Chapitre dix

« Il faut faire quelque chose, déclara la kommodore Marphissa. Existe-t-il un moyen de frapper certains des escorteurs du cuirassé de Jua la Joie et de protéger les cargos survivants ? »

Les écrans du Manticore montraient deux boules de débris en expansion à l’extrémité de deux des cargos. Comme elle l’avait craint, Jua avait autorisé quelques-uns de ses escorteurs à s’éloigner assez de son cuirassé pour détruire les capsules de survie dont s’était servi leur équipage dans sa vaine tentative de fuite.

Et Marphissa restait impuissante.

« Kommodore… (un message du Défenseur) nous avons reçu une transmission tronquée du général Drakon. Autant que nous puissions en être sûrs, il nous ordonne d’ouvrir le feu sans délai sur les positions des forces terrestres proches de ses soldats. Nous avons retenu jusque-là celui de nos lances de l’enfer afin de les garder en réserve en cas de tirs de roquettes, attaques d’aéronefs ou missiles de croisière. Demandons instructions. »

Marphissa vérifia la distance. Dans leurs futiles efforts pour protéger les cargos et infliger des dommages au croiseur lourd de Haris, Griffon et Manticore s’étaient éloignés d’environ une minute-lumière sur tribord en direction de la planète. Le message du Défenseur remontait à une minute. Le délai était sans doute conséquent mais pas effroyablement long.

Elle enfonça la touche de com. « Répondez à la requête du général Drakon et ouvrez le feu sur les positions ennemies au sol dès réception de ce message. Frappez-les autant que vous le pourrez avant la surchauffe de vos lances de l’enfer. »

Diaz fixait son écran. « Drakon doit avoir cruellement besoin de renfort. Mais nous ne pouvons pas faire mieux.

— Peut-être devrions-nous renoncer à protéger les cargos, grommela Marphissa. Nous ne faisons que retarder l’inéluctable. Si nous piquions tous sur la planète habitée pour concentrer nos tirs sur les forces terrestres ennemies, nous l’aiderions sans doute davantage.

— Mais… » Diaz serra les poings. « Oui, certainement. Nous ne pouvons plus sauver les cargos. »

Marphissa coula un regard vers la position du Faucon et de l’Aigle, qui s’efforçaient de nouveau d’en découdre avec le croiseur léger de Haris, lequel les narguait toujours, hors de portée.

Elle tendit la main vers sa touche de com mais interrompit son geste et fit la grimace : une autre alerte venait de retentir.

Un nouveau vaisseau était arrivé à Ulindi quelques heures plus tôt. Puisqu’elle n’attendait aucun renfort, ça ne pouvait qu’être une mauvaise nouvelle.

Drakon leva les yeux vers le plafond qui vibrait et tressautait continuellement. Le centre de commandement était enfoui sous des couches de roche et de blindage, tandis que d’autres salles souterraines pareillement protégées formaient un niveau supérieur et qu’à la surface se dressaient un peu plus tôt divers bâtiments. Ces immeubles n’étaient plus désormais qu’un amas de décombres que venait encore fissurer et réduire en miettes le pilonnage d’artillerie qui flagellait l’ex-base ennemie.

À l’intérieur, une fine poussière s’abattait sur Drakon et ses hommes. Mais l’éclairage de secours ne vacillait pas et les écrans restaient allumés et stables. La centrale électrique de la base était enterrée encore plus profondément, à l’épreuve de tout sauf d’un bombardement orbital massif.

« Ils ne portent pas beaucoup de coups directs aux fortifications extérieures, rapporta Malin. Les vaisseaux de Midway ont liquidé leur dispositif de satellites planétaires avant notre atterrissage et les paillettes et la poussière qui saturent l’atmosphère gênent leurs systèmes de visée, de sorte que leurs tirs sont bien moins précis.

— Ils font parfois mouche malgré tout », rétorqua Drakon. La plupart des soldats se tapissaient dans les bunkers anti-explosions proches des défenses extérieures de la base, aussi bien abrités que possible du tir de barrage. « S’ils lâchaient des cailloux sur nous de l’orbite, nous serions déjà réduits en charpie.

— La kommodore doit se charger de tenir occupés les vaisseaux ennemis.

— Si elle ne réussit pas à distraire aussi le cuirassé, il va faire pleuvoir l’enfer sur nos têtes. Maintenant que nous sommes piégés dans ce trou à rats par leurs forces terrestres, nous ne pouvons plus nous disperser à la surface comme je l’espérais. » Drakon se retourna : on venait de lui amener un prisonnier sous bonne escorte.

L’homme salua à la mode syndic en portant le poing droit à son sein gauche. « Sous-CECH Princip. »

Drakon promena le regard sur son complet bien coupé. « Pourquoi n’étiez-vous pas en cuirasse intégrale quand vous avez été capturé, sous-CECH Princip ? »

Princip lui décocha un regard méprisant ; cela étant, il peinait à cacher la nervosité que lui inspiraient les fréquents soubresauts d’un sol ébranlé juste au-dessus de leur tête par de nouveaux impacts. « Je ne suis pas un travailleur de première ligne mais un gestionnaire de haut niveau.

— Non, vous êtes un pur et simple gaspillage de ressources », rétorqua Drakon en se penchant, menaçant dans sa cuirasse de combat, sa visière opaque à quelques centimètres du front en sueur de Princip. « Je veux un compte rendu complet sur les serpents de cette base et je le veux tout de suite ou je vous fais escorter jusqu’à la surface, où vous pourrez évaluer par vous-même l’efficacité de l’artillerie qui frappe cette base.

— Je… Je… Je n’ai pas…

— Débarrassez-moi de lui, ordonna Drakon à Malin en lui tournant le dos.

— Finley doit le savoir ! C’est le chef des serpents d’ici ! Trouvez-la ! »

Malin opina en souriant. « Nous avons un cadre exécutif de première classe Finley parmi nos prisonniers. Du service de la logistique, prétend-elle.

— Isolez-la et faites-lui cracher le morceau. Nous sommes déjà durement frappés du dehors, ça va encore empirer et nous n’avons pas besoin d’être aussi agressés de l’intérieur.

— Que dois-je faire du sous-CECH ? »

L’image de Conner Gaiene traversa l’esprit de Drakon et, l’espace d’un instant, il fut tenté d’ordonner la « terminaison » du sous-CECH Princip. Mais Conner n’avait jamais apprécié ces méthodes, pas plus d’ailleurs que Lara, son épouse bien-aimée depuis longtemps défunte. « Reconduisez-le parmi les prisonniers.

— Je suis un sous-CECH ! protesta Princip. Je devrais…

— La boucler tant que vous y êtes, lui conseilla amicalement le sous-off responsable de sa garde. Le général Drakon te traite déjà beaucoup plus gentiment que tu ne le mérites. Avance ! »

Bien qu’offusqué par l’irrespect que lui manifestait un simple travailleur, Princip quitta servilement le centre de commandement sous la menace des fusils qui lui chatouillaient le dos. Drakon savait que ses soldats ne lui désobéiraient pas, mais que Princip avait de bonnes chances de « se tuer en dégringolant accidentellement dans l’escalier » pendant son trajet de retour.

Un toubib entra à son tour dans la salle. La femme concentrait toute son attention sur la visière de son casque. « Qui a besoin d’un pansement et d’un cachet ? Toi. »

Elle appliqua prestement un bandage d’urgence au bras d’un soldat, lui fourra trois comprimés dans la bouche puis, après avoir consulté de nouveau sa visière, s’apprêta à ressortir.

« Technicienne médicale ! l’interpella Drakon.

— Vous faut-il… ? » Son regard se focalisa sur lui et elle se mit au garde-à-vous pour saluer. « Pardonnez-moi, mon général, je ne…

— Ne vous excusez jamais de faire votre travail, la coupa Drakon. Étiez-vous parmi ceux qui sont sortis ramasser les blessés ?

— Nous tous, mon général.

— Mon admiration va au personnel médical pour le dévouement avec lequel il s’est efforcé de sauver nos gens sous le feu ennemi. Faites passer le mot.

— Oui, mon général. » Elle avait l’air tout à la fois éreintée et légèrement embarrassée. « C’est notre boulot, mon général. Notre devoir.

— Vous le faites très bien. Tous autant que vous êtes. Merci. Je l’annoncerai officiellement quand ce sera fini.

— Euh… oui, mon général. » La femme sortit pour aller retrouver le soldat suivant dont son écran lui indiquait qu’il avait besoin de secours.

Drakon pressentit la suite une seconde avant que le sien ne lui eût signalé l’événement. « Le tir de barrage est levé. »

Malin opina. Ses mains s’activèrent sur son écran. « Les colonels Kaï et Safir ont ordonné à leurs soldats de sortir des bunkers anti-explosions pour regagner les fortifications extérieures. Les défenses automatisées encore intactes de la base tirent déjà sur les assaillants.

— Ils ont envoyé leur première vague trop tôt après le tir de barrage. Afin de surprendre les défenseurs dans les bunkers, les premiers assauts ont débuté alors qu’il était encore en train. Ç’aurait déjà été assez risqué si la précision des tirs d’artillerie leur avait permis de frapper exactement où ils le souhaitaient. Mais, de la part d’un commandant qui se soucierait de ses hommes, ce serait encore plus hasardeux, dans la mesure où les systèmes de visée étaient gravement handicapés. »

Cela étant, celui des forces ennemies était un CECH syndic et, à ses yeux, ses soldats n’étaient que des travailleurs, des êtres sans visage dont le sort importait peu.

Les tirs d’artillerie lourde ou les roquettes qui s’abattaient juste devant la base faisaient des ravages dans les premiers rangs des assaillants. Ceux qui sortaient indemnes des explosions pour entrer dans une zone qui, trop proche de la base, n’était plus protégée par les nappes de paillettes, se retrouvaient, titubants, sous le feu nourri de ses défenses et des soldats de Drakon. C’était un carnage.

Personne n’applaudissait. À l’instar de Drakon, nombre de ses soldats avaient participé à de semblables attaques par le passé, quand ils étaient encore sous les ordres du Syndicat ; ils avaient eu la chance d’en revenir et ne savaient que trop bien l’effet que ça faisait.

Les coucous ennemis descendaient à présent plus bas et sollicitaient continuellement les défenses antiaériennes de la base, leur interdisant ainsi de s’en prendre à des cibles au sol.

Une deuxième vague d’assaillants surgit de la grisaille, piquant bille en tête. « Le colonel Safir renforce le secteur 6 avec sa compagnie de réserve », rapporta Malin. Une unique goutte de sueur dégoulinait sur son visage, traçant des méandres dans la poussière de ses joues. « Il lui en faudrait davantage.

— Nous n’en avons pas davantage, répondit Drakon en consultant la disposition de ses hommes dans la base. L’ennemi cherche à ce que nous réduisions les défenses de Kaï parce que c’est là qu’il compte attaquer ensuite.

— Beaucoup d’hommes sont occupés à garder les prisonniers, fit calmement remarquer Malin.

— Pas question. Je ne massacrerai pas les prisonniers pour libérer ces soldats.

— C’est une pure question de pragmatisme, mon général. Si nous ne survivons pas, si vous-même ne survivez pas, tout ce travail n’aura servi de rien. »

Drakon secoua la tête. « Vous ne voyez pas l’essentiel, Bran. Si je commence à agir au nom du seul pragmatisme, c’est que j’ai déjà perdu.

— Je peux en donner moi-même l’ordre.

— Sous-traiter le meurtre n’élude pas la culpabilité, rétorqua Drakon. Évaluez plutôt le nombre des prisonniers partout où ils sont retenus et réduisez au minimum nécessaire celui des gardes. Si nous fermions hermétiquement les issues de chaque local et que nous postions des sentinelles devant l’entrée, ça devrait faire l’affaire. Voyez combien on pourrait en libérer ainsi. »

Malin hésita un instant puis hocha la tête. « À vos ordres, mon général. » Il se pencha sur l’écran, le regard fiévreux, et ses mains s’activèrent de nouveau à toute vitesse.

Drakon ouvrit une fenêtre virtuelle lui permettant de voir par la visière de Safir et obtint aussitôt une vue d’ensemble de la ligne de front. Safir se déplaçait de point fort défensif en point fort défensif dans les secteurs tenus par sa brigade, inspectait personnellement ses soldats et s’efforçait de soutenir leur moral. Pendant que Drakon l’observait, il vit l’arme du lieutenant-colonel se relever tandis qu’elle se joignait à un peloton qui déversait un déluge de feu sur un groupe d’assaillants fondant sur un de ces points forts. Le coin qu’ils formaient se fragmenta sous les coups : les soldats syndics battaient en retraite ou tombaient, mais une autre vague arrivait juste derrière.

« Quelle tournure ça prend ? lui demanda-t-il.

— Plutôt moche, mon général, répondit-elle en même temps qu’elle visait et tirait. Une minute ! Tanaka ! Prélevez une section sur le peloton de Badeu et déplacez-la de dix mètres sur la gauche ! Là-bas, où je montre. C’est vu ? Mon général, ils ouvrent par endroits des brèches dans le périmètre. Nous avons réussi à les colmater jusque-là, mais je commence à manquer d’hommes et de nombreuses unités ont épuisé leurs munitions. »

Drakon se tourna vers Malin, qui venait de se redresser. « Deux pelotons, dit-il au général.

— Fournissez-leur des munitions prélevées sur les stocks de la base et envoyez-les à Safir. Colonel Safir, je vous dépêche deux pelotons avec un ravitaillement en munitions. Postez-les où il vous plaira.

— Merci, mon général ! »

Malin fixait son écran. « Les forces syndics devraient maintenant attaquer Kaï d’une seconde à l’autre.

— C’est ce que je me disais. » Tactique conventionnelle consistant à inciter l’adversaire à déplacer ses troupes pour renforcer une position menacée par un assaut violent puis à livrer un assaut d’une violence équivalente sur la zone ainsi affaiblie. Des alertes retentirent au secteur 2. « Les voilà !

— Kaï saura les repousser, lâcha Malin. Si quelqu’un en est capable, c’est lui.

— Je sais. C’est un roc. » D’aucuns s’étaient plaints de la lenteur de Kaï, du temps qu’il mettait à étudier la situation sous tous ses angles avant d’arrêter une décision, de sa prudence à l’heure de l’assaut. Mais, en défense, Kaï restait inébranlable. « Faites-moi savoir si vous avez besoin de quelque chose, colonel Kaï. »

La visière de Kaï montrait une masse de soldats syndics arrivant dans son champ de vision, assez nombreux pour couvrir tout le front du secteur 2. « Il nous faudrait encore des munitions, répondit sereinement le colonel. L’environnement est très riche en cibles potentielles. Si d’autres problèmes se présentent, je ne manquerai pas de vous en informer. »

Les soldats de Kaï et les défenses encore intactes du secteur 2 ouvrirent le feu, perçant des trouées dans les rangs des assaillants.

Malin observait lui aussi le combat et il secoua la tête. « Il faut nous préparer à battre en retraite vers les défenses intérieures, mon général. Kaï ne dispose tout bonnement pas de la puissance de feu nécessaire à arrêter un assaut aussi massif. Le commandant syndic envoie ses hommes au casse-pipe sans se soucier de ses pertes. »

Drakon vérifia où en était Safir, constata que sa brigade était toujours soumise à une rude pression et qu’on ne pouvait en aucun cas prélever des renforts de ce côté. « Établissez un plan de repli. Quelles sont nos chances s’il nous faut absolument abandonner les fortifications extérieures ?

— Minces, dit Malin.

— Faites au mieux. » Drakon vit la vague de troupiers syndics se drosser sur les positions de Kaï, des groupes de plus en plus compacts d’attaquants traverser la zone dégagée par-delà ses lignes alors que le statut de ses réserves de munitions baissait bien trop rapidement, et il comprit qu’elles seraient enfoncées dans les minutes qui suivraient. « Et vite », ajouta-t-il.

Il eut tout juste le temps de remarquer l’alerte qui clignotait sur son écran avant que plusieurs violentes explosions ne se produisent à l’extérieur, creusant d’énormes vides dans les rangs des assaillants du secteur 2. Toute la base trembla sous les chocs, qui ébranlèrent les couches supérieures de la planète comme autant de petits séismes.

Malin s’en était décroché la mâchoire de stupeur. « Bombardement orbital. La kommodore Marphissa avait dû garder quelques projectiles cinétiques par-devers elle, mon général, et elle a réussi à ramener ses vaisseaux au-dessus de nos positions en dépit de la flottille ennemie. »

L’assaut contre la brigade de Kaï avait volé en éclats : les assaillants les plus proches se retrouvaient brusquement isolés, paniquaient, rompaient en visière et refluaient à travers les cratères récemment engendrés par les projectiles cinétiques. Les forces de Kaï, quant à elles, continuaient à cribler d’un feu nourri les rangs ennemis qui battaient en retraite, tant que la débandade leur laissait des cibles à viser.

Drakon vérifia les positions de Safir et constata que, là aussi, les attaquants syndics se retiraient. « Ils craignent sûrement la chute de nouveaux cailloux, commenta Safir avec une joie mauvaise.

— Il n’y en aura probablement plus, la doucha Drakon. Nos vaisseaux ont sûrement balancé leur dernier chargement. Mais ce seul bombardement a dû méchamment affecter les Syndics.

— Leur CECH les a sacrifiés pour accentuer la pression sur nous. Il ne pourra pas continuer bien longtemps à ce rythme, sauf s’il dispose d’une autre division en arrière-garde.

— Ouais, convint Drakon. Ça a failli marcher, mais, après les pertes qu’ils viennent d’endurer, ils auront le plus grand mal à nous frapper aussi durement sur plusieurs points. »

Peut-être la situation avait-elle évolué, de désespérée qu’elle était, à un peu moins décourageante. Peut-être.

À condition que la kommodore Marphissa ait trouvé un moyen de venir à bout du cuirassé ennemi.

Marphissa vit soudain briller comme une lueur d’espoir quand un nouveau vaisseau émergea du point de saut pour Midway.

Un très gros vaisseau.

Le Pelé. C’était sûrement le croiseur de combat. Il n’allait sans doute pas rétablir l’équilibre des forces, mais au moins donnerait-il une chance. « Je n’arrive pas à y croire ! s’écria-t-elle. Merci, madame la présidente ! Comment a-t-elle pu savoir ? »

Le kapitan fixait son propre écran. « Ce n’est pas le Pelé.

— Quoi ? Comment pourrait-il ne pas s’agir de lui ? Ce vaisseau est trop gros pour n’être pas le Pelé, mais… » Marphissa resta muette un instant, le temps que les senseurs du Manticore affichent l’identification de la nouvelle unité. « C’est le Midway ! »

Elle entendit la passerelle tenter vainement de réprimer des cris de joie. Diaz souriait comme un demeuré. « Notre cuirassé. Ça ne rétablit pas seulement l’équilibre ! »

Auraient-ils oublié que l’armement du Midway n’était ni installé, ni activé ni intégré ? Un bluff pouvait-il encore avoir une incidence sur l’opération ? Marphissa s’apprêtait à refroidir l’enthousiasme général quand arriva le rapport sur le statut du Midway. « Vous voyez ce que je vois ? demanda-t-elle à Diaz. Regardez un peu son statut !

— Presque tout son armement principal est désormais opérationnel, constata Diaz sans cesser de sourire.

— Comment a-t-on… ? Comment la présidente Iceni a-t-elle su que nous aurions besoin de lui ? Est-ce bien réel ? »

Diaz désigna son écran d’un geste. « L’état de son armement fait partie des données classifiées. Le kapitan Mercia pourrait certes vouloir leurrer l’ennemi par des faux-semblants, mais elle ne nous enverrait pas cette information si elle n’était pas exacte.

— Je savais qu’on était sur le point d’intégrer son armement aux systèmes de combat et d’activer tout le bastringue, mais elle a dû sacrément faire claquer son fouet pour obtenir des résultats aussi vite. »

Un message adressé à Marphissa leur parvint juste après l’image de l’arrivée du Midway.

« Tous mes vœux, kommodore, disait Fraya Mercia, assise dans la luxueuse passerelle du cuirassé, l’air miséricordieusement sereine et sûre d’elle. On dirait que nous arrivons à temps. Je compte gagner au plus vite l’intérieur du système et sa planète habitée, à moins que je ne reçoive d’autres instructions. La présidente Iceni s’inquiétait pour nos vaisseaux et les forces terrestres du général Drakon, et je constate que ses craintes étaient fondées. J’attends vos ordres, et je peux vous affirmer que le Midway est prêt à frapper l’ennemi et à venger les citoyens de Kane. »

L’image du kapitan Mercia glissa légèrement de côté, révélant une autre personne assise dans le siège voisin et vêtue d’un uniforme différent. « Nous avons aussi embarqué le capitaine Bradamont. Elle a quelques lumières sur la façon d’affronter les vaisseaux syndics, après tout. Veuillez informer de ma part la CECH Boucher que ce système stellaire sera sa tombe. Au nom du peuple, Mercia, terminé. »

Marphissa pointa l’index sur Diaz. « Kapitan, établissez-moi un vecteur permettant de ramener le Manticore et le Griffon au-dessus des troupes du général Drakon. Je vais ordonner au Faucon et à l’Aigle de nous y rejoindre. Si je connais bien Boucher, elle va cesser de se préoccuper des cargos, ralliera à elle les deux croiseurs de Haris et foncera vers une interception du Midway. » Elle se redressa, rajusta son uniforme, se composa sa plus belle contenance de commandant et appuya sur ses touches de com. « Kapitan Mercia, capitaine Bradamont, nous sommes tous très heureux de vous retrouver. Maintenez votre cap actuel. Je m’attends à ce que la CECH Boucher altère sa trajectoire pour vous intercepter. Nous allons fournir aux troupes terrestres le peu de soutien que nous avons encore en réserve puis nous rejoindrons le Midway avant le contact avec la flottille syndic. Au nom du peuple, Marphissa, terminé.

— Kommodore, Jua la Joie risque d’opter pour frapper le général Drakon avant de s’attaquer au Midway, prévint aussitôt Diaz.

— Non, elle ne le fera pas. » Marphissa tourna vers le kapitan un regard farouche. « Le Syndicat nous attendait à Ulindi. Il connaissait une bonne partie de nos projets et était informé de nos forces. Il a dû dire à Boucher que les armes du Midway n’étaient toujours pas opérationnelles et, se fiant aux critères en usage dans le Syndicat, Jua la Joie en a certainement conclu qu’elles ne pouvaient pas être prêtes en un si bref délai. Elle doit s’en vouloir cruellement d’avoir permis la dernière fois au bluff du Midway de la chasser de notre système. Elle tiendra à contrecarrer ce qu’elle prend pour un nouveau bluff. Sa priorité sera d’engager et détruire le Midway avant qu’il ne puisse s’échapper d’Ulindi. »

Diaz sourit derechef. « Jua va mettre la main dans un piège à loups.

— Et nous serons là quand elle s’y risquera. Mais, avant tout, apportons aux forces terrestres le renfort dont nous sommes encore capables. » Elle afficha l’image de leur dernier statut connu. « Sont-elles encore dans les immeubles ou ont-elles pris la base ? Nous ne pouvons pas déclencher un bombardement si nous ne le savons pas. Demandez à vos gens des trans d’essayer de les contacter.

— Exécution, ordonna Diaz à la technicienne de la passerelle. Dites aux trans que je veux passer en force malgré le brouillage.

— À vos ordres, kapitan. Brouillage et interférences sont encore assez denses, et les émetteurs-récepteurs de nos forces terrestres sont relativement peu puissants. Mais on fera ce qu’on peut. »

Diaz se rejeta en arrière pour étudier son écran, l’air pensif. « J’ai travaillé naguère pour une sous-CECH qui, elle, m’aurait répondu de le faire même si c’était impossible.

— Moi aussi, dit Marphissa. Et même pour trois CECH du même acabit. Au moins nous rapprochons-nous des positions des forces terrestres. Peut-être arriverons-nous à contacter quelqu’un quand nous serons assez près.

— Encore une demi-heure avant de les surplomber directement », rapporta Diaz.

Marphissa s’ébranla de nouveau pour frapper une touche de com. « Sentinelle, pouvez-vous déjà surveiller les activités de surface, les autres avisos et vous ? »

La réponse du Sentinelle mit presque six minutes à leur arriver. « Négatif, kommodore. Nous avons assisté à des combats et vu bouger des silhouettes, mais notre capacité à percer la fumée et les paillettes est encore trop réduite. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’on continue de se battre autour de la base. »

Marphissa congédia d’un geste la fenêtre virtuelle montrant le commandant du Sentinelle. Poser la question aux avisos avait été superflu. Ils étaient trop petits, et leurs senseurs avaient des capacités relativement limitées, trop peu puissants par rapport à ceux des plus gros vaisseaux ; en outre, comme l’avait affirmé le Sentinelle, l’atmosphère était à ce point saturée de cochonneries qu’atteindre le niveau de précision nécessaire pour distinguer les soldats de Midway de ceux du Syndicat quand tous portaient des cuirasses de combat eût relevé du coup de bol miraculeux.

« Kommodore, nous avons des données très solides sur la trajectoire des deux croiseurs de Haris », annonça le technicien en chef Czilla.

Marphissa consulta cette partition de son écran et sourit à la vue des vecteurs empruntés par ces croiseurs pour rallier la flottille syndic. On est tombés dans ton panneau, Jua la Joie. Maintenant tu vas réagir comme prévu, faire ce qu’on attend, et le piège se refermera sur toi.

« Kommodore, nous ignorons si nos messages ont atteint les forces du général Drakon, mais nous venons d’en recevoir un de la planète, qui vous est adressé. Uniquement du texte, annonça le technicien des trans. Nos forces terrestres ont dû avoir accès à un émetteur plus puissant, mais, apparemment, elles ne peuvent toujours transmettre que du texte à travers le brouillage.

— Que dit-il, ce texte ? demanda Marphissa, le menton en appui sur une main pour étudier une représentation déjà ancienne de la situation au sol.

“Avons enlevé la base ennemie, lut le technicien. Forces de Drakon désormais à l’intérieur. Sous attaque massive des forces terrestres syndics, estimées à une division, cernant la base. Demandons assistance dans la mesure du possible.” »

Diaz secoua la tête. « Comment y croire ? Haris pourrait aussi bien avoir envoyé ce message pour nous inciter à bombarder Drakon. Supposez que les nôtres soient encore dehors, en train d’affronter les forces de Haris abritées à l’intérieur de la base…

— Excellent argument, concéda Marphissa en se renfrognant. Tous les messages-textes se ressemblent, quel que soit leur expéditeur. Comment distinguer un camp de l’autre quand on surplombe un champ de bataille depuis une orbite spatiale et que les deux arborent le même modèle de cuirasse ? Est-ce là tout le message ? demanda-t-elle au technicien. Rien d’autre ?

— Juste un paragraphe à la fin qui a dû être abîmé.

— Que dit-il ?

— … lavez vos péchés dans la marée montante. C’est tout, kommodore. Ça n’a aucun sens.

— Lavez… ? » Marphissa se redressa. « Montrez-moi ça. Le message tout entier. »

Une fenêtre s’ouvrit devant elle. Les lignes du texte s’y déroulaient. Tout à la fin se trouvait la phrase qu’avait citée le technicien. « Lavez vos péchés dans la marée montante, répéta Marphissa à voix haute en souriant de soulagement.

— Ça veut dire quelque chose ? demanda Diaz. Quoi ?

— Ça signifie, kapitan, que celui qui a envoyé ce message est quelqu’un à qui la présidente Iceni a confié certaines phrases permettant à d’autres personnes sûres de l’identifier. La présidente se fiait donc assez à notre expéditeur pour lui livrer celle-ci. J’en conclus qu’il est authentique.

— Et si Haris l’avait apprise ?

— S’il la connaît, s’il sait cela, alors nous sommes perdus.

— Mais… ce message prétend qu’ils sont attaqués par une division entière des forces syndics dont nous ignorions la présence à Ulindi, reprit Diaz. Une division entière ?

— Vous feriez un exécrable béni-oui-oui, kapitan. C’est une des qualités qui me plaisent chez le kapitan que vous êtes, mais ne la poussez pas trop loin. Réfléchissez-y et vous verrez que ça fait sens. La division syndic est pour leurs forces terrestres le pendant de leur cuirassé caché qui attendait nos forces mobiles dans l’espace. Je ne sais pas comment ils s’y sont pris, mais c’est une ruse syndic classique : laissez croire à l’ennemi qu’il a la haute main et, dès qu’il tend le cou, faites tomber le couperet.

— C’est vrai, reconnut Diaz. Il faut donc présumer que les forces du général Drakon sont bel et bien dans la base.

— Oui. » Elle se tourna vers le technicien des trans. « Voyez si vous pouvez leur répondre. Je veux… » L’homme eut un regard qui l’incita à s’interrompre… « Qu’y a-t-il ?

— Un autre message-texte, kommodore, mais tronqué celui-là. Barrage d’artillerie imminent. Demandons ass… Puis plus rien.

— Ça a un sens ? demanda Diaz à Marphissa.

— Oui, effectivement, répondit-elle. J’en ai parlé une fois avec quelqu’un à qui c’était arrivé. Les émetteurs des bases fortifiées sont enterrés profondément pour éviter leur destruction, mais, pour transmettre un message, ils ont besoin d’une antenne à la surface. Les barrages d’artillerie qui détruisent tout ce qui se trouve au sol coupent ce faisant les communications et, même si l’émetteur continue de fonctionner, il ne parvient plus à faire passer un signal à travers la roche.

— C’est ce qui s’est passé ? Je n’y avais pas réfléchi.

— Bien sûr que non ! Nous n’avons jamais à affronter ce problème dans l’espace, sauf si nous cherchons à envoyer un message à travers une planète. Et quand arrive-t-il à notre champ de vision d’être bloqué par la masse d’une planète sans qu’un autre vaisseau ou une station ne relaie la transmission ? Pas très fréquemment. » Marphissa montra son écran d’un coup de menton. « C’est ainsi qu’ils s’y sont pris pour nous leurrer. Nous sommes habitués à voir tout ce qui se passe autour de nous, à dialoguer avec tout le monde. Nous ne raisonnons pas en termes d’ennemis cachés et d’obstacles, sauf à être vraiment très près d’une planète.

— Je réfléchirai désormais davantage à ces facteurs, promit Diaz.

— Vous comme moi. » Marphissa reporta son attention sur l’image de la base ennemie capturée et de la zone environnante. « Dès que nous aurons repéré nos cibles, nous lancerons le bombardement. Il ne nous reste plus beaucoup de projectiles cinétiques, mais nous trouverons peut-être quelque chose qui en vaille la peine. »

Ils n’étaient plus qu’à cinq minutes de la planète quand les données combinées des senseurs des avisos et des croiseurs de Marphissa restituèrent enfin une image, sans doute partielle mais pour le moins décourageante. « Beaucoup de forces terrestres à découvert, là et là, fit remarquer Diaz.

— En effet. Mais plus nombreuses de ce côté, dirait-on. Il y a aussi quelques soldats dans les autres secteurs autour de la base, mais ils sont dispersés. » Marphissa tendit la main pour désigner divers sites non loin de la base. Et s’il s’agissait d’hommes de Drakon tentant un dernier assaut désespéré pour prendre la base ? Mais ils sont si nombreux…

Regarde combien d’entre eux sont en train de mourir. Tu les vois d’ici, même de si loin, ces masses qui viennent se heurter à l’obstacle des fortifications pour y trouver la mort. Honore Bradamont m’a appris que jamais le général Drakon n’userait d’une telle tactique. Il ne sacrifierait pas ses gens en lançant des vagues humaines à l’assaut.

C’est un cerveau syndic qui conduit ces attaques.

Ces soldats sont bien l’ennemi.

Marphissa effleura les touches qui faisaient des sites cochés les cibles du bombardement des six projectiles cinétiques qui lui restaient. Six seulement, mais qui feraient de terribles ravages lors de l’impact. Elle marqua une pause, consacra une dernière seconde à s’assurer qu’elle comptait vraiment le faire puis enfonça les touches autorisant le bombardement et son déclenchement automatique lorsque ses croiseurs auraient atteint la position idoine. « Établissez-moi un vecteur pour rejoindre le Midway, ordonna-t-elle à Diaz. Nous l’emprunterons dès que le bombardement sera lancé. »

Deux derniers messages à envoyer. « Général Drakon, je ne sais pas si vous capterez ceci, mais je vous prie d’accepter l’appui de ce bombardement rapproché, avec les compliments des forces mobiles. »

Et, enfin : « Guetteur, Sentinelle, Éclaireur, Défenseur, rejoignez la formation quand nous passerons près de la planète. Prenez les positions qui vous sont affectées dans la formation Cube Un.

» On a un cuirassé à détruire. »

« Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire, bon sang ? » La voix d’Iceni aurait rayé le diamant, mais, bien entendu, l’image du kapitan Kontos ne cilla même pas. Il se trouvait à des années-lumière et le message avait été envoyé des heures plus tôt.

« “Observez les étoiles différentes” », répéta Kontos comme s’il répondait à sa question alors qu’il ne l’entendrait pas avant plusieurs heures. Il avait dû se dire qu’Iceni voudrait qu’il répétât le message. « Les Danseurs nous ont envoyé ce message, adressé aux “symétries de ce système stellaire. Selon moi, ils voulaient parler du général Drakon et de vous puisque vous êtes ses deux dirigeants. Il se résume à ces quelques mots.

» Nous n’avons toujours pas reçu de nouvelles de la flotte de Black Jack. J’attends vos ordres. Au nom du peuple, Kontos, terminé. »

Son image disparue, Iceni étudia les fenêtres virtuelles montrant les vues des nombreux rassemblements de citoyens rétifs, dans l’attente d’une déclaration qui saurait les apaiser ou du détonateur qui déclencherait leur explosion. Pressentant que les émeutiers en herbe tourneraient en rond, en proie à l’indécision, maintenant que tous les moyens de communication des médias étaient coupés et que plus rien ne viendrait les exciter ni provoquer leur colère, Iceni avait consigné les policiers dans leurs commissariats et leurs postes.

Mais cette pause ne durerait pas. Elle devait impérativement désamorcer la bombe. Dès que le colonel Rogero lui aurait appris que ses préparatifs étaient achevés, elle découvrirait si son pari était payant. Sinon… Eh bien, Rogero l’avait dit lui-même : on n’aurait plus d’autre solution que de se terrer dans des zones fortifiées en attendant que le feu s’éteignît de lui-même faute d’aliments.

Gwen Iceni ne manquait sans doute pas de pratique dans la dissimulation des véritables sentiments qui l’agitaient et la capacité à projeter l’image que son public attendait d’elle. C’était un instrument nécessaire à la survie sous le régime syndic, où la plupart des supérieurs n’avaient cure qu’on leur mentît du moment que les mensonges qu’on leur servait étaient ceux qu’ils voulaient entendre. C’était aussi un atout très important dans les rapports avec les travailleurs subalternes, tout prêts à gober les mensonges quand leur seul espoir y résidait, et les travailleurs ont besoin de l’espoir, même de faux espoirs, pour vivre et continuer de bosser.

Pour l’heure, en dépit de son anxiété, de la fureur que lui inspiraient ceux qui avaient déclenché en sous-main la crise qu’elle affrontait, de l’inquiétude qu’elle éprouvait pour les forces envoyées à Ulindi et, surtout (Admets-le, Gwen, même si tu ne dois jamais t’en ouvrir à lui) pour le sort d’Artur Drakon, Iceni donnait l’apparence d’une sereine assurance lorsqu’elle enfonça une touche pour adresser un message à Black Jack. « Amiral Geary, j’espérais vous voir revenir à Midway, mon cher ami. » Même si vous ne m’avez pas encore contactée. Attendez-vous de voir comment je réagis à la colère de la populace ?

« Nous sommes actuellement en proie à quelques troubles mineurs de l’ordre public qui, à mon grand regret, requièrent toute mon attention. Le général Drakon est parti à Ulindi, dont il aide la population à se défaire des chaînes du Syndicat. Vous apprendrez sans doute avec plaisir que votre capitaine Bradamont s’est révélée un atout exceptionnel dans nos efforts pour défendre notre système stellaire et instaurer à la fois un régime plus stable. Je regrette seulement qu’elle se trouve à bord de notre cuirassé Midway, qui est lui aussi à Ulindi, et qu’elle ne puisse donc s’adresser à vous personnellement. Je peux vous promettre qu’elle est en sécurité et hautement respectée par les officiers et les techniciens de nos forces.

» À ce que j’ai pu constater, il semblerait que les extraterrestres qu’on surnomme les Danseurs rentrent chez eux. J’aimerais en avoir la confirmation. »

Je déteste mendier. Pourquoi me forcez-vous à vous le demander, Black Jack ? Sans doute pour me rappeler combien vous êtes plus puissant que moi. « Ils nous ont adressé directement un message. Observez les étoiles différentes. Nous n’avons aucune idée de sa signification. » Black Jack la connaîtrait-il ? À son dernier passage, il prétendait n’entretenir avec ces cerveaux extraterrestres qu’une forme basique de communication, mais peut-être y a-t-il eu des progrès depuis.

« J’ai la conviction que nos actuels problèmes domestiques sont l’œuvre d’agents étrangers. » Et peut-être aussi de certaines sources locales. Mais lesquelles ? « Je m’efforce de mon mieux de ramener le calme sans recourir aux méthodes du Syndicat. » Ces méthodes ne me sont plus accessibles, même si je voulais en user, mais autant présenter cet imbroglio sous son meilleur jour.

« Veuillez, je vous prie, m’informer de vos projets. Je reste votre fidèle amie et alliée. » Ne me contrains pas à ramper ! Tu as besoin de moi, que tu en sois conscient ou pas. « Au nom du peuple, présidente Iceni, terminé. »

La réponse mettrait près de huit heures à lui parvenir, si du moins Black Jack en envoyait une. L’espace est fichtrement trop vaste, songea-t-elle. Où est…

Une tonalité particulière se fit entendre sur son système de com. Sa main jaillit pour enfoncer la touche RÉCEPTION et elle vit réapparaître le colonel Rogero. Il portait un uniforme propre, mais l’étui de son arme de poing était vide. « Les forces terrestres ont été briefées et sont prêtes, madame la présidente. Chacun connaît pleinement les risques, sait ce que nous allons faire et comment nous allons nous y prendre. Nous sommes parés.

— Pourquoi êtes-vous désarmé, colonel ?

— Je vais sortir d’ici avec mes soldats.

— Vous venez d’être victime d’un attentat, colonel. Cet événement ne vous a-t-il pas mis la puce à l’oreille ? Les explosions n’étaient sans doute pas assez violentes ? »

Son courroux arracha un sourire à Rogero. « Je comprends le risque, madame la présidente. Mon arme est cachée sur moi. Mais il me semble important de sortir avec mes hommes, et je ne dois pas avoir l’air de menacer les citoyens d’une arme quand eux n’en ont pas.

— Colonel Rogero, insista-t-elle de sa voix la plus neutre, vous êtes conscient que, si nos craintes concernant Ulindi se vérifient, vous deviendrez le plus haut gradé survivant de mes forces terrestres ? Que la sécurité future de Midway dépend peut-être déjà de votre survie et de la fermeté de votre main ? »

Cette fois, Rogero hésita un instant avant de répondre. « Madame la présidente, je ne sortirais pas d’ici si je n’étais pas certain que ce soit nécessaire pour l’avenir de Midway. Qui ne risque rien n’a rien, dit un vieux proverbe. Je suis sûr qu’il s’applique en l’occurrence.

— Et moi ? s’enquit-elle. Exigera-t-on de moi de prendre ces mêmes risques ? Devrai-je moi aussi me montrer ? »

Au terme d’une autre seconde d’hésitation, le colonel secoua la tête. « Pas dans l’immédiat. Je vous recommanderais plutôt d’attendre de voir ce qu’il adviendra après le déploiement des forces terrestres. Aux yeux des citoyens, la plupart des soldats sont des travailleurs comme les autres et leurs officiers peu ou prou des contremaîtres. Nous sommes aux ordres. Vous, en revanche, vous donnez ces ordres. C’est ainsi que les citoyens voient les choses, de sorte que, pour eux, vous restez le plus haut échelon de l’autorité. Si vous décidez qu’en dépit de tous nos efforts la situation reste instable, votre apparition au moment voulu pourrait faire pencher le plateau de la balance dans le bon sens.

— J’en conviens. Faites en sorte de rester en vie, colonel. Si vous mouriez, je serais très fâchée contre vous. »

Il sourit derechef, non sans que la crispation et la brièveté de son sourire ne révèlent par inadvertance la tension qui l’habitait. « Je tâcherai de m’en souvenir, madame la présidente. Nous sortons dans cinq minutes.

— Je réactiverai aussitôt les médias, déclara-t-elle. Je suis persuadée que les virus et les bots qui nous empêchaient de contrôler ce qui passait dans leurs tuyaux sont à présent désactivés et que nous avons désormais la haute main sur eux.

— Excellent, approuva Rogero. Si quelque chose d’indésirable filtrait malgré tout…

— Je ne crois pas que nous devions nous en inquiéter, colonel. J’ai demandé à mes techniciens combien il faudrait d’ingénieurs informaticiens pour désamorcer une bombe menaçant d’exploser dans le même local qu’eux, et aucun n’avait l’air pressé d’apprendre la réponse par expérience personnelle.

— Eh bien, ce serait encore un autre problème, matériel celui-là, n’est-ce pas ? » Rogero salua puis hocha la tête à l’intention d’Iceni. « Je me présenterai au rapport dès que ce sera fini, madame la présidente.

— Veillez-y. »

Iceni vérifia sa tenue. Une jolie tenue au demeurant, différente du complet traditionnel de CECH syndic qu’elle en était venue à mépriser, et qui, ni par la coupe ni par la teinte, ne rappelait le Syndicat. Un vêtement qui projetait une image d’autorité et de pouvoir plutôt que d’impitoyable cruauté. Elle inspecta longuement son visage et sa coiffure. Aucun n’était parfait, mais c’était aussi bien. Si les citoyens tenaient absolument à la voir en chair et os, il valait mieux qu’ils vissent en elle une femme normale, une de leurs semblables. La fonction de présidente s’était révélée une gageure sans doute plus ardue que celle de CECH autocrate, mais elle avait déjà beaucoup appris.

Elle attendit ensuite en observant les nombreuses fenêtres virtuelles.

« Madame la présidente ? Devons-nous reprendre la diffusion des médias comme prévu ?

— Oui. Faites. »

Elle assista à diverses formes erratiques de réaction de la part des foules agitées à mesure que l’accès aux informations était rétabli et que les citoyens se mettaient en quête de renseignements.

Les forces terrestres entrèrent en scène. Pas seulement le colonel Rogero, mais tous les soldats locaux.

Aucun n’avait de cuirasse. Aucun n’était armé. Ils portaient leur uniforme avec correction et fierté et marchaient le long des rues d’un pas lent et sûr, à longues enjambées, en de nombreuses formations relativement réduites, pour se diriger vers les places et les parcs où s’amassaient les foules.

Iceni zooma sur quelques images, consciente que tous les médias montreraient peu ou prou les mêmes. Les citoyens les plus proches de soldats les regardaient passer ; l’hostilité et la peur instinctive que leur inspiraient les traditionnels agents du maintien de l’ordre du Syndicat cédaient peu à peu la place à l’ahurissement à la vue de l’absence de matériel anti-émeute.

Les soldats souriaient et agitaient la main, petits groupes en tenue militaire isolés au milieu de la populace. Si d’aventure celle-ci se retournait contre eux, ils seraient balayés en un clin d’œil.

Elle aperçut le colonel Rogero, marchant avec quelques-uns de ses soldats, l’air de n’avoir aucun souci au monde.

« Tout va bien jusque-là », entendit-elle dire à plusieurs de ses hommes. Et d’autres :

« Pas de problèmes.

— Besoin de rien ?

— Tout le monde va bien ? »

Elle assistait à ces scènes, entendait les voix, regardait les divers médias montrer actions et réactions, permettait à son instinct d’évaluer tout cela et se promettait de ne pas se laisser guider, dans sa prochaine décision, par le froid calcul mais par les processus agissant au niveau subconscient. Elle avait gravi les échelons du Syndicat en apprenant à lire dans la tête des gens, à déchiffrer leurs humeurs et leur comportement, et, là, ce talent très particulier lui soufflait quelque chose de capital.

La parade des forces terrestres de Rogero ne suffirait pas. La populace restait incertaine, indécise. Les gens savaient que les forces terrestres obéissaient aux ordres, à ses ordres, et que, si ça dégénérait et qu’elle appliquait encore les vieilles méthodes syndics, elle ne soucierait guère de ce qu’il adviendrait des soldats.

La populace avait besoin d’une autre impulsion, d’une autre preuve, assez spectaculaire pour faire enfin pencher du bon côté le plateau de la balance.

Elle baissa les yeux, les ferma, se concentra entièrement sur elle-même et le séjour de calme et de sérénité où résidait, en son for intérieur, le noyau de ses émotions.

Puis elle se leva et sortit de son bureau.

Ses gardes du corps s’empressèrent de l’entourer, mais elle les congédia d’un geste. « Restez ici », ajouta-t-elle. Elle se sentait vulnérable, comme nue, et, si elle se demanda encore une fois ce qu’était devenu Togo, elle continua d’avancer d’un pas ferme et vif quand ils se pétrifièrent, obéissant à son injonction, mais continuèrent de la suivre des yeux sans comprendre.

Elle gravit un escalier et longea des couloirs jusqu’à atteindre le portail massif de l’entrée officielle du palais du gouvernement, où elle fit signe aux gardes d’ouvrir les portes blindées et de s’effacer.

Une vaste esplanade s’étendait devant l’immeuble et une foule immense l’y attendait.

Elle franchit seule le portique de l’entrée sous les objectifs des médias qui zoomaient sur sa personne, descendit les marches de l’escalier de granite et se présenta devant les premiers rangs en ne les surplombant que de la hauteur d’une marche : une femme face à une masse humaine.

Toute seule devant tant d’inconnus, sans aucun garde du corps pour la protéger, Iceni songea un instant aux éventuels spadassins. Il y avait sans doute sur la planète quelques tueurs à gages exercés, de ceux qui avaient tenté d’assassiner le colonel Rogero. Mais ces gens-là planifient soigneusement leurs forfaits. Ils observent les allées et venues de leur cible, ses habitudes et ses activités, et se préparent avec la plus extrême diligence à l’éliminer dans les conditions les plus propices, comme ils avaient d’ailleurs failli le faire avec Rogero.

Quel assassin aurait-il pu prévoir qu’elle se trouverait à découvert là où elle n’allait jamais ?

Elle était certainement à l’abri de cette menace, du moins pour le moment, maintenant qu’elle avait osé l’imprévisible, l’impensable.

La seule chose dont elle devait plutôt s’inquiéter, c’était la force brutale de dizaines de milliers de citoyens, qui pouvait se déchaîner à tout moment.

Elle sourit à la foule, dont le tumulte s’apaisa. « Tout va bien », déclara-t-elle. Ses paroles résonnaient à travers toute la place. « Je tenais à vous le dire en personne. Aucun danger ne nous menace pour l’instant. Ainsi que vous avez pu le voir, le colonel Rogero est vivant et se porte bien, tout comme moi-même. Les forces terrestres ne combattent pas, nos forces mobiles nous protègent et nos représentants élus restent libres de remplir les fonctions auxquelles vous les avez portés. Aucun de vos dirigeants ne représente un danger pour vous, moi moins que quiconque. Je suis votre présidente. »

Elle attendit. Des milliers de gens la fixaient avec incrédulité. Peu d’entre eux avaient eu l’occasion de voir le CECH d’un système stellaire en chair et en os, et toujours derrière un cordon de gardes du corps lourdement armés. D’innombrables autres devaient suivre les informations, tout aussi ébahis. Les CECH syndics ne se mêlaient jamais ouvertement à la population, du moins quand ils n’étaient pas escortés par des gorilles en nombre suffisant pour repousser une petite armée. Iceni avait été un CECH syndic et, aux yeux de très nombreux citoyens, elle restait stigmatisée par ce passé.

Plus hardie que les autres, une jeune femme recouvra finalement la voix. « Pourquoi êtes-vous là ? demanda-t-elle.

— Parce que je n’ai pas peur de vous, répondit Iceni en veillant, sans donner l’impression de se forcer, à ce que la sienne portât jusqu’au fond de l’esplanade, afin que ses paroles soient enregistrées et retransmises par toute la planète. Je ne vous crains pas et je ne veux pas que vous me craigniez. »

C’était peut-être le plus gros mensonge qu’elle eût jamais prononcé ; pourtant, au fil du temps, elle avait eu l’occasion d’en énoncer de franchement monumentaux. Elle était en proie à un effroi incoercible, son cœur battait la chamade alors même qu’elle souriait sereinement à cette populace innombrable qu’elle aurait presque pu toucher. Les paroles de tous ses mentors, supérieurs, professeurs ou camarades d’un rang équivalent au sien lui revenaient : Ils sont dangereux, il faut les tenir en laisse et les contrôler. Tu ne dois jamais te montrer à eux, jamais leur paraître faible et vulnérable. Il faut les dompter, les assujettir, les contraindre à se soumettre parce que, s’ils croient un seul instant pouvoir modifier leur sort ou se venger de toi, ils te réduiront en charpie.

Une main surgit brusquement de la foule dans sa direction, et elle dut faire appel à toute sa discipline et à sa volonté pour ne pas reculer en sursaut. Mais la main ne la menaçait pas, elle se tendait tout bonnement vers elle, et, au bout d’une seconde, Gwen se contraignit à offrir la sienne pour s’en emparer avec délicatesse. « Tous mes vœux de bonheur, citoyen », déclara-t-elle de la même voix placide mais toujours aussi sonore.

Elle sentit alors des frémissements gagner graduellement toute la foule, comme les ondulations d’un étang où l’on vient de balancer une pierre, tandis que des sourires naissaient çà et là et que la tension retombait brusquement. Il en va ainsi avec les foules. Quand elles basculent, c’est tout d’un bloc ; et celle-là n’avait pas basculé dans la fureur et dans la violence, mais dans la confiance et la fête. Iceni le sentit et son effroi de tout à l’heure fut soudain balayé par une étrange exaltation. « Au nom du peuple ! » cria-t-elle en levant les bras. Par toute la place, la masse humaine entreprit de répéter puis scander ces mots dans un rugissement d’approbation et de soutien dont l’ampleur et la puissance la terrifièrent ; ce tonnerre se réverbéra sur la façade de l’immeuble derrière elle avec assez de force pour la faire vaciller.

Elle s’arma de courage et fit un pas de plus vers la foule ; les citoyens se bousculaient pour s’approcher d’elle tout en observant une distance prudente par la force de l’habitude, mais pour essayer de la toucher, applaudir ou lui faire signe de la main.

La voix du colonel Rogero retentit dans sa minuscule oreillette de droite. « Félicitations, madame la présidente. Vous avez réussi. Tous les secteurs rendent compte de la fin de la crise dès votre apparition hors de votre résidence. Nous veillerons à ce que les débits de boissons et les pharmacies restent fermés pour éviter les débordements durant la fête. »

Iceni continuait de sourire, bien qu’elle eût préféré s’effondrer de soulagement ; alors même qu’elle touchait des mains et agitait la sienne, elle s’efforçait de contrôler le battement trop rapide de son cœur, de ne pas laisser ses yeux trahir l’effroi que lui inspirait la puissance de cette masse humaine.

Elle les avait à sa botte, se rendit-elle compte brusquement. Elle avait toute cette formidable puissance sous la main. Ils feraient tout ce qu’elle leur demanderait, pas à contrecœur comme quand on les y contraint par la force, mais avec enthousiasme au contraire, parce qu’ils croyaient en elle, et ils mettraient tout leur cœur à l’ouvrage. C’était ce pouvoir-là que craignait le Syndicat, que l’Alliance prétendait manier et qu’elle-même détenait à présent. Elle avait eu peur de ces gens, redouté la puissance de la populace, mais, maintenant qu’elle pouvait en user ou en abuser, maintenant qu’elle possédait enfin ce qu’elle briguait depuis si longtemps, ça lui flanquait une trouille bleue.

Загрузка...