Chapitre trois

« Pouvez-vous réparer votre propulsion principale ? demanda Bradamont à Marphissa et Diaz.

— La réponse est probablement non », marmonna Marphissa.

Diaz était en train de s’entretenir avec quelqu’un sur un canal interne et il mit fin à la conversation sur un juron. « Le levtenant Gavros est mort. Les techniciens en chef Kalil et Sasaki affirment que les circuits de commande sont frits.

— Mais les unités de propulsion principale sont intactes, non ? On ne pourrait pas réparer ou remplacer ces circuits ? s’enquit de nouveau Bradamont.

— Ce vaisseau est de facture syndic ! cracha Diaz de dépit. Il a été conçu pour l’efficacité. La taille même de son équipage a été optimisée dans ce but. On ne peut procéder à des réparations importantes que dans un chantier spatial de sous-traitance.

— Vos techniciens en chef ne pourraient-ils pas…

— Les techniciens en chef ne sont pas formés pour faire des réparations et ne sont pas non plus censés s’en charger ! Les circuits sont des boîtes noires ! On n’est pas supposé les réparer mais, au mieux, ôter celle qui a été brisée et lui en substituer une autre en état de marche. Nous en avons bien quelques-unes à bord, mais aucune qui soit exactement du même modèle. »

Marphissa fusilla Diaz du regard. « Ordonnez-leur d’essayer ! Dites à Kalil, Sasaki et aux autres techniciens de l’ingénierie que les anciennes règles du Syndicat interdisant les réparations ne sont plus en vigueur. Exhortez-les à ouvrir ces boîtes noires et à voir ce qu’ils peuvent faire. Qu’ils éventrent tous les circuits nécessaires ! Qu’ils bricolent, qu’ils bidouillent, qu’ils improvisent, reconnectent, n’importe quoi ! Si nous restons coincés ici encore une demi-heure, le Manticore volera en éclats ! »

Diaz inspira profondément. « Oui, pourquoi ne pas essayer ? Au pire, que pourrait-il arriver ? Une énorme explosion ? Nous mourrons de toute façon si nous ne tentons pas le coup. » Il appela l’ingénierie et passa les ordres. « J’aimerais y descendre en personne, kommodore. Je serai de retour dans vingt minutes, avant qu’un vaisseau syndic ne nous ait rejoints.

— Permission accordée. Giclez ! » Diaz s’éclipsant de la passerelle au pas de gymnastique, Marphissa fixa son écran d’un œil furibond ; sa main s’activait pour établir la prochaine manœuvre de la formation placée sous ses ordres, qui s’éloignait d’elle à grande vitesse. L’écran se figea à la moitié de la résolution du problème et les tripes de Marphissa se nouèrent, puis il se réactiva brusquement.

Pelé, Griffon et Basilic avaient finalement atteint la zone qui leur avait été attribuée et frappé l’arête inférieure de la formation syndic, diamétralement opposée à celle qu’avait visée la formation de Marphissa. Kontos avait eu plus de chance qu’elle ou il avait mieux évalué son approche. Le Pelé avait pilonné le croiseur lourd syndic qui tenait cet angle jusqu’à ce qu’il explose, tandis que Griffon et Basilic mettaient un autre croiseur léger hors de combat.

La CECH Boucher ignora cependant cet assaut. La formation du Syndicat poursuivait son chemin, qui la ramènerait sur le Manticore et le Busard. Peut-être n’aurais-je pas dû narguer personnellement Jua la Joie comme je l’ai fait, songea Marphissa. Elle veut sûrement ma mort maintenant. Cela dit, c’est Jua Boucher. Elle la voudrait probablement de toute façon. « À toutes les unités, continuez d’accélérer jusqu’à 0,08 c et virez de deux degrés sur bâbord et de cent quarante-sept vers le haut à T cinquante », transmit-elle.

Les vaisseaux syndics grimpaient toujours et se retournaient, leur formation s’inversant à mesure qu’ils finissaient de boucler la boucle qu’elle décrivait. Ceux de Marphissa pouvaient se retourner plus vite, encore que « vite » soit sans doute un terme relatif. Un observateur au sol dirait sans doute du rayon du virage qu’il était immense, mais l’essentiel c’était qu’il le fût moins que celui de la formation syndic encombrée d’un cuirassé. Cette nouvelle manœuvre ramènerait ses autres vaisseaux jusqu’à Marphissa en lui faisant survoler les Syndics au moment où ils atteindraient le sommet de leur boucle.

« Une chance que cette CECH soit inexpérimentée, marmotta Bradamont. Si elle s’était contentée de décélérer et de revenir sur nous pendant que nous flottons dans l’espace à demi morts, elle nous aurait rejoints plus vite. Mais elle a préféré s’offrir ce virage.

— Ça ne nous fait gagner que quelques minutes, fit remarquer Marphissa. Arrêter ce cuirassé sur sa lancée puis le faire repartir dans la direction opposée n’est pas si facile. » Elle adressa une transmission distincte au Kraken, son dernier croiseur lourd. « Kapitan Seney, prenez le commandement de la formation dès qu’elle réengagera le combat avec l’ennemi. Je serai trop éloignée pour procéder aux réajustements de dernière seconde. Ne vous approchez pas trop. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre le Kraken. »

Seney la fixa, l’air soucieux. « Je comprends et j’obéis, kommodore. Nous ne pouvons pas non plus nous permettre de perdre le Manticore.

— Peut-être n’est-ce pas forcé, répondit-elle sans trop y croire. Cela étant, vous ne pouvez strictement rien faire pour empêcher la flottille syndic de nous rejoindre. Si le Manticore est détruit, placez-vous sous le commandement du kapitan Kontos, les autres vaisseaux et vous. Il restera kommodore par intérim sur mon ordre et jusqu’à la confirmation de la présidente Iceni.

— Kontos est très jeune, fit prudemment observer Seney.

— Nous le sommes tous pour faire cela, kapitan. Obtempérerez-vous ?

— Oui, kommodore. J’accepterai le kapitan Kontos pour mon kommodore par intérim si vous n’êtes plus en mesure d’assumer cette fonction. » Seney porta son poing droit à sa poitrine, à la mode du salut syndic toujours en vigueur. « Au nom du peuple ! »

Marphissa se redressa et lui rendit son salut. « Au nom du peuple ! »

Autre appel, celui-là pour Kontos. « Kapitan, si le Manticore est détruit, vous prendrez le commandement des vaisseaux de Midway en tant que kommodore par intérim, et ce jusqu’à confirmation par la présidente Iceni. Ne perdez pas de temps à vous occuper de nous. Vous ne pourrez pas arrêter la flottille syndic à temps. Concentrez tous vos efforts sur l’élimination des escorteurs du cuirassé, puis rognez ses défenses. »

Le Pelé se trouvait encore assez loin pour que la réponse de Kontos mît plusieurs secondes à lui parvenir. Le jeune kapitan semblait atterré mais déterminé. « Je comprends et j’obéirai, kommodore. Je ne vous laisserai pas tomber, ni vous ni la présidente Iceni. Au nom du peuple, Kontos, terminé. »

Son image s’effaçant, Marphissa soupira pesamment puis s’affaissa en arrière dans son fauteuil pour scruter son écran. Il n’y avait plus rien qu’elle pût faire pour le moment. « Comment réagirait Black Jack, capitaine Bradamont ?

— Je n’en sais rien, répondit d’une voix sourde l’officier de l’Alliance. Quand la situation est devenue intenable à Grendel, il a abandonné son vaisseau.

— Grendel ? Ça remonte à quand ?

— À un siècle.

— Hah ! » Elle trouvait ça drôle. « Un siècle ? Y a-t-on fait des prisonniers ? C’était l’usage à l’époque, non ? Croyez-vous que Boucher prendra cette peine ? Quel sort ses vaisseaux réserveront-ils aux modules de survie qu’ils verront, selon vous ? Des modules chargés de gens qu’ils regardent comme des traîtres et des ennemis. » Marphissa eut un reniflement sarcastique puis un geste rageur. « Sans compter que nous n’avons de capsules à bord que pour soixante pour cent de l’équipage.

— Soixante… ? » Bradamont lui décocha un regard horrifié. « Pourquoi ça ?

— Parce que les comptables du Syndicat ont rogné sur les chiffres. Un vaisseau qu’on doit abandonner parce qu’il est trop sévèrement endommagé pour continuer le combat perd en moyenne quarante pour cent de son équipage. En conséquence, on n’a besoin de capsules de survie que pour les soixante pour cent qui restent.

— Que nos ancêtres nous préservent !

— Oui, eh bien, même morts, nos ancêtres se préoccupent probablement davantage du sort des matelots que les comptables qui cherchent à épargner quelques sous sur la construction des bâtiments, lâcha Marphissa, acerbe. Les CECH approuvaient parce qu’ils ne tenaient pas à voir les matelots déserter des vaisseaux qui pouvaient encore combattre. Bon sang, Honore, si j’avais calculé correctement cette passe de tir…

— Vous ne l’avez pas menée plus mal qu’un autre. La formation syndic filait peu ou prou dans la même direction que nous, sans doute parce que ses systèmes automatisés cherchaient à concentrer leur feu sur vous. L’ennemi ne réagit pas toujours comme on l’espère et il subsiste constamment des incertitudes. Il arrive parfois qu’on fasse tout correctement et qu’on soit pulvérisé quand même. C’est parfois le plus bête des deux qui survit, tandis que le plus habile des professionnels se retrouve au mauvais moment sur le trajet du faisceau d’une lance de l’enfer. On ne peut plus revenir sur cette passe de tir. Mais que peut-on faire ? »

Marphissa secoua la tête. « Nous résoudre à combattre. C’est le seul choix qui nous restera si nos techniciens ne trouvent pas, dans les quelques minutes qui viennent, une solution qu’il leur était interdit de pratiquer jusque-là. » Elle se tourna vers le fond de la passerelle. « Chef, assurez-vous que toutes nos batteries sont pleinement parées à tirer. Veillons à en emporter quelques-uns dans la tombe avec nous.

— À vos ordres, kommodore ! » Le chef des techniciens des observations baissa la tête puis la releva pour regarder Marphissa dans les yeux. « Je m’appelle Pyotor Czilla, kommodore. J’ai toujours répugné à donner mon nom aux CECH. Se faire connaître d’eux était trop dangereux. Mais je tiens à ce que vous sachiez qui je suis parce que vous avez été un bon commandant. Le meilleur qui soit. »

Ses collègues firent écho à ces paroles d’un murmure approbateur et Marphissa craignit un instant de piquer un fard. « Nous ne sommes pas encore morts, leur rappela-t-elle. Vous aurez peut-être à me supporter très longtemps encore.

— Ce ne serait pas une catastrophe, kommodore, répondit Czilla avec un sourire crispé. Toutes les batteries répondent qu’elles sont parées à tirer sauf la batterie 2 de lances de l’enfer, qui a essuyé une frappe de plein fouet et a été détruite.

— Très bien. Je vous désignerai une cible unique dès que la flottille syndic sera assez proche. » Elle passa au Busard l’appel qu’elle redoutait. « Que vous semble, kapitan-levtenant Steinhilber ? »

Steinhilber, comme tous ceux qu’on pouvait voir sur la passerelle du croiseur léger, était engoncé dans une combinaison de survie hermétique. Le Busard avait sans doute perdu son atmosphère.

Il haussa les épaules. « La propulsion principale est morte, kommodore. En miettes. Le cœur de notre réacteur fonctionne encore à trente pour cent de sa capacité, mais il est instable. La moitié de l’armement est fusillé, les supports vitaux sont cuits et une bonne partie de l’équipage est mort ou blessé. Cela dit, nous tiendrons encore trente minutes, le temps que les Syndics reviennent, et nous nous battrons.

— Glenn, je… »

Il secoua la tête. « C’est comme ça, voilà tout. Je suis même surpris d’avoir duré si longtemps. Je devrais m’en féliciter, n’est-ce pas ? Je regrette seulement de ne pouvoir sauver mon équipage. Ce sont de braves gars, kommodore, et le Busard est un vaisseau héroïque. C’est ainsi qu’on devra se souvenir de lui. » Steinhilber semblait à la fois honnête et curieusement insensible, comme s’il contrôlait si étroitement ses émotions qu’il en rabotait toutes les aspérités avant qu’elles ne pussent le blesser.

Marphissa pouvait le comprendre. Elle-même éprouvait peur, colère et désespoir, mais de manière très distante, comme si une espèce de barrière, faite de détermination et du désir de ne pas laisser tomber ses camarades dans leurs derniers moments, s’interposait entre ces sentiments et elle. « Le Busard est un vaisseau héroïque, affirma-t-elle à son tour. On se souviendra de vous.

— Le Manticore a-t-il une chance de s’en tirer ?

— Nous nous efforçons de relancer la propulsion principale. J’ignore si nous réussirons.

— Si vous y parvenez, filez, conseilla ardemment Steinhilber. Ne restez pas pour nous. Partez. Rendez hommage au sacrifice du Busard en poursuivant le combat tant que vous aurez une chance de survivre et de l’emporter. »

Marphissa opina et refoula ses larmes d’un clignement de paupière. « Promis, kapitan-levtenant Steinhilber. Mais, si ça ne se passe pas ainsi, si le Manticore et le Busard doivent livrer ensemble leur dernière bataille, alors nous mourrons au moins en bonne compagnie. La meilleure qui soit. » Elle salua avec une solennelle componction. « Au nom du peuple !

— Au nom du peuple ! » lui fit-il écho en lui retournant le salut.

La communication terminée, Marphissa se rassit. Elle se sentait parfaitement impuissante dans son fauteuil de commandement, à se demander si Diaz et les techniciens progressaient dans la réparation des commandes de la propulsion principale, à regarder ramper, en dépit de leur incroyable vélocité, les plus proches vaisseaux sur fond d’espace infini, à songer à l’équipage du Busard, qui ne pouvait même pas se raccrocher au maigre espoir qu’entrevoyait celui du Manticore, et à réfléchir à des questions qu’elle s’efforçait normalement d’éluder. « Honore ?

— Oui ? » Bradamont avait répondu d’une voix aussi sourde que la sienne.

« Croyez-vous qu’il y ait quelque chose de l’autre côté ? Après la mort, je veux dire. Le Syndicat a toujours affirmé le contraire, soutenu qu’il n’y avait qu’ici-bas et que nous avions donc tout intérêt à obéir parce que, si nous passions notre vie à être punis ou si on nous la raccourcissait pour avoir commis des crimes contre l’État, nous n’aurions connu que cela.

— Je ne peux rien assurer, répondit Honore. Je crois que ça ne s’arrête pas là. Personne n’en sait rien, bien sûr. Nul n’est jamais revenu de ce voyage.

— Et Black Jack ? Il en est bien revenu, lui, n’est-ce pas ? Au bout de cent ans.

— L’amiral Geary affirme avec insistance qu’il n’était pas mort et qu’il ne se rappelle strictement rien de son sommeil de survie.

— Nous dirait-il la vérité s’il savait quelque chose ? »

Bradamont réfléchit un instant, le front plissé. « Je crois, oui. Il a fait la même réponse à Tanya Desjani, son épouse.

— Elle commandait un croiseur de combat, n’est-ce pas ?

— Elle le commande encore, corrigea Bradamont. L’Indomptable. M’est avis que les vivantes étoiles elles-mêmes ne sauraient persuader l’amiral Geary de mentir à sa femme. » Bradamont soupira. « La croyance la plus répandue dans l’Alliance veut que l’amiral Geary ait bel et bien trouvé la mort et rejoint les lumières de l’espace du saut, parmi ses ancêtres, jusqu’à ce que le moment vienne pour lui de se réveiller. Mais il ne s’en souvient pas, et il n’existe aucun moyen de le prouver ou de le démentir. Si bien qu’on en revient toujours au même point : soit on y croit, soit on n’y croit pas. »

Marphissa hocha la tête. La flottille syndic avait presque atteint le pic de son virage et les autres vaisseaux de Midway se portaient à sa rencontre à très haute vélocité. Ça faisait tout drôle d’assister à cela sans pouvoir y prendre part, en sachant que les distances couvertes par ces vaisseaux dans leurs virages étaient telles que les images qui lui en parvenaient dataient de plus de deux minutes. Le dernier échange de tirs avait déjà eu lieu, mais la lumière des images de ce combat était encore en chemin. « Est-ce un séjour agréable ? Parmi les ancêtres et ces lumières ?

— On le suppose, répondit Bradamont. Meilleur qu’ici-bas, en tout cas, à un point qui dépasse l’imagination. Paisible, heureux, plus de souffrance ni de deuil.

— Hmm. Si Black Jack s’y était retrouvé, j’imagine que ç’aurait été effacé de sa mémoire, n’est-ce pas ? À son retour. Parce que, sinon, imaginez un peu l’effet que ça pourrait bien faire d’être chassé d’un séjour aussi douillet pour revenir combattre, lutter et souffrir en ce monde ?

— En effet, concéda Honore. Combien de temps nous reste-t-il à nous avant de l’apprendre à la dure ? »

Marphissa pointa son écran de l’index. « Le temps d’arriver à la portée des armes syndics. Mais c’est plutôt l’autre délai qui compte : si nous ne réussissons pas à nous ébranler avant la fin des douze prochaines minutes, nous ne pourrons pas accélérer assez vite pour nous soustraire à leur flottille. Nous rallongerons peut-être un peu le sursis, mais sans plus. C’est dans ces moments-là qu’on est censé prier, n’est-ce pas ? Quand on a vraiment besoin d’aide.

— Oui. Et remercier si le secours arrive.

— Si vous savez à qui adresser vos prières, n’hésitez pas. Le kapitan Diaz sait s’y prendre, ses parents lui ont appris à prier en secret, mais, moi, je n’ai jamais su. » Elle se demanda si Diaz priait déjà, alors que les techniciens et lui s’échinaient encore à remettre le Manticore en marche avant qu’il ne soit trop tard.

La lumière du dernier engagement lui parvenait enfin. Elle regarda sur son écran la flottille de Midway et celle du Syndicat s’interpénétrer si vite que l’événement lui resta imperceptible.

Le kapitan Seney avait fait du bon travail. Un second croiseur léger syndic s’éloignait en tournoyant de la formation ennemie, incontrôlable, et deux autres avisos étaient hors de combat. En contrepartie, le croiseur léger de Midway Milan et son aviso Patrouilleur avaient essuyé un nombre de frappes assez conséquent pour avoir rompu avec ce qui était désormais la formation de Seney : les deux vaisseaux dérivaient à présent loin de la bataille, chancelants, incapables de se battre tant que leurs dommages n’auraient pas été réparés mais encore aptes à manœuvrer.

Elle se rendit compte que Seney avait recommencé à se retourner et qu’il décrivait une parabole vers l’étoile et le bas afin d’intercepter à nouveau la flottille syndic, et elle comprit qu’il fallait lui signifier très clairement que les bâtiments survivants de la formation du Kraken étaient désormais sous son commandement jusqu’à nouvel ordre.

« Kapitan Seney, lui transmit-elle, gardez le contrôle de la formation et continuez de frapper la flottille syndic. Épuisez-la. Je vous informerai dès que… » Dès que je serai en mesure de reprendre le commandement, s’apprêtait-elle à ajouter avant de prendre conscience du fol optimisme qu’auraient trahi ces paroles. « Dès que la situation s’y prêtera. Marphissa, terminé. »

Plusieurs minutes s’écoulèrent encore à une effroyable lenteur. Elle dut réprimer constamment l’envie d’appeler l’ingénierie pour demander des informations qui ne feraient que distraire et retarder Diaz et ses collègues.

Diaz revint sur la passerelle et s’assit pesamment. « Je ne sais pas, déclara-t-il avant qu’elle eût pu le questionner. Il fallait que je revienne ici. D’ailleurs, je me contentais d’assister aux tentatives de réparation sans y participer moi-même.

— Croyez-vous qu’ils ont une petite chance de réussir ? s’enquit Marphissa, surprise elle-même par son calme.

— Je n’en ai aucune idée, kommodore. Eux non plus. Mais ils y mettent du leur. » Il loucha sur l’écran. « Je constate que les Syndics arrivent toujours sur nous. Dans quel délai… ? Ce chiffre est-il correct ? s’enquit-il. Chef, est-il exact qu’il ne nous reste plus que trois minutes pour commencer à accélérer ?

— La prévision est probablement légèrement optimiste, kapitan, répondit Czilla, manifestement à contrecœur. Selon moi, on est plus près de deux… »

Le Manticore s’ébranla dans une embardée, poussé par une accélération si forte qu’elle déborda les tampons d’inertie, plaqua chacun au harnais de son siège et força Bradamont à s’agripper précipitamment au fauteuil de Marphissa pour se retenir.

Marphissa lui offrit sa main. « Vous avez prié ?

— Oui.

— D’accord. Me voilà croyante !

— Kapitan ? » Un appel parvint à Diaz par le circuit interne. « Ici le technicien en chef Kalil. On a remis en marche la propulsion principale.

— J’avais remarqué ! » Tout le monde sur la passerelle avait éclaté d’un rire soulagé. « Mes commandes fonctionnent-elles ? Je ne vois rien d’actif.

— Euh… kapitan… vous êtes en train de leur parler. À Sasaki et moi. Nous ouvrons et coupons manuellement les circuits.

— Manuellement ? À la main ?

— Oui, kapitan. Pour l’instant, nous ne disposons encore que de deux réglages pour les unités de propulsion : allumé ou complètement coupé. »

Diaz secoua la tête puis tourna vers Marphissa un visage médusé. « Je peux y survivre.

— C’est peut-être à cela que vous le devrez, répondit-elle. Ordonnez à vos gens de maintenir les unités de propulsion à plein régime.

— Avez-vous entendu, chef Kalil ? Maintenez les unités de propulsion au régime maximal.

— Oui, kapitan. Euh… je dois ajouter une dernière précision : j’ignore si ça va durer très longtemps.

— Quoi ? s’écria Diaz, dont le sourire s’évanouit.

— Sasaki et moi avons… euh… procédé à une astucieuse dérivation des circuits. Vous voyez ? Ni elle ni moi ne sommes bien certains de tout ce que nous avons réacheminé. Parce que nous étions très pressés, kapitan, et que vous avez dit…

— Oui, oui ! Je sais ce que j’ai dit !

— … et, donc, nous ne savons pas très bien ce qui pourrait se produire suite à tous ces rebranchements et nouvelles connexions… »

Marphissa ferma les yeux en grinçant des dents.

« Quand vous déclarez qu’il pourrait se produire quelque chose, chef Kalil, voulez-vous dire que le congélo pourrait s’éteindre et toute la crème glacée fondre et se répandre, ou bien que le vaisseau pourrait exploser ? demanda Diaz en marchant sur des œufs.

— Euh… kapitan… le chef Sasaki et moi, on pense que ça pourrait se situer entre ces deux extrêmes. Mais on ne sait pas vraiment. Vous nous avez dit…

— De faire le plus vite possible, je sais. » Diaz écarta les bras devant Marphissa pour signifier qu’il n’en pouvait mais. « Laissez les unités de propulsion en activité, Kalil. Si le vaisseau est sur le point d’exploser, prévenez-moi.

— Continuez de prier, murmura Marphissa pour Bradamont.

— Je suis en train, lâcha Honore. Il n’y a rien qu’on puisse faire pour le Busard ?

— Rien. Non, attendez. La flottille syndic s’est aperçue que nous avions redémarré. À quelle distance se trouve-t-elle ? Trente secondes-lumière seulement et elle se rapproche. Mais son vecteur est en train de s’altérer. » Chacun étudia son écran : les vaisseaux syndics continuaient de modifier leur trajectoire. « La CECH Boucher change de cap pour rester sur une trajectoire d’interception du Manticore puisque nous nous éloignons d’elle, déclara Marphissa, la raison de la manœuvre lui sautant soudain aux yeux. Si elle en déviait suffisamment…

— Elle passerait trop loin du Busard ? demanda Diaz. Ça se pourrait, kommodore. Le Busard est manifestement hors de combat. Boucher pourrait décider de lui ficher la paix pour revenir l’achever plus tard. »

Les minutes s’égrenèrent, puis l’espoir vola en éclats : Marphissa constata que deux croiseurs légers ennemis s’écartaient légèrement de leur formation. « Ils vont frapper le Busard puis la rejoindre. Maudite Boucher !

— Plus qu’une minute et demie avant qu’ils n’arrivent à sa portée ! nota Diaz, la voix étranglée de colère.

— Vous ne voyez pas assez large, kommodore, laissa tomber Bradamont.

— Hein ? De quoi diable voulez-vous parler… »

Marphissa s’interrompit brutalement ; elle venait de comprendre l’avertissement de Bradamont. Jusque-là, tout le monde s’était concentré sur le Busard et les manœuvres des vaisseaux syndics. Peut-être Boucher et ses bâtiments s’étaient-ils trop étroitement intéressés, eux aussi, aux cibles qu’offraient le Manticore et le croiseur léger.

Tous avaient oublié le Pelé.

Le croiseur de combat de Kontos, toujours accompagné du Griffon et du Basilic, remontait à toute allure vers les deux croiseurs lourds syndics qui ne protégeaient plus le cuirassé. Un croiseur de combat ne peut sans doute pas rivaliser avec un cuirassé, mais, à courte portée, il est tout à fait capable d’infliger de très sévères dommages à un croiseur lourd.

Un des deux Syndics – celui que visaient le Griffon et le Basilic – avait dû voir le danger au dernier moment, car il venait de procéder à une brusque manœuvre d’évasion qui lui permit d’éviter la plupart des tirs des croiseurs de Midway. Mais le second encaissa de plein fouet toute la puissance de feu du Pelé.

Un tir de barrage de lances de l’enfer et de mitraille le pilonna, abattit ses boucliers et frappa sa coque. Le croiseur lourd tressauta sous les impacts puis se brisa en plusieurs morceaux qui s’éloignèrent en tournoyant.

Mais l’autre poursuivait sa route, tandis que Pelé, Griffon et Basilic se retrouvaient hors de portée, incapables de réduire leur vélocité ou de se retourner assez vite pour en découdre de nouveau avec lui.

Pourtant cette attaque inattendue et la mise à mort de son camarade avaient dû refroidir le premier croiseur lourd. Alors que le Busard blessé lui décochait la dernière salve de son armement encore opérationnel, il plongea, s’éloigna au lieu de se rapprocher à portée de ses lances de l’enfer et préféra vomir deux missiles, puis un troisième, dans sa direction.

Les deux batteries du Busard qui fonctionnaient encore ciblèrent les missiles en approche, mais le tir défensif échoua suite à la surchauffe des lances de l’enfer.

Les deux premiers le frappèrent à la poupe, explosèrent et réduisirent en lambeaux la moitié arrière du Busard. Le troisième toucha la proue du croiseur léger, se fragmenta sous le choc et la défonça, la piquetant de cratères, la laissant autrement intacte mais secouée.

« Un raté ! souffla Diaz. Je n’ai jamais été aussi heureux de voir une ogive faire long feu.

— Ce n’était pas un raté, rectifia Marphissa. L’ogive aurait malgré tout détoné sous l’impact. C’était un missile d’exercice. Un malheureux crétin aura probablement chargé un missile à blanc au lieu d’un missile offensif. »

Bradamont balaya du regard les visages qui l’entouraient. « Que croyez-vous qu’il arrivera à ce malheureux crétin ?

— Exécution sommaire dans la foulée s’il a de la chance, répondit Diaz d’une voix âpre. Et, s’il en manque, interrogatoire prolongé par les serpents de son unité pour déterminer s’il a sciemment saboté l’attaque. Une fois qu’ils auront obtenu ses aveux – et les serpents les obtiennent toujours –, sa famille en subira aussi les conséquences, que l’impétrant soit coupable ou non.

— Fichu prix à payer pour une simple erreur, marmonna Bradamont.

— Les erreurs graves sont souvent mortelles dans le Syndicat, affirma Marphissa. Grâce à ce ratage, la proue du Busard reste indemne. Certains de ses spatiaux sont peut-être encore en vie.

— Ils se barricaderont jusqu’à la fin de la bataille dans leurs modules de survie s’il leur en reste, avança Diaz. Sans les larguer, parce que ça ferait à nouveau d’eux des cibles, mais en activant leurs supports vitaux.

— On ne peut pas retourner les recueillir pour l’instant, alors j’espère que vous avez raison », déclara Marphissa en se renfrognant. Elle s’apprêtait à ajouter quelque chose quand elle marqua une pause. Un curieux cafouillage venait de se faire entendre alors que le Manticore filait à son accélération maximale. « Quelque chose a été coupé, affirma-t-elle. Vous l’avez senti ?

— Maintenant que vous le dites, oui, je l’ai senti moi aussi, répondit Diaz en étudiant les relevés. Ingénierie, en connaissez-vous la cause ? »

La technicienne, femme d’âge mûr qui semblait proche de la retraite, scrutait son propre écran. « On dirait que l’unité de propulsion numéro deux a été endommagée, kapitan. Le débit est fluctuant.

— Y a-t-il du danger ?

— Non, kapitan. Stress et température restent dans des paramètres raisonnables. Mais cette unité ne fonctionne plus à plein régime. Son débit oscille entre cinquante et quatre-vingts pour cent au maximum.

— Espérons que ça suffira », lâcha Marphissa, les yeux rivés à son écran. Le virage de la flottille syndic était en train de s’aplatir pour piquer droit sur le Manticore en fuite, tandis que le croiseur lourd cherchait poussivement à rejoindre ses camarades avant le retour du Pelé. La vitesse de rapprochement de la flottille diminuait rapidement à mesure que le croiseur lourd s’échinait à creuser l’écart pour se soustraire à l’interception. Mais cette vitesse devait absolument atteindre le zéro puis, avec un peu de chance, devenir négative, tandis que l’écart grandirait encore, faute de quoi le Manticore serait perdu.

Kontos avait ramené le Pelé, trop tard sans doute pour s’en prendre au croiseur lourd isolé, de sorte qu’il fondait sur la formation syndic pour frapper son arrière-garde. Le croiseur léger syndic rescapé explosa alors qu’il cherchait à esquiver les tirs du croiseur de combat, du Griffon et du Basilic. Les autres vaisseaux de la flottille de Midway, toujours en formation sous le commandement du kapitan Seney du Kraken, avaient viré vers le bas et revenaient sur l’ennemi par-derrière et en dessous, en décrivant une courbe aplatie.

Mais la CECH Boucher cherchait toujours à rattraper le Manticore avec une lenteur croissante, tandis que la vélocité du croiseur lourd, elle, ne cessait d’augmenter. « Elle sait que c’est le vaisseau pavillon, dit Marphissa. Jua la Joie a fait analyser nos coms et elle sait que je suis à bord du Manticore. »

Diaz hocha la tête. « Et elle veut faire un exemple. Éliminez le meneur et les suiveurs se soumettront. Les serpents recourent toujours à cette tactique bien qu’elle donne rarement des résultats. Il y a chaque fois un autre meneur qui sort des rangs.

— Je ne crois pas que ses intentions aient encore de l’importance, déclara Bradamont en fixant l’écran. Nous sommes à l’abri, me semble-t-il. Nous filons si vite qu’à ce régime il faudrait bien une semaine au cuirassé pour nous rattraper. »

Ces paroles n’avaient pas franchi ses lèvres que le Manticore vibrait sur toute sa longueur.

Les lumières s’éteignirent, les ventilateurs des supports vitaux s’arrêtèrent et les écrans s’évanouirent.

Marphissa attendit dans une pénombre feutrée que s’écoule la minute nécessaire au rallumage de l’éclairage de secours. « Il s’est passé quelque chose, dit-elle à Diaz, qui martelait en vain les commandes du circuit de com interne du bras de son fauteuil.

— Chef ! Ingénierie ! » cria Diaz. Sa voix se réverbérait dans l’étrange silence qui régnait sur la passerelle. « Descendez à la salle des machines et tâchez de découvrir ce qui se passe. Tout doit revenir à la normale. »

Marphissa fixait son écran disparu. Là où il s’était tenu, il n’y avait plus que la cloison blanche blindée de la passerelle. Tout le compartiment donnait bizarrement l’impression d’avoir rétréci, maintenant que le matériel était en panne et qu’on n’entendait plus, en bruit de fond, le constant et rassurant bourdonnement des ventilateurs, le murmure des supports vitaux, des conduits et des fluides en circulation. La passerelle est profondément enfouie au cœur du vaisseau, aussi abritée que possible des tirs ennemis et des autres menaces, ce qui, normalement, aurait dû les rassurer. Pour l’heure, on avait plutôt l’impression d’être enterré vivant.

Le chef Czilla déplia un dispositif qu’il venait d’extraire d’un placard de secours proche de son poste. L’ustensile s’alluma, montrant une série de voyants. « Les concentrations en oxygène et en CO2 restent convenables. Délai estimé pour une réduction périlleuse de l’O2 et une accumulation toxique de CO2 : vingt-cinq minutes.

— Attendons avant d’endosser nos combinaisons de survie afin de préserver leurs supports vitaux jusqu’au moment où on en aura vraiment besoin, décida Marphissa. Malédiction ! Que se passe-t-il au-dehors ?

— Nous bougeons encore, mais nous n’accélérons plus, affirma Diaz. La flottille syndic poursuit sa longue traque. Les avisos qui accompagnent le cuirassé ont brûlé beaucoup de leurs cellules d’énergie. À moins que la CECH Boucher ne les approvisionne en prélevant sur ses propres stocks, ils auront des problèmes bien avant que les vaisseaux syndics n’aient pu nous rattraper.

— Pour l’instant, je m’inquiète surtout de ceux des nôtres qui cherchent à nous rejoindre, grommela Marphissa à voix basse. Nous étions remontés au-delà de 0,15 c quand le courant a été coupé, et nous filons maintenant à cette vélocité. Si nous pouvions nous éloigner assez avant qu’ils n’envoient des vaisseaux nous intercepter…

— Nous pourrions ouvrir certains éléments extérieurs pour ventiler, la coupa Diaz. Faire pivoter le vaisseau en recourant à cette méthode puis trouver un moyen de couper la propulsion principale sans le courant…

— Impossible. Tout sauterait si les régulateurs étaient privés de courant. » Marphissa poussa un soupir de soulagement en voyant les écrans se rallumer en clignotant. « On progresse. Il reste peut-être encore de l’espoir. » Elle scruta le sien, qui continuait de varier d’intensité, d’osciller entre noir et brillant. « Rien, à part une image fixe de ce que nous captions avant. Ça ne nous mène nulle part.

— Kapitan ? » appela une voix.

Diaz enfonça ses touches de com. « Oui ! Chef Sasaki ?

— Oui, kapitan. Le cœur du réacteur a connu un arrêt d’urgence. Nous n’en savons pas la raison, mais nous l’avons isolé et nous allons le redémarrer.

— Remettez vite en fonction les senseurs et les coms.

— Je comprends et j’obéirai, kapitan. Deux minutes. »

Mais les deux minutes passèrent, puis quatre, puis dix. Toutes les tentatives de Diaz pour rappeler l’ingénierie échouèrent, le circuit interne retombant en carafe.

La technicienne de l’ingénierie se pointa en trombe sur la passerelle, hors d’haleine. « Kapitan, le cœur du réacteur…

— Je sais, grogna Diaz.

— On est en train de rétablir ses circuits, kapitan. On s’est rendu compte qu’en le redémarrant on risquait de provoquer une nouvelle surcharge dangereuse suivie d’un autre arrêt d’urgence, de sorte qu’on a tout démonté pour les reconstituer.

— Pourquoi ai-je perdu la connexion avec l’ingénierie ? » s’enquit Diaz.

La femme jeta un regard de côté ; elle cherchait ses mots. « On… avait besoin d’une certaine boîte noire… la jonction modèle 74A5F mode 12… et la seule disponible était celle du circuit de com interne, alors…

— On est en train de mettre mon vaisseau en pièces ! s’insurgea Diaz. Ces techniciens lui causent plus de tort que les Syndics ! »

Marphissa hocha la tête. « Si nous nous en sortons en vie, le Manticore aura besoin de réparations intérieures extensives. Et il nous faudra remercier ces techniciens pour avoir décortiqué votre bâtiment, parce que, sans eux, nous serions déjà tous morts. »

Les écrans disparurent de nouveau puis réapparurent avant même que quelqu’un eût poussé un premier juron. « Kommodore, nous avons remis à jour les données en provenance du dehors ! rapporta le chef Czilla. Les liaisons externes et les senseurs fonctionnent de nouveau. »

Marphissa avait réussi à étouffer un tantinet ses inquiétudes lorsqu’elle n’avait – littéralement – plus rien vu de ce qui se produisait à l’extérieur du Manticore, mais elles refaisaient surface maintenant qu’elle se penchait sur son écran.

La flottille syndic les pourchassait encore et continuait de réduire lentement l’écart la séparant de son vaisseau, mais le cuirassé n’était plus accompagné que d’un seul croiseur lourd et de trois avisos rescapés. Kontos et Seney avaient dû frapper de nouveau la formation de Boucher. Les deux groupes basés sur le Pelé et le Kraken revenaient d’ailleurs à l’attaque.

« Regardez ça ! lâcha Diaz, sidéré. Midway ! Le cuirassé, je veux dire. »

Marphissa se désintéressa des vaisseaux les plus proches pour tenter de comprendre de quoi parlait Diaz. Puis elle le vit. Le cuirassé Midway s’était retourné, à des heures-lumière de là, et accélérait à plein régime sur une trajectoire qui l’interposerait entre la formation syndic et le portail de l’hypernet. « Que fabrique donc le kapitan Mercia ? Elle est en train de révéler à tout le monde que le Midway dispose à présent de sa pleine capacité de propulsion ! »

Bradamont regardait, elle aussi, mais elle laissa échapper un éclat de rire. « C’est un génie !

— Un génie ? Mercia vient de faire savoir à la flottille syndic que…

— C’est bien pour cela que c’est un génie », exulta Bradamont en voyant s’afficher l’incompréhension sur les visages de Diaz et Marphissa. « Vous ne comprenez donc pas ? Le Midway donnait jusqu’ici l’impression d’avoir gravement endommagé sa propulsion principale. Mais elle vient de démontrer à l’ennemi qu’elle est pleinement fonctionnelle. Et le cuirassé semble aussi disposer de quelques armes opérationnelles. »

Marphissa comprit brusquement. « Mais la flottille syndic ne va-t-elle pas croire maintenant à une nouvelle ruse ? S’imaginer que le Midway est désormais apte au combat et qu’il va se précipiter pour y participer dès qu’il verra une ouverture ?

— Mais si ! Et s’empresser de bloquer la retraite de la formation syndic afin de lui interdire de fuir. Une tromperie à l’intérieur d’une tromperie, la première servant à faire croire à l’observateur que la réalité qu’il a sous les yeux n’est à son tour qu’une illusion.

— Comment va réagir Boucher ? » se demanda Marphissa.

Quelques minutes plus tard, la réponse leur parvenait haut et clair : la flottille syndic plongeait et virait de trente degrés sur bâbord. « Elle file vers le point de saut pour Kane, constata Diaz. Pourquoi ? Le Midway ne sera pas en position de l’empêcher d’atteindre le portail avant près de neuf heures.

— Boucher panique, affirma Marphissa, percevant elle-même la satisfaction qui perçait dans sa voix. Tout a marché de travers pour elle, on la frappe sans relâche, ses escorteurs ont presque tous été détruits et maintenant son cuirassé est menacé. Elle emprunte en vitesse la route la plus proche vers la sécurité. »

Bradamont opina. « Vous avez raison, je crois. Et Boyens ne se trompait pas en affirmant qu’elle avait ordre de ne pas bombarder le système. Sinon elle larguerait probablement des projectiles cinétiques vengeurs en ce moment même. Les Mondes syndiqués tiennent à récupérer Midway intact.

— Ils ne l’auront pas. Ni intact ni autrement », jura Marphissa.

Les ventilateurs des supports vitaux se remirent à bourdonner.

« Bon sang ! lâcha Diaz en regardant autour de lui comme s’il n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. On a gagné. Et on est encore en vie.

— Oui, fit Marphissa. Maintenant que nous l’avons emporté, recontactez l’ingénierie et assurez-vous que, dans leur enthousiasme à mener rapidement des réparations, vos techniciens ne nous fassent pas tous sauter. »

Assister, incapable d’intervenir, au déroulement d’une bataille prenant place à des heures-lumière de distance est éprouvant pour les nerfs, surtout quand on sait que ce qu’on voit est déjà vieux de plusieurs heures. La présidente Iceni remplit deux verres et en offrit un au général Drakon. Ils étaient seuls dans son bureau. « Nous devrions porter un toast à cette nouvelle victoire sur le Syndicat, général.

— Vous disposez là de quelques subordonnés d’une formidable compétence, déclara Drakon.

— Mes commandants de vaisseau sont doués, n’est-ce pas ? fit-elle mine de demander en levant triomphalement son verre. Nous vivrons encore au moins un jour, général.

— Ça vous perturbe ? s’enquit-il en plongeant le regard dans le sien.

— Leur compétence ? Non. Marphissa et Kontos me sont loyaux. »

Drakon laissa échapper un borborygme, moitié reniflement, moitié grognement. « N’en déduisez pas que cette loyauté les conduira nécessairement à faire ce que vous attendez d’eux.

— J’entends bien. Mais ne parlons pas de vos propres subordonnés, sauf si vous tenez à ce que je règle moi-même ce problème. »

Drakon la fixa en fronçant les sourcils. « Ne touchez pas au colonel Morgan. S’il lui arrivait malheur, l’enfant mourrait.

— L’enfant est encore loin de voir le jour, fit remarquer Iceni. Et elle n’a été conçue que parce que Morgan vous a abusé.

— Elle n’en reste pas moins ma fille. » Drakon soutint le regard de la présidente. « J’ai passé ma vie à guerroyer, à détruire et massacrer. De toute mon existence, je n’ai participé qu’à une seule création. Alors, oui, effectivement, cette enfant compte beaucoup pour moi. »

Gwen Iceni soupira encore, assez lourdement pour faire entendre à Drakon toute la mesure de sa déception. « Je peux comprendre ce que vous ressentez, mais tenez-vous vraiment à voir naître votre fille ? Elle sera aussi celle du colonel Morgan. À quoi pourrait bien ressembler une fille de Morgan ?

— J’y ai déjà réfléchi.

— Vraiment ? Vous imaginez-vous votre gamine vous apportant des dessins au crayon de couleur, montrant des licornes jouant avec des enfants sous un arc-en-ciel, afin que vous les punaisiez à vos murs ? Parce que, si cette petite fille tient un tant soit peu de sa mère, elle se servira plutôt de ses crayons pour dessiner des loups en train de déchiqueter d’inoffensifs voyageurs pendant une tempête de neige. Avez-vous vraiment songé à ce que pourrait être une enfant du colonel Morgan ? Comment le sauriez-vous ? »

Drakon hésita assez longuement pour inquiéter Gwen, puis il secoua la tête et reprit la parole, l’air dérouté. « Je sais déjà comment pourrait être un de ses enfants. Je connais son fils.

— Son fils ? Morgan a un fils ? » Iceni était partagée entre l’incrédulité et sa colère contre Togo, son aide de camp, qui n’avait pas su découvrir un fait aussi important alors qu’il était censé avoir débusqué tout ce qu’il fallait savoir sur Morgan. « Où est…

— Ici même, la coupa Drakon. Le colonel Malin. C’est son fils. »

Gwen ne se rendit que graduellement compte qu’elle s’était affaissée de stupéfaction, la mâchoire tombante. C’est donc pour cela que Malin a refusé d’éliminer Morgan sur mon instigation. Il serait… ? « Mais ils sont pratiquement du même âge. Comment… Oh ! Cette mission où elle a été congelée en sommeil de survie.

— Vingt années durant, précisa Drakon. Le bébé, Malin, lui avait été retiré avant. Règlement du Syndicat. Morgan ne l’a jamais appris. Elle n’en sait toujours rien. » Il s’était exprimé à toute vitesse, mais le silence se fit brusquement quand il se tourna vers Iceni.

Tu viens seulement de prendre conscience de la puissance de l’arme que tu m’as fournie, songea Iceni. Si Morgan ne sait rien et que je menace de le lui révéler… la « fureur de l’enfer » serait une description assez convenable de ce qui se passerait ensuite. « Comment comptez-vous régler ce problème ? »

Drakon finit par sourire, encore que d’un sourire dénué de toute gaieté. « J’hésite entre le déni et l’envie de les tuer tous les deux.

— J’opte pour la seconde solution.

— S’il arrive quelque chose à Morgan…

— Oui, oui, le coupa-t-elle. Elle a pris des dispositions pour que l’enfant meure. Et, si nous tentions de retrouver la mère porteuse, cela suffirait à provoquer sa mort. Très futé, très pervers et fichtrement impitoyable. » Iceni le fixa, le menton en appui sur une main. « Avez-vous songé qu’elle pourrait aussi avoir des substituts ?

— Des substituts ?

— Des clones. Morgan aurait très bien pu cloner l’embryon et l’implanter dans de nombreuses mères porteuses. »

Drakon y réfléchit, de plus en plus renfrogné. « Le clonage humain est si sévèrement réglementé et prohibé dans presque toutes les circonstances qu’il lui aurait fallu trouver un médecin disposé à en prendre le risque.

— Les CECH qui dirigeaient le Syndicat n’aspiraient nullement à voir pulluler des répliques d’eux-mêmes, expliqua Iceni. Toutes ces vieilles histoires sur des jumeaux identiques remplaçant les originaux sont des contes destinés à mettre en garde les CECH des temps modernes. Mais vous savez aussi bien que moi comment fonctionnait le système syndic. Si un produit existe et qu’il y a une demande, on trouvera des fournisseurs. En outre, puisqu’on peut cloner légalement des parties du corps humain afin d’assurer un stock suffisant d’organes pour les greffes, la spécialité se montre déjà au grand jour.

— Et si quelqu’un pouvait trouver des gens capables de pratiquer le clonage humain, c’était Morgan. » Drakon se redressa et défia Iceni du regard. « Je tiens à ce qu’il soit bien compris que c’est mon problème et que j’entends le régler moi-même. »

Elle eut un geste agacé. « Tant qu’ils ne représentent pas une menace pour moi, vous pouvez jouer à vos petits jeux autant qu’il vous plaira. Je dispose peut-être des vaisseaux de guerre, mais vous avez les forces terrestres à votre botte. En revanche, et j’insiste fermement là-dessus, je ne veux plus jamais voir ni entendre le colonel Morgan. Faites tout ce qui est en votre pouvoir pour la contrôler et protéger votre précieuse progéniture, mais, si je revois Morgan, j’ordonne à mes gardes du corps d’intervenir. »

Il secoua la tête. « Qu’en est-il du colonel Malin ? »

La question contraignit à Iceni à s’accorder le temps de la réflexion. La haine de Malin pour Morgan ne m’a jamais paru simulée, mais, s’il est réellement son fils, cette inimitié pourrait être bien réelle ou seulement feinte à son avantage. Je ne peux pas non plus me permettre de renoncer à Malin. Drakon ne sait toujours pas, manifestement, qu’il me fournit depuis quelque temps des informations sur lui. Point tant, d’ailleurs, qu’il m’ait jamais rien dit de négatif à son propos. « Je n’ai rien à reprocher au colonel Malin, finit-elle par répondre. S’il n’avait pas reconnu dans le cadre supérieur Ito un agent du SSI et ne l’avait pas empêchée de nuire juste avant qu’elle ne tente de vous empoisonner, vous seriez mort et ce système stellaire me serait tombé sur la tête. »

Drakon hocha la tête, but une gorgée puis concentra de nouveau son attention sur la présidente. « Si nous avons fini de débattre de mes subordonnés, il y a un autre problème dont j’aimerais que nous discutions. Nous venons de repousser une nouvelle attaque syndic, qui ne s’est soldée, cette fois, que par un œil au beurre noir. Nous avons donc désormais un peu de temps devant nous pour travailler avant que le Syndicat puisse lancer la prochaine.

— À quoi voudriez-vous que nous travaillions ?

— Nous devons nous occuper du prétendu CECH suprême Haris d’Ulindi. Il nous a déjà agressés une première fois. Nous lui avons arraché ses crocs, mais il pourrait revenir à la charge ou prendre pour cible un système voisin comme Taroa. »

Iceni secoua lentement la tête en même temps qu’elle ruminait. « Le CECH Haris… pardon, le CECH suprême Haris attendra certainement que les Taroans soient bien plus près d’avoir achevé la construction de leur cuirassé pour le réquisitionner en même temps que leur système, j’imagine. Ils n’en ont même pas terminé la coque. Mais, entre-temps, il risque de s’en prendre à un autre, comme vous venez de le dire. De quoi dispose-t-il pour passer à l’action ?

— Pour l’instant ? De pas grand-chose, autant que nous le sachions. C’est bien pourquoi nous devrions le frapper tout de suite, avant qu’il n’acquière davantage, exactement comme nous l’avons fait nous. Et certains des systèmes voisins du sien n’ont pas les moyens de se défendre contre de fortes menaces.

— Trop nous agrandir n’avancera personne », déclara Iceni. Elle afficha les données dont elle disposait sur le système d’Ulindi et se rembrunit. « Mais ceci me convainc davantage. Haris semble préserver entièrement la structure sécuritaire syndic : ses serpents dirigent tout à Ulindi. Si quelqu’un de l’intérieur éliminait Haris, ils hériteraient de toutes les ressources nécessaires pour refaire illico de ce système une base du Syndicat.

— C’est exact. En revanche, si nous dégagions Haris avant qu’il n’ait eu le temps de consolider ses forces terrestres et d’ajouter de nouveaux vaisseaux de guerre à ses actifs, nous pourrons alors remplacer son régime par celui d’un dirigeant mieux disposé à notre égard, ou, au pire, corruptible, voire susceptible d’être intimidé par nos menaces. Pourvu que nous ayons d’abord renforcé les défenses de cette région contre d’autres attaques de Haris ou du Syndicat et que nous l’ayons davantage stabilisée.

— C’est une assez raisonnable plaidoirie, concéda Iceni. S’agissant tant de notre intervention à Ulindi que de la nécessité d’agir promptement plutôt que d’attendre de voir ce que décideront Haris ou le Syndicat. Que prévoyez-vous de faire ? »

Drakon haussa les épaules. « Je ne peux guère planifier pour l’instant parce qu’il y a trop de données que j’ignore. Il me faudrait plus d’informations sur la situation à Ulindi. Obtenir la confirmation du nombre de vaisseaux dont dispose réellement Haris, des effectifs de ses forces terrestres, de leur loyauté à son égard et de la qualité de leur équipement. Il est d’une importance vitale que nous ayons la certitude de ne pas nous apprêter à fourrer la tête dans un nid de frelons. Nous devons aussi nous assurer qu’on peut encore trouver à Ulindi d’autres dirigeants potentiels susceptibles de le remplacer et qu’il n’a pas éradiqué la concurrence. Je compte envoyer à Ulindi un de mes meilleurs… bon sang ! mon meilleur agent pour découvrir la réponse à ces questions et préparer le terrain à notre action au cas où ses investigations confirmeraient la vulnérabilité de Haris, et seulement dans ce cas. »

Iceni hocha derechef la tête sans quitter son écran des yeux. « Vous parlez du colonel Malin ? L’envoyer dans un système contrôlé par un CECH du SSI ? Je suis surprise que vous preniez le risque de le perdre dans ce qui ressemble beaucoup à une mission suicide.

— Le colonel Malin n’est pas mon meilleur agent, s’insurgea Drakon d’une voix plus grinçante. Pas pour une pareille mission, en tout cas.

— Qui, alors… ? » Iceni lui décocha un regard noir, les deux sourcils arqués. « Le colonel Morgan ? Vous comptez envoyer Morgan ?

— Oui. »

Iceni hésita un instant, en se demandant pourquoi elle balançait entre approbation et désapprobation. L’expédition de Morgan risquait d’être un voyage sans retour, mais c’était aussi une brillante solution à la menace qu’elle incarnait, surtout si Drakon était sincère en affirmant qu’elle était son agent le mieux placé pour remplir cette mission. Mais Iceni ne s’était certainement pas attendue à un geste aussi cynique, calculateur et intéressé de sa part.

Elle le fixa. « J’ai consenti à vous laisser régler vous-même ce problème, mais j’admets volontiers m’étonner de vous voir proposer ce plan d’action.

— C’est le meilleur, grogna-t-il en évitant de croiser son regard.

— J’en conviens. Mais, comme je viens de le dire, je suis surprise de vous voir l’adopter. »

Drakon finit par la regarder dans les yeux, comme pour la défier. « J’ai dû me demander qui j’aurais envoyé si cela s’était produit un mois plus tôt. S’il s’agissait seulement de celui ou de celle qui serait le mieux à même de remplir cette mission, de la mener à bien et d’y survivre. Et la réponse était le colonel Morgan. Ça n’a rien à voir avec les événements récents. Je me propose de l’envoyer là-bas malgré tout.

— Je vois. Mais j’ai encore une question.

— Laquelle ?

— Pourquoi ne pas l’avoir éliminée dès que vous avez appris ? Vous m’avez fait si désespérément aspirer à une réponse que je dois vous poser carrément la question. »

Le visage de Drakon se crispa, mais Iceni savait que sa colère n’était pas dirigée contre elle. « J’étais très tenté de le faire.

— Qu’est-ce qui a retenu votre main ?

— Je… Bon. Je ne l’ai pas tuée sur place parce que je ne voulais pas la mort du bébé à naître. Et parce que je ne prends pas aisément la mouche. » Ses yeux cherchèrent ceux d’Iceni, têtus et chargés de défi. « J’ai survécu au Syndicat parce que je n’agis jamais sans réfléchir. Je pèse le pour et le contre. Je prends des décisions et j’échafaude des plans pour les appliquer.

— Et c’est là votre plan pour vous débarrasser de Morgan ? Et s’il arrivait malheur, non seulement au colonel mais encore à l’embryon ? demanda Iceni. À votre enfant. »

Drakon garda un instant le silence, l’air de plus en plus furieux. Mais, cette fois, on n’aurait su dire à qui s’adressait sa colère. « Je ne l’envoie pas à Ulindi dans l’espoir qu’elle y trouve la mort. Sa mort serait synonyme d’un fiasco. Mais je ne crois pas qu’elle échouera. C’est la meilleure pour cette mission. La mieux à même de réussir. Si Morgan la conduit bien, mes soldats courront moins de risques. Je ne peux pas risquer leur vie pour épargner celle de mes gens. »

Iceni éclata de rire. « Vous êtes vraiment un sale enfoiré de moraliste, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? »

Au tour d’Iceni de marquer une pause pour réfléchir à sa réponse. « Que toutes les surprises que vous me réservez ne sont pas forcément mal accueillies. Sans doute suis-je moi-même un peu trop encline au pragmatisme dans certains cas. C’est bien ce qu’on nous a inculqué, n’est-ce pas ? De devenir de parfaits petits CECH, imperméables aux émotions, aux sentiments et à tout ce qui ne concerne pas notre intérêt personnel. Que vous n’ayez pas réussi à prendre cet enseignement trop à cœur me rassure. »

Il fit la grimace et fixa le plancher en fronçant les sourcils. « N’allez surtout pas vous figurer que tout ce que je fais est exempt de pragmatisme.

— Oh ? M’auriez-vous tuée si mon élimination vous avait paru le meilleur et le plus pragmatique des expédients, général Drakon ? » demanda-t-elle en le scrutant sereinement, un sourire aux lèvres. Comment vas-tu répondre à ça, Artur ? Évasivement, vaguement ou franchement ?

Le front de Drakon se plissa davantage, mais il ne leva pas les yeux. « Je doute que votre assassinat soit jamais le meilleur et le plus pragmatique des expédients, madame la présidente. Midway a besoin de vous.

— Midway… a besoin… de moi ? » le pressa-t-elle.

Il releva enfin les yeux. « Vous voyez très bien ce que je veux dire.

— Que non pas. » Iceni se demanda quelles émotions exactement bouillonnaient derrière les yeux de son interlocuteur. Hélas, les CECH en herbe du Syndicat n’apprenaient que trop bien à masquer leurs sentiments, et tel qui avait réussi à maîtriser cette tactique de survie n’y renonçait pas aisément !

« Je ne peux diriger ce système sans vous.

— Oh ! Pur pragmatisme cette fois encore.

— Bon sang, Gwen, je ne tiens pas à travailler avec un autre et je ne vous veux pas de mal non plus. Est-ce assez clair ? » Il la fusilla du regard, s’attendant manifestement à une nouvelle saillie de sa part.

Elle se contenta de lui sourire fugacement. « Merci. » Puis, ne tenant pas à insister davantage, pour cette fois du moins, elle changea de sujet de conversation. « Comment comptez-vous infiltrer Morgan à Ulindi ?

— Selon les plus récentes informations que nous avons obtenues de plusieurs systèmes stellaires du voisinage, Ulindi dépêche des recruteurs chargés de convaincre les ouvriers qualifiés d’aller travailler là-bas. On enverra Morgan dans un de ces systèmes et elle se mêlera à un contingent d’ouvriers en partance pour Ulindi.

— Elle peut faire passer ça ? s’étonna Iceni en laissant transparaître son scepticisme. Le colonel Morgan a une présence physique assez… imposante.

— Elle peut le faire passer, affirma Drakon. Je l’ai vue à l’œuvre. Quand elle le veut, Morgan peut quasiment se métamorphoser.

— Vous êtes sûr qu’elle est humaine ? » demanda froidement Iceni.

Ce n’est qu’en voyant le visage de Drakon se convulser de rage qu’elle comprit comment il pouvait connaître avec une telle certitude la réponse à ses tentatives de plaisanterie. « Oui. Physiquement du moins. »

Iceni détourna les yeux, mécontente d’avoir fâché Drakon (et elle-même) en orientant la conversation vers l’anatomie de Morgan. « Très bien. Je suis d’accord avec votre plan d’action. » Il était plus que temps de passer à autre chose. « Quant à moi, maintenant que nous avons à nouveau repoussé le Syndicat, je vais aller bavarder avec notre invité très particulier. »

Drakon fit la moue. « Certains au moins des renseignements de Boyens étaient exacts.

— Je me demande ce qu’il pourrait encore nous apprendre. » Elle inclina légèrement la tête vers Drakon. « Voulez-vous assister à l’interrogatoire ?

— Non, merci bien. Je n’y prends aucun plaisir. Mais, si vous n’y voyez pas d’objection, j’aimerais que le colonel Malin soit présent.

— Le colonel Malin ? » Iceni feignit un instant la réticence puis acquiesça de la tête. « D’accord. C’est un bon inquisiteur ?

— Excellent, renchérit Drakon. C’est même une des tâches pour lesquelles il est le plus doué. » Il prit la direction de la porte. « Je vais de ce pas informer le colonel Morgan de sa nouvelle mission. »

Morgan sourit à Drakon à son entrée dans ses quartiers. Elle était allongée dans une chaise longue, plus crâne et sûre d’elle que jamais. « Quand voulez-vous que je parte ?

— Que vous partiez ? » demanda-t-il, éprouvant à sa vue une colère renouvelée, tant contre elle que contre lui-même pour n’avoir pas pu s’empêcher de constater à quel point elle était affriolante, ni interdire à certains souvenirs de refaire surface.

« Pour Ulindi. » Debout, Morgan s’étira comme une panthère souple et dangereuse. « C’est bien là que je dois aller, non ?

— Vous avez l’air contente de partir », constata Drakon en la dévisageant. Bien qu’elle fût confinée dans ses quartiers, Morgan avait non seulement trouvé le moyen de se tenir au courant de ce qui se passait au-dehors, mais encore le lui faisait-elle savoir. Se pavanait-elle, fière de sa compétence, ou bien lui adressait-elle un message quant à la vanité de ses tentatives pour la contrecarrer ? Sans doute les deux.

« Ulindi devrait être amusant. » Elle sourit derechef. « Si vous devez accomplir votre destinée, il faut me laisser vous ouvrir la voie. C’est mon destin. Je commençais d’ailleurs à me lasser de me tourner les pouces.

— C’est une mission dangereuse.

— Fichtre, je sais bien.

— Qu’en est-il de… » Il se sentit vaciller, comme incapable de réfléchir à la façon de formuler sa question.

Morgan le fixa gravement. « Il ne lui arriverait rien si je devais être victime d’un “accident” du travail. Je fais les choses proprement, mon général. La seule intervention qui pourrait poser problème, ce serait une atteinte à ma personne par cette vermine de Malin.

— Pourquoi passez-vous tant de temps à vous inquiéter de Malin ? s’enquit Drakon, la poussant délibérément à bout, tout en s’efforçant de s’exprimer d’une voix neutre.

— Je… Jamais de la vie. Il est sans importance. Mais c’est une menace, alors je le surveille.

— Je vous surveille tous les deux. » Drakon se demanda à nouveau si, subconsciemment, Morgan ne savait pas que Malin était son fils. Elle le haïssait souverainement depuis leur première rencontre, mais Drakon n’en avait soupçonné la vraie raison que très récemment, quand Malin s’était confessé à lui.

Morgan s’arracha à la brève incertitude qu’avait suscitée l’allusion à Malin. « Vous n’avez pas à vous soucier d’un manquement de ma part dans cette mission, mon général. Il faut abattre Ulindi, et je suis très exactement la fille qu’il faut pour descendre un système stellaire en flammes. » Elle vérifia son arme de poing, que Drakon, conscient qu’elle n’en avait nullement besoin pour être mortellement dangereuse, lui avait laissée. « Dites-moi comment je dois m’y prendre pour tout casser, mon général. »

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