Chapitre quatorze

« Exécution de la manœuvre Tango Victor », ordonna Marphissa à ses vaisseaux avant de se radosser pour regarder tous ses croiseurs et avisos s’éloigner de la planète habitée pour accélérer en direction de l’étoile Ulindi. Seul le cuirassé Midway restait en orbite avec son intimidante puissance de frappe, au cas où le général Drakon aurait encore à effrayer ou détruire d’autres repaires du Syndicat.

Marphissa coula un regard vers une partition de son écran où une fenêtre virtuelle montrait une image d’une nature spectaculairement différente : sur celle-là, tous ses vaisseaux restaient groupés près du Midway et gravitaient tranquillement autour de la planète. « Confirmez que les connexions et les fausses données restent stables », ordonna-t-elle au kapitan Diaz.

L’officier attendit qu’un de ses techniciens eût procédé aux vérifications. « Tout est stable, kommodore. Les données de liaison et les codes d’accès récupérés par les forces terrestres dans le matériel abandonné au QG du Syndicat paraissent fiables.

— Surveillez-les de près. Ça ressemblerait bien aux serpents de les avoir laissés sur place pour nous abuser.

— Oui, kommodore. Mais tout se passe magnifiquement bien. Grâce à ces données de liaison et à ces codes d’accès, qui nous permettent d’accéder aux satellites espions proches de l’étoile, ceux-là mêmes dont se servent les transports de troupes syndics pour nous tenir à l’œil, et de les manipuler discrètement, ils ne leur montrent que ce que nous voulons leur faire voir.

— Tout se passait aussi magnifiquement bien voilà quelques jours, juste avant qu’un cuirassé du Syndicat ne nous tombe dessus », lui rappela-t-elle. Elle devait toutefois reconnaître que l’opération se déroulait sans bavures. La lecture inversée des satellites espions donnait à ses vaisseaux accès aux images des transports de troupes, qui eux-mêmes en dépendaient pour surveiller les vaisseaux de Marphissa et rester camouflés. Même si les transports restaient toujours derrière l’étoile relativement à la position de ses propres vaisseaux, Marphissa pouvait vérifier, grâce à ces satellites, qu’ils se maintenaient en orbite à trois minutes-lumière environ de l’étoile. Les dix transports de troupes évoquaient un troupeau d’énormes baleines nageant placidement dans le vide. « Nous avons transformé leurs satellites espions en satellites félons, fit-elle remarquer.

— Kommodore ? l’interpella le technicien Czilla. Cela ne ressemble-t-il pas au coup que nous ont fait les Énigmas il y a bien des années ?

— On ne vous a donc pas briefés à cet égard ? » interrogea Marphissa en se tournant vers Diaz.

Celui-ci secoua la tête. « Ce n’était pas autorisé. Classé secret-défense de niveau deux. Circonstances extraordinaires.

— Ridicule ! lâcha-t-elle. Pour préserver ce secret de qui ? L’Alliance nous en a informés, le Syndicat l’a appris du CECH Boyens, et, quant aux Énigmas, ils doivent certainement déjà savoir ce qu’ils font. Quelqu’un a décidé le secret-défense dès que nous en avons eu vent et n’est jamais revenu sur son niveau de classification, même quand la situation a évolué. »

Ses vaisseaux mettraient encore une demi-heure à s’approcher assez du soleil pour découvrir ce qui se cachait derrière et obtenir des visuels des transports. Largement le temps de donner des explications aux techniciens pour leur permettre de mieux comprendre leur tâche. Elle fit pivoter son fauteuil vers Czilla et les autres. « Ce que nous faisons là est sans doute très proche de ce que nous ont fait naguère les Énigmas, mais différent. Nous transmettons aux transports syndics une fausse image de notre activité en nous servant de virus que nous avons implantés dans les systèmes de leurs satellites espions. Les Énigmas avaient eux aussi implanté des vers dans les systèmes de nos senseurs, mais ces vers bloquaient toute détection ou image de leurs vaisseaux. C’est pourquoi ils nous restaient invisibles. Et ils se servent d’une sorte de vers que nous ne pouvons pas répliquer. L’Alliance n’en est pas non plus capable, d’ailleurs. Elle a appris à les repérer et à les éliminer, mais elle ne peut pas les générer.

— C’est en tout cas ce que nous a dit l’Alliance, déclara Diaz, arrachant des sourires goguenards aux techniciens.

— C’est ce que Black Jack lui-même a déclaré à la présidente Iceni, rectifia Marphissa. Et le capitaine Bradamont me l’a répété. »

Tous les techniciens hochèrent la tête. « Le capitaine ne nous raconterait pas de bobards, commenta Czilla.

— Non, certainement pas », convint Marphissa, en s’étonnant elle-même de dire du bien d’un officier de l’Alliance et de le penser sérieusement. C’était aussi renversant que d’entendre quelqu’un du Manticore parler de Bradamont en l’appelant « le capitaine ».

« Les procédures d’assainissement que nous appliquons quotidiennement à nos systèmes sont-elles destinées à repérer ces ruses des Énigmas ? Nous n’avons jamais réussi à comprendre leur fonctionnement parce qu’elles ne ressemblent en rien aux programmes de sécurité ni aux antivirus qui nous sont familiers.

— Oui, répondit Marphissa. C’est à cela qu’elles servent. Vous avez envie de devenir célèbres ? Découvrez comment s’y prennent les Énigmas. Leurs vers sont programmés au niveau quantique. »

La mâchoire des techniciens leur en tomba.

« Très bien, conclut Marphissa. Surveillez de près les connexions et les fausses données. Chaque minute où nous pourrons accélérer et nous rapprocher de l’étoile à l’insu des transports diminuera leurs chances et leur espoir de nous échapper. Mais je ne tiens pas à de longues poursuites, ajouta-t-elle en se retournant vers son écran.

— Ce ne sont pas ces poursuites qui vous inquiètent, n’est-ce pas ? s’enquit Diaz à voix basse.

— Bien moins que le nombre des serpents qui mettent l’équipage au pas sur chacun de ces transports, répondit-elle. Et, surtout, s’ils ne les auraient pas équipés comme leurs vaisseaux de ces dispositifs permettant de déclencher la surcharge du réacteur sur commande. Si c’est le cas, il suffirait d’un serpent assez fanatique et disposé à sacrifier sa vie pour le Syndicat sur chaque transport pour que nous ne retrouvions plus que dix boules de débris gravitant autour d’Ulindi. »

Ces débris formeraient-ils un anneau d’épaves autour de l’étoile avant que les vents solaires ne le dispersent ? Cette image la surprit et la hanta pendant les quelques minutes qui suivirent, alors qu’elle se livrait à la seule activité qui lui était permise pour l’instant : surveiller le statut de ses vaisseaux et l’activité des transports syndics qui ne se doutaient encore de rien.

« Nos systèmes estiment à vingt minutes le délai avant le premier contact visuel », rapporta Czilla.

Rappel brutal du fait que toute estimation d’une valeur donnée reste approximative, il n’en fallut que dix-huit au Faucon pour disposer d’un visuel direct des transports. À cet instant, la flottille de Marphissa ne s’en trouvait plus qu’à quatre minutes-lumière et se déployait pour frôler l’étoile selon une manœuvre baptisée « Approche et transit stellaire à haute vélocité », mais que les équipages connaissaient surtout sous l’appellation moins officielle « chaud devant ». En termes spatiaux, passer près d’une étoile signifie s’en trouver à moins d’une minute-lumière, soit dix-huit millions de kilomètres. Quand Marphissa était encore une novice dans les forces mobiles et qu’elle avait entendu pour la première fois cette distance traduite en kilomètres, elle l’avait trouvée extrêmement grande. Mais, quand on frôle une énorme fournaise de fusion nucléaire incontrôlée, même dix-huit millions de kilomètres peuvent vous paraître beaucoup trop courts.

« Rien de tel pour nous rappeler notre insignifiance, n’est-ce pas ? » murmura le kapitan Diaz.

Marphissa ne répondit pas. Maintenant que l’effet de surprise était gâché, il ne lui restait plus qu’à tendre la main vers ses touches de com. « Transports de troupes du Syndicat, ici la kommodore Marphissa du système stellaire libre et indépendant de Midway. Nous pouvons vous détruire à loisir. Vous avez l’ordre de vous rendre sans plus attendre. Réduisez vos boucliers au niveau minimal de sécurité pour la distance qui vous sépare de l’étoile et renoncez à altérer vos vecteurs. Toute tentative de fuite sera réprimée par la force. Toute résistance opposée aux équipes d’abordage se soldera par le mitraillage de vos vaisseaux. Chaque transport doit faire acte de reddition. Au nom du peuple, Marphissa, terminé. »

Elle fit signe au technicien des trans. « Répétez ce message toutes les minutes pendant les dix prochaines.

— À vos ordres, kommodore. »

Les transports n’apercevraient pas le Faucon avant quatre minutes, et, aussitôt après avoir repéré le croiseur léger, non seulement ils verraient débouler les autres vaisseaux de Marphissa, à mesure qu’ils s’écarteraient de l’étoile, mais encore recevraient-ils son ultimatum.

Que se passerait-il ensuite ? Ça dépendrait en grande partie du nombre de serpents à bord de chaque transport et de la loyauté de son équipage envers le Syndicat.

« Les Syndics n’ont jamais consacré leurs meilleurs vaisseaux au transport des troupes, affirma Diaz, comme en écho aux pensées de la kommodore. Ces transports sont plus lents, moins massivement blindés, équipés de boucliers faiblards et pratiquement désarmés à l’exception de quelques projecteurs de mitraille en défense ponctuelle. Le Syndicat se dit qu’il vaut mieux placer des gens vraisemblablement disposés à se mutiner ou à désobéir de quelque autre manière sur un transport de troupes plutôt que sur un vaisseau de guerre.

— Je l’ai entendu dire aussi, répondit Marphissa.

— Mais c’est la stricte vérité. Pas une rumeur ni même une tentative pour rabaisser l’équipage des transports. Ma sœur a été affectée sur un transport et elle me l’a confirmé.

— Votre sœur ? » Marphissa lui décocha un regard étonné. Elle se rappelait vaguement avoir vu dans les états de service de Diaz une référence à une sœur appartenant aux forces mobiles, mais il n’en avait jamais parlé.

« Elle est morte quand son transport a été détruit », déclara le kapitan sans cesser de fixer son écran, l’air de chercher à se remémorer un événement auquel il avait encore du mal à croire lui-même. « Elle, son équipage et près de cinq cents soldats des forces terrestres quand un vaisseau de l’Alliance a réussi à effectuer une percée entre les escorteurs du Syndicat.

— Je… Je suis désolée. »

Diaz baissa les yeux puis les releva, voilés. « Combien de leurs propres frères et sœurs croyez-vous que j’ai tués ? Je n’en ai aucune idée. Je ne peux même pas haïr l’équipage de ce vaisseau de l’Alliance. J’aimerais qu’il ne se soit jamais approché de celui de ma sœur, mais il y a de bonnes chances pour que tout son équipage ait aussi péri depuis. Sinon dans ce combat, dans un autre peu après. Et il ne faisait que son travail. Non, je hais plutôt le Syndicat pour avoir affecté ma sœur à ce transport, l’avoir envoyé vers cette étoile avec un nombre insuffisant d’escorteurs, pour avoir déclenché la guerre et l’avoir prolongée. Mais ma sœur m’a expliqué, comme elle vous l’aurait dit à vous aussi, que les matelots des transports étaient conscients qu’on les recrutait à ce poste parce qu’ils n’étaient pas regardés comme assez doués ou fiables pour être affectés à des vaisseaux de guerre. C’est la pure et simple vérité. »

Marphissa dut détourner les yeux. « Merci… de m’avoir donné cette… précieuse information, kapitan.

— C’est pour ça que je combats encore, kommodore.

— Je comprends. Le Syndicat a assassiné mon frère et, même si j’ai pu me venger du coupable, ça ne l’a pas ramené à la vie. Tout ce que je peux faire, c’est essayer d’en protéger d’autres. »

Ne restaient plus que deux minutes avant que les transports syndics n’aperçoivent le Faucon et ne reçoivent son ultimatum. Puis trois ou quatre autres, à mesure qu’il s’en rapprocherait, pour assister à leurs premières réactions.

Ses vaisseaux dépassèrent en trombe leur point de rapprochement maximal de l’étoile en aplatissant leur trajectoire parabolique pour contourner sa masse colossale et ses brasiers nucléaires afin de faire converger leur course vers les transports syndics.

Si certains avaient décidé de se rendre aussitôt, elle aurait déjà reçu leurs messages.

« À toutes les unités, transmit-elle. Branle-bas de combat, afin que les vaisseaux syndics nous sachent disposés à riposter. Mais ne tirez sur aucun des transports tant que je ne vous en aurai pas spécifiquement donné l’autorisation. Nous tenons à les laisser le plus intacts possible.

— On a deux fuyards », annonça Diaz.

L’écran de Marphissa afficha en surbrillance ces unités qui avaient allumé leur propulsion principale en même temps que leurs propulseurs de manœuvre leur relevaient le nez pour les orienter vers le point de saut pour Kiribati. Elle tapota sur les deux symboles et l’écran lui fournit instantanément des vecteurs permettant leur rapide interception. « Aux deux transports de troupes du Syndicat qui cherchent à s’échapper, sachez que nous pouvons vous intercepter et vous détruire sans aucune difficulté. Freinez sur-le-champ et maintenez-vous sur votre orbite présente.

— Une transmission de l’unité syndic ULTT 458 vient de nous parvenir, annonça le technicien des trans. “Nous obéissons à vos ordres et nous soumettons à votre autorité.” »

Le symbole représentant l’unité légère de transport de troupes 458 ne correspondait à aucune des deux qui tentaient de s’éclipser. « Griffon, altérez votre vecteur pour une interception de l’ULTT 380, ordonna Marphissa. Faucon, même chose pour la 743.

— Nous avons reçu les messages de reddition des ULTT 236, 643 et 322 », rapporta le technicien des trans.

Une alerte retentit en même temps qu’un symbole disparaissait de l’écran de Marphissa. « L’ULTT 481 a été détruite par une surcharge de son réacteur, annonça Czilla d’une voix lugubre.

— La signature de l’explosion correspond à celle du dispositif de surcharge des serpents, ajouta le technicien de l’ingénierie sur le ton de la fureur impuissante.

— Qu’est-ce que ça va inspirer aux autres ? demanda Marphissa à Diaz. Peur ou défi ? Nous verrons bien.

— Plus que dix minutes avant d’arriver à portée d’armes des transports, dit Czilla.

— Je détecte des coupures du réacteur des ULTT 333 et 712, annonça le technicien de l’ingénierie.

— Vous avez votre réponse, kommodore, exulta Diaz. Certains cherchent à prendre de vitesse les serpents. Ah, l’ULTT 380 décélère !

— Mais la 743 tente toujours de fuir, grommela Marphissa.

— La 532 vient de se rendre. »

Le commandant du Faucon appela. « J’arrive à portée de tir de la 743, kommodore, et elle ne ralentit pas.

— Essayez quelques coups de semonce, ordonna Marphissa.

— Kommodore, les ULTT 333 et 712 se sont rendues, mais elles prétendent devoir rallumer leur réacteur, signala le technicien des trans.

— Informez toutes les unités qui se sont rendues qu’elles doivent nous fournir un statut des serpents qui se trouvent à leur bord.

— Pas de réaction aux coups de semonce, reprit le commandant du Faucon. La 743 continue d’accélérer à plein régime. Je peux la filer aussi longtemps que vous voudrez, kommodore, mais… Des modules de survie viennent de s’en détacher. »

Marphissa vit toute la panoplie des capsules de survie du transport en décoller en une rafale hoquetante.

« Nous recevons des communications de ces modules, rapporta le Faucon. Ils déclarent que les serpents de la 743 ont pris le contrôle des citadelles de l’ingénierie et de la passerelle et se sont barricadés à l’intérieur.

— Les transports n’ont pas de citadelles, contesta Diaz. Les serpents ont dû en improviser.

— Ça ne nous laisse guère le choix, déclara Marphissa. Faucon, tirez sur l’ULTT 743. Visez ses unités de propulsion principale. » Elle fixa son écran d’un œil mauvais, consciente qu’une fraction importante de l’équipage de la 743 devait être restée piégée à son bord, puisqu’il n’y avait pas assez de modules de survie pour tout le monde. Elle se demandait si l’on avait tiré les places au sort de manière équitable et disciplinée, ou si des luttes sanglantes s’étaient déroulées dans la soute des modules, hommes et femmes s’écharpant pour s’emparer de ce qui était peut-être leur dernière planche de salut.

« Kommodore, d’après les rapports qui nous parviennent des transports qui ont capitulé, chacun avait trois ou quatre serpents à son bord. Deux d’entre eux annoncent en avoir fait un prisonnier. Les autres seraient tous morts.

— Deux serpents laissés en vie ? s’interrogea-t-elle. Bizarre.

— Peut-être n’étaient-ils pas trop mauvais. Pour des serpents.

— Peut-être. Il arrive de temps en temps qu’ils n’exécutent pas l’un des leurs, du moins si quelqu’un avec un brin d’humanité a réussi à se faufiler au travers des fissures de leur système de sélection. Faites passer le mot à ces transports qu’ils tiennent les deux serpents sous bonne garde, constamment surveillés par de nombreuses personnes et sans qu’on leur laisse accès à rien. »

Le Faucon avait réglé sa vélocité sur celle de l’ULTT 743, lui collait à la poupe et lui décochait des tirs qui affaiblissaient encore ses boucliers arrière déjà relativement peu robustes pour aller frapper avec une constance régulière ses unités de propulsion principale.

Incapable d’accélérer davantage mais continuant de fendre l’espace à la même allure, la 743 impuissante filait toujours vers le lointain point de saut pour Kiribati.

« Envoyez-lui une équipe d’abordage, qu’elle tâche d’évaluer la situation précise à bord », ordonna Marphissa.

Mais, alors même que le Faucon entreprenait de fixer un tube d’accès à sa coque, les propulseurs de manœuvre de l’ULTT 743 s’activèrent, la faisant virer de bord. « Tant que les serpents allumeront ces propulseurs et feront danser cette unité, nous ne pourrons pas procéder, transmit le commandant du Faucon, frustré.

— Très bien. Alignez-vous de votre mieux sur les vecteurs de la 743 et réglez les tirs de vos lances de l’enfer sur sa passerelle. Frappez-la jusqu’à ce que vous soyez certain qu’il n’y reste plus rien en état de fonctionner. » Rien de vivant non plus, mais cela allait sans le dire.

« Entendu, kommodore. »

Normalement, frapper un point précis d’un vaisseau ennemi est tout bonnement impossible quand on le croise à une vélocité équivalente à quelques fractions de c et que la fenêtre de tir ne dure que des dixièmes de seconde. Le toucher dans ces conditions est déjà un exploit.

Mais, tant que le Faucon se maintenait en position juste derrière le transport blessé et réglait sa vitesse et sa trajectoire sur les siennes, ça revenait plus ou moins à viser une cible fixe tout en restant soi-même immobile. Et, dans la mesure où l’ULTT 743 était de facture syndic, le croiseur léger disposait d’un plan parfait de ses ponts, lui indiquant avec précision où se trouvait sa passerelle.

Rien ou presque n’arrête les lances de l’enfer. Les faisceaux de particules à très haute énergie traversent sans encombre la majorité des obstacles, laissant de larges trous réguliers dans les coques, l’équipement et les êtres humains assez infortunés pour se trouver sur leur passage. Compte tenu du mince blindage des transports et des boucliers quasiment morts de la 743, celles du Faucon la transperceraient sans aucune difficulté.

Le croiseur léger tirait en continu avec une redoutable, impitoyable précision, ouvrant de profonds trous dans la coque du transport et perforant sa passerelle de part en part. Marphissa assistait au spectacle en réprimant la nausée que lui inspirait le sort de tous ceux qui devaient s’y trouver. Elle ne réussissait à garder contenance qu’en reportant fugacement son attention, de temps à autre, sur les interceptions et l’encerclement des huit transports de troupes par ses propres vaisseaux, qui désormais cornaquaient ceux qui s’étaient rendus.

« Je dois laisser mes lances de l’enfer se reposer, rapporta le Faucon. Elles surchauffent.

— Compris, répondit Marphissa. Tâchez à nouveau d’envoyer une équipe d’abordage. Établissez-moi une liaison avec son commandant. »

Cette fois, aucun propulseur ne s’alluma quand le Faucon s’approcha de l’ULTT 743 pour appliquer un tube d’accès à sa coque.

Marphissa activa la connexion avec le responsable de l’équipe d’abordage du Faucon et afficha une vue transmise par le casque de sa combinaison de survie. Elle vit une bande explosive découper dans le flanc du transport un orifice auquel serait fixé le tube puis l’équipe d’abordage pénétrer dans le vaisseau.

« On a trouvé des cadavres, rapporta l’officier responsable d’une voix tendue. On s’est sûrement battu pour les places sur les modules de survie. Mais seulement ici. »

Le transport était vaste, assez pour abriter des centaines de soldats des forces terrestres et tout leur équipement. L’équipe d’abordage piqua vers la passerelle pour vérifier ce qu’il en restait, à travers des coursives effrayantes dont toute l’atmosphère s’était échappée par les larges orifices de la coque et où ne fonctionnait plus que l’éclairage de secours, de sorte qu’on ne voyait que ce qu’éclairait un faisceau lumineux, tandis que des ténèbres d’un noir d’encre s’amassaient tout autour.

Marphissa décrocha pour concentrer son attention sur le tableau général. « Devons-nous envoyer des équipes d’abordage sur tous les transports qui se sont rendus ? demanda Diaz.

— Non, décida-t-elle. Nous allons les orienter vers la planète, où le Midway et son équipage attendent de prêter renfort à nos équipes d’abordage, et nous réglerons tout cela là-bas. Tel que ça se présente, nous aurons déjà fort à faire avec la récupération des modules rescapés de la 743. »

Elle entra son orbite actuelle et une position autour de la planète habitée puis attendit avec impatience pendant la seconde nécessaire aux systèmes automatisés pour recommander une trajectoire. Elle dut d’ailleurs s’y reprendre à deux fois, les systèmes, présumant que seuls les vaisseaux de guerre rentraient, ayant basé le vecteur sur leur capacité d’accélération. Après qu’elle leur eut précisé que toutes les unités regagnaient la planète, ils fournirent un vecteur différent tenant compte, celui-là, de l’accélération moindre des transports de troupes. Marphissa avait passé trop de temps à cornaquer de lourds cargos, auprès desquels les transports de troupes passaient pour des lévriers de l’espace, pour se mettre la rate au court-bouillon à cause de ce délai supplémentaire.

« Kommodore, notre équipe d’abordage a établi le contact avec les survivants de l’équipage de la 743 », annonça le commandant du Faucon.

Marphissa coula un regard vers la petite fenêtre virtuelle qui montrait à présent l’officier responsable de l’équipe d’abordage devant un groupe de spatiaux du transport de troupes en combinaison de survie.

« Tous les serpents de la 743 sont morts, poursuivit le Faucon. Nos tirs ont tué tous les occupants de la passerelle et, pendant que nous la détruisions, les survivants de l’équipage ont réussi à s’emparer du compartiment du contrôle de l’ingénierie et à abattre les deux serpents qui s’y terraient. Mais on me dit que les commandes sont HS et que toute la section arrière de la propulsion principale a été déchiquetée par nos frappes. »

Génial ! Marphissa fixa l’image de l’ULTT 743, l’œil noir. J’ai là un gros vaisseau sans passerelle ni commandes en train de claudiquer vers le point de saut pour Kiribati. « J’aimerais une estimation de votre part : prendre cette carcasse en remorque pour la ramener jusqu’à la planète en vaut-il la peine ? »

Elle se rendit compte qu’on avait relayé sa question en voyant tous les rescapés de l’équipage du transport de troupes qui entraient dans son champ de vision secouer la tête avec plus ou moins de violence.

« Ils disent tous que non, kommodore. Je suis du même avis, ajouta le commandant du Faucon. À ce qu’a pu constater notre équipe d’abordage, la 743 n’est plus qu’une épave. Avant de mourir, les serpents ont incendié tous les systèmes et circuits qu’ils avaient sous la main, la structure de la coque a été sérieusement éprouvée par nos frappes et le noyau du réacteur est fluctuant à cause du traitement qu’ils ont fait subir à ses contrôles. »

Les autres problèmes auraient sans doute pu prendre une tournure différente, s’aggraver ou s’améliorer, mais pas celui d’un réacteur au mieux instable. « Réglez ce réacteur sur autodestruction. Pouvez-vous prendre tous les rescapés à votre bord ?

— Oui, kommodore. On sera un peu à l’étroit, mais ça ira.

— Placez-les sous bonne garde jusqu’à ce qu’on puisse les trier, ajouta Marphissa. Réglez le minutage de l’explosion sur une demi-heure après avoir rompu le contact avec la 743.

— Une demi-heure seulement ?

— Oui. Si ça se passait mal et qu’il n’explosait pas, je ne tiens pas à vous voir pourchasser ce transport jusqu’à mi-chemin du point de saut pour Kiribati afin de le rattraper et de vous assurer de sa destruction. »

Marphissa étudia de nouveau son écran d’un œil irrité. « Le Faucon ne pourra pas prendre à son bord tous les survivants des modules, apprit-elle à Diaz. Il sera déjà comble avec ceux de la 743. » Elle fixa encore son écran avec humeur puis enfonça ses touches de com. « Griffon, Aigle, détachez-vous de la formation et allez récupérer les capsules de survie de l’ULTT 743. Le kapitan Stein du Griffon sera aux commandes jusqu’à ce que vous ayez rejoint la flottille. »

Trente minutes plus tard, les vestiges de l’ULTT 743 disparaissaient dans la décharge d’énergie consécutive à la surcharge de son réacteur, le Faucon rejoignait la flottille, le Griffon et l’Aigle entreprenaient de récupérer les survivants et Marphissa donnait aux autres unités l’ordre de regagner la planète habitée d’Ulindi.

Les défaites sont toujours sinistres, mais les victoires elles-mêmes peuvent être foutraques.

La petite région de la planète habitée tournant autour d’Ulindi ressemblait à un chantier de construction, telle une balafre infectée au beau milieu de champs verdoyants et de bouquets d’arbres. Drakon descendit la rampe d’accès de la navette et adressa un signe de tête aux officiels indigènes fébriles qui l’attendaient à son pied. « C’est ici ? demanda-t-il.

— Entre autres », répondit un jeune homme en chevrotant.

Le général s’approcha d’une excavation toute fraîche et plongea le regard au fond du cratère sur les cadavres enchevêtrés encore souillés par la terre qui les avait ensevelis. La fosse commune semblait contenir les dépouilles de plusieurs centaines d’hommes et de femmes. « Ils ont l’air morts depuis des semaines, dit-il sans chercher à cacher son écœurement.

— Oui, honorable… Je veux dire oui, général, confirma un ancien. Nous savions qu’il y avait eu un grand nombre d’arrestations, que les serpents n’avaient pas seulement rassemblé tous ceux qu’ils suspectaient mais qu’ils avaient encore pris des citoyens au hasard pour terroriser l’ensemble de la population et la contraindre à se soumettre. Mais nous les croyions internés dans des camps de travail » Sa voix se brisa sur ces derniers mots.

« Vous avez une idée précise de leur nombre ?

— Nos archives sont un vrai foutoir, reconnut une femme d’une voix triste et lasse. Les serpents ont fait exploser des bombes virtuelles dans toutes nos bases de données et sur tous nos réseaux dès qu’ils ont compris qu’ils couraient à leur perte. Nous en sommes revenus au papier et au crayon pour tenter de reconstituer les données à partir de sauvegardes illicites des enregistrements détruits.

— Au pif, nous avons affaire à des milliers de morts, reprit le jeune homme.

— Et pendant les combats ? demanda Drakon. Combien ont-ils été molestés pendant que nos forces se battaient contre celles du Syndicat et de Haris ?

— Vos pertes… militaires, général ? demanda l’ancien, l’air interloqué. Nous ignorons…

— Non, reprit patiemment Drakon. Les citoyens. J’ai cru comprendre qu’on avait évacué la cité avant notre atterrissage. Combien ont-ils été touchés pendant les combats ? »

Tous avaient l’air choqués de voir un supérieur exprimer de l’inquiétude pour le sort de travailleurs et de leur famille. « Pas trop, répondit quelqu’un. On avait ordonné aux citoyens de quitter la cité que vous avez attaquée avant que vous ne bombardiez le QG du SSI.

— Ils avaient peur qu’on se soulève et qu’on s’en prenne aux troupes syndics qui vous agressaient, affirma un autre. Nous n’étions pas armés, nous n’avions pas de chef, nous ne pouvions rigoureusement rien faire. Mais les serpents se voient des ennemis partout.

— Amusant, n’est-ce pas ? lâcha l’ancien. Ils ont sauvé beaucoup des nôtres de crainte de nous voir nous en prendre à eux et ils nous ont forcés à quitter la ville avant le début des hostilités.

— Reste-t-il des chefs parmi vous ? » s’enquit Drakon.

Les autochtones échangèrent des regards. Aucun ne semblait pressé de revendiquer ce titre ni de citer des noms. Drakon en connaissait la raison, bien sûr. Ils ne se fiaient pas assez à lui pour le croire incapable d’arrêter quiconque risquait de se révéler un meneur. « Écoutez-moi bien, vous tous, reprit-il comme s’il s’adressait à ses soldats. Ni mes hommes ni moi-même ne comptons nous attarder à Ulindi. Nous devions débarrasser cette région du Syndicat et de Haris parce qu’ils représentaient une menace. Ce système stellaire est le vôtre. Vous devez constituer un gouvernement capable d’arrêter des décisions, de planifier et de coordonner des actions. Vous avez eu votre content du Syndicat. Une de ces décisions aura trait à votre alignement volontaire sur le système stellaire de Midway. Nul ne vous contraindra à vous rallier à Midway, mais nous cherchons à instaurer un traité de défense mutuelle destiné à protéger tous les systèmes voisins du Syndicat, des seigneurs de la guerre et des Énigmas. »

Tous le dévisagèrent de nouveau. L’un d’eux finit par prendre la parole. « Les… Énigmas ?

— Vous avez forcément entendu des rumeurs à leur sujet même si le Syndicat voulait tenir leur existence secrète. » Drakon montra le ciel. « Une espèce extraterrestre intelligente et hostile. Elle a chassé le Syndicat de certains systèmes, tels que Hina et Pelé, et ils ont cherché plus d’une fois à annexer Midway.

— Des bruits ont couru, en effet, confirma une femme. Vous les savez fondés ?

— Les Énigmas ont attaqué Midway. J’ai vu moi-même leurs vaisseaux.

— Vous n’êtes venus que pour déboulonner Haris et le Syndicat ? s’enquit une voix éberluée. Mais, maintenant qu’ils ne sont plus là, qui va gouverner ?

— Qui voulez-vous mettre au pouvoir ? demanda Drakon. Je vais vous laisser des enregistrements d’événements survenus récemment dans des systèmes stellaires comme Taroa, Kane et Midway. Nous – et j’entends par ce “nous” les soldats de mes forces terrestres et les équipages de nos vaisseaux – allons vous faire un cadeau. Un cadeau dangereux. Nous allons vous laisser décider de qui vous gouvernera et comment. Nous vous conseillerons. Nous vous montrerons ce qui s’est passé ailleurs, les choix et les erreurs que d’autres ont faits.

— Nous… avons besoin de sécurité, bredouilla l’ancien. Pourquoi nous débarrasser du Syndicat si c’était pour nous laisser sans protection ? Au moins les Syndics… »

Drakon pointa la fosse commune de l’index. « Les Syndics ont fait cela. Regardez. Vous sentez-vous en sécurité à ce spectacle ? C’est ça la protection syndic : vous mourez pour qu’eux restent au pouvoir. Je n’ai rien à gagner à vous tuer, moi, ni à ce que mes soldats succombent pour vous contraindre à m’obéir. J’ai déjà perdu trop d’hommes à Ulindi. Tant que vous ne menacerez pas le système de Midway et que vous ne vous acoquinerez pas avec des gens qui lui sont hostiles, je me moque de ce que vous ferez. Mais la décision vous reviendra. Trouvez ceux qui vous représenteront et parleront en votre nom. Nous laisserons ici l’équivalent d’une brigade des forces terrestres composée de ce qui reste des vôtres et des soldats de la division du Syndicat qui voudront vous aider à vous défendre.

— Mais qui sera responsable des forces terrestres ? demanda une femme. Qui nous dira ce que nous devons faire ? »

Drakon pila ; il venait de prendre la direction de la navette, mais il se retourna pour les affronter de nouveau. « Si vous voulez mon avis, et ce n’est que cela, un avis, parce que je n’ai pas à vous dire ce que vous devez faire, je vous répondrai que vous devez vous réunir pour décider de ceux qui, selon vous, devraient gérer au mieux vos problèmes parmi les gens dont vous savez qu’ils se souciaient du bien-être de leur entourage et de leurs subordonnés même quand ils n’y étaient pas contraints et que ça leur valait des ennuis, et qui déclinent maintenant cet emploi. Mettez-les aux commandes et, dès qu’ils prendront le chemin de se comporter en autocrates, remplacez-les. Vous savez gérer vos propres affaires. Comme partout dans les Mondes syndiqués, vous avez contribué à faire tourner la machine en dépit d’une bureaucratie syndic qui n’avait d’autre objectif que sa propre survie, des CECH qui ne servaient que leurs propres intérêts et des serpents qui s’acharnaient à exterminer quiconque avait un peu de sens commun et pensait par lui-même. Gérez-les donc. Il y a dans la bibliothèque qui circule sous le manteau de nombreuses références à la manière de gouverner un système stellaire sans recourir aux méthodes du Syndicat. Tout ce que vous déciderez ne sera peut-être pas parfait – ça ne l’est jamais –, mais, si vous commencez à vous tirer dans les pattes, dites-vous que vous vous y prenez mal. »

Il reprit le chemin de la navette mais s’interrompit de nouveau, pivota et ajouta un dernier conseil : « En outre, si vous gardez ouverts les camps de travail, si vous continuez à enfermer des gens pour avoir tenu des propos que vous jugez séditieux ou subversifs comme le faisait le Syndicat, c’est que vous vous trompez. Certains de mes gens sont morts pour vous donner l’occasion de mieux faire. De connaître la liberté. Ne la gâchez pas. »

Alors qu’il gravissait la rampe d’accès et pénétrait dans la navette, Drakon se demanda à quel moment il était devenu à ce point radical. La liberté ? Quand il s’était rallié à Gwen Iceni pour renverser le Syndicat, il n’était encore question que d’assurer leur propre survie et se maintenir au pouvoir.

Non ?

Il s’installa dans son siège tandis que la navette s’élevait dans le ciel, virait sur l’aile et regagnait l’ancienne base syndic. Après avoir observé quelques instants le panorama qui se déroulait sur son écran, il appela Malin. « Rien de neuf ? »

Le colonel hocha la tête, le visage sombre. « J’ai capté quelques bribes d’information intéressantes, mon général. Peu de temps avant le bombardement et la destruction du centre de commandement supplétif des serpents, il y a eu de nombreuses allusions à un assassinat du CECH suprême Haris.

— Haris assassiné ? » Il serait effectivement gratifiant d’avoir la confirmation du décès de l’ex-CECH suprême qui avait commandité le meurtre de tant de citoyens, mais… « Connaît-on les coupables et les circonstances ?

— Il est fait référence à un seul assassin et à des coups de feu, mon général. Rien de plus précis.

— Avons-nous vraiment besoin d’en savoir plus ? Quelqu’un aurait déjoué la sécurité du centre de commandement et tué le CECH des serpents avec une arme de poing, c’est ça ? »

Malin eut un sourire sinistre. « Ça ressemble beaucoup à Morgan, mon général.

— Qu’est-elle devenue ?

— On l’ignore, mon général. Il y a ces rumeurs d’assassinat, quelques détails que je vous ai mentionnés puis plus rien dès que le toit du centre de commandement supplétif s’est effondré sous le bombardement du Midway. » Il décocha à Drakon un regard indéchiffrable. « Ç’a au moins le mérite de réduire le champ de nos recherches. Si le colonel Morgan se trouvait dans ce centre peu avant sa destruction, elle doit encore être dans les parages.

— Ou sous les décombres, asséna Drakon avec une brutalité délibérée. Bran, si Roh est encore en vie, pourquoi ne nous a-t-elle pas contactés ?

— Vous me demandez de trouver une justification rationnelle aux agissements du colonel Morgan ? »

Drakon ricana dédaigneusement. « Vous marquez un point. Mais pourquoi s’en serait-elle prise à Haris ? Ça n’entrait pas dans sa mission. »

Malin secoua la tête, les yeux baissés. « Je n’en sais rien, mon général. Quel qu’ait été son mobile, elle devait le trouver sensé.

— Je suis désolé, Bran.

— Je ne suis pas certain de pouvoir en dire autant, mon général, répondit le colonel, le front plissé comme s’il cherchait à élucider l’énigme de ses propres émotions.

— Avons-nous buté sur des accrochages dans les opérations de nettoyage ? demanda Drakon, changeant délibérément de sujet pour épargner à Malin un examen de conscience trop prolongé.

— Non, mon général. Les quelques unités de renfort syndics encore intactes se rendent dès que nos soldats arrivent. Ulindi est un système frontalier, avec quelques rares cités d’une taille conséquente et peu de villes méritant ce nom, de sorte que nous n’avons pas eu à sécuriser de très nombreux sites.

— Si nous avions eu affaire à une population beaucoup plus dense, nous n’aurions pas tenté le coup avec seulement deux brigades. Des nouvelles de la kommodore ?

— Nous venons de recevoir un message d’elle annonçant la capture de huit des dix transports de troupes syndics. Le neuvième a été détruit par les serpents qui se trouvaient à son bord et le dernier a été trop endommagé lors de son arraisonnement pour un sauvetage et on l’a sabordé.

— Sabordé ? Qu’est-ce que ça signifie ?

— La kommodore Marphissa a emprunté le terme au capitaine Bradamont, me semble-t-il, expliqua Malin. C’est un mot archaïque toujours en usage dans l’Alliance. Ça signifie qu’on l’a fait exploser.

— C’est sans doute préférable à l’expression syndic officielle “liquidation du bien”. Compte tenu des effectifs de nos forces terrestres, huit transports de troupes devraient largement suffire, déclara Drakon, sentant son humeur s’améliorer. Nous sommes redevables au cadre exécutif Gozen qui nous a révélé leur existence. »

Malin fronça les sourcils. « Vous êtes conscient, mon général, que les serpents regarderont la perte de dix transports de troupes comme un modeste prix à payer pour l’infiltration d’un de leurs agents dans votre entourage ?

— Vous m’avez déjà prévenu une bonne douzaine de fois contre Gozen, colonel. Je vous promets que vous avez retenu chaque fois toute mon attention. Surtout maintenant que j’ai eu vent des secrets que me cachaient mes plus proches assistants. »

Malin eut la bonne grâce de tiquer ouvertement. « Je comprends, mon général. C’est juste que je me sens obligé de…

— Pas grave. Peu me chaut que vous surveilliez Gozen. Si vous trouvez des preuves tangibles permettant de l’identifier comme un agent des serpents, informez-m’en.

— À vos ordres, mon général. » Malin hésita une seconde. « Le cadre exécutif Gozen a demandé à vous parler.

— Vous me la passerez. J’ai tout le temps de m’entretenir avec elle pendant le trajet de retour.

— En personne, mon général. »

Drakon y réfléchit puis hocha la tête. « C’est sans doute une bonne idée. Je pourrai mieux l’évaluer en tête à tête que pendant une communication. Je m’étais d’ailleurs dit que je devrais aussi inspecter ses soldats personnellement. »

Malin hocha la tête d’un air résigné. « Oui, mon général. Quelle escorte, mon général ?

— Rien que deux gardes. Pas de cuirasse de combat. Je tiens à les avoir sous la main si on tente de me sauter dessus, mais je ne devrais pas avoir besoin de plus.

— Mon général, il vous faudrait davantage de…

— Non. Je dois avoir l’air trop sûr de mon autorité et de ma force pour avoir besoin d’une armée de gardes du corps. Il faut que j’impressionne ces soldats pour qu’aucun ne commence à se dire qu’il pourrait s’en tirer sans dommage, Bran. Mais pas comme les intimiderait un CECH syndic, et c’est précisément cette image de moi que renverrait une cohorte de gorilles.

— Oui, mon général. »

Sidérant à quel point l’impassible Malin pouvait mettre d’émotion dans trois petits mots.

« Cadre exécutif de troisième classe Gozen », se présenta-t-elle en saluant au garde-à-vous.

Drakon lui retourna son salut avec assez d’égards pour lui montrer qu’il respectait la personne qu’il avait en face de lui. « Vous avez une mine d’enfer », constata-t-il.

Gozen s’était débarrassée de sa cuirasse intégrale scarifiée par les récents combats et n’était vêtue que de sa tenue de travail, laquelle, pour avoir été portée pendant des jours sous la cuirasse, n’avait pas meilleure apparence, bien au contraire. Ses plages de peau visibles étaient maculées, ses cheveux courts graisseux et plaqués à son crâne par le port continuel de son casque, ses yeux cernés et ses lèvres fendillées de gerçures.

Le constat de Drakon parut d’abord la surprendre puis elle sourit. « C’est bien ce que je ressens, mon général. Je ne voudrais surtout pas vous faire croire que je vous cache quelque chose.

— Marchons un peu. » Drakon emboîta le pas à Gozen, qui le conduisit dans les secteurs les plus proches des immeubles en ruine où s’étaient postées les forces syndics. Les bâtiments étaient bourrés de soldats qui s’étaient rendus à lui et le fixaient à présent d’un œil morne, tantôt avec résignation, tantôt avec espoir ou curiosité. Il s’arrêta pour discuter avec certains et tenter de sonder leur humeur, que la lecture des rapports ou des vidéos ne suffisait pas à restituer.

Il fit halte devant un vétéran qui regardait dans le vide, assis par terre, l’épaule basse. « Vous n’étiez pas à Chandrahas ? »

Stupéfait, l’homme releva les yeux puis bondit sur ses pieds en le reconnaissant. « Devon Dupree, travailleur de première classe aux systèmes de combat, armes lourdes, cinquième compagnie… »

Drakon lui coupant la parole d’un geste tranchant, il s’interrompit tout net. « Pas besoin de me réciter tout ça. Étiez-vous à Chandrahas ? Il y a une dizaine d’années.

— Oui, honorable CECH, répondit le vétéran figé au garde-à-vous, en regardant droit devant lui.

— Asseyez-vous », ordonna Drakon. L’homme obéit. « Bon, détendez-vous. Vous étiez à la… trois cent soixante-dixième division, n’est-ce pas ? Un de ces soldats qui ont tenu une position pendant six heures contre des attaques massives de l’Alliance. »

De surprise, l’ancien dévisagea Drakon en clignant des paupières. « Oui, honorable…

— Je ne suis plus CECH. Bon sang, vous avez fait là-bas un boulot stupéfiant, les gars, poursuivit Drakon avec admiration. Je vous croyais libérés et mis à la retraite depuis longtemps en récompense de votre héroïsme.

— Oui, c’est ce qu’on nous avait dit, déclara l’autre en fixant le général, de plus en plus étonné. Et, un mois plus tard, en sortant de l’hôpital, après avoir visionné les vidéos laissées par les équipes de tournage, on nous a appris que nous avions fait du trop bon travail pour qu’on renonce à des soldats aussi précieux que nous. On nous a renvoyés à notre unité. Vous êtes bien le CECH Drakon ?

— Je l’étais autrefois.

— Vous étiez à la tête de la cent seizième à l’époque, non ?

— En effet. » Drakon désigna la base. « Ce sont elles que vous avez combattues. Deux brigades de la cent seizième.

— Ben, purée, pas étonnant qu’on ait perdu ! » Dupree secoua la tête. « C’est drôle. Maintenant que je sais contre qui on s’est battus, je me sens moins mal dans ma peau. »

Drakon s’assit à côté du vétéran, conscient que les soldats les plus proches le dévoraient des yeux, suspendus à ses lèvres. « Quels sont vos projets ?

— Tâcher de survivre, j’imagine, répondit l’ancien. Comme d’habitude.

— Ulindi peut avoir l’usage d’un homme de votre acabit. Et moi aussi.

— Vraiment ? Pourquoi ?

— Parce que je trouve écœurant qu’on traite des soldats comme vous de cette manière. »

Le technicien Dupree hocha la tête, l’œil grave et le regard pénétrant. « Vos travailleurs se sont toujours durement battus pour vous. Mais je ne peux pas rester à Ulindi. J’en garde à présent des souvenirs douloureux. Et, même si je voulais gagner un système encore contrôlé par lui, le Syndicat est exclu. J’ai tué deux serpents. Deux jeunes crétins qui croyaient n’avoir pas à s’inquiéter d’un vieux bonhomme comme moi. Vous rentrez à Midway ? Je n’y suis jamais allé.

— L’eau y abonde, affirma Drakon.

— Et la mousse ?

— Midway est un important nœud commercial à cause de son portail et de ses nombreux points de saut. Nous avons de la très bonne bière. En quantité. »

Le vieux soldat sourit jusqu’aux oreilles et se redressa. « Si ça vous intéresse… euh…

— Général. J’ai laissé tomber le CECH dès que j’ai pu.

— Oui, mon général. Si vous voulez bien de moi, je suis à vous. »

Drakon tendit le bras et lui tapa l’épaule. « Un de ceux qui ont tenu leur position à Chandrahas ? J’aurai toujours de la place pour vous et vos pareils. Et vous avez bien dit “armes lourdes”, n’est-ce pas ? On aurait bien besoin d’un vétéran technicien des armes lourdes. » Il se leva et balaya du regard la foule silencieuse. « On vous a dit que vous aviez le choix et c’est vrai. Ça n’est pas une ruse du Syndicat. Juste avant de rencontrer le cadre exécutif Gozen, j’ai appris que nos forces mobiles avaient capturé les transports de troupes qui vous ont amenés à Ulindi. Nous emploierons un ou plusieurs de ces transports à embarquer tous ceux qui voudraient gagner une étoile où ils pourraient trouver un passage vers l’espace syndic. Vous pouvez aussi rester ici et voir quelle sorte de système stellaire on peut édifier dans un Ulindi affranchi du Syndicat. Ou bien monter à bord d’un de ces transports avec mes hommes et nous retrouver à Midway. À vous de voir. »

Drakon consacra encore une heure précieuse à se promener parmi les vaincus puis retourna sur l’esplanade où les combats avaient fait rage. « Laissez-nous respirer », ordonna-t-il à ses deux gardes, qui s’étaient révélés superflus et qui reculèrent d’une dizaine de mètres. Il se retourna vers Gozen. « Et vous, cadre exécutif Gozen, que décidez-vous ? »

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