Deux

Le plan proposé par les dirigeants de Midway mettrait environ deux semaines à parvenir à maturité. Deux semaines durant lesquelles la flotte aurait pu reprendre le chemin de la maison. Mais, à consulter la longue liste des réparations encore exigées par bon nombre de ses vaisseaux, Geary s’efforça de mettre à profit ce temps perdu. « Qu’est-il advenu de ces projets de systèmes de réparations entièrement automatisés fondés sur la nanotechnologie ? » demanda-t-il au capitaine Smyth, commandant du vaisseau auxiliaire Tanuki et ingénieur en chef de la flotte.

Smyth fit mine de s’étouffer. « Ce qu’il advient de tous. À ma connaissance, on a procédé au dernier test il y a cinq ans. La deuxième génération de nanos a commencé à s’attaquer aux parties “saines” du vaisseau d’essai, sauf qu’ils avaient été victimes d’un nanocancer et qu’ils se sont mis à se répliquer à tort et à travers et à léser des systèmes critiques. Il n’a fallu que deux jours au système de radoub du vaisseau pour le transformer en épave.

— Le même problème qu’il y a un siècle, constata Geary.

— Et que bien avant. Nous travaillons encore à interdire aux systèmes immunitaires et de réparation de notre propre organisme de s’emballer et de nous tuer plus ou moins rapidement. Et eux ont disposé de je ne sais combien de millions d’années pour s’améliorer.

— Qu’a-t-on fait de ce vaisseau d’essai ?

— Un remorqueur automatisé l’a tracté jusqu’à l’étoile la plus proche, où ils ont plongé tous les deux. Adieu les nanos ! Personne ne voulait prendre le risque de les voir infecter d’autres bâtiments. On pouvait y perdre une flotte tout entière avant même d’avoir compris ce qui se passait.

— Dans quel délai pouvons-nous partir ? s’enquit Geary.

— Aujourd’hui. Ou demain. Ou dans quelques mois. Mes auxiliaires ne peuvent faire que ce qu’ils peuvent, amiral. Certains des dommages infligés à nos vaisseaux exigeraient une station de radoub. Plus nous passerons de temps ici, plus l’état de nos bâtiments s’améliorera, mais nous n’arriverons jamais à cent pour cent avant notre retour au bercail. » Smyth arqua un sourcil interrogateur. « Vous attendez-vous à ce que nous livrions d’autres combats d’ici là ?

— Je n’en ai aucune idée. J’espère que non, mais je n’en sais rien. Nous trimballons le plus gros aimant à danger de toute la région de l’espace colonisée par l’homme.

— Ah, oui ! L’Invulnérable ! » Smyth semblait tout à la fois malheureux et émoustillé. « Vous êtes monté à son bord ? Ce bâtiment recèle tant d’énigmes. J’aimerais que nous puissions les creuser davantage.

— Nous ne pouvons pas courir ce risque, capitaine.

— Je pourrais isoler un élément afin d’essayer d’au moins découvrir comment il fonctionne, plaida Smyth. Mes gens y travailleront sur leur temps de loisir. Ils crèvent d’envie de mettre la main sur le matériel des Bofs.

— Faites-moi parvenir votre proposition et j’y réfléchirai », concéda Geary à contrecœur.

Êtes-vous monté à son bord ? Non, il ne l’avait pas fait. L’occasion de visiter une construction véritablement extraterrestre, de voir de mes yeux le travail de mains intelligentes non humaines s’est offerte à moi, et je n’ai vu de ce supercuirassé que les images prises durant sa capture par les nombreux fusiliers.

Une fois l’Invulnérable ramené chez nous, il y a de fortes chances qu’il soit complètement isolé et que son accès ne soit autorisé qu’aux seuls chercheurs de haut niveau, vraisemblablement loin de tout système stellaire qu’il me sera donné de visiter.

Il appela Tanya. « Je veux visiter l’Invulnérable. »

Assise dans son fauteuil de commandement sur la passerelle de l’Indomptable, Desjani hocha distraitement la tête. « On vous a branché sur assez de systèmes pour vous permettre une visite virtuelle.

— Non. En personne, je veux dire. »

Elle sursauta de surprise et ses lèvres remuèrent : elle comptait visiblement jusqu’à dix. Puis elle récita sa tirade suivante sur un ton résigné et d’une voix mécanique : « Je dois vous prévenir des dangers impliqués par la visite d’un vaisseau extraterrestre contenant des menaces inconnues, à savoir non seulement des agents pathogènes susceptibles d’infecter un organisme humain mais encore des équipements dont on ignore encore le fonctionnement mais qui pourraient à tout instant se réactiver avec des conséquences imprévisibles, ainsi que des extraterrestres qui auraient survécu au combat, échappé à la vigilance de nos balayages de sécurité et pourraient de nouveau émerger pour frapper une cible de grande valeur.

— Je prends note de vos inquiétudes, déclara Geary.

— Mais vous persistez malgré tout ?

— Ce sera sans doute ma seule chance de le voir, Tanya. Une fois dans l’espace de l’Alliance, l’Invulnérable sera à coup sûr placé en quarantaine. »

Elle feignit l’étonnement. « Et vous ne vous demandez pas s’il n’y aurait pas une bonne raison à cela, n’est-ce pas ? »

Constatant que Desjani ne renoncerait pas de sitôt à sa ligne d’attaque et conscient qu’elle marquait tout de même un point, Geary abattit sa dernière carte : « Tanya, il y a à bord de ce bâtiment des spatiaux et des fusiliers sous mes ordres. Je les y ai envoyés moi-même. Seriez-vous en train de me dire que je devrais éviter de faire ce que j’ordonne aux hommes que je commande ? »

Elle lui décocha cette fois un regard sourcilleux empreint d’exaspération. « On retourne contre moi de vertueux principes de commandement, hein ? Que c’est bas !

— Si vous tenez réellement à ce que je me comporte en piètre chef…

— Oh, laissez tomber ! » Elle tapota quelques touches. « Vous prendrez une des navettes de l’Indomptable. » C’était davantage une affirmation qu’une question.

« Bien sûr. » Il n’aurait pas la sottise de lui faire remarquer qu’elle avait cédé. « Voulez-vous que je vous rapporte un souvenir ?

— De ce machin ? » Le frisson qui la parcourut ne semblait pas feint. « Non merci ! »

L’amiral Lagemann retrouva Geary à l’entrée du principal sas de la section de l’Invulnérable occupée par les humains. Il le salua gauchement et lui sourit. Le major des fusiliers qui se tenait à ses côtés l’imita, mais son geste fut autrement correct et précis. « Bienvenue à bord de l’Invulnérable, amiral Geary, l’accueillit Lagemann. Je vous présente le major Dietz, commandant de mon détachement d’infanterie. Je dois vous prévenir que mon bâtiment n’est pas encore tout à fait prêt pour une inspection. Il reste quelques incohérences.

— Oh, des incohérences, hein ? » s’enquit Geary, conscient du ton blagueur de Lagemann et s’efforçant lui-même d’adopter celui des inspecteurs imbus de leur propre importance à qui il avait eu affaire par le passé.

« Tous ses systèmes sont HS, expliqua allègrement Lagemann. Des dommages extensifs ont été infligés à la plupart de ses secteurs durant le combat, et n’ont pas été réparés depuis. Il ne peut pas se déplacer seul en tablant sur son énergie et, d’ailleurs, en dehors des systèmes d’urgence portatifs, il ne dispose d’aucune source d’énergie. Il est en majeure partie inhabitable et son accès exige le port de combinaisons de survie ou de cuirasses de combat. L’équipage actuel ne représente qu’une faction infime de celui qui serait nécessaire à la sécurité et à des opérations. Comme vous devez vous en rendre compte, la gravité artificielle ne fonctionne pas. Et… euh… on n’a pas non plus fait reluire ses chromes.

— Je peux comprendre le reste, répondit Geary en feignant la sévérité, mais les chromes laissés ternis… ? Quelles sont vos priorités ?

— Elles ont toujours été incongrues, affirma Lagemann. Je me suis porté volontaire pour assumer le commandement de ce bâtiment alors que j’aurais pu rester confortablement à bord du Mistral. Cela étant, j’ai passé quelques années dans un camp de prisonniers syndic qui n’était pas du tout confortable, et au moins l’Invulnérable n’est pas bourré de matons syndics chargés de surveiller chacun de mes gestes. »

Geary finit par sourire. « Comment votre équipage tient-il le coup ?

— Ça pourrait être pire. Tous se sont aussi portés volontaires, ce que je ne manque pas de leur rappeler quand ils se plaignent un peu trop fort. »

Le major eut un geste désinvolte. « Ils ont connu pire et tous étaient volontaires, amiral. Bon, bien sûr, les fusiliers l’étaient déjà quand ils se sont engagés, de sorte que nous ne leur avons pas posé la question quant à cette mission précise. »

L’amiral Lagemann et le major Dietz firent traverser à Geary les compartiments occupés par les spatiaux et les fusiliers, où tous se déplaçaient en gravité zéro grâce à des poignées déjà installées par les Bofs ou fixées par les hommes après leur emménagement. Des câbles provisoires véhiculant l’énergie ou relayant les communications et les données des senseurs flottaient un peu partout, ainsi que des tubes de plus grand diamètre chargés de fournir ventilation, chauffage, climatisation et recyclage de l’air à cette petite partie habitée de l’Invulnérable afin que l’atmosphère restât respirable. Geary découvrit aussi en chemin de nombreux goulets d’étranglement dont l’accès s’étrécissait suffisamment pour qu’il fût contraint de s’y mouvoir avec prudence, en ratissant lentement, au passage, les tubes et les câbles qui les rendaient encore plus étroits. « Si petits que soient les Bofs par rapport à nous, fit-il remarquer, ça nous ramène davantage chez nous que tout le reste.

— Par bonheur, il nous est un peu plus facile de nous déplacer en l’absence de gravité, répondit Lagemann. Nous pouvons nous faufiler en nous tortillant jusqu’à des cimes qui nous seraient difficilement accessibles si nous devions marcher. Et les Bofs ont beau être petits, ce vaisseau est foutrement grand. J’ai connu mon lot de cuirassés et de croiseurs de combat, dont celui qui m’a recueilli quand les Syndics m’ont fait prisonnier. On a souvent l’impression que certaines coursives s’étirent à l’infini. Mais l’Invulnérable… Il me semble parfois que sa proue se trouve dans un système stellaire et sa poupe dans un autre. »

Leur petit groupe avait fait halte devant un des sas provisoires conduisant au reste du bâtiment. « Comment vous y prenez-vous pour surveiller ce qui se passe au-delà de ce secteur ? demanda Geary.

— Nous avons suspendu des senseurs dans certaines parties du bâtiment, répondit Lagemann. Et nous assurons quelques patrouilles par ailleurs.

— C’est-à-dire des patrouilles de sécurité empruntant tous les quelques jours au moins des voies ménagées par nos systèmes pour couvrir chaque compartiment ou coursive, précisa le major Dietz. Certaines y passent plus d’une demi-journée.

— De quelle taille, ces patrouilles ?

— Une escouade entière plus un ou deux spatiaux. Elles se livrent à une inspection complète. »

Geary sentit qu’il haussait les sourcils de surprise. « Ça fait bien du monde pour surveiller tout cet espace désert. Y aurait-il eu des problèmes ? » Il avait appris très tôt, alors qu’il n’était encore qu’aspirant, qu’on pouvait compter sur les matelots pour trouver des compartiments où se planquer discrètement pour s’adonner à toutes sortes d’activités interdites par le règlement. Sur la plupart des bâtiments, de tels refuges étaient déjà pratiquement introuvables, mais ils abondaient sur l’Invulnérable.

Le major Dietz et l’amiral Lagemann échangèrent un regard. « Pas avec des gars qui se seraient égaillés de leur propre chef, en tout cas, expliqua l’amiral. Du moins après les quelques premiers jours.

— Pourquoi pas ? Même si on ne cherche pas à ne pas se faire prendre la main la main dans le sac, on devrait avoir envie d’explorer, me semble-t-il.

— Pas ce vaisseau, lâcha le major. Ils sont partout. Dans les coursives.

— Qui ça ? s’enquit Geary, tandis qu’un léger frisson lui remontait l’échine.

— Les Bofs, répondit Lagemann. Je ne me crois pas particulièrement sensible ni superstitieux, mais je sens leur présence. Ils sont morts par milliers à bord de ce cuirassé et, quand on sort de ce secteur pour s’aventurer dans le bâtiment, on les sent grouiller tout autour de soi. Ils savent qu’on leur a volé leur vaisseau et ça ne leur plaît pas. »

Le major Dietz opina. « Je me suis déjà trouvé dans une installation abandonnée par l’ennemi, de celles où l’on a constamment l’impression qu’il pourrait revenir à tout moment vraiment très fâché de vous y découvrir. Ça flanque la chair de poule. Mais ce vaisseau est bien pire. Nous avons envoyé des patrouilles fortes d’une escouade parce que c’est le plus petit groupe qui peut s’empêcher de paniquer là-dedans. Pendant un temps, nous avions essayé avec une équipe restreinte. Une paire de fusiliers. Ils finissaient toujours par revenir au pas de course dans la zone occupée, en mitraillant au hasard, avant de nous abreuver de récits de centaines de Bofs vivants qui se trouveraient encore à bord. Ce genre de trucs.

— Était-ce plus grave dans l’espace du saut ? demanda Geary.

— Maintenant que vous en parlez, oui, amiral. Mais même ici, dans l’espace conventionnel, ça flanque les jetons. Personne ne part en vrille sans une bonne raison. Pas deux fois de suite.

— Bizarre. Nous allons ramener ce supercuirassé chez nous et laisser les scientifiques et les techniciens s’en disputer le contrôle et celui des Bofs restés à son bord.

— Nous avons émis l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’une sorte d’effet induit par une partie de leur matériel qui fonctionnerait encore, on ne sait pas trop comment, laissa tomber l’amiral Lagemann. Comme un sifflet suraigu qui perturberait un chien et mettrait les nerfs humains en pelote, à la manière d’ongles virtuels crissant sur un tableau noir imaginaire. À moins que nous ayons affaire à des fantômes. Que je sois pendu si je le sais !

— Assurez-vous de consigner vos spéculations sur le matériel des Bofs dans votre rapport quand vous quitterez l’Invulnérable, ordonna Geary. Ne pourrait-il pas s’agir d’une espèce de moyen de défense de dernier recours ? Que les Bofs auraient activé pour rendre intenable l’occupation de leur vaisseau ? »

Dietz et Lagemann échangèrent cette fois des regards intrigués. « Ce n’est pas non plus exclu, déclara le second. Mais, dans la mesure où nous y voyons une certaine logique, ça pourrait bien ne pas être la vraie raison.

— Je comprends », fit Geary en songeant à ce qu’il avait déjà pu voir de la technologie de ces extraterrestres. Nombre de leurs équipements reposaient sur des principes complètement étrangers aux conventions et conceptions humaines. « Où devrais-je poursuivre ma visite ? »

Lagemann pointa le sas provisoire de l’index. « Derrière ça.

— Vous voulez rire ? J’ajoute foi à vos histoires de fantômes. Ou, tout du moins, à l’existence de quelque chose de très perturbant.

— Il ne s’agit pas de ça, mais d’un truc que les fusiliers ont découvert pendant leurs heures de loisir. »

Une demi-douzaine d’autres soldats s’étaient joints à eux, tous revêtus de leur cuirasse de combat intégrale. Les soupçons persistants que nourrissait Geary quant à la possibilité que Lagemann et Dietz se soient payé sa tête s’évanouirent dès qu’il observa avec quelle circonspection les fusiliers s’introduisaient dans les secteurs inhabités de l’Invulnérable.

Des alertes clignotèrent sur l’écran de visière de sa combinaison de survie dès qu’il s’engagea derrière eux dans la coursive. Atmosphère toxique. Température permettant tout juste la survie. Ces seuls facteurs auraient suffi à décourager d’éventuels explorateurs parmi l’équipage humain de la prise de guerre.

Mais il éprouvait une autre sensation, que n’enregistraient pas les senseurs de sa combinaison. L’impression que quelque chose le suivait de très près, prêt à bondir. De formes se déplaçant à la lisière de son champ de vision. D’ombres qui, engendrées par les lampes de leurs combinaisons, tressautaient comme elles ne l’auraient pas dû.

Et cette conscience d’un environnement hostile ne cessait de grandir à chaque pas, à mesure qu’il s’éloignait du secteur occupé par des hommes.

L’amiral Lagemann prit la parole en s’efforçant de s’exprimer avec nonchalance, mais sa voix, qui parvenait à Geary par le canal de com ouvert entre leurs combinaisons, donnait un peu trop l’impression de contrefaire cette désinvolture. « Nous avons eu le temps d’y réfléchir, le major Dietz et moi-même, et voici ce que nous croyons. Nous nous trouvons derrière une formidable couche de blindage et nous sommes en outre accouplés aux quatre cuirassés qui le halent. Par-delà avance une flotte impressionnante encore qu’endommagée. Or l’Invulnérable, premier artefact extraterrestre contrôlé par des hommes, artefact incroyablement énorme qui plus est, bourré jusqu’à la gueule de technologie non humaine, est sans doute l’objet le plus précieux qu’ait détenu l’humanité dans toute son histoire. Quiconque l’apercevra ou aura connaissance de son existence cherchera à s’en emparer ou, tout du moins, à le détruire pour nous interdire d’en apprendre plus long sur lui.

— Je ne peux guère vous contredire jusque-là, admit Geary.

— Corrigez-moi si je me trompe, mais nos chances de rencontrer en cours de route une force capable de détruire la flotte et d’arraisonner l’Invulnérable sont voisines de zéro.

— Exact, là encore. Les chantiers navals syndics ont probablement continué à tourner au mieux de leurs capacités, de sorte qu’ils pourraient encore nous surprendre, mais, même s’ils s’y risquaient, notre supériorité numérique serait écrasante.

— Donc, poursuivit Lagemann, comment pourrait-on s’y prendre pour nous attaquer et s’emparer de l’Invulnérable ? »

Geary marquant une pause pour réfléchir, ce fut le major Dietz qui fournit la réponse : « Une équipe d’abordage.

— Une équipe d’abordage ? répéta Geary. Comment ça ?

— Avec un nombre suffisant de combinaisons furtives, on pourrait infiltrer une troupe à bord, expliqua Dietz. Nous frapper pendant le transit d’un système à un autre.

— Chacun sait où nous nous rendons, fit observer Lagemann. On pourrait poster des navettes furtives sur notre trajet entre un portail de l’hypernet et un point de saut et nous harponner au passage.

— Ils n’en auraient guère l’occasion entre ici et Varandal… » Geary s’interrompit net, un souvenir venant de lui revenir. « Le CECH Boyens nous a clairement fait comprendre qu’on sèmerait sur notre route des obstacles qui compliqueraient notre retour.

— Quoi et comment ? Vous en avez une idée ?

— Non. Que pourrait bien faire une équipe d’abordage ? »

Ce fut encore le major Dietz qui répondit. « La procédure standard lors d’un abordage exige d’investir au plus vite les trois centres vitaux d’un vaisseau : la passerelle, la salle des machines principale qui gouverne aussi le cœur du réacteur et le contrôle de l’armement.

— Il n’y a aucune salle des machines sur ce bâtiment, déclara Geary en s’agrippant à une autre poignée pour se hisser un peu plus loin dans la coursive. À moins que vous n’en découvriez une et me la montriez. »

Il entendit presque sourire Lagemann. « Nân. Mais il y a huit cœurs et huit stations de contrôle. Pourquoi ? Nos ingénieurs affirment que c’est inefficace. Deux gros réacteurs auraient mieux fait l’affaire. Mais c’est ainsi que les Bofs opèrent. Tous les huit sont éteints et aucun poste de contrôle n’est opérationnel. Du moins pour des humains. Qui sait ce que pourrait faire un Bof ? Et tous les systèmes de propulsion principaux ont été réduits en pièces durant la bataille d’Honneur, de sorte que, même s’il était alimenté en énergie, l’Invulnérable ne pourrait manœuvrer sérieusement de son propre chef.

— Il reste quand même deux armes opérationnelles, avança le major Dietz. Des projecteurs de rayons de particules similaires à nos propres lances de l’enfer. Mais eux aussi sont privés d’énergie. Tant que quelqu’un n’aura pas trouvé le poste de contrôle adéquat, ils resteront inutilisables.

— Tout comme la passerelle, lâcha Geary. N’est-ce pas ?

— En effet, amiral. Nous ne comprenons toujours rien à cette espèce de stade qui s’étend juste derrière, mais aucune des commandes n’est alimentée en énergie ni ne fonctionne. Tout est comme mort. » Dietz émit un bruit agacé, comme s’il s’en voulait d’avoir employé ce dernier terme alors qu’il leur semblait que les fantômes des Bofs grouillaient encore tout autour d’eux.

« Alors où est le danger ? Je ne nie pas qu’une équipe d’abordage pourrait avoir un impact considérable, mais comment pourrait-elle s’emparer de l’Invulnérable ? Il vous suffirait de tenir jusqu’à l’envoi des renforts. »

L’amiral Lagemann balaya leur environnement de la main. « Le danger a trait au plus précieux artefact de toute l’histoire de l’humanité. Comment empêcher un ennemi de s’en servir, d’en tirer un enseignement ou d’introduire à son bord des forces qui nous en contesteraient le contrôle ? »

Lorsque la réponse vint à Geary, il eut l’impression que la présence des fantômes se faisait encore plus oppressante. « En menaçant de le détruire ?

— Félicitations ! Si cet ennemi réussissait à introduire à bord des armes nucléaires et à les activer, il pourrait transformer cet inestimable artefact extraterrestre en une géante carcasse tubulaire et blindée ne contenant plus que des brumes radioactives. Que faire pour l’en empêcher ? »

Geary répugnait à envisager les compromis qu’exigerait une telle situation : jusqu’à livrer l’Invulnérable afin de le conserver intact dans l’espoir de le reprendre un jour. « Et cela devrait se produire, selon vous ?

— Nous croyons que c’est la seule méthode susceptible de mettre à mal notre contrôle de ce vaisseau, répondit Dietz. Mais il faudrait d’abord éliminer mes fusiliers, qui interdiraient à l’ennemi d’exécuter ses menaces. »

Geary haussa les épaules, irrité, comme pour chasser les fantômes dont tous ses sens lui clamaient qu’ils s’amassaient autour de lui à chacun de ses gestes. « Voulez-vous que je vous envoie des renforts tout de suite ?

— On ne saurait qu’en faire, amiral, expliqua Dietz. Le secteur sécurisé de l’Invulnérable ne peut guère héberger beaucoup d’autres hommes. Nous nous en tirerons mieux avec une force plus réduite, qui connaîtra bien le vaisseau et saura frapper des assaillants là où ils s’y attendront le moins.

— Et où serait-ce ?

— Il s’agirait nécessairement de Syndics, amiral. Ou des combattants ayant suivi leur entraînement. Autant dire qu’ils se plieront aux procédures standard. »

Geary secoua la tête. « Ils se rendront sûrement compte que les plans de ce vaisseau ne correspondent en rien à ceux des bâtiments construits par l’Alliance ou eux-mêmes.

— Certes, amiral, convint Dietz avant de poursuivre sur un ton empreint d’une grande diplomatie, du moins pour un fusilier. Ces plans compteront beaucoup pour eux. Ils n’auront pas été dressés par les forces terrestres mais par le haut commandement et les CECH les plus gradés de la hiérarchie militaire syndic.

— Autant dire que toute ressemblance entre la réalité et ces plans serait purement fortuite, ajouta l’amiral Lagemann.

— C’est effectivement la pente naturelle, admit Geary. Ces planificateurs de haut rang, très éloignés du théâtre des opérations, partiront de présupposés standard, de sorte que toute troupe d’assaut faisant irruption à bord cherchera à localiser les trois zones critiques. Mais je dois reconnaître que j’ai le plus grand mal à croire qu’ils puissent tenter une opération d’abordage sans que nous ne les repérions.

— C’est pourtant possible, amiral. » Le major Dietz s’exprimait avec autorité, mais sans l’ombre d’une rodomontade. « Comme je l’ai dit, ils pourraient rôder près de la trajectoire qu’ils s’attendent à nous voir emprunter, complètement furtifs, de sorte qu’ils n’auraient besoin que d’un minimum d’énergie pour opérer une interception. J’ai déjà fait le coup à leurs propres vaisseaux, amiral. Je fais partie des forces de reconnaissance.

— Je vois. Ce qui fait de vous un meilleur expert que moi en la matière. » Leur groupe avait atteint un autre sas provisoire qui bloquait leur progression. « Qu’est-ce ? demanda Geary.

— La fausse salle de contrôle des machines.

— Vous avez construit un simulacre ? »

Lagemann ouvrit le sas et entra.

Geary cligna des yeux : l’atmosphère était relativement impure de l’autre côté. « Ainsi qu’un sas factice ?

— Naturellement. » Lagemann indiqua d’un geste son environnement. « Ceci, selon nous, était une sorte de salle de jeu bof. En grande partie vide, à l’exception de ce qui ressemble à un équipement sportif à leurs dimensions. Le général Carabali nous a fait parvenir deux “mulets persans” à la demande du major Dietz. » Il montra un dispositif trapu installé au centre du compartiment. « En voici un. Vous êtes informé des effets des mulets, amiral ?

— Oui. Nous nous en sommes servis à Héradao. » Geary se rapprocha de l’appareil qui, au demeurant, ne ressemblait absolument pas à un mulet. « Matériel des fusiliers destiné à leurrer l’adversaire. Ils peuvent émettre des signaux et des signatures sur quasiment la totalité du spectre afin d’imiter pratiquement n’importe quoi. »

Le major Dietz opina. « Depuis le complexe d’un QG jusqu’à des forces terrestres en ordre de marche dispersé et en cuirasse de combat intégrale, précisa-t-il. Ils ne sont pas très volumineux, mais chacun est équipé de dizaines de sous-leurres qui peuvent générer et émettre toutes sortes de signatures traduisant une présence. Communications, bribes de conversations, signatures infrarouges, martèlement sismique correspondant aux bruits de pas d’une troupe ou aux déplacements d’un matériel, cliquetis d’armes ou ferraillements d’autres équipements, choisissez. Celui-ci est formaté pour transmettre des indications fallacieuses laissant entendre que ce compartiment est rempli d’équipement alimenté par le cœur du réacteur et de personnel chargé de le servir.

— Joli, approuva Geary. Où est l’autre ?

— Dans un autre compartiment éloigné de celui-ci et qui, pour les senseurs syndics, ressemblera à une passerelle », répondit Dietz d’un air satisfait.

Geary sourit, en dépit de cette sensation qu’il éprouvait de la présence de fantômes désapprobateurs qui se pressaient tout autour de lui. « Une fausse passerelle et une fausse salle des commandes. Ces mulets attireront quiconque se glisserait à bord en tapinois là où vous ne serez pas. Pourrez-vous suivre leur progression ?

— En mode furtif complet ? s’enquit le major. Pas facilement, amiral. C’est bien pourquoi nous avons truffé les abords de ces secteurs de senseurs capables de déceler toute intrusion. Nous ne pouvons sans doute pas couvrir la totalité du bâtiment avec ceux dont nous disposons, mais au moins les deux zones leurres.

— On peut triompher des senseurs, fit remarquer Geary en se remémorant ce qu’il avait parfois vu faire aux fusiliers durant leurs opérations. Les Syndics ne pourraient-ils pas les repérer, les rendre inopérants ou les brouiller ? »

Cette fois, le major Dietz adopta un ton carrément suffisant. « Ils pourraient, amiral. Mais nous avons un sergent qui est une sorte de petit génie de la technologie. Elle passe ses moments de loisir à bidouiller. Le sergent Lamarr a mis au point des senseurs leurres.

— Des senseurs leurres ? Factices ?

— Non, amiral. Bien mieux que ça. Ils ont l’air de senseurs ordinaires d’un certain modèle. Extérieurement, si étroitement qu’on les inspecte, ils en ont l’apparence et, quand ils sont activés, ils transmettent d’ailleurs les mêmes données. Mais, intérieurement, ils n’ont pas du tout la même destination. Ils sont au contraire conçus pour détecter toutes les méthodes permettant d’outrepasser, de brouiller ou de rendre inopérants les senseurs normaux, et cela sans alerter personne. »

Geary faillit éclater de rire. « Ils ne servent donc qu’à détecter ce qui pourrait handicaper des senseurs ? Au moyen de méthodes ordinairement indétectables ?

— Exactement, amiral. Normalement, ce matériel est fixé sur les senseurs, de sorte qu’il n’a que des capacités limitées puisque c’est une fonction subsidiaire. Mais, chez les senseurs de Lamarr, c’est la seule et unique. Ils peuvent repérer pratiquement n’importe quoi, à moins que quelqu’un s’avise de les trafiquer.

— Leur emploi présente malgré tout un risque, ajouta Lagemann. Si l’on en installe un sur une écoutille et que quelqu’un ouvre celle-ci, on ne reçoit aucun avertissement. En revanche, si on le repère et qu’on tente de le leurrer avant d’ouvrir l’écoutille, ça se saura assurément. Oh, il y a même deux risques, en fait. C’est une modification illicite et désapprouvée du matériel de dotation. Le QG pourrait bien nous taper sur les doigts. »

Geary laissa échapper un soupir exaspéré. « La chaîne de commandement du sergent Lamarr n’a pas approuvé ce modèle de senseur ?

— Jusqu’à un certain point, répondit le major. Tous ses supérieurs sur le terrain ont donné leur accord, mais, quand c’est parvenu aux oreilles du QG et de la bureaucratie chargée des conception et acquisition, le projet a été descendu en flammes.

— Surprenant, n’est-ce pas ? marmotta Lagemann.

— Scandaleux ! » renchérit Geary en se rappelant les problèmes que lui avait déjà posés le QG. Autant il aspirait à rapatrier la flotte, autant il redoutait d’avoir de nouveau affaire à l’état-major. « En ma qualité de commandant de la flotte, j’autorise officiellement, dès à présent, des essais sur le terrain de ce matériel modifié en raison de circonstances exceptionnelles. J’y suis habilité, non ?

— Il me semble, mais vous n’avez nullement besoin d’attirer leur courroux, protesta Lagemann. Je prends ma retraite dès mon retour, de sorte que, pour ma part, je ne vois aucun inconvénient à ce qu’on attache mon nom à ces senseurs.

— Celui du sergent Lamarr y est déjà attaché, je crois ?

— C’est vrai. Et à juste titre. Quoi qu’il en soit, ce brave Invulnérable est prêt à repousser toute tentative pour l’empêcher d’atteindre le territoire de l’Alliance, déclara l’amiral Lagemann en tapotant affectueusement la plus proche cloison. Tenez de votre côté les vaisseaux de guerre en échec et, si jamais les Syndics se risquent à l’aborder de manière furtive, seule méthode qui pourrait réussir, nous les attendrons de pied ferme.

— Bon travail. Très bon travail. » Geary n’avait pas envisagé jusque-là l’éventualité d’un abordage de l’Invulnérable. Il n’avait eu ni le temps ni le loisir de réfléchir à cette menace, mais c’est précisément pour cette raison qu’un commandant a besoin de subordonnés efficaces. Et la besogne exigée par la réalisation de ces nodaux de commande factice, s’ajoutant aux patrouilles de routine, avait tenu les fusiliers du major Dietz occupés au lieu de les laisser dans une pénible oisiveté. Il y a deux choses qui m’ennuient au plus haut point, lui avait fait observer un jour un ancien officier supérieur. La première, ce sont les grands esprits du QG et les idées qu’ils trouvent soudain géniales. La seconde, ce sont des fusiliers qui s’ennuient et qui trouvent soudain une idée géniale.

Le retour à la nage, en gravité zéro, jusqu’au secteur de l’Invulnérable occupé par les humains lui parut beaucoup plus long que l’aller. Sans l’amiral Lagemann et le major Dietz pour lui exposer leurs projets et leurs inquiétudes, rien ne distrayait plus Geary de cette étrange impression d’une présence invisible l’environnant. Il lui fallait constamment réprimer l’envie pressante de se retourner pour regarder derrière lui, tandis que se hérissaient les poils follets de sa nuque. La sensation d’être un intrus, de n’être pas le bienvenu, semblait saturer l’atmosphère toxique où il évoluait. S’il s’agissait là d’un effet ordinaire du matériel des Bofs, ils devaient alors être plus endurants que les humains. Si, au contraire, c’était une contre-mesure destinée à interdire à leurs ennemis de jouir de leurs conquêtes, elle se révélait d’une redoutable efficacité.

L’Invulnérable n’était pas un vaisseau heureux. L’adjectif s’appliquait d’ordinaire au moral de l’équipage mais, en l’occurrence, les matelots et les fusiliers s’en sortaient plutôt bien. Non, c’était le bâtiment lui-même qui semblait acrimonieux et mal embouché.

Les pilotes de navette laissent d’habitude leurs écoutilles ouvertes à bord en attendant le retour de leurs passagers, et ils en sortent souvent pour se dégourdir les jambes et bavarder avec le personnel présent dans le sas, mais, cette fois, le pilote était resté dans sa navette et avait hermétiquement scellé les écoutilles extérieure et intérieure. Geary dut attendre un moment leur réouverture et tua le temps en discutant avec les fusiliers de l’escouade de faction. Ordinairement, on postait tout au plus un ou deux hommes pour la garder, mais, après avoir gambadé dans les coursives du supercuirassé, il ne se sentait guère d’humeur à mettre en question le nombre inhabituel de sentinelles.

« Quelque chose n’allait pas dans l’atmosphère du sas, s’excusa le pilote par l’intercom alors que Geary s’installait dans un fauteuil sur le pont réservé aux passagers.

— Vos senseurs auraient-ils détecté des éléments contaminants ? s’enquit Geary, pressentant déjà que la réponse serait négative.

— Non, amiral. Les relevés affirmaient que tout était d’équerre. Mais quelque chose n’allait pas, répéta le pilote. Je me suis dit qu’il valait mieux garder les écoutilles fermées jusqu’à votre retour.

— Vous n’aviez donc pas envie d’aller faire un tour dans un vaisseau extraterrestre ? insista Geary.

— Non, amiral. Enfin… si. J’y ai bien songé et les fusiliers m’ont même invité à venir m’y balader, mais, quand je me suis approché du sas menant au vaisseau, j’ai… euh… Eh bien, ça m’a fait tout drôle. D’autant que ces fusiliers avaient l’air de tenir à ce que j’y entre tout seul. »

Des fusiliers qui s’ennuient. Indubitable sujet d’inquiétude.

Le nombre de ceux qui connaissaient la raison précise pour laquelle la flotte de l’Alliance s’attarderait encore deux semaines à Midway se limitait à quatre : Geary, Desjani, Rione et Charban. Certes, la poursuite des travaux de réparation fournissait une bonne excuse à cet ajournement, mais les échos qui parvenaient à Geary, tant de la part de ses commandants que de celle de ses sous-offs, lui laissaient entendre que les spatiaux commençaient à se sentir des fourmis dans les jambes.

Un incident survenu à bord d’un des transports d’assaut le confirma de façon glaçante.

Le docteur Nasr semblait éreinté, mais il fallait dire aussi que c’était souvent le cas ces derniers jours. « Il y a eu un problème avec un fusilier et je tenais à m’assurer que vous en étiez informé.

— Le caporal Ulanov, précisa Geary. Le général Carabali me l’a déjà appris. Ulanov a tenté de canarder tout son compartiment, mais il y a échoué parce que son chef de peloton avait déjà désactivé toutes les armes qui lui étaient accessibles.

— Oui. Le caporal Ulanov. » Nasr fixa un moment le vide du regard avant de se focaliser de nouveau sur Geary. « Je me suis dit que vous aimeriez connaître les résultats de ses examens médicaux. »

Geary soupira puis eut un geste d’impuissance. « Il a eu plus que son compte de combats et aimerait rentrer chez lui.

— Oui et non. » Nasr se fendit d’un mince sourire. « Il veut effectivement rentrer chez lui. Mais la véritable raison de cette crise de démence, c’est que le caporal Ulanov a peur de rentrer.

— Peur ? » Quand une information diffère à ce point de ce à quoi on s’attend, il faut un bon moment pour la digérer. Geary se surprit à se répéter. « Peur ? De rentrer chez lui ?

— Nous assistons à d’autres cas identiques, mais Ulanov est le pire. Qu’adviendra-t-il à notre retour, amiral ? Que deviendront ces vaisseaux et ces fusiliers ?

— Ils resteront sous mon commandement, autant que je sache.

— Mais peut-être pas.

— Je l’ignore.

— C’est bien le problème, lâcha Nasr. Vous n’en savez rien, je n’en sais rien, personne n’en sait rien. Le caporal Ulanov n’a cessé de répéter au médecin qui l’interrogeait qu’il avait peur. Il a fallu un bon moment à ce dernier pour comprendre que le caporal avait peur de l’incertitude. Son existence de fusilier lui convient. Il se sait capable d’affronter le feu, mais les tensions physique et mentale consécutives aux combats qu’il a livrés ont causé des dommages dont il n’est pas conscient. Il craint d’être jeté au rebut comme une machine conçue dans un certain but et dont on n’aurait plus l’usage. Il a envie de rentrer chez lui, mais il redoute ce qui pourrait lui arriver à son retour. C’est ce dilemme qui l’a fait craquer. »

Les épaules de Geary s’affaissèrent à la pensée d’Ulanov et des nombreux autres qui partageaient ses inquiétudes pour leur avenir. « Je peux les ramener chez eux. Nous ne nous attarderons plus très longtemps ici. Mais je ne peux pas grand-chose contre les soucis qu’ils se font quant à leur devenir. Je ne détiens pas les réponses à ces questions.

— Il y a au moins une mesure que vous pouvez prendre, amiral : leur promettre que vous vous inquiéterez de leur bien-être au mieux de vos capacités. C’est peut-être insignifiant à vos yeux, mais, pour eux, ça représente beaucoup. » Un des coins de la bouche de Nasr se retroussa pour esquisser un petit sourire contrit. « Quand on est médecin, il n’est que trop facile de voir en chaque homme un assemblage de pièces détachées qui tantôt fonctionnent correctement, tantôt méritent d’être réparées ou remplacées. À trop se focaliser sur elles, on finit par oublier l’humain qu’elles composent. J’ai vu bien des hommes de pouvoir regarder les gens ainsi, comme des rouages du mécanisme qu’ils pilotent. Des pièces dont le seul but est de servir un plus grand organisme. Quand un soldat tombe ou meurt, on le remplace par un autre et voilà tout. Nous avons tous peur d’être pris pour des pièces détachées qu’on peut sacrifier et remplacer, n’est-ce pas ?

— En effet, docteur. Parce que nous l’avons vu arriver à d’autres et senti parfois que ça nous arrivait aussi à nous. Très bien. Je trouverai un moyen de leur faire savoir à tous qu’ils ne seront pas mis au rancart. »

Geary s’apprêtait à couper la communication quand le médecin reprit la parole : « Avez-vous consulté les rapports des vaisseaux de la République de Callas et de la Fédération ? »

Geary hocha la tête. « Je les ai parcourus. Il ne semble pas y avoir de problèmes à bord de ces bâtiments-là. Je sais qu’ils souhaitent être détachés de la flotte à notre retour, et je ferai de mon mieux pour que ça se produise.

— Il ne semble pas y avoir de problèmes, reprit Nasr, mais il y en a. Ces hommes et ces femmes s’attendaient à rentrer chez eux à la fin de la guerre et à ce que la République et la Fédération rappellent leurs vaisseaux. Ça n’est pas arrivé. Pour le moment, tous vont très bien, du moins en apparence. Mais comment savoir si quelqu’un qui poursuit son train-train quotidien et travaille comme d’habitude, sans présenter aucun symptôme de troubles, ne va pas brusquement craquer sous le coup d’une tension dissimulée jusque-là ? Cela s’applique à ces vaisseaux. Méfiez-vous-en, amiral.

— Je n’y manquerai pas, docteur. » Geary resta assis un long moment après avoir raccroché. Je ne peux guère faire davantage pour les vaisseaux de la Fédération du Rift et de la République de Callas, et j’ai déjà dit à tous leurs supérieurs d’étroitement surveiller leurs gens et de faire procéder à une évaluation de ceux qui leur paraissent marginalisés. Mais je dois leur faciliter la tâche. Il se redressa dans son fauteuil et appuya sur la touche ENREGISTREMENT de son logiciel de com. « Ici l’amiral Geary. J’aimerais faire le point de la situation pour tout le monde. Nous quitterons bientôt Midway pour rentrer chez nous. Nous y resterons assez longtemps car, bien que vous vous soyez tous décarcassés pour maintenir vos vaisseaux opérationnels et réparer les dommages dont ils avaient souffert, la flotte aura encore besoin de nombreuses journées de travail dans les chantiers spatiaux de Varandal. »

Comment leur présenter la suite ? « Je tiens à vous donner personnellement l’assurance que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour veiller sur vous et faire en sorte qu’à notre retour vous soyez traités comme vous l’avez mérité par vos états de service. » Ça ne suffit pas. Bien sûr que je vais veiller sur ceux qui ont servi sous mes ordres. C’est ma responsabilité. Mais je ne peux pas leur promettre qu’il n’y aura pas de problèmes à notre retour. Comment leur faire comprendre que je ne vais pas les abandonner ?

Oh, flûte. Contente-toi de leur dire ça. « Nous n’abandonnerons personne dans l’espace extraterrestre. Nous ne laisserons personne derrière nous en rentrant. »

Il mit fin à l’enregistrement puis appela la passerelle. « Pourriez-vous vérifier quelque chose pour moi, Tanya ?

— Dans la mesure où je n’ai rien d’autre à faire que de diriger un croiseur de combat et son équipage, voulez-vous dire ?

— Ce ne sera pas long, promit-il.

— Tiens, celle-là, je ne l’avais encore jamais entendue. D’accord, amiral. Comptez-vous monter bientôt sur la passerelle ? » ajouta-t-elle sournoisement.

Il vérifia l’heure. « J’en ai encore pour un petit moment. Il n’y a pas de presse, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que non », admit Desjani.

Aucun des deux ne savait exactement quand ça commencerait à bouger. Les incertitudes quant au temps que mettrait certain vaisseau pour traverser un autre système stellaire étaient trop nombreuses. Cela dit, le plan proposé par les représentants du général Drakon triompherait ou échouerait dans les douze heures qui suivraient.

Geary mit un point d’honneur à se baguenauder jusqu’à la passerelle. Il s’arrêta à plusieurs reprises pour bavarder avec des hommes d’équipage. La plupart lui demandaient « Quand partons-nous ? » ou quelque chose d’équivalent, et il leur promettait plus ou moins : « Bientôt. »

Sur la passerelle, Desjani lui adressa un signe de tête puis montra son écran. « Excellente mise au point, amiral. Vous voulez la diffuser ?

— Vous n’auriez pas une suggestion pour l’améliorer ? demanda Geary en prenant place, avant d’afficher sur son propre écran la situation du système stellaire.

— Non. C’est un de ces moments où les mots qui viennent spontanément du cœur sont les mieux accueillis.

— Alors transmettez à la flotte, je vous prie, commandant.

— Certainement, amiral.

— Aucune nouvelle du CECH Boyens aujourd’hui ? »

Elle eut un geste empreint d’indifférence. « Rien qu’une nouvelle plainte à propos de provocations de notre part. Que vous ayez placé de si nombreux vaisseaux sur une orbite éloignée de dix minutes-lumière seulement du portail lui fait apparemment l’effet d’une menace.

— Et de huit minutes-lumière de sa flottille, précisa Geary. Lui avons-nous adressé la réponse standard selon laquelle les autorités de Midway nous laissaient toute latitude pour manœuvrer dans ce système ?

— Il vous faudra le demander aux émissaires, laissa tomber Desjani, non sans une trace de dédain.

— Ce sera fait. » Son exaspération à l’encontre de Boyens n’avait cessé de croître à mesure que le CECH syndic lui faisait parvenir avec insistance des messages l’invitant prétendument à des négociations mais contenant surtout des allusions sarcastiques à son incapacité à quitter le système stellaire.

Mais, alors que la flottille syndic campait obstinément sur ses positions près du portail de l’hypernet, la présence de l’Alliance à proximité s’était gonflée de sept cuirassés, de onze croiseurs de combat, de dizaines de croiseurs lourds et légers et de quatre-vingts destroyers. Peu de ces vaisseaux étaient en excellente condition, mais tous disposaient au moins de la propulsion, de boucliers et des armes nécessaires à un affrontement. Geary avait donné à cette force le nom de formation Alpha et l’avait disposée en un gigantesque poing braqué sur l’ennemi.

Tandis que les bâtiments de l’Alliance prenaient position, la kommodore Marphissa avait entraîné les vaisseaux rescapés de la flottille de Midway et leur avait fait contourner celle de Boyens pour former une petite poche de défense bloquant toute manœuvre des Syndics vers l’étoile et limitant également leurs mouvements puisqu’elle menaçait aussi leur trajet jusqu’au plus proche point de saut.

« Il doit se rendre compte de ce qu’on fait », laissa tomber Desjani. Tant sa posture que sa voix laissaient entendre qu’elle ne s’attendait pas à ce qu’il se passât aujourd’hui davantage que la veille ou l’avant-veille. « Boyens est peut-être un CECH syndic, mais ce n’est pas un imbécile.

— Il doit croire qu’en faisant mine de partir nous essayons de le bluffer, déclara Geary.

— N’est-ce pas exactement ce que nous sommes en train de faire ? » s’enquit-elle avec une feinte naïveté.

Si Geary avait été en train de boire, il aurait probablement avalé de travers. Par bonheur, une seconde plus tard, un événement lui épargnait toute velléité de réponse.

« Un autre vaisseau vient d’arriver au portail, rapporta le lieutenant Castries, dont la voix se fit soudain plus haut perchée, l’identité du nouveau venu lui devenant distincte. C’est le croiseur lourd de Midway qui a escorté son homologue jusqu’au point de saut pour Kane.

— Il est revenu par l’hypernet ? éructa le lieutenant Yuon. C’est…

— Pas très futé de sa part, affirma Desjani, toujours aussi calme et maîtresse d’elle-même. Il a dû croire que la flottille syndic avait décampé. Regardez ! Il la contourne pour piquer sur celle de Midway.

— Trop lentement, marmonna le lieutenant Castries. Commandant, les senseurs de la flotte estiment qu’il a perdu une unité de propulsion principale. On ne distingue pas de dégâts, c’est donc une panne de matériel.

— Les vaisseaux syndics ne disposent pas à leur bord d’autant de capacités à s’autoréparer que les nôtres, fit remarquer Desjani.

— Il est mal parti, confirma le lieutenant Yuon. Compte tenu de cette défaillance de sa propulsion, les systèmes de manœuvre évaluent les chances des Syndics de le rattraper bien supérieures à celle de la flottille de Midway.

— Vous semblez perplexe, lieutenant, lâcha Desjani. Pourquoi ?

— Je… » Yuon s’humecta les lèvres puis eut un geste d’impuissance. « J’ai comme l’impression qu’il est de notre côté, commandant. Même si c’est un croiseur syndic. S’il l’était, je veux dire.

— Ce n’est pas un croiseur syndic, convint Geary. Les Syndics l’ont sans doute construit, mais il appartient désormais à quelqu’un d’autre. Et des croiseurs qui, eux, répondent toujours aux autorités syndics sont en train de le pourchasser. » Il n’avait nullement besoin de se repasser les conclusions des systèmes de manœuvre. Rien qu’en étudiant à l’œil nu les trajectoires des vaisseaux sur son écran, il pouvait déjà affirmer que les croiseurs lourds et avisos syndics qui venaient de s’écarter d’un bond de leur cuirassé arriveraient à portée de tir du bâtiment isolé de Midway une demi-heure au moins avant qu’il n’eût rejoint ses camarades.

Geary tapota sur ses touches de com. « À toutes les unités de la formation Alpha, préparez-vous au combat. »

Il sentit se poser sur lui les regards stupéfaits de tous les occupants de la passerelle. Desjani elle-même feignait la surprise. À la seule exception de Tanya, ils n’avaient pas la première idée de la raison qui l’avait poussé à donner cet ordre. Pas encore. Il est trop tôt pour sortir le lapin du haut-de-forme.

« Parés au combat », ordonna Desjani à ses officiers. Des alarmes se mirent à brailler, appelant chacun à son poste de combat pendant que Geary continuait d’observer les autres vaisseaux puis décidait que le moment était venu de sa communication suivante. « Capitaine Desjani, je constate que ces croiseurs et avisos syndics qui visent une interception du croiseur de Midway nouvellement arrivé seront à portée de tir de leur cible dans huit minutes.

— C’est ce qu’affirment nos systèmes de combat, amiral.

— Établissez-moi un canal avec le vaisseau amiral syndic. »

Le cuirassé syndic à bord duquel se trouvait le CECH Boyens n’était plus qu’à huit minutes-lumière de l’Indomptable. Les croiseurs lourds et avisos s’en étaient déjà éloignés de près d’une minute-lumière et se rapprochaient rapidement du croiseur solitaire de Midway, en arrivant sur lui par-derrière et légèrement en surplomb. La flottille de Midway s’était ébranlée mais restait encore à plusieurs minutes-lumière de la position où les Syndics fondraient sur leur camarade.

Maintenant. Geary tapota de nouveau sur ses touches, en appuyant d’abord sur celle qu’on avait préparée pour l’envoi d’un message au CECH Boyens. Il avait adopté une expression à la fois intriguée et furibonde et s’exprimait sur un ton véhiculant les mêmes émotions. « CECH Boyens, ici l’amiral Geary de la première flotte de l’Alliance. Vous avez dépêché une force pour intercepter un vaisseau affrété par le gouvernement de l’Alliance et agissant sous son autorité. Cessez immédiatement toute action visant un bâtiment portant les couleurs de l’Alliance et rappelez vos chiens. Geary, terminé. » Il renonça délibérément aux salutations formelles, conférant ainsi au message une fin brutale.

Tous les regards sur la passerelle s’étaient de nouveau tournés vers lui, mais ils se reportèrent sur Rione et Charban à l’entrée des émissaires. « Amiral, nous avons affrété ce vaisseau pour mener à bien une mission du gouvernement de l’Alliance, lâcha Rione, l’air sincèrement surprise. Pourquoi des vaisseaux syndics le pourchassent-ils ?

— Je n’en sais rien, madame l’émissaire, répondit Geary. J’ai informé les Syndics du statut de ce bâtiment et je leur ai demandé de faire machine arrière. »

Desjani fit à son tour mine d’être étonnée. « Nous avons affrété ce croiseur de Midway ? Au nom du gouvernement de l’Alliance ?

— C’est exact, affirma Charban. Nous avons estimé qu’il était de l’intérêt de l’Alliance que nous restions en bons termes avec la mère patrie de ce croiseur lourd.

— Mais, si c’est le gouvernement de l’Alliance qui l’a affrété, il demeure sous sa responsabilité pendant toute la période de l’affrètement. Et si les Syndics l’attaquent…

— Ils s’en prennent à un vaisseau de l’Alliance, conclut Geary. Toutes les unités de la formation Alpha, accélérez jusqu’à 0,2 c, virez de trente-deux degrés sur tribord et de six vers le haut.

— Il vous faudra effectivement réagir s’ils agressent un vaisseau de l’Alliance », convint Rione. Elle avait l’air authentiquement bouleversée, comme si tout cela n’avait pas été arrangé à l’avance.

Il avait minuté son message avec le plus grand soin. Les croiseurs lourds et avisos syndics avaient certainement reçu l’ordre d’attaquer le bâtiment isolé de Midway. Déjà humilié une première fois, Boyens veillerait ce coup-ci à ne pas laisser sa proie lui échapper. À moins qu’il n’en donne le contrordre, ils attaqueraient. Mais Geary lui avait envoyé son message afin qu’il l’atteigne avant que ses vaisseaux ne commencent à tirer, mais trop tard malgré tout pour que son contrordre leur parvînt. C’était une pure et simple question géométrique : les trois côtés de cette communication triangulaire n’en laissaient tout bonnement pas le temps à Boyens.

Le CECH devait déjà s’en rendre compte. Geary se dépeignit avec un grand sourire le Syndic fulminant en prenant conscience, trop tard, qu’il était tombé dans le piège qu’on lui avait tendu.

« Les croiseurs lourds syndics viennent de lancer des missiles ! » rapporta le lieutenant Castries. Les alarmes des systèmes de combat de l’Indomptable corroborèrent.

« Le CECH Boyens aurait dû recevoir votre message avant que ses vaisseaux ne tirent, déclara Desjani, dont les paroles furent dûment et officiellement enregistrées.

— C’est exact, dit Geary. Il nous faut donc présumer qu’il a délibérément attaqué un vaisseau de l’Alliance. Nous veillerons à ce que les Syndics ne se tirent pas impunément d’un tel acte d’agression. » Il tapota de nouveau sur ses touches, en ne feignant cette fois que la seule fureur. « CECH Boyens, vos vaisseaux ont tiré sur un bâtiment alors que vous aviez été averti qu’il opérait sous pavillon de l’Alliance. C’est un acte d’hostilité et une flagrante infraction au traité de paix que les Mondes syndiqués ont juré de respecter. Selon les clauses de ce traité, je suis habilité à prendre toutes les mesures nécessaires à la protection des vies et propriétés de l’Alliance. C’est ce que je vais faire à présent, en éliminant tout ce qui menace l’Alliance dans ce système stellaire ! Geary, terminé ! »

Comme pour ajouter aux migraines de Boyens, l’unité de propulsion apparemment endommagée du croiseur lourd de Midway reprit brusquement vie à pleine puissance, avec de spectaculaires répercussions sur son accélération. « Cela va créer de sérieux problèmes aux missiles que les Syndics ont lancés en se basant sur leur première évaluation de l’accélération que pouvait atteindre ce croiseur lourd, fit observer Desjani.

— Il n’en a pas moins deux douzaines de missiles à ses trousses.

— Il s’en tirera, déclara-t-elle sans quitter son écran des yeux. Du moins s’il écoute le capitaine Bradamont. Elle est bien à bord de ce croiseur lourd, n’est-ce pas ?

— Oui. » Organiser discrètement le transfert de Bradamont sur le vaisseau syndic n’avait pas été une mince affaire, mais les opérations routinières de réapprovisionnement pouvaient masquer bon nombre d’activités beaucoup moins routinières. « Sa présence à bord établit clairement et légalement qu’il est provisoirement aux ordres de l’Alliance. Les autorités de Midway ont également affecté un kapitan-levtenant Kontos au croiseur lourd pendant qu’il était affrété par l’Alliance, ajouta Geary.

— Kontos ? demanda Tanya. Nous le connaissons ?

— C’est lui qui a suggéré d’atteler le cuirassé à l’installation des forces mobiles afin de la remorquer pour la soustraire au bombardement Énigma, répondit Geary.

— Oh ! » Tanya eut un sourire entendu. « Et maintenant le capitaine Bradamont peut nous fournir un tas d’observations détaillées sur ce kapitan-levtenant si ingénieux et inventif ?

— Exactement, convint Geary.

— Bien joué, amiral. » Elle pianota sur les touches de contrôle de l’armement. « Nous serons à portée de tir de Boyens dans quarante-cinq minutes si nous maintenons cette vélocité de 0,2 c. »

Geary hocha la tête puis reporta le regard sur son écran. Que faire si Boyens ne fuit pas ? S’il persiste à camper sur ses positions ? Je vais devoir engager le combat avec ce cuirassé et éliminer les croiseurs lourds et légers ainsi que les avisos qui l’escortent. Ce sera un carnage, mais ils pourraient encore infliger des dommages à certains de mes vaisseaux et, à notre retour, il me serait beaucoup plus difficile d’expliquer l’anéantissement d’une flottille syndic que sa dispersion.

Boyens ne disposait que d’une très brève fenêtre pour agir. Les cuirassés excellent sans doute par leur puissance de feu et leur blindage, mais non par leur accélération. S’il tenait à éviter l’attaque de l’Alliance, il lui faudrait piquer sur le portail de l’hypernet assez tôt pour devancer l’Alliance et réduire à néant son avantage.

« Le portail est sa seule issue, reprit Desjani. S’il tentait de gagner le seul point de saut qu’il pourrait atteindre avant que nous ne le rattrapions, il tomberait pile sur la flottille de Midway.

— N’est-ce pas là une heureuse coïncidence ? ironisa Geary.

— Il faut continuer à le poursuivre, affirma-t-elle d’une voix sourde. Il n’empruntera pas ce portail s’il s’imagine que nous allons virer de bord. On doit maintenir notre vélocité et continuer à le canarder jusqu’au départ de sa flottille. Si nous tergiversons un tant soit peu, si nous ralentissons, si nous lui donnons la moindre raison de douter de nos intentions, il esquivera ce portail et nous devrons alors le détruire.

— Vous avez raison. » Il avait tenté d’évaluer à quel moment il pourrait ordonner à sa force d’assaut de se disperser, mais Tanya avait vu juste. « Il va jouer au plus fin, rien que pour voir si nous ouvrons le feu.

— N’espérez pas vous y soustraire, dit Tanya.

— J’espère que vous vous trompez, pour une fois. »

Mais, à mesure que les minutes défilaient, le vaisseau amiral de Boyens se maintenait obstinément sur la même orbite. Geary consulta les relevés des systèmes de combat et vit le compte à rebours descendre régulièrement vers l’instant où le cuirassé syndic se trouverait à portée des armes des vaisseaux de tête de l’Alliance. Un chiffre pour les missiles spectres, un autre pour les rayons de particules des lances de l’enfer, un troisième pour ces billes auxquelles on donnait le nom de mitraille et qu’on utilisait à courte portée et, enfin, un quatrième pour les générateurs de champs de nullité à très courte portée dont disposaient les croiseurs de combat et les cuirassés de l’Alliance.

Desjani étudiait son écran en secouant la tête. « S’il ne réagit pas dans les cinq minutes, nous le rattraperons avant qu’il n’atteigne le portail. »

Assise de l’autre côté de Geary, Rione prit la parole. « Pourquoi le CECH Boyens n’a-t-il pas cherché à communiquer avec nous ? s’étonna-t-elle. Pour nous accuser de l’avoir piégé, essayer de nous présenter ses excuses, n’importe quoi ? Oh, je sais !

— Consentez-vous à m’en faire part ? s’enquit Geary.

— Certainement, amiral. » Rione tendit une main, paume ouverte. « Les CECH syndics maintiennent leur pouvoir par la peur. Leurs subordonnées savent qu’ils ne doivent pas les contrarier. Mais, s’ils trouvent un de leur CECH en position de faiblesse, ils verront en lui une bête blessée. Une proie.

— Et des excuses ou une tentative pour esquiver notre attaque mettraient Boyens en position de faiblesse.

— D’extrême faiblesse, en même temps qu’il passerait pour un imbécile. » Rione forma un poing de sa main. « Il sait qu’on l’a piégé. L’admettre ouvertement serait enfoncer un dernier clou dans son cercueil.

— Il va rester et combattre, selon vous ?

— Ce serait du suicide. » Rione eut un geste marquant son indécision. « Mais le coût d’un échec à Midway pourrait être très élevé, et la colère engendrée par son humiliation pourrait le pousser à livrer un combat désespéré. Je ne saurais dire.

— Il lui reste encore deux minutes pour fuir, déclara Desjani. Nous devrions voir s’allumer dans les trente secondes les propulseurs de ces vaisseaux syndics, pour les positionner sur une trajectoire menant au portail. »

Trente secondes pour se demander si le plan retors et tortueux imaginé par les dirigeants de Midway n’allait pas exploser au nez de tout le monde. Sur la principale planète habitée, à des heures-lumière du portail de l’hypernet, la présidente Iceni et le général Drakon n’assisteraient aux événements que longtemps après qu’ils auraient eu lieu. Trente secondes pour se demander, en voyant s’égrener ces quelques secondes, ce qu’eux-mêmes en penseraient. Se sachant tombé dans le panneau, le CECH Boyens devait être furieux et frustré, conscient que son fiasco serait châtié par ses supérieurs hiérarchiques, mais aussi que, s’il perdait son cuirassé, ce châtiment serait certainement la mort. Trente secondes pour se demander s’il préférerait prendre ce risque à l’échec.

Dix secondes.

Cinq.

Загрузка...