Un

L’amiral passait une mauvaise journée, et, quand l’amiral passe une mauvaise journée, nul ne tient à attirer son attention.

Presque personne, tout du moins.

« Quelque chose cloche, amiral ? »

L’amiral John « Black Jack » Geary, vautré jusque-là dans son fauteuil de commandement sur la passerelle du croiseur de combat Indomptable de l’Alliance, se redressa et fusilla le capitaine Desjani du regard. « Vous êtes sérieuse ? Nous sommes extrêmement loin de l’Alliance, les Syndics nous font encore des misères et, après avoir traversé en combattant l’espace contrôlé par l’espèce Énigma puis celui colonisé par les Bofs, les vaisseaux de cette flotte ont été expédiés au diable vauvert puis doivent encore se battre ici. Le supercuirassé que nous avons pris aux Bofs est sans aucun doute d’une valeur inestimable, mais il attire les dangers comme un véritable aimant et c’est un poids mort. Nous n’avons aucune idée de ce qui se passe chez nous, mais, en revanche, toutes les raisons de croire que c’est moche. Je n’oublie rien ? Ah, si ! Le commandant de mon propre vaisseau amiral vient de me demander si quelque chose clochait ! »

Assise dans le fauteuil voisin, Desjani hocha la tête en même temps qu’elle le dévisageait sans s’émouvoir. « Mais, à part ça, vous allez bien ?

— À part ça ? » Sans doute aurait-il pu exploser, mais elle le connaissait mieux que personne. S’il n’avait pas eu le sens de l’absurde, ses responsabilités l’auraient fait grimper au mur depuis longtemps. « Ouais. À part ça, je vais bien. Vous êtes stupéfiante, capitaine Desjani.

— Je fais de mon mieux, amiral Geary. »

Les officiers de quart sur la passerelle les voyaient converser et ils étaient sans doute conscients de l’humeur de leur amiral, mais ils ne pouvaient pas les entendre. Raison pour laquelle le lieutenant Castries se montra un tantinet prudente, mais quelque peu pressante, pour faire son rapport à haute voix à l’attention de toute la passerelle de l’Indomptable : « Un vaisseau de guerre vient d’émerger du portail ! »

Les alarmes des systèmes de combat tonitruaient déjà quand Geary se redressa dans son fauteuil, en même temps que s’effaçaient de son front les rides qui s’y étaient creusées sans même qu’il en eût conscience ; il consulta aussitôt son écran, où le portail de l’hypernet se dressait à la lisière du système stellaire de Midway, à près de deux heures-lumière de l’Indomptable et de la flotte de l’Alliance.

« Encore un croiseur lourd syndic, fit remarquer Tanya, l’air légèrement déçue. Pas de quoi s’exciter… » Elle s’interrompit brusquement pour fixer son propre écran, les yeux plissés. « Des anomalies ? »

Geary vit la même information s’inscrire sur le sien à mesure que les senseurs de la flotte scrutaient le moindre détail du nouvel arrivant perceptible au-delà de plusieurs heures-lumière. Il était à cran, tout en se rendant bien compte que ce qu’il voyait là appartenait déjà au passé. Le croiseur lourd avait surgi près de deux heures plus tôt et l’image en parvenait seulement maintenant à l’Indomptable, vaisseau amiral de la Première flotte de l’Alliance. Tout ce qui se passerait sur son écran dans les deux prochaines heures s’était d’ores et déjà produit, pourtant, à assister ainsi aux événements, on avait toujours l’impression qu’ils étaient en train de se dérouler. « Ils ont ajouté à sa coque une plus grande capacité de chargement équipée de systèmes de survie, fit-il remarquer.

— Ce qui signifie une foule de passagers, murmura Desjani. Une force d’assaut dirigée contre Midway ? »

C’était une possibilité incontournable. Midway s’était rebellé des mois plus tôt, avait rejeté la lourde férule des Mondes syndiqués et déclaré son indépendance. L’empire syndic était en train de s’effondrer suite à sa défaite dans la guerre contre l’Alliance, mais, alors même que d’autres systèmes stellaires s’en désolidarisaient ou s’écroulaient ailleurs, Midway restait trop précieux aux yeux du gouvernement central pour qu’il acceptât sa perte. Geary s’était demandé ce que feraient ensuite les Syndics pour tenter d’en reprendre le contrôle.

Mais, avant qu’il eût pu répondre, Desjani arquait les sourcils de stupéfaction. « Il fuit. »

Indubitablement, le croiseur lourd avait dû repérer la petite flottille syndic qui stationnait encore près du portail de l’hypernet et, au lieu d’altérer sa trajectoire pour la rejoindre, avait obliqué et accéléré pour l’éviter.

« Il n’est pas là sur ordre des Syndics. C’est encore un déserteur », dit Geary. Un autre bâtiment de leurs forces armées qui réagissait à la désintégration chaotique de leur empire en décampant, sans doute pour gagner le système stellaire d’où était originaire la majorité de son équipage. « Ou bien obéit-il aux autorités de Midway ?

— Pas si elles nous ont dit la vérité sur le nombre de leurs vaisseaux de guerre. » Desjani marqua une pause, sourit puis éclata d’un rire de dérision. « Vous m’avez entendue ? Je me suis demandé si un ramassis de Syndics ne nous auraient pas parlé franchement. »

Toute l’équipe de la passerelle s’esclaffa à l’unisson, tant cette déclaration lui paraissait cocasse.

« Midway s’est révoltée contre les Mondes syndiqués », fit observer Geary, encore qu’il lui fallût reconnaître que Desjani avait frisé le ridicule. Il n’avait rencontré que bien peu de Syndics qui s’étaient montrés honnêtes envers lui, et la plupart de ceux qu’il avait connus (surtout parmi les CECH) semblaient regarder la vérité comme un expédient auquel on ne devait recourir que lorsque tous les autres avaient échoué.

« Bon, d’accord, ils ont repeint en noir les bandes blanches de leur queue, laissa tomber Tanya. Est-ce qu’ils n’en restent pas des putois pour autant ? »

Geary ne répondit pas, conscient que ce dernier argument ne manquerait pas de faire vibrer une corde sensible chez tous ceux de sa flotte après ce siècle de guerre contre les Syndics, d’une guerre qui, au fil des décennies, avait vu le comportement des deux bords épouser une spirale descendante de plus en plus exécrable. Mais les Mondes syndiqués avaient toujours fait le premier pas dans la vilenie, leurs dirigeants ne reculant devant rien pour prolonger un conflit qu’ils ne pouvaient remporter mais refusaient de perdre, du moins jusqu’au jour où Geary avait écrasé leur flotte.

Le commandant de la flottille syndic, leur vieille connaissance le CECH Boyens, avait réagi à l’arrivée du croiseur lourd presque aussi tôt que l’avaient repéré ses vaisseaux. Le seul cuirassé qui en formait le centre n’avait pas modifié son orbite, mais la plupart de ses escorteurs s’étaient retournés, avaient piqué vers le bas et accéléraient à présent vers le nouveau venu sur des trajectoires d’interception incurvées.

Desjani secoua la tête. « Il envoie ses six croiseurs lourds et ses neuf avisos. Pour porter l’estocade ?

— Nous savons Boyens ordinairement très prudent, répondit Geary. Il ne prend aucun risque et il doit aussi s’inquiéter d’une éventuelle intervention des locaux.

— Les locaux ne pourront pas atteindre ce croiseur lourd avant les vaisseaux de Boyens, fit-elle remarquer. S’il ne s’était pas embarrassé de cette masse supplémentaire, il pourrait sans doute leur échapper. Mais, là, il est frit. »

Geary fixa son écran. Les systèmes de combat de l’Indomptable fournissaient la même présomption que celle que venait d’avancer Desjani. La situation n’était guère complexe au regard des lois de la physique : ce n’était qu’une question de masses, d’accélérations et de distances. De courbes décrivant à travers l’espace les projections des trajectoires des vaisseaux, avec des points clairement indiqués signalant les moments où les différentes armes arriveraient à portée de leur cible. Le croiseur lourd qui venait d’émerger ne progressait qu’à 0,05 c à sa sortie du portail, allure remarquablement tempérée pour un vaisseau de guerre et sans doute inspirée par le souci d’économiser son carburant. Même s’il accélérait à présent (pour le bien que ça lui vaudrait), les vaisseaux de Boyens le rattraperaient bien avant qu’une assistance quelconque ne lui parvînt. Les croiseurs lourds atteignaient déjà une vélocité de 0,1 c et continueraient sans doute d’accélérer jusqu’à 0,2. « Je me demande qui ce croiseur lourd peut bien transporter pour qu’il ait besoin de systèmes de survie supplémentaires.

— D’autres Syndics, rétorqua Desjani avec indifférence.

— Ou d’autres gens fuyant les Syndics. Voire les familles de son équipage. »

Elle baissa les yeux, crispa les lèvres puis tourna le regard dans sa direction. « Peut-être. Les Syndics ont massacré d’innombrables familles pendant la guerre. Ils liquideront aussi celles-ci. J’ai cessé de réfléchir à ces exactions, d’autant qu’on ne peut fichtrement rien faire pour les en empêcher en de pareils moments. »

Geary opina lourdement. Quoi qu’il se fût produit, ç’avait eu lieu des heures plus tôt. Les familles et l’équipage du croiseur lourd avaient sans doute péri sous les coups des agresseurs syndics avant que l’image de son arrivée ne fût parvenue à l’Indomptable.

« Nous voyons la flottille de Midway altérer ses vecteurs », annonça l’officier de surveillance des opérations. La petite flotte appartenant au système stellaire, composée d’anciens vaisseaux de guerre syndics, n’orbitait auparavant qu’à cinq minutes-lumière du portail. Il ne lui avait donc fallu que ces quelques minutes pour repérer ce qui se passait alentour et, en voyant s’enfuir le croiseur lourd, elle s’était également ébranlée.

« Elle n’atteindra pas le croiseur à temps, déclara Desjani avec tout le détachement d’une professionnelle. Et, même si elle y parvenait, la force dépêchée par Boyens est près de trois fois supérieure en nombre.

— Pourquoi a-t-elle tenté le coup, en ce cas ? La kommodore Marphissa sait lire les données aussi bien que nous. Elle devait savoir la tentative désespérée.

— Peut-être voulait-elle frapper quelques-uns de ces croiseurs lourds syndics pendant qu’ils étaient livrés à eux-mêmes. Mais, si elle a essayé, elle a dû perdre la moitié de ses vaisseaux. » L’indifférence qu’affectait Desjani s’était légèrement fêlée, laissant transparaître colère et frustration dans sa voix.

Geary voyait s’altérer les projections des trajectoires et vélocités des différents acteurs à mesure que les systèmes automatisés de la flotte de l’Alliance estimaient celles des vaisseaux syndics et de Midway. Le croiseur lourd solitaire avait émergé du portail de l’hypernet et piquait à présent selon une trajectoire incurvée sur un des nombreux points de saut qui avaient valu à ce système son nom de Midway (Mi-chemin). La flottille du CECH Boyens n’était alors qu’à deux minutes-lumière du portail, légèrement en surplomb et un peu plus proche de l’étoile ; ses croiseurs lourds et avisos avaient épousé une trajectoire plus plate et rapide, qui intercepterait le fuyard bien avant qu’il ne fût en sécurité.

Et la flottille appartenant au « système stellaire libre et indépendant de Midway », composée de deux croiseurs lourds, cinq croiseurs légers et plusieurs avisos, avait quitté sa propre orbite à cinq minutes-lumière des vaisseaux syndics, sous eux et par tribord.

Il pouvait comprendre les efforts que faisait Tanya pour se distancier émotionnellement des événements auxquels ils assistaient. Ils étaient par trop éloignés du portail pour les influencer. Ceux qui étaient destinés à mourir avaient déjà trouvé la mort. Cela étant, faire mine de ne pas s’en préoccuper restait très difficile.

Geary fut un instant tenté d’éteindre son écran pour ne pas assister à l’inéluctable. Au mieux, il pouvait espérer que le croiseur lourd fugitif infligerait des dommages aux vaisseaux de Boyens avant d’être détruit, et qu’une partie au moins de la flottille de Midway survivrait à son affrontement avec une force bien supérieure de croiseurs et d’avisos syndics.

Mais, parce que c’était son devoir, il continua de regarder, l’estomac noué, dans l’attente des conséquences inévitables.

« Par l’enfer ! »

Il ne prit conscience d’avoir éructé ces mots qu’en entendant Desjani éclater malgré elle d’un rire teinté d’admiration. « Les vaisseaux de Midway ne cherchent pas seulement à sauver ce croiseur solitaire. Leur kommodore fonce droit sur le cuirassé syndic !

— C’est… » Geary étudia la nouvelle situation : la trajectoire de la flottille de Midway se stabilisait, visant désormais une interception du seul cuirassé de Boyens et des croiseurs légers qui l’escortaient. « Qu’est-ce qu’elle fabrique ? Elle ne peut en aucun cas s’en prendre à un cuirassé, même privé de la plupart de ses escorteurs.

— Vérifiez la géométrie par vous-même, amiral, l’avisa Desjani. Elle ne pourrait pas rejoindre le croiseur lourd avant les vaisseaux de Boyens. Mais elle peut atteindre le cuirassé avant qu’eux n’aient descendu le croiseur lourd pour revenir ensuite protéger le cuirassé.

— Boyens n’a guère de souci à se faire. Il y perdra peut-être quelques croiseurs légers, mais le cuirassé… » Un symbole rouge vif s’afficha sur la formation syndic : une alarme de collision, clignotant régulièrement sur la position du cuirassé de Boyens. Geary suivit des yeux les paraboles projetées, létales, jusqu’aux vaisseaux qui avaient adopté ces vecteurs : deux des avisos de Midway. « Que nos ancêtres nous viennent en aide ! Vous croyez qu’ils vont réussir ? »

Desjani se massait le menton, le regard braqué sur son écran, calculateur. « C’est leur seul moyen de détruire ou d’endommager le cuirassé de Boyens. Maintenant que les croiseurs lourds et les avisos ont quitté la formation syndic et que les autres vaisseaux de Midway couvrent ces deux avisos pour leur permettre de traverser ceux des escorteurs restés en position, ça pourrait marcher. Une tactique de folie, malgré tout.

— La kommodore Marphissa est une ex-Syndic, fit remarquer Geary. Boyens pourrait détenir des informations sur elle.

— Qu’elle déteste royalement les CECH syndics, par exemple ? ironisa Desjani. Et qu’elle en envoie deux de ses vaisseaux éperonner son cuirassé ? Oui, Boyens devrait le savoir ! »

Geary fixait maintenant son écran d’un œil horrifié. Allait-il devoir assister à l’autodestruction de deux avisos s’efforçant désespérément d’éliminer la force syndic de ce système stellaire ? « Minute ! Quelque chose ne cadre pas. Mettons que la kommodore ait réellement l’intention d’éperonner ce cuirassé avec deux avisos. Pourquoi leur aurait-elle fait adopter cette trajectoire d’interception depuis une telle distance ?

— À moins d’être complètement idiote, et je veux bien admettre qu’elle ne l’est pas, elle n’aurait certainement pas chanté si tôt son intention sur les toits. » Desjani partit de nouveau d’un rire sourd empreint d’admiration. « C’est un bluff. Boyens ne peut pas se permettre de perdre son cuirassé. Mais il n’a pas non plus la certitude de détruire ces deux avisos avec l’escorte qui lui reste. Que va-t-il faire ?

— Jouer la sécurité, espérons-le », lâcha Geary en reportant le regard sur les croiseurs lourds et avisos syndics piquant sur le fuyard solitaire, lequel accélérait à sa vélocité maximale.

En raison des temps de retard exigés par les communications, même à la distance relativement brève d’une minute-lumière, dix minutes s’écoulèrent encore avant que les six croiseurs lourds et les neuf avisos de Boyens n’infléchissent brusquement leur trajectoire pour remonter et revenir en accélérant vers le cuirassé qu’ils venaient de quitter.

« Les Syndics ont renoncé à leur tentative d’interception du fuyard, rapporta le lieutenant Castries, l’air de n’y pas croire elle-même. La flottille de Midway garde le cap sur le cuirassé syndic.

— Peut-être n’était-ce pas un bluff, après tout, déclara Desjani en fixant son écran. Nous le saurons dans vingt minutes.

— Commandant ? l’interpella Castries.

— Si la flottille de Midway cherche à permettre au croiseur lourd solitaire de s’en tirer, elle maintiendra ce vecteur menaçant jusqu’à ce que les croiseurs syndics ne puissent plus se retourner de nouveau à temps pour l’abattre. »

Geary avait la conviction que la kommodore Marphissa bluffait, mais il continua d’observer, en proie à une tension croissante, pendant que s’écoulaient ces vingt minutes. Parce que Tanya a raison. Tout ce que nous savons de Marphissa nous souffle qu’elle hait les CECH syndics, qui contrôlaient naguère son existence. Assez pour permettre à cette haine d’outrepasser la responsabilité qui lui incombe de préserver ses forces et de s’en servir intelligemment ? On n’enseigne pas aux officiers syndics à se soucier des pertes humaines lors des missions qu’on leur confie, et elle a appris son métier sous la férule syndic.

« Les vingt minutes sont passées, commandant, fit remarquer le lieutenant Castries. Le croiseur solitaire est désormais hors d’atteinte d’une interception par la force syndic. »

Desjani en prit acte sans mot dire, d’un hochement de tête. Si elle s’était inquiétée, elle n’en laissa rien voir.

Cela étant, l’eût-elle voulu qu’elle n’aurait rien pu changer à ce qui s’était passé deux heures plus tôt.

Vingt et une minutes après que les croiseurs syndics eurent rebroussé chemin, la flottille de Midway pivotait à son tour et négociait un large virage sur l’aile la ramenant vers sa position orbitale antérieure, à cinq minutes-lumière de celle de Boyens.

Geary laissa échapper la bouffée d’air qu’il avait retenue pendant une bonne partie de la dernière minute. « Elle a gardé le cap un peu plus longtemps, rien que pour alarmer Boyens.

— Probablement, convint Tanya en souriant. Dommage que Marphissa soit une Syndic.

— Une ex-Syndic.

— Ouais. D’accord. Elle pourrait faire un pilote de vaisseau convenable. »

Au tour de Geary de répondre d’un simple hochement de tête. De la part de Desjani, c’était une énorme concession ainsi qu’un éloge appréciable. Mais elle n’aurait sans doute pas aimé qu’on le lui fît remarquer. « Boyens s’est suffisamment moqué de notre incapacité à le faire déguerpir. Le voir se ridiculiser ainsi publiquement fait chaud au cœur. Tout Midway y assistera et verra à quel point il s’est fait bafouer.

— Tout cela est bel et bon, mais ça ne résout rien, grommela Desjani.

— Non. » Geary voyait très bien ce qu’elle voulait dire : la présence de la flotte de l’Alliance était le seul obstacle interdisant à Boyens de se servir de sa flottille pour reconquérir le système de Midway au nom des Mondes syndiqués. Techniquement parlant, Midway restait sous l’égide d’un soi-disant président et d’un prétendu général, eux-mêmes ex-CECH syndics. En réalité, la seule puissance de feu de sa flotte faisait de Geary le véritable dirigeant de ce système. Mais, en dépit de cette puissance, il avait encore les mains liées quand il avait affaire aux Syndics.

La flotte de l’Alliance devait absolument rentrer au bercail, de l’autre côté de l’espace syndic. Hormis la flottille de Boyens, elle avait eu bien d’autres raisons de s’attarder à Midway après avoir traversé en combattant des territoires extraterrestres par-delà la frontière de l’expansion humaine. Les vaisseaux de l’Alliance avaient participé à de nombreux combats et essuyé de lourdes pertes. Les auxiliaires qui les accompagnaient s’étaient certes réapprovisionnés en minerais bruts en exploitant les filons des astéroïdes du système, cela avec la permission des autorités de Midway, et ils s’étaient ensuite employés à manufacturer des pièces détachées pour les bâtiments endommagés. Tous les matelots avaient œuvré à réparer les dégâts infligés à leurs vaisseaux.

Néanmoins, ils devaient rentrer chez eux. Alors que Geary fixait son écran avec morosité, une autre alarme de collision s’y afficha, cette fois sur le supercuirassé capturé aux Bofs et rebaptisé Invulnérable. Rapetissant jusqu’aux quatre cuirassés massifs qui y étaient attelés, l’Invulnérable était l’œuvre d’une espèce extraterrestre dont les ressortissants joignaient à leurs dehors d’adorables ours en peluche mâtinés de bovins un refus farouche de communiquer avec l’humanité, sinon par une féroce agressivité. Aux yeux des Bofs, les hommes étaient des prédateurs, et, dans la mesure où il s’agissait d’herbivores évolués, ces êtres ne négociaient pas avec leurs prédateurs. L’Invulnérable recelait d’innombrables informations sur les Bofs et leur technologie, ce qui en faisait l’artefact le plus précieux de tout l’espace humain. Plus vite il gagnerait le havre de l’Alliance, mieux ce serait.

Malgré tout, Geary ne s’inquiéta pas de l’alarme. Elle avait été déclenchée par les manœuvres de six vaisseaux ovoïdes, presque entièrement lisses, qui virevoltaient entre les vaisseaux humains du système comme autant d’oiseaux gracieux parmi de patauds pachydermes. « Les Danseurs finiront par flanquer une crise cardiaque à nos systèmes de surveillance », lâcha-t-il. Les spatiaux de l’Alliance avaient surnommé ainsi les Lousaraignes en raison de l’aisance et de l’agilité avec lesquelles leurs vaisseaux pratiquaient des manœuvres qu’aucun pilote humain ni pilote automatique construit par des hommes n’aurait pu égaler.

Nul ne savait pendant combien de temps encore les Danseurs gambaderaient dans les parages en attendant que la flotte humaine ne se décide à s’ébranler ; or, dans la mesure où ils appartenaient à la seule espèce extraterrestre qui, non seulement, avait accepté de communiquer avec l’humanité mais encore avait défendu des humains au lieu de les attaquer, Geary devait également ramener dès que possible leurs représentants auprès du gouvernement de l’Alliance.

Toutes les raisons de quitter Midway pour regagner l’Alliance n’étaient pas aussi évidentes. Un autre facteur, aussi invisible qu’intangible, était le moral au plus bas des spatiaux. Ils avaient longuement, durement combattu, et ils aspiraient à jouir d’une paix qu’on présumait revenue ; à passer du temps chez eux. Mais leur patrie (ou tout du moins certaines puissantes factions au sein du gouvernement de l’Alliance) craignait ces combattants fatigués, s’inquiétait de leur loyauté, du coût du maintien de leurs vaisseaux en activité, du nombre immense de vétérans pesant déjà sur l’économie chancelante de systèmes stellaires affaiblis par la guerre.

Et des complots s’y tramaient d’ores et déjà. Combien, Geary n’aurait su le dire. Ni combien étaient dirigés contre lui. Combien saperaient les fondements de l’Alliance et causeraient son émiettement, à l’image de l’effondrement de l’empire des Mondes syndiqués. Il ne pouvait aucunement les contrecarrer de si loin : aussi éloigné qu’on pût être du territoire de l’Alliance sans sortir de l’espace colonisé par l’espèce humaine.

Si tels étaient les bénéfices que lui avait rapportés la victoire, alors il répugnait à imaginer le chaos qu’aurait engendré une défaite.

Il regarda s’altérer la trajectoire du croiseur lourd en fuite, sans doute en réaction aux offres d’assistance de la flottille de Midway. Geary ne voyait toujours aucun moyen de se débarrasser des vaisseaux de Boyens sans faire voler en éclats le traité de paix entre l’Alliance et les Mondes syndiqués. Mais, s’il quittait le système sans avoir résolu ce problème, l’Alliance risquait de perdre les précieux alliés en puissance qu’étaient ses citoyens, et, si l’accès à Midway lui était interdit, elle se verrait également refuser celui aux régions de l’espace qui s’étendaient par-delà le territoire des Danseurs.

Quelques jours plus tard, les nerfs à fleur de peau, Geary vit un cargo appartenant à Midway faufiler sa carcasse massive entre les fuselages de squales des vaisseaux de l’Alliance. Ses quelques expériences des cargos syndics incluaient diverses tentatives assez retorses pour détruire ou endommager ses propres bâtiments au moyen d’armes improvisées ou dissimulées. À voir celui-ci se glisser si près de ses vaisseaux, Geary dut réprimer une envie pressante d’ordonner sa destruction.

Il coula un regard vers Desjani, dont l’œil noir lui apprit qu’elle éprouvait encore de plus grandes difficultés que lui-même à tolérer la présence de l’intrus.

« Nous avons besoin de ces vivres, déclara-t-il. Nous avons déjà mangé des rations syndics et Midway dispose de stocks substantiels puisqu’il servait de centre de ravitaillement à cette région de leur espace.

— Je sais ! répondit Desjani. Mais les rations syndics que nous avions récupérées étaient entreposées dans des installations qu’ils avaient désertées. Nous n’avions pas à nous demander si elles n’avaient pas été empoisonnées ou sabotées.

— Les médecins de la flotte et les ingénieurs du capitaine Smyth les analyseront de toutes les façons connues pour vérifier qu’elles sont saines, exemptes de toxines, de bactéries, de virus, de nanopestes et autres coups de vice.

— Très bien, admit-elle. Mais, compte tenu de leur immonde saveur, je serais très étonnée qu’on puisse affirmer que des rations syndics ne sont pas gâtées.

— Au moins ont-elles le don de nous faire apprécier celles de l’Alliance par comparaison », fit remarquer Geary en regardant des navettes de sa flotte s’accoupler aux écoutilles principales du cargo syndic pour transborder sa cargaison. Il se garda de faire allusion à un autre avantage qui, lui aussi, aurait pu éveiller des soupçons. Les autorités de Midway leur fournissaient ces rations au lieu d’âprement marchander pour en tirer le meilleur prix. Geary savait qu’elles ne s’y résolvaient que parce qu’elles cherchaient désespérément à s’attirer les faveurs de l’Alliance contre la menace posée par le gouvernement syndic central, mais le geste n’en restait pas moins singulier, bien peu typique de la part des Syndics en regard de leurs comportements habituels.

Son écran lui apprit que le personnel et l’équipement médical de la flotte ainsi que des ingénieurs avec leur propre matériel d’analyse se trouvaient à bord de chacune de ces navettes pour procéder à des tests préalables mais non exhaustifs de ces rations.

Une note basse attira son attention sur son écran de com. Pourquoi donc l’émissaire du gouvernement de l’Alliance Victoria Rione m’appelle-t-elle maintenant ? Il appuya sur la touche ACCEPTER et vit apparaître son image sur un côté de l’écran.

Rione l’appelait depuis sa cabine de l’Indomptable. Elle battit des paupières pour chasser sa lassitude et indiqua de la main la direction approximative du cargo de Midway. « Il y a quelque chose d’assez inattendu à bord de ce cargo.

— Quoi encore ? » Geary ne chercha même pas à dissimuler sa colère. Si Midway jouait à ces petits jeux avec lui après tout ce qu’il avait fait pour défendre sa population…

« Rien de néfaste, ce me semble. Deux représentants du général Drakon. Ils se sont servis du canal privé par lequel je correspondais avec la présidente Iceni. » Rione eut un sourire torve. « Je leur ai déjà demandé s’ils comptaient vous prier d’apporter votre soutien à Drakon contre la présidente. Ils persistent à affirmer que tel n’est pas le but de leur visite.

— Parfait. Ils ne l’auraient pas obtenu. » Il pianota sur les accoudoirs de son fauteuil et décocha à l’image de Rione un regard empreint de scepticisme. Celle-ci avait tous les droits de se sentir vannée, puisqu’elle avait négocié avec les autorités de Midway pendant une semaine entière, s’était prise le bec avec Boyens et avait tenté d’établir de meilleures communications avec les Danseurs. « Que veulent-ils ? s’enquit Geary. Qu’est-ce qui peut bien être assez secret pour qu’ils se faufilent ici en douce et en personne ?

— Ils ne veulent en débattre qu’avec vous seul. En tête-à-tête. Vous pouvez présumer qu’il s’agit d’un sujet trop sensible pour qu’on prenne le risque de l’interception d’une communication.

— Enfer ! » Geary foudroya du regard la représentation du cargo sur son écran. Il ne savait que trop bien, d’expérience, que les canaux les mieux sécurisés peuvent être piratés, de sorte qu’il comprenait au moins cet aspect de l’affaire. Mais… « Moi seul ? Pas question ! Quelqu’un d’autre devra assister à cet entretien.

— Pas moi, rétorqua Rione. Je ne peux donner l’aval du gouvernement de l’Alliance à aucune proposition de Drakon, quelle qu’elle soit, avant d’en avoir une idée un peu précise. Prenez votre capitaine. Elle est d’un grade égal à celui des deux représentants du général, et se montre assez protectrice à votre égard pour les faire réfléchir à deux fois s’ils avaient de mauvaises intentions.

— Prononcer de temps à autre le nom de Tanya Desjani ne vous écorcherait pas la bouche, fit-il observer.

— Comment le sauriez-vous ? répliqua Rione avec un sourire qu’on pouvait interpréter de multiples façons et dont il préférait ne creuser aucune. Vous allez devoir donner votre approbation à l’envoi d’une navette chargée de ramener les gens de Drakon dans la soute de l’Indomptable. Amusez-vous bien. »

Après avoir coupé la communication, Geary se tourna vers Desjani, qui faisait mine de n’avoir pas remarqué la conversation. « Vous avez entendu ? »

Elle secoua la tête. « Votre champ d’intimité me l’interdisait. Que voulait cette femme ?

— T’est-ce si difficile de dire Victoria Rione ? insista-t-il malgré lui.

— Oui. Ça l’est.

— Très bien. » Geary n’aurait pas le dernier mot cette fois, de sorte qu’il préféra répéter ce que lui avait dit Rione. « Je vais ordonner à une navette de les ramener ici, et nous verrons bien ce qu’ils auront à nous apprendre.

— Que nos ancêtres nous viennent en aide ! marmotta Desjani. Il me faut des fusiliers en tenue de combat pour surveiller la soute des navettes, évacuer et sécuriser la salle de conférence 4D756 ainsi que toutes les coursives conduisant de la soute à cette salle, et ce jusqu’à nouvel ordre.

— À vos ordres, commandant », réagit aussitôt le lieutenant Castries.

Le temps que Geary et Desjani atteignent la soute, les fusiliers étaient déjà là, revêtus de leur cuirasse de combat intégrale.

Desjani sourit à leur vue. « Excellent. Rien de tel que quelques fusiliers pour impressionner des Syndics. »

Elle pénétra en tête dans le dock, où la navette s’était posée et attendait, sa rampe encore fermée. « Ouvrez », ordonna-t-elle.

La rampe s’abattit et Geary s’approcha de son extrémité inférieure pour jeter un regard à l’intérieur.

Il ne fallut aux envoyés de Drakon que quelques secondes pour se présenter à son sommet. Geary les avait déjà vus tous les deux, debout derrière le général dans certains de ses messages. Un homme et une femme, l’un et l’autre en uniforme. Il éprouva comme une indéfinissable sensation d’inquiétude quand, d’un pas sobre et mesuré, ils entreprirent de descendre la rampe dans sa direction. Ils n’avaient pas l’air dangereux, néanmoins une petite voix lui soufflait de ne pas les sous-estimer.

Il remarqua du coin de l’œil que les fusiliers changeaient légèrement de posture, comme s’ils se préparaient à contrecarrer toute initiative imprudente des deux visiteurs.

Qu’il pût se retrouver confronté à une tentative d’assassinat contre sa personne de la part des représentants de Drakon ne lui était même pas venu à l’esprit. Négligence aussi fatale qu’impardonnable lorsqu’on rencontrait des Syndics ou d’ex-Syndics face à face, se rendait-il compte. Mais au moins Desjani avait-elle eu la prévoyance de mettre des fusiliers à sa disposition.

« Colonel Morgan », se présenta la femme comme si cela suffisait à lui apprendre tout ce qu’il y avait à savoir sur elle. Sur le ton qu’aurait pu employer Geary pour dire : « Je suis Black Jack. » Mais jamais il ne s’y aventurait, et il se demanda qui pouvait bien être cette femme pour qu’il émanât d’elle une telle aura d’arrogante compétence. Elle était indéniablement séduisante et évoluait avec toute la grâce inconsciente d’une ballerine ou de la pratiquante d’arts martiaux mortels. Le colonel Morgan semblait ignorer la présence des fusiliers – comme s’ils n’existaient pas –, et Geary eut la désagréable impression que, si on l’avait effectivement envoyée pour l’éliminer, ils ne l’auraient pas beaucoup entravée dans l’accomplissement de sa mission.

« Colonel Malin. » L’homme s’exprimait plus formellement et son attitude était aussi plus réservée, empreinte de la déférence à laquelle on pouvait s’attendre de la part d’un subordonné mais laissant néanmoins entendre qu’aucune tâche ne lui semblerait trop ardue. Il paraissait beaucoup moins dangereux que Morgan. Pourtant l’instinct de Geary lui soufflait qu’on ne pouvait pas tenir cet homme pour anodin.

Lui-même s’était formé du général Drakon une opinion assez précise au fil des conversations officielles qu’ils avaient tenues. Il n’y en avait pas eu d’officieuses, naturellement. Un professionnel, s’était-il convaincu. Guère différent peut-être d’un officier supérieur de l’Alliance.

Mais Drakon avait fait de ces deux-là ses plus proches aides de camp. En raison des méthodes auxquelles on recourait dans les Mondes syndiqués, ou bien parce que le général se sentait personnellement rassuré par la présence, à proximité de sa personne, de deux individus mortellement compétents ?

Geary répondit d’un hochement de tête à ces présentations en s’efforçant d’interdire à son visage de révéler ses pensées. Eux savaient certainement qui il était, de sorte qu’il se contenta de désigner Tanya de la main : « Le capitaine Tanya Desjani. »

Il aurait fallu être aveugle pour ne pas remarquer comment Desjani, Morgan et Malin se toisèrent sans mot dire, comme pour se jauger après ces très brèves présentations. Tanya les zyeutait ainsi qu’elle aurait scruté une force ennemie. Elle voyait clairement en eux une menace.

Le trajet jusqu’à la salle de conférence sécurisée fut aussi bref que silencieux. Les fusiliers ne pipaient mot et les coursives avaient été dégagées comme l’avait ordonné Tanya.

Une fois à l’intérieur, Geary attendit que Tanya eût scellé l’écoutille, laissant les fusiliers dehors contre toute raison selon lui, avant de s’asseoir et d’adresser un signe de tête aux deux officiers sans leur proposer de siège. « Qu’est-ce qui est si important pour que votre général m’envoie deux de ses représentants personnels et pour qu’on ne puisse même pas me le transmettre par un canal sécurisé ? »

Au lieu de répondre aussitôt, Malin et Morgan tournèrent le regard vers Desjani : le défi brillait dans les yeux de la seconde, tandis que ceux du premier semblaient subtilement poser une question. « L’affaire ne concerne que vous seul, amiral, déclara Morgan.

— Ce sont nos ordres, ajouta Malin en lui jetant un coup d’œil manifestement agacé. J’espère que vous comprendrez, amiral. »

Geary se rejeta en arrière comme pour bien leur faire comprendre qu’il ne se sentait nullement menacé et restait le seul garant de son autorité. « J’espère que vous comprendrez vous-mêmes qu’on ne peut rien m’imposer sur mon propre vaisseau amiral. Le capitaine Desjani en est le commandant ainsi que mon plus fiable conseiller. Elle assistera à toutes les discussions. »

Malin se figea imperceptiblement puis acquiesça d’un hochement de tête.

Le regard de Morgan, comme amusé, se reporta de Geary sur Desjani. « Nous comprenons les relations… particulières », déclara-t-elle sur un ton qui fit se crisper les mâchoires de Tanya.

Le sous-entendu ne plut guère non plus à Geary, mais il n’allait certainement pas se défendre de sa relation avec son capitaine devant ces deux-là. « Poursuivez, en ce cas. »

Le colonel Malin reprit la parole sur le même ton déférent. « La présidente Iceni nous a demandé de vous transmettre sa requête personnelle d’une entrevue avec les Danseurs. »

Geary haussa les épaules. « Nous avons déjà dit à la présidente Iceni que les Danseurs avaient décliné tout contact direct avec elle comme avec tout autre représentant de Midway. Nous en ignorons la raison. Ils ne s’en sont pas expliqués. Je peux leur reposer la question, mais je ne m’attends pas à une réponse différente.

— Votre présidente n’aimerait peut-être pas rencontrer personnellement les Danseurs, ajouta sèchement Desjani.

— Nous avons vu les photos que vous nous avez fournies, répondit Malin avec l’ombre d’un sourire. Nous savons les Danseurs…

— Hideux, termina Morgan pour lui.

— Ils nous ont sauvé les fesses, affirma Desjani d’une voix trompeusement affable.

— Nous aimerions les remercier d’avoir détourné le bombardement des Énigmas visant notre planète, intervint Malin avant que Morgan eût pu reprendre la parole. Dans l’idéal, nous préférerions le faire en direct… si vous pouviez le leur expliquer.

— Je transmettrai, affirma Geary sans trop se mouiller.

— Le général Drakon, pour sa part, a une requête personnelle, amiral : il aimerait qu’on nous laisse accéder au vaisseau que vous avez baptisé l’Invulnérable.

— Non, répondit fermement Geary. Nous en savons beaucoup trop peu sur ce bâtiment. Votre général m’a appris que vous vous inquiétiez encore de la présence d’agents syndics opérant en sous-marin dans votre système stellaire. Je ne peux pas prendre le risque de laisser tomber le peu que nous en connaissons entre les mains des Mondes syndiqués. Je vais me montrer brutal, colonel : aucune de ces requêtes ne justifie l’extrême inquiétude pour votre sécurité qu’a soulevée votre visite. De quoi s’agit-il réellement ? »

Malin opina, non sans laisser transparaître son admiration pour un adversaire qui ne se laissait ni distraire ni endormir. « Une opportunité s’est présentée, amiral. Une occasion de résoudre un problème qui vous préoccupe tout autant que le général Drakon et la présidente Iceni. Tant que le CECH Boyens commandera ici à une flottille des Mondes syndiqués plus puissante que nos propres forces mobiles, nous ne serons pas en sécurité. En se fondant tant sur vos interventions précédentes que sur vos entretiens avec eux, nos supérieurs, le général Drakon et la présidente Iceni, estiment que vous devriez souhaiter vous aussi que le CECH Boyens et sa flottille quittent Midway avant votre propre départ.

— Ou bien que vous apprécieriez une opportunité de la détruire si vous vous y sentez enclin, ajouta le colonel Morgan, cette fois avec un léger sourire, comme s’ils partageaient une plaisanterie récurrente.

— Quelle est-elle, cette “opportunité” ? » s’enquit Geary en évitant de répondre directement à Morgan. Plus il la côtoyait, plus elle le mettait mal à l’aise. Ce n’était pas seulement qu’elle fût séduisante, mais en raison de la féline et mortelle nonchalance, évoquant une panthère, qui s’ajoutait à cette séduction. C’était une femme très dangereuse, à l’instar de Tanya, mais de manière très différente, et qu’il trouvât quelque part ce danger fascinant ne laissait pas de l’agacer.

Difficile de dire si Tanya en était également consciente. Elle ne quittait pas Malin des yeux, en évitant soigneusement, en apparence, de regarder Morgan, mais Geary l’avait déjà vue adopter ce comportement trompeur. Morgan n’en était certainement pas dupe non plus, et elle y réagissait par une sorte d’amusement soigneusement voilé, lequel devait sans doute sembler encore plus provocant à Desjani.

Puis Geary nota que Tanya se détendait de façon manifeste, tandis qu’un petit sourire tranquille naissait sur ses lèvres. Purement tactique au demeurant : elle avait cerné le comportement de Morgan et modifié sa propre approche en conséquence.

Feignant comme Geary de ne pas remarquer le petit jeu auquel se prêtaient les deux femmes, Malin poursuivit : « L’opportunité en question réside dans l’arrivée récente de ce croiseur lourd dans notre système stellaire. Le C-712 a décliné notre proposition l’invitant à y rester. Nous lui avons offert un de nos propres croiseurs lourds pour l’escorter afin qu’il puisse regagner son étoile d’origine en toute sécurité.

— Bien aimable à vous, persifla Desjani.

— Rendre un si grand service est aussi un moyen de se faire des amis, et Midway a besoin d’autant d’amis que possible. Et particulièrement, après votre départ, d’amis disposant de croiseurs lourds. Ces mêmes amis sont peut-être d’ailleurs en train de nous faire une fleur sans s’en rendre compte en ce moment même. Le général Drakon et la présidente Iceni proposent une ligne d’action, impliquant notre escorteur, qui servirait autant vos intérêts que les nôtres, amiral. En travaillant de conserve, nous pourrions nous débarrasser de Boyens, pourvu que nous fassions tout ce qui est en notre pouvoir pour l’empêcher de seulement soupçonner le piège que nous lui tendons. »

Geary n’eut aucun mal à interpréter la réaction muette de Desjani : Non. Pas de pacte avec des Syndics. Pas question de « travailler de conserve » avec eux. Cela dit, apprendre ce qu’ils proposaient exactement ne saurait nuire. « Exposez-moi votre proposition », ordonna-t-il à Malin.

Ils avaient escorté les deux colonels jusqu’à leur navette et assisté à son départ quand Geary interrogea Desjani du regard.

« Non.

— Parce que… ?

— On ne peut pas leur faire confiance. » Elle montra l’emplacement où s’était garée la navette. « Quel esprit tordu et malade pourrait bien concocter un tel plan ?

— Mais il pourrait parfaitement opérer et résoudre notre problème avec Boyens. »

Desjani fronça les sourcils. « Pourrait. Que comptes-tu faire ?

— Il faut qu’un des émissaires au moins du gouvernement de l’Alliance contresigne ce projet ou ça ne marchera pas. Je leur présenterai le laïus de Malin et nous verrons bien ce qu’ils en diront.

— Ce devrait être intéressant. Je tiens à savoir comment ils réagiront à la suggestion que tu t’es servi de ce plan comme d’un prétexte à la destruction du cuirassé de Boyens. » Desjani lui décocha un regard cauteleux. « À ce propos, tu n’avais pas l’air d’apprécier l’attention que te prodiguait le colonel Morgan.

— Elle n’a…

— Ah non ? Absolument pas. Hep, môssieu l’amiral ! Vous aimeriez croquer dans la pomme ? Vous n’avez qu’à cligner de l’œil.

— Je n’ai pas…

— Oh que non. Tu es plus futé que ça.

— Elle ne savait certainement pas que nous sommes mariés, Tanya.

— Nos ancêtres nous préservent ! Tu crois vraiment que ça l’aurait arrêtée ? » Desjani marqua une pause comme si elle s’apprêtait à regagner la passerelle, l’air, en même temps, de livrer un combat intérieur. « Avant de prendre une décision, accompagne-moi. » Elle ne souffla plus un mot tandis qu’il lui emboîtait le pas, intrigué, jusqu’à ce qu’ils atteignent sa cabine. « Nous allons prendre le risque de quelques commérages pour ces brèves minutes d’intimité, parce que nous en avons bien besoin.

— Pourquoi ? » Geary n’était que très rarement entré dans la cabine de Tanya. Il gardait ses distances au nom de la discipline.

« Dedans. » Elle attendit qu’il fût entré, referma et verrouilla l’écoutille, puis resta un instant plantée devant lui à se passer les doigts dans les cheveux avant de reprendre la parole : « Écoute, je sais que beaucoup de choses que nous avons faites – et par ce “nous” j’entends mes contemporains – froissent ton sens de l’honneur.

— Tu as cessé de…

— Attends ! » Elle laissa retomber sa main et le fixa avec sincérité. « Si tu veux te débarrasser de ce cuirassé, il y a un moyen d’y parvenir sans laisser nos empreintes digitales ni collaborer avec des gens qui prétendent n’être plus des Syndics mais raisonnent encore en Syndics.

— Et, par “me débarrasser”, tu veux dire… ?

— Le détruire. » Tanya s’éloigna de quelques pas, fit demi-tour et revint vers lui. « Tu sais comme c’est. Il faut parfois prendre des mesures. Des mesures contraires aux ordres que tu as reçus. Et l’on doit alors savoir s’en dépatouiller sans laisser de traces. »

Geary la dévisagea, mystifié. « Serais-tu en train de m’affirmer qu’en dépit de tous les enregistrements déclenchés automatiquement et de la conservation dans les archives du moindre détail des activités de chaque vaisseau de la flotte de l’Alliance durant toute son existence, il existerait un moyen de mener à bien une opération aussi importante que la destruction d’un cuirassé syndic sans en laisser aucune indication ? »

Elle s’excusa d’un haussement d’épaules. « Oui.

— Mais, même si tu étais capable de trafiquer les systèmes de la flotte, il y aurait tellement de témoins que…

— Personne ne parlera. Personne. » Tanya le mettait au défi du regard. « Ça n’arrive pas fréquemment. Mais on y est parfois forcé. Et, dans la mesure où nous y sommes contraints, nous avons appris à le faire. Si tu y tiens absolument, nous pouvons recommencer, et il n’y aura aucune preuve.

— Les systèmes qui appartiennent aux ressortissants de Midway assisteront à tout ! protesta-t-il, n’y croyant lui-même qu’à moitié.

— Oh, s’il vous plaît, amiral. Si les archives officielles des vaisseaux de l’Alliance affirment quelque chose et que celles de gens qui étaient encore récemment des Syndics prétendent le contraire, qui croira-t-on ? »

Geary se détourna de Tanya pour s’efforcer de réfléchir. Si les spatiaux de la flotte ont pu commettre des actes aussi atroces que le bombardement orbital de populations civiles sans s’émouvoir, quels agissements pourraient bien exiger qu’on les dissimulât entièrement aux archives officielles ? Je n’arrive même pas à imaginer…

La voix de Desjani coupa court au train de ses pensées de plus en plus sombres. « Il ne s’agissait pas d’atrocités, amiral. Celles-là, nous pouvions les commettre en pleine lumière. »

Cette dernière phrase fut proférée avec une glaçante amertume. Mais, quand Geary se retourna pour la regarder, il se rendit compte que sa rancœur était dirigée contre elle-même.

« Il s’agissait de nous soustraire aux ordres, poursuivit-elle d’une voix plus sereine. De faire ce qu’il fallait. Ou de ne pas faire ce que nous regardions comme stupide. Et tu sais presque aussi bien que moi l’effet que peuvent produire certaines sottises sur nos états de service, alors essaie un peu d’imaginer quels ordres pouvaient bien être d’une stupidité assez crasse pour nous pousser à trouver un moyen de les contourner en conservant le plus strict anonymat.

— Je n’arrive même pas à me les dépeindre, Tanya.

— Estime-toi heureux, affirma-t-elle encore plus sombrement avant de détourner les yeux. Tu ne le pourrais pas. Tu ne l’as pas vécu. C’est une bénédiction.

— Désolé.

— Ne sois pas désolé pour moi ! Ni pour personne de cette flotte. On a dû faire avec ce qu’on avait. »

Geary fixa le pont en se mordant assez fort les lèvres pour sentir dans sa bouche le goût du sang. « D’accord. Comment s’y prend-on pour qu’un événement ne soit pas archivé ?

— Je ferai passer le mot. Ne me demande pas comment. On posera des jalons. Quand tout sera prêt, je te ferai signe et tu pourras ordonner l’opération. Une fois le premier coup tiré, les archives de la flotte affirmeront que tous les vaisseaux impliqués auront participé à une manœuvre de routine et aucun spatial, officier ou matelot, ne les contredira. » Elle secoua la tête. « Ne prends pas cet air scandalisé. Ça se fait depuis qu’on a envoyé les premiers spatiaux tuer leurs semblables. Curer les archives exige maintenant plus de boulot qu’au début, mais c’est une très, très vieille pratique. Tu le sais aussi bien que moi. »

Son regard se posa sur la plaque, posée près de l’écoutille, où s’inscrivait une longue liste de noms. Tous d’amis disparus. De compagnons de Desjani tombés au combat, avec qui elle avait servi et dont elle tenait à s’assurer qu’elle ne les oublierait jamais. « Oui, je le sais. Voilà le dilemme, Tanya : si je me range à ta suggestion, nous livrerons une autre bataille et des gens mourront encore, dont très probablement certains des nôtres. Les cuirassés sont fichtrement increvables. Si les frappes commençaient à pleuvoir, Boyens pourrait même aller jusqu’à cibler le portail en guise d’ultime pied de nez. Mais, en m’en tenant au plan des deux colonels, peut-être n’aurai-je pas à combattre, et, si besoin, il me resterait toujours ta méthode. »

Tanya mit un moment à répondre : « Boyens pourrait ne pas réagir comme ils l’espèrent.

— Mais cet enregistrement, du moins ce que nous en savons, donne à penser qu’il le ferait. Et ils le connaissent mieux que nous.

— Je… ne le nie pas, répondit-elle, manifestement à contrecœur.

— Tanya, si nous commençons à tirailler, ce que révéleront les archives de la flotte sera le cadet de mes soucis. Les Syndics pourraient se servir de ce prétexte pour reprendre les hostilités. Et tu sais parfaitement comment cette flotte et l’Alliance y réagiront.

— Oui. » Tanya se retourna vers son bureau et s’appuya dessus des deux bras, pliée en deux. « Par mes ancêtres, je suis si fatiguée, Jack. Fatiguée de devoir faire de telles choses. Mais, si je le dois, si c’est ce que cela exige, je me fierai à ton jugement. Tu as eu raison bien plus souvent que moi.

— Que non pas. » Il tendit le bras et effleura très délicatement le sien. Il mourait d’envie de la serrer contre lui, de la prendre dans ses bras, mais c’était impossible. Interdit, tant à l’amiral qu’il était qu’à son commandant de pavillon. À bord de l’Indomptable, ils restaient en service vingt-quatre heures sur vingt-quatre. « Je garde ta solution à l’esprit, Tanya. Mais je ne tiens pas à l’appliquer.

— Toi et ton fichu honneur ! » Cela étant, elle avait parlé sur le ton de l’autodérision en lui adressant un sourire contrit. « Tant qu’à nous montrer honnêtes, tu n’as vraiment pas remarqué que Morgan n’arrêtait pas de te reluquer ?

— Si. » Geary se massa la nuque et fit la grimace. « Et elle m’a fait l’effet de la personne la plus dangereuse qu’il m’ait été donné de voir.

— Exact, là encore. » Son sourire s’élargit. « Il me semble t’avoir au moins appris quelque chose. » Ses mains se portèrent sur les commandes de l’écoutille. « Sortons de cette cabine avant que les ragots ne commencent à se répandre, amiral. »

Geary convoqua les deux émissaires du gouvernement de l’Alliance dans la salle de conférence où il avait reçu Morgan et Malin puis il leur passa un enregistrement de la conversation ; les images des deux officiers de Midway apparurent là où ils s’étaient tenus.

Dès la fin de l’enregistrement, Rione coula vers Geary un regard oblique évoquant désagréablement celui que Tanya lui avait décoché. « C’est un sacré sujet, n’est-ce pas ?

— Vous voulez parler du colonel Morgan ? » Geary fixa Rione en fronçant les sourcils. « Si c’est là l’effet qu’elle provoque chez vous… et chez d’autres, je dois me demander pourquoi on l’a envoyée avec le colonel Malin.

— Oh, c’est aisément explicable. » Rione eut un sourire amusé. « Tout d’abord, vous ne pouviez pas manquer d’être… intrigué, dirons-nous, par ce que le colonel Morgan avait à vous offrir. Vous n’auriez pas été le premier potentat à mordre à ce genre d’hameçon et, si vous étiez tombé dans le panneau, vous leur auriez ouvert toutes sortes de possibilités juteuses. Dont, éventuellement, votre accord à leur proposition dans l’espoir de… comment le formuler ?… de travailler plus intimement avec le colonel Morgan. »

La colère qu’éveilla en lui la dernière tirade de Rione était en bonne partie suscitée par sa conscience d’avoir effectivement nourri une telle pensée, se rendit-il compte non sans une certaine dose de culpabilité. « Je ne ferais jamais…

— Je n’ai pas dit que vous le feriez, amiral. Mais je soupçonne deux autres raisons d’avoir joué un rôle dans sa présence. N’avez-vous pas remarqué que votre capitaine et vous-même avez réagi aussi positivement au colonel Malin que négativement au colonel Morgan. Elle lui servait de faire-valoir.

— Malédiction ! » Geary aurait volontiers contesté ce dernier argument, mais il se rendait compte qu’il recelait une grande part de vérité.

« Ce n’est pas tout. Si je sais encore déchiffrer une gestuelle, ces deux-là se fient à peu près autant l’un à l’autre que nous nous fions à eux. On peut avancer sans grand risque d’erreur que Morgan et Malin se surveillent mutuellement du coin de l’œil. »

L’émissaire Charban dévisageait Rione en affichant la tête d’un homme conscient qu’il lui reste encore beaucoup à apprendre. « Ils continuent d’agir en Syndics, n’est-ce pas ? dit-il. Des dizaines de stratagèmes opérant en même temps, des couches et des couches d’intrigues enchevêtrées et superposées.

— C’est ce qu’ils savent faire, répondit Rione. Et ils sont bons dans ce domaine, du moins si “bon” est le terme adéquat. » Elle tapota quelques touches. « Vous aviez vu cela ? Les senseurs de la salle l’ont capté. »

Sur les images enregistrées des deux colonels, un objet épousant si soigneusement la nuance de sa peau qu’il restait invisible à l’œil nu scintillait à présent à l’un des poignets de Morgan. « C’est quoi ? » demanda Geary.

Rione pianota encore un peu puis se tourna vers ses deux compagnons. « Ce n’est pas une menace, sinon vous en auriez été averti dès son entrée. Mais c’est un enregistreur très sophistiqué. Si je ne m’abuse, son boîtier est également scellé. Ni Morgan ni Malin ne peuvent rien changer à ses réglages.

— On ne leur fait donc pas non plus confiance, conclut Charban.

— Peut-être. C’est certainement destiné à fournir à quelqu’un comme la présidente Iceni un enregistrement de ce qui a été dit et fait ici. Ça pourrait aussi expliquer pourquoi elle a autorisé deux des agents de Drakon à venir vous faire leur proposition. » Rione réfléchit un instant, la tête en appui sur une paume. « Leur plan pourrait réussir.

— Pouvons-nous nous fier à eux pour le mener à bien ?

— À qui ? Drakon et Iceni ou Morgan et Malin ?

— À toutes celles du dessus. » Charban fit un clin d’œil à Geary, qui hocha la tête en reconnaissant la blague. À un moment donné, la flotte avait décidé que les QCM des examens avaient presque toujours une réponse correcte à « toutes celles du dessus ». Bien qu’il fût comme Rione un émissaire du gouvernement, Charban, en sa qualité de général des forces terrestres à la retraite, avait beaucoup plus de points communs avec Geary qu’avec sa proche collègue.

Rione poussa un soupir théâtral. « Drakon et Iceni ne nous les auraient pas envoyés s’ils n’avaient pas confiance en eux. Non. “Confiance” n’est pas le terme qui convient. J’ignore quel est le bon. Il devrait correspondre à une notion purement syndic laissant entendre qu’on s’est déjà fait une religion quant à l’aptitude d’un quidam à vous trahir ou à vous rester loyal. Vous êtes conscient que ça n’aboutira pas sans mes pleines et entières coopération et assistance et celles de l’émissaire Charban, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Geary. J’ai été très surpris de constater que ces colonels, ou plutôt Drakon et Iceni, ne s’en doutaient pas non plus.

— Surpris ? » Rione s’autorisa un petit rire. « Est-ce que ça aurait surpris le capitaine Badaya ?

— Non, parce qu’il est convaincu que…

— Parce qu’il est convaincu que vous contrôlez désormais l’Alliance et que le gouvernement n’est qu’une simple figure de proue chargée de faire appliquer vos ordres. » Elle eut un rictus déplaisant. « Ces ex-Syndics partagent naturellement la même opinion. Qui pourrait bien s’interdire de s’octroyer un tel pouvoir s’il s’offrait à lui ? Vous avez décliné cette occasion, mais Drakon et Iceni présument certainement que vous l’avez saisie au vol. »

Geary détourna les yeux, de nouveau ulcéré. « Très bien. Ils n’ont donc pas imaginé qu’il me faudrait vous en parler pour obtenir votre approbation. Mais c’est ce que je suis en train de faire. Qu’en pensez-vous ?

— Je le préconise, amiral. C’est prendre un gros risque. Ça exige de mettre dans la confidence des gens pour qui tenir parole reste un concept pour le moins élastique. Mais ça résoudra notre problème en même temps que les leurs.

— Intérêt personnel bien compris, avança Charban. Ils tiennent encore plus que nous à ce que ça marche.

— Exactement. Sans doute trouverions-nous nous-mêmes difficile à digérer la perspective de quitter ce système en l’abandonnant à un Boyens nanti d’une puissance de feu supérieure à celle de Midway, mais, pour les gens d’ici, ce serait un désastre pur et simple.

— Très bien, répéta Geary. Je vais transmettre à ce cargo le mot de passe codé donnant mon accord et nous procéderons. En cas d’échec, le prix à payer sera infernal. »

Rione secoua la tête, l’air de nouveau vannée. Elle avait beaucoup vieilli pendant le voyage et faisait à présent dix ans de plus qu’à leur première rencontre. « Il le sera quoi qu’on fasse, affirma-t-elle. Il n’y a pas d’alternative indolore, amiral. Les autorités ont-elles accepté votre proposition de laisser le capitaine Bradamont à Midway en tant qu’officier de liaison de l’Alliance ?

— Oui.

— Parfait. Ça peut servir. Le CECH Boyens va lui-même connaître un petit avant-goût de l’enfer. »

Загрузка...