Chapitre onze

« Un autre tir de barrage ! Tous aux abris ! »

Drakon s’assit. Il se sentait lourd et pataud dans sa cuirasse de combat et son siège crissait sous son poids. À part Malin et lui-même, le centre de commandement abritait quelques autres soldats. Il consulta sur son écran les informations portant sur ce tir de barrage imminent et l’évalua en fonction de son expérience, bien trop extensive hélas, de cible d’une artillerie ennemie. « Légèrement moins dense que le premier. Ils doivent commencer à manquer de roquettes.

— Les tirs d’artillerie, en revanche, sont proportionnellement plus massifs, admit Malin. Mon général, nous allons devoir recourir aux paillettes des réserves de la base s’ils remettent le couvert. Tout ce qui pourrait saboter la précision de leurs senseurs et de leurs systèmes de visée est à deux doigts de s’épuiser.

— Ce second tir de barrage syndic va encore soulever poussière et débris, fit observer Drakon. Colonel Kaï, colonel Safir, où en sont vos troupes en matière de munitions ?

— Pleinement ravitaillées, mon général. Avec d’autres réserves juste derrière les lignes de front, répondit Kaï.

— Pareil ici, mon général, rapporta Safir. Mais les soldats sont fatigués. La journée a été longue.

— Les patchs de remontant sont autorisés pour ceux qui n’en auraient pas déjà profité », déclara Drakon. L’application excessive et trop fréquente de ces stimulants engendrait des épisodes psychotiques, ce qui, chez des soldats lourdement armés, pouvait avoir de funestes conséquences. Mais, après tout ce qu’avaient traversé les siens, il était sans doute largement temps de les remonter physiquement et mentalement.

« Très bien, mon général. Mes gens croient avoir repéré les premiers signes de troupes syndics se massant en face du secteur 4 », ajouta Safir.

Malin acquiesça d’un hochement de tête. « À certains indices captés par nos senseurs, je crois pouvoir affirmer que les deux prochains assauts viendront des secteurs 1 et 4.

— Ils répéteront la même erreur, affirma Kaï. L’échec ne traduit pas forcément une faille dans un plan. » Safir éclata d’un rire bref, s’attirant un regard intrigué de Kaï. « Je me contentais de souligner la politique syndic en matière de tactique. Vous n’êtes pas d’accord ?

— Si, colonel, dit Safir. J’admirais seulement la précision de votre déclaration. »

Drakon réussit tout juste à dissimuler son sourire. Safir avait longtemps servi sous les ordres de Gaiene et elle avait donc une grande expérience de ces réitérations. Mais le souvenir de Conner effaça son sourire avant même son apparition, puis le bombardement survint.

Le ciel leur tomba de nouveau sur la tête : les plafonds, les murs et le sol de la base vibraient sous de constantes explosions. Mais les Syndics savaient construire solidement, et cette fortification semblait exempte des failles et des erreurs les plus communes. Des couches de blindage spécial absorbaient les chocs des charges pénétrantes, et les explosifs détonants semblaient n’avoir que bien peu d’effet sur elles, sinon pour rebondir et ricocher dans tous les sens à travers la poussière et le gravier, vestiges des édifices de surface.

Malin reçut un rapport et se tourna vers Drakon en secouant la tête, tandis que de nouveaux nuages de poussière s’abattaient du plafond. « Finley, le cadre exécutif de première classe et présumée chef des serpents locaux, est morte. Elle avait été capturée pendant notre assaut initial, mais on a retrouvé son cadavre au milieu des prisonniers qui, tous, prétendent ignorer ce qui lui est arrivé.

— Bizarre comme les serpents trouvent fréquemment la mort durant les assauts ou après leur capture quand on les enferme avec d’autres prisonniers, laissa tomber Drakon en se renversant et en relevant les yeux pour pouvoir distinguer, par le truchement de son écran de visière, la poussière qui lui tombait dessus par une petite anfractuosité du plafond.

— Beaucoup sont morts ici, en effet, confirma Malin. À ce que j’ai pu reconstituer, c’est d’ailleurs ce qui nous a permis de prendre la base si vite après avoir submergé ses fortifications. Les serpents des premières lignes ont commencé à tirer sur les soldats qui cherchaient à battre en retraite, et les camarades de ces derniers l’ont très mal pris, au point qu’ils se sont mis à massacrer les serpents. La brigade qui tenait la base a comme implosé dès que nous avons accentué la pression.

— Morgan ne s’y était pas trompée, lâcha Drakon.

— Non… effectivement. »

Drakon coula encore un regard vers la poussière qui s’abattait en se demandant ce qu’était devenue Morgan et en regrettant, comme à son habitude, de ne pouvoir quitter le centre de commandement qu’il occupait pour passer en première ligne. Il n’avait jamais apprécié cette obligation, pourtant nécessaire, de rester à couvert afin de se concentrer sur le tableau général au lieu de participer en personne aux combats. Il trouvait cela à la fois lâche et injuste, quand ses soldats se battaient et mouraient pour obéir aux ordres qu’il avait lui-même donnés. Mais je sais que je dois m’en abstenir. Si je n’étais pas là pour évaluer la situation dans son ensemble, si je ne me conduisais pas en général, je les trahirais. Qui ferait alors mon travail à ma place ?

Qui se soucierait du sort de ces soldats ?

« Le tir de barrage a cessé, fit remarquer Malin. Les senseurs de surface encore intacts ne voient pas arriver d’autres roquettes après la salve qui frappera dans trente secondes. »

Drakon se redressa, se leva et se concentra sur son écran. « À toutes les unités, le dernier tir de barrage s’interrompra après la prochaine salve. Sortez des bunkers anti-explosions dans quarante secondes et réoccupez les fortifications extérieures. »

Le sol fut secoué par une dernière convulsion puis, dans les fenêtres virtuelles qui s’ouvraient devant lui, Drakon vit les paquets de paillettes syndics semer la confusion dans la zone dégagée cernant la base.

« Retenez vos tirs. » Le colonel Safir donnait ses ordres à ce qui restait de sa brigade. « Ne tirez que lorsque vous aurez une cible dans votre ligne de mire. Attendez.

— Minute ! ordonna Kaï à ses hommes. Prêts ? »

Les défenseurs avaient pu se reposer pendant le tir de barrage. Ils avaient été ravitaillés en munitions prélevées sur les larges stocks de la base et avaient aussi déjeuné de rations provenant des réserves syndics. Ils s’amassaient à présent dans les fortifications dont les défenses automatisées avaient été en bonne partie détruites par les combats antérieurs, et ils braquaient leurs armes sur les nuages de paillettes qui s’élevaient devant eux.

Devant les secteurs 1 et 4, une masse compacte de silhouettes en cuirasse de combat surgit soudain de la grisaille et apparut en pleine vue à moins de vingt mètres des fortifications extérieures.

« Feu ! » hurlèrent à l’unisson Safir et Kaï.

Sur ces deux positions, les premiers rangs des troupes d’assaut se volatilisèrent sous le feu défensif. Mais les assaillants continuaient opiniâtrement d’avancer, en trébuchant sur les cadavres de leurs camarades, contre des tirs nourris qui les décimaient impitoyablement.

Ceux du secteur 1 se pétrifièrent, s’immobilisèrent l’espace d’un instant, pliés sous ce feu comme sous un vent violent. Puis ils rompirent les rangs et reculèrent en désordre vers les nuages de paillettes.

Mais au secteur 4, diamétralement opposé, les attaquants qui affrontaient les troupes de Safir arrivaient toujours, une vague après l’autre, jusqu’à ce que leurs cadavres, en s’empilant, finissent par bloquer la vue des postes de tir.

« Colonel ! Nous ne pouvons plus couvrir le pied du mur ! Leurs équipes de pointe vont avoir le champ libre pour tirer.

— Qu’ils aillent au diable ! s’écria Safir. Demande permission de contre-attaquer, mon général. »

Malin décocha à Drakon un regard sidéré. Le général avait été témoin de la pression de plus en plus forte qui s’exerçait sur les troupes de Safir. « Mon général, c’est…

— Une excellente idée, affirma Drakon. Les troupes du Syndicat qui ont regagné leurs lignes ne verront pas nos forces quitter la base à cause des paillettes qu’elles ont déployées pour couvrir leur assaut. Permission accordée, colonel Safir. Faites votre sortie depuis le secteur 5. Dégagez le pied du mur et ramenez ensuite vos gens à l’intérieur.

— Vous avez entendu ? cria Safir. Troisième bataillon, giclez ! »

Les poternes s’ouvrirent à la volée à la base des fortifications, sur leur flanc où la masse des assaillants s’entassait au pied du mur. Le troisième bataillon de la deuxième brigade s’en déversa, le colonel Safir en tête, pivota aussitôt de quatre-vingt-dix degrés et enfonça le flanc de l’assaut syndic comme un marteau-pilon.

L’attaque s’effrita d’un seul coup : la plupart des soldats ennemis, épuisés, tombèrent tout bonnement à genoux et jetèrent leurs armes tandis que les autres s’enfuyaient. Des silhouettes en cuirasse intégrale, sans doute des serpents ou des superviseurs ulcérés, tentèrent bien d’abattre les hommes qui se rendaient, mais les soldats de Safir ciblaient tous ceux qui tenaient encore leur arme et les liquidaient. « Rassemblez-les ! ordonna le lieutenant-colonel. Vous ! ajouta-t-elle en basculant sur un haut-parleur externe que les micros des cuirasses intégrales syndics pourraient capter. Si vous voulez rester en vie, avancez ! Vous serez regardés comme des prisonniers. Ceux qui seront encore dehors quand nous rentrerons serviront de cibles !

— Mon général, intervint Malin, dès que le Syndicat se rendra compte que des soldats à nous sont sortis des fortifications…

— Il ordonnera le bombardement de la zone, conclut Drakon. J’ai vécu et travaillé assez longtemps sous le régime syndic pour savoir quel délai il faut à ces gens pour digérer de nouvelles informations, arrêter une décision et changer leur fusil d’épaule. Il nous reste au moins quatre minutes. Faites rentrer vos gens en moins de quatre minutes, colonel Safir.

— À vos ordres, mon général, répondit-elle, hors d’haleine. Ils y regarderont maintenant à deux fois avant de s’en prendre aux filles et aux gars de Conner Gaiene. »

Drakon s’aperçut qu’il souriait. La deuxième brigade n’était plus commandée par Gaiene, mais il en avait été assez longtemps le chef pour lui imprimer sa marque, surtout depuis que la division de Drakon avait été exilée à Midway et que, conséquemment, de manière assez ironique, elle s’était quelque peu affranchie de la microgestion du Syndicat par la grâce de cette punition. Pendant un bon moment encore, elle se regarderait comme la brigade de Gaiene, et ce n’était pas dommage. Pas dommage du tout.

« J’ai l’impression que le lieutenant-colonel Safir a côtoyé un peu trop longtemps le colonel Gaiene, laissa tomber Malin.

— Il me semble à moi qu’elle l’a fréquenté juste ce qu’il fallait », rétorqua Drakon.

Témoignant peu de patience pour les traînards, le troisième bataillon propulsa les prisonniers désarmés à l’intérieur de la base et referma les poternes. « Bien joué, colonel Safir, lui dit Drakon. Placez les captifs sous bonne garde jusqu’à ce qu’on les fouille individuellement pour trouver toutes les armes qui nous auraient échappé dans la précipitation.

— Tir de barrage en approche, rapporta Malin avant de se tourner vers Drakon. Quatre minutes et quinze secondes. »

Drakon lui sourit, soulagé qu’on eût repoussé les derniers assauts. « Rapide pour une réaction du Syndicat.

— Un fichu spectacle plutôt qu’une prompte réaction de sa part, mon général. » Le sol trembla de nouveau ; le tir avait frappé en dehors du secteur 2. « Les soldats syndics qui nous cernent sauront que ce tir frappe aussi leurs blessés.

— Nous en avons ramené autant que nous le pouvions à l’intérieur, protesta Drakon.

— Nous le savons, mais les forces terrestres syndics présumeront qu’ils sont toujours dehors et que leur propre artillerie les massacre. » Malin eut ce sourire glacial qui lui appartenait. « Ajouté à toutes les pertes qu’ils ont accusées lors des vains assauts d’aujourd’hui… les forces syndics vont se payer de sérieux problèmes de moral. »

Drakon opina, les yeux rivés sur son écran de visière où les nuages de paillettes dérivaient à présent sans dévoiler aucun ennemi. « Il va falloir filtrer les prisonniers pour déceler les recrues potentielles, Bran. Ceux de la brigade qui tenait la base comme ceux qu’on a recueillis dehors. Nous avons subi trop de pertes aujourd’hui. Peut-être trouverons-nous parmi eux des recrues un peu prometteuses. »

Drakon mit une seconde à comprendre qu’il voyait au-delà de l’heure à venir, voire de la journée en cours.

Peut-être avait-il encore un avenir.

Mais ils étaient toujours cernés. En dépit de leurs pertes, les forces terrestres syndics bénéficiaient toujours de l’avantage d’armes de soutien comme l’artillerie et les coucous de l’aérospatiale, et, par-dessus tout, il fallait aussi s’inquiéter du cuirassé.

En termes de chiffres, les deux flottilles qui se ruaient l’une vers l’autre étaient quasiment équivalentes. Chacune disposait d’un unique cuirassé. Maintenant que les croiseurs de Haris l’avaient rejointe, celle du Syndicat se composait aussi de deux croiseurs lourds, d’un croiseur léger et de trois avisos. Aux vaisseaux de Marphissa (deux croiseurs lourds, deux croiseurs légers et quatre avisos) venait de s’ajouter le Midway récemment arrivé.

« Je devrais changer de vaisseau pavillon », déclara la kommodore à contrecœur. Elle s’était rendue dans sa cabine pour discuter en privé avec Mercia et Bradamont, qui se trouvaient pour leur part dans une salle de conférence sécurisée du cuirassé, mais qui, grâce au logiciel de conférence, semblaient être assises à côté d’elle autour de son bureau du Manticore. « Je devrais être sur le Midway. Une navette aurait largement le temps de venir me prendre à bord pour me ramener au cuirassé. »

Le kapitan Mercia détourna les yeux tandis que Bradamont se grattait la gorge. « Kommodore, je recommanderais plutôt que vous restiez sur le Manticore, répondit formellement l’officier de l’Alliance. Pas parce que le Midway présente des défauts, ajouta-t-elle en désignant Mercia d’un geste. Nous tombons tous d’accord pour dire que le Syndicat croit qu’il bluffe encore et que ses armes ne sont pas pour la plupart opérationnelles. Si vous changez de vaisseau amiral, les Syndics verront l’aller et retour de la navette et en comprendront la signification. Ils se demanderont alors si le Midway cherche réellement à les leurrer. Pourquoi vous transféreriez-vous sur un bâtiment dont les armes sont censées ne pas fonctionner ? »

Mercia opina. « Donc, si la kommodore montait à bord du cuirassé, cette démarche inciterait la CECH Boucher à se demander s’il est pleinement opérationnel, ou, tout du moins, s’il est aussi paré au combat que s’y attendent ses experts. Je suis de l’avis du capitaine Bradamont.

— Cela étant, reprit Honore, si vous restiez sur le Manticore alors même que vous avez la possibilité de vous transférer à bord du Midway, cela devrait renforcer les Syndics… pardonnez-moi, les forces du Syndicat dans leur estimation, selon laquelle le cuirassé ne serait toujours pas pleinement opérationnel. »

Marphissa hocha à son tour la tête. « C’est un argument à prendre en considération. Je serai de toute façon très près du Midway et capable de communiquer avec vous sans trop de délai. Je vais donc rester à bord du Manticore. Je tiens à prendre toutes les mesures nécessaires pour réserver à Jua la Joie les pires surprises possibles dès notre premier engagement. » Personne n’avait fait allusion à la plus grande vulnérabilité d’un croiseur lourd tel que le Manticore. La sécurité personnelle du commandant de la flottille n’avait pas à intervenir dans le débat.

« Jua visera la propulsion principale du Midway, ajouta Bradamont. Elle veillera par-dessus tout à ce qu’il ne lui échappe pas.

— Et moi je viserai les siennes, s’esclaffa Mercia. Nous allons tourner en rond comme deux chiens se flairant l’arrière-train.

— Vous avez toutes deux bien plus d’expérience que moi de l’engagement avec un cuirassé, déclara Marphissa. Existe-t-il un autre moyen de mettre rapidement celui de Jua la Joie hors de combat ? À part en endommageant sa propulsion principale, je veux dire ? »

Mercia secoua la tête. « Dans un combat à un contre un ? En une seule passe de tir ? Même si nous avions cette arme furtive de l’Alliance, nous ne pourrions que cibler sa propulsion principale. Mais si nous nous efforçons toutes les deux de frapper la poupe adverse, nous n’arriverons à rien. Aucune ne parviendra à déjouer les manœuvres de l’autre. Ça reviendra à une série de passes de tir frontales qui affaibliront graduellement les deux bâtiments, et, si Jua constate que le sien flanche plus vite, elle trouvera le moyen de fuir et nous échappera.

— Comment nous y prendre, alors ? insista Marphissa.

— Vous avez dit que ça ne pourrait pas marcher si chacun des deux cuirassés cherchait en même temps à s’en prendre à la propulsion de l’autre, fit observer Bradamont en s’adressant à Mercia.

— En effet. » L’interpellée se pencha et s’aida des deux mains pour illustrer les mouvements respectifs des deux vaisseaux. « La CECH Boucher croit que nous bluffons. Elle arrive sur nous pour un choc frontal. Je peux faire mine de panner l’angle de notre proue au moment du contact, ce qui ne la surprendra pas outre mesure puisqu’elle me prendra pour un cadre subalterne ou même pour un travailleur qui aura liquidé ses supérieurs et aussitôt été promu au commandement d’un vaisseau de guerre, d’accord ? Cela devrait donner au cuirassé syndic l’impression qu’il a placé au moins un coup heureux sur ma poupe. Les armes du Midway ne tireront que quelques coups pendant la passe, comme si nous n’avions qu’elles en magasin. Nous en sortirons comme si notre propulsion principale avait été partiellement endommagée par des frappes. Il n’y aura pas de dommages apparents, mais, intérieurement, les raisons pour lesquelles les unités de propulsion principale pourraient flancher après avoir été touchées sont innombrables. Nous nous retournons ensuite et nous piquons sur le point de saut pour Midway, l’air de fuir. Notre bluff est dévoilé et nous sommes touchés. » Sa main décrivit un large moulinet.

« Mais nous avons perdu une partie de la propulsion principale et l’arc de cercle que nous décrivons en nous retournant est trop large pour que le cuirassé de Jua puisse suivre, reprit Mercia, dont l’autre main esquissa un virage plus serré à l’intérieur du premier. Altérer le vecteur d’une telle masse n’est pas chose aisée. Son virage s’effectue donc à l’intérieur du nôtre ; Jua se lance à la poursuite de notre poupe et arrive sur nous… au… humm… en diagonale. Même si je cherche à lui présenter ma proue, je vais faire pivoter ma poupe sur la même trajectoire qu’elle. Elle pourra toujours la frapper.

— C’est votre point le plus vulnérable, fit remarquer Bradamont.

— Oui. C’est bien pour cela que nous gardons ce cap. Mais nous décrivons une parabole. Nous avons pris beaucoup d’élan et adopté un angle plus large que notre propulsion principale s’échine à conserver pendant notre virage. » Les mains de Mercia s’activaient toujours. « Si je coupe la propulsion principale, nous cessons de décrire notre parabole à la même vélocité. La vitesse relative de mon bâtiment et de celui de Jua se modifie et il se met aussitôt à décrire un arc de cercle plus large. Vous voyez ? Jua a arrangé sa passe de tir pour se rapprocher de notre poupe, mais, en coupant ma propulsion avant le contact, j’ai changé de trajectoire et renversé la situation. Elle se retrouve dans les choux, ajouta Mercia en souriant, en même temps que ses mains se croisaient sans se toucher. Elle me passera sous le nez, juste devant ma proue, et s’éloignera de moi selon un angle différent, m’offrant ainsi la cible parfaite de sa propre poupe. »

Marphissa écoutait intensément en se repassant les manœuvres de tête. « Ça pourrait marcher.

— Et ça marchera ! insista Mercia. Nous devons tous tenir compte de l’élan. C’est un facteur important de nos manœuvres. Mais, en raison de leur masse par rapport à leur propulsion principale, les cuirassés doivent davantage y prendre garde que les autres vaisseaux. Jua n’en a pas conscience parce qu’elle manque d’expérience. Ses systèmes de manœuvre automatisés lui établiront une parfaite passe de tir conforme au manuel, mais, parce qu’ils ne tiennent compte que des faits et pas de tous les subterfuges qui me viendraient à l’esprit, ils ne la préviendront pas de ce qui risque d’arriver si je change de trajectoire durant les dernières minutes avant le contact, et, plus capital encore, ils ne l’alerteront pas si, afin de contrecarrer mes manœuvres, elle opte pendant ces derniers instants pour modifier elle-même son vecteur et la position qu’adoptera son cuirassé pour me rencontrer, de sorte qu’elle n’aura pas que moi à combattre mais aussi la masse et la vitesse acquise de son bâtiment. Elle n’y réussira pas.

— Vous dites que c’est sans risque ? demanda Marphissa. Est-ce bien sûr ?

— Évidemment qu’il y a un risque ! répondit Mercia. C’est la guerre, pas un jeu ni une simulation où l’on peut ordonner à l’arbitre de régler les événements à sa guise. Quelque chose pourrait mal se passer. Si le Syndicat jouait de bonheur, le Midway pourrait encaisser des dommages sérieux lors du premier engagement. Jua la Joie pourrait prendre une décision si stupide qu’elle tournerait à son avantage et ferait complètement capoter notre plan. Un de ses sous-CECH ou de ses cadres risquerait de comprendre le risque et de la prévenir, et Jua pourrait l’écouter, si improbable que ça paraisse. Je pourrais aussi mal calculer la seconde précise à laquelle je coupe ma propulsion principale et rater mon tir sur son cuirassé, ou le travailleur Gilligan court-circuiter toutes mes commandes au moment où j’en ai besoin.

— En fait, j’ai bien eu un travailleur du nom de Gilligan, déclara Marphissa. Il n’a provoqué aucune catastrophe, mais probablement parce qu’on le surveillait constamment en prévision d’un tel méfait. Honore ? Qu’en dites-vous ?

— Je trouve ça brillant, répondit Bradamont. Que feront vos croiseurs et vos avisos quand les deux cuirassés se heurteront lors de la première passe ? »

Marphissa réfléchit quelques secondes. « Jua la Joie concentrera son feu sur le Midway. Ses autres vaisseaux auront aussi reçu l’ordre de le viser, parce qu’elle sait qu’il est de loin sa cible la plus importante et qu’elle tient à lui infliger le plus de dommages possibles avant qu’il ne file à toutes jambes comme elle s’y attend. D’accord ? Cela pourrait même nous offrir un créneau pour éliminer quelques-uns de ses croiseurs et avisos.

— Le Midway devrait riposter à son cuirassé pendant la première passe, affirma Bradamont. Dans la mesure où vous n’utiliserez que les quelques armes dont vous entendez vous servir pour confirmer son impression qu’il n’est qu’à peine opérationnel. En voyant ces rares tirs rebondir sur ses boucliers, la CECH Boucher ne s’en croira que davantage invincible.

— Effectivement, convint le kapitan Mercia en hochant la tête. C’est une très bonne idée.

— Comment une sous-CECH dotée d’une telle cervelle a-t-elle survécu sous le Syndicat ? » s’étonna Marphissa.

Mercia sourit. « J’ai évité le pire plusieurs fois. Mais les superviseurs à qui j’avais déplu n’ont jamais eu le loisir de me dénoncer.

— Accidents ?

— Oui. Malheureux, non ? »

Bradamont les scruta toutes les deux. « Je ne sais jamais quand vous plaisantez. »

Peu désireuse de discuter de réalités du régime syndic que Bradamont trouvait incompréhensibles ou répugnantes, Marphissa se garda bien de répondre et préféra revenir au sujet du prochain combat. « La flottille de Jua la Joie se trouve à vingt-six minutes-lumière et arrive très vite sur nous pour une interception directe. Nous filons toutes les deux à 0,2 c, de sorte que le contact s’opérera dans une heure. Je veux que nous soyons redescendus à une vélocité de 0,08 à ce moment-là.

— 0,08 c ? répéta Mercia. Vous partez du principe que Boucher ne freinera pas ?

— Qu’elle ne freinera pas assez, rectifia la kommodore. Elle a tiré certains enseignements de notre dernier affrontement. Elle sait qu’elle doit éviter une vélocité relative trop élevée lors de notre rencontre, faute de quoi elle ne pourra pas nous cibler, et elle tient à nous frapper. Mais elle reste encore assez inexpérimentée pour se dire qu’il vaut mieux aller vite. Elle optera donc pour un compromis et se plantera sur les deux tableaux. Selon moi, elle devrait réduire sa vélocité jusqu’à 0,1 c, mais pas tout à fait.

— C’est une déduction raisonnable, dit Bradamont. Elle devrait aussi sous-estimer la difficulté quant à manœuvrer précipitamment la masse d’un cuirassé. L’Alliance confie habituellement le commandement de ses cuirassés à des officiers chevronnés ayant une grande expérience de ces bâtiments, mais il lui arrive parfois de nommer à ce poste un commandant à qui elle manque et qui tentera de le faire danser comme un croiseur de combat. Pas joli-joli. »

Mercia la fixa. « Vous nous faites des révélations sur la politique de l’Alliance en matière de gestion de sa flotte ?

— C’est une des raisons pour lesquelles l’amiral Geary m’a affectée à Midway.

— C’est ce qu’on m’a dit, mais… bon, le constat tient la route. La CECH Boucher sous-estimera certainement la difficulté à modifier rapidement la position et la trajectoire de son cuirassé. Je l’ai vu faire à de nombreux commandants fraîchement promus.

— Très bien, lâcha Marphissa, consciente de la tension devenue palpable entre Mercia et Bradamont. Qu’oublions-nous ?

— Quelle sera votre formation ? s’enquit Bradamont.

— Parallélépipède standard… Bon sang ! » Marphissa rit de sa propre sottise. « Le problème avec les défauts, c’est qu’ils deviennent récurrents. Plutôt… losange modifié. Avec le Midway à la pointe.

— À la pointe ? s’exclama Mercia, surprise. C’est une disposition bien peu conventionnelle. Et pas non plus la plus efficace.

— Je sais. C’est pour cette raison que je crois que ça marchera. Les Syndics nous prennent pour de jeunes sots mal dégrossis. Pourquoi ne pas nous faire passer aussi pour des incapables ? Ce n’est sans doute pas la meilleure disposition pour protéger le Midway, mais, puisque nous n’aurons à affronter qu’un seul cuirassé, ça ne changera pas grand-chose au nombre des tirs que nous encaisserons.

— C’est vrai, concéda Mercia, les yeux brillants.

— Nous nous apprêterons ensuite à appliquer le plan dont nous venons de débattre. J’afficherai les vecteurs voulus à l’approche de la flottille syndic, mais vous, kapitan Mercia, vous devrez ajuster votre cap définitif en fonction de votre propre évaluation de la meilleure manière possible de faire croire à l’ennemi qu’il va bénéficier d’un créneau sur votre propulsion principale. Après le premier engagement, il me faudra aussi une recommandation de votre part quant à l’ampleur du virage que devra négocier le Midway. »

Mercia opina. « Vous l’aurez.

— Que le capitaine Bradamont vous donne des conseils quand elle les jugera appropriés ne vous indispose pas ? Elle est très discrète.

— En ce cas… non, kommodore.

— Je n’aurai peut-être pas grand-chose à lui proposer au cours de cet engagement, déclara Bradamont. J’ai beaucoup moins d’expérience de la manœuvre d’un cuirassé que le kapitan Mercia, et c’est cela qui prime.

— Mais vous nous avez déjà aidées à le planifier, fit observer Marphissa. Autre chose ? »

Mercia s’éclaircit la voix. « Puis-je vous parler en privé, kommodore ? »

Marphissa coula un regard en direction de Bradamont, qui hocha la tête sans trahir aucun embarras et quitta la salle de conférence du cuirassé.

Une fois qu’elles furent seules, Freya Mercia fixa gravement la kommodore. « Je tenais à m’assurer que tout avait été clairement exprimé. C’est une conversation que nous n’aurions pas pu tenir sous le Syndicat, de sorte que le problème a pu s’envenimer et entraîner des retombées néfastes.

— De quel problème devons-nous donc débattre ? » demanda Marphissa en s’efforçant de dissimuler sa nervosité. Mercia était plus âgée qu’elle, avait une plus grande expérience des forces mobiles et une plus grande encore du commandement. Le vétéran chevronné s’apprêtait-il à tancer le jeune chiot ?

« J’ai roulé ma bosse plus longtemps que vous, commença Mercia, manifestement inconsciente de la posture défensive qu’elle forçait la kommodore à adopter. Ce qui me permet de distinguer des obstacles dont je sais qu’ils m’inquiéteraient à votre place. Toutefois, je tiens à vous dire que j’accepte en l’occurrence le rôle de subordonnée. Je ne comploterai pas contre vous à la mode syndic, parce que, à tout ce que j’ai pu voir et entendre, vous ne vous conduisez pas en Syndic. Nous venons de discuter de ce que nous allions faire, vous avez écouté, vous avez posé des questions et vous avez pris des décisions. Je me sais respectée. Après toutes ces années sous le régime syndic, je vais devoir m’y habituer, mais je suis heureuse de pouvoir faire bénéficier de mon expérience et de mes compétences des gens qui leur accordent de la valeur. »

Elle embrassa son bâtiment d’un geste. « Je commande un cuirassé et je me bats pour la bonne cause, kommodore. Je n’ai pas de plaintes à formuler. Je vous soutiendrai et je me plierai à vos ordres. Je tenais à ce que vous n’ayez aucune inquiétude à cet égard.

— Merci. Je me faisais pourtant quelques soucis. Ça se voyait tant que ça ?

— Non. Vous le cachiez très bien.

— Êtes-vous consciente que vous pouvez vous fier à Honore Bradamont ? Elle appartient à l’Alliance, mais, à ses yeux, nous ne sommes plus des Syndics.

— Les Syndics ! lâcha Mercia avec une moue de mépris. J’admets volontiers avoir parfois du mal à accepter la présence d’un officier de l’Alliance sur ma passerelle. Mais, en effet, ses connaissances nous sont utiles et elle reconnaît son ignorance quand elle en sait moins long que nous sur un sujet donné. Elle ne se conduit pas en conquérante. Je m’y étais pourtant attendue de la part du commandant d’un croiseur de combat de l’Alliance. Cette absence imprévue d’arrogance et de sentiment de supériorité est la bienvenue.

— Je fais confiance au capitaine Bradamont, affirma Marphissa. En temps voulu, j’espère que vous partagerez aussi pleinement que moi ce sentiment. Comment votre équipage réagit-il à sa présence ?

— Oh, ça ! » Mercia riboula des yeux. « Ç’a été… intéressant. Mais il sait que toute manifestation d’hostilité ou d’agressivité aurait de graves conséquences. En outre, elle dispose bien entendu de gardes du corps pour la protéger de l’équipage.

— Il en allait de même au début sur le Manticore. Maintenant, les techniciens ne voient plus en elle que l’une des leurs. Elle vient de Black Jack.

— L’homme qui a anéanti ma flottille ? Mais aussi celui qui nous a capturés au lieu de détruire nos modules de survie.

— Et c’est Bradamont qui a suggéré de vous arracher à l’Alliance pour vous ramener à Midway. » Marphissa secoua la tête, assaillie par des souvenirs. « Nous ne serions jamais revenus, nous n’aurions jamais réussi à traverser le système d’Indras sans les conseils qu’elle m’a donnés. J’ai établi toutes les manœuvres, mais c’est elle qui m’a montré comment me servir des escorteurs pour protéger les cargos. Je n’avais jamais organisé une telle opération. »

Mercia haussa les sourcils. « J’en voyais assez depuis la passerelle du cargo qui m’abritait pour être morte d’inquiétude. Vous avoir vue gérer vos vaisseaux à Indras est précisément une des raisons qui m’ont poussée à accepter d’être votre subordonnée. Toutefois, je ne savais rien du rôle qu’a tenu Bradamont dans cette affaire.

— C’est resté entre elle et moi. Elle ne cherche jamais à saper mon autorité en présence de mon équipage quand elle me donne un conseil.

— Tant mieux. » Mercia soupira puis fit la grimace. « Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour me renseigner sur vous deux. Je m’employais à rendre les armes de ce vaisseau opérationnelles, ce qui me laissait peu de loisirs. J’admets avoir été surprise, sinon quelque peu rétive, quand la présidente Iceni a insisté pour que Bradamont accompagne le Midway à Ulindi. Mais le kapitan Kontos trouvait ça bien, voire tout à fait naturel, et je n’allais certainement pas défier Iceni ni laisser croire à tout le monde que j’étais du même bord qu’Ito, de sorte que je me suis faite à cette idée.

— Si l’on vous croyait semblable à Ito, on ne vous aurait pas confié le commandement du Midway.

— Merci. Bradamont n’en a pas parlé, mais elle aussi s’inquiète pour les forces terrestres.

— Moi aussi. J’ai fait tout ce qui était en notre pouvoir jusque-là. Dès que nous aurons éliminé la flottille de Boucher, le Midway devrait pouvoir leur apporter un soutien appréciable. » Marphissa baissa les yeux puis les releva vers Mercia. « Espérons qu’il ne sera pas trop tard. Y a-t-il une autre question dont nous devrions débattre ? »

Mercia secoua la tête. « Non, kommodore.

— Parfait. J’ai pleine confiance en vous. Vous avez accompli un véritable miracle en préparant si vite le Midway au combat. Je n’ai rien à vous reprocher.

— Rien ? Quelle sorte de superviseur faites-vous ? Comment suis-je censée me motiver si vous ne me traitez pas en sous-merde ? » Mercia éclata de rire.

« Vous savez quoi ? Si nous détruisons le cuirassé de Jua la Joie, je chanterai même vos louanges. Publiquement, en vous attribuant la juste part du mérite. Il faudra vous y habituer. »

La flottille syndic restait en formation cubique standard Un alors qu’elle se ruait vers une interception du Midway en s’élevant légèrement pour adopter une trajectoire un peu incurvée à bâbord de celle de son gibier. Le centre du cube était occupé par le cuirassé de la CECH Boucher, les angles supérieurs de face par les deux croiseurs lourds et l’un des angles inférieurs par le croiseur léger. Un des trois avisos ennemis formait le quatrième et les deux autres les angles supérieurs de l’arrière. Les vaisseaux ennemis n’étaient plus qu’à cinq minutes-lumière et avaient freiné jusqu’à réduire leur vélocité à 0,13 c.

« Aucune imagination, persifla le kapitan Diaz. Elle s’est conformée au manuel, sauf que sa vélocité est trop élevée.

— Tant mieux pour nous. Nous devrions pouvoir infliger quelques dommages à ces escorteurs. » Marphissa avait disposé sa flotte en formation losange modifié qui, elle, ne devait rien au manuel. Tous les vaisseaux étaient sur le même plan, mais elle lui avait malgré tout conféré une sorte d’allure tridimensionnelle en l’inclinant légèrement vers le bas par rapport aux vaisseaux du Syndicat, de sorte qu’elle traverserait leur flottille en angle aigu. Le Midway occupait la pointe inférieure du losange, le Griffon, un de ses deux croiseurs, l’angle latéral bâbord, le croiseur léger Faucon celui de tribord et le croiseur léger Aigle la pointe la plus haute en serre-file. Le Manticore se trouvait au centre du losange, et les quatre avisos Guetteur, Sentinelle, Éclaireur et Défenseur se répartissaient à l’intérieur à intervalles réguliers.

« Vous êtes sûre ? demanda Diaz, interloqué, à la vue de la formation.

— Oui, répondit Marphissa. On ne vise pas le cuirassé ennemi. Je tiens à ce que le Midway soit en tête afin qu’il attire tous les tirs sur lui, ce qui permettra à ses escorteurs de frapper durement ceux du Syndicat tout en ignorant son cuirassé.

— Ils ne vont pas s’y attendre ? demanda Diaz. C’est précisément ce que nous avons fait lors de notre dernier engagement avec la CECH Boucher.

— Certes, mais, la dernière fois, nous n’avions pas de cuirassé. Le rapport de forces était inversé. Et la doctrine syndic en la matière veut qu’on s’en prenne d’abord aux plus puissants des vaisseaux combattants. Au cours du dernier affrontement, il s’agissait pour Jua la Joie de nos croiseurs lourds. À présent, c’est le Midway. Elle partira du principe que nous ferons pareil puisque nous avons maintenant un cuirassé. Doxa-doxa.

— Vingt minutes avant le contact », rapporta le technicien Czilla.

Marphissa étudia son écran. Les trajectoires projetées des deux formations allaient se croiser directement selon une certaine inclinaison : une sorte de choc frontal brutal manquant de subtilité et se traduisant par de violents échanges. Au cours des dernières décennies de la guerre contre l’Alliance, les affrontements de ce genre étaient devenus de plus en plus courants à mesure que se perdaient dans les deux camps l’entraînement et les compétences qui les auraient poussés à tenter des tactiques moins directes et que chacun s’efforçait avant tout de frapper l’autre plus durement qu’il n’était frappé.

Persuadée de jouir d’un avantage écrasant en matière de puissance de feu, Jua Boucher allait certainement s’en tenir à cette stratégie, dans la mesure où elle aspirait surtout à pilonner le Midway de toutes ses forces. Tout le problème de Marphissa était désormais de régler légèrement la course de son cuirassé de manière à ce qu’il présente une cible aux tirs ennemis, mais sans excès, en même temps qu’elle donnerait à ses croiseurs et à ses avisos toute latitude pour concentrer les leurs sur quelques-uns des escorteurs de Jua la Joie.

Gauchir d’un poil la formation en losange, incurver un peu son vecteur latéralement, et ses escorteurs pourraient alors copieusement équarrir les deux croiseurs lourds de Boucher, tandis que le Midway et le cuirassé du Syndicat se courraient après. « Ah, oui », murmura Marphissa en désignant pour cibles au Griffon et au Manticore un croiseur lourd syndic, celui qui avait concouru au bombardement de Kane, et aux Faucon, Aigle, Guetteur, Sentinelle, Éclaireur et Défenseur l’autre croiseur ennemi, qui avait été sous le commandement de Haris.

« Kapitan Mercia, appela-t-elle, je vous transmets les ultimes changements de vecteur et de formation avant le contact pour que vous puissiez réajuster la course de votre vaisseau. »

Mercia étudia les données sur son écran puis hocha la tête. « Compris, kommodore. Vous êtes certaine de vouloir procéder à ces modifications ?

— Oui. La CECH Boucher n’y réagira pas, même si elle les voit à temps, parce qu’elles lui permettront de vous cibler distinctement.

— Merci, kommodore, rétorqua sèchement Mercia. Je vous remercie de m’offrir cette occasion de tester sur le terrain la résistance du blindage et des boucliers de mon bâtiment.

— Nous irons un peu trop vite pour que les systèmes de combat puissent compenser, reprit Marphissa. Mais, si les vaisseaux collent à leurs vecteurs alors que nous procédons à d’infimes réajustements des nôtres, cela devrait nous fournir de bonnes fenêtres de tir tout en réduisant notre précision.

— Je compte imprimer une subite torsion au Midway au moment du contact, en feignant d’avoir exagérément compensé. Les armes syndics devraient surtout frapper mes boucliers et mon blindage latéraux, mais ils croiront avoir touché mon quart arrière.

— Cela va nécessairement exiger une grande subtilité dans les manœuvres. »

Mercia sourit. « Je sais.

— Dix minutes avant le contact, rapporta Czilla.

— Nous reprendrons la discussion après la passe de tir », conclut Marphissa en coupant la communication. Cherchant à pressentir le moment exact où elle devrait procéder à ces réajustements mineurs de sa formation et de son vecteur, elle se concentra de nouveau entièrement sur son écran. Bradamont l’avait dirigée dans ses exercices d’entraînement en lui refilant des tuyaux qu’elle était censée tenir de Black Jack lui-même. Marphissa restait consciente d’avoir malgré tout panné sa passe de tir lors de sa première rencontre avec Boucher.

Mais pas cette fois.

« À toutes les unités, transmit-elle en espaçant ses mots et en articulant soigneusement, virez de onze degrés sur bâbord et de deux degrés vers le bas à T quatorze. Engagez le combat avec les cibles qui vous ont été assignées au moyen de toutes vos armes disponibles. »

Durant des heures, les vaisseaux syndics étaient restés très éloignés : de tout petits points sur le fond noir de l’espace. Même à la dernière minute, juste avant le contact, ils n’étaient toujours que des objets minuscules en raison de la distance qui les séparait encore. Mais, les deux forces se déplaçant à une vitesse combinée de plus de 0,2 c, ils se rapprochaient pourtant à plus de soixante mille kilomètres par seconde.

Évidemment, on pouvait aisément grossir les images. Une petite fenêtre virtuelle de l’écran de Marphissa montrait distinctement la formation ennemie : sept vaisseaux parfaitement détaillés en dépit des énormes distances. Elle aurait pu zoomer encore et obtenir l’image qu’elle en aurait eue si elle s’était tenue à quelques mètres. L’espace présente peu d’obstacles susceptibles de faire écran et aucun qui puisse brouiller la vue comme l’atmosphère d’une planète.

Cela a du bon et du mauvais, songea Marphissa. Voir l’ennemi fondre sur vous pendant des heures peut paraître décourageant à ceux qui n’y sont pas habitués. Et les longues périodes d’inactivité qu’on doit alors endurer induisent parfois une dangereuse suffisance, que les quelques derniers milliers de kilomètres, parcourus en moins d’une seconde, font voler en éclats.

« Une minute avant le contact, rapporta Czilla.

— Que tous vos tirs comptent ! ordonna Diaz à ses techniciens de l’armement. Pour Kane ! »

Au cours des dernières secondes précédant le contact, la formation de Marphissa changea légèrement de vecteur comme prévu afin de croiser la flottille ennemie selon un angle inattendu. Elle-même vit le Midway effectuer l’embardée qu’avait promise Mercia, dans une tentative apparemment maladroite et malheureuse pour présenter sa proue à celle du cuirassé du Syndicat.

Le Manticore se cabra légèrement quand il lâcha ses missiles sur les vaisseaux en approche. Autour de lui, Griffon, Faucon et Aigle l’imitèrent.

Les senseurs eurent à peine le temps d’annoncer que l’ennemi ripostait : déjà les deux formations s’interpénétraient follement.

L’ennemi était là et, une seconde plus tard, il s’était comme évanoui. Les armes automatisées des deux bords avaient vomi en une fraction de seconde, au moment précis où les vaisseaux ennemis étaient à leur portée, leurs lances de l’enfer et ces billes métalliques qu’on appelle mitraille, et leurs projectiles avaient frappé en même temps que les missiles tirés un peu plus tôt.

Marphissa n’avait pas senti le Manticore tressaillir sous les frappes. Elle fixait son écran, attendant que les senseurs procèdent à l’évaluation des résultats de l’engagement alors même que les deux groupes de vaisseaux s’extirpaient de la mêlée.

Les deux croiseurs lourds de la formation syndic étaient portés manquants : le premier s’en éloignait diagonalement en tournoyant, sa proue entièrement déchiquetée, et le second avait tout bonnement disparu : ce n’était plus qu’une boule de gaz et de débris trahissant une surcharge de son réacteur, victime de trop nombreuses frappes.

Seuls quelques tirs des avisos syndics avaient touché les escorteurs de Marphissa ; tous les autres avaient été destinés au Midway.

« Ils ont égratigné mon vaisseau, se plaignit Mercia.

— Vous êtes touchée ? Je ne vois aucun rapport d’avaries dans mes données.

— Ils ont dû en rater beaucoup, mais plusieurs tirs ont frappé assez haut pour écorner mes boucliers et mon blindage. Mais… Oh, zut, j’ai perdu la moitié de ma propulsion principale, annonça Mercia en feignant le plus complet désarroi.

— Vous ne l’aviez pas coupée pendant l’engagement ? s’enquit Marphissa en visionnant sur son écran l’enregistrement des derniers événements.

— Non, seulement à quelques secondes, dans une vague de coupures en dents de scie. Comme nous l’avions prévu, je tenais à ce que ça ait l’air de dysfonctionnements des commandes puisque les Syndics verraient que les unités n’étaient pas endommagées extérieurement. Dans la mesure où la maniabilité de mon bâtiment est réduite, je préconise que nous altérions notre vecteur pour remonter de trois cent cinquante-cinq degrés.

— À toutes les unités, virez de trois cent cinquante-cinq degrés vers le haut, ordonna Marphissa. Exécution immédiate. Réglez votre vélocité sur celle du Midway et maintenez votre position dans la formation. »

Le losange de Midway incurva verticalement sa trajectoire, tandis que ses vaisseaux perdaient de la vélocité à mesure qu’ils luttaient contre la vitesse acquise pour inverser leur course. Les croiseurs et avisos auraient sans doute pu négocier le virage sur une distance bien moins importante que celle exigée par un Midway privé de la moitié de ses unités de propulsion principale, mais ils réglaient leurs manœuvres sur le cuirassé et gardaient la même position relative par rapport à lui.

« La voilà ! » s’exclama Diaz en pointant son écran de l’index.

La formation de Jua la Joie virait à son tour vers le haut pour revenir sur eux. Marphissa regarda les vecteurs des deux flottilles se stabiliser en s’efforçant de rester calme en dépit de sa tension nerveuse. « Ça prend bonne tournure. Elle réagit comme l’avait prévu Mercia.

— Mais continuera-t-elle dans ce sens ?

— C’est une Syndic indécrottable, répondit la kommodore. Le Syndicat n’autorise de souplesse qu’en morale. Et elle est impitoyable. Elle voit une ouverture et elle portera l’estocade. »

Il fallut un bon moment aux deux formations pour se rejoindre au terme des immenses paraboles qu’elles décrivaient dans l’espace. « Choisissez vous-même le moment où vous couperez complètement votre propulsion principale, dit Marphissa à Mercia. Nos autres vaisseaux seront assujettis à vos manœuvres, de sorte qu’ils resteront avec vous.

— Compris, répondit Mercia sans quitter son écran des yeux. J’obéirai, ajouta-t-elle en recourant inconsciemment à l’expression syndic qu’on avait si longtemps exigée d’elle.

— Cinq minutes avant interception », rapporta Czilla.

Marphissa enfonça ses touches de com : « Griffon, Faucon, Guetteur, Sentinelle, Éclaireur, Défenseur, asservissez vos systèmes de manœuvre aux commandes du Midway. Je ne vous assignerai pas de cibles précises parce que l’aspect de notre formation changera durant l’engagement. Les escorteurs ennemis survivants seront vos cibles prioritaires. Si vous parvenez à placer une bonne frappe sur le cuirassé ennemi, joignez vos tirs à ceux du Midway. » Elle coupa et se tourna vers Diaz. « Vous aussi.

— À vos ordres, kommodore. » Les yeux de Diaz étaient eux aussi rivés à son écran.

Une minute s’écoula. Puis une autre. La formation de la CECH Boucher progressait régulièrement dans leur direction, cherchant manifestement à frôler de près la poupe du Midway.

« Le Midway a coupé sa propulsion principale », annonça Czilla.

Le Manticore caracola quand ses systèmes de manœuvre automatisés, verrouillés sur un maintien de sa position relative avec le cuirassé, coupèrent à leur tour brutalement sa propulsion principale.

Les vecteurs des vaisseaux de Marphissa s’altérèrent subitement, plus amples et aplatis, tandis que le point prévu pour l’interception avec les bâtiments syndics se relevait et glissait latéralement sur l’écran.

« La CECH Boucher a vu ce qui se passait, déclara Diaz. Son vaisseau vient d’allumer des propulseurs de manœuvre pour retourner sa proue. »

Les vecteurs et points d’interception projetés changeaient rapidement, le cuirassé syndic activant ses propulseurs à plein régime afin de contrebalancer les modifications subitement intervenues dans sa rencontre avec le Midway.

« À toutes les unités, ordonna Marphissa. Feu à volonté dès que vous arriverez à portée. »

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