Chapitre 3

Philippe Saint-Jean circulait la plupart du temps à pied et se vivait comme un arpenteur de Paris, un promeneur solitaire. Ses activités lui en laissaient le temps et mettaient à profit tant d’heures passées dans les rues. En outre, posséder une voiture aurait été antirationnel, non écologique, et pour tout dire, vulgaire. Dans ses itinéraires, il lui arrivait d’inclure un détour par un parc, une église, un quai de Seine, ou, comme aujourd’hui, une librairie d’occasion. Chaque fois qu’il passait par le quartier de la Bastille, il s’arrêtait devant les rayonnages poussiéreux d’une petite boutique de la rue Saint-Antoine, et se laissait surprendre par un titre, un auteur oublié, une reliure piquée, irrésistible. Sa curiosité, sa patience lui avaient permis de découvrir des petits textes insolites qu’il lisait jusqu’au bout et citait au hasard de ses conversations. Dans un bac de livres en vrac, il feuilleta un volume broché à la couverture rouge et or, juste assez patinée pour inspirer confiance : Avec l’eau du bain. Petite mésaventure langagière, d’un certain Édouard Gilet. Pour 5 €, ce serait l’acquisition du jour et le petit plaisir du coucher.

Il traversa la place de la Bastille, prit la direction de la Nation, et s’arrêta, intrigué par un attroupement devant un luxueux café qui jouxtait l’Opéra ; une caméra montée sur des rails, des techniciens munis de talkies-walkies, des projecteurs, des figurants attablés devant des cocktails fluorescents et, au milieu de tant d’agitation, la doublure lumière d’une actrice.

— C’est quoi comme tournage ? demanda une voix dans la foule.

— Une pub pour un parfum.

Comme tant d’autres, Philippe aimait s’attarder devant les grosses machineries de cinéma, espérant y croiser un visage connu, un metteur en scène dont il aurait apprécié le travail. Au mot « pub » il quitta la grappe de badauds, avouant là son profond désintérêt pour ce que certains considéraient comme un art — selon lui le pire avatar de la sublimation marchande. Il aperçut cependant la silhouette que tous attendaient, drapée d’un blanc étincelant qui mettait en valeur une peau aux reflets d’or brun. La demoiselle prenait place avec une aisance de professionnelle, consciente de son rayonnement, l’air juste assez blasé pour décourager un fâcheux. Tout surpris, Philippe reconnut le visage de cette fille et chercha son prénom, qui sonnait comme Mira ou Mina, un petit miaulement affecté qui lui allait si bien. Mia ! cria une voix pour attirer le regard de la mannequin qui consentit un sourire. Philippe l’avait rencontrée un an plus tôt, lors d’un dîner mondain organisé par un patron de presse qui se vantait d’avoir des amis dans tous les secteurs — Philippe avait trouvé l’expression exécrable mais avait répondu présent. Durant le dîner, il avait vainement cherché à attirer l’attention de cette fille à grand renfort de saillies conceptuelles. De son côté, Mia, habituée à être au centre de tout, avait trouvé bavard et pédant cet intellectuel qui n’avait pas manifesté la moindre curiosité à son égard.

Étrange de la revoir là, dans son cocon de lumière et de célébrité, si lointaine. Précédée par un travelling latéral, elle reproduisait un geste savant qui consistait à jeter une giclée de parfum dans les airs comme on lance son verre de champagne au visage d’un insolent. Puis elle quittait le café en courant, suivie par un habile mouvement de caméra qui permettait d’apercevoir, en fond de champ, la colonne de Juillet. Philippe aurait déjà passé son chemin si quelque chose ne l’avait retenu là, comme un simple curieux fasciné par le luxe et l’apparat, ce qu’il n’était pas. Il aurait aimé accoster cette Mia sans autre raison que de vérifier si elle se souvenait de lui comme il se souvenait d’elle.

À la sixième prise, elle l’aperçut enfin. La traîne de sa robe à la main, elle esquissa un sourire, plissa les yeux, fournit un réel effort de mémoire : il lui rappelait quelqu’un, mais qui ? Elle fit signe à un assistant de laisser Philippe entrer dans le champ de la caméra.

— Vous vous souvenez ? Un dîner chez Jean-Louis. C’était dans un grand duplex, quai Voltaire.

— … Vous êtes le philosophe ?

— Oui.

— Incroyable, cette coïncidence ! La semaine dernière j’étais à Johannesburg pour un shooting, et le soir, dans ma chambre d’hôtel, j’allume TV5 Monde, vous savez, la chaîne francophone, et je vous vois ! Vous parliez de votre bouquin, là… Avec « miroir » dans le titre…

La rediffusion d’un magazine d’information où il avait réussi à caser son essai sur la mémoire collective. Mia l’avait vu et, de surcroît, à l’autre bout du monde. Ils échangèrent quelques banalités, lui, amusé par l’absurdité de la situation, et elle, assaillie par sa maquilleuse, au milieu d’un public qui assistait à leur rencontre comme si elle faisait partie du scénario. Aucun des deux ne ressentait le plus petit des fulgurants symptômes qu’éprouvent deux individus sous le coup d’une attraction mutuelle : pas d’accélération du rythme cardiaque, pas de dilatation des pupilles, pas de montée d’adrénaline, pas de bouffée de chaleur, et malgré tout, sans qu’ils sachent pourquoi, aucun des deux ne voulait interrompre leurs retrouvailles.

— … Le metteur en scène me réclame.

Philippe aurait aimé obtenir ses coordonnées sans avoir à les demander, et Mia voulait se laisser la possibilité de le revoir sans en prendre l’initiative. Tous deux avaient passé depuis longtemps ce stade de gêne polie où l’on se sent obligé de garder le contact sans le vouloir vraiment.

Et pourtant, l’instant s’éternisait.

— Je voyage beaucoup mais je reviens à Paris régulièrement, dit-elle en cherchant de quoi noter son numéro.

— Je ne quitte jamais Paris, répondit-il en sortant une carte où ne figurait que son e-mail.

Philippe serra la main de Mia, surprise de n’avoir pas à tendre ses joues, puis quitta la scène et son public pour s’engager dans la rue du Faubourg-Saint-Antoine, avec, en ligne de mire, la place de la Nation. À 18 h 40, un jeudi.

* * *

La salle de classe, toutes fenêtres ouvertes, déjà pleine d’une centaine d’hommes recueillis, vivait là ses derniers jours avant démolition. Une décision administrative venait enfin de tomber, prenant de court toute la hiérarchie : on allait raser l’aile ouest de l’établissement pour y construire un complexe sportif. Le conseiller d’orientation ouvrit la séance pour en informer tous les présents ; il allait falloir se trouver un nouveau toit d’ici la semaine prochaine. Des idées furent jetées pêle-mêle jusqu’à ce que le responsable de la sécurité d’un petit musée privé, doté d’une salle de projection, propose d’y héberger les rendez-vous à venir. Quelques semaines, voire plus, pouvaient s’écouler avant qu’on ne lui demande des comptes. Cette solution-là emporta tous les suffrages.

Denis Benitez et Yves Lehaleur virent arriver Philippe Saint-Jean juste avant que les portes ne se ferment. Yves lui chuchota l’adresse de la prochaine réunion pendant qu’un type se dirigeait avec aplomb vers l’estrade.

— Je viens depuis plusieurs semaines et je ne suis pas sûr qu’il s’agisse du bon endroit pour ce que j’ai à dire, mais je n’en ai pas trouvé d’autre. Si cela vous paraît hors de propos ou même déplacé, je vous demande par avance de m’en excuser. J’imagine que la majorité des personnes présentes vivent seules, ce qui n’est pas mon cas. Je vis ce à quoi tout individu aspire, un amour partagé.

Philippe n’écoutait déjà plus, encore troublé par sa rencontre avec l’inconcevable Mia, à la lueur des spots, habillée de platine, entourée d’une foule qui scandait son prénom. Rien de fascinant mais juste irréel, un instant de cinéma. Philippe aurait pu tirer de cette expérience la préface d’un ouvrage sur l’imaginaire de l’argent, et pourtant il avait été, lui, tout sociologue qu’il était, l’acteur involontaire de ce film.

— Il faut que je vous parle un instant d’Émilie. Elle sourit dès qu’elle ouvre l’œil et s’endort en disant quelque chose de drôle. Émilie aime la vie, la vie l’aime, et je ne sais pas si le mot a encore un sens aujourd’hui : je crois qu’elle est heureuse.

Philippe Saint-Jean doutait du réel pouvoir de fascination d’une Mia. Pas plus qu’aujourd’hui, sa plastique irréprochable ne l’avait ému la première fois. Au retour de ce dîner raté, Juliette lui avait demandé : Est-elle aussi belle en vrai qu’en photo ? Il s’était alors lancé dans un laïus sur la seule vraie beauté, celle qui s’ignore. Certes elle était dotée de bien des atouts, mais aucun ne pouvait résister à deux heures de non-conversation avec une enfant gâtée, persuadée d’avoir une vie bien plus exaltante que le commun des mortels. Philippe avait répondu à la question de Juliette : Cette fille est un monstre de symétrie, ça n’est en aucun cas de la beauté, parce que la beauté, c’est toi.

— Il y a pourtant une ombre au tableau. Émilie et moi ne nous aimons pas à la même vitesse. Il ne s’agit pas d’une différence d’intensité mais de style. Je suis passionné, Émilie est réfléchie. J’anticipe le moment à venir, elle goûte l’instant présent. Je l’appelle dix fois par jour, elle pense que les mots se vident à force d’être répétés. J’aime savoir tout ce qu’elle fait, Émilie ne me pose aucune question. Je veux connaître ses amis, elle m’encourage à faire la fête avec les miens. Toutes mes phrases sont pleines de jamais et de toujours, elle pense que l’absolu n’existe pas. Au fil des mois, je me suis demandé si tant de disparités ne révélaient pas quelque chose de plus profond. N’allaient-elles pas se cristalliser à la longue et s’insinuer entre nous au point de contredire ce qui nous avait réunis ? J’étais bien conscient de créer le problème rien qu’en le formulant mais, au lieu de me sentir rassuré par la confiance d’Émilie, qui prône le droit à la différence, qui a le don de relativiser ce qui doit l’être, je me suis mis à guetter les fausses notes, parfois à les provoquer afin d’en tirer des conclusions. Je lui ai reproché de n’être pas aussi empressée que moi, de rester maîtresse d’elle-même en toutes circonstances, de ne jamais lâcher prise. Il m’est arrivé d’être impatient, irritable, injuste, et de plus en plus fréquemment. Jusqu’à ce qu’Émilie, un matin où j’avais passé les bornes, cesse de croire en notre avenir commun. Vous me direz, je l’avais bien cherché…

Affalé sur sa chaise, les poings dans les poches de sa veste, Denis Benitez regrettait d’être venu. Depuis le réveil, une lassitude d’origine inconnue avait remis en question le moindre de ses gestes et l’idée même de travail. Un fond de culpabilité l’avait pourtant contraint à enfiler chemise blanche et tablier noir, à poser quantité d’assiettes devant des ventres plus ou moins affamés, à répondre cent fois à la même question sur la préparation du cabillaud, à supporter les engueulades en cuisine, les reproches en salle et les invectives du patron. Durant la coupure de quinze heures, il avait cherché sur internet des sites de thalasso, persuadé que sa fatigue venait de trop d’usure et qu’un peu d’eau chaude lui ferait du bien. À 18 h 30 il avait pris le métro direction Nation en se demandant pourquoi. Après tout, il avait vidé son sac devant des inconnus, à quoi bon retourner vers eux ? Pour subir les jérémiades d’un type qui osait se plaindre de l’affection de sa femme ?

— La peur de perdre Émilie m’a brutalement calmé. Ne plus l’étreindre ? Ne plus m’imprégner de son odeur ? Ne plus la dévorer comme un agneau ? Ne plus lui laisser parfois le rôle du loup ? Ne pas connaître les enfants que nous aurions ? Tout ça parce que je mesure avec un double décimètre l’attachement à l’autre ? Les cinq ou six mois qui ont suivi son ultimatum, j’ai joué le compagnon idéal, modèle de compréhension, de tact. Du moins en surface, parce que rien n’avait changé, sinon que j’allais désormais taire mes inquiétudes, de plus en plus sévères et injustes. Pourquoi n’est-elle pas avec moi, là, tout de suite ? Qu’a-t-elle de mieux à faire ? Pourquoi ne dit-elle m’aimer que quand je le lui demande ? Pourquoi est-elle si prudente quand nous abordons les projets d’avenir ? Je savais que notre couple ne surmonterait pas une seconde crise pour d’aussi absurdes griefs. Il fallait à tout prix que je lui fiche la paix, que je la laisse vivre et m’aimer comme elle l’entendait. J’ai alors imaginé une solution, une terrible solution…

Pour Denis, pareil témoignage était une indignité. Ce type-là pouvait à tout moment quitter la salle pour retrouver son Émilie, lui tenir compagnie, lui faire des enfants ou lui disputer la télécommande, et pourtant il restait là, à ratiociner, à se perdre dans des subtilités débiles sur la vie de couple, quand tant de petits moments d’harmonie n’avaient aucun besoin d’être commentés ou mis en perspective.

— … Une terrible solution mais terriblement efficace : je trompe ma femme. Je couche avec une autre à raison d’une fois par semaine. Un acte qui a peu d’intérêt en soi mais seulement après, quand je suis de retour à la maison. Je me sens piteux, j’ai honte de trouver un prétexte pour prendre une douche à peine arrivé, de détruire toute trace, de mentir sur mon emploi du temps. Je m’aperçois alors que je vis avec une femme merveilleuse qui ne se doute pas de ma vilenie. Quand je la prends dans mes bras alors qu’une autre vient de les quitter, je mesure à quel point mes reproches sont infondés, et je cesse enfin de chercher des problèmes là où il n’y en a pas. Ce que je prenais autrefois pour de l’indifférence m’apparaît aujourd’hui comme de la confiance et du respect. Je ne cherche plus à connaître le détail de tout ce temps passé sans moi, je sais désormais qu’elle a besoin de s’accomplir, seule, sans vivre à travers moi, par moi ou pour moi, et c’est cette Émilie-là que j’aime.

Qu’est-ce que c’est encore que ce tordu ! pensait très fort Yves Lehaleur. Depuis qu’il fréquentait le club du jeudi, il en avait entendu de sévères, mais jamais à ce point. Tromper sa femme pour ne plus la harceler… Quel stade de dégénérescence du couple avait-on atteint pour envisager ce genre de stratagème ? Pour avoir vu son amour brisé par un adultère, Yves ne pouvait admettre qu’il fût une solution à quoi que ce soit. À ses yeux, les schémas psychologiques compliqués en réponse aux problèmes de cœur cachaient bien d’autres malaises. Pour chérir sa Pauline, il n’avait pas eu recours à de vicieux subterfuges. Elle était là, évidente, et ça lui suffisait.

Le témoin quitta la chaire du professeur et un autre le remplaça, qui s’empressa de prononcer un mot pour s’en débarrasser d’emblée : il était impuissant. Une disgrâce qu’il subissait depuis toute sa vie d’homme, précisa-t-il en hésitant sur le mot homme. À l’âge où ceux qui l’ont fait triomphaient de ceux qui sont sur le point de le faire, il avait attendu son heure qui semblait ne jamais sonner. Malgré une exceptionnelle timidité qui le privait de l’usage de la parole en présence de filles, il s’était promis de se guérir de l’adolescence avant ses vingt ans. Mais les étés s’étaient succédé, glacés comme des hivers, et ses rares tentatives — peur au ventre, membre flasque, regards fuyants, logorrhée confuse puis silence de mort — s’étaient soldées par des petits matins de honte qui le condamnaient au silence — comment parler de son infirmité quand elle était devenue l’insulte suprême pour qui veut blesser l’espèce mâle ? Alcooliques et criminels repentis pouvaient assumer publiquement leur drame, lui non. De surcroît, il se sentait exclu d’une culture universelle où l’amour en général et le sexe en particulier prenaient la meilleure part ; il lui arrivait de lâcher un livre où l’auteur décrivait comment hommes et femmes se découvraient, se charmaient, s’enfiévraient et s’enchevêtraient, comme il lui arrivait de détourner le regard quand, sur un écran, un amant fougueux renversait sa partenaire sur la table.

Lehaleur lui aussi détourna le regard, comme il aurait volontiers coupé le son s’il avait pu : ce témoignage-là le mettait mal à l’aise. S’imaginer sourd ? muet ? les deux à la fois ? Peccadille. Manchot, paralytique ? Tout mais pas ça. Ainsi que tant d’hommes, il lui paraissait impossible de se résigner à une invalidité bien plus dégradante que toutes les autres. Il le pensait déjà quand il vivait avec Pauline, et plus encore aujourd’hui, à l’aube d’une grande carrière de débauché. Mais le témoin poursuivait, implacable : après avoir exposé le comble du malheur, le pire restait à venir. Passé la trentaine, il ne commettait plus l’imprudence de céder à l’attraction pour une belle inconnue — il l’imaginait aussitôt repérer ses évitements répétés, puis prendre le large — pas plus qu’il ne côtoyait une bande de copains qui, tôt ou tard, se demanderaient pourquoi il passait sa vie amoureuse sous silence, pourquoi il goûtait si peu aux bavardages scabreux. Aucun traitement n’étant efficace, sa libido s’était dissoute à force de ne jamais mettre en marche la mécanique du désir.

Une angoisse tira soudain Denis Benitez de sa léthargie : chaque phrase qu’il entendait sonnait comme une préfiguration de son propre avenir. Sa vie de jeune dévergondé lui semblait loin, et lui aussi ressentait aujourd’hui une perte du désir qui semblait irréversible. Certes, il imaginait qu’entre un homme impuissant depuis toujours et celui qui le devient, il devait exister la même différence qu’entre un aveugle de naissance et un homme ayant perdu la vue. Mais Denis aurait été incapable de dire si la nostalgie d’un avant rongeait autant que la privation d’un bien ignoré.

— Quand j’ai eu quarante ans, j’ai pris une résolution.

Celle de cesser d’être une pathologie pour devenir un destin : il ne serait plus l’impuissant, mais l’homme vierge. Une profession de foi qui traditionnellement seyait mieux aux femmes mais qui lui laissait une chance de légitimer toute une vie d’abstinence. Il avait donc cherché à sa virginité une signification mystique qui ferait basculer l’agnostique vers le dévot. Mais la révélation avait tardé, et sans doute n’était-il pas fait de cette bure-là.

— Tant d’années passées à me sentir sous-homme ne m’ont pas aidé à trouver Dieu ni le chemin d’un monastère…

En atteignant la cinquantaine, il avait interprété différemment son exception ; certes il n’avait jamais connu les plaisirs de la chair ni la transcendance d’un amour, mais sa vie retranchée des passions humaines, exempte de tout commerce avec ses contemporains, lui avait permis d’atteindre un point d’égoïsme absolu et presque parfait. Cette éternelle cohabitation avec lui-même, à l’exception de tout autre, en avait fait un ermite urbain, civilisé, incapable d’empathie pour autrui, paisiblement insensible aux malheurs de son espèce. Il avait traversé ces années-là comme s’il était le dernier individu sur terre, plein d’un silencieux mépris pour tous ces hommes qui fonctionnaient normalement, pour toutes ces femmes qu’il n’avait pas pénétrées.

— Je regrettais seulement que ma carapace de misanthropie se soit forgée si tard.

Pourtant, dans sa cinquante-quatrième année, l’humanité s’était rappelée à lui en la personne d’Emma, une collègue du même âge qui vivait seule depuis son veuvage et le départ de ses enfants. Elle liait peu conversation, rasait les murs, et il leur avait fallu se croiser un millier de fois dans les couloirs de leur compagnie, devant les rails du self, sur un quai de métro, pour s’adresser la parole. Ils s’étaient revus au théâtre, parfois le dimanche aux concerts en plein air, et leur dialogue s’était affiné au fil des mois, sans le moindre enjeu, joyeux le plus souvent, serein toujours, et sans doute trop : un rapprochement restait à craindre. S’en serait suivi un scénario aussi tragique que prévisible et, afin d’anticiper d’inévitables complications, il s’était lancé dans une longue confession.

— J’ai prétexté un grave accident qui avait « altéré ma faculté érectile ». Je voulais que ça sonne comme un euphémisme… Connaissant cette partition-là par cœur, je n’ai eu aucun mal à l’émouvoir. Contre toute attente, Emma s’en est trouvée soulagée. Sa propre libido avait disparu en même temps que son mari.

Mais l’idée de passer ses vieux jours auprès d’un dernier compagnon la rassurait. L’âge de la retraite allait bientôt sonner et leur douce amitié avait glissé vers une paisible vie commune. Délivré de toute pression, il goûtait pour la première fois à une intimité partagée en dormant avec une femme au creux de son épaule. Bien vite, le sacrifice de tant d’années de volupté lui avait paru bien moins cruel que les trésors de tendresse dont il avait été privé.

— Hélas un tel bonheur ne pouvait durer. Et Dieu sait combien je l’avais attendu.

Devant un public qui imaginait une fin heureuse à sa triste histoire, il prit son air le plus grave : passé les premières nuits dans leur lit commun, il s’était réveillé frénétique, la queue dressée contre la cuisse d’Emma.

— C’était un ordre du corps, le premier qu’il me donnait avec une telle autorité.

Chaque nuit il désirait Emma un peu plus, et chaque nuit il cachait sa trique de jeune homme en multipliant les esquives. Certes elle aurait pris une telle excitation pour un hommage tardif, mais comment pardonner un mensonge si pernicieux et si diaboliquement détaillé — il avait dépeint son accident avec précision, rapporté mot pour mot le diagnostic des médecins qui ne lui laissait aucune chance de rebander jamais, il avait même décrit, à l’aide d’un croquis, l’absence d’afflux sanguin dans les corps caverneux de sa verge ! Lui qui avait fait le deuil de sa virilité, lui qui avait gagné le lit d’Emma en se prétendant inoffensif, se retrouvait maintenant anéanti par la brutale confiance en lui-même que son membre lui donnait enfin. À l’orée de ses soixante ans, il dut en convenir devant les membres de la confrérie : il avait un problème sexuel.

Saint-Jean le vit quitter l’estrade pour reprendre sa place dans les rangs. Sans cet étonnant retournement, cet homme-là aurait emporté son secret dans la tombe. Philippe regrettait qu’il eût décidé de venir raconter son histoire à ce stade précis de sa liaison avec Emma, et non juste après lui avoir fait l’amour : épilogue inéluctable et prometteur en descriptions inattendues.

Un dernier intervenant se leva pour lire in extenso le journal de bord de son couple, comme s’il était le capitaine d’une expédition et sa femme son fidèle second. Denis Benitez avait respecté les usages en résistant à l’envie de quitter la salle avant la fin de séance. Sa présence au sein de cette confrérie n’avait plus de sens. Il n’y trouverait aucune réponse au grand mystère de la dérobade des femmes. Aujourd’hui, ce combat contre tant d’indifférence l’avait épuisé pour de bon, moralement mais aussi physiquement, il avait besoin de repos. Partir, s’exiler, seul et loin, mais surtout seul, seul, nom de Dieu, une vraie solitude, voulue et non plus subie, une solitude de qualité, une solitude exceptionnelle, classée en bonne place parmi les grandes solitudes de l’Histoire, un retour absolu à soi. Elles allaient bien voir, toutes, que l’on pouvait exister sans elles.

Sur le coup de vingt et une heures, les hommes quittèrent l’établissement pour la toute dernière fois. En attendant de se retrouver dans ce petit musée perdu près de la place des Ternes, Yves, Denis et Philippe se saluèrent à la hâte sur un coin de trottoir — aucun ne proposa de prendre un verre. Denis s’engouffra dans le métro, Philippe rejoignit la station de taxis, et Yves fila sur son scooter vers la place d’Italie. Sans doute le plus pressé des trois, il avait rendez-vous chez lui à vingt-deux heures avec une inconnue.

* * *

À 21 h 40, après avoir rangé le salon et refait son lit, Yves disposait glaçons et bouteilles sur la table basse. Au téléphone, Kris lui avait demandé avant toute chose comment il avait obtenu son numéro, puis elle avait annoncé ses tarifs. Elle lui avait parlé comme lui-même parlait à ses clients, avec le souci d’anticiper les mauvaises surprises. La vraie rencontre en revanche menaçait d’être plus délicate : que dire à une fille dont il ne savait rien, sinon qu’elle était blonde aux yeux noirs, et qu’elle faisait presque tout, aux dires d’un ami. Sans l’avoir jamais vécue, il redoutait la scène de la passe et ses clichés véhiculés par le cinéma, la littérature, l’inconscient collectif et les confidences de bistrot. On avait beau légitimer le plus vieux métier du monde, lui rendre hommage, une femme allait débouler chez lui pour lui ouvrir ses jambes et en repartir avec 250 €. Malgré son rejet de toute idée de romance, l’opération lui paraissait encore crue.

Christelle Marchand, la trentaine passée, exerçait depuis assez longtemps pour prendre les précautions d’usage avec les nouveaux clients. Elle ne recevait pas chez elle, ne racolait pas dans la rue, n’acceptait pas de rendez-vous dans des banlieues trop reculées, ni sans avoir la certitude d’un taxi de retour après vingt et une heures. Elle recrutait sur internet via des sites dûment sélectionnés et s’était constitué un réseau de clients qui lui en trouvaient toujours de nouveaux ; une moyenne de six par jour lui permettait de vivre sans redouter les fins de mois, le chômage, la crise et les krachs boursiers.

Elle arriva à l’heure, accepta un fond de whisky noyé dans le Perrier, glissa dans son sac les billets de cinquante pliés sur un coin de meuble, demanda à Yves s’il désirait quelque chose de particulier. Surpris, il répondit : Non, le truc normal. Détendue, le verre en main, Kris échangea avec son client quelques généralités sur l’imminence du printemps. Elle portait un épais blouson noir, zippé en oblique, décoré de surpiqûres aux épaules, une jupe à mi-cuisses, des cuissardes en daim noires. Il discerna l’innocence de ses traits et l’éclat d’une blondeur sous laquelle on devinait l’enfant qu’elle avait été. Elle se dirigea vers le lit en se déshabillant avec aisance, ses vêtements jetés pêle-mêle à terre. Yves découvrit une culotte lacée à l’arrière et un soutien-gorge de la même dentelle qui révélaient une peau claire et lisse. Il se dévêtit comme un adolescent emprunté, s’assit au bord du lit, puis se glissa sous les draps et enlaça ce corps attendu depuis trop longtemps, chaud d’exhalaisons où se mêlaient le sucré et l’aigre. Il aurait aimé prendre le temps de la contemplation, de l’émotion, profiter de son retour à l’essentiel, retrouver en une longue étreinte tout ce dont il avait été privé, mais son ardeur à la pénétrer le trahissait, et malgré lui ses reins cherchaient déjà un chemin entre les cuisses de Kris. Elle les débarrassa de l’étape du préservatif en quelques secondes et encouragea ce corps trop fébrile à entrer en elle. Prisonnier de ses jambes, incapable de résister à pareille emprise, aspiré tout entier, Yves se laissa entraîner à de furieux va-et-vient accentués par des mains qui agrippaient ses hanches. Elle précipita plus encore le mouvement par de terribles spasmes du vagin qui le contraignirent à jouir. Pendant qu’il se couchait sur le flanc en réprimant un râle, Kris avait déjà fait un nœud au préservatif qu’elle déposa dans une coupelle. Vidé, muet, Yves la vit se diriger vers la douche, en ressortir une minute plus tard, se rhabiller, légitimée par le devoir accompli, prête pour son prochain rendez-vous. Il eut la désagréable impression de s’être fait voler la meilleure part de cette volupté tant espérée. Ne me raccompagnez pas, dit-elle, satisfaite d’avoir bouclé son commerce en si peu de temps. Vous avez mon numéro.

Vexé qu’on lui ait réglé sa petite affaire aussi prestement, Yves resta affalé dans son lit, vaincu, le sexe pendant, redoutant déjà la terrible solitude à venir. Je me suis fait baiser, dit-il à haute voix, ricanant de lui-même. Durant quelques minutes, son corps avait été l’otage d’un autre, qui avait su, avec une douceur toute feinte, dicter une contrainte, et cette idée-là prendrait la pire part du dénuement qui l’empêcherait de trouver le sommeil.

Au moment de s’y laisser glisser, il dut reconnaître que lui aussi, parfois, s’était servi ainsi du corps des femmes.

* * *

À 2h10, la même nuit, Philippe Saint-Jean, allongé dans son lit, tournait mécaniquement les pages. Dix fois il avait commencé la lecture de ce petit ouvrage acheté l’après-midi, dix fois il en avait perdu le fil, absorbé par le souvenir de sa première rencontre avec Mia, ce dîner aussi snob qu’ennuyeux chez un ami commun. En apéritif, elle avait demandé une eau minérale inconnue mais très populaire en Suisse. Tout au long de la soirée, elle avait ponctué ses phrases d’involontaires anglicismes, « caractère » pour dire « personnage » ou « insécure » pour « inquiet ». Persuadé qu’elle était anglophone, Philippe lui avait demandé d’où lui venait sa belle peau mate, et elle avait répondu : 50 % provençale, 50 % réunionnaise, 100 % française. Plus tard, il lui avait servi de la salade roquette parmesan en décrivant avec amour le paysage de Reggio Emilia d’où provenait ce petit chef-d’œuvre de six ans d’âge ; sans daigner y goûter, Mia avait écarté les copeaux de fromage sur le bord de l’assiette. Et pour finir en apothéose, elle s’était longuement indignée du traitement infligé à une variété de lémuriens résidant dans le nord de Madagascar.

Aujourd’hui, elle lui avait semblé bien moins superficielle, presque réelle malgré des circonstances qui ne l’étaient pas. Une jeune femme qui, une fois débarrassée du fard et des projecteurs, était mue à coup sûr par les mêmes peurs et les mêmes aspirations que quiconque. Un être sans doute gouverné par son ego, mais qui ne l’était pas ?

Voir Mia croiser à nouveau sa route devait être interprété comme un signe, mais le signe de quoi ? Lui, le cartésien patenté, le rationaliste de service, lui qui pouvait tenir des heures sur la différence entre destin et déterminisme, n’imaginait pas cette deuxième rencontre comme le fait d’un simple hasard. Du reste, lorsqu’il se laissait tenter par une lecture psychanalytique des petits événements qui jalonnaient sa vie, il admettait volontiers que le hasard n’existait pas. Mia n’avait pas ressurgi sans raison. Dût-il ne jamais la revoir, il lui fallait trouver le véritable sens de ce qu’elle avait appelé une coïncidence.

* * *

Au même moment, Mia grimpait dans un taxi qui la reconduisait au Ritz. Après son interminable journée de tournage, elle n’avait pu éviter un souper avec des annonceurs qui l’avaient engagée au prix fort. Dès le lendemain, elle partait pour New York afin de procéder aux premiers essayages d’une ligne de vêtements de sport qui s’offrait les services de grands couturiers. Elle n’aurait pas le temps de revoir cet intello qui aujourd’hui lui avait fait une bien meilleure impression que la première fois. Il avait été lourd, ce soir-là, à s’écouter parler, à commencer des phrases par Vous n’êtes pas sans savoir, à donner un cours sur l’existentialisme pour les nuls, à faire des raccourcis entre les théories de Kant et le cinéma de Wenders. Mais après tout, à quoi bon empêcher un philosophe de raisonner, c’était comme de vouloir empêcher un lévrier de courir après un leurre, ou un saumon de remonter son cours d’eau. Cette rencontre la changeait de toutes ces vacuités vivantes qu’elle croisait à longueur d’année, des gens creux mais bien mis, tous un peu cyniques, tous affolés hors de leurs luxueux repaires. Elle en faisait partie, certes, mais parfois elle tentait de résister. Il lui suffisait de passer voir ses parents, près d’Avignon, pour se rappeler la vie des gens normaux.

Son père dirigeait toujours son entreprise de transports routiers, sa mère s’occupait de la grande maison, désormais vide, où Mia et ses frères avaient vécu une si paisible enfance. Quand leur célèbre petite n’annulait pas en dernière minute, un repas de famille était organisé en son honneur. La mère se mettait aux fourneaux, le frère aîné déboulait avec femme et enfants, Mia distribuait les cadeaux. De peur de prendre cent grammes, elle ne touchait à rien du pâté créole, du cari de porc au gingembre, du traditionnel gâteau de patate douce, à peine prenait-elle quelques crevettes nettoyées de leur rougail d’oignons. Mia répondait alors à une interview en règle. Il paraît que tu vas faire la campagne Dior… Tu t’es engueulée avec Naomi ?… C’est bien toi sur l’affiche avec le sac à main, je t’ai à peine reconnue… Tu n’es plus avec le guitariste anglais ? Où allaient-ils chercher tout ça ? Dans les magazines, à la télévision, au salon de coiffure ? Rien n’était vrai, ou bien largement déformé, mais plus question de dire : Je suis toujours votre petite Mia. Ses parents la regardaient comme leur totem depuis que, dans le quartier, on les traitait eux aussi en vedettes pour avoir engendré une créature aux mensurations frôlant le mystère mathématique. Parmi leur flot de questions, Mia redoutait celles concernant ses fiancés. Non, je ne suis plus avec Untel. En général elle se retenait d’ajouter : Comment ai-je pu perdre six mois avec un con pareil ? Un patron de network américain, vieux et marié, ou un tennisman espagnol, sans doute trop tennisman ou trop espagnol, mais le pire de tous avait été Ronnie, irlandais et non anglais, bassiste et non guitariste. Il avait très mal supporté qu’elle ait pris l’initiative de la rupture et s’était vengé en déclarant dans la presse people qu’à force de ne jamais se nourrir, Mia sécrétait un suc gastrique qui lui donnait une haleine de fox-terrier. Pendant des semaines, on lui avait parlé à un mètre de distance, parfois le visage de trois quarts. Elle n’avait pas su répondre à tant de mauvaise foi, pas même à ses parents qui avaient lu cette ineptie. Ils en avaient lu et entendu d’autres depuis qu’on voyait la photo de leur fille dans toutes les tenues. Des ragots, des ouï-dire, mais aussi des attaques directes, comme dans cette émission à grande écoute où un chroniqueur avait eu le bon goût de raconter une blague en présence de Mia : Vous savez pourquoi les mannequins ont un neurone de plus que les chevaux ? C’est pour leur éviter de chier pendant qu’elles défilent. Et tout le plateau s’était esclaffé. Elle avait fait bonne figure jusqu’à sa sortie des studios, puis elle avait fondu en larmes. Ce soir-là, elle aurait donné n’importe quoi pour se réfugier dans les bras d’un être bienveillant, loin des clans, des postures, des modes et des moqueries. Quand nous présentes-tu quelqu’un de bien ? lui demandait régulièrement sa mère. Quelqu’un qui ne lui ferait pas honte, quelqu’un qui ne serait pas mû par son obsession de la notoriété, quelqu’un de posé, de réfléchi, et qui, en paraissant à ses côtés, clouerait le bec à tous les persifleurs. Mais Mia avait bien peu de chances de rencontrer ce quelqu’un de bien dans des milieux idolâtres du glamour ou dans les soirées jet-set.

Ce quelqu’un-là n’était sans doute pas Philippe Saint-Jean. Mais comment s’en assurer sans le revoir au moins une fois ?

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Tard dans la nuit, incapable de trouver le sommeil malgré l’épuisement, Denis Benitez décida de fausser compagnie à ses contemporains jusqu’à nouvel ordre. L’heure de prendre congé du réel avait sonné. Il avala trois somnifères tirés d’une boîte périmée depuis plusieurs mois. Demain, il n’irait pas travailler. Avec un peu de chance, il dormirait assez longtemps pour que ce lendemain se déroule sans qu’il en prenne conscience.

Sans doute se dirigeait-il vers un lieu inconnu, perdu, au centre de rien. Mais où il serait enfin seul. Et tant pis si ce lieu se révélait triste et désert. Denis était déjà bien trop las pour faire demi-tour.

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