Chapitre 4

Dans la chambre : un simple lit, une table de chevet, une chaise pour les visiteurs et, en surplomb, là où jadis on trouvait un crucifix, une télévision toujours éteinte. Le cadre n’avait pas d’importance, rien n’en avait, Denis dormait la plupart du temps. Au pire, il somnolait entre deux passages de l’infirmière, maintenu en apesanteur par une médication variable d’un jour à l’autre. Les rares fois où on le tirait de sa léthargie, une image floue entrait dans son champ de vision, le plus souvent un plateau repas, une blouse blanche, une poignée de comprimés dans un gobelet. Quand un interne pressé s’annonçait d’un retentissant : Comment on va aujourd’hui ? Denis s’interrogeait sur la notion d’« aujourd’hui ». Lorsqu’il était assez conscient pour mettre en corrélation deux idées à la suite, il essayait de retracer l’enchaînement cotonneux qui l’avait conduit jusque dans cette chambre nue et silencieuse où il ne craignait plus l’effondrement. Le reste, c’était de l’oubli, du vrai, celui qui happe. Le corps n’éprouvait aucune des sensations, agréables ou non, qui rappellent à la vie, à l’exception d’une seule. Au réveil, Denis retournait son oreiller pour goûter la fraîcheur sur sa joue ; le seul instant de la journée où les nerfs affleuraient sa peau.

Cette fin d’après-midi-là, un psychiatre se tint un long moment à ses côtés pour tenter de décrypter les origines de sa dépression. Les yeux mi-clos, le souffle calme, Denis répondait au praticien, certes bienveillant, mais si loin de la moindre piste. Comment délivrer à cet inconnu un message inavouable : en vivant sans aimer, il avait peu à peu perdu confiance en l’humain. Puis en lui-même.

Ils tombèrent d’accord sur le mot surmenage qui n’en appelait pas d’autres. Dès qu’il fut seul, Denis jeta un regard vers le jour déclinant et n’eut qu’à clore les paupières pour s’abîmer dans la nuit.

* * *

Des deux, ce fut Mia qui se manifesta. En aucun cas Philippe n’aurait pris l’initiative. La tradition galante qui commandait aux hommes de solliciter la compagnie des femmes n’avait pas cours dans le cas présent. Si Mia avait été de celles que l’on croise dans la vie quotidienne, il aurait fait le premier pas, puis tous les autres. Mais l’image de Mia peuplait les rues et les rêves de millions d’hommes, son seul prénom sonnait comme un label de luxe, son rayonnement traversait les frontières. Comment Philippe Saint-Jean, qui à la fois interrogeait et fuyait les valeurs d’un monde sacrifié au paraître, aurait-il pu briguer un objet de convoitise universel ? Un seul coup de fil au top model et il se rendait coupable d’allégeance. À l’inverse, il lui semblait naturel que la planète futile et tapageuse où vivait Mia fût attirée par la sienne, où la curiosité de l’autre restait intacte, où les réponses avaient bien moins d’importance que les questions.

Elle lui proposa de dîner dans un restaurant presque secret, fréquenté par une poignée d’initiés en mal d’anonymat. Comme à son habitude, Philippe arriva à l’heure et le regretta — à longueur d’année, sa fichue ponctualité l’obligeait à attendre des indélicats. On le dirigea vers un recoin feutré où le velours rouge le disputait à l’argenterie design, on lui proposa de choisir entre eau plate ou gazeuse, il opta pour la seconde comme un pis-aller à la bière dont il avait envie. Pour se trouver une attitude, il hésita entre étudier la carte et prendre une note, sans réelle nécessité, dans son calepin. Aux tables voisines, il repéra quelques visages connus sans les situer vraiment, hommes et femmes aux silhouettes parfaites, comme conçus pour le cadre. Dans son calepin, Philippe nota : me réabonner à Paris Match. Il jeta enfin un œil sur le menu, qui l’exaspéra d’emblée. Philippe n’avait rien d’un goinfre et se préoccupait peu de gastronomie, mais il détestait par-dessus tout le terrorisme diététique, ultime hypocrisie d’une poignée de nantis prêts à payer le prix fort l’angoisse de prendre un gramme. Il lui suffisait de lire Saint-Pierre juste vapeur et son buisson de pousses de cresson 45 € pour lui donner envie de rôtir en broche le cuisinier, avec une pomme dans la bouche.

Mia entra dans le restaurant comme une balle, claqua deux bises sur les joues de Philippe, ôta casquette de baseball et lunettes noires, déposa son téléphone mobile sur la table et but d’un trait le verre d’eau fraîche qu’on venait de lui servir.

— Qu’est-ce qu’on fait, on se tutoie… ?

— Comme vous préférez, répondit-il afin de ralentir le rythme.

Philippe profita de ce court instant où elle ouvrait la carte pour la regarder de près, à peine maquillée, naturelle, mais toujours vigilante — Mia vivait en permanence avec un troisième œil qui la maintenait en état de représentation. Que l’on fût sensible ou non à ce type de physique, il lui était impossible de passer inaperçu. Une telle harmonie entre toutes les composantes du visage humain, bouche, yeux, nez, peau, ne pouvait être due au hasard et avait pour seule vocation d’être admirée. Ces lèvres pulpeuses, mais si fines aux commissures, ne lui servaient ni à parler ni à se nourrir ni à embrasser, mais à sourire aux hommes de bonne volonté. Ces yeux immenses aux éclats de saphir ne lui servaient pas à découvrir le monde mais à subjuguer les foules, toujours en recherche d’idoles païennes. Cette peau d’ambre et de cuivre, par l’infinité de ses reflets, réunissait à elle seule toutes les races. Philippe croyait au déterminisme de la nature qui toujours tendait vers un but précis : en faire profiter le plus grand nombre.

D’emblée, ils évitèrent de tomber dans les ornières du précédent dîner qui les avait opposés sur tout, quitte à sombrer dans l’excès inverse : l’autocritique appuyée, et l’hommage constant à ce que vivait l’autre. Mia regrettait un trop-plein d’agitation dans sa vie et craignait de passer à côté de l’essentiel. Philippe, lui, privilégiait sa tranquillité d’esprit mais redoutait une certaine inertie, prisonnier d’un confort intellectuel qui l’excluait de la tourmente contemporaine. Afin de trouver des terrains d’entente, ils se plaignirent de nuisances communes. Quand Mia évoqua les affres de la notoriété, il renchérit sur l’inévitable risque d’être exposé. Quand elle avoua une certaine confusion entre sa vie professionnelle et sa vie privée, Philippe regretta que sa mécanique mentale ne le laissât jamais en paix. Quand, à son tour, il mentionna la poignée de détracteurs qui mettaient en pièces le moindre de ses articles, elle invoqua cette presse indigne qui la traquait en permanence. Au fil de la soirée, leur bavardage atteignit un juste point d’équilibre ; quand l’un se risquait à la confidence, l’autre donnait un peu plus de lui-même. Ils comparèrent leur solitude, fatale chez l’une, nécessaire chez l’autre, éprouvante pour les deux. Ah, leur chère solitude ! Compagne de toujours, que l’on soit seul ou entouré. Solitude qui revenait plus fort encore après s’être bercé de l’illusion d’être deux. Mais avant de s’aventurer sur ce terrain-là, il leur fallait trouver une ambiance plus intime ; elle proposa d’aller boire un verre dans un autre de ses repaires.

Ils s’installèrent sur les banquettes en cuir beige d’un 4 × 4 Rover, avec chauffeur, que l’agence de Mia mettait à sa disposition. Après une journée grise et laborieuse, Philippe se laissait entraîner dans une spirale de luxe sans lui chercher de légitimité. Demain, il serait bien temps de remettre la soirée en perspective. À peine arrivée au Carré Blanc, Mia se jeta dans les bras du patron comme s’ils s’étaient mutuellement sauvé la vie, ce que Philippe prit pour d’indispensables simagrées mondaines, codes de reconnaissance, signes aigus de notabilité. On les installa au premier étage, dans un bar américain cossu où se croisaient d’impeccables serveurs en livrée, un air de jazz en fond sonore. Mia commanda un dry Martini bien tassé, gin Tanqueray et olive. Philippe se demanda où était soudain passée sa peur panique de la calorie et toute sa science du light et du diet. Mais peut-être que ces calories-là se comptabilisaient différemment puisqu’elles proposaient bien plus que de l’énergie, mais de l’apaisement ou du rêve, et l’on ne saurait se priver des deux.

— Il y a une boîte au sous-sol. On y a fait quelques fêtes mémorables.

Elle regretta cette phrase à peine prononcée ; boîte, fêtes, le contraire de l’image qu’elle voulait donner à cet homme. Même ce on était débile, que désignait-il sinon une poignée de princes décadents qui dilapidaient leur jeunesse dorée. Du reste, c’était dans cette boîte qu’elle avait rencontré ce salopard de Ronnie, qui l’avait traînée dans la boue dès le lendemain de leur rupture. Des fêtes mémorables, mais à quel prix. Mia se promit d’épargner tout nouvel accès de frivolité au philosophe.

À l’époque où il n’était qu’un étudiant en sciences humaines, Philippe aurait pu voir en Mia un formidable sujet de thèse. Esthétique et représentativité de l’icône contemporaine. De quoi prétendre aux félicitations du jury. Ce soir, au deuxième dry Martini, il posait un regard différent sur la célèbre créature pour la ranger enfin parmi ses semblables, des êtres complexes, aussi individualistes que grégaires, capables du pire mais souvent du meilleur.

— Dans mon métier, c’est la retraite à trente ans, dit-elle. J’en ai vingt-huit.

— Dans le mien, je suis encore loin de l’âge d’homme. J’en ai quarante et un.

Tout à coup, le regard de Mia fut attiré par une silhouette discrète qui, dans la pénombre, prenait place à une table proche de la leur.

— On dirait Bryan. Qu’est-ce qu’il fait à Paris ?

— Qui ?

— Bryan Ferry. Le crooner. Vous devez connaître.

Philippe se demanda si on lui jouait un tour.

— Il doit donner un concert, reprit-elle, mais je n’ai pas vu d’affiche. Ça vous dérange si je vais le saluer ? J’en ai pour une seconde.

S’agissait-il vraiment de Bryan Ferry ? Le Bryan Ferry ? Le Bryan Ferry de son adolescence ? Quand toute sa génération en était au funk électronique et au New Age, le jeune Philippe se passait en boucle les disques de Dylan, de Sinatra et de Bryan Ferry, tous trois considérés comme globalement datés, aux limites du ringard. Ce soir, dans ce bar de nuit, au moment où il s’y attendait le moins, le regard posé sur un monsieur de soixante-cinq ans, à l’élégance anglaise, à la voix de miel et de poivre, Philippe se souvint d’avoir été jeune.

— Lui et sa femme étaient venus me féliciter après un défilé pour Vivienne Westwood, à Londres, et nous avons sympathisé. C’est un monsieur charmant qui a des manières d’autrefois, et c’est bien agréable.

Nostalgique de l’adolescent qu’il avait été, Philippe recommanda un cocktail, qu’il but sans le savourer, comme l’adolescent qu’il était redevenu. À quoi bon, ici et maintenant, garder sa réserve de théoricien, sa vigilance ? Il buvait des dry Martini avec une des plus belles femmes du monde, à quelques mètres d’une figure qui avait enflammé sa jeunesse, quel besoin aurait-il eu de jouer les observateurs ? N’avait-il pas mieux à faire de cet instant-là ? Comme, par exemple, le vivre ?

Mia, à la fraîcheur intacte, gardait le cap de la conversation et entraînait Philippe vers des terrains bien moins innocents. Avec une adresse de bretteur, et sans qu’il s’en aperçoive, elle réussit une passe d’armes qui le contraignit à répondre :

— Dans mon cas, le problème ne se pose pas : je vis seul.

Une demi-heure plus tard, dans une contre-allée de l’avenue George-V, Mia proposa à Philippe de se laisser raccompagner par son chauffeur.

— Et vous ?

— J’ai une chambre ici, répondit-elle en désignant l’hôtel Prince de Galles. Et j’ai un shooting tôt demain. Certaines filles traînent toute la nuit et comptent sur les miracles du maquilleur. Moi, je compte plutôt sur mes neuf heures de sommeil.

Ils s’enlacèrent, s’embrassèrent avec ardeur.

Et se quittèrent satisfaits de s’être bien tirés de ce round d’observation.

* * *

Kris portait cette nuit-là une robe longue, dans les tons roux, à l’élégant décolleté carré. Ses cheveux réunis en queue-de-cheval ajoutaient à l’ensemble une touche d’innocence. Assise dans le canapé, les jambes croisées, toute prête à assurer la même prestation que la dernière fois, elle sirotait son verre de Perrier en cherchant des yeux les billets sur la table. Yves avait retenu la leçon et demandait plus qu’un coup tiré à la hussarde, quel qu’en fût le prix.

— Ça vous arrive de rester une nuit entière ?

— Toute la nuit ?

— Oui, toute la nuit.

— Il faut prévenir à l’avance.

— Vous avez d’autres rendez-vous après moi ?

— Je comptais rentrer me coucher et dormir jusqu’à midi.

— Je ne vais pas vous demander des trucs extravagants jusqu’à l’aube. Je me lève à sept heures et je pars travailler à huit. Donnez-moi votre tarif.

Persuadée qu’il négocierait, elle tenta 600 €. Il s’absenta un instant dans la cuisine et préleva douze billets d’une fine liasse retirée le matin même à la banque. La somme ? lui avait-on demandé au guichet. Il eût aimé répondre : De quoi m’en payer une bonne tranche de huit heures avec une pro.

— Vu qu’on a un peu de temps devant nous, je peux vous servir un autre verre, un vrai cette fois ? À moins que vous n’ayez faim ? Je dois avoir des choses à grignoter.

En préparant un plateau, Yves s’amusa à convertir 600 € en force de travail. À raison de quatre ou cinq fenêtres posées, il les aurait gagnés en moins d’une semaine. 600 €, c’était une somme. Avec, il pourrait partir quelques jours en vacances ou installer un vrai petit cinéma dans son salon. Il pourrait aussi les prêter à un collègue qui traversait une passe difficile. Au lieu de ça, il allait s’offrir le corps d’une femme dans sa plus secrète intégrité, mais aussi sa complaisance, sa docilité, sa science du plaisir masculin, et faire d’elle l’objet parfait de son désir, un outil de fantaisie, un terrain de jeu, un jouet vivant, un laboratoire à fantasmes. 600 €, c’était bien peu.

Depuis le divorce, son rapport à l’argent s’était inversé. Délivré de son obsession de l’économie, il traitait désormais les questions matérielles avec une totale désinvolture. De surcroît, il n’avait pas peur du chômage puisque le monde aurait toujours besoin de fenêtres, et quand bien même il se sentait capable de changer de métier du jour au lendemain. Il n’avait ni famille à charge ni aucun goût de luxe, ni croqueuse de diamants à entretenir, ni voiture de sport à bichonner, ni collection cubiste à étoffer. Alors que faire d’un bas de laine de 87000 € ? Attendre les coups durs ? Cette assurance-vie était le dernier vestige de sa vie de couple, Pauline et lui en parlaient comme d’une entité, « les 87000 », leur grand capital, de quoi se rendre crédible auprès d’une banque et pendre la crémaillère. Avec ces 87000 €, il allait dorénavant tenter des expériences, se chercher, se surprendre, et peut-être, au bout du compte, en apprendre sur le Yves Lehaleur d’aujourd’hui. Les femmes en général et le sexe en particulier joueraient un rôle central dans cette quête de lui-même. Y avait-il meilleur investissement ?

Cette belle robe couleur d’automne finit par glisser à terre. Kris ne garda que ses bas, avant de s’étendre sur le flanc, accoudée à l’oreiller. Yves la flaira sous tous les angles, la retourna dans tous les sens, l’explora, dénicha ses replis intimes, ses accès. Il eut soudain besoin de s’insinuer en elle, et dans une position rêvée depuis trop longtemps, la levrette, la levrette, la levrette. Il hésita pourtant, jamais il ne l’avait suggérée à une inconnue, ça ne se faisait pas, certaines le lui avaient fait comprendre. Il résista donc à l’irrésistible, se coucha sur le dos, se laissa chevaucher. En la voyant aller et venir sur lui, il regretta ses scrupules : C’est une pute, espèce de crétin, une fille qui se fichait bien de la façon dont on la prenait. Kris s’arrêta un instant pour pivoter sur elle-même et reprit son mouvement, recréant sous un angle différent la position tant espérée. Yves tenta de résister à ce retournement inattendu mais éjacula avec une rare intensité. Kris noua le préservatif et le déposa dans un cendrier qui, lors de sa dernière visite, ne se trouvait pas sur la table de chevet. Toujours vêtue de ses seuls bas couleur chair, elle retourna vers la table basse pour se servir un verre d’eau, pendant qu’Yves se recroquevillait dans les draps, le front perlé de sueur. Elle emprunta un kimono, demanda la permission de fumer, puis se pencha à la fenêtre du salon, la cigarette aux lèvres. Yves hésita un instant à la rejoindre, mais préféra contempler au loin sa cambrure drapée de satin, ses cheveux dénoués sur les épaules, ses volutes bleutées qui s’échappaient dans la nuit.

Kris se demandait à quelle race d’hommes il appartenait. Manifestement célibataire, pas trop mal fait de sa personne, pas pervers, ni inquiet, ni violent, ni dépressif, ni méprisant, il ne rentrait dans aucune des boîtes dans lesquelles elle rangeait ses clients habituels, et elle n’aimait pas ça. Les hommes avaient cessé de la surprendre depuis longtemps, elle les voyait venir de loin et connaissait par cœur le rôle de salope, de confidente ou de mère qu’ils voulaient lui faire jouer.

Peu à l’aise avec sa nudité, Yves s’enveloppa dans un drap à la façon d’une toge et se servit un verre de bourbon, qu’il sirota dans une posture romaine. Des deux, ce fut Kris qui eut besoin de rompre le silence.

— C’est quoi, votre job ? J’aime bien savoir ce que font les gens.

— Je pose des fenêtres et des volets. Ça me va.

— Poser des fenêtres ?

— Accroître la luminosité, ou créer l’obscurité totale, isoler du bruit. Combien d’individus ont des insomnies parce qu’ils sont persuadés de rater leur vie, alors qu’ils ont seulement des fenêtres merdiques.

Kris se surprit à examiner l’embrasure en P.V.C. de la fenêtre à laquelle elle était accoudée, puis retourna s’asseoir auprès de son hôte. Elle renchérit sur le mot « bruit », se plaignit d’être réveillée par le rideau de fer du bistrotier en face de chez elle, puis égrena quelques généralités sur le brouhaha urbain. Yves l’interrompit pour lui demander d’ôter son kimono, ce qu’elle fit sans s’en étonner. En la voyant, les jambes croisées, le bas remonté sur la cuisse, évaluer le nombre de décibels que peut produire un enfant en bas âge, Yves se souvint d’avoir un jour demandé à Pauline de se mettre nue pendant qu’elle préparait un cake aux olives : elle avait refusé tout net. Il apporta quelques précisions sur les fréquences de la voix humaine tout en admirant les seins superbes de son invitée, ses hanches, son pubis, la lisière de son sexe, qu’il eut envie de sentir, d’embrasser à nouveau, et s’agenouilla à terre. Puis il se releva, la queue dressée à hauteur de la bouche de Kris, qui allait devoir interrompre un moment sa conversation.

Plus tard dans la nuit, la méfiance de Kris s’était estompée ; elle n’avait pas affaire à un vicieux qui avançait masqué mais à un type qui n’avait pas fait l’amour depuis trop longtemps. Contre toute éthique professionnelle, elle lui demanda pourquoi il faisait appel à une prostituée. Sans la moindre envie d’énumérer toutes les étapes qui les avaient réunis dans ce lit, Yves orienta sa réponse vers l’avenir et non le passé : il voulait connaître tous les types de femmes. Les élancées et les toutes petites, les plantureuses et les menues, les dames et les soubrettes, les demi-vierges et les briscardes, de toutes les origines, de toutes les couleurs de peau, sans parler des catégories qui lui restaient à découvrir. Comment un homme tel que lui, compte tenu de son espérance de vie, de son activité salariée, et de ses rares déplacements à travers le globe, pouvait-il forger pareil projet sans s’en remettre à la prostitution ?

Après réflexion, Kris admit qu’il n’avait pas d’autre choix.

Il jeta un œil à sa montre et décida de s’assoupir enfin. Pour la première fois depuis longtemps, il allait retrouver le plaisir de se réveiller auprès d’une femme. Dans un mouvement réflexe, il attira Kris à lui et l’enlaça par la taille comme il le faisait avec Pauline. Elle se méprit et s’imagina une dernière fois réquisitionnée : le coup de l’étrier du client qui en voulait pour son argent. Pour s’en assurer, elle eut à son tour un geste mécanique en plaquant sa main dans l’entrejambe d’Yves pour vérifier son érection.

Stupéfait de voir son accès de tendresse sanctionné par une palpation aussi dégradante, Yves se laissa envahir par une vague de fureur : on l’avait réduit tout entier à un sexe avachi, on l’avait ravalé au rang d’animal.

Il l’empoigna sous les aisselles, la souleva de toute sa rage, la propulsa avec une telle force qu’elle termina sa chute contre un mur avant de retomber à terre.

Kris resta clouée au sol, hébétée.

Depuis qu’elle se prostituait, elle s’était déjà vue éjectée d’un lit, mais jamais de telle façon.

Yves revint lentement à lui. S’approcha, main tendue.

Elle comprit ce qui venait de se jouer : il avait ressenti l’humiliation qu’elle-même subissait quand un rustre se permettait les plus odieux malaxages. Pour une fois, c’était elle qui avait commis un geste intrusif sur le corps d’un autre.

Encore tremblant, il la pria de l’excuser.

Non, c’est moi, dit-elle.

Aucun des deux n’eut besoin d’en rajouter, il fallait laisser cet instant-là se vider de son malaise, car cet instant-là était fondateur. De cette brutale étreinte, et non du sexe, venait de naître une étrange complicité. Faire l’amour n’avait pas été le plus court chemin pour se découvrir, mais plutôt cette guerre éclair.

Ils se couchèrent, se blottirent l’un contre l’autre, encore tremblants.

Tard dans la nuit, elle dit :

— Je peux te présenter Lili, une collègue avec qui tu vas t’entendre. Et Agnieszka si tu as envie d’exotisme. N’oublie jamais qu’une pute se méfie autant de toi que toi d’elle, alors débrouille-toi pour les mettre en confiance, parce qu’en cas de grabuge, c’est elle qui aura le dessus. Si elle te demande d’emblée ce que tu aimes, comme je l’ai fait, c’est pour se débarrasser de toi le plus vite possible. Si tu veux passer la nuit avec elle, ne paie pas à l’avance parce qu’elle va attendre que tu sois endormi pour partir en douce. Si je t’apprends à négocier, au bout de quelques nuits tu ne paieras plus le prix fort. Et si tu ne te venges pas sur les putes de tes petits malheurs, elles ne se vengeront pas sur toi de leur haine des hommes.

* * *

Dans un bistrot de l’avenue de Friedland, sur le coup de vingt-deux heures, Philippe Saint-Jean et Yves Lehaleur commentaient la séance qui venait d’avoir lieu, pour la troisième fois, dans leur petit musée. Le dernier intervenant s’était lancé dans un éloge des hommes mariés qui avait ébahi l’assistance. Il avait séparé les adultes mâles en deux clans, eux, les maris, et nous, les autres, incluant d’autorité une centaine de présents qui n’en demandaient pas tant. Eux étaient la norme, le cours naturel des choses, nous l’anomalie. En cette époque de désenchantement, de consommation débridée, de démission des idéologies et d’individualisme érigé en dogme, la plupart des hommes, disait-il, croyaient toujours à un engagement qui avait été celui de leur père, et du père de leur père. Ces millions et millions d’hommes avaient pris dans la leur la main d’une femme et prononcé des vœux sacrés dans une église ou une mairie, alliance, pardon, assistance, fidélité, et ce jusqu’à ce que la mort les sépare. Tout autre choix de vie paraissait bien triste en comparaison de celui-là. Avaient prêté ce même serment des fous, des sages, des bourreaux, des victimes, des gangsters, des religieux, des athées, des affameurs, des affamés, des tueurs en série, des pingres, des vagabonds. Alors pourquoi eux et pas nous ?

Philippe reconnaissait à cet homme-là un certain aplomb, et Yves un charisme qu’il aurait aimé posséder.

— Ce qui m’a plu dans son développement, ajouta Philippe, c’est sa façon d’avancer son idée de l’engagement comme un postulat de départ et non comme une sorte de révélation à l’occasion d’une rencontre. Le côté pascalien de la chose. La foi d’abord, le bonheur après.

Yves, bien incapable de s’aventurer du côté pascalien de la chose, regrettait que cette belle démonstration ne prît pas en compte l’évolution des époques et les tout nouveaux dangers qui guettaient les valeurs du couple, et parmi eux, le plus redoutable, le strip-teaseur. Car si depuis la nuit des temps la prostituée du bout de la rue mettait en péril la cohésion du mariage, le go-go dancer, lui, en était une menace toute récente. Les textes de loi, voire les serments bibliques, avaient besoin d’une vaste mise à jour.

Sur un ton plus sérieux, Philippe s’inquiéta de l’absence de Denis Benitez depuis trois séances.

— Il a peut-être trouvé la réponse qu’il cherchait, avança Yves.

* * *

Au retour de la clinique, la maladie, plus rapide que l’ambulance, l’attendait chez lui à son arrivée. Denis ne quittait son lit que deux fois par jour, vers quatorze et vingt et une heures, pour se préparer la seule nourriture qui ne lui levait pas le cœur, une lamelle de gruyère entre deux tranches de pain de mie, sans goût, sans odeur, mais assez substantielle pour éviter les maux d’estomac à chaque poignée de comprimés. Le reste, c’était du sommeil qui semblait ne rien réparer. Denis en était à ce stade où les causes de la dépression s’étaient perdues en route, mais la route continuait, traversait des zones insalubres, des tunnels interminables, pour aboutir dans un terrain vague où il stagnait des jours durant.

Les premiers temps, des collègues passèrent le visiter, toujours à deux pour se donner du courage. C’est pas à nous que tu manques, c’est aux clients. Denis les remerciait du regard, puis coupait le son du téléviseur dès leur départ pour s’endormir devant les images d’un monde aussi désenchanté que le sien.

Les jours suivants, Denis fit plusieurs tentatives de retour à la normale. Le scénario se répétait, identique ; il ouvrait l’œil avant midi, traversé d’une pensée folle : Et si ce calvaire était terminé ? Porté par un regain d’énergie, il arrachait son pyjama comme une peau morte, passait un pantalon, choisissait un polo, pas le rouge, pas le vert, surtout pas le bleu, peut-être le beige. Et puis, découragé par un grain de poussière, un reflet dans un verre d’eau, une mobylette qui vrombissait au loin, il se recouchait.

Un soir, pourtant, quand ses proches l’avaient déserté pour de bon, quand tout son corps avait atteint l’inertie absolue, quand la force de son abandon avait triomphé de toute forme d’espoir, il entendit sonner à sa porte.

Tiré de son sommeil, il crut d’abord à un tocsin sorti d’un lancinant cauchemar. Il se dressa sur ses oreillers, attendit un instant, n’entendit plus rien puis replongea dans le lit en priant pour y trouver des rêves moins sévères. On sonna à nouveau, longuement, de façon comminatoire : ce on ne partirait pas. Denis imagina une ou deux hypothèses, jeta un œil à la pendule qui marquait dix-neuf heures, se dirigea dans la pénombre vers la porte d’entrée, regarda par l’œilleton.

Il ne reconnut pas l’individu qui continuait de sonner avec insistance, au point de réveiller en Denis un sentiment d’exaspération : l’espèce humaine au grand complet se manifestait. Il allait devoir lui annoncer qu’il n’en faisait plus partie.

Il piétina le courrier passé sous sa porte, chercha l’interrupteur, eut le réflexe de poser l’entrebâilleur avant d’ouvrir. La lumière trop crue de la minuterie du palier lui agressa les yeux. Il approcha de l’embrasure son visage creusé par la maigreur et le sommeil, mangé par la barbe.

Une femme, habillée dans un imperméable gris, se tenait là, les bras croisés, un léger sourire aux lèvres. Ils se toisèrent un instant, lui, sortant péniblement de son aphasie, et elle, immobile, silencieuse. Denis se sentit sommé de retrouver l’usage de la parole plus tôt que prévu.

— Vous êtes de la clinique ?

— De la clinique ?

— On m’avait parlé d’une assistance psychologique… Quelque chose comme ça… Mais je n’ai vu personne…

Pour toute réponse, elle secoua lentement la tête sans quitter son discret sourire.

— Vous n’êtes pas psy ? Un truc dans le genre ?

— Non, je ne suis pas envoyée par la clinique.

— Alors c’est la sécu, c’est ça ? Un contrôle ? Je suis en arrêt longue maladie. Vous avez dû recevoir des papiers.

— Je ne viens pas non plus de la sécurité sociale.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je suis venue vous voir.

— Moi ?

— Oui.

— On se connaît ?

— Non. Enfin, je ne crois pas.

— Vous êtes une espèce d’assistante sociale ? Une aide à domicile ?

— Non.

— Si vous arrêtiez de me dire ce que vous n’êtes pas pour me dire ce que vous voulez ?

— On est obligés d’en parler sur le palier ?

— Écoutez… Je ne vais pas très bien, je vais me recoucher. Alors soit vous me dites ce que vous voulez soit vous me laissez en paix.

— Laissez-moi entrer, qu’est-ce que ça change ?

— Je ne vous connais pas !

— Vous avez peur de quoi ? Est-ce que j’ai l’air dangereuse ?

— Quelqu’un vous envoie ? Quelqu’un que je connaîtrais ?

— Non, personne. Je crois que vous et moi n’avons personne en commun. Allez, faites-moi entrer, quoi.

— Vous croyez que je fais entrer n’importe qui chez moi ?

— On aurait l’air moins ridicules.

— Moi, j’ai l’air ridicule ?

— Franchement, la tête dans l’entrebâilleur, comme une petite vieille…

— … ?

— …

— Vous vendez des trucs au porte-à-porte, c’est ça ? Dites-le-moi directement, on perdra moins de temps.

— Du porte-à-porte, moi ?

— Si ce n’est pas le cas, y a quoi dans votre valise, là ?

— Ce sont mes affaires.

— … ?

— Allez, ouvrez cette porte, sinon quelqu’un va sortir de l’ascenseur et on aura l’air de quoi ?

— … Tout ceci commence à devenir absurde, je vais vous prier de me laisser, et surtout, de ne pas resonner. Merci.

Il claqua la porte, irrité pour cent raisons ; on l’avait dérangé pendant qu’il déprimait tranquillement, on se présentait comme un paquet de linge sale, et surtout, on l’avait traité de petite vieille — il avait oublié que les humains étaient une espèce si redoutable qu’un seul spécimen était capable de déclencher plusieurs nuisances en même temps, et avec quelle opiniâtreté. La suite ne lui donna pas tort. On resonna.

Après s’être passé le visage sous l’eau, il but quelques gorgées d’une boisson éventée, enfila une robe de chambre, puis retourna ouvrir en prenant soin cette fois d’ôter l’entrebâilleur.

— Je ne suis pas en état, je pense que ça se voit. Alors pour la dernière fois, soit vous me dites ce que vous faites devant ma porte, soit j’appelle la police.

— La police ? Vous feriez ça ? Blague à part, vous le feriez ?

— C’est ce qu’on fait en pareil cas.

Il dut reconnaître en lui-même que pareil cas se présentait rarement.

— Faites-le si ça vous rassure, mais vous allez leur dire quoi, au juste ?

— Vous me demandez ça comme si vous aviez l’intention d’y assister.

— Je suis curieuse de vous entendre les appeler. « J’ai une fille devant ma porte, je ne sais pas ce qu’elle veut mais elle insiste… »

— Je me trompe ou vous êtes en train de vous foutre de moi ?

— Ils vont vous demander de me décrire, au cas où je serais une junkie en manque, une délinquante, que sais-je. Ils vont surtout chercher à déterminer un degré d’urgence, parce que j’imagine qu’ils ont autre chose à faire. « Elle porte un imperméable, monsieur l’agent… »

Mais aussi une paire de bottines anciennes, mi-cuir mi-toile, et une écharpe en soie grise qui enveloppait tout le haut du corps.

— Si je ne vous ouvre pas, vous allez rester là toute la soirée ?

— S’il le faut.

— … ?

— Laissez-moi entrer. Oh quoi, c’est pas grand-chose.

— Qu’est-ce que je vous ai fait ?

— Rien du tout.

— Alors c’est quoi, l’embrouille ? Vous ne savez pas où aller ? Vous voulez un peu d’argent ?

— Mais non ! fit-elle en haussant les épaules. Vous me prenez pour qui ?

— Mettez-vous à ma place.

— À votre place, je m’aurais déjà laissée entrer. Qu’est-ce que vous avez à perdre ?

De toutes les phrases qu’elle avait prononcées, Denis s’arrêta sur celle-ci. Cette carcasse ankylosée, recroquevillée jour et nuit au fond d’un ravin, forcée d’avaler des trucs bleus, blancs et verts pour chasser la douleur de l’angoisse, cet être sans joie, sans énergie et sans illusion qu’il était aujourd’hui avait-il autre chose à perdre ?

— J’ai beau être dans le cirage, je sais encore repérer une situation grotesque. Je vais refermer cette porte, mais d’abord vous allez me promettre que vous ne sonnerez plus.

Elle marqua un temps et dit à contrecœur :

— Je ne sonnerai plus.

— Je vous en remercie, dit-il en refermant sans plus de violence.

Sur le chemin de la chambre, il croisa une créature repoussante et fit un bond en arrière. Cette chose indescriptible, hirsute, voûtée, rachitique, débraillée, était apparue entre un battant de l’armoire et l’entrée de la salle de bains. Avant de se recoucher, il s’efforça d’affronter le monstre en question et fit face au miroir.

C’était donc ça qu’il était devenu ?

Honteux de cette ombre de lui-même, Denis l’accabla à voix haute, Non mais regarde-toi, nom de Dieu ! et la traita avec le mépris que l’on réserve aux minables. Il eut la tentation de se raser, n’en trouva pas la force et retourna dans son lit, oubliant tout amour-propre comme on repousse une corvée. Par quel miracle cette fille bizarre n’avait-elle pas eu peur de ça ?

Il se pelotonna dans les couvertures, heureux qu’on lui foute la paix. Indignation, honte, colère, trop de sentiments à la suite pour un malade encore loin de sa convalescence. Et tant pis si cette fille bizarre emportait son mystère avec elle ; certains phénomènes ici-bas n’avaient aucune explication rationnelle, Denis payait cher pour le savoir.

Il tâtonna vers la table de chevet, saisit un tube, avala plusieurs comprimés avant l’heure habituelle. On l’avait dérangé dans sa retraite, il en était encore tout fébrile, l’oubli tarderait à venir. Il avait choisi la démission, pourquoi venait-on le contrarier ? Lui qui naguère s’était senti si bien dans ce monde, lui qui avait laissé une grande place à la fantaisie, lui qui avait aimé sa vie et qui avait osé le dire. Aujourd’hui, il remerciait Dieu de l’avoir conçu mortel.

À quoi elle ressemblait cette fille, déjà ? Des cheveux mi-longs, d’un brun plutôt clair semblait-il, et puis ? Et puis rien, un visage banal, une silhouette dans un imperméable, un personnage insignifiant comme on en croisait cent dès que l’on commettait l’imprudence de sortir de son lit.

Denis s’assoupit un trop court instant puis ouvrit grands les yeux, rattrapé par un doute. Et si ce personnage insignifiant n’avait pas emporté avec lui son mystère ?

Il quitta son lit à nouveau, se précipita vers la porte, regarda dans l’œilleton : la silhouette se découpait toujours dans l’obscurité du palier.

— Vous allez m’attirer des ennuis avec les voisins.

— Pensez-vous, je viens de discuter avec une dame très sympathique, porte droite, elle ne paraissait pas du tout surprise de me voir attendre. Elle a dit : « Il doit dormir, il prend une médication lourde. »

— …

— Cela étant, je donnerais n’importe quoi pour m’asseoir un moment et boire un grand verre d’eau.

— Vous plaisantez ?

— C’est tout ce que je demande.

— Vous êtes qui, bordel ?

— Marie-Jeanne Pereyres, dit-elle en fouillant dans son sac à main.

Elle tendit sa carte d’identité. Taille : 1,71 m. Née à Bois-le-Roi (Seine-et-Marne). Sur la photo, elle avait les cheveux à peine plus longs et des lunettes rondes. À quelques années près, elle avait le même âge que Denis.

Si les antidépresseurs et les anxiolytiques n’avaient pas inhibé tout réflexe de peur, Denis se serait demandé si un malheur plus grave encore que sa dépression ne l’avait pas frappé. Cet étrange personnage venait peut-être le lui annoncer, il devait en avoir le cœur net.

— En admettant que je vous laisse vous asseoir un instant, vous allez enfin me dire ce que vous voulez ?

— Oui.

Elle put enfin franchir le seuil, posa sa valise dans un vestibule et découvrit un espace à l’abandon, étriqué, meublé d’un vieux canapé et d’une petite console recouverte d’emballages divers.

— Je peux allumer cette lampe ? demanda-t-elle pendant qu’il portait un verre sous le robinet.

Sans attendre la réponse, elle alluma, s’assit enfin, poussa un soupir de réconfort en se massant les chevilles. Elle but l’eau d’un trait et le remercia d’un sourire. Il débarrassa ce qui traînait sur la table, poussa divers objets dans le vestibule, remit un semblant d’ordre.

— Ne vous dérangez pas pour moi, dit-elle en défaisant les boutons de son imperméable.

— Gardez votre imper, et dites-moi ce que vous voulez, qu’on en finisse.

Fuyant le regard de Denis, elle hésita un instant. S’étant engagée à répondre, elle chercha la formulation la plus juste, la moins inquiétante. Elle choisit la plus simple.

— Je veux rester.

— … Pardon ?

— Je veux rester.

— Qu’est-ce que vous entendez par rester ? Rester ici ? Chez moi ?

— Oui, ici. Je prends très peu de place.

— Vous êtes en train de me dire que vous avez forcé ma porte pour vous installer chez moi ? C’est bien le cauchemar que je suis en train de vivre ?

— Ne le prenez pas mal. Cette médication lourde doit peut-être enrayer vos facultés de jugement.

Vidé du peu de forces qui lui restaient, Denis dut s’asseoir un instant à ses côtés. La médication lourde lui jouait des tours. Il avait dû se tromper dans les doses, il avait dû confondre les comprimés bleus avec les blancs, il avait abusé des verts, il dormait déjà et le cauchemar allait s’estomper au premier réveil. La créature semblait pourtant faite de chair et d’os.

— Avant que je vous foute violemment dehors malgré la médication lourde, je vous laisse une chance de me dire ce que vous entendez par « rester ».

— Ce salon me suffit. Je peux dormir dans ce canapé. Je ne fais pas de bruit, je lis beaucoup. Si j’ai accès à la salle de bains une fois par jour, c’est bien. Je peux prendre mes repas dehors.

Tout à coup, l’accablement de Denis se mêla de tristesse, et cette tristesse entraîna avec elle un tas d’autres sentiments, tous contradictoires, tous trop violents pour un homme si las. Il ne put retenir une bouffée de larmes, éclata en sanglots et pleura, pleura comme un enfant frappé d’injustice.

Une éternité plus tard, il sécha ses larmes dans le mouchoir qu’elle lui tendait. Il poussa un long soupir d’épuisement.

— Je vais me recoucher, dit-il sur un ton presque doux. Je suis malade. Je suis fatigué. Je vais dormir très longtemps. Demain, quand je me lèverai, faites en sorte de ne plus être là.

Elle ne répondit rien et le vit s’éclipser dans la chambre. Denis s’effondra dans le lit et sombra dans le sommeil toute la nuit durant, puis toute la matinée.

Au réveil, le visage de cette femme lui revint en mémoire. Il se précipita dans le salon et la trouva allongée dans le canapé, un livre à la main.

Elle était restée.

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