Dix

Une migraine coutumière menaçait de se déclencher. Geary se massa rudement le front de la main. « Il ne s’y trouvait pas avant.

— Pas la dernière fois que l’Alliance est intervenue dans ce système, amiral, en tout cas. » Des images apparurent près d’Iger. « C’est tout neuf. De récentes constructions sur la planète habitée. »

Geary les étudia : de larges baraquements et entrepôts disposés selon un motif qui lui était devenu familier. Ce nouveau camp, très éloigné de toutes les villes et cités, se trouvait dans une région particulièrement désolée d’une planète peu hospitalière. Cela aussi correspondait aux pratiques des Syndics, qui édifiaient leurs prisons et camps de travail tout près d’une ville ou au beau milieu de nulle part. « On dirait bien un camp de prisonniers syndic, reconnut-il.

— Nous avons aussi intercepté des communications indiquant que ce camp a été construit récemment pour servir de centre de rétention à des prisonniers de guerre transférés de camps plus petits d’autres systèmes stellaires, reprit Iger.

— Les Syndics sont pourtant censés les remettre à l’Alliance conformément aux clauses du traité de paix, laissa tomber Geary. Pourquoi construire un nouveau camp ici ?

— Amiral… euh… peut-être n’avaient-ils pas l’intention d’honorer leurs engagements. »

S’il en était vraiment ainsi, cela correspondait au comportement que les Syndics semblaient avoir adopté vis-à-vis de toutes les clauses du traité de paix. « Combien de prisonniers de guerre, selon vous ?

— Au moins vingt mille, amiral.

— Vingt mille ? » Trouver de la place à bord de ses vaisseaux pour tous ces prisonniers libérés serait pour le moins épineux.

« C’était le chiffre maximal prévu lors de la construction du camp, amiral. Les transmissions interceptées depuis notre arrivée à Simur parlent de milliers de prisonniers de l’Alliance mais sans jamais préciser leur nombre exact. »

Plusieurs milliers. C’était suffisant en soi. Des centaines auraient déjà fait beaucoup. Peut-être même qu’un couple aurait suffi. Nous n’avons pas les coudées franches, mais nous pouvons au moins libérer des prisonniers retenus après la fin de la guerre qui leur a valu d’être emprisonnés.

« Merci, lieutenant. » L’image d’Iger disparue, Geary se radossa en se massant les yeux à deux mains.

La voix de Desjani s’éleva dans son dos : « Ça sent franchement mauvais.

— En effet, hein ?

— Des milliers de prisonniers de guerre. Dans un système stellaire qu’il nous faut traverser pour revenir chez nous. »

Ça puait effectivement l’appât. « Mais où est le piège ? demanda finalement Geary.

— Tenons-nous vraiment à le découvrir ?

— Avons-nous le choix ? » Il appela Rione. « Madame l’émissaire, nous allons devoir nous entretenir d’un camp de prisonniers avec le CECH principal de Simur. »

Le message de Rione mit plusieurs heures à atteindre la planète habitable où résidait probablement le CECH en question, et il en fallut encore autant à sa réponse pour leur parvenir. Geary profita de ce délai pour conduire la flotte vers l’intérieur du système et le monde habité.

Cherchant toujours à déclencher une riposte de l’Alliance, les quatre groupes de vaisseaux syndics effectuèrent des passes de tir répétées durant ce même laps de temps, mais Geary se retint. Il attendait qu’ils s’approchent assez près. Ils s’en gardaient bien, et lui-même interdisait à ses unités de quitter la formation pour les poursuivre, de sorte qu’on était dans l’impasse. Que les Syndics en restassent tout aussi déconfits n’était que d’une bien maigre consolation.

La flotte était partie de la lisière du système stellaire, à cinq heures-lumière environ de l’étoile. La planète habitable gravitait à quelque sept minutes-lumière de Simur, de sorte que la trajectoire incurvée qui permettrait à la flotte de l’intercepter était longue de 5,1 heures-lumière. Geary maintenait sa vélocité à 0,1 c, ce qui lui vaudrait un transit de cinquante et une heures. Même à trente mille kilomètres par seconde, il faut un bon bout de temps pour traverser un système stellaire. Si la flotte avait dû se résigner à voyager à cette vitesse pour gagner l’étoile la plus proche – en l’occurrence Padronis – distante de 3,8 années-lumière, elle aurait mis trente-huit ans.

« Nous recevons une réponse », annonça l’image de Rione. Sa voix ne trahissait rien quant à sa nature. « Vous voulez la voir ? »

Geary se trouvait sur la passerelle, si bien qu’il activa son champ d’intimité en prenant soin d’y inclure Tanya afin qu’elle en profite aussi. « Bien sûr. Transmettez-la-moi. »

Une nouvelle fenêtre virtuelle apparut près de celle de Rione. Geary se retrouva en train de dévisager une femme d’âge mûr à la figure sévère, vêtue du sempiternel complet des CECH syndics, impeccablement taillé sans doute, comme ils l’étaient tous, mais dont la légère usure laissait voir qu’elle le portait depuis un bon moment sans pouvoir le remplacer.

Elle s’exprimait d’une voix hachée, comme si elle avalait la dernière syllabe de chaque mot. « Je me dois d’élever une protestation contre les agressions perpétrées dans ce système stellaire par les forces armées de l’Alliance. Seul l’attachement que portent les Mondes syndiqués à la lettre et à l’esprit du traité de paix signé entre nos deux peuples m’interdit d’ordonner une réponse appropriée. »

Geary s’efforça de ne pas prendre la mouche, car la colère lui rendrait encore plus ardue la tâche de décrypter les plus subtils gestes, inflexions et mimiques de la CECH. Mais, alors même qu’il cherchait à rester serein et attentif, il remarqua que le maintien et les tonalités de cette Syndic précise différaient légèrement. Il prit conscience qu’elle ne s’adressait pas seulement à lui, mais à un autre auditoire.

« Les forces mobiles contre les manœuvres desquelles vous protestez ne sont pas sous mon commandement », poursuivit-elle. Quelque part, ces paroles avaient singulièrement l’accent de la vérité. N’avait-elle pas, d’ailleurs, mis légèrement l’accent sur le pronom « mon » ?

« Je ne peux strictement rien faire pour les arrêter et je ne les ai donc pas exhortées à cesser de vous harceler puisqu’elles n’appartiennent pas aux forces mobiles des Mondes syndiquées. J’estime donc qu’il s’agit d’un problème que vous devrez régler avec l’individu qui les commande. »

La CECH eut un geste agacé de la main, une sorte de moulinet cinglant qui avait dû terrifier ses subordonnés pendant des décennies. « Quant à ce camp de prisonniers, je suis bien sûr consciente des obligations que le traité de paix impose aux Mondes syndiqués. Néanmoins, je trouve extrêmement désobligeant que vous exigiez la relaxe immédiate des détenus au lieu de nous proposer des négociations. Vous avez certainement remarqué que nous disposons de défenses réduites dans ce système, de sorte que je ne saurais m’opposer à vos exigences concernant ces prisonniers de guerre. Mais ni non plus coopérer. Amenez votre flotte, recourez à vos propres moyens pour les exfiltrer et partez. Le plus tôt sera le mieux. Je m’estimerai satisfaite de n’avoir plus six mille bouches de trop à nourrir.

» Au nom du peuple, Gawzi, terminé. »

Comme c’était souvent le cas avec les CECH syndics, la locution « au nom du peuple » avait été proférée d’une seule traite, précipitamment, sans aucune émotion ni signification. Geary avait quasiment cessé d’y prêter attention jusqu’au jour où, à Midway, on l’avait prononcée avec assez d’enthousiasme pour lui rappeler qu’elle avait un sens.

Rione attendait ses commentaires, l’air un tantinet impatiente. « Que pensez-vous de ce message ? demanda-t-il. Cette CECH m’avait l’air un peu différente des autres.

— Parce qu’on lui colle le canon d’une arme sur la tempe, affirma Rione.

— Dans quel sens ?

— Au pied de la lettre. Quelqu’un la menace hors champ. Ça crève les yeux. »

La lucidité dont Rione faisait preuve dans certaines situations était parfois troublante. Geary ne put s’empêcher de se demander comment elle avait tiré ses conclusions. « Des gens de la sécurité interne ? »

Elle opina. « Vraisemblablement. Ceux que les citoyens des Mondes syndiqués appellent des serpents. Nous pouvons affirmer sans risque qu’ils dirigent désormais ce système. Pas seulement en tirant les ficelles depuis les coulisses mais en précipitant ouvertement les événements.

— S’il en est ainsi, alors la sécurité interne de Simur contraindrait sa CECH à nous inviter à arracher les nôtres à ce camp de prisonniers ? »

Rione hocha encore la tête. « Ce n’était pas une invitation très cordiale, mais la manière dont elle l’a formulée, comme une sorte de défi qu’elle nous lançait, n’était pas inintéressante. Et elle a confirmé que des prisonniers de l’Alliance étaient effectivement détenus dans ce camp. Au nombre de six mille.

— Ils veulent qu’on y aille.

— Exactement. Mais, à ce que j’ai cru comprendre, sa déclaration selon laquelle elle n’aurait pas les moyens de s’opposer à nos exigences est fondée. Il faudra soigneusement inspecter les prisonniers en quête d’agents pathogènes, de nanoparticules ou de toute autre forme de danger que peut véhiculer un individu.

— Merci. » Geary pianota un instant sur un bras de son fauteuil en fronçant les sourcils puis se tourna vers Desjani.

Celle-ci haussa les épaules. « C’est une hypothèse qui en vaut une autre. Ils ne peuvent guère faire mieux, de sorte qu’ils tenteront d’infiltrer une épidémie à bord de nos vaisseaux.

— N’est-ce pas un peu gros ?

— Ils nous agressent au moyen de quatre groupes de vaisseaux manifestement syndics en se prétendant incapables de les contrôler puisqu’ils ne leur appartiennent pas, fit remarquer Tanya. Ils se fichent pas mal que ce soit cousu de fil blanc.

— Ouais. » Geary enfonça une touche. « Du nouveau, lieutenant Iger ?

— Pas d’autres menaces identifiées, amiral. » Iger eut un petit sourire. « Quelques-uns des messages que nous avons captés indiquent que les autochtones sont mécontents des décisions des autorités syndics. Celui-ci provient d’une installation minière orbitale proche de la géante gazeuse. »

L’image d’un homme d’âge mûr vêtu d’un complet de cadre supérieur élimé leur apparut. « On nous livre à un bombardement de représailles ! Nous n’avons reçu aucune mise en garde, on ne nous a pas permis d’évacuer nos locaux et nous ne disposons pas d’assez de transports pour procéder nous-mêmes à une évacuation générale ! Suis-je censé abandonner la moitié de nos travailleurs et leurs familles ? Nous sommes aussi privés de moyens de défense puisqu’on ne les a pas reconstruits après la dernière agression de l’Alliance ! Quelqu’un pourrait-il interdire à ces forces mobiles syndics de provoquer la flotte de l’Alliance ? »

Geary n’avait aucune envie de sourire. Il comprenait sans doute la réaction d’Iger, et celle qu’aurait probablement Desjani à la vue du désarroi du directeur syndic. Ça leur fait les pieds, se diraient sans doute ceux dont toute l’existence s’était déroulée pendant la guerre. Ils l’ont déclenchée, ils nous ont bombardés d’innombrables fois, ils ont massacré des millions des nôtres et ils méritent bien, maintenant, d’avoir des sueurs froides en se demandant quand nos cailloux vont tomber du ciel pour nous venger.

Ce n’était pas ce qu’il éprouvait lui-même. J’aurais aimé rendre la monnaie de leur pièce aux Syndics de Sobek, pourtant ils ont coopéré avec nous quand on nous a attaqués. Leurs dirigeants l’ont fait, en tout cas. Mais les gens d’ici sont impuissants. Ce directeur s’inquiète pour ceux qui travaillent avec lui. Tout comme lui, ce sont des pions dans la partie que joue leur gouvernement. On force même la main au CECH de ce système.

« Très bien, fit-il. C’est tout ?

— Il y en a d’autres de la même eau, ajouta Iger. Sinon, on tombe sur le fatras habituel d’informations fragmentaires. Nous décryptons quelques bribes des messages codés et captons aussi certaines conversations où des individus parlent ouvertement de sujets classifiés, mais rien de tout cela ne nous suffit à identifier une menace précise.

— Le sergent-chef Gioninni n’a rien trouvé d’autre non plus, fit remarquer Desjani. Je m’apprêtais à lui donner accès aux rapports de synthèse du renseignement, mais il les avait déjà lus.

— Qu’est-ce que vous venez de dire ? s’enquit le lieutenant Iger, alarmé. Le sergent-chef Gioninni ne figure pas sur la liste des gens de l’Indomptable habilités à y accéder.

— Étonnant, non ? Ne vous prenez pas la tête, lieutenant.

— Peut-être avons-nous précisément besoin d’un esprit retors, déclara Geary avant qu’un Iger effaré ne posât d’autres questions sur le sergent-chef Gioninni. De quelqu’un qui saurait déceler… » Qui saurait distinguer un motif caché dans un fouillis de données. Voir un schéma se dessiner dans un fourmillement de détails.

Et nous avons précisément cette personne sous la main.

« Transmettez au Tanuki tous les renseignements recueillis dans ce système depuis notre arrivée, lieutenant Iger, ordonna-t-il. À la seule attention du lieutenant Elysia Jamenson. »

Iger le regarda fixement, à présent pris d’effroi. « Tous les renseignements ? Qui est ce lieutenant Jamenson, amiral ?

— Un ingénieur.

— Un ingénieur… » Iger se reprit. « Amiral, une partie de ce matériel est classée top…

— Je suis informé des problèmes de classification et de sécurité, lieutenant. De par mon autorité d’amiral de la première flotte, j’autorise le lieutenant Jamenson à accéder à toute information classifiée nécessaire. Prise d’effet immédiate. Veillez à ce qu’elle dispose de tout ce que vous avez collecté à Simur. Envoyez aussi au Tanuki tous les documents et formulaires de sécurité et d’autorisation qu’elle devra signer. Procédez sans tarder, lieutenant Iger.

— À vos ordres, amiral. Tout de suite. » Iger hésitait malgré tout. « Amiral, je me sens obligé de vous préciser que cette décision risque d’avoir de graves conséquences à notre retour dans l’Alliance. Même si vous êtes habilité à la prendre, on se posera sans doute des questions sur sa pertinence.

— J’en prends la responsabilité, répliqua Geary. Et, pour les archives, je tiens à ce qu’il soit clairement notifié que vous m’avez fait part de vos doutes et que j’en ai tenu compte. C’est ma décision.

— Oui, amiral. Nous allons réunir toutes les infos et transmettre le paquet au Tanuki le plus vite possible.

— Pressez-vous », insista encore Geary.

Desjani le regardait de travers, mais il l’ignora et préféra appeler le Tanuki dès que l’image d’Iger eut disparu. « Capitaine Smyth, j’ai besoin du lieutenant. Ne vous inquiétez pas, il s’agit d’une affectation temporaire. Parole d’honneur. Le Tanuki va recevoir incessamment un paquet de données confidentielles réservées à la seule attention du lieutenant Jamenson. Je veux qu’elle les parcoure et qu’elle me dise ce qu’elle y voit. »

Le visage de Smyth avait exprimé successivement l’inquiétude, l’étonnement et la stupeur. « Du matériel top secret ? Le lieutenant Jamenson est sans doute très douée dans son domaine, amiral, mais ça n’entre pas dans ses cordes.

— J’en suis conscient. Mais nous avons affaire à de nouvelles tactiques de l’ennemi et j’aimerais savoir ce qu’un œil neuf distinguerait dans ce fatras.

— Très bien, amiral. » Une lueur calculatrice brillait dans les yeux de Smyth. Geary n’avait aucun mal à lire dans ses pensées. Jamenson serait-elle encore plus précieuse que je ne le crois ?

« Merci, capitaine Smyth. Je suis certain que je peux compter sur vous », ajouta Geary en mettant l’emphase sur chaque mot.

Smyth tressaillit, comme piqué au vif, puis il se fendit d’un sourire. « Bien entendu, amiral. »

Geary coupa la communication et se tourna vers Desjani, qui le fixait, de marbre. « Le lieutenant Jamenson ? demanda-t-elle. Celle aux cheveux verts ?

— Vous vous souvenez d’elle ?

— Comment l’oublier ? Qu’est-ce que ça recouvre ?

— Exactement ce que j’ai dit à Smyth. Peut-être réussira-t-elle à repérer ce qui se passe dans ce système stellaire et que les Syndics s’efforcent de nous cacher. »

Desjani réfléchit un instant puis hocha la tête. « Si les Syndics arrivent à cacher quelque chose à Jamenson et Gioninni, autant jeter l’éponge. »

Geary s’accorda du temps pour préparer la récupération des prisonniers. Il conduisit la flotte, toujours en formation Tatou, à l’aplomb de la planète habitée et selon un angle oblique par rapport au camp de prisonniers, permettant ainsi aux senseurs de ses vaisseaux de scanner toute la zone, tandis que l’infanterie spatiale larguait des drones de reconnaissance pour étudier sa disposition à la surface.

Carabali l’en informa en personne : son image se tenait dans la cabine de l’amiral devant un ensemble de plans rapprochés du camp qu’elle pointait successivement du doigt. « Nous n’avons rien trouvé avec le matériel de télésurveillance. Aucune anomalie, du moins à notre connaissance. Mais la télésurveillance n’épuise pas le sujet. On connaît trop de moyens, adaptés aux faiblesses ou aux limites de ce matériel, permettant de bloquer le signal ou de masquer les signatures. C’est particulièrement vrai dans un camp construit depuis peu. On cherche surtout de nouvelles indications : dalles de béton fraîchement posées, terre récemment retournée, enduit frais sur les murs, citernes nouvellement creusées, autres zones de stockage et ainsi de suite. Mais, là, le camp tout entier est neuf, de sorte qu’il n’offre aucun indice. Nous savons que le terrain n’est pas miné parce que nous avons vu des gens l’arpenter et que l’équipement qui nous a servi à l’inspecter aurait repéré des mines télécontrôlées ou télécommandées. Néanmoins, les Syndics ont la main avec les chausse-trapes. Si nous voulions en avoir la certitude, il faudrait plusieurs centaines d’ingénieurs à la surface, disposant de notre meilleur matériel et de quelques semaines pour sonder, creuser et analyser. »

La migraine familière était de retour. « Mais au moins le matériel de surveillance a-t-il bel et bien confirmé la présence de prisonniers de guerre de l’Alliance », fit observer Geary. Il les apercevait sur les photos, assez distinctement dans certains cas pour déchiffrer leur expression ou même pour que des amis ou des parents les reconnaissent. L’éventail de ces mimiques allait de la lassitude à l’espoir ou à l’incrédulité, en passant par mille autres sentiments. Les Syndics ne leur avaient vraisemblablement pas appris que la guerre était finie. Ils ignoraient dans quel système stellaire ils se trouvaient et ne s’attendaient sûrement pas à un sauvetage.

« Oui, amiral, convint Carabali. Autour de six mille. Nous avons pu converser avec quelques-uns par le truchement du matériel de surveillance. On les a arrachés sans avertissement à d’autres camps de travail de systèmes voisins au cours des dernières semaines, pour les larguer ici.

— Autre chose ? »

Carabali désigna de nouveau les images d’un geste, l’air insatisfaite. « Il n’y a pas eu beaucoup d’effervescence hors de la zone construite de ce camp. Le terrain trahit certes une activité importante sur un rayon d’environ soixante-dix kilomètres, mais, encore une fois, nos senseurs n’ont rien capté d’inquiétant. Le réseau des routes qui le quadrillent, asphaltées ou non, montre les signes d’un trafic intense, tant de matériel de construction que de ravitaillement destiné au camp. Nous allons devoir creuser plus profondément pour vérifier qu’il n’existe rien sous ces routes ni autre part.

— Soixante-dix kilomètres ? répéta Geary. En dehors du camp ?

— Oui, amiral. Ça ne correspond à aucune menace connue de moi, et mes ingénieurs me disent que, quand on précipite l’achèvement d’un projet, on bouleverse tout alentour sans se soucier de préserver la prairie, les arbres et ainsi de suite. » Carabali donnait elle-même l’impression de ne guère compatir au sort de « la prairie, des arbres et ainsi de suite » quand il s’agissait d’abattre un boulot urgent.

En quoi ces quelque soixante-dix kilomètres pouvaient-ils bien menacer une opération de récupération ? Si les Syndics tenaient à opposer des armes nucléaires aux troupes qui s’en chargeraient, il leur suffirait d’avoir des bombes à l’intérieur du camp. « Que vous souffle votre instinct, général ? »

Carabali garda un instant le silence pour étudier encore les images. « Je ne vois aucune raison de ne pas l’investir, finit-elle par déclarer.

— Pas un aval franchement enthousiaste, fit remarquer Geary.

— Ce n’est pas à moi d’en décider, amiral. » Carabali se renfrogna. « J’élude la question. Si la décision m’incombait, je l’investirais. Je ne peux citer aucun motif contraire, sauf à me prévaloir d’un manque total de confiance dans les réactions des Syndics. »

Geary eut un ricanement sarcastique. « Quiconque se fierait maintenant aux Syndics serait parfaitement cinglé. Qu’en est-il d’éventuels engins nucléaires enterrés ?

— Si engins nucléaires il y a, alors ils sont très profondément enfouis et massivement isolés. »

Le plan exigeait le recours à quatre-vingts navettes (soit presque toutes celles disponibles) qui devraient chacune faire deux voyages pour rapatrier les prisonniers. « Quel est, dans l’absolu, l’effectif minimal qu’on devrait affecter à cette opération ? »

Carabali rumina la question. « Nul. Envoyez les navettes en pilote automatique, programmées pour atterrir, récupérer les prisonniers et rentrer. Mais le risque que les Syndics trafiquent leurs systèmes subsisterait, puisqu’ils y auraient physiquement accès. Pire, ils pourraient charger les navettes d’engins nucléaires au lieu de prisonniers, tandis qu’elles-mêmes nous affirmeraient que tout se passe pour le mieux, jusqu’au moment où elles atterriraient dans nos soutes et exploseraient. Moins grave, mais tout de même malheureux, la discipline pourrait s’effriter et les prisonniers se ruer vers les véhicules et se piétiner les uns les autres afin de s’entasser à leur bord, voire en endommager certaines. Dans le meilleur des cas, même si les Syndics ne réagissaient pas, tout dysfonctionnement sérieux des systèmes d’une navette se traduirait par sa perte et celle des prisonniers qu’elle aurait recueillis.

— Combien faudrait-il de fusiliers pour l’éviter ?

— Assez pour mener à bien, si besoin, des réparations d’urgence sur les navettes, fournir en même temps une sécurité au cas où les Syndics chercheraient à en aborder une et maîtriser la cohue lors de la possible ruée des détenus. Pilote. Copilote. Mécano. Une équipe de trois soldats pour assurer cette sécurité. Six par navette, donc. C’est le minimum que je préconiserais, amiral. »

Six par navette. Quatre-vingts navettes. Quatre cent quatre-vingts fusiliers. Geary étudia encore un instant les photos tout en réfléchissant. « Très bien. Je crois qu’on va tenter le coup ainsi. Ces six mille prisonniers comptent sur nous. Échafaudez votre plan d’intervention. Je vais ordonner à la flotte de se mettre en position pour vous fournir si nécessaire le soutien de sa puissance de feu, et éventuellement une couverture, au cas où un de ces vaisseaux syndics qui prétendent ne pas en être s’aviserait de s’en prendre aux navettes. »

Depuis l’orbite, les planètes présentent une multitude de personnalités différentes. Les antiques clichés relatifs aux mondes habités exigent ainsi le bleu et le blanc pour la Vieille Terre, avec pour les continents des taches de différentes couleurs. Geary avait aussi entendu parler de la planète rouge voisine, et il avait vu lui-même d’innombrables mondes dont l’aspect variait à l’infini, depuis les nuages polychromes des géantes gazeuses jusqu’à la roche nue d’astéroïdes torrides.

Le seul monde habitable de Simur semblait peint par un artiste dont la palette se limiterait aux nuances de l’ocre. Les petites mers elles-mêmes évoquaient des taches de rouille boueuse. L’enfilade de dunes de sable d’un pôle Nord aride était d’un terra cotta plus clair. Près de l’équateur, on distinguait sans doute quelques îlots de verdure là où des fermes se cramponnaient à l’étroite zone tempérée. Les quelques rares cités, tout juste assez grandes pour mériter le nom de villes, se trouvaient aussi dans cette zone. Quant au camp de prisonniers, il se dressait à mi-chemin du pôle Sud, et les balafres formées par les constructions qui l’entouraient dessinaient au centre d’une vaste plaine déserte comme une résille aux multiples nuances de brun, de beige et de kaki. Au pôle Sud glacé, la terre était de la couleur chocolat foncé d’une épaisse gadoue visqueuse striée de bandes de glace sale, presque noire.

« Quel trou ! marmotta Desjani d’une voix reflétant sans doute les sentiments de toute la flotte.

— Finissons-en et filons, convint Geary. Général Carabali, débutez l’opération. À toutes les unités de la flotte, tenez-vous prêtes à engager le combat avec les vaisseaux qui menaceraient les navettes ou le camp de prisonniers. » Au moins le délai dans les communications était-il trop bref pour rester perceptible, compte tenu de la formation compacte de la flotte.

Les quatre groupes de vaisseaux syndics n’étaient qu’à moins d’une minute-lumière de distance, assez proches pour qu’on s’en inquiétât mais pas assez pour retarder l’intervention. Les gardes avaient fui le camp à bord des quelques véhicules disponibles, laissant certes leurs détenus sans surveillance mais toujours emprisonnés au milieu de la vaste étendue désertique qui l’entourait.

Le paysage défilait à l’aplomb de la flotte quand on lança les navettes, qui fondirent en vagues sur le camp.

Les nerfs tendus à rompre, Geary fixait son écran ; il s’attendait à une mauvaise surprise, à l’apparition d’une menace imprévue. Les premières vagues de navettes venaient d’entrer dans l’atmosphère et les contours du camp devenaient graduellement distincts à la surface à mesure que la flotte, depuis l’orbite, le survolait de plus près.

L’alarme à haute priorité qui claironna à ses oreilles provenait d’une source inattendue. Pourquoi le Tanuki appellerait-il… ?

Geary appuya sur ACCEPTER, en même temps que son inquiétude redoublait.

Au lieu du capitaine Smyth, ce fut le lieutenant Jamenson qui lui apparut ; ses cheveux verts formaient un contraste saisissant avec son visage blême. « Amiral ! Il faut avorter l’opération ! C’est la mère de tous les pièges qui nous guette là-dessous ! »

Elle n’attendit pas sa réponse et poursuivit sa diatribe en parlant si vite qu’on la comprenait à peine. « Je viens seulement de rassembler les morceaux. Je suis désolée… Je… Deux unités du génie sont répertoriées dans les transmissions syndics. Elles se trouvaient récemment dans ce système stellaire et j’ai reconnu leurs identifiants. Elles correspondent à ce que l’Alliance désigne sous le nom de “briseurs de planètes”, soit des ingénieurs utilisant des explosifs puissants et superpuissants pour certaines tâches spécialisées. Deux d’entre elles, amiral. Et ce camp est la seule construction récente d’importance sur ce monde.

» Il y avait sur place un grand nombre d’excavatrices et beaucoup de matériel de forage. J’ai reconnu les codes de l’équipement syndic. On a creusé quelques gros trous et procédé très récemment à des forages.

» Et on a également identifié de très étranges équipements sur les manifestes des cargaisons, dans les documents de déchargement, les demandes de transfert et même lors de certaines conversations privées. Prises individuellement, ces pièces d’équipement n’ont qu’un usage très restreint, mais, ensemble, elles rappellent beaucoup certain projet de recherche de l’Alliance vieux de cinq décennies. Son nom de code… peu importe… on l’avait surnommé le Tromblon continental. Enterrez un tas de très puissantes bombes nucléaires et servez-vous de l’énergie qu’elles dégagent en explosant pour alimenter un immense champ de projecteurs tubulaires de faisceaux de particules à usage unique. Le projet visait à transformer une zone d’une centaine de kilomètres carrés en un dense champ de faisceaux de particules capable d’anéantir toute flotte d’invasion qui survolerait la région. »

Jamenson inspira profondément puis reprit : « Mais il a été abandonné parce que l’arme ainsi conçue aurait effectivement détruit la planète qu’elle était censée défendre. L’impact sismique d’explosions aussi puissantes, la quantité de matériaux précipités dans l’atmosphère, la forte contamination radioactive, tout aurait concouru à la rendre pratiquement inhabitable. Sans compter que la cible devait absolument la survoler, ce qu’il était difficile de garantir.

» En outre, plusieurs signes indiquent que des officiers supérieurs des forces de sécurité auraient quitté la planète au cours des derniers jours. Avec leur famille. Pour un prétendu rassemblement dans une luxueuse station balnéaire de la plus grande lune de cette planète, dont l’orbite, au demeurant, ne la ramène jamais à l’aplomb de la région qu’occupe ce camp. »

Geary se demanda fugacement s’il était aussi blême que Jamenson. Iger lui avait bien transmis des rapports sur le personnel de haut rang qui avait récemment quitté la planète, mais c’était là un comportement assez banal chez les dirigeants syndics qu’un danger menaçait et il ne s’en était pas alarmé. Aucun des quatre groupes de vaisseaux syndics n’avait pris position au-dessus du camp, il s’en rendait compte à présent. Leurs passes de tir répétées et leur proximité avaient conduit la flotte à adopter une formation défensive compacte, offrant une cible idéale à un large champ de faisceaux de particules lorsqu’elle passerait au-dessus du camp de prisonniers pour fournir, depuis l’orbite, appui et protection aux navettes des fusiliers à leur atterrissage.

Au centre d’une zone farcie de bombes nucléaires.

C’est à peine s’il s’aperçut que sa main venait d’enfoncer la touche d’urgence du canal d’annonce générale. « À toutes les unités, ici l’amiral Geary. Avortez l’opération de débarquement. Exécution immédiate. Je répète, avortez l’opération de débarquement. Toutes les navettes doivent regagner leur vaisseau mère le plus tôt possible. »

Puis-je altérer la trajectoire de la flotte avant le retour des navettes ? Quel temps me reste-t-il ? Je vois ce fichu camp. Constatant que nous faisons machine arrière, les Syndics ne vont-ils pas activer ce Tromblon continental afin d’éliminer autant de navettes que possible, ou bien attendront-ils de voir si nous revenons ?

Ils doivent se persuader que nous allons revenir.

« Émissaire Rione, contactez sur-le-champ les autorités syndics et apprenez-leur que nous avons repoussé l’heure du débarquement et de la récupération de nos prisonniers en raison de… problèmes de contamination. Nous avons acquis la conviction qu’une épidémie inconnue sévit parmi eux et nous devons revérifier les résultats des tests avant de procéder au débarquement. »

Rione le dévisageait, manifestement surprise par sa frénésie et l’anxiété qu’il dégageait. « Sur-le-champ ? Je vais leur envoyer un message tout de suite et m’assurer qu’ils l’auront bien reçu. C’est grave ?

— Plus encore, mais ne laissez surtout pas transparaître votre inquiétude. Faites passer ça pour une complication d’ordre bureaucratique.

— Je suis une assez bonne menteuse. Considérez que c’est chose faite.

— Tanya, serait-il très ardu de… doubler le diamètre de cette formation ? De multiplier par deux les distances entre les vaisseaux ? »

Desjani n’avait pas entendu le discours du lieutenant Jamenson mais, consciente qu’elle avait méchamment secoué Geary, concentrait déjà toute son attention sur lui. Elle n’hésita pas une seconde. « Pas du tout, répondit-elle tandis que ses mains volaient déjà sur son écran. Voilà ! Je puis transmettre la formation modifiée dès que vous le demanderez. Faites-moi savoir ce qui se passe si vous en avez le loisir.

— Nous les avons sous-estimés », lâcha Geary sans quitter son écran des yeux. Les navettes étaient encore en train de faire demi-tour ; quelques-unes avaient déjà pénétré dans l’atmosphère et devaient s’arracher à la pesanteur. Un nouveau message urgent parvint à l’Indomptable, provenant cette fois du général Carabali.

« Que se passe-t-il, amiral ? demandait le général. Pourquoi avez-vous retenu le débarquement ?

— Je vous donnerai des précisions dès que je le pourrai. Contentez-vous pour l’instant de récupérer ces navettes le plus vite possible. »

Rione revenait en ligne. « La CECH Gawzi est prévenue. Elle voudrait savoir quand nous comptons mener l’opération de récupération des prisonniers. »

Geary consulta ses données. Si la flotte restait en orbite et maintenait sa trajectoire, elle repasserait au-dessus de la région du camp dans…

« Dans une heure et demie. Annoncez-lui ce chiffre. Assurez-vous qu’elle croie en notre bonne foi. »

Victoria Rione savait quand elle ne devait pas poser de questions. « Bien, amiral. »

Quoi d’autre ? « Nous devons faire en sorte que tout passe pour normal sauf l’avortement de l’opération de débarquement, reprit-il à voix haute. Jusqu’à ce qu’on ait récupéré les navettes. Puis-je procéder à d’autres modifications de notre orbite, qui n’entraveront pas cette récupération mais altéreront notre course au-dessus de la planète ?

— Que cherchons-nous à éviter ? s’enquit Desjani.

— Une région d’environ soixante-dix kilomètres de diamètre autour du camp de prisonniers.

— Sérieux ? Déviez notre orbite de deux degrés vers l’équateur de la planète. Ça devrait nous aider à récupérer les navettes et nous permettre en même temps de longer la lisière de cette zone. »

Geary transmit l’instruction puis continua de scruter son écran : il vit les navettes se rapprocher de la flotte et leur première vague s’apprêter à s’y engouffrer.

« Amiral ? demanda Desjani.

— Amiral ! » L’image de Rione venait de réapparaître. « Notre CECH syndic devient très nerveuse. De plus en plus. Mais elle m’a répondu qu’elle s’attendait à ce que nous conduisions cette opération de récupération dans une heure et demie standard. Si je savais pour quelle raison je mens, je m’acquitterais sans doute mieux de ma tâche », ajouta-t-elle, finaude.

Récupérer toutes les navettes exigerait encore une – très longue – demi-heure. Geary recontacta Carabali et Rione puis parla assez fort pour permettre à Desjani d’entendre ce qu’avait découvert le lieutenant Jamenson.

« Toute la force de débarquement aurait été balayée et tous nos prisonniers atomisés, constata Carabali, sinistre.

— Nous aurions essuyé de très lourds dommages, affirma Desjani. Difficile de dire combien de vaisseaux auraient été touchés, mais probablement des dizaines dans la mesure où notre formation était resserrée et où elle aurait rencontré un champ très dense de puissants faisceaux de particules sur sa route. Sans compter ceux qui auraient été atteints mais pas perdus irrémédiablement.

— Et ils nous auraient tout collé sur le dos, renchérit Rione. Vous pouvez y compter. Les dirigeants syndics de Prime auraient annoncé que nous avions bombardé la planète et causé nous-mêmes tous ces dommages. Pas étonnant que la CECH Gawzi soit nerveuse. Sa planète est à deux doigts de frire et la plupart des survivants auraient été massacrés.

— Une planète superflue dans un système stellaire qu’on peut sacrifier, enchaîna Carabali. Logique quand on a le cœur assez froid. Quand serons-nous hors de danger ?

— Dès que nous aurons récupéré les navettes et adopté une trajectoire nous éloignant de la planète, répondit Geary.

— Mais… les prisonniers ? demanda Rione.

— Si le lieutenant Jamenson ne se trompe pas, le seul moyen de les garder en vie est de s’éloigner de ce piège. Soit nous ordonnons aux Syndics de les exfiltrer pour nous, soit nous les abandonnons. »

Geary n’avait pas lâché ces derniers mots qu’un goût de cendre lui venait à la bouche. Les abandonner. Laisser aux mains des Syndics des prisonniers de l’Alliance, du personnel militaire détenu peut-être depuis des décennies, qui connaissait probablement la présence des vaisseaux de l’Alliance puisqu’il avait aperçu les drones de reconnaissance des fusiliers, sinon les navettes qui s’étaient retournées dans le ciel pour regagner l’espace.

« Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour les tirer de là. »

Promesse un poil faiblarde. Au relent bureaucratique.

Décidément, j’ai le don.

« Dix minutes avant recouvrement complet des navettes, rapporta le lieutenant Yuon.

— Amiral, la CECH Gawzi est sur la planète, fit remarquer Rione. Savons-nous si d’autres dirigeants syndics s’y trouvent aussi ?

— Nous savons au moins que les officiers supérieurs de leur service de sécurité l’ont quittée.

— Vous vous rappelez Lakota ? Quand une flottille syndic a reçu l’ordre de détruire un portail de l’hypernet alors qu’elle s’en trouvait à courte portée ?

— Et sans qu’on l’ait prévenue de ce qui allait se produire, ajouta Geary. Oui. J’ai entendu un ex-officier syndic de Midway affirmer que les dirigeants n’avaient averti personne. »

Rione hocha la tête, en affichant un sourire mauvais. « Vous pouvez être sûr que les officiers subalternes du service de sécurité qui, en ce moment même, tiennent en joue la CECH Gawzi, les officiels les plus importants du système stellaire et les gens qui devront déclencher l’arme manuellement parce que l’opération est trop importante pour qu’on risque le dysfonctionnement d’un système automatisé n’ont pas été informés des conséquences que son activation aura pour leur planète. Nous devrions peut-être les leur apprendre.

— Mais Gawzi les connaît, elle, non ? Pourquoi ne les en informe-t-elle pas ?

— Je n’en sais rien. Peut-être sait-elle qu’elles seront néfastes, mais sans connaître leur portée exacte. Peut-être lui a-t-on implanté un blocage mental qui lui interdit de les divulguer.

— Barbares ! » cracha Carabali.

Rione coula un regard vers Geary, mais, au lieu de poursuivre sur ce terrain miné, préféra revenir à sa déclaration antérieure. « Dois-je m’atteler à la rédaction d’une adresse à la population du système stellaire de Simur ?

— Oui, répondit Geary. Mais n’envoyez rien tant que je n’aurai pas élucidé l’affaire.

— Qu’en est-il de l’expansion de notre formation ? s’enquit Desjani.

— Remettez à plus tard. Nous serons bientôt très loin de la zone dangereuse visée par leur Tromblon continental, de sorte que les quatre groupes de vaisseaux syndics redeviendront la principale menace. Les Danseurs continuent de coller à l’Invulnérable, nos ancêtres en soient remerciés, et, avec un peu de chance, ils s’y tiendront. »

Sept minutes plus tard, la dernière navette avait regagné sa soute. Geary fit quitter à la flotte son orbite rapprochée pour la conduire sur une autre, par-delà les lunes de la planète, qui maintenait les vaisseaux de l’Alliance très éloignés de la zone de l’espace surplombant le camp de prisonniers. Les Danseurs restèrent en position près de l’Invulnérable et, pour une fois, se gardèrent de lui compliquer davantage la tâche.

« Qu’allons-nous faire ? demanda Desjani. Les citoyens de Simur ne peuvent pas se révolter contre les Syndics avec tous ces bâtiments prêts à les bombarder. Nous ne pouvons plus nous approcher du camp de prisonniers. Les vaisseaux syndics ne pourront pas nous nuire tant que nous maintiendrons cette formation, mais la réciproque reste vraie.

— C’est le pat, admit Geary. L’impasse. Encore plus que précédemment. Je n’en sais rien, Tanya. Les CECH syndics jouent là une partie épouvantable. Comment les contrecarrer ? Comment libérer nos prisonniers quand ils sont assis sur une marmite à renversement ? »

Desjani allait secouer la tête, mais elle s’en abstint et se redressa, le regard brillant. « Qu’est-ce qui déclenche le Tromblon ? Si on réussissait à briser la détente, on pourrait les libérer. »

Geary entrevit là une première lueur d’espoir. « Voilà une idée qui mérite d’être creusée. » Il était plus que temps de rappeler le lieutenant Jamenson.

« Mais, d’abord, vous devriez peut-être expliquer ce qui nous arrive à vos commandants. »

Cette fois, la petite salle de réunion n’avait pas besoin du logiciel de conférence pour l’agrandir virtuellement. En dehors de Geary, Desjani, Rione et le lieutenant Iger, physiquement présents, la participation se limitait aux seules images du capitaine Smyth, du lieutenant Jamenson, du général Carabali et d’un certain capitaine Hopper, femme d’âge mûr, mince et svelte, que Smyth avait présentée comme une sorte de « génie ou de sorcière pour tout ce qui touche aux transmissions, branchements, cryptage et signaux à distance ». Que ce fût vrai ou non il émanait de Hopper, quand elle prit place, une rassurante aura de compétence.

« Avez-vous découvert autre chose ? » demanda Geary au lieutenant Jamenson.

Celle-ci secoua la tête ; tension et surcharge de travail la laissaient les yeux légèrement vitreux, et ses cheveux verts tranchaient de manière éclatante sur son visage encore pâle. « Non, amiral. J’avais raison, amiral ?

— Nous en sommes tous persuadés. Capitaine Smyth ? »

Smyth eut un sourire torve. « Je ne l’aurais sans doute pas vu moi-même. Je n’avais jamais entendu parler de ce Tromblon continental. Mais j’ai passé en revue les conclusions du lieutenant Jamenson et je suis d’accord avec elles. »

Iger hocha la tête, l’air contrarié. Un ingénieur avait mis le doigt sur une importante menace potentielle que son propre bureau aurait dû repérer. Cela dit, il n’avait pas tenté de jeter le discrédit sur les conclusions de Jamenson, et c’était tout à son honneur. « Les dossiers du renseignement ne contenaient aucune information sur ce programme, amiral, mais, si j’en crois celles que nous a fournies le génie, tout concorde. Soit les Syndics ont eu vent des expériences faites par l’Alliance sur ce dispositif, soit ils l’ont découvert par eux-mêmes.

— Vous croyez vraiment qu’ils auraient pu trouver ça tout seuls ? demanda Rione.

— Oh, certainement, répondit Smyth. En termes de pure ingénierie, c’est un concept réellement superbe. La machine infernale qui les bat toutes. J’adorerais en fabriquer une et la déclencher pour assister au feu d’artifice. Mais… euh… pour ça, il faudrait une planète inutile. Une planète qui ne servirait qu’à cela, je veux dire. »

Rione le fixa en arquant un sourcil. « Mes propres observations de la CECH syndic vont dans ce sens. Au début, elle se montrait étrangement favorable à notre demande de récupération des prisonniers, puis tout aussi étrangement nerveuse quand nous avons suspendu l’opération ; elle n’arrêtait pas de demander dans quel délai nous nous en chargerions et de ressasser de vagues avertissements quant à ce qui risquait de se produire si nous ne les récupérions pas bientôt.

— Ils tiennent à ce que nous retournions là-bas, convint Iger.

— Que savons-nous du mécanisme de déclenchement de cette arme ? demanda Geary. N’y a-t-il aucun moyen de la frapper sans tuer les prisonniers ? »

Smyth écarta les mains, fixa alternativement Jamenson et Hopper puis reporta le regard sur Iger. « Les quelques archives dont nous disposons sur ce dispositif ne font pas mention de telles spécifications. »

Hopper fit la grimace. « Le mécanisme de détente est son point faible, affirma-t-elle. On ne peut pas permettre à une telle arme de se déclencher accidentellement. La détente doit être extrêmement sûre et fiable.

— Par ligne terrestre ? suggéra Smyth.

— Blindée, précisa-t-elle. Enfouie. Redondante.

— Avec un poste de commande pour la mise à feu, non ? » proposa Jamenson.

Cette fois, Hopper opina. « Un seul. La multiplicité des postes de commande augmenterait excessivement les risques d’un signal mal dirigé ou d’une dérivation des câbles supplémentaires exigés. Et, surtout, il est plus facile d’en garder le contrôle. Seule la plus haute autorité y aurait accès. C’est véritablement une “machine infernale”.

— Quelles sont nos chances de localiser, sectionner ou détourner ces câbles de transmission ? lui demanda Carabali.

— Astronomiquement faibles, répondit Hopper. Il ne s’agirait pas de câbles standard. Non seulement ils seraient massivement blindés et protégés contre les radiations, mais encore enrobés de plusieurs couches de matériaux interdisant intrusion et détection, et entourés d’autres senseurs à la fonction identique. Je suis persuadée qu’on ne pourrait pas en approcher une nanosonde sans déclencher des alarmes.

— Reste la détente elle-même, lâcha Carabali.

— Oui. Si l’on réussit à l’atteindre, on peut soit déclencher l’arme prématurément, soit interdire à d’autres de l’activer. Mais il faut déjà la trouver, puis s’en emparer. C’est certainement le site le mieux gardé de la planète.

— Pourrait-on débarquer une troupe d’assaut à la surface sans qu’elle soit détectée ? demanda Geary.

— Oui, amiral, répondit Carabali. Les Syndics ont laissé la majeure partie des défenses de ce système stellaire sans réparations pour que nous ne soupçonnions pas la nature des ouvrages défensifs auxquels ils se livraient. Leurs senseurs orbitaux et atmosphériques sont rares et vétustes. Normalement, je ne larguerais pas des éclaireurs en cuirasse furtive dans l’atmosphère, au-dessus d’une zone sévèrement gardée, mais, dans ces conditions, ils devraient pouvoir atteindre la cible sans se faire repérer.

— Mais où les faire atterrir ? » interrogea Desjani.

La question parut surprendre le lieutenant Jamenson. « Sur le site le mieux gardé de la planète, évidemment. »

Iger sourit à Jamenson. Sa morosité de tout à l’heure avait fait place à une manière d’enthousiasme, voire à quelque chose d’autre, du moins lorsqu’il regardait le lieutenant aux cheveux verts. « Et nous savons déjà où il se trouve. » Il se mit à pianoter à toute vitesse sur ses commandes, jusqu’à ce que des images aux contours très distincts apparaissent au-dessus de la table. « Ce ne sont pas des bâtiments neufs, mais ils ont été récemment modifiés et ils se dressent près du principal centre de commandement de la planète, lequel est lui aussi très proche des bâtiments administratifs syndics. Vous voyez ces larges fissures dans l’asphalte, le long de la route qui mène à ce site ? On y a apporté des matériaux lourds. Et ces signatures trahissent la présence d’un important réseau de senseurs très localisés utilisant du matériel syndic dernier cri. »

Carabali hocha la tête sans quitter les images des yeux. « Les bunkers aussi sont neufs. Et automatisés si j’en crois ce que je vois, mais trois postes de garde au moins sont occupés par des sentinelles. Plusieurs niveaux de défense massivement camouflés. Comment avez-vous obtenu ces images ? »

Iger se rengorgea mais il réussit à garder les pieds sur terre et à s’exprimer d’une voix normale. « Nous avons identifié le QG syndic la première fois que nous nous sommes approchés de la planète et nous avons envoyé des drones recueillir des informations plus précises. Nous comptions les récupérer en même temps que les prisonniers de guerre mais, quand on a interrompu l’opération, ils sont restés coincés à la surface et nous avons profité de ce délai pour approfondir nos connaissances.

— Bien joué, fit Carabali. Où sont ces drones à présent ? Toujours en activité ?

— Oui, mon général. » Iger s’efforçait manifestement de ne pas sourire jusqu’aux oreilles. Les huiles de la flotte ne couvraient pas si fréquemment de louanges leurs officiers du renseignement. « Ils volent au hasard, repérables d’en bas, en économisant leur énergie.

— Les Syndics n’ont pas repéré leurs connexions avec nos vaisseaux ? demanda Geary.

— Non, amiral. S’ils disposaient d’un réseau satellitaire correct autour de la planète, ils auraient de bonnes chances de détecter des commandes venant d’en haut, bien que nous nous servions de signaux en rafales hautement directionnels. Mais le leur est vétuste et troué comme une passoire. »

Desjani tapota de l’index sur la table, l’air contrariée. « N’est-ce pas un peu gros ? Pourquoi n’ont-ils pas comblé les failles quand on a apporté les matériaux lourds ?

— Pas à l’ordre du jour, vraisemblablement. Il aurait fallu que quelqu’un prévoie que la couverture allait se fissurer et qu’il consigne par écrit la nécessité de la réparer discrètement, sans que ça saute aux yeux. Quelqu’un aura sûrement repéré ces failles ensuite, mais il aurait alors fallu modifier les consignes en publiant un nouvel ordre d’exécution, ce qui aurait exigé l’aval de toutes les autorités hiérarchiques requises, et…

— Ils l’obtiendront probablement dans un ou deux ans, acheva Geary.

— Au mieux, convint Smyth. S’ils l’obtiennent. La majeure partie du boulot que nous avons sous les yeux est excellemment exécutée. Quelques ratages par-ci par-là, mais ils devaient être terriblement pressés. Ce sont ces failles qui ont incité les drones du lieutenant Iger à se concentrer sur tel ou tel emplacement. Je ne cesse de vous répéter, amiral, que laisser aux ingénieurs le temps de bien faire leur travail est toujours payant.

— Quand j’en aurai moi-même le luxe, lâcha sèchement Geary, je vous l’accorderai. Pouvons-nous y parvenir avec des chances de succès raisonnables ? Combien de fusiliers pouvez-vous envoyer, général ?

— Pareil qu’avant, répondit Carabali. Trente. C’est le nombre de nos cuirasses furtives. Trente hommes peuvent-ils s’en charger ? Au vu de ces images, je répondrais sans doute par l’affirmative, mais j’en débattrai avec mes officiers supérieurs les plus expérimentés dans les opérations de reconnaissance et je verrai bien ce qu’ils m’en diront. »

Desjani fit la moue. « Il nous faudra coordonner le largage de vos fusiliers et les mouvements de nos vaisseaux et navettes afin de tout synchroniser avec la plus extrême précision. Je n’aime guère les plannings trop serrés. Ils ne laissent pas de place aux impondérables, mais nous n’avons pas le choix, j’imagine. Comment récupérer ces fusiliers après avoir remonté les prisonniers ?

— Nos cuirassés devraient pouvoir s’en acquitter, affirma Geary. Général, voyez cela avec vos experts et donnez-moi une réponse, affirmative ou négative, puis apportez-moi un plan de bataille. Émissaire Rione, veuillez recontacter la CECH et lui annoncer que l’administration militaire et le règlement nous empêchent encore d’agir mais que nous comptons bien procéder très bientôt au recouvrement de nos prisonniers. Que vos drones continuent d’observer la zone de très près et de collecter toutes les informations qu’ils pourront sans révéler leur présence, lieutenant Iger. Assurez-vous aussi que le lieutenant Jamenson soit tenue informée de tout nouveau renseignement. Lieutenant Jamenson, ne changez rien. Capitaine Hopper, tout ce que vous pourrez apprendre à nos fantassins concernant la probable configuration de la détente du Tromblon continental leur sera d’un grand secours. Contactez directement le général Carabali mais tenez le capitaine Smyth au courant. »

Le capitaine Hopper soupira. Une lueur fataliste brillait dans ses yeux. « Il va falloir qu’on me largue avec les fusiliers.

— Quoi ? s’exclamèrent Geary, Smyth et Carabali à l’unisson.

— Les incertitudes quant à la configuration de sa détente sont trop nombreuses et les communications risquent d’être coupées par les Syndics quand ils se rendront compte de ce que nous faisons. Il faut que quelqu’un soit là pour l’étudier et tenter de comprendre ce qu’il faut en faire.

— Mes éclaireurs… commença Carabali.

— S’ils se trompent et commettent un impair, nous perdons six mille prisonniers, la coupa Hopper. Ce système de déclenchement devrait être unique et conçu pour résister à toutes les techniques courantes de désamorçage. Tout l’entraînement et l’expérience de vos éclaireurs n’y suffiront pas.

— Saurez-vous atterrir furtivement ? s’enquit Smyth. Avec nos soldats ?

— Il faudra bien. »

Carabali dévisagea Hopper en hochant la tête. « Voyons d’abord si vous en êtes capable. Rendez-vous le plus tôt possible à bord du Mistral, nous verrons comment vous vous débrouillerez avec les simulateurs.

— Elle est plus coriace qu’elle n’en a l’air, avança Smyth.

— Tenez-moi informé, ordonna Geary. Mettons-nous au travail. »

Le lieutenant Iger s’attarda encore un instant après la disparition des images de ses pairs et supérieurs. « À propos du lieutenant Jamenson, amiral…

— Vous inquiéteriez-vous encore de son libre accès au matériel du renseignement ?

— Non, amiral ! Sûrement pas ! Ce serait… C’est un… un atout fabuleux ! Si elle pouvait être transférée au service du renseignement de l’Indomptable, je suis persuadé que nous ferions de l’excellent travail ensemble.

— Je vois. » Desjani et Rione affichèrent en même temps un grand sourire (à l’insu d’Iger mais pas de Geary) jusqu’au moment où elles s’en rendirent compte et reprirent aussitôt leur sérieux. « La chevelure du lieutenant Jamenson ne risquerait-elle pas de vous distraire ?

— Me distraire ? s’étonna Iger. Je… euh… je n’y ai pas prêté attention. Euh… C’est-à-dire… Non, amiral. »

Geary hocha gravement la tête, non sans se féliciter qu’une carrière entière consacrée à côtoyer des matelots lui eût appris à garder un visage de marbre dans une telle situation. « Je vais réfléchir à votre suggestion, lieutenant. Néanmoins, j’ai déjà fermement promis au capitaine Smyth de ne pas débaucher le lieutenant Jamenson de son équipe, et elle effectue en outre pour moi d’importantes recherches à bord du Tanuki.

— Oh ! Je vois, amiral. Je m’en voudrais de…

— En revanche, je n’ai pas promis au capitaine Smyth que vous n’offririez pas un poste au lieutenant Jamenson. N’hésitez pas à vous en ouvrir à elle.

— Merci, amiral ! » Iger salua hâtivement et se rua hors du compartiment en ne s’arrêtant que le temps de tenir l’écoutille à Rione, qui lui emboîtait le pas.

Desjani attendit qu’elle se fût refermée pour éclater de rire. « Un atout fabuleux ?

— Elle n’y manquera pas, affirma Geary.

— Et je suis bien persuadée que le lieutenant Iger n’a que cela en tête. » Le sourire de Tanya s’effaça de nouveau. « Cette opération risque d’être un fichu sac de nœuds.

— Je sais. »

Загрузка...