Quatre

Il fallut deux bonnes minutes aux fusiliers, avec l’assistance du personnel d’appoint prévu en cas de besoin, pour cornaquer les ex-prisonniers perturbés et les rassembler à grands cris en un petit troupeau resserré, encore frissonnant et maugréant mais relativement tranquille. Le calme suffisamment revenu, le docteur Nasr s’adressa à Geary par-dessus le brouhaha qui régnait sur l’aire d’embarquement. « On a un problème, amiral.

— J’ai remarqué ! aboya Geary en s’efforçant de ne pas trop laisser percer son irritation. Quel est-il, ce problème ? Nos dix-huit volontaires refusent de résider à Midway ?

— Non, amiral. Au contraire. On fait encore le tri, mais, à ce que j’ai pu comprendre jusque-là, tous veulent maintenant quitter la flotte pour Midway !

— Tous ? répéta Geary.

— Oui. Les trois cent trente-trois. »

Geary perçut un claquement sourd et se tourna vers Tanya : celle-ci venait de se gifler le front, l’air atterrée.

Il était à peu près dans le même état d’esprit. « Combien de fois leur avons-nous demandé s’ils voulaient y rester ? »

Le docteur Nasr fut à deux doigts de ribouler des yeux, du moins autant que ça l’était permis à un cadre honorable du personnel médical. « Avec refus officiels, dûment enregistrés ? Vingt fois, amiral. Mais ils ont changé d’avis en voyant partir leurs camarades. Ils veulent rester ensemble. Rentrer chez eux. Midway n’est sans doute pas la mère patrie de ces trois cent et quelques ex-prisonniers, amiral, mais il ressemble beaucoup plus à leur système stellaire natal que Varandal ou toute autre étoile de l’Alliance. Et nous sommes l’Alliance. Nous leur faisons peur.

— Ils ont peur de nous ? s’exclama Desjani, incrédule. Trouvent-ils les CECH syndics sympathiques et rassurants ? N’ont-ils pas entendu cette pilote de navette parler des serpents ?

— Les CECH et tout le système syndic sont le diable qu’ils connaissent. Et ils ont appris par la pilote que les serpents avaient quitté Midway. Cette fille est une des leurs. Ils la croient là où ils ne nous croient pas, nous. Au pied du mur, confrontés à la séparation d’avec tous ceux dont ils ont partagé l’existence durant des décennies, ils préfèrent rester soudés plutôt qu’affronter l’inconnu et l’Alliance.

— Midway n’avait accepté d’en accueillir que dix-huit, docteur.

— Nous sommes en pourparlers avec les représentants de Midway, amiral. » Sur le grand écran, Geary pouvait voir les spécialistes civils et le personnel médical du Haboob argumenter, débattre, discuter et, de manière générale, afficher la même mine frustrée que lui-même, tandis que la masse paniquée des ex-prisonniers des Énigmas gémissait ou glapissait à l’arrière-plan. « Ils ont l’air disposés à accepter aussi les autres et, s’il risque d’être un peu encombré, leur cargo en a la capacité. Mais il leur faut l’approbation de leurs dirigeants. »

Ce qui exigerait encore près de cinq heures puisque la présidente Iceni et le général Drakon se trouvaient actuellement à près de deux heures-lumière et demie de la position orbitale de la flotte. « Damnation ! »

Tanya le laissa prudemment bouillir. Quand il reprit la parole, il fulminait. « Très bien, finit-il par dire. Devons-nous renvoyer ces ex-prisonniers dans leurs quartiers en attendant que les autorités de Midway prennent leur décision ?

— Non, dit le docteur Nasr. S’ils paniquent déjà maintenant, les forcer à regagner leurs cabines comme si nous voulions les empêcher de débarquer ne ferait qu’ajouter de l’huile sur le feu.

— Très bien, répéta Geary en s’efforçant de paraître plus serein qu’il ne l’était. Gardez-les tous ici, sur l’aire d’embarquement. Demandez aux gens de Midway de transmettre sans délai à leurs supérieurs un message les priant d’accepter tous les prisonniers libérés. Que l’officier responsable de la sécurité de l’aire d’embarquement se charge d’abreuver et alimenter ceux qui en auront besoin, et qu’il maintienne les gardes en position.

— À vos ordres, amiral. Je transmettrai les instructions. »

Le docteur Nasr allant vaquer à ces mesures, Geary secoua la tête de frustration à la vue des images du Haboob montrant les ex-prisonniers, désormais agglutinés et se cramponnant les uns aux autres en pleurant. « Je sais bien que leur longue réclusion chez les Énigmas en a fait de véritables épaves, nerveusement parlant, mais devaient-ils vraiment nous compliquer encore la tâche en changeant d’avis au dernier moment ?

— Comme vous venez de le dire, ce sont des épaves, répondit Tanya. Vous avez mis le doigt sur le côté positif, pas vrai ?

— Parce qu’il y a un côté positif ? demanda Geary en regardant d’un œil morose s’apaiser lentement le foutoir à bord du Haboob.

— Enfer, bien sûr que oui ! Si nous les larguons tous ici, ils deviendront le problème de Midway. Nous n’aurons plus à nous soucier d’eux. »

Geary observa un instant le silence puis sentit un sourire s’épanouir sur son visage. « C’est vrai. Je n’aspirais pas beaucoup à les protéger des chercheurs de l’Alliance et des vautours des médias à notre retour. Nous les avons libérés et ramenés chez eux. Nous avons fait ce qui était juste et honorable. Vive nous ! Que fabriquez-vous ?

— Je lance une recherche. » Tanya continua de pianoter sur ses touches et approcha un micro virtuel des officiers de l’Alliance qui s’étaient entretenus avec la pilote de navette. « Cet enregistrement précède de peu l’instant où nos nombreux ex-prisonniers ont décidé de nous faire ce mauvais coup. J’aimerais savoir ce que ces officiers ont pensé de leur conversation avec cette ex-syndic.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne connais pas la réponse et que je tiens à la découvrir, amiral. » Elle finit d’entrer sa commande. Les officiers marmonnaient ou avaient baissé la voix, ce qui, normalement, aurait dû rendre pratiquement inintelligibles les conversations qu’ils tenaient entre eux, mais le logiciel audio analysait automatiquement tous les sons et reproduisait numériquement chacune de leurs phrases, de sorte que Geary et Desjani comprenaient très distinctement tout ce qu’ils se disaient.

« Lakota était moche à ce point ? — Pire. — Comme Kalixa ? — Bien pire. — C’était quoi, cette histoire à propos de Taroa ? On devrait le faire consigner. — Ils traitaient leurs propres flics de serpents ? — Pas des flics. Elle a parlé de police secrète, quelque chose comme ça. — Elle mentait peut-être. — Alors c’est une foutrement bonne menteuse. — Comment ont-ils pu croire que c’est nous qui avions commencé ? — Pétasse ! — Elle a perdu son frère. — Moi aussi ! — On ne se fie pas non plus à nos politiciens, pas vrai ? — Jamais de la vie ! — Les Syndics sont encore pires. Tout le monde sait ça. — Notre gouvernement n’est peut-être pas si mal, après tout. — Comparé aux Syndics. »

« La seule grande qualité des Syndics, fit remarquer Desjani, l’enregistrement s’achevant sur le début de la crise de panique des ex-prisonniers, qui noya tous les autres sons dans une effroyable cacophonie. Comparé à ce qu’on rapporte sur eux, tout paraît plus gai et brillant.

— Je n’y avais pas réfléchi jusque-là, admit Geary. Nous avons traversé l’espace syndic une première fois pour cette mission et nous allons recommencer au retour. Le personnel de la flotte se trouve donc aux premières loges pour assister aux répercussions de l’effondrement des Mondes syndiqués. Il constate l’ignominie de la férule syndic. Quoi qu’il pense de notre gouvernement et si mécontent qu’il soit de ses méthodes, de la politique et des politicards de l’Alliance, il est bien placé pour voir à quel point ça pourrait être pire. »

Desjani leva les yeux au ciel. « Dire de notre gouvernement qu’il est meilleur que celui des Syndics, ce n’est pas franchement chanter ses louanges. Tout vaut mieux que les Syndics. Et affirmer que nos politiciens sont supérieurs aux CECH risque de déclencher quelques polémiques.

— Tous les politiciens ne se ressemblent pas. Regardez un peu ce qui se passe dans certains des systèmes où le pouvoir syndic s’est effondré, suggéra Geary. La population de Midway a joué de bonheur.

— Peut-être, en effet. Le système ne s’est pas encore désintégré. Ça ne veut pas dire que ça n’arrivera pas. Vous avez entendu cette femme, la pilote de navette ? Nous sommes libres, disait-elle. Combien de temps encore croyez-vous qu’elle et ses semblables accepteront d’obéir aux ordres d’une paire d’ex-CECH ?

— Tout dépend de ce que feront les ex-CECH en question, répliqua Geary. La présidente Iceni a posé à l’émissaire Rione tout un tas de questions sur les différents gouvernements au sein de l’Alliance. Comment ils réussissent à maintenir l’ordre, à garder le soutien de leur population, à rester stables.

— Elle demande à cette sorcière des conseils pour devenir un bon politique ? Ou bien Iceni s’imagine-t-elle que cette femme pourrait instruire un dictateur ?

— Tanya, en dépit de tous ses défauts, Victoria Rione croit en l’Alliance.

— Vous avez le droit de penser que ça fait contrepoids à ses tares. Ce n’est pas mon avis. »

Il se leva en soupirant. « D’accord. Il ne nous reste rien d’autre à faire qu’à attendre cinq heures, au bas mot, avant d’apprendre si Iceni consent à les accueillir tous.

— Rien d’autre à faire ? persifla Desjani en se levant à son tour. Mais dans quel monde vivez-vous ?

— Dans un rêve, admit-il. Il reste beaucoup à faire.

— Ça, c’est mon amiral. » Elle leva la main pour doucement balayer de l’épaule de Geary une poussière inexistante. « Mon époux me manque.

— Vous lui manquez.

— Par bonheur, l’amiral va nous ramener chez nous, où nous pourrons passer un petit moment ensemble hors de mon croiseur de combat et de son vaisseau amiral. Un petit moment d’intimité, loin du service. » Elle recula d’un pas et sourit fugacement. « Je serai sur la passerelle, amiral.

— Et moi dans ma cabine, commandant. »

Cinq heures et dix minutes plus tard, un message leur parvenait du Haboob. « Midway consent à les accueillir tous », annonçait le docteur Nasr. Des mois qu’il n’avait pas affiché une mine aussi joyeuse.

Ç’avait été rapide. Iceni n’avait pas dû consacrer des masses de temps à la réflexion. Se soucie-t-elle vraiment d’eux et de leur sort ? Ou n’y voit-elle qu’un filon à exploiter, une source de renseignements sur les Énigmas et un moyen de pression sur le gouvernement syndic et les autres systèmes stellaires ? Plus il y en a, mieux c’est.

Mais ces gens ne sont plus des prisonniers. Nous les avons libérés. Ils ont exprimé le désir de nous quitter et Midway a accepté de les prendre en charge. Ai-je un autre choix que d’espérer qu’Iceni se comportera correctement ?

Que non pas. « Recommanderiez-vous que nous les remettions tous à Midway ? demanda-t-il, tenant à ce que cela figure dans le procès-verbal officiel.

— C’est ce que je préconise, amiral. Il me semble que les autorités locales traiteront civilement ces gens que nous avons repris aux Énigmas.

— Alors, faites-les embarquer sur les navettes. Ça exigera sans doute quelques va-et-vient supplémentaires, mais au moins ce sera réglé. »

Une source de migraine évitée. Dommage qu’il en restât tant d’autres.

Cela dit, il pouvait désormais décider le départ. Il n’avait aucun mal à imaginer le bonheur avec lequel la flotte accueillerait l’annonce qu’elle entamait enfin son voyage de retour.

Depuis que la toute première main avait empoigné le tout premier outil, l’humanité avait construit bon nombre d’artefacts considérables. Certains avaient paru énormes à leurs bâtisseurs, jusqu’au jour où une nouvelle merveille était venue éclipser les chefs-d’œuvre précédents.

Mais les portails de l’hypernet formaient une catégorie à part. Les nombreux « torons » qui maintenaient la cohésion de la matrice d’énergie dessinaient à eux seuls un cercle d’un diamètre si vaste que tout vaisseau humain approchant d’un portail semblait rapetissé. La flotte de Geary tout entière, avec ses centaines de vaisseaux, aurait pu s’y engouffrer de front. Et le réseau créé par les portails, lui-même d’une immensité inimaginable, s’étendait sur des milliers d’années-lumière cubiques et donnait directement accès à des dizaines de systèmes stellaires.

Celui de Midway, désormais tout près, se dressait dans l’espace devant les vaisseaux de l’Alliance, évoquant très exactement ce qu’il était : un portail donnant sur ailleurs.

Geary avait de nouveau rassemblé sa flotte en une titanesque formation ovoïde qui permettrait de bien la défendre mais ne véhiculerait aucune agressivité. Les transports d’assaut, les auxiliaires et l’Invulnérable, le supercuirassé arraché aux Bofs, occuperaient sa partie la mieux protégée. La plupart des cuirassés de la flotte formeraient près de ces unités plus faibles et précieuses une sorte de coquille blindée, avec, par-delà, croiseurs de combat, croiseurs lourds, croiseurs légers et avisos.

Si épuisés et cabossés qu’ils fussent – tant vaisseaux qu’équipages –, ils n’en offraient pas moins un magnifique spectacle.

Geary arracha son regard à la rassurante image de puissance qui s’affichait sur son écran et effleura délicatement une touche de commande de son unité de com. « Nous sommes sur le point de partir, capitaine Bradamont. J’ai toute confiance en vous. Faites au mieux. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »

Il soupira, tout en espérant qu’il avait pris la bonne décision en la laissant à Midway comme officier de liaison. Il avait parfois la funeste impression de l’abandonner entre des griffes ennemies. Mais Bradamont s’était portée volontaire quand l’occasion s’était présentée à elle. Sa présence pouvait jouer un grand rôle dans la pérennité de l’indépendance de Midway, en même temps qu’elle fournirait un moyen de jauger la sincérité de la présidente Iceni lorsqu’elle prétendait chercher une forme de gouvernement plus libre, opposable à l’ancienne tyrannie syndic. « Allons-y, Tanya.

— Indras ? demanda Desjani, la main plafonnant au-dessus du commutateur de la clef de l’hypernet.

— Oui. C’est le chemin le plus rapide et direct vers l’Alliance. » Il la regarda sélectionner le nom de l’étoile. Toutes n’étaient pas dotées d’un portail, loin s’en fallait, compte tenu des coûts de construction exorbitants. Et la clef de l’hypernet syndic, acquise dans le cadre d’un complot machiavélique des Mondes syndiqués destiné à détruire l’Alliance, complot qui avait méchamment pété entre les doigts de ses instigateurs, était, pour la flotte de Geary, le seul moyen d’emprunter leur réseau.

Il attendit la fin de l’assez simple procédure, mais, au lieu de lui signifier que tout se passait correctement, Desjani lui adressa un regard soucieux. « L’hypernet syndic affirme ne pouvoir accéder à aucun portail d’Indras.

— Il serait arrivé quelque chose au portail de ce système ?

— Sûrement. » Tanya scrutait son écran en se mordant les lèvres. « Kalixa serait ensuite notre meilleure option, mais nous savons que son portail n’est plus. Que diriez-vous de Praja ? »

Il étudia son propre écran puis opina. « Va pour Praja. »

Plusieurs secondes s’écoulèrent encore puis Desjani laissa échapper une longue bouffée d’air. « Pas d’accès non plus au portail de Praja.

— Essayez Kachin. »

Nouvelle attente, puis Tanya secoua encore la tête. « Pas d’accès.

— Se pourrait-il que notre clef soit endommagée ? Ou que les Syndics aient reprogrammé leur hypernet de manière à la rendre inopérante ?

— Je n’en ai aucune idée, amiral. Je ne suis qu’une pilote de vaisseau. »

Déjà déstabilisé par cet obstacle parfaitement inattendu, Geary ressentit tout d’abord une pointe d’exaspération puis se rendit compte que Tanya lui avait répondu avec autant de candeur que de précision. « En ce cas, posons la question à quelqu’un qui devrait savoir. » Il pianota sur ses touches de com. « Capitaine Hiyen, commandant Neeson, nous avons un problème », déclara-t-il en adressant son message aux commandants du Résolution et de l’Implacable. Il poursuivit en leur expliquant ce qui se passait puis s’adossa à son fauteuil pour attendre des réponses qui prendraient plusieurs secondes à lui parvenir. Hiyen et Neeson restaient dans sa flotte ce qui se rapprochait le plus de spécialistes de l’hypernet. Dépendre de cette expertise relativement restreinte n’était guère rassurant quand un incident survenait, compte tenu surtout du peu que l’humanité comprenait à l’hypernet.

« Nous nous rapprochons du portail », marmonna Desjani comme si elle se parlait à elle-même.

Geary tressaillit, irrité cette fois contre lui-même et son incapacité à dominer la situation. « À toutes les unités de la première flotte, virez à cent quatre-vingts degrés sur tribord et réduisez la vélocité à 0,02 c, exécution immédiate. » Toute la formation allait faire demi-tour, chacune de ses unités pivotant sur place puis se servant de ses unités de propulsion principales pour freiner à contre-courant de la direction d’origine, avant d’accélérer de nouveau, mais plus légèrement, sur la trajectoire d’où elle provenait. « Merci, capitaine Desjani », murmura-t-il.

Tanya se contenta de hocher la tête, les yeux toujours braqués sur son écran.

Une autre des raisons pour lesquelles j’aime cette femme, songea Geary, en s’efforçant de son mieux de ne pas s’irriter de ce retard imprévu, ni de trop s’inquiéter non plus des conséquences éventuelles, si d’aventure la flotte devait regagner l’espace de l’Alliance en sautant d’étoile en étoile.

« Impossible de reprogrammer un hypernet, amiral, l’avisa l’image du capitaine Hiyen qui venait d’apparaître devant lui dans une fenêtre virtuelle. À moins, bien sûr, que tout ce que nous croyons en savoir ne soit faux.

— Vous êtes en train de me dire que le problème ne vient pas de notre clef ni d’un réglage des Syndics interdisant à leur hypernet de l’accepter ?

— Oui, amiral. Sauf si la clef est faussée, mais nous le saurions déjà car une clef défectueuse n’aurait même pas pu se connecter au portail d’ici. »

Le visage du commandant Neeson apparut près de celui du capitaine Hiyen. « Entièrement d’accord, amiral. Mais je suggère un test. Essayez un portail proche, pas trop éloigné de Midway. »

Geary se renfrogna puis se tourna vers Tanya. « Quel est le plus proche ?

— Taniwah. » Elle entra le nom. « Nân. Pas d’accès.

— Essayez la commande “listing des portails”, amiral, conseilla Neeson.

— Il y a une commande “listing des portails” ? s’étonna Desjani. Voilà du neuf. Là ! Amiral, quand les Syndics vous ont appris qu’ils détenaient un dispositif empêchant des intervenants hostiles comme les Énigmas de provoquer l’effondrement de tout leur hypernet par télécommande, vous ont-ils précisé qu’ils avaient effectivement installé cet appareil ?

— Oui, répondit Geary. Des portails s’affichent ?

— Un. Sobek.

— Un seul ? Sobek, dites-vous ? » Le nom ne lui rappelant rien, et surtout pas sa position, il dut l’entrer pour voir une étoile s’éclairer sur son écran. « Pas tellement loin de la frontière. Moins proche d’elle qu’Indras, mais… à trois ou quatre sauts seulement de Varandal. » Son soulagement céda soudain le pas à une bouffée d’anxiété. « Comment pourrait-il ne rester aux Syndics qu’un seul portail dans tout leur hypernet ? Deux en comptant celui-ci.

— Je n’en sais rien, amiral, répondit Hiyen. S’ils ont perdu le reste de leur réseau, l’impact sera catastrophique sur leur économie comme sur leur capacité à déplacer des troupes armées. Ils n’ont pas pu s’y résoudre délibérément dans le seul dessein de limiter notre choix à Sobek. »

Neeson secoua la tête. « Quand cette flottille syndic a quitté Midway, elle n’a pas eu l’air de rencontrer de difficultés.

— Alors que se passe-t-il ? interrogea Geary.

— Aucune idée, amiral. »

Non sans regretter pour la millième fois que la brillante théoricienne qu’avait été Cresida eût trouvé la mort durant la bataille de Varandal, Geary se résolut à appuyer sur une touche de com différente. « Présidente Iceni, nous sommes confrontés à une situation inédite. »

Les portails de l’hypernet sont toujours placés près des franges les plus extérieures d’un système stellaire donné et Midway ne faisait pas exception à la règle. Il fallut au message de Geary plusieurs heures pour atteindre la principale planète habitée, et autant pour que la réponse lui parvînt.

Avec sur les bras une flotte quelque peu rétive, pressée de rentrer chez elle et brusquement contrecarrée dans son élan, ce laps de temps parut à Geary d’une longueur surprenante.

Quand la réponse d’Iceni s’afficha enfin, la présidente ne semblait guère plus contente que lui. « Un cargo est arrivé hier par le portail de Nanggal et n’a rapporté aucun problème. Je peux vous garantir que la nouvelle que vous venez de nous annoncer nous inquiète énormément. Nous sommes incapables d’expliquer les problèmes que vous rencontrez en tentant d’accéder à d’autres portails de notre hypernet. Mes plus récentes informations, avant notre rupture d’avec les Mondes syndiqués, laissaient entendre que tous les portails en activité avaient déjà été équipés d’un dispositif de sauvegarde interdisant tout effondrement télécommandé. Je ne veux pas croire que le gouvernement de Prime aurait pu prendre sciemment la décision de détruire la presque totalité de son réseau. L’impact sur l’activité économique et les revenus serait incalculable.

» Cela étant, nous n’avons aucune idée de ce qui s’est passé. Aucun signe n’indique que notre propre portail souffre d’un dysfonctionnement ni de pannes quelconques. Nous l’avons minutieusement examiné, en quête d’un sabotage logiciel ou matériel, et particulièrement quand la flottille du CECH Boyens se trouvait encore dans notre système.

» Si vous découvriez quelque chose, en particulier des anomalies dans le fonctionnement du portail, nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous répercuter l’information. Au nom du peuple, Iceni, terminé. »

Geary se massa la bouche et le menton d’une main, tout en s’efforçant de réfléchir. « Émissaire Rione, j’aimerais connaître votre sentiment sur le dernier message de la présidente Iceni.

— Elle pourrait mentir, mais je ne le pense pas, répondit Rione. Elle a l’air sincèrement inquiète.

— Ils tiennent à ce qu’on reste ici, avança Geary. Ce dysfonctionnement du portail pourrait leur en fournir le moyen.

— Elle nous demande de lui apprendre ce qui cloche, lui rappela Rione. Elle n’a pas dit qu’ils allaient travailler dessus, n’a pas fait allusion à des bugs qu’ils s’efforceraient de réparer, n’a strictement rien fait de ce que tenterait quelqu’un qui s’efforcerait de nous endormir. D’autant qu’un portail au moins nous reste accessible. Pourquoi nous en autoriseraient-ils l’accès, surtout dans une région de l’espace que nous désirons traverser, s’ils cherchaient à nous retenir ?

— Amiral, intervint l’émissaire Charban d’une voix hésitante, si c’est là l’œuvre du gouvernement syndic et si j’affrontais une situation où seraient impliquées les forces terrestres et où toutes les voies, sauf une, seraient bloquées dans la direction où je veux me rendre, je me demanderais pourquoi celle-là me reste ouverte. »

Geary baissa les mains pour fixer Charban. « Un piège ? Une embuscade ?

— Je m’y attendrais, oui.

— Il a raison », déclara Desjani. Récemment, Charban était substantiellement remonté dans son estime. « Autant je ne me fie pas aux ex-Syndics de Midway, autant je ne vois aucune autre raison à ce qu’ils nous laissent le champ libre dans une direction s’ils tiennent à nous voir rester.

— Et nous savons qui contrôle les portails auxquels nous n’avons plus accès, insista Charban.

— Les Syndics, confirma Geary. Mais ça nous ramène au problème initial. Pourquoi ralentir la flotte, voire l’attirer dans un traquenard, vaudrait-il la peine, aux yeux du gouvernement syndic, de perdre pratiquement tout son réseau hypernet ?

— Nous ne sommes pas en mesure de répondre à cette question, dit Rione. Même la présence du vaisseau capturé aux Bofs et des émissaires des Danseurs ne saurait l’expliquer. Je suis néanmoins prête à admettre que, quelle que soit la vraie raison qui nous a conduits dans cette situation, elle est destinée à nous contraindre à passer par Sobek. Il nous faut donc postuler que quelque chose nous y attend.

— Mais quoi ? s’interrogea Geary. Les Syndics n’ont plus assez de vaisseaux pour menacer la flotte.

— Il leur reste le portail de Sobek, fit observer Desjani. Ils pourraient provoquer son effondrement et nous balayer en même temps que l’Invulnérable et les Danseurs.

— Ce qui ôterait également toute son utilité à celui de Midway puisqu’il ne serait plus connecté à aucun autre, renchérit Rione. Mais une telle stratégie reviendrait à se suicider pour interdire à l’ennemi de vous abattre. Sans son hypernet, le gouvernement des Mondes syndiqués n’aurait plus aucune chance de maintenir la cohésion de ce qui reste de son empire.

— Ce ne serait pas sa première grosse boulette, fit remarquer Geary.

— Comme de relancer une guerre qui vient tout juste de s’achever ? avança Rione. En effet. Mais les CECH qui dirigeaient les Mondes syndiqués il y a un siècle pouvaient encore se raconter qu’ils étaient capables de la gagner. Les Syndics d’aujourd’hui ne pourraient en aucun cas survivre à la perte de l’ensemble de leur hypernet. »

Geary fixait son écran d’un œil sombre. Ses commandants de vaisseau commençaient à rendre compte de la fébrilité de leurs équipages, que ce brusque obstacle à leur retour rendait très agités. Même si ça n’était pas entré en ligne de compte et si le moral était resté excellent, on en revenait toujours au même dilemme : le seul portail syndic accessible était celui de Sobek. Si on ne l’empruntait pas, on passerait plusieurs mois à sauter de système en système jusqu’au territoire de l’Alliance, en prêtant le flanc, à chaque nouvelle étoile, à d’autres dangers et menaces. « Quelles sont vos recommandations, capitaine Desjani ? »

Tanya fit la grimace. « Il faut aller à Sobek. Mais nous préparer à y combattre.

— Je suis d’accord, lâcha Charban.

— Émissaire Rione ? » s’enquit Geary.

Celle-ci mit un moment à répondre. Elle fixait un point du néant, l’air absente. Elle finit par hocher la tête. « Je ne vois aucune autre option réaliste. Nous devons passer par Sobek.

— On pourrait encore attendre ici, fit remarquer Geary.

— Jusqu’à quand, amiral ?

— C’est bien ce qui m’inquiète. Si tous les portails ont disparu à l’exception de celui de Sobek, patienter à Midway ne nous avancera guère. Ça ne fera que retarder encore notre retour. Mais je tenais à me l’entendre dire par un tiers afin de m’assurer que ça ne m’était pas dicté par ma propre impatience. » Il fit signe à Tanya. « Entrez Sobek pour notre destination, capitaine Desjani. Je vais disposer la flotte en formation de combat.

— Sobek entré. Que croyez-vous qu’il puisse nous y attendre ?

— Aucune idée. Peut-être rien du tout. Il reste une petite chance pour que les Énigmas aient trouvé le moyen de contourner le dispositif de sauvegarde syndic et que Sobek, par pur hasard, n’ait pas reçu le message.

— Si tel était le cas, Midway ne l’aurait pas reçu non plus, fit remarquer Desjani. Et Midway est le système le plus proche de l’espace Énigma.

— Ouais. Cette théorie en prend un coup dans l’aile, en effet. » Comment disposer la flotte pour affronter une menace indéterminée ? « Peut-être ferions-nous mieux de conserver cette formation et de tenter une manœuvre évasive à notre sortie du portail de Sobek ?

— Peut-être. Mais de quel côté effectuer cette manœuvre d’évitement ? Vous pouvez être sûr que les Syndics s’efforceront de repérer les schémas que vous choisirez d’adopter. »

Geary hésita un instant puis se tourna vers Charban. « Donnez-moi un chiffre entre un et trois cent cinquante-neuf. »

Charban arqua des sourcils étonnés puis finit par répondre : « Deux cent six.

— En bas et à droite, déclara Geary à Desjani en entrant la manœuvre. Est-ce assez aléatoire à votre goût ?

— Vous voulez la réponse d’un officier des forces terrestres à la retraite ? Ouais, suffisamment aléatoire. »

Geary fit de nouveau pivoter puis accélérer la flotte vers le portail. « Nous serons juste en dessous de 0,1 c pour entrer dans le portail. Je devrais sans doute prévenir Iceni de ce que nous allons faire.

— Ou lui laisser le soin de le deviner, suggéra Desjani.

— Pas cette fois », répondit Geary. Il expédia un bref message à la présidente puis s’adossa de nouveau à son siège et attendit.

Il sentait monter sa tension à mesure que la flotte se rapprochait du portail : Sobek n’allait-il pas, lui aussi, se révéler brusquement inaccessible ? Ce qui ne lui laisserait que deux options, dont aucune n’était propice. Bizarre. Je n’ai jamais voulu passer par Sobek. Et voilà que j’y tiens absolument. « À toutes les unités, préparez-vous à combattre dès notre émergence à Sobek. Permission de faire feu sans délai pour tout vaisseau affrontant une menace à sa sortie. »

Charban paraissait inquiet. « Et si les Syndics de Sobek avaient posté un vaisseau de faction au portail ? Aviso ou croiseur léger ?

— Alors il me faudra m’excuser, au nom de ma flotte, d’avoir détruit ce vaisseau de faction, répondit Geary en lui lançant un regard noir. Ce sont eux qui ont créé cette situation, pas moi.

— Ils veulent peut-être vous y pousser.

— Je vous demande pardon, mais vous aviez raison tout à l’heure. Ça pue vraiment le traquenard. Pas question de laisser mes vaisseaux pieds et poings liés alors qu’ils foncent tout droit dans un piège. Les Danseurs sont-ils prévenus ? »

Charban haussa les épaules. « Autant qu’on puisse leur adresser un tel avertissement, amiral. Leurs vaisseaux se préparent à entrer dans le portail avec les nôtres. J’aimerais vous parler d’eux dès que vous en aurez le temps.

— Nous y voilà », annonça Desjani. Elle avait l’air enjouée, comme chaque fois que Geary décidait de laisser s’exprimer librement les armes sur tout ce qui pouvait passer pour syndic. « Autorisation d’emprunter le portail, amiral ?

— Accordée. »

Aucune désorientation comme celle dont on était victime en entrant dans l’espace du saut. Les étoiles disparurent, remplacées non par la grisaille mais, au pied de la lettre, par un pur et simple néant.

Geary s’affaissa dans son fauteuil en se demandant s’il reverrait jamais Midway. « Combien de jours avant Sobek ?

— Vingt », répondit Desjani, laconique.

Ils allaient franchir d’énormes distances, même à l’aune interstellaire. Voilà bien longtemps, lui semblait-il, quand il avait assumé le commandement d’une flotte de l’Alliance piégée dans le système stellaire syndic central, Desjani lui avait dit qu’avec le transit par l’hypernet, plus on allait loin, moins ça prenait de temps. Se le rappeler à présent restait déconcertant, tout comme il était perturbant de ne pas voir l’irréelle mais familière grisaille de l’espace du saut, ni, tout autour d’eux, les lumières inexpliquées, erratiques, qui y fulguraient, grossissaient et mouraient. Sidérant à quel point le Rien peut se révéler plus dérangeant à mes yeux que la singularité de l’espace du saut.

Charban secoua la tête. « Appréhender les vélocités que peut atteindre un astronef à l’intérieur d’un système stellaire m’est déjà pratiquement impossible. Des dizaines de milliers de kilomètres par seconde… voilà qui dépasse de très loin celles qu’un rampant, avec ses habitudes, peut se représenter. À quelle vitesse pouvons-nous bien filer à présent pour franchir une telle distance en un si court laps de temps ?

— Aucune ou nulle, lui répondit Desjani en souriant. C’est ce que m’a expliqué une spécialiste. » Son sourire s’évanouit et Geary en comprit aussitôt la raison. La spécialiste en question avait été Cresida, une très chère amie de Tanya. « Nous sommes à un portail à un instant donné et un peu plus tard à un autre, mais, techniquement, nous n’avons pas couvert la distance qui les sépare. Nous sommes simplement passés d’un endroit à l’autre.

— Quelqu’un y comprend-il réellement quelque chose ? s’interrogea Charban. Ou bien sommes-nous encore des bambins entourés d’objets que nous ne comprenons pas vraiment et que nous tripotons de temps en temps par curiosité ?

— Je n’en sais rien, répondit Desjani en se tournant vers son écran, lequel ne montrait plus que la situation à bord de l’Indomptable. Je ne suis que le pilote d’un croiseur de combat. »

L’isolement forcé auquel contraignent les transits par l’hypernet ou l’espace du saut permet de rattraper beaucoup de retard dans le travail en souffrance. Assis à la table de sa cabine, Geary reluquait d’un œil morose la longue liste d’articles qu’il lui restait à consulter, en se demandant si c’était positif ou négatif. Pourquoi ai-je aspiré à devenir amiral ? Oh, c’est vrai, je ne briguais même pas ce poste. Je voulais seulement faire mon boulot et le faire bien. Commander un jour à un vaisseau. Mais à une flotte ? Plus importante encore que celle de l’Alliance avant guerre ? Et être responsable de tant d’hommes et de femmes qui appartiennent à la flotte, sans compter maintenant les Danseurs ? Non, je n’ai jamais voulu cela. Ça m’est pourtant échu.

L’alarme de son écoutille carillonna.

Il pivota sur son siège pour se tourner vers elle et tapa ENTREZ sur ses touches, en s’efforçant de n’avoir pas l’air trop soulagé d’être distrait par cette visite de ses tâches administratives.

Il espérait plus ou moins qu’il s’agissait de Tanya venue grappiller quelques instants d’intimité avec lui à l’insu de l’équipage, ou bien de Rione, disposée cette fois à lâcher quelques indices relatifs à ses mystérieux ordres secrets. Mais, en s’ouvrant, l’écoutille dévoila la figure grave et mélancolique de l’émissaire Charban. « Vous avez quelques minutes, amiral ?

— Certainement. Entrez. » Geary n’hésita pas à lui consacrer un peu de son temps, comme il l’aurait sans doute fait au début de cette mission. Quand il était monté à bord de l’Indomptable, Charban traînait une casserole de politicien en herbe, de général à la retraite amèrement déçu – à force de voir des hommes et des femmes mourir pour pas grand-chose – par la futilité du recours à la violence. Mais Geary s’était rendu compte que l’émissaire n’était ni un imbécile ni un songe-creux, mais un homme fatigué qui avait trop souvent vu la mort en face, qu’il n’en restait pas moins capable de réfléchir et, parfois même, de distinguer ce à quoi d’autres étaient aveugles.

Charban avait commencé à revêtir une importance croissante en tant qu’interlocuteur principal des Danseurs, et Rione elle-même s’était effacée devant lui. Le docteur Setin s’en était plaint avant même que la flotte n’emprunte le portail pour Midway. « Pourquoi donner la préférence à un amateur dans les relations avec une espèce extraterrestre ?

— Parce que cette espèce ne cesse précisément de le réclamer », avait fait remarquer Geary. C’étaient les rapports du docteur Schwartz, l’associée de Setin, qui le lui avaient appris.

« C’est un dilettante. Nous avons passé toute notre carrière universitaire à nous préparer à un contact et un dialogue avec une intelligence non humaine.

— Certes, docteur Setin. Je comprends. Je vais me pencher sur la question et voir ce qu’on peut faire. » Le docteur Setin avait sans doute passé sa carrière universitaire à se préparer à communiquer avec une intelligence non humaine, mais, ironiquement, il était incapable de reconnaître une classique rebuffade bureaucratique d’origine humaine quand elle lui était adressée.

« Pourrions-nous parler des Danseurs ? demanda l’émissaire Charban en entrant dans la cabine.

— Asseyez-vous. J’espère que vous apportez de bonnes nouvelles. »

Charban s’assit en face de lui en faisant la grimace. « Les experts affirment que je me trompe.

— Alors vous avez de bonnes raisons de vous croire dans le vrai, rétorqua Geary. Le docteur Schwartz m’a affirmé que tous ces experts universitaires, y compris elle-même, ont passé toute leur carrière jusque-là à théoriser sur les espèces extraterrestres intelligentes et que, maintenant qu’ils sont confrontés avec la réalité, ils ont le plus grand mal à se faire à l’idée qu’elle ne cadre pas avec leurs hypothèses. De quoi s’agit-il précisément ?

— De nos tentatives pour communiquer plus efficacement avec les Danseurs. » Le visage de Charban passa de l’exaspération à l’inquiétude. « Je ne suis pas certain qu’ils se montrent très coopératifs. »

Geary – qui nourrissait ce soupçon depuis quelques semaines et à qui l’idée que les Lousaraignes pussent ne pas jouer franc jeu avec leurs contacts humains déplaisait souverainement – constata avec un certain mécontentement qu’un autre au moins partageait ses inquiétudes. Il prit une profonde inspiration. « Développez, s’il vous plaît.

— C’est une impression indéfinissable, difficile à expliquer, se désola Charban. Absolument pas scientifique, m’a-t-on dit. Vous savez que nous avons fait de lents progrès dans nos communications. De très lents progrès. »

Geary hocha la tête. « Ils sont si différents de nous que nul ne s’en étonne. Le gouffre à franchir entre nos deux espèces pour établir le sens des mots et des concepts reste béant. Mais je me suis demandé pourquoi ça prenait tant de temps, même pour les notions de base. »

Charban eut un sourire en biais. « Vous avez lu les rapports de nos experts, remarqua-t-il. Tout cela est exact. Mais… » Il marqua une pause et fronça pensivement les sourcils. « J’ai l’impression que les Danseurs ralentissent sciemment le processus, et qu’il exige davantage de temps qu’il ne le devrait s’ils y mettaient vraiment du leur.

— Pour quelle raison ? En avez-vous une idée ?

— Vous me prenez au sérieux ? Merci.

— Émissaire Charban, vous vous êtes montré particulièrement doué pour appréhender le mode de raisonnement des Danseurs. Vous nous avez expliqué pourquoi les Énigmas nous craignaient. Vous nous avez exposé le comportement des Vachours quand personne ne l’avait encore compris. Vous avez ce talent. Bien sûr que je vous prends au sérieux. »

Cette fois, le sourire de Charban fut sincère. « Je vous remercie encore. L’expérience a été pour moi aussi humiliante que frustrante depuis que j’ai quitté l’armée, amiral. Les diplomates et les politiques en savent bien plus long que moi mais semblent pourtant passer à côté d’évidences qui s’imposent à mon esprit. Nos spécialistes en espèces intelligentes non humaines disposent d’une formation très étendue, très avancée à divers degrés, mais ils tournent souvent autour du pot au lieu de voir la réponse.

— Nos spécialistes en espèces intelligentes non humaines ne savaient strictement rien des espèces intelligentes non humaines avant de se joindre à cette expédition, répliqua sèchement Geary. Quand il s’agit d’authentiques extraterrestres, vous semblez avoir le don de saisir intuitivement les bonnes réponses.

— Recommanderiez-vous ma nomination à un poste chargé des relations avec ces extraterrestres ? Je dois néanmoins vous prévenir que nos experts verraient d’un assez mauvais œil l’amateur que je suis décrocher un job destiné à les superviser.

— Tous ?

— Sauf le professeur Schwartz.

— Ça ne m’étonne pas. Elle semble la seule à comprendre que l’expérience in situ peut parfois prévaloir sur les diplômes universitaires. Mais comprendre les Danseurs reste un défi unique en son genre. »

Charban fronça les sourcils. « Je vois mal pourquoi les Danseurs continueraient à mettre un frein à l’ouverture de communications directes avec nous. Je ne ressens aucune mauvaise intention de leur part. Ni même aucune raison précise à cette attitude. Seulement qu’ils ont décidé d’y aller mollo. »

Geary fixa pensivement l’écran des étoiles. « S’ils nous comprennent mieux qu’ils ne le laissent voir…

— C’est mon opinion en l’occurrence.

— Mais qu’ils maintiennent leur propre discours au niveau le plus élémentaire… (Geary secoua la tête) ça signifie peut-être qu’ils comprennent ce que nous disons mais qu’ils font mine d’être incapables de nous en apprendre davantage.

— Oui. » Charban désigna l’écran des étoiles d’un coup de tête. « Et pourquoi s’y refuseraient-ils ? »

Les réponses possibles à cette question étaient quasiment infinies. Geary secoua encore la tête. « S’ils réfléchissent en termes de motifs, comme le docteur Schwartz et vous-même l’avez suggéré, ils en distinguent peut-être un dont ils ne veulent pas nous parler. Quel genre de questions leur a-t-on posées ?

— De toutes sortes. Des informations de base sur eux, sur d’autres espèces extraterrestres, des questions scientifiques et techniques, ce qu’ils savent de nous, depuis quand ils connaissent notre existence. » Charban haussa les épaules. « Choisissez dans le tas.

— Mais les experts ne tombent pas d’accord avec vous ?

— Non. Sauf le docteur Schwartz. Elle m’écoute. Je ne sais pas si elle abonde dans mon sens, mais au moins réserve-t-elle son jugement. »

Geary le regarda droit dans les yeux. « Dites-moi le fond de votre pensée. Si nous ramenons les Danseurs avec nous dans l’espace de l’Alliance, devrons-nous les regarder comme un danger potentiel ?

— Le fond de ma pensée, amiral, c’est qu’ils sont déjà entrés dans le territoire de l’Alliance et qu’ils nous observent depuis très longtemps. S’ils avaient cherché à nous nuire comme les Énigmas, ils en auraient largement eu l’occasion. Je crois plutôt qu’ils nous étudiaient. Qu’ils… » Charban s’interrompit brusquement, comme en proie à une épiphanie. « C’est possible. S’ils nous observent, ils ont peut-être discerné un motif. Quelque chose nous concernant. Un ou plusieurs motifs, encore en train de se dessiner. »

Un étrange frisson parcourut l’échine de Geary. « Quelque chose qu’ils verraient venir ? Et dont ils ne veulent pas nous parler ?

— Peut-être. » Charban écarta les mains. « Ça risquerait d’affecter le motif. De le modifier. D’influer sur ce que nous faisons et notre façon de nous y prendre. »

Geary se pencha pour élargir la vue du champ d’étoiles jusqu’à englober tout l’espace humain. « Nous savons ce qu’il advient en ce moment des Mondes syndiqués. Et nous connaissons au moins quelques-unes des tensions qui pèsent sur l’Alliance. »

Charban hocha lentement la tête. « Et nous connaissons ce motif pour avoir étudié l’histoire de l’humanité : grands empires, puissantes alliances, croissance et prospérité puis affaiblissement et chute. S’ensuivent atomisation culturelle et politique, guerres, déclin de la population, des modes de vie, du progrès scientifique et de tout le reste. » Son sourire s’était fait entre-temps moins assuré, plus pâlot. « Je n’aimerais pas avoir à annoncer une telle prophétie à des amis.

— Ils ne nous connaissent pas, général, pas si bien que cela, ajouta Geary en remarquant à peine qu’il accordait à Charban son ancien grade militaire plutôt que son titre d’émissaire. Les motifs peuvent toujours changer. S’altérer.

— En effet. » Charban éclata de rire. « Serait-ce cela, le secret des Danseurs ? Ils croient savoir ce que nous devrions faire mais craignent d’altérer notre réaction en nous le révélant ? Ou bien ne le savent-ils pas et ne souhaitent-ils pas influencer nos décisions ? L’effet de l’observateur appliqué aux relations entre espèces intelligentes différentes.

— L’effet de l’observateur ?

— Une sorte de croisement du principe d’incertitude d’Heisenberg et du chat de Schrödinger.

— Je vois », lâcha Geary sur un ton laissant entendre qu’en réalité il ne voyait rigoureusement rien.

Cette fois, Charban sourit. « Une jeunesse dissolue en partie consacrée à l’étude de la physique m’a laissé quelques bribes de savoir. Fondamentalement, l’effet de l’observateur affirme que le seul fait d’observer un phénomène en change l’issue. La preuve en a été donnée dans le domaine de la physique. Même avec des particules comme les protons. Ils réagissent différemment quand on les observe. Ça peut paraître bizarre mais c’est vrai. Les gens des sciences humaines se demandent encore si ce concept s’applique à leur propre domaine. Mais, si les Danseurs croient ce qu’ils nous révéleraient capable d’influer sur notre conduite, ils pourraient effectivement s’efforcer de ralentir le processus pour cette seule raison.

— Ce n’est pas exclu. » Geary décocha à Charban un regard interrogateur. « Les Danseurs nous observent peut-être depuis beau temps et nous ont vus mener cette guerre pendant un siècle, mais ils ne sont intervenus que très récemment, au cours de la bataille contre les Énigmas dans le système de Midway.

— Ce qui a changé entre-temps, c’est que nous nous savons maintenant observés, dit Charban. Avant, nous n’en avions pas conscience, même si cela dure depuis très longtemps. Une fois que nous les avons découverts, en débarquant dans un système stellaire où leurs vaisseaux se trouvaient déjà, la situation a radicalement changé.

— Il se pourrait, oui, convint Geary. Ou bien est-ce une réponse un peu trop simpliste ? Faites de votre mieux pour le découvrir.

— Je fais toujours de mon mieux, amiral. »

Charban se levant puis se retournant pour sortir, Geary l’arrêta d’un geste. « Émissaire Charban, si vous aviez reçu des instructions secrètes du gouvernement, me les confieriez-vous ? »

Charban le regard droit dans les yeux et hocha la tête. « On ne m’a pas envoyé vous mettre des bâtons dans les roues, amiral, mais plutôt, selon moi, parce qu’on s’attendait à ce que mon manque d’expérience politique et mes désillusions quant à la capacité des armes à résoudre les problèmes autrement que par le génocide me pousseraient à semer la zizanie.

— Si l’on s’attendait à ce que vous me créiez des problèmes, vous avez dépassé toutes les espérances, mais dans le bon sens, du moins pour ce qui me concerne. »

L’émissaire sourit. « Pas trop compliqué quand on a placé la barre si bas.

— Difficile de la placer plus bas que la politique dans cette flotte, admit Geary. J’aimerais que les gens soient plus nombreux à prendre conscience de la contribution apportée à ce que nous avons accompli par quelqu’un comme Victoria Rione. Ou comme vous.

— Merci, amiral. » Charban secoua la tête. « Mais je ne pense pas devenir jamais un politique. Je croyais en avoir envie, mais, maintenant que j’ai travaillé avec les Danseurs, j’aimerais continuer à le faire.

— Je ferai mon possible pour vous le permettre, promit Geary. Qui aurait pu se douter qu’une carrière d’officier des forces terrestres vous prédisposerait à communiquer avec des cerveaux fonctionnant différemment des nôtres ? »

Déjà à mi-chemin de l’écoutille, Charban se retourna. Il souriait de nouveau. « Ma carrière impliquait de multiples interactions avec les forces aérospatiales, la flotte et l’infanterie spatiale. Puisqu’on parle de cerveaux fonctionnant différemment des nôtres, ceux-là me prédisposaient à la compréhension de raisonnements extraterrestres. »

L’écoutille se referma derrière lui et Geary se remit au travail. Conclusions de l’inspection de propreté et d’hygiène du réfectoire. Les ancêtres me viennent en aide ! Même en temps ordinaire, se concentrer sur des questions comme celles-ci, aussi importantes que fastidieuses, restait difficile. Pour l’heure… « Émissaire Rione. Seriez-vous libre pour une discussion ?

— Chez vous ou chez moi ? s’enquit son image en apparaissant près du bureau de Geary.

— Ici me convient très bien. » Pour une fois, il n’avait pas trop à s’inquiéter qu’on interceptât la conversation. « Comment se porte le commandant Benan ?

— Sous sédatif.

— Euh…

— Et vous vous demandez sans doute pourquoi je n’éclate pas en sanglots parce qu’on a mis mon mari sous calmants ? Eh bien, c’est sans doute parce que, pour le moment, c’est sous sédation qu’il est le mieux. Ça l’empêche de faire des sottises et, pour être honnête, ce qui est assez inhabituel de ma part, j’en suis consciente, il est plus facile à manier ainsi. En outre, nous sommes sur le chemin du retour, et là-bas, d’une manière ou d’une autre, on pourra s’occuper de son état. »

Geary fixait l’image de Rione en se demandant ce qu’elle entendait exactement par « s’occuper de son état ». Dire qu’elle aspirait à le voir guéri, tant de son blocage mental que de son désir de se venger de celui qui le lui avait infligé, serait un euphémisme. Geary avait fréquenté Rione pendant des mois, pourtant il n’aurait su dire jusqu’où elle serait prête à aller pour atteindre un objectif qu’elle s’était fixé. Il savait au moins une chose : il n’aurait pas aimé qu’elle le traque, lui. « J’ai promis de faire lever ce blocage et je le ferai.

— Menacerez-vous le Grand Conseil de l’Alliance si besoin ? Non, vous n’avez pas à me le promettre. Je le menacerai moi-même et ils verront bien que je parle sérieusement. M’appeliez-vous simplement pour savoir ce que je pensais ?

— En partie, répondit-il. Mais je voulais aussi avoir votre opinion sur les dirigeants de Midway, maintenant que nous avons passé une semaine loin d’eux.

— Vous parlez seulement d’Iceni et de Drakon, ou bien des autres aussi ?

— Juste de ces deux-là, répondit-il. La présidente autoproclamée et le général fraîchement promu. Il me semble que ce soient les deux seuls qui comptent dans ce système stellaire.

— Je vous soupçonne de faire grossièrement erreur. Il y a de très forts courants sous-jacents à Midway. Je n’ai observé la situation que de très haut, mais j’en ai la certitude. »

Geary la fixa d’un œil dubitatif. « L’équipe du renseignement du lieutenant Iger n’a rien rapporté de tel dans son analyse de la situation politique de Midway. »

Rione eut un sourire dédaigneux. « Le lieutenant Iger est très fort pour recueillir des renseignements… mais en analyse politique ? Il me semble que vous seriez mieux avisé d’écouter quelqu’un qui pratique la politique de l’intérieur. Et que, d’ailleurs, vous le savez déjà puisque vous me demandez mon avis en dépit du rapport d’Iger.

— Seriez-vous en train de me dire qu’une contre-révolution destinée à rendre aux Syndics le contrôle du système est en train de se tramer de l’intérieur ? Ou bien qu’une réaction à la révolution d’Iceni et Drakon se préparerait pour maintenir l’indépendance de Midway, mais avec d’autres dirigeants ?

— Je n’en sais rien. Des monstres hantent les abysses, amiral. Vous n’avez jamais entendu ce dicton ? » Rione se rejeta en arrière et ferma les yeux. « Ni Iceni ni Drakon ne sont stupides. Mais ils ne sont pas non plus omniscients ni extralucides. »

Elle rouvrit les yeux et jeta un regard sombre de côté, l’air songeuse. « J’ai la très nette impression que la présidente Iceni improvise au fur et à mesure. Il reste en elle de très lourdes séquelles de son ancien comportement de CECH, qui m’incitent à croire qu’elle tablait sur un changement de son titre plutôt que de ses fonctions.

— Ce à quoi on pouvait s’attendre de la part d’une CECH syndic. Elle tient à rester un despote absolu.

— Oui, je crois qu’elle y tenait. Mais… elle a aussi autorisé ce qu’aucun CECH n’aurait permis jusque-là. Il semble y avoir de véritables réformes en cours. Iceni donne peut-être le change, mais j’ai l’intime conviction qu’elle est en quête de réels changements en dépit de ses visées initiales. »

Geary réfléchit à cette assertion, la comparant avec sa propre impression d’Iceni. « Intéressante déclaration. Et qu’en est-il du général Drakon ?

— Ah, le général Drakon. » Rione eut un sourire amusé. « Pas la peine de chercher plus loin en l’occurrence. C’est un militaire et il n’a pas d’autre aspiration. Ce sont les Syndics qui lui ont fait endosser ce rôle de CECH.

— C’est tout ? Il veut rester un soldat ?

— Trouvez-vous cela si difficile à comprendre, amiral ?

— Ces deux aides de camp. Morgan et… Malin. » Geary s’exprimait avec lenteur, en s’efforçant de traduire oralement ses impressions. « Ils ne ressemblaient pas aux assistants auxquels on pourrait s’attendre de la part d’un homme dont la vocation serait uniquement militaire. »

Cette fois, Rione eut un sourire entendu. « Des assassins ? Des gardes du corps ? De fidèles exécuteurs des basses œuvres ? Je suis bien certaine qu’ils sont tout cela à la fois. Souvenez-vous de l’environnement dans lequel Drakon évoluait. De tels assistants lui sont sans doute aussi vitaux que son blindage à un de nos cuirassés. » Elle marqua une pause puis reprit sur un ton plus grave : « Nous avons reçu un tas de rapports de la planète quand le bombardement cinétique lancé par les Énigmas était en chemin. Des dépêches de la presse libre mais aussi beaucoup de tchatche, relevant de conversations personnelles et que vos gens du renseignement se sont employés à filtrer. Vous avez lu les analyses, j’imagine.

— Et vous aussi, je n’en doute pas.

— Bien sûr. Le bombardement aurait infligé à cette planète des dommages monstrueux si les Danseurs ne l’avaient pas arrêté, mais aucun de ces rapports ne semble signaler qu’Iceni et Drakon aient pris des mesures pour fuir la surface. Si ce que nous savons de Drakon est exact, il s’est toujours montré loyal envers ceux qui travaillent pour lui, de sorte que ce témoignage de fidélité correspondrait bien à un homme qui n’a jamais coupé dans le comportement traditionnel, sempiternel, des Mondes syndiqués.

— C’est l’impression qu’il m’a faite dans chacun des messages qu’il m’a adressés, confirma Geary. Il me semblait… eh bien, il ne me semblait guère différent de moi.

— Prenez garde à qui vous dites cela, le prévint sèchement Rione. Un ex-CECH syndic qui ferait un leader correct et se soucierait de ses subordonnés ? “Hérésie” est un mot trop doux. »

Geary secoua la tête. « Les Mondes syndiqués n’auraient pas perduré ni même supporté la guerre aussi longtemps s’ils n’avaient pas eu au moins quelques personnalités compétentes à leur tête. Des gens capables d’inspirer leurs subalternes ou de prendre les bonnes décisions sans se préoccuper de leurs répercussions sur leur propre existence. Pourquoi de telles personnalités travaillaient pour ce régime, je n’en ai aucune idée, mais elles devaient nécessairement exister.

— Vous auriez dû demander au général Drakon, lâcha Rione, l’air très sérieuse.

— Je le ferai peut-être un jour. Mais vous avez dit qu’Iceni non plus n’avait pas cherché à se mettre à l’abri. Cela dit, elle ne s’y était pas résolue la première fois, quand les Énigmas semblaient sur le point d’investir le système.

— C’est une pétition de principe, convint Rione. Ça signale à tout le moins un sens des responsabilités correspondant à sa position d’autorité. Il me semble qu’à long terme nous pouvons travailler avec l’un comme avec l’autre, amiral. Bien plus, j’ai l’impression que, s’ils évitaient de céder aux méthodes syndics, ils devraient pouvoir édifier à Midway un gouvernement avec lequel l’Alliance serait heureuse de travailler.

— Pourvu que vos monstres des profondeurs ne les mangent pas.

— En effet. » Elle jeta de nouveau un regard de côté, en même temps qu’une lueur soucieuse y brillait, comme irrépressible, et Geary se rendit compte que le commandant Benan devait être allongé sur sa couchette dans sa cabine. « Est-ce tout, amiral ?

— Oui. Merci, Victoria. »

Les alarmes qui retentirent à l’émergence du portail de Sobek étaient préventives plutôt que générales, mais Geary ne s’en concentra pas moins le plus vite possible sur les objets qui apparaissaient sur son écran, rétro-éclairés. « Qui sont-ils ?

— Des vaisseaux estafettes syndics, répondit le lieutenant Yuon. Désarmés. »

Information qui aurait pu passer pour rassurante mais ne le fut pas en l’occurrence. On peut parfois tomber sur une paire d’estafettes dans un système stellaire, surtout s’il est assez important, mais jamais sur un tel essaim. Phénomène plus singulier encore, ces estafettes n’étaient pas disséminées dans tout le système de Sobek comme si chacune effectuait une mission particulière mais, au contraire, étroitement regroupées en face du portail de l’hypernet. « Pourquoi plus d’une vingtaine d’estafettes syndics à cinq minutes-lumière de ce portail ?

— Elles émettent des codes d’identification commerciaux, rapporta le lieutenant Castries. Ni militaires ni gouvernementaux. Ces vingt-trois estafettes affirment relever du domaine privé.

— Ça sent le roussi, grogna Desjani. Nous n’avons jamais croisé une estafette syndic qui ne soit pas gouvernementale ou militaire. Que fichent-elles là ? »

Geary avait déjà le lieutenant Iger en ligne. « Pouvez-vous le confirmer, lieutenant ? Ces estafettes ne devraient-elles pas être militaires ou dépendre du gouvernement syndic ?

— Si, amiral, répondit Iger au terme d’une pause de deux secondes qui parut beaucoup plus longue à Geary. On aura du mal à le prouver. Beaucoup de mal. Mais, si l’on se fie à notre expérience de ces estafettes, elles ont toujours été réservées par les Syndics à un usage exclusivement officiel. Qu’elles prétendent le contraire nous semble hautement suspect.

— Quelle menace ces estafettes pourraient-elles bien représenter pour nous ?

— Je n’en sais rien, amiral. Les senseurs de la flotte ne repèrent aucun signe d’armements rajoutés.

— Elles ne sont pas là pour s’amuser », déclara Desjani.

Geary fixait son écran : il ressentait la même étrange impression de menace et d’imposture que Tanya éprouvait manifestement. Sa flotte avait automatiquement obliqué à son émergence du portail, en vertu de la manœuvre préétablie destinée à esquiver un possible champ de mines. Mais il n’y avait pas de mines, rien que ce très singulier regroupement de vaisseaux estafettes. « À toutes les unités de la première flotte, virez de trente degrés sur tribord et de cinq vers le haut à T vingt-quatre. Maintenez tous les systèmes parés. »

Les vaisseaux de l’Alliance se retournaient encore pour faire face aux estafettes quand les prétendus vaisseaux commerciaux pivotèrent puis entreprirent d’accélérer pour se porter à leur rencontre. « Ils viennent sur nous au maximum de leur accélération, annonça le lieutenant Castries en même temps que les alarmes des systèmes de combat de la flotte se mettaient à clignoter. La projection de leurs trajectoires vise une interception du cœur de notre formation. »

Desjani prit une profonde inspiration puis résuma d’une voix calme : « Ils foncent droit sur nous au maximum de leur accélération et ils ne sont pas armés.

— Des éclaireurs ? s’enquit Geary, conscient toutefois que ce n’était pas la bonne réponse.

— Vous savez bien que non. Ces trucs accélèrent comme des chauves-souris sorties de l’enfer. Quand ils nous contacteront, ils auront atteint une vélocité de 0,2 c, voire davantage. S’ils étaient en mission de reconnaissance, ils tiendraient à nous observer aux mieux et une telle vélocité tend à brouiller l’information. Non, il n’y a qu’une seule raison à ce qu’ils piquent droit sur la flotte. »

Geary voyait parfaitement de quoi elle voulait parler. « Les Syndics ne nous ont jamais fait ce coup-là. Envoyer délibérément des vaisseaux en mission suicide.

— Leurs bâtiments de guerre avaient reçu l’ordre de détruire le portail de l’hypernet à Lakota…

— Ils ignoraient qu’il s’agissait d’une mission suicide ! »

Desjani pointa son écran du doigt. « De quel équipage une estafette a-t-elle besoin pour un aller sans retour ? »

Geary mit une seconde à répondre : « D’une seule personne.

— Ne croyez-vous pas que les Syndics pourraient trouver vingt cinglés prêts à mourir pour leurs CECH ? Ou quelques malheureux crétins à qui on offrirait une chance d’effacer les dettes de leur famille ou de commuer la peine de mort d’un parent en emprisonnement à vie dans un camp de travail ? Je n’en sais rien, mais je sais que les Syndics se sont toujours montrés enclins à sacrifier sans barguigner leurs “travailleurs”. Ceci est une attaque suicide. C’est ainsi qu’ils rééquilibrent les forces depuis que vous les avez étrillés en recourant aux tactiques conventionnelles. Voyez-vous une seule autre mission à laquelle pourraient bien se livrer ces vaisseaux qui fondent sur nous ?

— Non. » Et, à leur actuelle célérité, ils plongeraient dans sa formation sous une vingtaine de minutes.

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