— Tout le monde sait que la première ruse du diable est de revêtir les oripeaux de la modestie, de la candeur et de l’abnégation. Quand Manon est entrée dans mon bureau pour un entretien d’embauche, elle avait le C.V. d’une orpheline en détresse. Mais que de bonne volonté et de promesses !
Depuis plusieurs semaines, Denis Benitez, Yves Lehaleur et Philippe Saint-Jean se tenaient côte à côte et ne se privaient pas d’un coup de coude complice ou d’une messe basse durant les interventions.
— Au fil des mois, elle a gagné en aplomb, se révélant une alliée à qui personne ne résistait, pas même moi. Si l’on y ajoute un mariage vacillant et une crise de la cinquantaine, je n’ai pas su éviter un piège vieux comme la libre entreprise, celui du patron qui couche avec sa secrétaire.
N’étant ni l’un ni l’autre, Denis Benitez laissa à pareil cliché le bénéfice du doute, puis relâcha son attention. Faute d’avoir le courage de se lever et de dévoiler l’existence de l’intruse, il attendait de ces rendez-vous du jeudi un impossible miracle : croiser un cas de figure proche du sien. Mais comment croire un seul instant que son étrange histoire connaissait un précédent ? Qui avait souffert, comme lui, d’une présence inexpliquée dans ses murs ? Dans un premier temps, il l’avait imaginée surgie du passé pour lui faire expier une faute mais, à force de la côtoyer, à la fois si présente et si discrète, il s’aventurait vers une hypothèse à l’exact opposé. Quelle serait la première raison d’une femme de s’installer chez un homme, sinon pour le voir, l’entendre, sentir sa présence, et faire partie de sa vie coûte que coûte ?
L’intruse était-elle de ces secrètes amoureuses qui soupirent dans l’ombre d’un homme adulé ? En frappant à sa porte, avait-elle franchi un pas qu’aucune autre n’osait ? Était-il hors de question pour un homme comme lui de susciter un sentiment démesuré, indéfectible ? Pourquoi ne pas imaginer Marie-Jeanne Pereyres en femme passionnée qui s’imposait à lui comme l’évidence en personne ?
— Peu de temps après, je suis tombé malade. Alité plusieurs semaines, sans réactions, vidé de mes forces, incapable de prononcer un mot. Les médecins n’ont rien diagnostiqué, sinon une sorte d’aphasie bien différente d’une dépression, et dont j’étais le seul à connaître l’origine. Au fond de moi, je savais que la présence de Manon dans ma vie allait chasser toutes les autres, et cette certitude-là m’avait rendu malade. Il est clair que beaucoup d’entre vous se sont effondrés à cause d’une femme, sinon votre confrérie n’existerait pas.
L’assistance avait pour règle de ne pas réagir, même si certains, dont Philippe Saint-Jean, se sentaient concernés. Naguère, Juliette avait inspiré en lui un sentiment si intense qu’il s’était, tout comme le témoin, écroulé à terre. Un médecin avait prescrit une série d’examens, tous inutiles, car pour se remettre d’un tel séisme dans sa vie, Philippe avait juste besoin de la main de Juliette dans la sienne — seule celle qui avait déclenché la maladie avait le pouvoir de le soigner. Deux semaines plus tard, quand il eut retrouvé l’usage de la parole et de ses jambes, elle s’était installée chez lui pour de bon. Leur première année fut à ce point fusionnelle que, de peur d’être séparés une heure durant, ils s’accompagnaient l’un l’autre à leurs rendez-vous respectifs, et ce jusqu’à ce que plus personne ne leur fixe rendez-vous. Philippe n’oublierait jamais ce matin où Juliette était sortie faire des courses, seule, et en était revenue avec un œil au beurre noir pour avoir glissé sur le carrelage d’une boutique. Il en avait tiré des interprétations freudiennes : Juliette s’était punie de cette toute première séparation, comme elle avait puni l’homme de sa vie de la laisser s’éloigner, et cette culpabilité-là ressemblait de façon troublante au coquard que laisse un homme brutal. Ils se savaient infréquentables pour les tiers, abêtis, roucoulants, mais incapables de faire autrement : ils ne retourneraient dans le monde que rassasiés l’un de l’autre.
— La passion est une maladie grave, une drogue dure. Après les premières exultations s’installent le travail obsessionnel, puis la dépendance. Manon quand j’ouvrais l’œil, Manon quand je riais, Manon quand je pleurais, Manon dans mes rêves. Une seule réponse à toutes les questions, à tous les désirs, à tous les doutes : Manon. Quelle heure est-il ? Manon. Vous prendrez bien un peu de dessert ? Manon. Tiens, le temps est à l’orage. Manon.
Par bonheur, Yves Lehaleur s’était débarrassé de ces sentiments dévastateurs, épuisants, qui abandonnaient derrière eux des êtres en friche. Il remercia le ciel de lui laisser le cœur en paix et la queue vagabonde. À la dérobée, il sortit son téléphone pour voir si Kris avait laissé un message. Depuis le matin, il tentait de prendre rendez-vous, moins pour coucher avec elle que pour lui raconter dans le détail, et sur le ton de l’ironie, une soirée calamiteuse passée avec une dénommée Brigitte. Elle m’a épuisé, ta collègue, et pas comme j’aurais voulu. Rappelle-moi. Avant même d’avoir ôté son manteau, Brigitte avait répondu à un appel en s’excusant par avance : Je ne décroche jamais, mais là je suis obligée. Par discrétion, Yves s’était enfermé dans la cuisine sans toutefois échapper à des bribes de conversation. Le docteur est venu ?… La carte Vitale est dans le tiroir du buffet, où veux-tu qu’elle soit ?… Pour la puce, il reste du poisson pané, fais-lui des coquillettes. Yves était réapparu la tête pleine de scénarios d’un non-érotisme parfait : Brigitte qui travaille de jour et se prostitue la nuit parce qu’un mari au chômage ne l’aide plus à joindre les deux bouts. Un mari qui se sent à l’étroit dans le costume du maquereau passif, mais les temps sont durs. Et la puce qui demande, devant son plat de coquillettes : Pourquoi maman est jamais là le soir ? À peine son téléphone rangé, elle avait abordé la question financière : 200 € pour deux heures, ensuite je dois rentrer. De toutes les femmes qu’il avait reçues, aucune ne lui avait donné à ce point l’impression d’être au travail, persuadée de détenir un pouvoir qu’elle n’avait pas, celui d’embraser les sens d’un homme qui la paie — ce fut sans doute le point le plus exaspérant, cette outrecuidance de se prétendre prostituée, comme s’il suffisait d’ouvrir les jambes. Malgré tout, il s’était figuré qu’en bavardant durant la première heure, il allait la désirer assez pour la culbuter durant la deuxième, mais chaque parole échangée les avait coincés dans le réel, et le plus pragmatique qui soit, celui du temps qui file aussi vite que le crédit. En voulant jouer les pros, elle l’avait tutoyé : De quoi t’as envie ? Yves avait entendu pour la première fois ce que ces simples mots recelaient de vulgaire. De guerre lasse, il lui avait proposé un marché : il la laissait partir sans même avoir à se déshabiller, à condition de lui avouer toute la profondeur de son drame. Quel drame ? De quoi tu parles ? Tu veux savoir pourquoi je fais la pute ? Yves avait dû reformuler sa question : quel drame terrible empêchait Brigitte d’être auprès de son enfant malade en ce moment même ? Parce que seule une héroïne de Zola pouvait connaître le destin tragique d’une femme qui se prostitue pour acheter des médicaments à son gosse. Yves en voulait pour ses 200 € et s’attendait à du grandiose, une malédiction ancestrale, une enfance rongée par le secret, un amour passionné pour un monstre, une trahison dantesque. Brigitte s’était contentée de mentionner une pension alimentaire qui n’arrivait jamais, un nouveau compagnon criblé de dettes, et d’opiniâtres huissiers. Puis elle s’en était allée, plus riche de quelques billets, mais délestée d’une fade vérité que personne ne lui avait soutirée jusqu’alors.
— La suite s’est précipitée. Je quitte ma famille pour vivre dans un meublé. Manon m’y rejoint les premiers temps. Nous rêvons à notre avenir rayonnant de passion et de pouvoir. Je me ruine pour lui offrir tout ce qu’elle désire, je m’endette pour bâtir la maison de nos rêves, dont elle sera l’unique propriétaire — je me souviens d’avoir insisté : S’il m’arrive quelque chose, je veux que tu sois à l’abri. Au bureau, elle se propose de me soulager des dossiers les plus routiniers, puis m’incite à jouer une subtile partie d’échecs au sein de la compagnie. Un jour, elle me tend dans un parapheur l’équivalent de mon arrêt de mort, que je signe sans même le lire. Puis elle accepte une promotion et commence un étonnant parcours dans la boîte. Elle dîne la plupart du temps avec des collègues, puis certains patrons. Il faut passer des alliances, me dit-elle. Elle rentre de plus en plus tard, et quand je m’en plains elle me fait taire au creux du lit. Elle repousse la date du mariage sous divers prétextes et m’assure avoir arrêté la pilule. Un matin, je la vois siéger parmi nous à la direction générale. Le lendemain elle me quitte.
Yves ne croyait à rien de ce stéréotype où l’homme se voit tomber dans les rets d’une créature vénéneuse. À n’en pas douter, ce gars mentait, car à quoi bon diaboliser à ce point sa maîtresse sinon pour s’affranchir de la faute originelle ? Pourquoi vouloir convaincre un public sinon pour se réhabiliter à ses propres yeux ?
Pour avoir brûlé de ce feu-là, Philippe, lui, ne doutait pas de la sincérité de cet homme. Lui aussi aurait signé n’importe quel papier que Juliette lui soumettait, lui aussi aurait déposé à ses pieds tout ce qu’il possédait.
De son côté, Denis ne retenait du récit en cours que les éléments qui nourrissaient sa thèse. Jusqu’où peut-on aller par amour ? Si un homme peut se rendre malade, se ruiner, abandonner sa famille, pourquoi une femme n’irait-elle pas jusqu’à forcer la porte de celui qu’elle a choisi ? Pour, un jour, forcer cette autre porte qu’il n’ouvrait jamais, celle de tout son être ? À n’en pas douter, Marie-Jeanne Pereyres tenait un siège dont il était la place forte.
— Aujourd’hui, je vis toujours dans ce meublé, et seul. Les indemnités de mon licenciement économique partent en pension alimentaire. Mon ex-femme me hait, mes fils ne veulent plus me voir. Lassés de m’entendre rabâcher mon obsession de Manon, les rares amis qui m’avaient absous d’avoir quitté femme et enfants m’ont à leur tour abandonné. Je suis responsable de ce terrible ratage et, malgré les apparences, je ne suis pas venu ici pour me plaindre mais pour faire une proposition à celui d’entre vous qui m’aidera à assouvir une vengeance…
Ceux qui, dans l’assistance, s’attendaient à une conclusion solennelle ou un silence recueilli dressèrent l’oreille au tout dernier mot prononcé.
— J’imagine que certains d’entre vous ont vu ce film de Robert Bresson, Les dames du bois de Boulogne. Pour les autres, ça raconte l’histoire d’une femme plaquée par un homme qu’elle a passionnément aimé. Elle décide de se venger en mettant sur sa route une demoiselle à laquelle il ne résistera pas. À son tour, il va connaître les affres de la passion et de l’abandon.
Denis, Philippe et Yves échangèrent un regard, saisis par le tour étrange que prenait ce témoignage. Philippe avait fait un rapprochement entre l’histoire de ce type et les mélos d’avant-guerre, mais pas avec ce film de Bresson qu’il aimait comme tous les films de Bresson, et qui lui semblait fort éloigné du sujet. Denis, lui, ne l’avait pas vu, mais il lui avait suffi d’entendre Elle décide de se venger en mettant sur sa route une demoiselle à laquelle il ne résistera pas pour que surgisse une nouvelle théorie sur la présence de l’intruse comme instrument de la vengeance d’une autre. Mais cette angoisse-là, malgré la paranoïa, ne résista pas à une minute de froide analyse ; pour le faire tomber dans un piège, encore eût-il fallu choisir une femme fatale, et pas ce… cette… pas elle en tout cas. Et puis, comment imaginer une Marie-Jeanne Pereyres manipulée par qui que ce soit ?
Yves ne gardait aucun souvenir du film, mais le résumé qu’on en avait fait lui donnait envie de le voir ; cette fille qu’on précipitait dans les bras du personnage était-elle ou non une prostituée ? Quelle autre femme pouvait se prêter à un tel traquenard ? Quel talent devait-elle posséder pour qu’il fonctionne ? Laquelle de ces filles qu’il fréquentait avait ce pouvoir de tentatrice ?
— Je propose une forte somme d’argent à celui qui se chargera de séduire Manon, de la rendre folle, de ruiner sa vie comme elle a ruiné la mienne. Nous préparerons ensemble une machination infaillible, je connais ses adresses, ses habitudes, ses tares, ses faiblesses, ses désirs profonds, je connais les mots qui lui parlent, les gestes qui la flattent. En moins de trois mois, elle lui mangera dans la main. Si l’un de vous est intéressé, qu’il me rejoigne à la sortie afin d’en reparler dans le détail.
Depuis sa création, les membres de la confrérie avaient vu défiler toutes sortes de témoins, et si parfois les histoires de ces hommes se recoupaient, chacune restait unique, complexe, et digne d’écoute. Mais d’aussi loin que remontaient les sessions, jamais l’on n’avait vu un individu prêt à en recruter un autre afin d’assouvir une vengeance. Les plus anciens membres, vexés que l’on ait pu voir en eux de sinistres manipulateurs, rompirent la loi du silence pour signifier à l’intrus qu’il s’était trompé d’adresse et, dans la foulée, lui indiquer le chemin de la sortie.
À la hâte, Philippe Saint-Jean quitta ses camarades à un carrefour de l’avenue de Friedland, sauta dans un taxi, sortit de sa poche un nœud papillon qu’il noua sur son col cassé, mettant ainsi la touche finale à un smoking tout neuf que personne n’avait remarqué durant la séance. Dans leur habituel bistrot, Yves eut à peine le temps de s’installer que Kris l’appela enfin et accepta son invitation à dîner après un dernier rendez-vous — Yves l’imagina s’ingénier à faire jouir son client le plus vite possible pour être à l’heure au restaurant. Bientôt seul devant son verre, Denis, peu disposé à rentrer, en commanda un autre au risque d’attiser la mauvaise humeur de la serveuse — lui-même savait lancer ce regard noir à ses clients qui retardaient la fermeture de vingt minutes à chacun de leur dernier verre. Denis repéra chez elle les gestes rapides et précis d’une professionnelle et non ceux d’une dilettante qui condescendait à servir des cafés en attendant un destin exceptionnel. S’il possédait le don de décrypter les femmes, celle-ci, métier oblige, lui paraissait bien plus lisible qu’une autre.
Après avoir dressé les tables, rangé la terrasse, compté sa caisse et passé la serpillière, elle rentre dans son studio où personne ne l’attend. Elle prend une douche pour chasser une odeur de graillon, et s’allonge, les jambes lourdes, devant le téléviseur qui trône au pied du lit. C’est par lui que passent toutes les émotions. Il la fait rêver et rire, parfois pleurer, il rythme sa vie, la réveille, mais surtout l’endort, sinon elle est bonne pour l’insomnie, et ce serait le drame, car le sommeil est sa seconde passion. Elle le dit elle-même : Mon lit c’est mon radeau. Le dimanche, il lui arrive de s’y laisser dériver jusqu’au soir, les yeux sur l’écran, toute prête à s’assoupir entre deux feuilletons. Parfois, elle se dit que sur son radeau il n’y a pas de place pour deux, qu’aucun homme ne se laisserait dériver avec elle. Il lui arrive aussi de se féliciter de n’avoir pas d’enfant, il lui suffit de regarder les informations pour se trouver dix bonnes raisons de n’avoir pas conçu. Les choix se sont imposés d’eux-mêmes. Après tout, étaient-ils si mauvais ?
Denis quitta brutalement sa rêverie sous le coup d’une révélation : comment avait-il pu imaginer Marie-Jeanne Pereyres poussée par de nobles sentiments ? Seule la hantise de vivre, vieillir et finir seule pouvait expliquer sa détermination. En proie au même désespoir, lui s’était contenté de sombrer en dépression, dignement, sans nuire à personne ! Marie-Jeanne Pereyres avait préféré prendre une mesure d’avance sur son triste sort et quitter un radeau qui prend l’eau pour échouer sur celui d’un autre, s’y accrocher comme une naufragée.
Kris appelait Yves « Le haleur » comme s’il s’agissait de sa profession. Elle ne savait rien de lui, sinon qu’il n’était ni haleur, ni batelier, mais qu’il posait des fenêtres et qu’il aimait ça. Quand parfois il tardait à se manifester, elle pensait à lui comme à un complice à qui on brûle de raconter l’anecdote du jour. Elle qui se faisait fort de ranger les hommes, ces prévisibles petits êtres, dans deux ou trois catégories, perdait ses repères face au haleur. Et Dieu sait combien de psychologies tordues elle avait croisées depuis qu’elle exerçait, et pas seulement les pervers sexuels, mais ceux dont les intentions cachées révélaient les méandres d’un esprit torturé, a fortiori s’ils se prévalaient de sentiments. Son expérience, acquise dans la douleur, lui avait appris à fuir ceux qui, tôt ou tard, lui reprochaient les désirs qu’elle suscitait en eux. Elle savait repérer, sous ses allures de gentleman, celui qui se cherche un avilissement moral en fréquentant les prostituées. Elle se méfiait aussi du chevalier servant prêt à partir en croisade pour la sortir de là. Tout comme elle redoutait celui qui insistait pour l’embrasser sur la bouche parce que justement ça lui était interdit. On ne percevait chez Lehaleur aucune honte de lui-même ou de mépris pour ses tentatrices, il ne manifestait aucun romantisme de puceau, il ne demandait rien d’extravagant mais obtenait plus que les autres. Il avait une façon unique de renifler les femmes, de les observer pour savoir comment elles étaient faites, de les flatter pour un atout dont elles étaient fières, ou de les prendre dans ses bras sans que cela paraisse déplacé — ce gars-là savait marquer d’instinct la limite entre tendresse et intimité ; ça en devenait presque agaçant, ce don de tracer avec précision la carte des émotions, comme celle d’un empire morcelé dont chaque puissance veillait à préserver ses frontières. Elle le trouvait dominateur, affectueux, curieux d’elle, toujours insaisissable. Kris savait le pouvoir de son sexe sur les hommes, fébriles, prêts à tout accepter pour se soulager, mais ce pouvoir-là n’agissait pas sur Yves. Sa facilité de passer d’une femme à une autre, son perpétuel besoin de diversité ne la rendaient pas unique aux yeux du seul homme pour qui elle aurait aimé l’être. Elle pouvait cependant se vanter d’avoir été sa première, sa pute originelle, celle qui lui avait donné le goût de toutes les autres.
— C’est moi qui invite pour me faire pardonner l’erreur d’aiguillage, dit-elle. Brigitte devait être dans un mauvais jour, il ne faut pas lui en vouloir.
— Si je paie des filles, c’est aussi pour leur mystère.
Surprise par sa fermeté, Kris se le tint pour dit. Pour calmer le jeu, il ajouta :
— Mais tant que tu m’enverras des Agnieszka, je m’empresserai d’oublier les Brigitte.
Renvoyée à son rôle de rabatteuse, Kris comprit que, dorénavant, il lui faudrait tenir sa place dans ce défilé de femmes. Une place qu’elle n’aurait cédée pour rien au monde. Parce que, après avoir dormi dans les bras du haleur, elle se sentait prête à affronter la brusquerie, le ressentiment, la dépravation, le mal-être et la misogynie du mâle dans la force de l’âge.
Philippe connaissait sa chance de pouvoir adapter son discours au gré des situations. Le philosophe de l’ère moderne avait la ressource de se bricoler une légitimité en toutes circonstances, savant mélange d’agilité intellectuelle et de mauvaise foi, aguerrie par une pratique médiatique digne de la fosse aux lions. Dans certains cas extrêmes, Philippe était capable d’hésiter entre deux discours parfaitement contradictoires et d’opter pour l’un d’eux sur un coup de tête. Un jour, dans un amphithéâtre presque vide où il était censé donner une conférence sur la démocratisation du savoir, il s’était lancé, vexé d’avoir attiré si peu de monde, dans une célébration des élites intellectuelles. À l’inverse, lors d’une émission de radio, en présence d’un tout jeune chanteur qui avait fait l’effort de le lire, Philippe avait réagi avec enthousiasme aux paroles de sa chanson, pourtant d’une rare ineptie. Dans un grand quotidien, il avait aussi dit du bien d’un essai sur le langage publié par un ami, quand, la veille, il en avait parlé à Juliette comme d’un éteignoir de la sémantique.
Ce soir, le nœud papillon sémillant, foulant du pied un tapis rouge, mitraillé par des photographes, il allait avoir besoin de toute sa rhétorique pour regagner un peu de sa légitimité de penseur. Mia et Philippe avaient décidé de s’afficher. D’ici une heure, leur idylle ne serait déjà plus une rumeur. Pour leur première sortie officielle, il leur avait fallu choisir un événement hors de leurs deux carrières afin qu’aucun ne soit le consort de l’autre. D’autorité, Philippe avait porté son choix sur l’avant-première d’un film à gros budget qui retraçait le foisonnement culturel du Paris des années 20 ; ils n’assisteraient pas à la projection mais se retrouveraient dans le luxueux raout donné à l’hôtel Crillon. Quand Mia lui avait demandé pourquoi cette soirée-là plutôt qu’une autre, Philippe avait avancé plusieurs raisons. Mais il avait tu la vraie.
Passé l’accueil, on le dirigea vers un salon au faste de soie blanche et de champagne rosé, où se frôlaient des robes de haute couture que seule une Mia aurait su mettre en valeur, et des smokings bien plus seyants sur d’autres que sur lui-même. Pas question cette fois de garder la distance d’un observateur ou de jouer les ethnologues narquois : il en était. Engoncé dans son uniforme mondain, il perdait le droit de décoder les signes, d’interpréter les gestes, de décrypter les comportements, il avait renoncé à son deuxième degré, c’était le prix à payer en cédant au lustre de la privilégiature. À la recherche d’une contenance en guettant sa fiancée, il saisit au vol une coupe de champagne qu’il but sur la terrasse en profitant d’une des plus belles vues qui soit : la place de la Concorde illuminée, l’entrée des Tuileries et sa grande roue. Malgré l’émerveillement une gêne persistait et, tant que sa petite peste tarderait à arriver, il résisterait à l’envie de fuir. Lui qui, des années auparavant, s’était faufilé dans un mouroir de Bombay pour se confronter au dénuement extrême, avait assisté à des agonies, échangé paroles et sourires avec des malades, il avait vu des mourants se préparer au grand départ, et jamais il ne s’était senti aussi philosophe que cet après-midi-là. Ce soir, à l’inverse, il ne parvenait pas à se mêler à un public qu’il soupçonnait de la plus imbuvable futilité. Pire encore, il avait honte de reconnaître tant de visages, acteurs, présentateurs, semi-princesses, figures de la jet-set, à se demander comment toutes ces existences avaient réussi à se signaler à son cortex et à mobiliser de précieux neurones, lui qui regardait fort peu la télévision, lui qui, chez son coiffeur, sortait son bouquin au lieu de se laisser tenter, incognito, par la presse people. La question échappait aux fourches caudines de sa fine analyse : par quel effet d’imprégnation cette frange d’activités para-culturelles s’était-elle taillé une place entre son panthéon de philosophes grecs, son catalogue de littérateurs, et sa cartographie des peuplades dites primitives ? Comment avait-il été le récepteur de tant de messages insignifiants ? En tant que sociologue, il aurait pu lui-même se prendre comme le sujet idéal d’une étude : dans quelle mesure un individu cherchant à préserver au mieux sa concentration, à créer une frontière étanche avec le brouhaha ambiant, se laissait-il pourtant envahir par un subtil effet de capillarité ? Il ne pouvait pas même prétendre faire partie de ces chercheurs qui scrutent les médias comme le laboratoire d’une pensée en décomposition, il n’avait donc aucune excuse de connaître le nom de cette starlette de dix-neuf ans qui venait de se lancer dans la chanson, et qui se gavait présentement de billes de mozzarella.
Au détour d’un salon, il aperçut enfin sa belle, très entourée, d’hommes uniquement, plutôt jeunes et qui semblaient porter avec aisance les étoffes rares, les cuirs de marque et l’horlogerie suisse. Amusé par leur manège, Philippe resta un moment à distance, observant les simagrées de cette poignée de prédateurs. Parmi eux, un richissime capitaine d’entreprise, bien fait de sa personne et play-boy par vocation, semblait le plus appelé à prétendre à une femme comme Mia. Loin de voir en lui un rival sérieux, Philippe, en bon entomologiste du comportement humain, l’identifia comme un insecte de la variété des arthropodes, comprenant les araignées mais aussi les crabes, au déplacement tangentiel, qualifiés de ravageurs pour l’environnement. Le spectacle de l’arrogance en marche avait toujours fasciné Philippe, il y retrouvait cet absolu manque de doute qui résumait l’ère contemporaine. Il imaginait les bons mots qui sortaient de cette bouche, misérables saillies qui, débarrassées d’un cynisme volé aux ricaneurs patentés, aux insolents médiatiques, témoignaient d’une rare vulgarité. Une vulgarité raffinée, de bonne éducation, qui savait jusqu’où aller trop loin, capable à tout moment de brandir la carte du deuxième degré quand un interlocuteur atteignait les limites de la complaisance. Si Philippe Saint-Jean avait jamais cherché son symétrique parfait, la version obscène de son moi, il en découvrait ce soir le visage.
Mia l’aperçut enfin et l’invita à la rejoindre. D’un furtif baiser sur ses lèvres, elle fit du même coup un élu et quelques maudits. L’arrogance avait changé de camp. En goûtant la rareté de cet instant-là, il venait de venger le petit garçon qu’il avait été, à l’époque où la plus jolie fille du collège n’avait d’yeux que pour les effrontés — c’était un peu à cause d’elle si un timide, comme lui, était devenu un contemplatif. Le fringant P.-D.G. cacha mal son saisissement au mot philosophe dont Mia se délectait. Ainsi donc, cette créature aux mensurations de reine couchait avec une entité pensante ? C’était donc ça qui faisait bander la top ? Le fort en thème, l’intello étriqué ? Un type ni très riche, ni très beau, ni mondialement connu, mais qui avait façonné quelques concepts et publié des ouvrages qui circulaient en Sorbonne ? Qui l’eût cru ? D’ordinaire, les sirènes comme elle mordaient aux hameçons brillants et se pêchaient sur des yachts. Afin de garder un reste de superbe, le soupirant déchu afficha un savoureux mépris pour la chose écrite et pensée. Il se flattait presque de confondre Schopenhauer avec un pilote de formule 1 ; il ne savait pas accorder un participe passé, mais ses deux assistantes, à bac + 6, s’en chargeaient ; il n’avait pas lu L’être et le néant mais il louerait le D.V.D. Face à l’ignorance revendiquée comme moteur de réussite sociale, Philippe n’hésitait jamais à brandir les poings — il avait envoyé au tapis des banquiers, des spéculateurs, des artistes autoproclamés, et des fils de qui s’étaient contentés de marcher dans les traces de papa. L’intello étriqué boxait dans une catégorie apte à mettre K.-O. les arrogants qui s’aviseraient d’en découdre par le verbe. Son challenger, battu d’avance, sut jeter l’éponge à temps.
À l’approche des quelques photographes autorisés dans les salons, Mia entraîna Philippe vers un balcon, le pria de se débarrasser de sa coupe, ajusta le haut de sa robe et lui prit la main face aux objectifs, avec en arrière-plan la grande roue des Tuileries. La photo serait parfaite, l’instant l’était aussi, un apogée sans doute, de ceux qui rendent déjà nostalgique.
À la station Montparnasse, le wagon se vida d’un coup et se remplit aussi vite ; Denis Benitez ne put s’empêcher d’envier tous ces individus sur le point de rentrer chez eux pour y dîner l’esprit libre et s’endormir en paix. Plus il approchait de chez lui, et plus s’imposait l’image d’une Marie-Jeanne Pereyres en chemise de nuit, plus enracinée que jamais, silencieuse mais prête à réagir à un nouvel assaut de questions. Le comble était sa façon d’inverser les rôles, de se montrer, elle, patiente, bienveillante à l’égard de celui qu’elle parasitait, parfois même étonnée de son humeur, de son souci d’un retour à la normale. Et pas moyen de se tourner vers la police ni de porter plainte pour violation de domicile, on pouvait imaginer le regard de l’agent, et surtout sa première réaction en instruisant la plainte : C’est un cas très banal que vous nous signalez là, monsieur Benitez, moi-même je me réveille chaque matin avec une parfaite inconnue dans mon lit, la même depuis vingt-cinq ans, impossible de m’en débarrasser, et je ne sais toujours pas ce qu’elle me veut.
Une femme de cinquante ans passés vint s’asseoir sur la banquette face à Denis, le toisa un instant puis ouvrit son magazine.
Elle porte son chapeau comme une couronne, son regard dit « Je prends le métro mais j’ai une vie ailleurs ».
À quoi bon posséder un pouvoir de décryptage si la seule femme en qui il aurait voulu lire restait opaque ? Cette mystérieuse ironie avait forcément un sens, mais lequel ?
Au loin, son regard tomba sur une jeunette adossée à la porte.
Enceinte sans ostentation, les traits détendus, pas fâchée de quitter son rôle de fille pour celui de mère.
Parfois Denis se demandait pourquoi aucune des femmes qu’il avait connues n’avait vu un père en lui. Sans doute n’inspirait-il pas cette confiance et cette solidité qui créent le désir de fusion. Aucune d’entre elles n’avait eu l’inconscience de lui dire : Fabriquons un être humain dont nous serons fiers. Aucune n’avait osé cette aventure avec lui, même celles qui l’avaient aimé.
Mais que dire alors de l’intruse ?
De sa ténacité en acier trempé ? De son formidable talent d’ingérence ? De sa façon de se pavaner sur un canapé miteux ? Fallait-il être bête comme lui pour ne pas y avoir songé plus tôt ! C’était vieux comme l’origine du monde ! Ça tournait rond comme une horloge biologique ! À quoi bon perdre son temps avec l’hypothèse romantique d’une Marie-Jeanne Pereyres en héroïne passionnée, ou avec celle, plus pragmatique, d’une vieille fille qui se cherche une fin à tout prix ? Une seule s’imposait maintenant : Marie-Jeanne Pereyres avait tout essayé pour tomber enceinte.
En voyant se défiler un à un ses amoureux, elle avait persévéré jusqu’à ce que la quarantaine pointe en ligne de mire : faute de trouver un père, elle se serait contentée d’un géniteur. Un type de passage, un gars recruté pour l’occasion, un homme marié, déjà père, en bonne santé, et qui jamais ne se douterait d’avoir été manipulé. Mais à force de rendez-vous ovulaires ratés, elle s’était tournée vers la science et les éprouvettes. Hélas, la dame du Centre d’Étude et de Conservation des Œufs et du Sperme humains l’avait trouvée bien trop célibataire pour prétendre à une insémination, et Marie-Jeanne s’en était allée, le cœur gros et les entrailles vides. Les idées les plus saugrenues lui avaient traversé la tête : faire appel à un copain, lui présenter le projet comme un gag, une preuve de leur complicité. Elle s’occuperait des langes, lui n’aurait qu’à venir un soir avec une bouteille de vodka pour se donner du courage et disparaître ensuite. Le garçon, déstabilisé, s’était montré flatté et avait disparu corps et biens. Malgré tout, Marie-Jeanne Pereyres n’avait atteint ni les limites de son imagination ni celles de sa patience. Il devait bien y avoir une solution, même extravagante. Toute femme qui avait brûlé du désir d’enfanter l’aurait absoute. Comment tomber enceinte sinon en prenant un homme en otage ?
Sans doute la plus gênée des deux, Kris s’interrogeait sur le vrai sens de ce rendez-vous impromptu, hors commerce.
— Un petit limoncello te ferait plaisir, Kris ?
— Ce qui me ferait plaisir, ce serait que tu m’appelles par mon vrai prénom. Christelle.
Ça sonnait comme une requête bien plus intime qu’une nouvelle variante de la position du lotus. Une heure durant, elle avait parlé d’elle, de ses études interrompues trop vite, de sa jeunesse débridée, de ses rêves futurs. Il l’avait écoutée comme il le faisait entre deux ébats, parce qu’il les écoutait, toutes, et chacune s’imaginait être la seule à profiter d’une telle attention. Kris se laissait maintenant envahir par quelques idées folles, des images d’Éden. Le partage d’une histoire sans fin avec son client privilégié. Yves, lui, se contentait de passer un bon moment avec une complice de lit.
— Tu m’as toujours dit que les prostituées jouaient un personnage, et que leur pseudo en faisait partie, tout comme leur look, leur langage. Tu serais prête à abandonner ton personnage, juste parce qu’on a partagé des spaghettis à l’encre de seiche ?
Elle qui pensait ne plus être vulnérable à rien, pas même à l’insulte, se sentit giflée.
— Avec toi, je n’arrive plus à être Kris.
Yves se retrouvait maintenant dans le rôle de l’ingénue qui pensait avoir trouvé un confident et se voyait flanquée d’un prétendant de plus. Il se dit flatté mais redouta d’avoir commis une maladresse en lui proposant ce dîner qui prenait maintenant un faux air de rendez-vous galant. Tout à coup, il reconnut en elle les traits de Pauline à leurs premiers tête-à-tête, ses yeux pudiquement baissés, ses joues empourprées, son sourire mutin. C’était justement ce visage-là qu’il ne voulait plus affronter, celui de la sincérité désarmée, des intentions pures et de l’infinie tendresse à venir. Depuis que des femmes aux mœurs légères se succédaient chez lui, tant d’autres émotions lui étaient devenues indispensables. Outre la fièvre que provoquaient les corps inconnus, la frénésie de leur immédiate nudité, le bonheur des caresses inédites, il y avait aussi cette terrible fierté de les voir quitter son lit moins méfiantes qu’en y entrant. C’était là un point essentiel : parvenir à faire baisser sa garde à celle qui voyait en lui soit un vergogneux, soit un tiroir-caisse, soit un ennemi. Lui, un amant pas spécialement doué, doté d’un physique commun, savait maintenant comment dompter les plus sauvages, et obtenir d’elles, en une ou deux nuits, des offrandes. Et tant pis si plus jamais il ne redevenait l’homme d’une seule femme, s’il ne connaissait plus les joies du couple, l’immense majorité de ses congénères s’en chargeaient, ils en avaient les aptitudes et la patience. Chaque fois qu’une Asia, une Jessica, une Victoire s’empalait sur lui avec ardeur, il remerciait une Pauline de l’avoir trahi, de l’avoir affranchi du devoir de constance.
— Tu trouves que ça ne me va pas ?
— Quoi donc ?
— Christelle.
— Si. On imagine la petite fille que tu as été.
Cette petite fille-là ressurgissait maintenant, impressionnée par un adulte, un homme qu’elle voulait charmer par sa candeur et sa franchise : le contraire de ses armes habituelles. Sans la quitter des yeux, Yves souleva discrètement sa manche pour regarder l’heure, puis demanda l’addition au serveur.
— Tu veux rentrer ? demanda-t-elle.
— Je peux te raccompagner, j’ai deux casques.
Résolue à pousser plus loin la confidence, à lui avouer ce qu’elle ressentait pour lui, Kris décida de lui offrir cette nuit-là. Son luxe à elle.
— Je rentre avec toi. Cadeau de la maison.
Pour ne pas la froisser, Yves chercha une esquive et s’entendit déjà mentir sur sa fatigue, sur son réveil aux aurores. Mais à quoi bon se justifier face à une Kris qu’il payait pour la voir apparaître ou disparaître sans avoir de comptes à rendre ? Il avait failli réagir comme un mari, ou même un célibataire empêtré d’une liaison. N’étant ni l’un ni l’autre, il posa la main sur celle de Kris et lui dit, comme à son habitude, la vérité.
— Ce soir, j’ai rendez-vous avec Kim, une Vietnamienne qui m’a été recommandée par Jessica. Elle n’était pas libre avant une heure du matin. Je ne peux plus annuler. Un client te fait ça, toi aussi tu le prends mal.
— …
— Je n’ai jamais fait l’amour avec une Asiatique, ça fait des semaines que j’attends ça. Je t’en ai parlé souvent mais tu n’en connais pas.
Kris comprenait surtout qu’il avait fait confiance à une autre pour les recommandations de cet ordre.
— Tu ne m’en veux pas ?
— Moi, t’en vouloir ? Les seuls clients à qui j’en veux sont ceux qui m’ont tabassée.
Elle était redevenue une pute, lui un micheton, tout rentrait dans l’ordre. Kris avait beau être blessée, il n’avait enfreint aucun code, il n’avait jamais avancé masqué, il ne s’était pas dérobé après une promesse. Il allait simplement, tranquillement, au bout de sa quête.
Avant de se lever de table, elle ne put cependant s’empêcher de le mettre en garde.
— Tu peux oublier ce que je vais te dire mais je vais le dire quand même. Fais attention. Fais attention à cette liberté-là, à cette facilité que tu as choisie. Je sais où elle conduit. Aujourd’hui tu téléphones pour avoir toutes les femmes que tu veux, et ça peut durer comme ça tant qu’il y aura des hommes avec des sous en poche, et des femmes toutes prêtes à les en soulager. Mais demande-toi ce que tu perds à ne plus chasser, à ne plus séduire. Un jour, tu n’auras plus les sens acérés, tu ne sauras plus repérer les signes, tu ne prendras plus le risque qu’une femme lise en toi, et tu vas perdre ta belle désinvolture. Promets-moi d’y réfléchir.
Il le lui promit sans le penser vraiment. Une fois dehors, il l’embrassa sur les joues et la quitta d’un :
— Salut, Kris.
Philippe Saint-Jean était désormais fiancé à l’une des plus belles femmes du monde, et le monde venait d’en être informé. Ainsi s’achevaient plusieurs mois d’une clandestinité qui leur donnait l’illusion d’avoir surmonté des épreuves, d’avoir créé leur couple contre, d’avoir mérité leur avenir. En devenant le compagnon officiel de Mia, Philippe prenait le risque de se voir bien plus exposé qu’il ne l’était en tant que philosophe ; c’était sans doute un prix à payer, mais à quoi bon se refuser une pareille aventure ? Il avait beau s’interdire de voir en sa compagne un trophée, son exceptionnelle notoriété avait pourtant joué de façon capitale. Il savait depuis toujours combien comptait le regard d’autrui sur l’objet de son propre désir et, dans le cas d’une Mia, ce regard se multipliait d’un coefficient planétaire ; un simple calcul exponentiel lui permettait d’affirmer qu’on ne se lassait pas d’une fille comme elle : il avait les probabilités pour lui. Par ailleurs il avait le sentiment de mériter Mia, elle était la récompense de tant d’années passées à défendre de justes causes, à séparer le vrai du faux, à prôner le Beau et le Bien, à garder intacte sa foi en l’humain. Si Philippe ne croyait pas au destin, le destin, peu rancunier, avait cru bon, et par deux fois, de la mettre sur son chemin.
Il avait cependant une dernière raison de s’afficher, ce soir-là, au bras de Mia. Et cette raison portait une robe gris perle dont le décolleté laissait fièrement apparaître, au-dessus du sein, une cicatrice de flibustière dont Philippe était fou. Mia perçut le trouble de son fiancé.
— Tu la connais ?
Il ne rencontrait plus Juliette que par hasard, refusant de convertir en amitié un amour qui avait été si intense. Ils se croisaient parfois à l’heure du déjeuner dans un restaurant de la rue de Bièvre qu’ils avaient fréquenté naguère, ou dans les couloirs d’une maison d’édition commune. En général, il jouait les détachés et la gratifiait d’un compliment qui les renvoyait à leur intimité perdue. Dans ces instants furtifs, il se retenait de porter la main vers ses cheveux bouclés qu’il avait tant lissés entre ses doigts.
Toutefois cet impromptu dans les dorures de l’hôtel Crillon ne devait rien au hasard. Pour avoir écrit un ouvrage de référence sur les mouvements artistiques du début du siècle, Juliette avait été consultée pendant l’élaboration du film qu’on fêtait ce soir. Philippe l’avait toujours su.
— Va la saluer, dit Mia.
Il n’avait besoin d’aucune autorisation mais la remercia des yeux.
— Toujours 1,85 m pour 63 kg ?
— Toi, ici ? En smoking ?
De façon un peu trop évasive, chacun chercha à savoir si l’autre était accompagné. De peur d’affronter les réponses, Philippe s’abstint de lui poser les questions qui lui brûlaient les lèvres. Il préférait imaginer une Juliette mal remise de leur séparation, incapable désormais de tomber amoureuse, se sentant comme salie en passant la nuit avec un autre. En revanche, il trouva vite l’occasion de placer sa fiancée dans la conversation, et la désigna, au loin, entourée d’admirateurs.
— Elle est connue, cette fille, comment s’appelle-t-elle, déjà ?
— Mia.
— Elle est magnifique.
— Et pas qu’à l’extérieur.
— Je me souviens qu’un soir tu avais dîné avec elle. Tu l’avais trouvée banale et infatuée.
— Je lui ai laissé une deuxième chance.
Philippe fut sur le point d’ajouter : J’ai eu tellement peur de te voir au bras d’un autre que j’ai agrippé celui d’une des dix femmes les plus convoitées au monde. Prends-le comme un hommage.
Marie-Jeanne, alanguie, quitta un instant sa lecture pour se redresser sur la banquette et accueillir son hôte d’un sourire. Il l’ignora comme à son habitude, rejoignit la cuisine et se prépara un sandwich dans un silence de catacombe. Épuisé par tant de spéculations sur la présence de l’intruse, il préférait éviter de nouvelles hostilités et filer droit dans sa chambre. Elle ne lui en laissa pas le temps.
— Ce soir, j’ai une requête à vous adresser, mais vous me promettez de ne pas le prendre mal.
— Trop tard.
— Je sais que ça va vous paraître délicat, et je comprendrais votre refus.
— Plus vous allez prendre de précautions et plus ça va m’exaspérer.
— J’aimerais dormir avec vous cette nuit.
— … ?
— N’allez rien imaginer de sexuel. Pour faire court, disons que cette promiscuité entre nous commence à avoir des effets indésirables.
— … Des quoi ?
— À force de vous voir vous enfermer dans votre chambre de peur que je vous agresse, je vous vois désormais comme une citadelle imprenable. Forcément, ça me travaille.
— Une folle s’est installée chez moi…
— Pour le dire autrement, je ne voudrais pas garder de mon passage ici le souvenir de votre épouvantable méfiance. Dormir ensemble est sans doute le seul moyen, l’espace d’une nuit, de baisser les armes.
— … Cette femme n’a pas toute sa raison.
— Je vais vous raconter un souvenir d’enfance ; quand mes parents m’ont fait découvrir le Louvre, je suis tombée sur une toile de Toulouse-Lautrec intitulée Le lit, qui représente deux corps endormis côte à côte. À cinq ou six ans, j’ai été troublée par cette impression de paix et d’abandon qui se dégage de la toile. Je m’étais dit qu’il fallait une sacrée confiance pour oser dormir à côté de quelqu’un.
— … ?
— En outre, je n’ai pas passé la nuit dans le lit d’un homme depuis longtemps et, curieusement, ce qui me manque le plus, c’est le sommeil partagé et non les acrobaties d’usage. N’ayez rien à craindre, je ne vais même pas vous effleurer. Vous n’aurez qu’à vous allonger seul et vous endormir, moi je me glisserai sous la couette sans que vous vous en aperceviez, et demain matin, avant votre réveil, j’aurai regagné mon canapé. Et je vous promets de ne plus jamais rien vous demander.
— …
— Allez, quoi, c’est pas grand-chose pour vous…
— Vous êtes une malade mentale, vous avez besoin d’une aide médicale.
— Après tout, je ne demande rien d’extraordinaire. Votre proximité silencieuse, apaisée, votre respiration profonde, votre poids sur le matelas, votre agitation pendant que vous rêvez.
— Je ne rêve plus depuis que vous êtes entrée dans cette maison. Ma vie n’est plus qu’un long cauchemar dont je m’échappe parfois, la nuit, abruti de fatigue, durant de trop courtes heures avant la sonnerie du réveil. Vous n’allez pas m’enlever ça ?
— Une femme qui veut dormir une nuit à vos côtés, c’est la fin du monde ? Qu’est-ce que ça peut avoir de si terrible ?
— Je sais très bien ce que vous cherchez en voulant vous introduire dans mon lit. Vous avez un plan.
— Moi, j’ai un plan ?
— Vous vous êtes entichée de moi il y a déjà longtemps. Je ne sais pas où vous m’avez repéré, vous étiez peut-être une cliente de ma brasserie, j’ai dû vous servir un plat et là, quelque chose s’est déclenché, je suis devenu votre obsession. Une femme consumée de passion devient vite une harceleuse, les faits divers ne manquent pas.
— Vous m’avez demandé cent fois si nous nous sommes déjà rencontrés. Cent fois je vous ai répondu la même chose. Vous me prêtez là des sentiments bien trop forts pour moi. Je ne suis pas de cette race-là. Et, sauf votre respect, vous non plus.
— Si vous n’êtes pas folle de moi c’est encore plus affligeant, vous agissez par pur calcul. La vraie raison de vous imposer ici c’est l’angoisse de finir seule. Vous cherchez à vous caser, c’est normal pour une femme de votre âge. Vous m’avez repéré depuis longtemps, vous vivez dans le coin, ou bien un ami commun vous a confirmé que j’étais une proie facile, psychologiquement diminuée, et vous avez frappé à cet instant-là.
— L’angoisse de finir seule… Celle-là c’est la meilleure ! Vous m’avez bien regardée ?
— Alors quoi ? Vous cherchez un donneur ?
— Pardon ?
— Un géniteur, un type assez bête pour se faire faire un enfant dans le dos ? On passe une nuit ensemble, puis une autre, et tant que vous n’êtes pas enceinte vous tenez le siège. Vous vous figurez qu’on ne résiste pas à Marie-Jeanne Pereyres ? Vous croyez que votre stratagème a une chance de marcher ?
— Qu’est-ce que c’est que ce charabia ?
— Pourquoi moi, bordel ? Est-ce que je donne l’impression d’avoir des gènes en bon état ?
— Qui vous dit que je n’ai pas déjà des enfants ?
— Vous en avez ?
— Non. Je suis stérile, je l’ai su très tôt. Au début, je l’ai vécu comme une punition, mais à la longue j’en ai pris mon parti. J’ai une ribambelle de neveux et nièces qui me vénèrent. Et qui sait si un jour je n’adopterai pas ? Vous ne couriez aucun risque en m’acceptant dans votre lit. Vous pensez vraiment que j’en veux à votre corps ?
— Et pourquoi pas ? J’en ai attiré d’autres, vous savez.
— Soyez sûr d’une chose, le soir où vous ne rentrerez plus seul, je disparaîtrai sur la pointe des pieds.
Ce qu’elle fit déjà en retournant, la tête basse, vers sa banquette. Vexée comme la femme éconduite pour qui seuls les hommes sont destinés à l’être.
Denis savait désormais comment s’en débarrasser.