Chapitre deux

Drakon tomba sur le colonel Rogero en entrant dans le bâtiment du QG. « Avez-vous pris congé du capitaine Bradamont ? »

Rogero hocha la tête, l’air malheureux. « Il me serait plus facile de partir affronter un rude combat que de la voir le faire.

— Vous savez qu’il en irait de même pour elle si elle vous voyait partir. Je viens de donner certaine information aux colonels Gaiene et Kaï, et je dois aussi vous la transmettre en personne. » Drakon fit de son mieux pour poursuivre d’une voix égale. « Prise d’effet immédiate : ni vous ni personne ne devez suivre les ordres du colonel Morgan, même si elle affirme qu’ils viennent de moi. »

À son crédit, Rogero réussit à rester impassible. « Compris, mon général. Puis-je vous demander pourquoi…

— Non. Le colonel va partir en mission spéciale, de sorte que vous ne la verrez plus. Mais, si elle tente de vous contacter, pliez-vous aux ordres que je viens de vous donner. »

Rogero opina derechef. « Oui, mon général. Compte tenu du… revirement perceptible dans vos ordres, puis-je vous demander si le statut du colonel Malin a lui aussi changé en quelque façon ? »

Drakon s’accorda quelques secondes de réflexion avant de répondre. Au cours des années précédentes, Malin et Morgan avaient été sa main droite et sa gauche. En perdre une était déjà pénible en soi et trop difficile à expliquer pour le moment. Couper l’autre risquait de lui nuire bien davantage que toute hypothétique intrigue fomentée par Malin. « Non. Sauf sous un certain angle. Si jamais le colonel Malin vous transmettait des ordres qu’il prétendrait venir de moi, suivez votre instinct. Si quelque chose dans ces ordres vous semblait louche, consultez-moi directement avant de les appliquer.

— Compris, mon général.

— Très bien », répondit Drakon, conscient que de nombreuses questions continuaient de bouillonner derrière la façade impavide de Rogero. Mais il n’était pas encore prêt à y répondre, de sorte qu’il orienta la conversation vers un autre sujet d’inquiétude. « Où en est votre brigade ? » Il le lui avait très souvent demandé, si bien que le colonel comprendrait qu’il ne parlait pas de chiffres mais du moral et du mental de ses hommes.

« Aucun problème grave, répondit le colonel. Mais, quand j’ai parlé ce matin aux chefs de mes techniciens, ils m’ont dit avoir remarqué que s’étaient multipliées d’étranges rumeurs, qu’ils croient alimentées par nos forces terrestres.

— D’étranges rumeurs ? insista Drakon. Quelque chose de neuf ?

— Seulement dans le détail. » Rogero fixa la rue en fronçant les sourcils. Il réfléchissait. « Ces bruits de couloir se partagent en trois larges catégories. La première affirme que la présidente Iceni et vous n’agissez que pour garder le contrôle du système stellaire et que vous restez des CECH syndics sous un nom différent. Ces rumeurs-là ne rencontrent guère de sympathie puisque nos soldats connaissent vos faits et gestes et savent que la présidente Iceni a aboli les camps de travail. La deuxième catégorie de bruits laisse entendre que vous vous disposeriez à trahir Midway et sa population en vous servant du système comme d’une base pour instaurer votre propre empire syndic. Je serai franc : les soldats s’inquiètent assez de ceux-là pour que ça me mette mal à l’aise. La troisième se présente sous la forme de diverses moutures d’un projet de la présidente Iceni, qui commencerait par vous assassiner et éliminer vos forces terrestres afin de s’assurer le trône de Midway. »

Drakon eut un rire tranchant. « Comment est-elle censée y parvenir ? Avec l’aide d’une milice planétaire ?

— Non, mon général. C’est ce qu’il y a de plus fourbe dans ces on-dit. Ils affirment qu’une partie de nos forces terrestres, des unités entières ou seulement des officiers, trahiront les autres et soutiendront Iceni. » Les lèvres de Rogero se retroussèrent en un rictus. « Si bien qu’elles distillent de la méfiance à la fois envers la présidente et nos camarades.

— Futé, admit Drakon. Je ne crois pas un instant que la présidente médite un tel forfait, mais ces bruits sont suffisamment bien tournés pour engendrer crainte et suspicion. »

Rogero inspira profondément, expira puis fixa Drakon d’un œil perçant. « Êtes-vous bien certain que la présidente ne tentera pas de vous éliminer ? Il y a déjà eu plusieurs attentats dirigés contre vous et moi.

— Je sais. » Au tour de Drakon de se fendre d’un sourire sans gaieté. « Mais, si la présidente Iceni complotait réellement de me faire assassiner, nous n’en entendrions pas parler. Elle en donnerait l’ordre et je ne serais plus. Elle a ce don. En outre, je sais pouvoir me fier à vous. Vous sauriez déceler tout complot échafaudé par les soldats de votre brigade.

— Merci, mon général. Vous pouvez également vous fier au colonel Gaiene, vous savez. Il ne surveille peut-être pas d’aussi près que moi ce qui se passe dans sa propre brigade, mais son second s’en charge pour lui.

— Et le colonel Kaï a toujours été loyal », fit remarquer Drakon.

Rogero sourit jusqu’aux oreilles. « Vous pouvez compter sur lui, mon général. Vous trahir exigerait de sa part promptitude et intrépidité. Quand Kaï s’est-il jamais montré rapide ou imprudent ? »

Cette fois, Drakon s’esclaffa ouvertement. « C’est un roc, pour le meilleur ou pour le pire. Nul ne saurait l’ébranler. Efforcez-vous de démentir ces rumeurs, tenez-m’en informé et demandez à vos techniciens en chef de remonter jusqu’à leur source. J’aimerais assez m’entretenir avec ceux qui les font courir dans nos rangs.

— À vos ordres, mon général. Ce sera fait.

— Et, Donal, si quelqu’un peut repousser cette attaque syndic imminente, c’est le capitaine Bradamont. Et la kommodore. »

Le sourire de Rogero était visiblement forcé. « Oui, mon général. En effet. Si quelqu’un le peut… »

Cette fois, l’alerte qui résonna sur la passerelle du Manticore ne mettait pas en garde contre un vaisseau aussi inoffensif qu’une estafette.

« Un cuirassé, annonça le chef des techniciens chargés de l’observation. Trois croiseurs lourds. Cinq croiseurs légers. Dix avisos. Tous émettent une identification syndic. Ils sont disposés en formation rectangulaire standard un. »

La kommodore Marphissa hocha la tête sans quitter son écran des yeux. Les forces mobiles du Syndicat se servaient aussi souvent de cette formation que l’impliquait sa désignation. Le cuirassé occupait le centre d’une boîte rectangulaire formée par les plus petites des unités qui l’escortaient, les trois croiseurs lourds occupant trois des angles de l’avant et un croiseur léger le quatrième, tandis que les quatre autres tenaient les angles de l’arrière-garde et que les petits avisos, aisément remplaçables, étaient disposés de manière égale dans l’espace séparant les croiseurs du cuirassé. « C’est le même cuirassé que la dernière fois ?

— Oui, kommodore. Il émet le code d’identification d’une unité BB-57E. La même que celle de la dernière flottille syndic. »

Le kapitan Diaz fixa son subalterne d’un œil désapprobateur. « Ce n’est pas parce que le cuirassé émet ce code que c’est le vrai. Voyez si vous pouvez distinguer des traits de la coque qui vous confirmeraient son identification.

— Oui, kapitan », lâcha précipitamment l’homme, l’air contrit. La situation avait sans doute changé à bord de ces vaisseaux depuis la rébellion contre le Syndicat, mais nul ne pouvait oublier ce qu’on avait vécu sous l’ancien régime. Ne pas répondre avec précision à la question d’un supérieur, serait-ce pour les meilleures raisons du monde, attirait fréquemment un chapelet d’injures, voire un châtiment plus funeste.

Cela étant, s’étant souvent trouvée elle-même vertement réprimandée, Marphissa avait pris le parti de réserver les coups de gueule à de réellement grosses boulettes. Elle se contenta donc de faire la grimace, tout en se demandant quels atouts la flottille syndic pouvait bien avoir encore dans sa manche. « Au moins les renseignements du CECH Boyens étaient-ils en majeure partie corrects. Voyons un peu qui est aux commandes de cette flottille. »

Le kapitan Diaz se tourna vers elle. « Voulez-vous que je… »

— Aucune manœuvre pour l’instant, commandant. Ils sont à dix minutes-lumière. Je tiens à voir ce qu’ils font avant de décider d’une ligne d’action. »

Le capitaine Honore Bradamont apparut sur la passerelle, marchant d’un pas précipité. « C’est eux ? »

La présence d’un officier de l’Alliance sur la passerelle d’un ex-vaisseau de guerre syndic restait un spectacle pour le moins étonnant. Que les techniciens et officiers y accueillissent son arrivée par des sourires soulagés l’était encore davantage. Bradamont était peut-être un officier de l’Alliance exécrée, mais aussi une protégée de Black Jack, qui avait joué un rôle essentiel dans le succès d’opérations récemment entreprises par les vaisseaux de Marphissa. Aux yeux des matelots du Manticore, elle n’était plus une ennemie mais une des leurs.

« Ce sont eux, confirma Marphissa en lui adressant un sourire fugace. Ils ont bel et bien un cuirassé.

— Zut ! » Bradamont s’approcha du fauteuil de la kommodore et loucha sur son écran. « Où est le Pelé ?

— Encore à vingt minutes-lumière. » Le croiseur de combat piquait sur le portail de l’hypernet depuis plusieurs heures, accompagné des croiseurs lourds Basilic et Griffon. Loin derrière, roulant massivement sur son orbite comme depuis d’innombrables années, on apercevait la géante gazeuse près de laquelle stationnait dans l’espace le principal bassin de radoub de Midway, l’air singulièrement abandonné maintenant que le Pelé, les croiseurs lourds et le cuirassé Midway l’avaient quitté.

Mais, contrairement au croiseur de combat, le Midway s’écartait lentement des autres vaisseaux. Sa trajectoire projetée dessinait dans l’espace une immense parabole qui finissait par fusionner avec l’orbite de la principale planète habitée, où vivaient et travaillaient la plupart des ressortissants du système. Compte tenu de son taux d’accélération passablement poussif, il mettrait une bonne semaine à couvrir la distance l’en séparant.

Bradamont se voûta pour chuchoter à l’oreille de Marphissa. « Le Pelé est-il réellement à ce point paré au combat ? Ses boucliers et son armement m’ont l’air en excellent état.

— Kontos ne feindrait pas d’être prêt à se battre, affirma Marphissa. Pas pour nous en tout cas. Je connais nombre de cadres supérieurs et de CECH qui s’y résoudraient pour s’attirer des faveurs provisoires, mais pas lui. Il est bien trop honnête. » Elle sourit derechef, avec amertume cette fois. « Il n’aurait pas duré un an de plus sous l’ancien régime. Dire la vérité aux CECH peut finir par vous conduire à la mort.

— Il ne s’est pourtant pas montré très honnête à propos de l’état du Midway, fit remarquer Bradamont en désignant d’un coup de menton la représentation du cuirassé sur l’écran de Marphissa. Ce bâtiment donne l’impression d’avoir souffert récemment de graves dommages à sa propulsion principale, plutôt que de bénéficier réellement de sa pleine capacité.

— Impressionnant camouflage, n’est-ce pas ? À croire que la moitié de ses unités de propulsion principale ont explosé. Mais c’est pour tromper l’ennemi, pas ses supérieurs. Ça me va parfaitement. Si le Midway passe pour un oiseau à l’aile brisée, la flottille syndic lui fichera la paix et prévoira de l’arraisonner ultérieurement, quand elle aura repris le contrôle du système.

— À moins qu’elle ne tente une grosse bêtise en le prenant pour une cible facile. Vous comptez conserver cette formation ? » demanda Bradamont en formulant le plus diplomatiquement possible cette question lourde de sens. Marphissa avait elle aussi disposé ses vaisseaux en formation rectangulaire standard un, encore que, en l’occurrence, ses deux croiseurs lourds (Manticore et Kraken) en occupaient le centre, tandis que les croiseurs légers Faucon, Balbuzard, Épervier, Busard, Milan et Aigle formaient six des angles de la boîte, et ses douze avisos les deux derniers s’ils n’étaient pas en position à l’intérieur de la boîte.

« Pour l’instant, répondit Marphissa. J’ai conscience que ce n’est pas la meilleure pour engager le combat avec cette flottille, mais je tiens à faire croire à son commandant que je me plie à la doctrine syndic.

— Bonne idée ! Plus il vous croira prête à combattre de manière convenue et prévisible, mieux ça vaudra.

— Kommodore, nous venons de recevoir une transmission de la flottille ennemie, annonça le technicien des coms. Elle est adressée au commandant de notre force.

— Basculez sur mon écran. »

La fenêtre qui s’ouvrit devant elle montrait une femme dont la bouche et les pommettes semblaient perpétuellement exprimer une douce béatitude. Elle aurait pu incarner l’archétype de la grand-mère gaie et chaleureuse si son complet élégamment coupé de CECH syndic n’avait pas formé un contraste saisissant avec cette physionomie bonhomme.

« Jua la Joie, murmura Diaz, horrifié. C’est elle, n’est-ce pas ?

— Quand on parle d’apparences trompeuses… lâcha Marphissa. Même si je l’ai entendu dire, j’ai du mal à croire qu’une femme qui ressemble à ça puisse être la plus impitoyable salope du SSI. »

Jua prit la parole. Sa voix aurait pu être agréable à l’oreille, sauf que ses paroles dissipaient toute illusion de cordialité. « Au commandant des forces mobiles rebelles de Midway. Vous n’avez qu’une alternative. Ou vous vous rendez à moi avec vos vaisseaux, et on vous laissera alors l’occasion de donner la preuve de votre utilité au sein des Mondes syndiqués, ou vous mourez. J’attends une réponse immédiate. Au nom du peuple, Boucher, terminé. » Comme d’habitude dans les communications syndics, la CECH avait nasillé le « au nom du peuple » en mangeant ses mots, ôtant ainsi tout son sens à cette locution.

« C’était pour le moins maladroit, déclara Bradamont. Elle aurait pu tenter de nous inciter à la laisser s’approcher avant de nous balancer son ultimatum.

— C’est un serpent, corrigea Diaz. Elle n’a pas l’habitude de négocier avec ses proies. J’imagine que ces offres-là – “Rendez-vous” ou “Avouez et vous vivrez peut-être” – peuvent abuser des gens parce que c’est toujours ce qui se dit, mais aucun vrai coupable ne serait assez stupide pour y croire. »

Marphissa opina. « Ce miroir aux alouettes n’englue que les naïfs qui se croient protégés par leur innocence. Cette CECH m’a menacée d’emblée, Honore, parce qu’elle ne se rend pas compte de la difficulté qu’elle aura à arraisonner nos bâtiments avec son cuirassé. À moins d’avoir déjà participé à des opérations spatiales, on a du mal à appréhender exactement l’immensité du champ de bataille. Je parie qu’elle réfléchit en rampante. Elle peut nous voir, c’est donc que nous ne sommes pas si loin. » Marphissa s’interrompit pour cogiter. « Trans ! Ouvrez-moi un canal vers chaque vaisseau de la flottille syndic.

— C’est fait, kommodore. Touche deux.

— Préparez-moi aussi une copie de l’enregistrement dont nous disposons de la destruction du croiseur léger syndic à leur dernier passage. Celui qui s’est mutiné.

— Dans une seconde, kommodore. Un instant. Prêt ! Pièce jointe alpha. »

Marphissa fit signe à Bradamont de s’écarter de son siège afin que l’officier de l’Alliance n’apparaisse pas dans la transmission, puis elle prit une profonde inspiration et pressa la touche. « Aux équipages des forces mobiles encore soumises au contrôle du Syndicat, ici la kommodore Asima Marphissa du système stellaire libre et indépendant de Midway. Nous ne sommes plus les esclaves du Syndicat. Nous nous gouvernons nous-mêmes. Tous les serpents de notre système ont été exterminés, de sorte que nous ne dépendons plus des caprices de la sécurité interne ni ne tremblons plus pour la sécurité de nos familles et de nos êtres chers. Nous sommes libres et vous pouvez l’être aussi. Ne servez plus ceux qui ne voient en vous que du bétail et qui vous traitent comme tel ! Soulevez-vous et massacrez les serpents qui sévissent dans vos rangs puis ralliez-vous à nous ou rentrez chez vous pour aider les vôtres à regagner cette liberté pour laquelle nous nous sommes battus. Mais méfiez-vous des ruses des vipères. Elles vous égorgeront sans avertissement ni raison, comme elles l’ont fait pour l’équipage de ce malheureux croiseur léger appartenant à la dernière flottille syndic passée par Midway. Joignez-vous à nous, qui respectons et estimons les travailleurs autant que les superviseurs. Au nom du peuple ! conclut-elle en articulant soigneusement chacun de ces derniers mots et en leur insufflant de la force. Marphissa, terminé. »

Elle pressa la touche d’envoi de la pièce jointe, transmettant ainsi l’image de l’explosion du croiseur léger consécutive à la surcharge de son réacteur. L’équipage de ces vaisseaux syndics savait-il déjà que le croiseur léger en question avait été détruit pour interdire à ses matelots de s’en emparer ? Toujours était-il qu’il le saurait désormais.

« Ces bâtiments doivent grouiller de serpents, marmonna Diaz. Quelles chances leurs matelots ont-ils de mener une mutinerie victorieuse ?

— Probablement aucune, reconnut la kommodore. Mais ces serpents-là vont redoubler de méfiance, surveiller davantage leur équipage et s’inquiéter de ses réactions au lieu de nous épier et de se préoccuper des nôtres. Ils poseront des questions sur tout ce que feront les matelots, ce qui les ralentira et les fera tergiverser. Vous êtes passé par là, tout comme moi. Vous connaissez la musique.

— Ne m’en parlez pas ! Il m’arrivait parfois de craindre d’avoir respiré un peu trop fort. »

Le défi de Marphissa mettrait dix minutes à parvenir à la flottille syndic, mais le technicien des opérations annonça une réaction au bout de trois seulement. « Les forces mobiles syndics accélèrent et adoptent un vecteur d’interception de notre formation, kommodore.

— Manœuvre standard d’une formation basée sur un cuirassé, fit observer Diaz. Jua la Joie colle au manuel. »

Marphissa hocha encore la tête, le regard à nouveau rivé sur son écran. « Qu’en pensez-vous ? demanda-t-elle à Bradamont.

— Si cette CECH n’a vraiment aucune expérience du combat spatial, eh bien, à votre place, je ne fusionnerais pas cette formation avec celle du kapitan Kontos dès que le Pelé sera assez proche, mais j’ordonnerais à Kontos d’opérer indépendamment. Jua peinera encore davantage à appréhender la situation et à prendre des décisions si elle doit affronter les attaques de deux formations au lieu d’une.

— Elle va recourir aux systèmes automatisés, affirma Diaz. Vous ne croyez pas ? Jua Boucher ne se fiera pas aux travailleurs ni aux cadres de ses équipages, mais elle fera confiance aux logiciels parce que les gens d’un rang aussi élevé gobent toujours leur propre propagande sur l’excellence de leurs systèmes automatisés. »

Marphissa opina de nouveau puis réfléchit en se mordillant la lèvre. « Oui, kapitan, vous avez raison. Et vous aussi, capitaine Bradamont.

— Vos propres systèmes automatisés sont-ils si médiocres ? s’enquit l’officier de l’Alliance.

— Ce n’est pas tant qu’ils soient médiocres, encore que loin d’être parfaits, mais plutôt que nous les connaissons. Nos versions sont plus anciennes que celles de Jua Boucher, mais nous savons assez précisément ce que les siens vont lui souffler.

— Mettre un cuirassé hors circuit avec les forces dont vous disposez n’en sera pas moins effroyablement difficile. Les solutions dont nous avons discuté tout à l’heure restent vos meilleures options. Détachez ses escorteurs de leur formation, rognez-la, détruisez-les à coups d’assauts répétés et isolez le cuirassé de manière à continuer de le pilonner. Il sera probablement encore capable de s’en tirer par la fuite, mais, s’il reste combattre, vous réussirez probablement à le toucher assez durement pour le mettre hors d’état de nuire. Mais ce sera certainement très cher payé et, si vos passes de tir s’effectuent trop près et trop tôt, vos vaisseaux seront déchiquetés par sa puissance de feu.

— Je dois me montrer agressive, insista Marphissa.

— Oui. Mais patiente. Difficile de combiner les deux. Les cuirassés syndics… ceux de ce modèle sont plus vulnérables sur leurs flancs de poupe. C’est là que leur blindage et leurs boucliers sont les plus faibles. Vous affronterez davantage de puissance de feu que si vous le frappez pile dans la poupe, mais ses boucliers sont bien plus résistants à l’extrémité. »

Diaz décocha à Bradamont un regard troublé, ce que Marphissa comprenait parfaitement. Le capitaine de l’Alliance avait acquis son savoir d’expérience, en combattant des vaisseaux syndics tels que ce cuirassé et le croiseur lourd qui l’abritait actuellement. Ce rappel des nombreux combats qu’elle avait livrés, de tous les camarades qu’elle avait tués, tandis qu’eux-mêmes faisaient de leur mieux pour l’éliminer, était pour le moins déboussolant. Cette époque ne datait que de quelques mois, même pas d’années. « Eux étaient des Syndics, murmura Marphissa. Nous n’en sommes plus. »

Diaz se mordit les lèvres et opina du bonnet, mais Bradamont détourna le regard, consciente de leur malaise. « Qui commande le Midway maintenant ? demanda-t-elle en changeant délibérément de sujet de conversation.

— Le kapitan Freya Mercia, répondit Marphissa. Une rescapée de la flottille de réserve que nous avons ramenée. Elle a beaucoup impressionné la présidente Iceni. »

Bradamont détourna de nouveau les yeux. C’était encore un terrain mouvant. Elle commandait le croiseur de combat Dragon de l’Alliance quand la flotte de Black Jack avait anéanti la flottille de réserve du Syndicat. « Je l’ai rencontrée. Si elle est moitié aussi compétente qu’il y paraît, le kapitan Mercia fera du bon boulot à ce poste.

— Mais le Midway ne participera pas à ce combat, déclara Marphissa en consultant de nouveau son écran. Et, si compétente soit-elle, le kapitan Mercia ne peut pas faire grand-chose sans armement. Nous allons nous repositionner et nous efforcer de compliquer autant que possible la tâche à la CECH Boucher. »

En dépit de leur inimitié réciproque, l’Alliance et les Mondes syndiqués avaient gardé les mêmes conventions simplifiées pour établir les directions dans les vastes étendues de l’espace où aucune n’était définie. Les planètes de chaque système solaire orbitent sur un plan. Les hommes désignent l’un des côtés de ce plan comme le « haut » et l’autre le « bas » ; est à « tribord » tout ce qui se trouve entre l’étoile et le vaisseau, à « bâbord » tout ce qui est par-delà le vaisseau. C’est sans doute imprécis mais ça marche, alors que le commandement « virez à gauche » risque d’envoyer les bâtiments tous azimuts.

La flottille syndic avait fini de virer dans la direction des vaisseaux de Marphissa, mais il lui faudrait encore plus d’une heure et demie pour les intercepter à cause du cuirassé qui, tout en restant le plus puissant atout de l’ennemi, grevait aussi sa capacité à accélérer. Dans la mesure où elle arrivait droit sur eux, en raccourcissant constamment la distance, elle restait sur leur gauche et légèrement en surplomb. Elle conserverait cette apparence, tout en se rapprochant de plus en plus, à moins que Marphissa ne se décide à manœuvrer, pourvu qu’elle s’y résolve.

Le Pelé était encore loin derrière elle, en dessous et à une quinzaine de degrés sur sa droite. Du moins était-ce vrai vingt minutes plus tôt. Le Midway, quant à lui, était encore plus éloigné, à près de trois heures-lumière, sous les vaisseaux de Marphissa et à une vingtaine de degrés sur leur droite. « Nous allons nous replier vers le Pelé de manière à mener avec le kapitan Kontos des assauts simultanés. Calculez-moi un vecteur qui nous amènera dans un rayon de deux minutes-lumière d’une interception avec le Pelé tout en maintenant jusque-là une distance de quatre avec la flottille syndic. Au boulot. »

Diaz fit signe à ses techniciens, qui entreprirent de procéder aux calculs. Avec l’assistance des systèmes automatisés, la tâche n’était pas trop ardue : entrez les variables, annoncez la destination aux systèmes et la réponse s’affiche toute seule en moins d’une seconde. Il s’agissait uniquement de physique et de mathématiques complexes tenant compte des capacités précises des vaisseaux placés sous le contrôle de Marphissa. Autant de tâches pour lesquelles les systèmes automatisés sont très doués. « Quatre minutes-lumière ? demanda-t-il à Marphissa.

— Ce n’est pas trop près, répondit celle-ci. Je ne tiens pas à me retrouver à la portée de la puissance de feu du cuirassé, sauf à le décider moi-même. Ces quatre minutes-lumière nous laisseront le temps de voir ce que font les Syndics et d’y réagir. Mais ce sera aussi assez près de la CECH Boucher pour la rendre enragée quand elle s’efforcera de réduire cette distance sans réussir à en découdre avec nous.

— Donc pas loin mais loin quand même ? fit Diaz en souriant.

— Exactement. C’est une vipère en chef. Elle a l’habitude que l’univers entier se prosterne sur son ordre. Nul ne lui désobéit. Mais, nous, nous allons la défier.

— La manœuvre est prête, kommodore », rapporta le chef des techniciens de l’observation.

Marphissa plissa les yeux pour étudier le plan de manœuvre sur son écran. Celui-ci montrait sa formation en train de décrire un large arc de cercle vers le haut et tribord, s’infléchissant pour s’achever en une courbe aplatie tendant vers une rencontre avec la projection de la trajectoire du Pelé et des deux croiseurs lourds qui l’accompagnaient. Des marqueurs horaires balisaient la ligne, chargés d’indiquer la seconde où devrait être initiée chaque étape de la manœuvre. Avec de tels systèmes pour générer des solutions efficaces, quelqu’un manquant d’expérience (comme la CECH Boucher) pouvait aisément se persuader qu’il n’en avait nullement besoin pour rivaliser avec des navigateurs spatiaux chevronnés.

« C’est jouable », décida Marphissa. Rien de trop fantaisiste, rien qui pût inciter Jua à s’inquiéter des talents ou de l’imprévisibilité de l’adversaire. « Laissons croire à Boucher que c’est ainsi que nous manœuvrerons au combat.

— Elle doit pourtant vous savoir plus douée, laissa tomber Diaz. Le Syndicat vous a vue aux commandes pendant des batailles ou à Indras.

— À condition que les enregistrements de ces batailles soient tombés entre les bonnes mains au lieu de rester enfouis dans les bases de données, rétorqua la kommodore. Et que ceux qui les ont visionnés y aient prêté attention. S’agissant de ce que Jua Boucher peut savoir de moi, je m’attendrais plutôt à un anonymat induit par l’ignorance ou l’arrogance. »

Cela étant, il ne restait plus qu’à attendre. Les vaisseaux allaient atteindre des vélocités effroyables, du moins en termes planétaires. Le Pelé arrivait maintenant sur la formation de Marphissa à 0,25 c, soit l’équivalent de soixante-quinze mille kilomètres par seconde, Kontos ayant accru sa vélocité dès qu’il avait vu arriver la flottille syndic. Le cerveau humain n’est pas vraiment capable d’appréhender de telles distances ni de telles vitesses. L’univers lui-même s’y refuse en partie. Quand un vaisseau spatial atteint 0,2 c, sa vision de l’univers extérieur commence à s’étirer et se déformer. Le matériel humain arrive sans doute à compenser ce gauchissement, à fournir une image « réelle » de l’espace, mais, cette limite dépassée, quand un vaisseau file à 0,3 voire 0,4 c, l’ingéniosité elle-même ne peut rien contre la distorsion relativiste, qui donne l’impression que le cosmos s’est distendu ou ramassé sur lui-même comme un tissu élastique. Et le vaisseau lui-même devient plus lourd, sa masse s’accroissant, de sorte qu’il lui est de plus en plus difficile d’augmenter sa vélocité. Le coût et les complications de telles célérités les rendent bien plus onéreuses, du point de vue commercial, que les jours supplémentaires exigés par le voyage à vitesse moyenne. Dans la pratique, seuls les vaisseaux de guerre atteignent les 0,1 et 0,2 c, et eux-mêmes ne cherchent pas à combattre à des vitesses supérieures parce qu’il leur est impossible de faire mouche quand leur vision de l’univers extérieur est à ce point déformée.

En dépit des obstacles qu’ils doivent surmonter, les hommes ont trouvé plusieurs moyens de voyager d’étoile en étoile : la propulsion par bonds successifs, qui permet aux vaisseaux de passer dans un « ailleurs » où les distances sont plus courtes et où les lois de cet univers-ci ne s’appliquent pas ; l’hypernet, qui se sert de l’intrication quantique pour transporter les vaisseaux entre les étoiles sans même (techniquement parlant) les déplacer. Les hommes ont recouru à ces méthodes pour coloniser les planètes orbitant autour d’autres étoiles que le Soleil, faire du commerce entre elles et livrer des guerres interstellaires.

Comme celle du dernier siècle, initiée par les Mondes syndiqués puis alimentée par le refus de l’Alliance de se rendre et celui du Syndicat de cesser les hostilités. À la fin, alors que les deux camps vacillaient au bord du gouffre, à deux doigts de s’effondrer, un homme censément mort depuis un siècle, le légendaire Black Jack Geary, était réapparu à point nommé pour sauver la flotte de l’Alliance. Geary avait anéanti les forces du Syndicat lancées à ses trousses et il avait forcé la fin du conflit. Le gouvernement syndic vaincu, ses forces mobiles décimées et son économie ruinée par le coût de cette longue guerre, son gant de fer s’était finalement desserré et ses systèmes stellaires avaient commencé à briser leurs chaînes.

Ainsi Midway, par exemple.

« Manœuvre dans cinq minutes », annonça le technicien en chef des observations.

Marphissa se secoua pour sortir de sa rêverie. « Exécutez la manœuvre à T cinq. Systèmes automatisés. Asservissez tous les vaisseaux de la formation. » Pour les observateurs extérieurs, la précision avec laquelle se déroulerait la manœuvre serait la preuve flagrante qu’elle était automatisée. La CECH Boucher n’en serait que davantage portée à la suffisance.

« Relier tous les vaisseaux entre eux et faire exécuter la manœuvre par les systèmes automatisés, répéta le technicien pour s’assurer qu’il avait bien compris. Je comprends et j’obéis. »

Au signal, tous les bâtiments de la formation piquèrent vers le haut et latéralement pour se retourner sous la poussée de leurs propulseurs de manœuvre et des unités de propulsion principale. Ce retournement collectif simultané avait pour résultat de les maintenir dans la même position les uns par rapport aux autres. Ils changeaient de direction tous ensemble et accéléraient vers une rencontre avec le Pelé, mais leur disposition n’avait pas bougé.

« Vous savez quoi ? demanda Bradamont. Si l’amiral Geary avait demandé à ses vaisseaux de manœuvrer en pilote automatique, il aurait reçu des dizaines de plaintes de la part de ses commandants. »

Le kapitan Diaz lui adressa un regard sceptique. « Ils ne se seraient plaints qu’une seule fois, pas vrai ? Ensuite il les aurait remplacés.

— Non. Il a mis un bon moment à affirmer son autorité sur ses bâtiments et, même aujourd’hui, on continue à mettre en doute ses décisions. »

Marphissa décocha à Bradamont un regard irrité. « Sérieusement ? Avant le retour de Black Jack, on voyait les vaisseaux de l’Alliance attaquer en nuée plutôt qu’en formation rigide, mais nous pensions que telle était la doctrine de l’Alliance.

— C’était vrai, dans un certain sens. » Bradamont semblait elle-même agacée. « Nous avions oublié que le courage devait s’accompagner de discipline et l’initiative individuelle du soutien de nos camarades. L’amiral Geary nous a rappelé la supériorité du collectif sur le perso, de l’équipe organisée sur l’individualisme. Vous avez fait sauter bon nombre des restrictions imposées par le gouvernement syndic, Asima. Prenez garde à ne pas laisser trop de liberté à vos forces armées.

— Mais ça vaut mieux, protesta Diaz.

— Certes. Souvenez-vous seulement de l’exigence d’équilibre, du besoin de coordonner l’ensemble vers un même but : créer une équipe efficace qui tire le meilleur parti des talents individuels de chacun.

— Vous compliquez toujours tout », grommela Marphissa. Ses vaisseaux s’étaient désormais stabilisés sur leurs nouveaux vecteurs mais continuaient d’accélérer dans le but d’atteindre la même vélocité que celle de la flottille syndic en approche. « Ce que je me disais, c’est que vous avez affirmé que le Pelé pouvait combattre indépendamment de ma propre formation, et je continue de penser que c’est une bonne idée. Or, si je synchronisais ses attaques avec les miennes, sans doute compliquerions-nous encore la tâche de la CECH Boucher : elle aurait à affronter un double assaut simultané, ce qui lui laisserait malgré tout le temps de se remettre pendant que nous nous repositionnerions pour la suivante.

— C’est vrai, convint Bradamont.

— Mais, si je laisse la bride sur le cou à Kontos en lui ordonnant de frapper sans relâche les escorteurs et que je conduis mes passes de tir indépendamment de lui, la CECH Boucher devra alors affronter des assauts plus fréquents selon des angles différents. Il lui sera encore plus malaisé de suivre le déroulement des opérations et de décider entre les préconisations de ses systèmes automatisés. Et Kontos, ajouta Marphissa en souriant, est tout à fait capable d’une réaction inattendue que les systèmes de combat du cuirassé n’anticiperaient pas.

— Kontos n’a pas beaucoup d’expérience non plus, lui rappela Bradamont. Il est doué. Il est même parfois brillant. Mais il est encore jeune et ne pratique pas depuis très longtemps. Un mauvais calcul de sa part lui ferait prendre un risque dont, à cause de son inexpérience, il n’aurait pas pleinement apprécié la portée et qui pourrait avoir des conséquences désastreuses face à un cuirassé.

— C’est vrai aussi. » La kommodore rumina un instant la question, tandis que la vélocité de ses vaisseaux égalait enfin celle de la flottille ennemie. Les deux formations fendaient à présent l’espace, toujours séparées l’une de l’autre par quatre minutes-lumière, vers une interception bien plus rapide du Pelé. « Je crois que Kontos en est parfaitement capable, Honore. La présidente Iceni l’a placé aux commandes du Pelé parce qu’elle a confiance en lui. La présidente est un bon juge des personnalités. Vous savez comme moi que nous avons besoin d’un bonus. D’un très gros bonus. Nous pourrions sans doute détruire tous les escorteurs du cuirassé, mais l’arraisonner avec nos seules ressources exigerait un miracle.

— À vous de voir, kommodore. Quant à la difficulté qu’il y aura à mettre ce machin HS sans perdre tous nos vaisseaux dans la foulée, vous avez entièrement raison. »

Marphissa tapota sur ses touches de com. « Kapitan Kontos, je veux que vous meniez avec vos trois vaisseaux des passes de tir contre l’ennemi indépendantes de celles de ma formation. Il faudra éliminer les escorteurs du cuirassé, confondre son commandant, déjouer ses plans et, en dernier lieu, rogner les défenses de son bâtiment. Tenez-moi informée de vos intentions et des interventions que vous projetterez autant que vous le jugerez nécessaire. Au nom du peuple, Marphissa, terminé.

— La flottille syndic accélère, rapporta le technicien en chef des observations.

— Réglez votre vélocité sur la sienne en vous servant des systèmes automatisés, ordonna Marphissa au technicien des manœuvres. Maintenez une distance de quatre minutes-lumière.

— Vous pourriez laisser la CECH Boucher s’approcher, murmura Bradamont. Lui faire croire qu’elle gagne du terrain sur nous.

— Je ne compte la mener nulle part, répondit la kommodore. Je veux la narguer et la mettre en rage, comme un chat perché sur une palissade presque à la portée du chien qui cherche à l’attraper.

— Kommodore, nos systèmes affirment que la propulsion principale du cuirassé a dépassé la limite de sécurité. S’il continue d’accélérer à ce taux, les probabilités d’une rupture catastrophique d’un de ses composants vont très vite augmenter.

— Dans quel délai ? s’enquit Marphissa. Combien de temps peut-il encore accélérer à ce rythme ? Avons-nous une estimation ?

— Quelques incertitudes subsistent à cet égard, kommodore. Mais il ne pourra pas le soutenir pendant plus de seize minutes au maximum. »

Marphissa scruta intensément son écran ; elle se représentait la scène qui devait se dérouler sur la passerelle du cuirassé. Elle avait déjà vécu cette situation : les travailleurs ou les cadres inférieurs prévenant leur supérieur d’un danger, un CECH ignare insistant pour qu’on aille jusqu’au bout de l’entreprise, les sous-CECH et la plupart des cadres supérieurs cherchant avant tout à éviter le clash et refusant donc de soutenir leurs subalternes, tandis que l’aiguille des voyants rampait lentement vers le rouge et la catastrophe. Le plus souvent, les sauvegardes automatisées finissaient par s’activer pendant que les cadres exécutifs s’enferraient dans le déni ou la pinaillerie.

C’était là un domaine où les systèmes automatisés avaient sauvé plus d’un vaisseau syndic.

Quoi qu’il en fût, toute la flottille syndic continua d’accélérer à un rythme que le cuirassé ne pouvait soutenir. Et cela pendant douze minutes. Puis la propulsion principale du cuirassé se réduisit brutalement.

« Le cuirassé ennemi n’accélère plus qu’à quatre-vingts pour cent de sa capacité, rapporta le technicien en chef des observations. C’est le taux de récupération standard pour les systèmes en surcharge.

— Réduisez notre accélération de manière équivalente, ordonna Marphissa.

— Kommodore, la flottille syndic a cessé d’accélérer et change légèrement de cap. »

Marphissa vit s’altérer sur son écran la longue courbe de la trajectoire projetée de la flottille ennemie. Quatre minutes plus tôt, elle avait dévié de quelques degrés sur bâbord. « La CECH Boucher tente de s’interposer entre le Pelé et nous.

— Elle cherche à interdire au Pelé de rejoindre notre formation ? demanda le kapitan Diaz.

— Doxa syndic. Concentrez les forces. Nous avons toujours l’air de Syndics parce que nous nous servons de leur matériel, de sorte que Boucher présume que nous allons combattre en Syndics. Elle ne va pas tarder à comprendre son erreur. »

Marphissa savait qu’elle devait paraître sûre d’elle, même si elle n’avait aucune idée précise de la manière de s’y prendre pour arrêter le cuirassé ennemi. Toute trace d’incertitude ou d’appréhension dans sa voix et son comportement serait immédiatement perçue par les techniciens de la passerelle et se répandrait comme une pandémie, à la vitesse de la lumière, dans le vaisseau et la flottille. Si l’équipage n’avait plus confiance en elle, elle pouvait perdre cette bataille avant le premier coup de feu.

Au moins sa décision suivante était-elle relativement simple. Sa formation et celle de l’ennemi filaient désormais pratiquement sur la même trajectoire à 0,2 c, si bien que leur vélocité relative était nulle : les deux groupes de vaisseaux restaient exactement à la même distance même s’ils se déplaçaient à très grande vitesse. La situation rappelait à Marphissa celle de deux véhicules terrestres roulant dans le même sens et à la même célérité sur une autoroute.

En tête, sa propre formation devrait ralentir pour se retrouver à portée d’armes de l’ennemi. « Il faut qu’on freine pour redescendre à 0,1 c, dit-elle à Diaz en même temps qu’elle réglait la manœuvre. Le timing est correct : nous frapperons la flottille syndic quand le Pelé arrivera sur nous. Jua devra surveiller simultanément nos deux formations et décider de sa réaction. »

Elle réfléchit à ses options puis choisit de se fier de nouveau au contrôle automatisé des manœuvres. « À toutes les unités de la flottille principale de Midway. J’ai transmis à nos vaisseaux l’ordre de pivoter à cent quatre-vingts degrés et de commencer à freiner. »

Les propulseurs de manœuvre du Manticore et des autres bâtiments entreprirent de relever et de retourner leur nez, de sorte qu’ils fendraient à présent l’espace de la poupe et présenteraient leur proue à la flottille syndic en approche. Pour qui les observerait depuis une planète où il y aurait un « haut » et un « bas », les deux pieds fermement plantés, les vaisseaux de Marphissa auraient donné l’impression de s’être retournés sur le dos, et leur équipage de se retrouver la tête en bas par rapport à leur position précédente. Mais, pour les équipages eux-mêmes, rien n’avait changé ni même paru différent, sauf qu’ils regardaient à présent dans la direction opposée. Une fois que tous les vaisseaux eurent fini de pivoter, leur propulsion principale s’éteignit, freinant leur vélocité de façon à permettre à la flottille syndic de les rattraper.

« Simple comme bonjour, commenta Diaz. Nous pointons déjà nos proues ainsi que nos armes et nos boucliers les plus puissants sur l’ennemi. Il ne nous reste plus qu’à dévier légèrement notre course à la dernière minute pour prendre un peu de hauteur et éviter le choc frontal avec le cuirassé. »

Marphissa hocha la tête puis remarqua que Bradamont s’était renfrognée. « Qu’est-ce qui vous chagrine ?

— Je ne sais pas. Je me méfie des situations où tout a l’air trop simple et trop facile.

— Nous disposons de plus d’une heure avant d’être à leur portée. Je m’attends à ce qu’ils freinent très bientôt, eux aussi, maintenant qu’ils nous savent prêts à combattre. »

Mais, à mesure que les minutes défilaient, la flottille syndic continuait de charger à 0,2 c. « Nous redescendons vers 0,1 c, rapporta Diaz, mais les Syndics filent toujours à 0,2 sur la même trajectoire que nous. S’ils ne freinent pas, ils nous croiseront à une vélocité relative de 0,1 c.

— Mauvais, ça », lâcha Marphissa. Les systèmes de contrôle de tir pouvaient sans doute se débrouiller convenablement pour faire mouche à des vélocités voisines de 0,2 c. Au-delà, leur précision diminuait rapidement. Mais, en deçà, elle augmentait tout aussi vite. « Leur puissance de feu leur procure un trop grand avantage sur nous pour que nous les croisions à 0,1 c. Nous risquerions d’être méchamment laminés au passage. Pourquoi ne freinent-ils pas ? Boucher serait-elle assez futée pour avoir deviné que ça compliquerait nos attaques ?

— Comment serait-ce possible ? protesta Diaz. Jua la Joie n’en sait pas assez pour… Oh, bon sang ! Voilà pourquoi !

— Voilà quoi ? »

Diaz indiqua son écran d’un geste furieux. « Vous et moi, nous examinons la situation en nous disant : “Parfait, il reste encore quarante minutes avant le contact.” Largement le temps de faire pivoter les vaisseaux et de nous préparer au combat. Mais Jua Boucher fait de même et constate que nous nous rapprochons d’elle. On lui a dit que, pour freiner, elle devait retourner ses vaisseaux pour nous présenter leur poupe, leur partie la plus vulnérable, à la puissance de feu la plus réduite. Et, parce qu’elle nous voit arriver et ne se rend pas vraiment compte de la distance qui nous sépare, elle n’en fera rien. À ses yeux, le moment du contact est trop proche pour qu’elle nous présente ses poupes. »

Bradamont se frappa le front de la main. « Mince ! Le kapitan Diaz a raison. Boucher ne nous complique la tâche que parce qu’elle ne sait pas ce qu’elle fait.

— Super ! lâcha Marphissa. Vraiment super. » Elle se passa les mains dans les cheveux et réfléchit. « Nous devons réduire davantage notre vélocité.

— Dans quelle mesure ? s’enquit Diaz.

— Ils arrivent sur nous à 0,2 c et ne ralentissent pas, et nous comptons engager le combat à une vélocité relative de 0,2. Il faut donc nous rapprocher autant que possible d’une vélocité nulle, entre 0,01 et 0,02 c.

— C’est bien lent pour un engagement, prévint Bradamont.

— Je sais ! Mais qu’arrivera-t-il s’ils peuvent trop bien nous cibler à notre approche du cuirassé ? Plus nous irons lentement, plus ils auront du mal à nous toucher, n’est-ce pas ?

— En effet, convint l’officier de l’Alliance. Et Boucher ne le comprendra assurément pas, puisque c’est trop contre-intuitif pour quelqu’un qui réfléchit en termes planétaires. Pour ce que ça vaut, kommodore, j’abonde dans votre sens quant à la nécessité de recourir à cette tactique. »

Les mains de Marphissa s’activèrent prestement pour établir la manœuvre suivante. « Nous continuons de décélérer à un taux qui nous ramènera à 0,01 c au moment de croiser la flottille syndic. Je vais laisser toute latitude à mes vaisseaux pour manœuvrer durant la passe de tir, ce qui sabotera les solutions de tir ennemies fondées sur la présomption que nos mouvements sont coordonnés par les systèmes automatisés, mais je vais aussi transmettre aux systèmes des vaisseaux l’ordre de se remettre à accélérer dès que nous aurons traversé la formation syndic. Ses vaisseaux fileront si vite qu’ils seront incapables de se retourner pour nous frapper avant que nous ne regagnions de nouveau de la vélocité.

— Ça me paraît bien, dit Bradamont, avant de secouer la tête. Prévenez Kontos sur le Pelé.

— Le prévenir ?

— Lui aussi doit présumer que la flottille syndic freinera avant le contact. Ça risque de compromettre son approche. J’ai remarqué que vous autres jeunes officiers tendez à pousser vos bâtiments jusqu’à la dernière limite de leurs capacités lors des manœuvres, si bien que, si Kontos se méprend sur la réaction de l’ennemi, le Pelé ne sera peut-être pas physiquement en mesure de compenser. Kontos risque de manquer la rencontre et de panner sa passe de tir.

— Oh ! Merci pour cette mise en garde ! » Marphissa appela Kontos, lui expliqua comment, selon elle, Boucher raisonnait et planifiait, puis se rejeta en arrière dans son siège en se frottant le front. « Il me reste encore tant à apprendre. »

La formation de Midway continuait de décélérer, ralentissant de plus en plus, encore que seuls les instruments pouvaient l’apprendre. Il est aussi malaisé, dans l’immensité de l’espace, de prendre conscience qu’un vaisseau perd de la vitesse au point de quasiment ramper que de se rendre compte qu’on fonce à haute vélocité. Sans points de repère proches, tout revient au même.

« Dix minutes avant d’arriver à portée d’engagement, annonça le technicien.

— À toutes les unités, nous allons frapper la frange supérieure bâbord de la formation ennemie, ordonna Marphissa. Concentrez le feu sur les deux croiseurs légers qui tiennent les angles de cette arête. Les avisos ennemis seront vos cibles subsidiaires si vous n’arrivez pas à obtenir une bonne solution de tir sur un des croiseurs légers. Ne gâchez pas vos frappes sur le cuirassé même si vous avez l’impression qu’une ouverture s’offre à vous. Elles rebondiraient sur ses boucliers. Au nom du peuple, Marphissa, terminé. »

Aux hautes vélocités du combat spatial, les vaisseaux ennemis font l’effet d’être là et, l’instant suivant, le temps d’un clin d’œil, d’avoir disparu. Quand on se conforme aux tactiques syndics, ça ne pose pas un trop gros problème car on fonce droit sur l’ennemi en espérant que les systèmes de manœuvre automatisés, qui réagissent beaucoup plus vite qu’un être humain, éviteront les collisions lorsque les deux forces s’interpénétreront. Mais les tactiques standard se soldent à la fin par de sanglantes rencontres, lorsque les deux camps s’éloignent l’un de l’autre au pas de l’escargot.

Black Jack leur avait appris une autre méthode de combat. Le truc consistait à procéder à d’infimes changements de vecteur au moment où ils pouvaient faire effet, mais pas trop prématurément afin que l’ennemi n’ait pas le temps de s’en apercevoir et de parer. Lorsque c’est fait correctement, cela permet à toute votre force de frapper une petite section de l’ennemi sans essuyer de lourds dommages en contrepartie. Quand c’est raté, serait-ce d’un cheveu comparativement aux distances environnantes, ça peut se traduire de deux façons différentes : soit on manque complètement l’ennemi, soit on lui rentre dedans bille en tête.

Simple. Mais très compliqué.

Marphissa attendait, les yeux rivés à son écran. La distance se réduisait très vite. À deux minutes du contact, elle donna enfin l’ordre : « À toutes les unités, exécutez la manœuvre en vous servant des commandes manuelles. Virez d’un degré sur bâbord et de cinq vers le haut. »

Cinq secondes seulement avant le contact, elle transmit l’ordre de manœuvre qu’elle avait préparé : « À toutes les unités, accélérez à plein régime. » Le temps qu’ils le reçoivent et y réagissent, ses vaisseaux auraient dépassé l’ennemi.

Au cours de ces toutes dernières secondes, elle se rendit compte qu’elle avait fait une légère erreur de calcul. Dans son empressement à ne pas bâcler la passe de tir, elle avait sous-évalué la dernière manœuvre. À moins que Jua, peut-être, en prenant la bonne décision par pur coup de chance, n’ait orienté sa propre formation dans la même direction que celle de Marphissa, la sienne traverserait le flanc bâbord de l’ennemi plus près et moins haut qu’elle ne l’avait escompté. Pas tout à fait un choc frontal direct, mais bien trop proche. Conséquemment, ses vaisseaux auraient sans doute de meilleures chances de frapper les bâtiments ennemis, mais la réciproque serait vraie. Trop tard. Merde ! Trop tard.

L’instant du combat arriva et passa trop vite pour que les sens humains l’enregistrent, les systèmes automatisés crachant lances de l’enfer et mitraille sur les cibles qui les croisaient à une vélocité fantastique.

« Le cuirassé nous a ciblés, rapporta le kapitan Diaz, le visage lugubre. Nos boucliers ont flanché et nous avons encaissé plusieurs frappes. Nos propulseurs de manœuvre ne sont plus que partiellement opérationnels. Notre propulsion principale est entièrement hors ligne. »

Pas de propulsion principale. Le Manticore était pratiquement immobile dans l’espace et incapable d’y remédier.

Marphissa fixait son écran. La passe de tir n’avait pas épargné davantage les forces syndics. Un de leurs croiseurs légers dérivait hors de sa formation, privé d’énergie et sévèrement touché. Une boule de gaz et de débris en expansion marquait la position qu’occupait le second quand il avait été touché. En outre, un des petits avisos du Syndicat s’était brisé en deux sous les impacts de plusieurs frappes.

Cela étant, les vaisseaux de Midway étaient passés assez près du cuirassé pour éprouver sa puissance de feu, et ils en avaient payé le prix.

Son écran affichait des marqueurs rouges signalant les dommages essuyés par de nombreux vaisseaux. Les Syndics n’avaient pas concentré leur tir, de sorte qu’aucun n’était totalement hors de combat ni détruit. Mais bien peu étaient sortis intacts de l’engagement. Et, outre le Manticore, le croiseur léger Busard avait perdu sa propulsion principale et restait figé dans l’espace non loin de là, sans recours. Les autres s’éloignaient déjà en accélérant et ne prenaient conscience qu’à l’instant qu’ils laissaient leurs camarades blessés derrière eux.

La formation syndic s’en était aussi aperçue. Elle négociait un virage vers le haut aussi serré que pouvait se le permettre son cuirassé, une large parabole dans l’espace dont Marphissa savait qu’elle décrirait un cercle complet. L’ennemi mettrait plus d’une demi-heure à boucler la boucle, mais, à son retour, le Manticore et le Busard se feraient tirer comme des canards.

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