Tonino Benacquista Homo erectus

À toutes les femmes de ma vie

Chapitre 1

Pour certains, il s’agissait d’un rendez-vous réservé aux hommes, où il était question de femmes. D’autres, en mal de solidarité, y voyaient le dernier refuge des grands blessés d’une guerre éternelle. Pour tous, d’où qu’ils viennent et quoi qu’ils aient vécu, c’était avant tout le lieu où raconter son histoire. Où la confier sans chercher à convaincre, sans souci de thérapie, sans rien espérer en retour sinon qu’elle fasse écho à celle d’un auditeur anonyme venu, lui, en quête de réponses. L’intervenant était seul juge du bien-fondé de son histoire et nombreuses étaient les raisons de la partager. Il pouvait vouloir s’en débarrasser une fois pour toutes, ou lui donner un faux air de conte et la métamorphoser en souvenir épique. Il pouvait aussi la livrer aux autres pour leur éviter de sombrer dans les mêmes tourments. À moins qu’il ne s’offrît, devant des tiers, l’occasion de revenir sur les multiples choix auxquels il avait été confronté, sur les destins auxquels il avait échappé. Et si sa mésaventure avait tourné au drame, en la décrivant il se consolait ici de n’avoir pas souffert en vain.

Les habitués taisaient l’existence même de ces séances ou, s’ils y étaient contraints, évoquaient de façon neutre leur cercle du jeudi. Loge, club, cénacle, fratrie, le fait que chacun puisse désigner cette assemblée par les termes de son choix évitait la tentation du rituel, ou le glissement vers la société secrète qui impose ses lois et ses exclusions. Cependant, on n’y tolérait que les individus sincères, dépourvus d’intentions malignes, les autres ne revenaient jamais, ou bien en cas d’urgence, car personne, sur ces questions-là, n’était à l’abri d’un coup du sort.

On ne trouvait aucune trace écrite de la confrérie et personne n’en connaissait les origines. Des poètes, des conteurs prétendaient qu’elle remontait à la nuit des temps, quand des hommes se réunissaient en forum pour tenter de cerner l’infinité de hasards qui présidaient à leur destinée. Quelques-uns affirmaient que la tradition était née du désespoir des Sabins, qui pleuraient leurs femmes enlevées par des Romains bien décidés à fonder leurs familles et leur Empire. D’autres soutenaient qu’elle nous venait d’Amérique du Nord, issue d’une antique coutume indienne où des guerriers chantaient leur joie ou leur détresse d’avoir rencontré, ou non, la mère de leurs enfants. Une autre théorie disait qu’elle avait été créée dans les reconstructions de l’après-guerre pour évoquer ce que les années sombres avaient suscité d’idylles, dans chacun des camps. Certains déclaraient enfin avoir assisté aux toutes premières séances, à Paris, à la fin des années 60, à l’heure où la révolution sexuelle et les mouvements sociaux encourageaient la création de toutes sortes de comités — quelques-uns, dont celui-ci, avaient survécu malgré l’absence de prosélytisme.

Aujourd’hui, les séances se tenaient le jeudi à dix-neuf heures, jours fériés compris, été comme hiver — il n’y avait ni saison ni trêve pour ce rendez-vous-là. Le nombre de participants variait peu, et là résidait un véritable mystère. Compte tenu de la diversité du public — ceux qui passaient, ceux qui disparaissaient après leur témoignage, ceux qui attendaient des mois avant de le livrer, ceux qui se voulaient des habitués, ceux qui réapparaissaient à date fixe — une curieuse loi d’équilibre semblait chercher, à quelques unités près, la centaine. Pour les mystiques, il s’agissait d’un nombre d’or, mais les plus pragmatiques n’y voyaient aucune explication rationnelle. Malgré l’absence de statuts, une autre loi semblait irrévocable : on ne s’y exprimait qu’une seule fois. Même en cas de prolongements inattendus, on ne revenait jamais sur un témoignage par respect pour l’auditoire. Et tant pis pour celui qui n’avait pas su traduire ce qu’il avait sur le cœur, un autre attendait son tour.

Si le jour du rendez-vous était invariable, le lieu changeait régulièrement : appartements vides et anonymes, salons privés de bistrots, caves à peine aménagées, théâtres et cinémas désaffectés, ruines vouées à la démolition. Quel que fût l’endroit où les hommes se retrouvaient, et malgré leur grande discrétion, ils finissaient toujours par attirer la suspicion des propriétaires, gérants, voisins, qui, sans rien comprendre à leurs réunions occultes, imaginaient des conspirations, des projets malsains, et les priaient de déguerpir. Chacun cherchait alors à suggérer des pistes, même les plus originales, et le plus souvent un nouveau lieu d’accueil était fixé.

En ce début de printemps, les séances se déroulaient vers la place de la Nation, dans les locaux préfabriqués d’un lycée technique ayant brûlé dix ans plus tôt. Avant que les salles d’appoint ne fussent rasées pour les reconstruire en dur, le conseiller d’orientation profitait de la tolérance de la directrice pour en prêter une. Quand elle lui avait demandé : C’est quoi, comme genre de réunions ? Il avait répondu : C’est une association à but non lucratif qui a pour vocation de questionner son époque et ses mœurs.

Ce jeudi-là, on vit apparaître de nouveaux visages. Un grand type brun, aux alentours de la quarantaine, s’était glissé dans le fond de la salle. Yves Lehaleur, vêtu d’un jean noir et d’un blouson de motard, prenait l’air dégagé de celui qui veut passer pour un simple visiteur — il avait préparé le terme au cas où on lui aurait posé une question, Je suis un simple visiteur, mais personne ne posait jamais de question, même par inadvertance. Se retrouver dans une salle de classe lui rappelait les rares examens qu’il avait subis — jadis, quelqu’un avait coché la case vie active dans son dossier scolaire, et ses parents, depuis toujours dans la vie active, n’avaient pas protesté. Avant de franchir cette porte, Yves avait dû mettre de côté une sorte de complexe héréditaire qui lui donnait le sentiment d’usurper sa place au milieu d’un groupe, a fortiori s’il était question de prendre la parole. L’ami qui lui avait appris l’existence de la confrérie l’avait rassuré sur ce point.

— Tant que tu ne perturbes pas le déroulement de la séance et que tu ne quittes pas la salle pendant que quelqu’un s’exprime, tu n’es tenu à rien.

Ce fut sans doute cet argument qui acheva de le convaincre. La colère qu’il portait en lui et le besoin de la dire firent le reste.

Un premier intervenant — de plus de soixante-dix ans, sans doute le doyen de l’assemblée — leva la main, n’en vit pas d’autre alentour, se dirigea vers la chaire du professeur, et se tint debout, près d’un fauteuil en skaï décharné d’où s’échappait une mousse jaunie. Il avait assisté aux trois séances précédentes avant de décider, ce soir, de se lancer.

Après plusieurs semaines de soins palliatifs à l’hôpital de Villejuif, sa femme venait de mourir dans ses bras. Il raconta l’événement comme s’il s’agissait d’une adolescence inversée, à cette époque de la vie où tout est une « première fois » : la première cigarette, la première lettre d’amour, le premier baiser. Dans cette chambre aseptisée, sa femme et lui venaient de vivre une douce et belle série de dernières fois, le dernier rire à deux, le dernier verre d’alcool, le dernier baiser. Il lui avait lu in extenso le roman d’un auteur qu’elle appréciait : le tout dernier livre de sa longue vie d’ardente lectrice.

— Elle est partie comme ça, dans un souffle, les yeux grands ouverts.

Puis il évoqua la suite de sa vie, car il y en aurait une. La fin de cette femme qu’il avait tant aimée ne serait pas la sienne, il l’avouait à demi-mot mais il l’avouait pourtant. Elle-même, dans son infinie tendresse, lui avait dit : Ne reste pas seul. Il avait répondu : Arrête de dire des bêtises, mais ce n’en était pas. Ce soir, la chose était formulée et devant cent témoins. Face à quelle assistance, sinon celle-ci, un vieil homme avait-il le droit de dire qu’il avait encore assez de vitalité pour tomber amoureux ? Prêt à vivre une toute nouvelle série de premières fois ?

Certains, persuadés qu’ils mourraient seuls comme ils avaient vécu, se sentaient peu concernés par son témoignage. D’autres n’excluaient pas, un jour, de se poser les mêmes questions que ce tout récent veuf. L’usage voulait que personne ne réagît après les interventions, c’était une règle tacite mais fondamentale pour tous ceux qui, comme Yves Lehaleur, craignaient la confrontation. Tout individu devait pouvoir s’exprimer sans redouter un contrepoint, une question, un commentaire, même bienveillant. Ni la détresse, ni la joie de ces hommes ne soulevait aucun débat. On avait entendu des silences si fervents, si riches ; toute banalité d’usage les aurait ruinés dans l’instant. Mais rien n’empêchait un participant d’aller vers un autre en fin de séance pour lui dire un mot, revenir sur un détail, lui donner ou lui demander une précision. Il n’était pas rare de voir de petits groupes se former pour prolonger la réunion par une conversation de bistrot, mais ça ne concernait déjà plus la confrérie et se jouait en dehors.

D’autres se succédèrent sur l’estrade pendant un temps plus ou moins long. L’un d’eux raconta un coup de foudre survenu dans des circonstances très particulières : une semaine plus tôt, autour d’un container à verre, il avait rencontré une demoiselle qui jetait comme lui ses bouteilles vides.

— C’est une situation que l’on préfère sans témoins. Que l’on ait dans les mains un flacon de bénédictine ou un bocal de ratatouille, on se sent toujours un peu ridicule.

Mais cette fille-là s’acquittait de sa corvée avec le geste auguste d’une reine qui gracie des malheureux. Elle honorait chaque étiquette d’un dernier regard comme pour lui dire adieu, il s’agissait pourtant du même puligny-montrachet, un bourgogne blanc que l’orateur considérait comme le sien. Il se l’était approprié, il en avait fait son favori, son champion, à tel point qu’en le décrivant, il se décrivait lui-même ; un vin ni modeste ni prétentieux, élégant mais encore accessible, un vin qui n’avait besoin ni de tablée ni de cérémonie pour donner le meilleur de lui-même. Au contraire, ce vin-là ne s’exprimait jamais mieux que dans l’ivresse complice d’un rendez-vous galant. Et cette belle inconnue rencontrée au coin de la rue ne semblait boire que celui-là.

— Je n’étais pas au bout de mes surprises. C’est à la toute dernière bouteille qu’elle a porté l’estocade : du Petrus Boonekamp.

Un nom qui, à coup sûr, n’évoquerait rien aux personnes présentes, peu portées sur les liqueurs amères.

— C’est hollandais, c’est noir comme du fiel, ça en a le goût, j’en ai toujours chez moi.

Il n’avait encore rencontré personne avec qui partager son attirance pour cette épaisse bile que l’on dégustait comme un filet de méchanceté. Il avait bien essayé de convertir une poignée d’amis qui tous l’avaient recraché tel un jet d’encre. S’il n’avait pas osé réagir en voyant défiler les puligny-montrachet, il avait profité de l’apparition inespérée du Petrus Boonekamp pour adresser la parole à l’étourdissante jeune femme. Ils avaient discuté des mérites comparés de l’Unicum hongrois, du Jägermeister allemand, du Fernet-Branca italien. Mais rien à leurs yeux n’égalait le Petrus Boonekamp. Les non-initiés, à savoir le reste du monde, n’étaient pas dignes d’un pareil élixir, ni de ses bienfaits, ni de ses ingrédients mystérieux, ni de sa recette jalousement gardée. Ils allèrent même plus loin : se confronter à tant d’amertume révélait leur intense vie intérieure.

À la fin de l’échange s’était installé un moment de gêne où chacun était redevenu un inconnu au bord d’un caniveau. Elle avait dit : Pas un jus de fruits, pas une bouteille d’eau, que de l’alcool, j’ai honte. Et comme si elle avait voulu confirmer qu’elle était célibataire : Le pire, c’est que je ne partage pas.

La laisser s’éloigner avait été une terrible imprudence. Depuis, il se sentait en faillite, honteux de n’avoir pas su retenir la seule femme que le destin lui eût jamais désignée.

— Si l’accord des êtres résulte de l’accord des esprits, alors j’ai rencontré la femme de ma vie.

Au fil des semaines, il l’attendait, l’espérait, la guettait même. À n’en pas douter elle vivait à un jet de pierre de chez lui, et le seul lien sur lequel il comptait désormais était ce container à verre. Il multipliait les occasions de s’y rendre tout en sachant que le hasard, comme la foudre, ne frapperait plus au même endroit, mais à proximité, chez un commerçant, dans une rue alentour, dans le plus proche jardin, et à l’heure la plus inattendue.

Dans l’assistance, ceux qui étaient tombés amoureux dans des circonstances insolites lui souhaitaient bonne chance en leur for intérieur. L’homme regagna sa place, un autre vint s’adosser au tableau noir ; il prit son élan avant de se lancer dans une histoire confuse, présentée sans chronologie, mêlant informations objectives et vues de l’esprit. Il se décrivait comme un être physiquement disgracieux, plutôt gauche et irascible — ce que ses auditeurs prirent pour la pause typique de celui qui veut produire l’effet inverse. Il se disait incapable d’éviter la fâcherie ou le rapport de force, principalement avec les femmes. Jusqu’à ce qu’il rencontre une certaine Nadine, sorte d’alter ego se définissant elle-même comme vilaine et pas très cultivée.

— Nous ne nous aimons pas, nous n’allons pas vieillir sous le même toit, mais ensemble nous sommes irrésistibles.

Il fit une comparaison avec deux composants chimiques, inoffensifs pris séparément mais détonants dès qu’on les mélangea. Pour ceux qui n’auraient pas compris, il rappela le principe mathématique qui établit que la réunion de deux négations donne une affirmation : moins et moins égale plus. Poussés par d’amers sentiments, quelques frustrations et une revanche à prendre, ils s’étaient associés, non pour se nourrir l’un de l’autre mais pour tout dévorer autour d’eux. N’étant pas condamnés au couple, n’ayant rien à bâtir, chacun restait lui-même sans craindre de dévoiler sa part d’ombre. Elle riait de ses colères, lui se fichait bien de sa mauvaise foi et, quand il leur arrivait de passer la nuit ensemble, ils trahissaient les secrets de leur propre sexe tout en dégoisant sur le sexe opposé. Mais là n’était pas leur terrain de jeu favori. Lâchés dans la nature, ils devenaient de redoutables prédateurs. En public, ils provoquaient, jouaient les débauchés et, si l’un d’eux se sentait attiré, l’autre lui indiquait la marche à suivre. Fascinées par le jeu étrange de ce couple extrême, leurs victimes, hommes et femmes, se laissaient volontiers piéger.

Yves Lehaleur étudiait les intervenants pour s’en inspirer le jour où il se sentirait prêt. Mais comment s’inspirer de cas aussi atypiques, dont la logique, même si elle méritait d’être exposée, ne semblait lisible que pour l’intéressé. À deux sièges du sien se tenait un autre nouveau venu, Denis Benitez, chef de rang dans une grande brasserie parisienne, célibataire comme tant d’autres, et sans doute un peu plus. Un soir où il s’était plaint de vivre seul, le maître d’hôtel de sa brigade avait évoqué à mots couverts le cercle qu’il fréquentait naguère, où se retrouvaient des types qui avaient un truc à raconter, que leur confession fût banale ou extravagante. Remarié depuis, il n’éprouvait plus le besoin d’y retourner mais gardait une certaine affection pour ceux qui passaient par là. Denis avait franchi le pas et s’apprêtait maintenant à prendre la parole sans peur du ridicule — à l’inverse d’un Yves Lehaleur, il n’éprouvait aucune gêne, après vingt années dans la brasserie, à s’adresser à des inconnus. Et Dieu sait si ce qu’il avait à dire était irrationnel et aurait pu paraître absurde, disproportionné, nombriliste, vaniteux ou terriblement naïf, et ce devant n’importe quelle assemblée. Excepté celle-ci.

— Si chacun doit ici raconter son histoire, je ne le ferai pas : je n’en ai pas. Je vis sans femme depuis de longues années, ce qui ne serait pas en soi exceptionnel si je n’avais réussi à en comprendre la raison qui, elle, l’est.

Denis avait vécu l’existence classique du jeune homme bien décidé à jouir de la vie avant de songer à fonder une famille. Maintes fois, il était tombé amoureux et avait attiré dans son lit des demoiselles dont il gardait de charmants souvenirs. Et puis, passé le cap des trente ans, quand il avait enfin aspiré à une relation durable, les femmes, elles, s’étaient mises à le fuir.

— Au début, j’ai tout mis sur le compte de mauvais hasards qui me poussaient vers des mariées, des fiancées, des engagées, des amoureuses, heureuses en amour et qui me le faisaient savoir. Par la suite, j’ai veillé à éviter ce genre d’obstacles mais d’autres ont surgi. Dès le premier rendez-vous, celle-ci m’annonce qu’elle ferait volontiers de moi l’ami qu’elle n’a jamais eu, celle-là me glisse son C.V. de barmaid, cette autre me fait comprendre qu’elle ne veut pas d’une nouvelle histoire pour le moment. La liste est longue.

Après de nombreuses tentatives, il avait réalisé combien la gamme des esquives était infinie, comme si le simple fait de proposer à une inconnue de la revoir était devenu la chose la moins naturelle du monde. Que s’était-il passé pour qu’elles se dérobent ainsi, qu’elles lui donnent un faux numéro ou laissent ses appels en souffrance ?

— Et Dieu sait si, en tant que serveur, j’ai les probabilités pour moi ! Je dirais, en moyenne, entre cinquante et quatre-vingts clientes par jour, seules ou en groupe, à qui je pose la question : Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

Combien d’entre elles, depuis ses débuts, avait-il amusées d’un bon mot ou flattées d’une attention ? Combien de fois, en débarrassant les tables, avait-il trouvé des serviettes griffonnées comme autant de billets galants ? Denis, vous êtes un sacré numéro et voici le mien, ou encore : Je reviens dîner mardi, et seule, ou même : What a waiter ! Il les montrait à l’ensemble de sa brigade puis les bazardait sans chercher à revoir leurs auteures, encombré par un semblant de déontologie. Avec le temps, son succès avait pâti sans raison, comme s’il avait perdu en présence et en charisme.

— On essaie alors de se persuader qu’il y a des périodes, des lieux, des occasions plus propices que d’autres à la rencontre. Je me suis laissé entraîner par les collègues dans des bars et des boîtes de nuit, persuadé que ces endroits-là étaient faits pour ça. Mais sans doute, le rôle du chasseur allait bien mieux à d’autres…

C’était précisément ce que pensait un petit bonhomme renfrogné, calé contre le radiateur du mauvais élève. Philippe Saint-Jean, comme Denis Benitez et Yves Lehaleur, assistait à sa première séance sans présager qu’il y en aurait une deuxième. Pour justifier sa présence ici, il s’était concocté de savants alibis et fut presque déçu que personne ne les lui demandât. Il aurait invoqué sa curiosité intellectuelle pour ces mystérieux conciliabules dont on avait eu vent dans son petit milieu de penseurs. Néanmoins il avait failli rebrousser chemin au seuil de la salle de peur de s’exposer aux regards : il était connu. Du moins le pensait-il en y ajoutant une touche de modestie : il était relativement connu.

Après un brillant parcours universitaire, il avait obtenu son doctorat de sociologie puis s’était aventuré dans la recherche ethnologique. On avait lu sa signature dans des revues confidentielles, puis dans des quotidiens nationaux, mais ce fut en publiant son premier ouvrage — La mémoire-miroir, ou le rêve d’une conscience collective — qu’il s’était taillé une belle place dans les sphères intellectuelles. Au regard de quantité de critiques élogieuses, il était mystérieusement passé du titre de sociologue au statut de philosophe. Qui plus est un philosophe lisible, compréhensible à une heure de grande écoute, ce qui lui valait des invitations régulières dans des émissions littéraires et des magazines d’information en quête de caution morale, ou d’une parole que le plus grand nombre se sentait apte à décrypter.

Pour l’heure, c’était l’intervention de Denis Benitez qu’il essayait de décrypter, comme qui sait lire dans le discours de ceux qui n’en possèdent pas. Philippe était épaté par la façon toute spontanée qu’avait ce type de présenter sa solitude comme le résultat d’une conspiration d’un clan adverse. Mais Denis n’en démordait pas, sincère, démuni, et pourtant très rigoureux sur les étapes de sa lente exclusion d’un universel désir féminin.

— Par la suite, j’ai misé sur mon entourage. Tabler sur l’idée simple que tout le monde avait une copine à caser, puisque j’étais, moi, son pendant masculin.

Denis avait donc rendu publics les errements de son célibat et sollicité ses amis, amusés à l’idée de créer un couple à partir de deux âmes esseulées. S’il n’avait oublié aucune des femmes croisées lors de ces dîners arrangés, il se souvenait surtout des courts moments de gêne où il se voyait rater son examen de passage avant même d’avoir goûté au dessert. Il avait eu droit à la divorcée qui, trois jours plus tôt, venait de rencontrer quelqu’un. À la secrétaire d’ambassade, en provenance du bout du monde, toute prête à y retourner pour de bon. Ou à l’assistante médicale que son ex venait de rappeler après un chagrin d’amour dont elle se remettait à peine.

En l’écoutant, Yves Lehaleur s’interrogeait lui aussi sur cette série de mauvaises coïncidences sans les remettre en question : il croyait à l’adversité. En revanche, Philippe Saint-Jean ne voyait là que les faux-fuyants d’une pensée manichéenne qui parfois virait à la misogynie. Fallait-il à ce point se projeter une image de La Femme pour imaginer une coalition de toutes ?

— Les mois qui ont suivi, j’ai reconsidéré mes critères de sélection. Je n’avais pas l’impression de me diriger vers un certain type de femmes, mais j’étais prêt à ouvrir plus encore le champ des possibles, sans distinction d’âge, de physique, de niveau culturel, de classe sociale ou de couleur de peau. En fait, toutes les femmes devenaient envisageables, absolument toutes, mais ça n’était pas encore assez.

Dans son état de manque, Denis s’était retourné sur chaque jupon qu’il croisait et ce réflexe ne l’avait plus quitté — une manière de multiplier par mille les occasions de se rendre malheureux. Pour Philippe Saint-Jean, pas besoin d’avoir lu les romantiques ni les comportementalistes, il s’agissait d’une simple question de bon sens : plus l’on désire et plus l’objet désiré s’éloigne, c’est la première leçon que prend l’adolescent qui se languit. L’erreur que commettait ce type au tableau noir était de chercher aux femmes une nature spécifique, de les réunir en un tout, de voir en elles, au mieux des symétriques, au pire des contraires. Philippe attendait donc que Denis cesse enfin de blâmer sa mauvaise fortune pour se remettre en question.

— Le problème venait de moi, je ne demandais qu’à l’admettre, mais quel était ce problème ? Avais-je à ce point changé physiquement passé la trentaine ?

Il avait veillé à s’entretenir, à surveiller sa ligne, sa forme, et rares étaient les jours où il n’avait pas couru, nagé ou fait le tour de Paris à vélo. De plus, il demandait au chef de la brasserie de lui préparer des plats sains, c’était même devenu un sujet de plaisanterie pour tout le personnel, Denis et sa bouffe de nanas, poissons, légumes, thé, et non par obsession diététique mais par goût. Il avait plutôt embelli avec les années et atteindrait son apogée à la cinquantaine.

— Étais-je devenu si ennuyeux qu’aucune femme n’était assez folle pour passer un soir, une nuit, ou une vie à mes côtés ?

Les rites de séduction avaient sans doute évolué sans qu’il y prît garde. Désormais, il n’y avait aucune honte à se mettre sur le marché, à se proposer comme un produit, un article, fiable et disponible. Ayant résumé l’essentiel de lui-même en quelques clics, il s’était inscrit sur des sites de rencontres, allant vers cette nouvelle communication qui lui paraissait misérable un an plus tôt. Sans rien dissimuler, sans s’inventer des qualités qu’il n’avait pas, il avait fini par rencontrer quelques candidates attirées par un profil si scrupuleusement défini.

Philippe Saint-Jean devina une autre série de fiascos ; si l’intéressé avait su les anticiper, il se serait épargné de grands moments de solitude.

— Et pourtant, elles avaient vu ma photo, elles connaissaient ma profession, savaient combien je gagnais, si je croyais en Dieu, si j’avais envie ou non d’une relation durable : où pouvait-il y avoir de mauvaise surprise ?

Si Yves Lehaleur s’interrogeait toujours sur les raisons d’une pareille malédiction, Philippe Saint-Jean, au-delà du cas particulier, entrevoyait là le syndrome d’un désarroi masculin plus universel. C’était même le fonds de commerce d’un ou deux essayistes de son entourage : cynisme généralisé jusque dans le rapport amoureux, perte des repères de l’homme contemporain, légitime réappropriation par les femmes de leurs droits après des millénaires d’asservissement. Ce qui fascinait Philippe dans l’exposé de Denis Benitez était sa totale indécence à décrire son chemin de croix, en véritable figure christique déjà vouée à la crucifixion.

— Un soir j’ai eu le sentiment de toucher le fond en rappelant l’une après l’autre toutes mes ex.

Une initiative saugrenue, vouée à l’échec, à la limite de la mauvaise blague, et pourtant, il avait ressorti son vieux répertoire et saisi son téléphone pour n’épargner aucune des filles avec lesquelles il avait couché. Après tout, il s’était séparé en bons termes avec Véronique. Et Hélène avait sûrement oublié leurs engueulades. Mona lui avait sans doute pardonné. Nadège n’était peut-être pas mariée, ou bien s’ennuyait-elle depuis. Sans oublier quelques autres, plus éloignées dans le temps mais qui, avec un peu de chance, souffraient du même mal que lui. Dans l’attente d’un petit miracle, il avait bricolé une entrée en matière toute simple : Salut c’est Denis, Denis Benitez, tu te souviens de moi ? dans l’espoir de conclure par : Et si tu venais déjeuner un de ces jours dans ma brasserie ? Hélas, aucune ne l’avait attendu, et certaines le lui avaient signifié avec ironie. Depuis ce triste rendez-vous avec ses amours perdues — et qui comptaient bien le rester — ses spéculations sur les femmes s’étaient brusquement chargées de colère et d’aigreur.

— Et puis arrive le moment où le doute vire à la démangeaison. On passe d’une certitude à une autre, tout et son contraire se valent, si bien qu’on finit par ne plus rien comprendre à son propre mode de fonctionnement. Un matin, j’avais la conviction d’être trop direct, trop cavalier. Je ne leur donnais pas le temps de créer le désir, comme si chacun de mes gestes, chacune de mes paroles cherchait à les précipiter vers un lit ou, pire, un registre de mairie. Je me posais alors la question : comment ne pas fuir un gars comme moi ? À l’inverse, le soir même, je me voyais en incurable indécis qui se perd dans les atermoiements d’une autre époque, alors que les femmes aiment les hommes entreprenants et volontaires. Je me posais à nouveau la question : comment ne pas fuir un gars comme moi ?

Dès le lendemain, un nouveau doute chassait le précédent et ainsi de suite jusqu’à ce que le découragement les efface tous. Voyant alors surgir le spectre de la résignation, Denis s’était décidé à demander de l’aide.

— Je suis allé consulter. Il fallait bien que quelqu’un m’aide à remettre les choses en perspective, et peut-être, me donne une clé.

Yves Lehaleur haussa les épaules au mot « consulter ». Tout ce qui commençait par le préfixe psy lui inspirait une méfiance instinctive. Selon lui, personne n’était plus doué qu’un autre pour lire dans l’âme de son voisin, tous ces gens-là n’étaient que des charlatans ayant compris que l’écoute, en ce bas monde, était une denrée rare qu’on pouvait facturer au bon prix. Quand il avait appris à son entourage son urgent besoin de divorcer, certains l’avaient incité à en parler à un spécialiste avant de prendre cette terrible décision. Yves les avait priés de se mêler de leurs affaires : si quelqu’un devait consulter, c’était sa garce de femme, pas lui.

De son côté, Philippe Saint-Jean reconnaissait un certain courage à Denis. Pour en avoir fait la démarche bien des années plus tôt, il savait la difficulté de sonner à la porte d’un praticien pour lui soumettre un dysfonctionnement. Dans son milieu, il s’agissait presque d’une étape obligée pour qui veut pénétrer les arcanes de la pensée humaine et ses sens cachés. Éviter la psychanalyse aurait relevé de la faute professionnelle. Aujourd’hui, il fréquentait bien plus d’individus passés par le divan que l’inverse.

— Il m’a patiemment écouté puis m’a proposé de m’aider à remettre en marche les mécanismes de séduction. Trois séances plus tard, je me suis surpris à évoquer un souvenir d’enfance, ce moment précis où j’ai compris que mes parents étaient faillibles après m’avoir… oublié chez des amis lors d’une soirée arrosée. Grâce à un bel effort de mémoire, j’ai raconté la scène comme si elle sortait d’un film d’épouvante : une mère bouleversée, un père bouffi de culpabilité qui promet de m’offrir une voiture miniature si j’arrête immédiatement de chialer. C’est en m’écoutant préciser au psy : Je me souviens très bien du modèle ! Il s’agissait d’une Dinky Toys Facel Vega, la grise avec le hard top, sortie en 1960, que je me suis demandé si j’empruntais là le bon chemin pour remettre en marche les mécanismes de séduction.

Denis chercha ses mots, laissant croire un instant qu’il en avait terminé. En fait, cette partie de son témoignage lui paraissait moins pertinente que sa conclusion ; il avait tu à un psychanalyste, à un ami, à un frère, ce qu’il allait livrer à cent inconnus comme s’il s’agissait d’une communication officielle.

— Après cinq années d’errance et de vexations, incapable de comprendre cette désertion du peuple des femmes, il m’a fallu affronter une explication que j’aurais préféré éviter : la thèse du complot. Aussi invraisemblable que ça puisse paraître, je suis celui qu’elles ont choisi pour assouvir une vengeance séculaire.

Un léger vent de stupeur courut dans les rangs ; ceux qui fréquentaient depuis longtemps les rendez-vous du jeudi avaient entendu toutes sortes d’élucubrations mais gardaient présent à l’esprit que tant d’autres étaient à venir. Le regard néophyte d’un Yves Lehaleur en croisa un autre qui l’était tout autant, celui de son plus proche voisin, Philippe Saint-Jean.

— Chaque fois que l’un de vous, messieurs, se rend coupable de sexisme, de discrimination, de muflerie, de harcèlement, de misogynie, de tyrannie domestique, de brutalité, c’est moi qui en subis les conséquences.

Elles ne se contentaient pas de l’ignorer, elles se vengeaient. Pour tout ce que les hommes leur avaient fait endurer depuis la nuit des temps, Denis payait, et seul. Elles s’étaient passé le mot pour lui rappeler qu’il avait plus besoin d’elles qu’elles n’avaient besoin de lui, et qu’il pouvait se carrer sa belle virilité où bon lui semblait.

— Sans doute ai-je été choisi pour vous l’annoncer, ce soir, afin de vous mettre en garde : vous serez les prochains.

Philippe Saint-Jean avait déjà diagnostiqué une forme subtile de paranoïa mais ne s’attendait pas à la théorie du martyr sacrifié sur l’autel de la masculinité déchue. Si cette confrérie proposait des prototypes comme celui-ci, il allait sans doute la fréquenter régulièrement. De son côté, Yves Lehaleur révisa son rejet de la psychanalyse si elle pouvait être utile à un Denis Benitez.

En retournant s’asseoir au dernier rang, il croisa le sourire discret de ses voisins, Yves Lehaleur et Philippe Saint-Jean, stupéfaits par sa prestation, admiratifs de son aplomb mais surtout de son imagination démesurée. D’un regard, ils lui disaient l’avoir entendu.

Yves fut tenté de grimper sur l’estrade afin de lui aussi vider son sac — si l’on admettait ici des gars comme Denis, il n’avait plus aucun complexe à raconter son histoire — mais l’heure avait tourné et il en serait quitte pour contenir sa colère une semaine de plus. Pour sa part, Philippe Saint-Jean avait besoin d’une nouvelle session avant de se faire un avis sur ce qu’il considérait désormais comme un phénomène de société. Il était curieux de cette thérapie de groupe sans thérapeute, cet étonnant bureau des pleurs masculins, cette occulte et mâle congrégation à laquelle on pouvait accéder sans rite d’intronisation, sans cooptation, sans enquête préalable. Il s’était présenté, prêt à dégainer son sens critique ou à colporter de savoureux sarcasmes auprès de son entourage. En fait, il venait de partager un rare moment de tolérance, échappant à toute grille de lecture, aux dogmes les plus fumeux. Ce qu’il ne savait pas encore, c’était la vraie raison de sa présence ici. Sa curiosité intellectuelle avait fait long feu et sa réelle motivation allait sans doute se déclarer un prochain jeudi soir. Philippe était habité par l’absence, et rien n’expliquait cette douleur, lui qui avait tant besoin de sens.

Avant de quitter la salle, confirmation fut donnée que la prochaine réunion se tiendrait au même endroit. Certains ne reviendraient pas. D’autres si. La vie d’ici là pouvait reprendre son cours.

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