ne détectent aucune radiation suspecte signalant la présence d’un engin nucléaire, mais les capacités des nanosenseurs sont limitées par des problèmes de taille et d’énergie, et, si jamais les Syndics ont protégé leur engin avec un blindage supplémentaire, on aurait du mal à le repérer même avec un matériel plus sophistiqué.

— Comment pourrions-nous en avoir la certitude ?

— La certitude absolue ? En investissant ces compartiments et en les fouillant, amiral. »

L’amiral Lagemann étudiait lui aussi le plan de l’Invulnérable. « Il m’est venu une idée, déclara-t-il. Nous disposons d’une image assez précise de la disposition des lieux puisqu’elle se fonde sur nos patrouilles et les inspections du vaisseau par les drones chargés de dresser ses plans. Regardez un peu. »

Sur le plan, des points commençaient d’apparaître. « Chacun signale une présence syndic, expliqua Lagemann. En étudiant le déroulement dans le temps de cette détection, ces points nous montrent vers où les Syndics se dirigent depuis le tout début.

— Sur quoi se fondent ces détections ? demanda Geary.

— Mystification par les senseurs de Lamarr et indications fragmentaires détectées par d’autres senseurs. Pas une image parfaite, mais la meilleure à laquelle nous pouvions nous attendre en ayant affaire à des adversaires en combinaison furtive dans un environnement tel que celui de l’Invulnérable. Regardez les chemins qu’ont suivis les Syndics. Ils ont convergé simultanément sur les deux leurres, le poste de contrôle de l’ingénierie et la passerelle factices, en empruntant divers itinéraires qui, dans certains cas, montrent assurément que, ignorant la disposition des lieux, ils ont rebroussé chemin. Mais, même ainsi largement déployés, tout ce que nous avons détecté indique qu’ils piquaient vers ces deux compartiments. Après les avoir investis, ils se sont à nouveau dispersés pour progresser le long de cet axe. »

Le major Dietz hocha la tête. « Peu ou prou vers les secteurs que nous occupons actuellement et où nous opérons. Les émissions des mulets ont contribué en partie à leur masquer notre présence. Ils n’ont dû détecter quelques infimes indications sur notre position que quand les mulets persans ont cessé d’émettre.

— L’important étant qu’ils ne se sont dirigés que vers ces deux compartiments distincts au lieu d’envoyer un troisième groupe tenter de s’emparer de celui du contrôle de l’armement auquel ils auraient dû s’attendre.

— Ce qui arguerait en faveur de deux seuls engins nucléaires, conclut le général Carabali. Le raisonnement me paraît logique, mais pouvons-nous jouer notre chemise là-dessus ? »

Lagemann eut un sourire torve. « Si nous nous trompons et qu’ils disposent bel et bien d’un troisième engin, j’achète la chemise.

— Nous ne serions pas dans cette situation s’ils n’avaient pas tenté de nous la faucher, cette chemise, fit remarquer Dietz.

— Avez-vous bientôt fini ? demanda Geary, agacé.

— Pardon, lâcha Lagemann. Ces blagues n’ouvraient pas franchement de nouveaux horizons. Navré, encore une fois. Mais il me semble qu’on peut bien me pardonner une certaine légèreté, qui me permet d’oublier un instant les conséquences qu’aurait pour mon équipage et moi l’ordre d’un assaut des fusiliers donné à mon instigation. »

Geary détacha son regard du plan de l’Invulnérable. « Quelqu’un est-il d’avis que le temps joue en notre faveur ? »

Seule Carabali répondit, et par la négative. « Non, amiral. S’ils sont prêts à mourir pour mener leur mission à bien et s’ils disposent d’un engin nucléaire, il nous faut les frapper le plus tôt possible, avant que la nature même de l’Invulnérable ne leur fasse assez perdre les pédales pour qu’ils l’activent.

— Ils doivent assurément sentir la présence des fantômes dans les compartiments qu’ils occupent, convint le major Dietz. Dans la mesure où nous avons coupé l’alimentation de la majorité du matériel et des supports vitaux qui s’y trouvent, ils ont dû s’y engouffrer en masse derrière nous. La proximité de nombreux camarades est sans doute rassurante, mais elle ne suffit pas à supprimer la sensation d’effroi.

— Réalimentez votre équipement et réactivez aussi les supports vitaux, ordonna Carabali. Si certains de ces Syndics ont échappé aux rafles des fusiliers et n’ont pas été rendus cinglés par les fantômes, ils pourraient se diriger vers vous dès que vos émissions se feront plus puissantes. Vous aurez ainsi une chance de les éliminer. Amiral, j’aimerais pénétrer, dès qu’on sera prêts, dans les cinq compartiments où ils se sont barricadés. »

Geary dut marquer une pause pour réfléchir. Il ne pouvait guère consacrer trop de temps à songer aux conséquences d’une explosion du troisième engin nucléaire des Syndics, si du moins ils en possédaient réellement un, car le seul fait de les envisager avait de bonnes chances de lui ôter tout son courage. Il leur en voulait toujours, néanmoins, et il était résolu à ne pas les laisser l’emporter, d’aucune manière, après l’attaque sournoise qu’ils avaient menée à Sobek. Mais il savait aussi que cette attitude n’était certainement pas la plus propice à arrêter une décision.

L’Invulnérable restait d’une valeur inestimable pour l’humanité tout entière, même si l’on ne tenait pas compte du prix que son arraisonnement avait coûté à la flotte lors de cette bataille contre les Bofs. Oserait-il risquer l’anéantissement de tout l’enseignement qu’elle pourrait en tirer ?

D’un autre côté, oserait-il y renoncer ? À supposer que l’Invulnérable recelât quelque part en ses entrailles le secret du système de défense planétaire des Bofs ? Et que les Syndics s’en emparent ? Ces mêmes CECH prêts à ordonner des attaques suicides et à menacer de destruction cette mine de connaissances qu’était le supercuirassé ?

« Entrez dès que vous serez prêts, répondit Geary. Si vous réussissiez à faire d’autres prisonniers, ce serait parfait, car j’aimerais que des survivants puissent attribuer cette opération aux Mondes syndiqués, mais l’objectif principal reste leur défaite rapide afin qu’ils n’aient pas le temps de faire détoner cet engin nucléaire, s’ils le détiennent réellement. » Conscient que toute réponse ne serait qu’une hypothèse, il ne se donna pas la peine de demander à Dietz quelles seraient ses chances de succès.

Le major salua. « Cinq minutes, amiral. Le plan d’assaut est déjà prêt. Nous frapperons de toutes parts simultanément.

— Parfait. » Geary s’efforça de nouveau d’envisager le tableau dans son ensemble et de réprimer les images mentales de ce qui risquait incessamment de se produire s’il avait pris la mauvaise décision. « Toujours le silence radio ? demanda-t-il à Desjani.

— Ouais. J’ai ordonné un bombardement de saturation de la principale planète habitée. Nous l’avons lancé il y a dix minutes, mais il ne l’atteindra que dans une demi-journée, de sorte qu’il n’y a encore rien à voir. »

Geary la foudroya du regard. « Ce n’est pas drôle. Peut-on savoir pourquoi tout le monde s’est brusquement mis à faire de mauvaises plaisanteries ? »

Elle soutint son regard. « Parce que tout le monde a la frousse.

— Oh. » Il ne trouva rien à répondre.

« Leurs méthodes sont inusitées, expliqua-t-elle. Nous ignorons comment ça va tourner. Nous ne savons pas si les sacrifices qui nous ont été imposés pour prendre possession de l’Invulnérable ne vont pas être anéantis d’un seul coup par la fusion d’une petite étoile à l’intérieur du supercuirassé. Nous voulons rentrer chez nous, et nous ne savons pas non plus ce que ces fichus Syndics nous ont préparé. D’accord ?

— D’accord ! » Il eut un geste d’excuse. « J’étais trop débordé pour songer à tout cela.

— Trop occupé à commander ? Vous ne manquez pas d’air. » Elle eut un bref sourire. « Nous serions bien plus terrifiés si vous n’étiez pas aux commandes.

— Nos soldats vont éliminer les Syndics encore en vie à bord de l’Invulnérable dans… quatre minutes.

— Devons-nous en éloigner les destroyers ? Plusieurs de la formation de recherche s’en trouvent encore très proches. »

Geary dut peser le pour et le contre : risque de destruction des destroyers s’il les laissait en position ou bien impact pernicieux sur le moral de l’équipage de l’Invulnérable s’il se rendait compte que leur amiral envisageait le pire. Si les spatiaux étaient d’ores et déjà terrifiés, voir leur supérieur s’inquiéter d’une possible explosion du supercuirassé ne les rassurerait certainement pas. « Non. Les fusiliers se chargeront de cette menace. » En outre, quatre cuirassés sont littéralement attelés à l’Invulnérable. Nous n’avons plus le temps de les dételer.

« Occupez-vous de la situation de nos fantassins, le pressa Desjani. Je garde l’œil sur la flotte. »

Il lui adressa un regard stupéfait. « Minute. Agissez-vous en tant que vice-amiral ?

— Bah ! Vous venez seulement de vous en rendre compte, amiral ?

— Personne n’élève d’objection ?

— Pourquoi en élèverait-on ? » Desjani le laissa mariner un instant en quête d’une réponse adéquate, puis elle reprit : « Badaya, Tulev, Duellos et Armus n’y voient aucun inconvénient et, du moment qu’eux sont d’accord, personne ne s’en plaindra. » Elle s’interrompit de nouveau. « Jane Geary non plus, d’ailleurs, de sorte que tous les Geary me soutiennent. J’ai l’impression d’être de la famille.

— Hon-hon. Eh bien… euh… continuez.

— À vos ordres, amiral. » Desjani consulta l’heure. « Plus que deux minutes avant l’intervention de la piétaille.

— Merci. » Il se concentra de nouveau sur les fusiliers, repéra les chefs d’unité qui se trouvaient les plus près de la bastide syndic et en choisit un au hasard.

Il lui fallut quelques secondes pour s’orienter et se repérer dans l’image que lui transmettait la visière du casque du lieutenant. Il finit par se rendre compte que son peloton surplombait les compartiments investis par les Syndics. Deux ingénieurs achevaient de disposer une bande destinée à ouvrir une brèche dans la coque au centre de celui qu’occupaient les fusiliers : la bande encadrait une large zone du pont. Flottant en apesanteur et prêt à tirer, le peloton s’alignait tout du long.

Le compte à rebours d’un minuteur s’égrenait, seconde après seconde, sur la visière du casque du lieutenant (une femme). « Une minute, prévint-elle ses hommes. Vous connaissez le topo. Faites des prisonniers si possible, mais empêcher la détonation de l’engin nucléaire reste prioritaire.

— Je ne crois pas qu’ils auront du mal à s’en souvenir, mon lieutenant », fit remarquer le sergent avant de regarder autour de lui. Ses gestes étaient légèrement saccadés. « Finissons-en et tirons-nous de ce vaisseau.

— Ils ne sont pas réels, sergent, fit le lieutenant d’une voix donnant l’impression qu’elle cherchait à s’en convaincre elle-même. N’oubliez pas, vous tous, ajouta-t-elle. Ne touchez à rien. C’est du matériel bof.

— Aucun problème, mon lieutenant, lâcha un caporal au regard fébrile. Je n’ai surtout pas envie de les affoler davantage.

— Dix secondes, les gars ! »

Les ingénieurs avaient battu en retraite, le détonateur à la main, et comptaient les ultimes secondes. « Feu dans le trou ! » lâcha le premier en appuyant sur le bouton. Le second l’avait imité.

Une lueur éblouissante fulgura là où reposait la bande et celle-ci sectionna presque instantanément le pont. La section ainsi obtenue se serait abattue sur celui du dessous si la gravité artificielle avait parlé, mais, en apesanteur, elle resta en place jusqu’à ce que tout le peloton de fusiliers entreprenne de la repousser lourdement de leurs bottes blindées, avant de se laisser tomber avec elle dans le compartiment suivant par le trou ainsi ménagé.

Des tirs commencèrent à retentir, les soldats mitraillant à tout-va à la première indication de la présence de l’ennemi. La section de pont sur laquelle ils se tenaient penchait légèrement de côté, car son extrémité reposait sur le corps d’un Syndic dont les capacités furtives de la cuirasse avaient flanché quand elle s’était abattue sur lui avec le peloton de fusiliers.

« J’ai un prisonnier ! » beugla l’un d’eux en collant le canon de son fusil sur le casque du Syndic paralysé.

Geary regardait les décharges d’énergie strier le compartiment, fulgurer au travers des écoutilles et passer dans le compartiment voisin, en se demandant comment quelqu’un pourrait bien rester debout sous ce déluge de feu. Puis il vit la mire du lieutenant clignoter d’une lueur rouge alors qu’elle s’apprêtait à tirer et il se souvint que les inhibiteurs de sa cuirasse interdisaient tout tir sur un de ses collègues.

L’opération ne dura guère plus d’une minute : déjà les fusiliers s’engouffraient en masse dans les autres compartiments et submergeaient les Syndics. « Il y a un engin nucléaire ? Trouvez-le ! ordonna quelqu’un.

— Cessez le feu ! Cessez le feu, tout le monde ! Ils sont tous à terre !

— Il en reste en vie ?

— Un seul. Il la boucle. »

Un dernier tir se fit entendre. « Cessez le feu, j’ai dit ! Bordel !

— J’ai cru voir… ces fantômes, sergent…

— Mettez la sécurité ! Quelqu’un a vu un engin nucléaire ?

— Rien dans le compartiment alpha. Je répète, rien dans le compartiment alpha.

— Rien dans le compartiment bravo. Pas d’engin nucléaire.

— Rien dans le compartiment charlie. Pas d’engin nucléaire.

— Rien dans le compartiment delta. Pas d’engin nucléaire.

— Rien dans le compartiment écho. Pas d’engin nucléaire. »

Geary se détendit, soulagé, et inspira profondément. La commandante syndic avait bluffé.

Cette Syndic gisait quelque part à l’intérieur d’un des cinq compartiments, avec tous ceux qui l’avaient suivie dans l’Invulnérable. Morte. Rione négociait-elle encore avec elle quand la puissance de feu des fusiliers avait mis un terme à son existence en même temps qu’à leurs pourparlers ? Le vaisseau extraterrestre y avait sans doute gagné d’autres balafres et d’autres dommages internes, mais l’Invulnérable restait malgré tout indemne, dans tous les sens du terme qui comptaient.

Votre attaque a encore échoué, songea Geary, s’imaginant en train de s’adresser à ces CECH. Combien de fois devrons-nous vous vaincre avant que vous ne renonciez ?

Restait à se débarrasser des deux engins nucléaires confisqués aux Syndics. Geary choisit de nouveau le caporal Maksomovic dans la liste d’icônes des fusiliers.

Quelqu’un avait évacué une bonne partie de la poussière engendrée par les grenades à rebonds dans le vide. Sans ce ménage, elle aurait indéfiniment dérivé dans les compartiments et coursives privés de supports vitaux, pareille à une tempête de sable au ralenti, et rendu l’Invulnérable encore plus inhospitalier.

Geary ne voyait pas le visage de Maksomovic, qui flottait non loin de l’engin nucléaire syndic, mais il pouvait au moins ressentir son profond mécontentement. Depuis quand le caporal veillait-il sur le dispositif infernal ?

« Caporal. » Le capitaine Smyth venait de se connecter à lui. « La commandante Plant est là. Elle va vous aider à désactiver l’engin nucléaire syndic. Vous pouvez identifier ce matériel, commandante ?

— Oh oui ! répondit-elle gaiement. Je la reconnais. C’est une bombe à fusion syndic Mark 5. Modèle… 3. Exactement la même que celle que nous venons de désamorcer pendant que vous vous chargiez de liquider les derniers Syndics. Une superbe pièce d’armement. Les Syndics font parfois du très bon boulot.

— Pouvons-nous la neutraliser, commandante ? demanda l’amiral Lagemann en se joignant à la conversation.

— Oui, bien sûr. Pratiquement, à tout le moins.

— Pratiquement ? » s’enquit le caporal Maksomovic, l’air indécis. Il devait être conscient, avec une grande acuité, qu’il flottait non seulement à proximité d’un engin nucléaire mais encore qu’une pléiade d’officiers supérieurs étaient venus l’observer et l’écouter.

« Absolument, déclara la commandante Plant. Voyez-vous un panneau d’accès avec huit écrous sur le dessus ? Là ? Celui-ci ?

— Celui-là ? » La main du caporal se tendait déjà vers le panneau indiqué.

« Oui. N’y touchez pas. »

Geary vit la même main reculer précipitamment, comme si le capuchon d’un cobra venait à l’instant d’émerger du boîtier de la bombe.

« Cherchez un accès ovale avec cinq fixations. Environ à la moitié du boîtier. C’est ça !

— Je suis censé y toucher, à celui-là ?

— Oui. Ôtez les fixations. Ne vous inquiétez pas. Les Syndics ne les piègent que très rarement. »

La main cuirassée du caporal, qui semblait sucrer légèrement les fraises, fit basculer les fixations.

« Maintenant, soulevez le panneau, poursuivit la commandante. Pas par le haut ! Le bas d’abord ! »

Le caporal retira de nouveau prestement sa main. Il marmonna quelques mots inaudibles en même temps qu’il la tendait vers le bas du panneau puis le relevait, dévoilant un faisceau enchevêtré de fils électriques qui dépassaient du haut du panneau pour redescendre vers deux plots différents cachés sous son rebord inférieur.

« Bien, reprit la commandante Plant. Passez la main à l’intérieur, empoignez autant de fils que vous pourrez et arrachez-les. »

La main du caporal se figea à mi-geste. « Je vous demande pardon, mon commandant ?

— Passez la main à l’intérieur, empoignez tous les fils que vous pourrez et tirez. D’un seul coup.

— Euh… mon commandant, je m’attendais à des instructions un peu plus délicates. Vous savez, comme “trouvez un fil de telle désignation ou de telle couleur et sectionnez-le précautionneusement sans rien abîmer d’autre”.

— Oh, non, non, non, ce serait bien trop risqué, persista Plant. Les arracher tous à la fois est beaucoup plus sûr. Ça n’explosera pas si vous procédez ainsi. Enfin… ça pourrait exploser. Mais pas des masses.

— Mon commandant, avec tout le respect que je vous dois, cette conversation n’est pas faite pour me rassurer.

— Faites-moi confiance ! Je ne vous demande que de faire exactement ce que je ferais à votre place. La première bombe que nous avons désarmée n’a pas explosé, n’est-ce pas ? »

En dépit de cette assertion, le caporal Maksomovic ne semblait guère empressé de se conformer aux instructions.

« Faites ce qu’on vous demande, caporal Maksomovic, l’exhorta le major Dietz.

— À vos ordres, major », répondit le caporal avec tout le fatalisme d’un homme à qui l’on vient d’ordonner, à la pointe du fusil, de se jeter du haut d’une falaise.

Geary vit son poing cuirassé s’enfoncer dans l’orifice et agripper une épaisse nappe de fils.

« Je tire juste dessus ?

— Oui, répondit Plant. D’un seul coup. Donnez une bonne secousse et arrachez-en le plus possible. »

À la périphérie de la vision du caporal, Geary constata que ses camarades s’éloignaient prudemment de lui, comme si un mètre de distance supplémentaire allait les mettre à l’abri de l’explosion d’une bombe à fusion.

« Il ne se passera rien », se persuada le caporal Maksomovic en bandant ses muscles pour se préparer à tirer. La force démultipliée que lui procurait sa cuirasse de combat lui permit d’imprimer au faisceau une saccade vigoureuse. Une sorte de nœud de vipères de fils électriques arrachés à leur connexion lui resta dans la main.

Une unique étincelle s’alluma au sein des composants visibles par l’orifice. Geary se rendit compte qu’il avait cessé de respirer dès qu’elle avait crépité. Mais, rien ne se produisant, il réussit à inspirer profondément.

Le caporal semblait lui aussi avoir oublié de respirer. « Et maintenant quoi, mon commandant ? haleta-t-il.

— Recyclez les fils, conseilla Plant comme si elle n’avait rien supervisé de plus dangereux que la réparation d’une roue de bicyclette voilée. Je préconise en outre qu’on place la bombe au bout d’un crochet de levage et qu’on la balance dans le vide par le sas le plus proche. On peut encore en tirer une petite explosion et il serait absurde de prendre ce risque.

— Une petite explosion ? » répéta l’amiral Lagemann en se demandant manifestement à quel niveau de violence correspondait ce qualificatif dans l’esprit de l’ingénieur de l’armement. Mais, s’il avait eu l’intention de lui poser la question, il préféra s’en abstenir. « Vous n’en avez pas besoin aux fins d’étude ou d’exploitation ?

— Non, merci, amiral. Nous en avons déjà examiné quelques-unes. Je vois mal ce que celle-ci pourrait encore nous apprendre.

— Nous ne pourrions sans doute glaner aucune réponse aux questions d’ordre technique en la disséquant, néanmoins nous devrions examiner ces deux engins nucléaires pour relever tout numéro de série ou indice permettant de leur trouver une origine syndic précise, rectifia le capitaine Smyth. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, amiral Geary, je peux demander au Tanuki d’envoyer une navette pour collecter ces deux bombes désactivées.

— Amiral Lagemann ? questionna Geary.

— Je crois parler au nom de tous ceux qui se trouvent à bord de l’Invulnérable en affirmant qu’il vaudrait mieux nous débarrasser de ces deux bombes le plus tôt possible, répondit celui-ci. Le capitaine Smyth peut en disposer à sa guise.

— Beau travail, caporal, lança le major Dietz à Maksomovic.

— Merci, major. Je dois reconnaître que j’aurais été bien plus fébrile si la minuterie de cet engin avait égrené un compte à rebours pendant que je travaillais dessus.

— La minuterie ? s’étonna la commandante Plant. Oh, vous n’auriez pas eu à vous en inquiéter. Les minuteries des Syndics sont factices. Dès qu’on arme la bombe et qu’on déclenche sa minuterie, elle explose. »

Un long silence fit suite à cette information.

« Vraiment ? finit par demander l’amiral Lagemann. J’avais bien entendu des rumeurs à cet égard, mais…

— Elles étaient fondées, amiral. Réfléchissez-y. Si votre cible est assez importante pour qu’on gaspille une bombe nucléaire dessus, allez-vous vraiment prendre le risque de voir quelqu’un se pointer pour la désactiver pendant le compte à rebours ?

— Mais qu’advient-il de celui qui l’a posée et a activé la minuterie ? »

La question eut l’air d’intriguer la commandante Plant. « L’individu se tiendrait près d’une fusion nucléaire, amiral. Il n’aurait même pas le temps de savoir ce qui l’a frappé avant de disparaître. Et “disparaître” est le mot. Il n’en resterait plus rien. Du plasma, peut-être. Quelques particules chargées. Voilà tout.

— Mais… nous avons des bombes portatives, nous aussi », dit lentement le caporal Maksomovic.

Cette fois, le silence s’éternisa, non exempt d’un certain malaise.

« Nous ne sommes pas des Syndics ! affirma le capitaine Smyth avec une sorte de joyeuse désinvolture quelque peu exubérante. Mettons un terme à ces bavardages oiseux, voulez-vous, et débarrassons-nous de cette bombe désactivée. »

Se souvenant à temps du vieux dicton selon lequel il vaut mieux ne pas poser la question quand on ne tient pas réellement à connaître la réponse, Geary coupa la connexion pour se tourner vers Desjani. « Très bien. La situation est entièrement rétablie à bord de l’Invulnérable. Reprenons une formation régulière et filons vers le point de saut pour Simur. Quelle trajectoire avez-vous finalement adoptée ? »

Desjani lui transmit le plan de manœuvre en souriant.

Geary le consulta, l’examina plus attentivement puis hocha favorablement la tête. « Au lieu de couper par la frange extérieure du système, vous ne préféreriez pas plonger vers l’étoile puis remonter en boucle vers le point de saut ?

— Ça rallonge le trajet d’une heure-lumière, et les Syndics ne peuvent en aucun cas nous avoir réservé des surprises sur cet itinéraire, promit Desjani.

— Vous avez raison. Pour ma part, je ne me serais pas autant éloigné de la trajectoire optimale, ce qui leur aurait laissé l’occasion de préparer une autre attaque. Nous allons suivre cette route. Je dois néanmoins vérifier une dernière chose avant. »

Il rappela le capitaine Smyth. « Nous nous apprêtons à quitter le secteur. Vos ingénieurs ont-ils achevé leur inspection du portail de l’hypernet ? »

Smyth poussa un profond soupir. « Oui, amiral, et j’ai le regret de vous dire qu’il a été gravement endommagé. Bizarrement, toutefois, ces dommages ne sont décelables que par un examen très attentif, mais ils sont assez sérieux et étendus pour qu’il commence à s’effondrer dans… trente-sept minutes et vingt secondes.

— Voilà une estimation d’une bien grande précision !

— Je suis un ingénieur remarquablement précis, amiral. J’ai rédigé un rapport que vous pourriez transmettre aux Syndics du système. J’ai veillé à mettre l’accent sur la responsabilité des débris de l’Orion et quelques-unes des estafettes dans ces dommages. Et ne vous inquiétez surtout pas de voir les Syndics parvenir à des conclusions erronées sur la cause de l’effondrement du portail en analysant ce rapport. J’ai demandé au lieutenant Jamenson de le pondre en s’appliquant au mieux de ses capacités.

— Merci, capitaine Smyth. » Le lieutenant Jamenson était cet officier qui avait le talent d’embrouiller toutes choses de manière à les rendre parfaitement indéchiffrables tout en leur conservant la plus grande exactitude au plan technique. Les Syndics seraient à jamais incapables de découvrir une preuve tangible dans un rapport auquel elle aurait travaillé. « Je vais donc ébranler la flotte. »

Trente-sept minutes plus tard, alors même que ses vaisseaux continuaient d’assumer leur nouvelle position au sein de la formation et que la flotte accélérait à 0,1 c, Geary assistait à l’effondrement, loin derrière, du portail de l’hypernet. Les dispositifs qui portaient le nom de « toron », chargés de tenir en laisse la matrice d’énergie, flanchaient l’un après l’autre ou par petits groupes ; tout le phénomène se déroulait selon une séquence complexe lui interdisant d’exploser en une éruption d’énergie capable de balayer toute vie du système stellaire. Les flux et reflux des forces monstrueuses opéraient au sein du portail en train de s’effondrer, tandis que cette séquence graduelle temporisait et anéantissait les vagues d’énergie dévastatrices, engendrant des distorsions et des gauchissements, visibles à l’œil nu, de l’espace lui-même.

Geary les avait éprouvées de très près, ces forces, lorsqu’il avait tenté d’empêcher le portail de Sancerre d’annihiler le système stellaire. Il n’avait aucune envie de se retrouver de nouveau à proximité d’un portail en voie d’effondrement. Même à présent, à si grande distance, cette vision offrait un spectacle étrange, donnant l’impression que l’œil humain n’était pas fait pour en être le témoin. Savoir ce que disait la science sur l’intangibilité de la « réalité » et la forme bizarre que pouvait revêtir l’univers matériel était une chose, mais voir de ses propres yeux, par-delà les apparences, cette étrangeté et cette instabilité en était une autre, bien différente.

Malgré tout, assister au trépas de ce portail n’en restait pas moins une source de satisfaction. Qui ne ramènerait sans doute pas l’Orion mais ferait payer très cher sa perte aux Syndics.

Les derniers spasmes de l’agonie du portail atteignaient un pic. Les distorsions de l’espace se réduisirent très vite, alors même que les niveaux d’énergie au sein du portail prenaient un tour effroyablement violent, puis les dernières décharges se heurtèrent et s’annulèrent les unes les autres, et, brusquement, il n’en resta plus que quelques débris matériels éparpillés, dérivant dans l’espace.

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