Chapitre 2

Comme d’autres déshabillent les femmes d’un seul regard, Denis Benitez se livrait à un exercice bien plus présomptueux : arracher à toutes les passantes une vérité cachée. Ayant cessé d’exister à leurs yeux, ayant perdu toute matérialité, il s’était découvert un don d’invisibilité qui lui permettait de les frôler comme un fantôme, de les espionner, de leur voler leur secret.

En traversant un terre-plein qui borde la place de la Nation, il vit surgir une silhouette : robe blanche à fleurs, un regard de mère de famille pour qui tout est allé trop vite.

Une autre s’engouffrait dans un taxi : blonde, la trentaine, léger strabisme désarmant, prête à crier son indépendance au visage du premier venu.

Avec l’expérience, il parvenait à n’en épargner aucune sur son parcours, et ne tenait compte de leur âge, de leur physique ou de leur tenue que lorsqu’ils livraient un indice sérieux.

Une joggeuse en nage se reposait sur un banc : yeux très noirs, un peu boulotte, une grande tendresse que personne ne lui rend.

Dans son kiosque à journaux : une adolescente de trente-cinq ans qui arbore ses seins comme des décorations.

Ou celle-ci, en cuissardes et daim : droite, lente, des cernes blasés, elle rêve plus de rire que de sexe.

La vendeuse qui fumait devant sa boutique : hautaine, racée, personne ne connaît le mode d’emploi, pas même elle.

Cette fille qui grimpait sur son scooter : mal fagotée, lunettes sévères, toute prête à s’éprendre d’un homme comme s’il était le dernier.

Celle-ci, au côté d’un fiancé aussi arrogant qu’elle : très moderne, prête à jouer des coudes, elle dira plus tard à ses petits-enfants : si j’avais su.

On encore celle-ci : enceinte, belle peau mate, elle sait à qui exprimer ses joies, mais pas ses peurs.

Ou cette autre : touriste du Nord, un mari qui marche loin devant, elle regrette de n’avoir pas découvert Paris avec des copines.

Ou cette grande fille : innocente, la trentaine, empruntée dans son corsage de dame, elle traîne des complexes qui vont lui faire perdre vingt ans.

Son sevrage avait doté Denis d’une exceptionnelle intuition masculine. Mais ce travail-là, obsédant, dangereux, l’épuisait en pure perte et entretenait son amertume. À près de dix-neuf heures, il hâta le pas vers les grilles du lycée resté ouvert, retrouva la salle de classe de la semaine précédente, salua du regard Yves Lehaleur et Philippe Saint-Jean, au dernier rang.

Yves en avait assez vu la dernière fois pour se sentir en confiance : ce soir serait le bon. Il attendit que l’assistance se tût pour lever la main, puis se dirigea vers le tableau noir comme le bon élève qu’il n’avait pas eu le temps de devenir.

— Je vais sans doute bafouiller et me répéter, je m’en excuse par avance. Je vais commencer par vous parler de ma vie d’avant. Pour être précis, avant le 4 novembre dernier.

Compte tenu de l’entrée en matière, Philippe Saint-Jean redouta un récit interminable et laissa son regard se perdre dans la nuit qui tombait sur la cour de récréation.

— Cinq années durant, j’ai été un homme marié. Elle s’appelait Pauline et travaillait dans l’agence immobilière que dirigeait Alain, un ami d’enfance. Il me l’avait présentée parce qu’elle avait besoin de double-vitrage — c’est mon métier, je pose des fenêtres pour une grande marque — et j’étais allé chez elle pour un devis.

Cette Pauline, célibataire ? Un petit miracle qui ne durerait pas, à moins de prendre de vitesse ses autres soupirants. Leurs premières années de vie commune furent juste assez bohèmes pour se fabriquer de précieux souvenirs. Mais le labeur passait avant tout, parce qu’ils travaillaient dur tous les deux, pour voir leurs rêves aboutir. Décidés à fonder une famille — deux enfants, pas plus, mais pas moins — il leur fallait trouver un pavillon dans une banlieue tranquille, et ça, c’était le job de Pauline. Afin d’obtenir un prêt, Yves apportait en caution auprès d’une banque les 87000 € de son assurance-vie — ses économies depuis l’obtention de son CAP, ajoutées à un petit héritage anticipé de ses parents — et Pauline allait emprunter sur vingt ans l’équivalent du tiers de son salaire.

Yves n’épargnait à son auditoire aucuns détails, même financiers, a priori insignifiants, mais dont la charge symbolique l’avait fait souffrir jusqu’à en crever.

— Avec Pauline aux commandes, ça ne pouvait que bien se passer.

Petit bout de femme d’une énergie folle, toujours souriante, jamais elle ne donnait l’impression de s’atteler à la tâche à contrecœur, de traverser une période pénible. Tenir un foyer, se battre avec les institutions pour obtenir ce à quoi ils avaient droit, négocier auprès des banques et archiver chaque facturette de carte bleue, elle s’acquittait de tout sans en avoir l’air, et ça ne l’avait pas empêchée, en plus de ses heures de travail, de dénicher leur Xanadu. À Champigny, en bord de Marne, une bâtisse en pierre de taille refaite à neuf, un rez-de-chaussée d’un seul tenant avec une gigantesque cheminée, pas moins de quatre chambres à l’étage, un jardin isolé des regards, et le tout à moins de quinze minutes de la porte de Vincennes ; le bonheur avait une adresse.

— Nous avions rendez-vous pour une promesse de vente et le déménagement était programmé en janvier. Ensuite, il était prévu que Pauline arrête la pilule pour tomber enceinte.

Philippe Saint-Jean doutait de l’intérêt d’une telle abondance de détails. Son propre souci d’économie verbale abrégeait parfois sa faculté d’écoute. Il suivait pourtant avec intérêt un récit qui décrivait avec minutie des désirs si opposés aux siens. Depuis combien d’années n’avait-il pas croisé un homme dont le rêve était de fonder une famille en banlieue ? Dix ans ? Vingt ans ? En avait-il rencontré un seul ? Le rêve premier du plus grand nombre, celui qui constituait un pays et contribuait à la pérennité de ses valeurs : une famille et un toit. Sans fierté ni regrets, Philippe se savait être une exception ; inutile de compter sur lui pour contribuer à la survie de l’espèce ou pour participer à un effort national. Il n’était ni asocial, ni franc-tireur, ni même riche, et pourtant il se sentait si peu concerné par ce qui préoccupait ses concitoyens — inflation, logements sociaux ou grèves des transports — rien de tout cela n’affectait son mode de vie. Fonder une famille en banlieue ? Lui-même était issu de ce dessein-là, ses parents ne l’avaient pas remis en question, à l’époque ça n’était ni un choix ni un rêve mais une étape obligée. Aujourd’hui, Philippe vivait dans un trois-pièces au Quartier latin, au cœur de la mouvance intellectuelle parisienne, à deux pas de la Sorbonne et des éditeurs. Du haut de ses quarante et un ans, il n’aurait plus d’enfant désormais, il l’avait décrété ; la seule femme qui lui en avait donné envie avait disparu de sa vie comme s’il s’était réveillé trop tôt d’un délicieux rêve.

— Et tout aurait pu se dérouler ainsi s’il n’y avait eu la soirée du 4 novembre.

L’agence dirigée par Alain appartenant à la plus grosse société immobilière du pays, sa direction générale invitait, afin de fêter le bilan annuel, mille de ses employés choisis sur leurs performances. Pour la première fois, Alain, Pauline et leurs collègues allaient être récompensés.

— Ma femme m’a appelé vers une heure du matin pour me dire qu’elle passait la plus belle soirée de sa vie. Elle avait été félicitée pour ses résultats, on l’avait présentée au numéro deux de la société, et elle buvait du champagne sur une terrasse des Champs-Élysées. Bref, elle n’était pas pressée de rentrer. Je l’ai félicitée moi aussi et l’ai priée d’être prudente si elle avait bu. Elle m’a dit qu’elle suivait le mouvement de son groupe, ils allaient probablement prolonger la soirée dans une boîte de nuit, et je pouvais dormir tranquille, elle ne prendrait pas sa voiture. Sachant que mon copain Alain était dans les parages, je me suis endormi, rassuré, et fier de ma femme. À mon réveil, vers les neuf heures du matin, un SMS me disait : Suis ivre morte. Je dors chez Fanny. À demain. Je t’aime.

Elle était rentrée vers midi, les yeux mi-clos, le regard bouffi, combattant la plus grosse gueule de bois de sa vie, et s’était précipitée sur un tube d’aspirine, puis dans son lit, sans même un regard vers Yves. Il l’avait laissée dormir jusqu’au soir, où elle avait émergé pour prendre une douche et boire du thé, avant de retrouver l’usage de la parole et de raconter les grandes lignes de sa soirée ; la boîte de nuit, les vodkas tonic qu’on ne compte plus, jusqu’à ce qu’elle titube et que Fanny la ramène chez elle vers les cinq heures du matin.

— Je me souviens d’avoir trouvé tout cet épisode très « sain », reprit Yves. Que son travail de petit soldat soit reconnu, c’était sain, et qu’elle rencontre les grands patrons de sa société, aussi. Qu’elle fasse la fête, c’était sain, et sans moi, ça l’était plus encore. Qu’elle prenne une bonne cuite, une fois dans sa vie, c’était sain aussi.

Yves fournissait tous les détails qu’il avait stockés, ordonnés, questionnés, commentés, ruminés jusqu’à la nausée.

— Dès le lundi matin, la vie a repris son cours. Jusqu’à ce qu’Alain m’appelle en fin d’après-midi : Yves, il faut que je te parle, mais pas au téléphone.

Au bistrot du coin, Alain, une voix d’outre-tombe, s’était demandé s’il avait le droit ou non de faire ce qu’il allait faire. J’adore Pauline, toi tu es mon meilleur ami, mais quoi qu’il arrive, je trahis l’un des deux. Cette fameuse soirée du samedi avait si bien commencé. Pauline, dans sa belle robe du soir, un cocktail à la main, les Champs-Élysées qui scintillaient à ses pieds. Le grand manitou de la région Île-de-France lui avait dit : « C’est donc vous, la fameuse Pauline Lehaleur ? » Au départ des premiers invités, Fanny avait proposé une boîte très chic, rue de Ponthieu, à deux pas. Pour remercier à titre personnel son équipe, Alain avait décidé de régaler. Un endroit comme on n’en voyait que dans les films : de l’or, de l’argent, du satin rouge, une lumière parfaite, une musique à mettre le feu, du personnel qui semblait sortir des pages glacées d’un magazine, plusieurs pistes de danse, et surtout, une scène avec des pole-dancers.

— Des strip-teaseuses qui s’enroulent autour d’une barre, précisa Yves à cent hommes suspendus à son récit. Un show tous les quarts d’heure, les garçons en prennent plein la vue, les filles s’en amusent. Mais, à raison d’un show sur trois, on inverse : c’est un garçon qui se déshabille. Un go-go dancer. En moins d’une minute, il n’a plus qu’une serviette autour de la taille et il descend dans le public pour se trémousser entre les jambes de demoiselles qui poussent des cris hystériques.

Aucune fille de leur petit groupe n’y avait échappé, mais le danseur s’était attardé sur Pauline, à la fois surprise et amusée de voir un tel spécimen mâle agiter son corps d’athlète à dix centimètres de son visage. L’homme avait soigné sa prestation et, en bon professionnel, s’était éloigné vers d’autres clientes juste avant qu’une gêne ne s’installe. Pauline ne s’était pas donnée en spectacle, elle avait juste joué le jeu devant ses collègues et s’était défendue d’avoir eu un traitement spécial. Pour se remettre de ses émotions, elle avait bu d’un trait une énième vodka tonic, bien décidée à continuer la fête : il n’y aurait plus jamais de lendemain. Elle s’était mise à danser, grisée, comme pour se charger d’énergie et de lumière avant l’hiver, à en devenir incandescente elle-même. Et puis, surgi de nulle part, un jeune type habillé d’un jean élimé et d’une chemise blanche ouverte sur le torse avait attiré sur la piste le regard de toutes les femmes présentes. Pauline n’avait pas reconnu tout de suite le go-go dancer dans sa tenue civile, redevenu client comme un autre, mais pas tout à fait. Il lui arrivait, pendant cette heure de pause, de nouer conversation, de glisser sa carte de visite, d’exposer ses prestations à domicile qui assuraient une partie de ses revenus : soirées de célibataires, enterrements de vie de jeune fille, ou fêtes d’anniversaire dont il était le cadeau vivant. Cette nuit-là cependant, il s’était contenté de danser, un verre à la main, et de façon bien moins ostensible que durant ses reptations de professionnel. Il avait échangé des sourires avec Pauline, puis quelques mots dans le brouhaha infernal. S’était engagée alors une autre conversation, muette, et bien plus sensuelle, au milieu de la piste.

Alain avait découvert une Pauline inconnue, cédant à sa frénésie, et si délicieusement. Fatigué de tant d’agitation, il lui avait proposé de la ramener, elle avait refusé tout net : Je prendrai un taxi ! À lundi ! Alain avait rejoint sa voiture sans savoir quoi penser de ce spectacle-là. Avait-il vu une jeune femme profiter d’une soirée exceptionnelle, ou bien l’épouse de son meilleur ami, ivre morte, essayant de provoquer un semi-gigolo ? Fallait-il que je la laisse là-bas ? Ou que j’y retourne pour garder un œil sur elle ? Que j’insiste pour la raccompagner ? Je ne savais plus quoi faire, Yves, je te supplie de me croire. D’un côté, je me disais qu’elle n’était plus responsable de ses actes, et que le lendemain elle me remercierait d’être intervenu. D’un autre, je me disais qu’après tout elle était adulte, et que rien de tout ça ne me regardait.

Sur le ton de la rigolade, Yves lui avait lancé en début de soirée : Je te la confie ! et maintenant ces quatre petits mots pesaient lourd sur sa conscience. Alain avait fait demi-tour, bien décidé à la convaincre, quitte à se montrer cassant, mais déjà il était trop tard : la voiture du go-go dancer venait de passer à sa hauteur, avec, sur le siège passager, Pauline qui augmentait le volume de l’autoradio.

Denis Benitez, pris, comme les autres, par le compte rendu d’Yves Lehaleur, avait trouvé ce qu’il était venu chercher dans cette confrérie. Sa propre histoire devenait anecdotique, et seule comptait pour l’heure celle de cet inconnu, aux antipodes de la sienne.

— Ainsi s’achevait le rapport de mon ami Alain, qui pourtant restait là, le coude sur le zinc, le regard défait, conscient d’avoir mis en péril notre amitié. Si je m’étais écrasé, je n’aurais plus jamais pu te regarder en face. Il insistait, mortifié : Tu me pardonnes ? Son besoin d’absolution paraissait si dérisoire en comparaison du choc que je venais de subir. Je me suis surpris à répondre : Moi, te pardonner ? Si en vingt ans tu m’as donné une seule vraie preuve de ton amitié, c’est celle-ci. Tu as fait ce qu’il fallait, et pour ça je serai ton débiteur à vie.

Avant de partir, Alain l’avait mis en garde contre les erreurs d’interprétation. Ce qu’il avait vu n’était peut-être pas aussi sinistre, et l’on pouvait imaginer d’autres dénouements à cet épisode, bien moins traumatisants. Mais étaient-ils seulement crédibles ?

— Je suis rentré chez moi — ce n’était déjà plus tout à fait chez moi — et me suis servi un plein verre de whisky, que j’ai bu comme de l’eau fraîche en attendant Pauline. Mon film d’horreur a commencé là, avec cette image d’elle quittant le club dans la voiture de ce type, le film que je me suis passé en boucle pendant des mois et qui revient encore me hanter.

De toute l’assistance, Philippe Saint-Jean était sans doute le plus intrigué par la manière dont un type décrivait l’infidélité de sa femme, les termes utilisés pour retracer la mécanique du soupçon, et, justement, les détails qu’il choisissait de pointer ou pas. Jadis, il avait développé toute une théorie sur l’adultère dans les classes populaires, bien plus délicat et complexe que dans les autres. Dans les milieux culturellement forts, comme le sien, on le considérait comme une dimension inhérente au couple, une sorte de dérivatif inévitable, que le discours savait commenter et relativiser ; on y croisait des Emma Bovary, des Don Juan, et l’on comptait souvent sur la littérature pour légitimer un coup tiré en douce. Chez les grands bourgeois, on prenait l’adultère pour un mal nécessaire, à ranger dans le même tiroir que les maladies vénériennes : ça tombait tôt ou tard, mais ça se soignait. En revanche, pour ceux qui n’avaient recours ni au luxe ni au romanesque, la chose se compliquait de modalités pratiques, recherche d’un lieu pour abriter les ébats, jonglerie avec un emploi du temps souvent réglé au quart d’heure. Plus que d’adultère, il s’agissait de cocufiage, vécu dans la honte et la trahison. Le cinq à sept sombrait dans la tragédie grecque, et la liaison durable dans le crime de bigamie. Philippe Saint-Jean s’était toujours demandé pourquoi placer une telle charge dramatique dans un événement si insignifiant.

— En me trouvant silencieux, un verre à la main, Pauline m’a dit : Tu prends un apéritif à cette heure-ci ? Elle a ajouté : Pouah… je ne boirai plus d’alcool fort de ma vie.

Hanté par le doute, Yves était allé droit au but : Tu n’as pas dormi chez Fanny, tu étais où ? Pauline avait joué la fille qui tombe des nues, mais avec si peu de conviction, et avec une telle peur d’être découverte qu’elle s’en dévoilait elle-même. Qu’est-ce qu’on est allé te raconter… Et Yves, imperturbable, cherchant à calmer sa brûlure intérieure à coups de rasades de Cutty Sark, la mettait sur la piste, et sans la moindre ironie : Ivre morte dans la voiture d’un strip-teaseur à cinq heures du matin, je suis curieux de la suite. Elle avait tout essayé, l’indignation, la colère, elle avait vomi son dégoût de la médisance, a fortiori la médisance des proches, si pernicieuse. Yves tenait bon, reposant inlassablement la même question avec un calme qui augurait le pire. Une heure plus tard, elle avait craqué et avoué son seul crime : Oui j’étais ivre, oui il m’a proposé d’aller boire un verre ailleurs, oui j’ai dit à Fanny de me couvrir, oui oui et oui, mais je n’ai pas couché avec lui, je te supplie de me croire ! Comment s’était-elle imaginé que l’homme qui partageait sa vie depuis cinq ans allait se contenter de si peu ? Boire un verre… Les cris avaient laissé place aux sanglots mais Pauline n’avait plus rien lâché, elle avait même inversé le procès : comment l’homme qu’elle aimait, son mari, refusait-il de la croire ? A fortiori quand elle venait d’avouer une faute si inoffensive ! Elle avait bu un malheureux verre avec un inconnu qui s’était mis en tête de la ramener chez lui mais, malgré son ébriété, elle avait tenu bon. D’ailleurs, il ne lui plaisait même pas, ce type aux muscles qui sortaient de sa chemise, une caricature !

— Elle y mettait tant de conviction et de précision que j’ai eu un moment de doute. Elle m’a décrit la façon ridicule de draguer de ce gars, l’endroit dans lequel ils avaient échoué, un after comme elle disait, un bar qui ouvre quand tous les autres ferment, elle m’a même décrit les copains du type qu’ils y avaient retrouvés, et tout ce beau monde avait picolé dans une ambiance bon enfant jusqu’à midi. J’aurais tant préféré laisser défiler ce film-là. Mais Pauline m’avait menti une fois, comment la croire désormais ?

À la séance de ce jeudi soir, il n’y aurait pas de second témoignage. Une heure venait déjà de s’écouler mais personne n’avait regardé sa montre. Ceux qui avaient prévu de prendre la parole en seraient quittes pour revenir.

Malgré un ultimatum, Yves n’avait pas réussi à obtenir la vraie version de cette fin de nuit-là : Pauline n’en changerait plus. Dans un silence de mort, il avait enfilé sa parka et glissé dans une poche la bouteille de Cutty Sark. Au bord de la nausée, il avait quitté l’appartement sans même un regard vers elle et avait rejoint un petit hôtel de la rue de Tolbiac, s’était enfermé dans une chambre, le verre à la main, allongé dans un lit double, le regard perdu dans les fissures du plafond. Sa Pauline était devenue cette garce de Pauline, plus jamais il ne l’appellerait autrement, et bientôt il n’aurait plus besoin de l’appeler du tout. Mais avant d’envisager la suite et fin de leur histoire commune, il lui fallait une certitude.

— … Je ne sais pas ce qui m’a pris, vers trois heures, j’ai vu clignoter les voyants rouges du radio-réveil posé sur la table de chevet, et je me suis dit que plus vite j’aurais cette certitude, plus vite je pourrais commencer une nouvelle vie sans cette garce. Un strip-teaseur, à cette heure-là, ça devait être en plein boulot…

Philippe Saint-Jean se redressa tout à coup : le type qui racontait sa triste histoire de jalousie ordinaire avait-il osé un geste aussi extravagant ? Coincer le chippendale qui avait couché avec sa femme ? Personne, dans son milieu, n’aurait été capable d’une chose pareille mais tous en auraient rêvé ! Yves Lehaleur remonta tout à coup dans son estime.

— Je sais que tout ça est ridicule, et ridicule, ça n’est même pas le bon mot, c’est le stade au-dessus du ridicule, comme une farce lamentable qui cherche à être drôle sans y parvenir : Pauline avait couché avec un strip-teaseur, un gars bodybuildé, huilé comme un poulet rôti. La femme avec laquelle je vivais depuis cinq ans était tombée dans ce panneau-là.

En fait, il cherchait le mot « grotesque ».

— C’était quoi, ce fantasme ? L’exact équivalent de la strip-teaseuse vulgaire, fardée et super bandante qui nous plaît tant à nous autres ? C’était la même chose ? Pauline avait eu envie de ça ?

Même s’il ne correspondait en rien à la clientèle du club, le videur avait laissé entrer ce gars en parka, terriblement silencieux, lent, et si absent au monde. Yves avait vu défiler sur scène Sabrina et Marcy, puis, au micro, on avait annoncé le show d’un certain Bruno.

— Un accès de haine dès que je l’ai vu. C’est un sentiment si rare chez moi qu’il en devenait un signe évident : c’était lui. Pauline était partie avec lui cette nuit-là.

En le voyant imposer son corps aux clientes, Yves avait cherché en chacune le regard et les gestes de sa femme. Comment avait-elle réagi quand il avait saisi les mains de Pauline pour les poser sur ses fesses ? Quand il avait approché son sexe de son visage ? Avait-elle souri béatement, comme les autres, ou rougi, de honte ou d’excitation, avait-elle été audacieuse ou mal à l’aise, avait-elle eu envie de fuir une attraction inattendue, ou bien de se laisser envahir par elle ? Yves avait demandé à rencontrer ce Bruno en se faisant passer auprès du barman pour un patron de club qui recrutait dans les bars chics de la capitale. Dix minutes plus tard, avait déboulé l’artiste en personne, rhabillé à la va-vite, ruisselant de sueur.

Je suis le mari de Pauline.

Bruno n’avait entendu de cette trop courte phrase que le mot mari, et à la réflexion, à quoi pouvait ressembler un gars emmitouflé dans sa parka, dans un haut lieu de la nuit parisienne, sinon à un mari ? Le mari de qui… ? Yves lui avait rafraîchi la mémoire : La blondinette un peu potelée que vous vous êtes tapée samedi dernier.

— Il a cru que je venais lui casser la gueule. Ça m’a fait plaisir de voir ce grand costaud qui passait des heures dans les salles de sport avoir la trouille d’un gars comme moi. Moi qui suis le contraire d’un bagarreur, moi qui fuis toute forme de violence. Et pourtant, dans l’état où j’étais, je pouvais lui fracasser le nez contre le rebord du comptoir et lui ôter tout espoir de retrouver sa petite gueule à la mode. Il l’a senti.

Qu’est-ce que je peux dire ? Il était trois heures du mat… Elle était adulte et consentante… Je ne pensais pas faire souffrir quelqu’un… et je crois, elle non plus… Bruno avait eu un mouvement de recul en voyant Yves glisser la main dans une poche intérieure. Et en sortir un chéquier.

— Malgré mon envie de mettre ce bar à feu et à sang, je n’étais pas là pour me venger mais pour avoir une certitude. Et surtout, des détails. Sans payer, jamais je ne les aurais eus.

De ces détails qui servent à se rendre malheureux, à rajouter des scènes inédites au cinéma permanent que l’on se joue. Ces détails-là, certes, faisaient mal mais ne mentaient pas — il suffisait d’un seul, même cruel, pour faire cesser toute spéculation, erreur d’interprétation, mensonge, faux-fuyant et faux espoir. Bruno s’attendait à tout sauf à être payé pour le récit de cette nuit-là — et sans doute aurait-il demandé au cocu de lui foutre la paix s’il n’avait eu le chèque en poche. Yves lui proposait de gagner en un quart d’heure l’équivalent d’une soirée entière à jouer le cadeau d’anniversaire, offert par une bande de copines à celle d’entre elles qui s’y attendait le moins.

Bruno avait lâché le morceau en veillant à rester le plus objectif possible. Quand il lui arrivait de griller une étape, Yves lui demandait un retour en arrière. C’est elle ou c’est vous qui avez proposé d’aller chez vous ? Il était quelle heure ? Elle a accepté tout de suite ? Le compte rendu, prudent et méthodique, de Bruno s’était résumé en une lente énumération de ces fameux détails. Il avait commencé par noter sa petite île déserte tatouée au creux de l’aine. Ce motif, Pauline et Yves l’avaient choisi ensemble. Un coin de paradis où depuis il avait été le seul Robinson.

Ça s’est passé dans le lit ? Par terre ? Sur le canapé ? Elle vous a fait « ça » ? Et « ça » ? Dans cette position-là ? Et « ça », vous le lui avez demandé ou elle vous l’a fait spontanément ? Des caresses qu’Yves prenait pour des dons de sa femme à l’homme qu’elle aimait. Une intimité qu’ils avaient passé des années à conquérir. Un inconnu avait tout obtenu en une seule fois et sans même avoir besoin de la mettre sur la voie. Quand Yves lui avait demandé si elle avait joui, Bruno avait répondu : Je ne sais pas, sans pourtant laisser le moindre doute planer. À son réveil, Pauline avait disparu sans laisser de mot ni de numéro, et pour Bruno c’était bien mieux ainsi.

Yves lui avait posé une toute dernière question : Pourquoi ma femme ? Vous qui attirez des filles bien plus belles, bien plus riches, bien plus en vue, pourquoi avoir couché avec une petite femme si ordinaire à vos yeux ? Sans hésiter, il avait répondu : Parce que la ménagère qui s’offre un extra, ça se tente au moins une fois. Rappelé en coulisses, Bruno avait lancé un dernier regard, sans ironie ni malveillance, vers Yves. Je sais que ça n’aidera pas, mais les femmes que je rencontre ici me voient comme une espèce de sex toy vivant. En général, elles repartent déçues.

Effectivement, ça n’avait pas aidé. Car, depuis cette nuit-là, Yves n’était plus l’homme qui avait su faire rêver sa femme, son prince charmant, l’objet de son désir. Il était redevenu un petit poseur de double-vitrage qui ressemblait au premier venu, pas plus ambitieux que la moyenne, juste un brave gars qui fera un bon petit mari et un père attentionné, avec lequel on pourra vieillir sans trop de regrets. La fougue et la fièvre, c’était déjà un autre, un inconnu qui arrachait des cris aux femmes rien qu’en apparaissant sur scène.

— Les hommes infidèles qui sont trompés à leur tour n’ont que ce qu’ils méritent. Mais moi ? En cinq ans, je n’avais pas croisé de femme plus attirante que la mienne, et qui sait si ça n’aurait pas duré ainsi encore longtemps ?

Durant ses années de mariage, Yves ne s’était jamais posé de questions sur la fidélité, la longévité du couple ou l’érosion du désir. À bord d’une coquille de noix où ne tenaient que deux passagers, il avait mis le cap sur le grand large et s’était imaginé faire le tour du monde contre vents et marées. Aujourd’hui, débarqué de son rêve, il ne reprendrait plus la mer avant longtemps.

— Je n’ai jamais revu Pauline. Je n’éprouve pas le plus petit atome de nostalgie de ce que nous avons vécu. Même dans mes pires cauchemars, elle apparaît de moins en moins. Je l’oublie.

De son côté, elle avait tout tenté pour implorer son pardon, prête à tous les serments, mortifiée de s’être égarée cette nuit-là. Pour ne plus lui adresser la parole, Yves avait confié à un avocat toutes les questions matérielles et la procédure de divorce. Mais, avant que ce mauvais film ne le laisse enfin en paix, Yves s’était arrêté sur chacun de ses enchaînements pour tenter d’identifier lequel avait fait basculer son mariage. Illusoire mais systématique analyse de toutes les hypothèses, de toutes les bifurcations possibles d’une longue série d’épisodes conduisant à une fin inéluctable. Et si ce soir-là… ? Et si ce soir-là ils étaient allés dans un autre bar ? Et si elle avait bu du whisky au lieu de la vodka ? Et si ce crétin de danseur avait fumé une cigarette dehors durant sa pose ? Et si Alain s’était montré plus convaincant ? Fanny aurait-elle servi d’alibi si elle n’avait pas habité à deux pas ? Et si le plus petit de ces détails avait contredit à lui seul une telle fatalité, Yves aurait-il fini sa vie avec Pauline, tous deux le cœur en paix, entourés de leurs petits-enfants ?

Il n’aurait jamais de réponse. Mais tant de conjectures confirmaient à leur façon que seul le drame savait convoquer le destin en personne. Jamais les fins heureuses.

— Aujourd’hui j’en arrive à penser que ce coup du sort a peut-être été ma chance. Les événements sont encore trop récents, mais je sais qu’un jour prochain je remercierai Pauline de m’avoir délivré d’elle.

Yves quitta l’estrade, épuisé, tout étonné d’être allé si loin dans l’impudeur. Il ne s’était cherché aucun arrangement avec la vérité, on l’avait écouté sans condescendance, et son récit semblait déjà ne plus lui appartenir. Philippe Saint-Jean, qui d’habitude mettait un point d’honneur à ne s’épater de rien, était forcé d’admettre que ce drôle de bonhomme, qui se déclarait mal à l’aise en public, avait captivé cent personnes deux heures durant — même au Collège de France il n’avait jamais écouté de communication aussi soutenue. Si son histoire était banale, sa façon de la vivre, et surtout d’en finir, ne ressemblait à rien de connu. Comment avait-il pu être si radical, si impitoyable avec une femme qu’il aimait tendrement jusqu’alors ? Une telle intransigeance paraissait démesurée, injuste. Quel noir sentiment était assez fort pour détruire le bonheur manifeste ? Philippe l’imaginait si bien, cette Pauline, reine d’un soir, perdant le contrôle de ses émotions. Comment ne pas comprendre que l’écart de cette nuit-là ne s’était pas produit par hasard mais au moment où, dans son tout nouveau foyer, elle allait fonder une famille. Et cette aventure-là se déroulerait si vite que, sans s’annoncer, l’âge mûr viendrait la relever de sa mission. Comment ne pas deviner que le symbole de cette incartade comptait bien plus que le frisson ? Comment ne pas admettre que cette folie d’une nuit était sans doute la dernière audace d’une jeune femme sur le point de tout donner, et avec bonheur, au quotidien des siens ? Comment refuser le pardon à une femme aimée quand on reconnaît le droit à l’erreur à ceux qui jamais ne devraient en commettre ? Quand on accorde des circonstances atténuantes aux crimes de sang chaud ?

Philippe Saint-Jean et Denis Benitez quittèrent la salle ensemble, longèrent un couloir en évoquant leurs souvenirs de communale. Au seuil de l’établissement, éclairé par un réverbère, ils aperçurent la silhouette d’Yves Lehaleur qui détachait l’antivol de son scooter. Les trois hommes échangèrent poignées de main, noms et prénoms, puis quelques amabilités sans lien direct avec cette confrérie dont ils ne savaient plus quoi penser. En voyant scintiller la terrasse vitrée d’un café, l’un d’eux proposa d’aller prendre un verre.

* * *

Attablés devant des bières, ils firent connaissance comme s’ils s’étaient rencontrés dans des circonstances plus classiques. Philippe était intrigué par Denis, l’homme que les femmes fuyaient, et bien plus encore par Yves, l’homme qui ne pardonnait pas.

Si, du temps où il vivait avec Juliette, sa dernière compagne, Philippe avait vécu pareille mésaventure, il aurait cherché à démêler le vrai du faux, à balancer écoute et reproche, à puiser tantôt dans le bon sens populaire, tantôt dans la psychanalyse. Il se serait montré attentif, puis virulent, puis démuni, magnanime enfin, toujours présent, à elle, à leur couple, afin de lui définir de nouvelles bases. Philippe aurait tout autant dialogué avec lui-même, quitte à se perdre dans une spirale de sens, ou bien il se serait confié à un ami auteur d’un essai sur la jalousie, ou à un ancien analyste recontacté pour l’occasion. Tout mais pas cette décision implacable et définitive, ce couperet tombé sans même laisser la plus petite chance à l’autre. Philippe vivait encore au pays de Voltaire et de Sartre, celui des mots.

De son côté, Yves avait, ce soir, tourné une page. En homme libre, il ne savait pas de quoi demain serait fait mais ça n’avait guère d’importance ; il avait payé trop cher ses projets d’avenir avec Pauline pour s’en découvrir de nouveaux. Dorénavant, il allait s’en remettre au hasard, et si le hasard avait décidé de prendre son temps, Yves avait déjà retrouvé le sien. C’était même le premier cadeau de sa toute récente liberté : le temps, le temps pour soi, le temps pour tout, le temps perdu, le temps béni.

Pendant que Philippe commandait des verres, Denis observait la serveuse de pied en cap, joues roses et pommettes saillantes, capable de donner tout ce qu’elle n’a pas si on le lui demande avec délicatesse. De se savoir si disponible à toutes les femmes du monde le ramena tout à coup à sa terrible solitude et, pour la repousser quelques heures encore, il décida de repasser par sa brasserie pour un dernier verre entre collègues. Philippe, peu pressé de partir, avait prévu de s’endormir devant la rediffusion d’un documentaire. Et comme chaque soir, de retour dans son grand lit vide, Yves allait s’interroger sur le seul aspect du célibat qui le préoccupait désormais : le manque de sexe.

Après Pauline, se trouver une nouvelle partenaire n’avait pas été une priorité. Il lui avait fallu de longs mois pour se remettre du choc et surmonter une sorte de dégoût pour toute forme de chaleur humaine. Mais sa libido depuis s’était rappelée à lui, plus préoccupante de jour en jour. Bizarre fébrilité à la tombée de la nuit, regards traînants au passage d’une jupe, érections intempestives. Il allait devoir partir à la recherche de nouveaux corps, et dans ses rêveries diurnes il en imaginait toute une série, comme pour se mettre à jour d’une vie de séducteur interrompue cinq années durant pour une garce qui n’avait pas mérité sa fidélité. La perte de la femme qu’il aimait avait modifié la chimie de ses sentiments de façon irréversible. Plus jamais Yves — il insistait sur le plus jamais — ne tomberait dans le piège de l’intimité. S’il ne parvenait pas toujours à mettre des mots sur ses émotions, certains lui inspiraient désormais un réflexe nauséeux, comme amour et son cortège de synonymes, ou tendresse et ses dérivés, avec une mention spéciale pour couple, particulièrement indécent mais sans équivalent réel. D’autres s’en sortaient mieux, affection ne recouvrait rien de trop sordide et attirance restait assez vague pour ne prendre aucun risque. Curieusement, il avait banni le mot séduction de son vocabulaire. Séduire ? La belle affaire. Le terme induisait un enchaînement de figures imposées, toutes plus fastidieuses les unes que les autres. Rencontrer, accoster, se montrer brillant dans la mesure de ses moyens, extirper un numéro de téléphone, attendre un laps de temps suffisant avant de se manifester, extorquer un rendez-vous, rester patient, et drôle encore, afin de se retrouver dans un lit, sans pourtant paraître trop audacieux, deviner les limites sans les transgresser. Si d’aventure on franchissait avec succès ces étapes-là, la fille qui avait succombé ne devait en aucun cas s’imaginer avoir rencontré quelqu’un. Yves Lehaleur, le cœur découragé, se dispenserait dorénavant de tout souci de romantisme.

Contrairement à ses habitudes, Philippe, le verre à la main, parlait plus que les deux autres. Dans les conversations d’ordre général, il restait souvent embusqué, prêt à ressurgir quand l’un de ses interlocuteurs s’engageait dans une impasse. Ce soir, sans doute parce qu’il était le seul des trois à ne pas s’être exprimé en session, il monopolisait la parole. Denis se contentait de relancer, amusé par la façon dont Philippe donnait du sens aux bavardages de comptoir. Yves, de son côté, cherchait la façon la moins vulgaire de parler sexe avec deux inconnus : et vous les gars, vous faites comment ? À en croire son témoignage, Denis n’avait pas fait l’amour depuis de longues années, et Philippe se disait séparé depuis peu ; on pouvait imaginer que chacun avait sa réponse.

Malgré les efforts d’Yves, on n’aborderait pas, ce soir-là, le sujet. On ne saurait rien de l’abstinence forcée de Denis Benitez, de son angoisse issue de la perte du désir, du spectre de l’impuissance. Avec les années, toute volupté avait déserté jusqu’à ses rêves, dernier refuge des pulsions inassouvies. Parmi ses causes perdues, Denis faisait figurer sa virilité au tout premier rang.

On ne saurait pas plus comment Philippe essayait de retrouver Juliette dans le lit des autres femmes. Aucune n’avait son odeur, aucune ne savait se cambrer comme elle dans une position en cuillère, aucune ne poussait ce râle de plaisir, discret mais si intense. Il avait cherché à se consoler avec la première venue, puis la deuxième, et à chaque étreinte il s’était imaginé le corps de Juliette pour provoquer l’orgasme de sa partenaire et l’atteindre lui-même, prouvant à sa façon que la simulation n’était pas qu’un apanage féminin. Il avait beau s’interdire toute nostalgie, s’accrocher à ses résolutions, jouer les détachés, relire ses classiques, la vie avait perdu toute fantaisie depuis le départ de la belle.

Ils s’étaient rencontrés lors d’un colloque où Philippe avait dénigré en public une biographie de Spinoza qu’elle avait écrite. Pas le moins du monde impressionnée, elle lui avait tenu tête avec une telle assurance qu’il l’avait invitée à dîner pour se confondre en excuses. Les premiers temps, il avait été dérouté par cette femme plus grande que lui à la fois par l’âge, la taille et l’expérience. Elle mesurait une tête de plus que tout le monde, elle était son aînée de quatre ans, et elle avait élevé ses enfants seule. Pour en avoir vécu plusieurs, Juliette n’avait pas eu peur de se colleter à la vie, à l’inverse de Philippe qui jouait au pur esprit, désemparé face au quotidien. Plus il rendait hommage à son agilité d’esprit, à son indépendance, plus il admirait sa beauté, intacte depuis l’époque où, pour payer ses études de lettres, elle avait posé pour quantité de peintres et de sculpteurs. Juliette Strehler, 1,85 m pour 63 kg, sa statue en pied est exposée au Smithsonian de Washington. Ainsi la présentait-il à ses amis qui jamais n’avaient connu Philippe Saint-Jean aussi fier de paraître au bras d’une femme. Aujourd’hui, drapé dans son orgueil, il lui faudrait encore longtemps avant d’admettre que le manque de Juliette était la raison profonde qui le poussait vers ces rendez-vous du jeudi. Si elle l’avait quitté pour un autre, même un go-go dancer, Philippe aurait trouvé la sentence bien moins cruelle. Elle l’avait quitté à cause de ce qu’il était devenu : un type tout prêt à accepter, sans plus se poser de question, l’image du brillant intellectuel que d’aucuns lui renvoyaient. Philippe Saint-Jean s’était pris pour Philippe Saint-Jean, et seule Juliette s’en était aperçue.

Cette conversation sur la frustration sexuelle n’aurait pas lieu, mais ça ne changerait rien à la réponse qu’avait trouvée Yves pour s’en débarrasser, et de la façon la plus logique possible : il consommerait sans séduire. Sans prononcer un mot. Sans même connaître la fille. Sans prendre le temps de savoir si elle lui plaisait vraiment. Sans risquer de voir s’installer le plus petit atome de sentiment. Un ami marié lui avait dit : Tu sais, l’avantage d’une pute, c’est pas tant qu’elle fasse tout ce que tu veux, c’est qu’elle s’en aille juste après. Le même ami, qui semblait en connaître un chapitre, lui avait laissé le numéro d’une certaine Kris.

Yves n’avait pas encore connu de prostituées, et peu d’hommes de son entourage avaient fait appel à leurs services. Pour lui, c’était une pratique d’une autre époque, qui concernait d’autres milieux, d’autres mœurs que les siennes. Il n’y avait là aucune dimension morale mais juste une affaire de circonstances : il n’avait jamais eu besoin de payer. Et du haut de ses quarante ans, brutalement célibataire, fuyant toute idée d’attachement, il était décidé à appeler cette Kris dont on lui avait fait une vague description physique. Si un inconnu comme Philippe ou Denis lui avait dit ça m’arrive de temps à autre, Yves se serait senti dans une norme, prêt à admettre que tout homme un jour en passait par là. Le numéro de la fille traînait dans sa poche depuis une semaine et le besoin de l’appeler s’imposait maintenant. Elle viendrait, il s’emparerait de son corps et, après son départ, il en finirait une bonne fois pour toutes avec ce brave monsieur Lehaleur, petit mari exemplaire en route vers la grande aventure familiale. Plus aucune Kris, aujourd’hui, ne lui en demanderait tant.

Avant de quitter le bistrot, Philippe demanda aux deux autres s’ils avaient l’intention de revenir le jeudi suivant. Denis acquiesça et Yves répondit : sans doute. Chacun repartit avec l’intuition que leur trio serait amené à se reformer.

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