La quarantaine révolue, Philippe Saint-Jean n’espérait plus vivre les joies de la clandestinité. Jamais il ne s’était engagé avec une femme au point de faire vœu de fidélité, sinon avec Juliette, qu’il n’aurait trompée pour rien au monde. Il n’avait donc rien connu de ces délicieux moments volés à la respectabilité, ni de la soudaine intrusion du romanesque dans la monotonie d’une vie, ni de l’inventivité dont il fallait faire preuve pour créer une intimité à l’insu de tous. Mia lui servait le tout sur un plateau d’argent, sans la culpabilité ni les mesquineries de l’adultère. Quand tout individu au monde attendait son quart d’heure de gloire, ces deux-là retrouvaient le sens du caché, comme les Roméo et Juliette d’une époque exempte de tout romantisme. Toutefois, le secret de leur idylle ne durerait pas car déjà des bruits couraient sur l’amitié particulière qui liait la belle et le penseur — ceux qui les avaient vus ensemble en avaient tiré d’inévitables conclusions et il suffisait maintenant d’un seul recoupement pour rendre leur liaison officielle. D’ici là, ils improvisaient des rendez-vous dans des enclaves dorées qui nimbaient de lumière leur anonymat.
Philippe trouvait cependant un peu baroque la décoration de ce balcon donnant sur une tour Eiffel scintillante de bleu. Un médianoche y était servi sur une petite table circulaire recouverte de roses rouges et d’œillets mauves, d’un bougeoir en verre, d’un petit buste de marquise, et de deux coupelles d’un caviar iranien que Mia dégustait comme un yaourt.
— C’est agréable de dîner à ciel ouvert, dit-elle, ça sent déjà les beaux jours.
— Tu arrives de Vancouver et tu t’envoles pour Sydney après-demain. Comment pourrais-tu avoir conscience qu’à Paris un été se prépare ? Moi, je l’espère depuis des mois, cet été, je l’ai vu se révéler jour après jour. En février, je me suis étonné qu’il fasse encore clair à dix-sept heures, et ça m’a mis de bonne humeur toute la soirée. Il y a encore trois semaines, j’ai hésité à mettre un manteau et suis sorti en veste, et je ne l’ai pas regretté. Cet été, il est à moi, je l’ai attendu, je l’ai mérité.
— Voilà une des raisons pour lesquelles j’aime ta compagnie. Il suffit qu’on dise « il fait beau » pour que tu te prennes le chou avec.
Dès leur arrivée dans la suite de l’hôtel George V, Philippe s’était exprimé sur quantité de détails auxquels Mia ne prêtait plus attention depuis que son agence la logeait dans les plus luxueux hôtels du monde. L’endroit, plus spacieux que son propre appartement, réveillait en lui une conscience de classe — sensation délicieuse qu’il éprouvait rarement : s’étonner du mode de vie des privilégiés, les vrais, ceux qui se baignaient dans du marbre rose, se vautraient dans du Louis XV et s’abreuvaient de grands crus. Outre cette vie en première classe qu’elle lui proposait de partager, il profitait avant tout du précieux temps qu’elle lui consacrait lors de ses courts passages à Paris — compte tenu du prix que coûtait une heure avec Mia, rien que pour apparaître en public, il pouvait s’estimer flatté. Et quand elle le quittait pour défiler à l’autre bout du monde, il se surprenait à allumer son téléviseur pour guetter une publicité où on la voyait courir à demi nue à travers la Galerie des glaces de Versailles.
— Demain soir j’ai une réunion avec des créatifs qui ne devrait pas s’éterniser. Ensuite je dois passer à l’inauguration de l’espace Guerlain. Et j’ai promis à mon agence de prendre un verre avec le patron d’un groupe qui veut me confier son image de marque. Mais après ça, on pourrait se retrouver ?
Afin de préciser que lui aussi était un homme occupé, il répondit, en cherchant une note de mystère :
— Le jeudi, je ne suis jamais libre avant minuit.
— Bonsoir. Je m’appelle Laurent. Je suis un libertin.
L’homme au crâne rasé qui se présentait ainsi portait un complet bleu de bonne coupe, des chaussures montantes de cuir fin, et se tenait bien droit, les bras croisés face à son auditoire. Sa façon si naturelle de dire Je suis un libertin ne cherchait ni à surprendre ni à choquer.
— J’ai cinquante ans, j’achète des espaces publicitaires pour une chaîne de grande distribution alimentaire, je suis marié, j’ai deux filles. Depuis plus de vingt ans, le sexe occupe une place centrale dans ma vie. Une passion que je partage avec ma femme, mes amis, et qui occupe tout mon temps libre, mes soirées, mes week-ends, mes vacances.
Dans cette petite salle de projection, aux murs peints en noir, aux rangées de fauteuils rouges, on sentit tout à coup s’élever le niveau de concentration.
— Comme d’autres s’adonnent à l’aéromodélisme, au rafting, militent dans des partis politiques ou retapent leur maison de campagne, moi je fais l’amour. À toutes fins utiles, je précise que je ne suis pas un homme à femmes, ni un don Juan. Je ne chasse pas, je ne conquiers pas : je consomme. Ma femme et moi sommes des habitués des boîtes échangistes, mais nous organisons aussi des soirées privées avec divers cercles d’amis, qui eux-mêmes recoupent plusieurs réseaux. En outre, nous passons des week-ends chez des couples recrutés sur internet, et nous partons en vacances dans des clubs spécialisés où nous nous retrouvons entre adeptes. Quel que soit le contexte, nous arrivons ensemble, ma femme et moi, et nous repartons ensemble. Parfois, la soirée va plutôt être conçue pour m’être agréable, parfois c’est moi qui prépare une séance uniquement pour le plaisir de Carole.
Les hommes présents respectaient leur tradition de silence, même si la plupart se retenaient de crier : des exemples, bordel !
— Hier soir nous sommes allés dans une boîte en banlieue parisienne. Connaissant mes goûts, Carole a vite repéré deux femmes, et c’est elle qui a fait les manœuvres d’approche et me les a servies. J’ai passé la nuit avec les trois. Vendredi prochain nous allons à une soirée privée où le rituel veut que Carole soit au centre d’un groupe de quatre ou cinq hommes — c’est moi qui les sélectionne et qui veille à ce que tout se passe dans les règles — et dans ces cas-là, je ne suis que spectateur.
Celui qui se définissait comme un libertin était mû par un désir que la plupart des hommes ne connaîtraient jamais. Il se consumait d’une fièvre rare qui le poussait sans cesse vers de nouveaux corps, de nouvelles expériences, de nouvelles combinaisons, et vers une éternelle recherche d’extase qui faisait de lui l’heureux esclave de ses sens.
Comme les autres, Yves Lehaleur brûlait de connaître l’étendue de ses frasques et les limites qu’il fixait à l’interdit. Mais s’il admirait pareille frénésie, il ne la partageait en aucun cas. Certes, il lui aurait paru impensable de ne pas jouir d’un corps qu’il payait, mais loin de lui la prétention de donner du plaisir à une prostituée, ou d’obtenir des faveurs qu’elle n’accordait qu’à l’homme aimé. Son tout récent besoin de diversité ne comblait aucun appétit démesuré. Plus il les fréquentait, plus il réalisait que son plaisir véritable consistait à fissurer la carapace de ces femmes endurcies par tant de viols consentis. Plus par orgueil que par bonté d’âme, il cherchait à retrouver la femme sous la putain, et à la soulager l’espace d’une nuit de son dégoût du client. En les invitant à se succéder dans son lit, il se sentait capable, lui, Yves Lehaleur, de trouver l’épicentre de chacune d’elles. Sa zone secrète, quelque part entre la tête, le cœur et le sexe, là où se trouvait cachée la clé de tout son être.
— Les rares fois où nous vivons des expériences hors de la présence de l’autre, reprit Laurent, c’est avec son consentement. Il m’arrive par exemple de jouer les « coachs sexuels » avec des femmes qui se plaignent de l’érosion dans leur couple avant même qu’il ait trouvé son plein épanouissement. Je leur propose alors de passer quelques après-midi avec moi, jusqu’à ce qu’elles connaissent tous les orgasmes qu’une femme peut connaître. Je fais en sorte que les inhibitions et les tabous disparaissent, que leur plaisir les rassure, les guide, et qu’elles puissent retourner vers leur mari pour partager, encourager et retrouver ce plaisir-là. En général, je n’entends plus jamais parler d’elles. De son côté, il arrive à Carole de passer la soirée avec un de nos amis qui souffre d’une particularité physique qui touche bien peu d’hommes : il est surmembré. Son sexe atteint une taille qui épouvante ses éventuelles partenaires, et Carole est sans doute la seule à ne pas le fuir.
Philippe Saint-Jean se retenait de saisir son calepin pour noter. Il avait croisé dans sa vie quantité de prétentieux, intarissables sur leurs performances, de vrais mâles qui éprouvaient le besoin de le crier haut et fort afin de s’en convaincre eux-mêmes. Laurent le libertin n’entrait pas dans cette catégorie ; sa façon directe et prosaïque d’évoquer sa passion ne cherchait pas à convaincre, et pas un seul instant il ne se trahissait par une ponctuation égrillarde ou un sous-entendu : le contraire du pervers. Dans les milieux que fréquentait Philippe, on pratiquait peu mais l’on glosait beaucoup ; on citait Restif de La Bretonne et Bataille, on opposait les infortunes de la vertu aux prospérités du vice, on dissertait sur le cinéma érotique japonais, on racontait même des blagues salaces mais toujours sauvées par un troisième degré. Comme les autres, Philippe avait séjourné dans l’enfer de sa bibliothèque et n’en était pas vraiment revenu. Dans son essai sur la conscience collective, il avait inclus tout un argumentaire sur la persistance du tabou, mêlant brillamment aux théories freudiennes les sept divisions du Kamasoutra. Mais tant de vues de l’esprit passaient rarement par le filtre de l’expérience. Que de littérature pour bien peu de frissons ! admettait-il ce soir, face à Laurent le libertin. Il mesurait soudain tout le conventionnel de sa propre pratique, car dans un lit, il n’était ni audacieux, ni très inventif, ni même sûr de lui, pas plus que ne l’étaient les autres hommes, pas plus que ne l’étaient les femmes. Mais, après tout, à quoi bon s’en inquiéter ? Personne n’était Laurent ni Carole les libertins, sans cesse agités par leur quête éperdue de plaisir. Et rien, pas même un fantasme d’ultime extase, ne remplacerait la fantaisie et la légèreté des nuits qu’il passait avec Mia. Dès leur toute première, elle avait piqué un fou rire à force de le voir étudier chaque partie de sa célèbre anatomie — en lui caressant les jambes, il avait précisé : Je les connais déjà, je les ai vues dans L’Express. Le comble avait été atteint quand il s’était extasié sur les « trois ocres » de son sexe, avouant que faire l’amour avec une métisse était une grande première. L’espace d’une nuit, le corps de Mia lui avait fait oublier celui de Juliette.
— Ce que je vais dire va sans doute sembler paradoxal, mais je crois que seuls les libertins ont véritablement atteint l’égalité des sexes. Aucun de nous deux ne se sacrifie, ne cherche de compromis, ne simule ni ne dissimule, ou ne se force à faire plaisir à l’autre. J’ajoute que, malgré nos partenaires multiples, jamais nous n’éprouvons de plaisir plus intense que quand nous nous retrouvons tous deux, seuls, à la maison, dans notre lit. L’amour que j’éprouve pour Carole reste le plus puissant aphrodisiaque que je connaisse.
L’auditoire, conquis jusqu’alors, s’interrogeait maintenant sur la présence du libertin dans les murs. Si malgré ses propos crus il ne s’était jamais montré indécent, il risquait de le devenir s’il persistait à faire étalage de son bonheur conjugal et de ses talents de queutard. À moins qu’il ne justifie au plus vite son passage dans la confrérie, elle allait voir en lui un odieux provocateur, et l’on assisterait peut-être ce soir à une toute première tentative de lynchage.
Pour n’avoir rien écouté depuis le début de la séance, Denis Benitez n’attendait rien de la suite. Et pourtant, après de longues semaines, il était présent. À la brasserie, on avait salué la renaissance de l’enfant prodigue, moins souriant qu’à l’habitude, mais prêt pour une convalescence active — servir un poireau vinaigrette avec un chou farci à suivre était pour Denis une preuve tangible de son retour au réel. À raison de trois cents couverts par jour, il renouait avec l’espèce humaine. Il acceptait les doubles services et s’attardait même après la fermeture ; l’énergie ne manquait pas. Tous y voyaient un souci de rattraper le temps perdu et tous se trompaient : il fuyait son appartement depuis qu’une intruse s’y était installée.
Le soir même où cette créature avait posé le pied en travers de sa porte, les dernières certitudes de Denis s’étaient effondrées. Les quatre murs qui le protégeaient du dehors étaient aujourd’hui le théâtre de situations absurdes et démesurées. Le refuge était devenu la zone dangereuse, et le vaste monde extérieur, le refuge. Ah si les hommes de passage dans cette confrérie savaient à quel point leur histoire, qu’ils pensaient exceptionnelle, paraissait bien insignifiante comparée à son calvaire ! Mais si à l’époque on l’avait écouté avec apitoiement, on l’aurait pris cette fois pour un désespéré que son célibat avait plongé dans la confusion mentale.
Après un léger silence qui annonçait un épilogue, Laurent se demandait lui aussi pourquoi il avait éprouvé le besoin de raconter sa vie intime à des inconnus, jaloux de sa saine débauche.
— Je fais partie de ceux qui croient que toute vie terrestre est soumise à une logique et un équilibre, que tout bonheur a son prix, que toute médaille a son revers, même si nous n’en prenons conscience qu’à l’heure du dernier bilan. Après avoir fait l’amour avec un millier de femmes, j’ai peut-être contredit une loi naturelle et je pourrais craindre une contrepartie, je pourrais m’attendre à faire le sacrifice d’un bien précieux. Au jour d’aujourd’hui, je ne saurais dire lequel. Mais je vous promets que si pareil malheur me frappe, vous en serez les premiers informés.
À peine les bières servies, Denis, Philippe et Yves trinquèrent à la santé de Laurent le libertin et lui rendirent hommage comme s’il était présent.
— Ce soir encore, je viens d’apprendre quelque chose, dit Yves. Les femmes, ça conserve !
— Pas tout à fait, ajouta Philippe. Ce qui conserve, c’est de ne pas se prendre le chou avec elles.
Il avait à dessein utilisé une expression de Mia qui prenait sa place en pareil contexte. Dans un cercle littéraire, il aurait sans doute formulé de manière différente cette idée que seuls les très rares hommes affranchis à la fois de leur émotivité, de leur jalousie, et de leur instinct de prédateur atteignaient l’éternel bonheur de la chair.
Denis acquiesça d’un sourire. Que n’aurait-il donné pour une once de désinvolture avec les femmes ? Cesser de voir en elles des êtres tantôt magiques, tantôt diaboliques, pour les considérer comme des individus à la mécanique certes délicate mais pas plus complexe que la sienne.
Le verre à la main, ils bavardèrent sans plus rien évoquer de la séance passée. Aucun n’aborda de sujet trop personnel, ni ne se montra curieux du devenir des deux autres, et pourtant, depuis leur rencontre, chacun avait vécu des événements bien plus déroutants que ceux évoqués en public.
Philippe résistait à l’envie de raconter sa nuit avec l’une des femmes les plus convoitées au monde — et quel homme ne rêverait d’un pareil aveu entre deux mousses ? Rendre jaloux les copains importait moins que le besoin de décrire, pour la toute première fois, cette liaison extravagante. Passé un moment de stupeur, il aurait répondu à leurs questions pressantes, moins par forfanterie que pour voir sa belle à travers les yeux du quidam. Par superstition, il aurait commencé par Tout nous sépare, parce qu’il avait appris à ses dépens que les histoires qui commençaient par Nous sommes faits l’un pour l’autre tournaient court. Il aurait déclaré aussi ne pas être amoureux : Je suis sujet au coup de foudre et ça n’en est pas un. Ni Denis ni Yves ne l’auraient cru et, pour les en convaincre, il leur aurait raconté son tout premier, à l’âge de dix-huit ans. Deux années de passion, suivies de trois mois de vie commune dans une chambre de bonne pour s’en guérir. Près de dix ans plus tard, il y avait eu Juliette. Tout ce qui avait suivi depuis dans la vie de Philippe n’avait été qu’une ère post-Juliette, un après. Même Mia faisait partie de cette suite, mais la plus délicieuse, la plus inespérée. Denis et Yves l’auraient sommé de la décrire en vrai, et Philippe aurait tenté cet exercice imposé, mais comment décrire Mia sinon comme une demoiselle capable de simplicité, avec la naïveté d’une jeune femme de son âge, et le caractère aguerri d’une jeune femme de son époque ? Encombrée par l’image que le monde lui renvoyait d’elle-même, mais consciente que tout ce tintamarre ne durerait pas, et que déjà la vie lui réservait des épisodes bien plus authentiques. Au risque de les déconcerter, il aurait dépeint une créature aquatique, insulaire dans l’âme, qui même en plein Paris vivait comme au bord de l’océan. Ainsi la voyait-il, ce jeudi soir-là, mais Philippe ne romprait pas leur pacte et maintiendrait leur idylle secrète le temps voulu.
Le secret d’Yves, bien moins romantique, n’en était pas plus avouable. Si une femme était apparue dans sa vie, il n’aurait pas hésité à s’en réjouir devant témoins, mais dix ? Quel prénom choisir ? Celui de Sibylle, de Claire, de Jessica, de Samia ? Comment présenter Sibylle sinon comme une brune aux yeux gris, la quarantaine, un corps capable de prendre des poses d’une indécence interdite par la loi ? Et que dire de Lili, la cérébrale Lili ? Avant que d’être une paire de fesses, elle était une épaule où se réfugiaient les hommes en perdition — un gars comme Yves qui, au lieu d’aller draguer, payait des prostituées pour la nuit, en avait forcément gros sur le cœur. Mais les questions qu’elle lui avait posées renseignaient surtout sur elle-même, et si Yves avait tenu bon en ne prononçant jamais le nom de Pauline, Lili avait craqué en décrivant les avanies que son ex-mari lui avait fait subir. Claire avait été plus réservée, presque timide, sans doute honteuse de se prostituer, avouant son manque d’expérience à Yves qui en avait si peu. Elle avait improvisé des gestes qu’elle pensait être ceux d’une pro, tous maladroits. À n’en pas douter, il avait été un de ses tout premiers clients, et sûrement l’un des derniers. Puis il avait rencontré Jessica par l’entremise de Sibylle, Samia lui avait été envoyée par Jessica, mais à toutes celles-là, Yves préférait déjà Agnieszka, qu’il ne connaissait pas encore, mais dont Kris lui avait vanté les charmes.
Pas plus que celui de Mia ou de Kris, le nom de Marie-Jeanne Pereyres ne serait prononcé ce soir. Denis, qui avait tu les raisons de sa maladie, aurait été incapable de donner celles de sa soudaine rémission. En s’installant chez lui, l’intruse l’avait dépossédé du droit de se plaindre. Sa longue détresse avait fait place à une indignation qui réveillait ses facultés de résistance ; échafauder des hypothèses sur la présence d’une intruse chez lui avait pour mérite de dégripper ses rouages mentaux et de lui donner à nouveau l’envie d’en découdre.
En commandant la troisième tournée, ils prolongèrent le rituel d’après-séance. Ces trois-là avaient plaisir à se retrouver mais ne s’en doutaient pas. Philippe Saint-Jean, dans sa vie de tous les jours, croisait rarement des Yves Lehaleur ou des Denis Benitez. Il avait beau prôner l’éclectisme roi et redouter la dégénérescence des milieux consanguins, il prenait rarement le temps d’échanger avec l’homme de la rue à moins d’en tirer un bénéfice immédiat — son caviste, son installateur en informatique et son O.R.L. pouvaient se vanter de le connaître. Enfin débarrassé de son rôle de penseur, de ses travers de dialecticien, il goûtait la douce futilité des bavardages de bistrot. Denis Benitez appréciait la manière dont l’intello s’interdisait de juger mais restait attentif, prompt à apprendre quelque chose — et quand bien même il s’agissait d’une posture, l’échange semblait sincère. Il appréciait tout autant le franc-parler d’un Lehaleur, son indépendance d’esprit, et son peu d’inclination à vouloir pisser plus loin que tout le monde. De fait, Yves savait éviter les habituelles conversations de garçons et tous les sujets où pouvait s’exprimer leur indécrottable fascination pour la performance. Il remerciait Philippe et Denis de lui épargner les poncifs du genre, et la pénible connivence des hommes entre eux.
Selon toute vraisemblance, Marie-Jeanne Pereyres s’était introduite chez Denis pour se venger : y avait-il une autre explication à pareille ingérence ? Sans doute payait-il une faute grave commise naguère. Vers l’âge de vingt ans, avec un comparse, ils avaient fait un tour de France des établissements de nuit et s’étaient fait embaucher comme serveur ou barman. Trois mois à Marseille, deux à Antibes, autant à Montélimar, dix jours à Bordeaux — mais quelle décade ! — et de courts séjours partout où l’on voulait d’eux, y compris là où l’on n’en voulait pas. Ils s’étaient rempli les poches, ils avaient forniqué comme des diables et déguerpi à l’aube, ils avaient joui de leur jeunesse jusqu’à l’épuisement. Combien de Marie-Jeanne Pereyres avaient-ils croisées, séduites, enivrées et trahies en toute impunité ? Comment ne pas s’attendre à ce que l’une d’elles demande des comptes près de vingt ans plus tard ? Denis, rattrapé par son inconduite juvénile, ça tenait debout. L’intruse était bien du genre opiniâtre, impossible à détourner de son but, et quand ce but était la vengeance, la sanction tombait, inéluctable, et plus fort encore à mesure que les années passaient. Peut-être que les femmes étaient, sur ces questions-là, plus rancunières que les hommes, et que bien des crimes restaient imprescriptibles.
L’intruse était allongée de guingois sur la banquette, la chemise de nuit jusqu’aux genoux, les chaussettes blanches relevées sur les mollets. Des lunettes sur le nez, elle lisait un ouvrage qui ressemblait au guide touristique d’un pays lointain.
— Vous rentrez tôt, ce soir, dit-elle sans quitter sa position alanguie.
— On dirait que ça vous dérange.
— Pas du tout, je m’étonnais juste. D’habitude vous finissez votre service passé minuit.
— D’habitude ? Quelle habitude ? Qu’est-ce que vous savez de ma vie et de mes habitudes ? Est-ce que vous imaginez seulement ce que je faisais ce soir ?
— Aucune idée.
— Eh bien, j’ai passé la soirée à fouiller dans ma mémoire et ne vous y ai pas retrouvée. Nous nous sommes peut-être déjà rencontrés auparavant, mais il m’est impossible de savoir où et quand, et vous savez pourquoi ?
— Non.
— Parce que vous ne ressemblez à rien. Et je ne dis même pas ça pour vous blesser.
Denis l’avait étudiée de pied en cap, épiée dans son sommeil, revêtue de tant de panoplies différentes : aucun souvenir de Marie-Jeanne Pereyres.
— À rien de rien ?
— Tout le monde a quelque chose qui le singularise. Vous, non. Votre silhouette est de celles que l’on croise tout au long de sa vie, dans des rues ou des couloirs, mais qui n’impriment ni la rétine ni la mémoire. Vous faites partie de ces gens dont on se dit que peut-être ils existent quelque part, mais on ne veut surtout pas savoir où. Pour moi vous résumez à vous seule ce que sont les autres. Vous êtes une entité floue, incertaine, au mieux pourrait-on vous caractériser en vous désignant comme femme, mais votre spécificité s’arrête là. Justement sur ce point, vous ne me croirez pas mais en général j’ai une sorte de don pour décrypter les femmes, je sais d’où elles viennent et où elles vont, je perçois d’instinct ce qui leur manque, ce qu’elles désirent le plus. Avec vous, je ne vois rien, rien du tout, j’ai beau vous regarder bouger ou dormir, vous ne dégagez aucune vérité particulière, rien dans votre physique ne donne la moindre indication, vous êtes indescriptible. Par exemple, vous donnez l’impression d’être brune, disons châtain clair, la couleur indéfinissable par excellence, comme les murs gris et les imperméables mastic. Mais à la lumière artificielle, vous paraissez blonde, d’un blond pas franc, pas assumé, pas une blondeur de blonde. De la même manière, il est impossible de dire de quelle couleur sont vos yeux, et pourtant les yeux sont censés éclairer un visage, restituer une lumière intérieure, eh bien chez vous, non. Vous êtes apparemment de taille moyenne, en vous voyant arriver de loin on pourrait dire : « Regardez cette petite dame, là-bas », mais quand on vous trouve recroquevillée sur cette banquette, on a l’impression que vous ne savez pas comment caser vos jambes. Les traits de votre visage pourraient correspondre à n’importe quel profil professionnel ; vous n’avez pas la tête de l’emploi, vous avez la tête de tous les emplois. On peut vous imaginer en assistante dentaire, mais aussi en cadre supérieur, le genre pressé, qui a une vie intense, ou chef d’une équipe d’hôtesses pendant un congrès ou un salon de l’auto.
— Mes yeux sont verts.
— Ah non, ça vous fait plaisir de le penser mais c’est faux. Ce vert-là tire sur le marronnasse, il vous donne le regard de tous ceux que l’on a oubliés. Vous n’êtes même pas laide. Un physique dont on pourrait dire : « Mon Dieu que cette fille est vilaine », ce serait un moyen de frapper les esprits, de vous rendre identifiable, mais même pas. Alors si je vous ai déjà croisée dans une autre vie, vous avez immédiatement quitté ma mémoire en sortant du décor.
En le voyant à son tour sortir du décor pour se réfugier dans sa chambre, Marie-Jeanne, stupéfaite, répondit dans le vide :
— Si l’on s’était connus par le passé, moi je ne vous aurais pas oublié…
— Tu verras, elle fait l’amour en version originale, et elle sait boire. Ne lui propose pas le mariage, elle serait capable d’accepter, mais pas pour tes beaux yeux.
Yves n’avait su résister au portrait que Kris avait fait d’Agnieszka. Rendez-vous fut pris pour un samedi après-midi, avec en perspective, si affinités, un week-end à huis clos. Il ouvrit sa porte à la plus jolie surprise de ces dernières semaines : des yeux comme des perles noires dans un écrin de blondeur, des pommettes saillantes, des lèvres de corail. La belle Polonaise ôta son imperméable, découvrit ses épaules, fit jaillir son décolleté, lissa sa robe de satin sur ses hanches, puis s’installa dans un fauteuil, attendant de son hôte qu’il prenne la direction des opérations. Yves se lança dans une longue phrase d’accueil à laquelle elle ne comprit que le mot thé, qu’elle accepta d’un simple yes.
— Depuis combien de temps vivez-vous en France ?
— … ?
— In France ? Long ago ?
— Un on, répondit-elle en dressant le pouce.
— On dit toujours que les gens qui vivent dans les pays de l’Est sont doués pour les langues.
— … ?
— Je parle aussi peu l’anglais que vous le français. Just a little english.
D’un hochement de tête, elle reprit ce little à son compte. Ils se sourirent à nouveau puis dégustèrent leur jasmin brûlant dans un silence impossible à meubler. Afin de chasser un soupçon, il demanda :
— Est-il réellement possible de se prostituer sans prononcer la moindre parole intelligible ?
— … ?
— Ou bien me prenez-vous pour un demeuré ?
— … ?
— Peut-être parlez-vous bien mieux le français que vous ne le prétendez, afin de profiter d’un avantage qui pourrait avoir son importance par la suite ?
Agnieszka craignit d’avoir affaire à un de ces clients qui éprouvaient le besoin de raconter leur vie, de déballer ce qu’ils taisaient à leur femme, de bavarder pour cacher leur nervosité — le week-end s’annonçait comme un interminable malentendu. Elle savait livrer son corps à de parfaits inconnus sans rien avoir à leur dire.
— Czy pan chce, żebym została na cały weekend ? dit-elle en montrant l’horloge murale.
— … Je pensais que c’était d’accord avec Kris. Vous voyez, Kris ?
— Tak, tak, Kris, jest tak jak się umawialiśmy. All weekend ? To jest ciągle aktualne ?
— Jusqu’à lundi matin, c’est possible, pour vous ? Monday morning ?
— Yes, monday morning, ok.
Sans recompter, elle rangea dans son sac les billets qu’il lui tendit. Puis il y eut un dernier sourire et un nouveau silence, chacun attendant que l’autre les soulage d’une chape de gravité. La belle muette ne se décidait pas à prendre elle-même le chemin de l’alcôve, le seul geste qui, selon Yves, eût pu se faire sans mot dire, et dont toutes les autres le dispensaient ; Kris s’installait dans son lit comme une maîtresse de toujours ; Marie-Ange enlevait ses chaussures à peine arrivée ; Samia disait : J’ai mis un truc spécial, tu veux voir ? ; et la frénétique Céline passait d’autorité la main sous la chemise d’Yves pour lui caresser le torse. Agnieszka se contentait d’attendre, habituée à ce que le barrage de la langue l’affranchisse de toute initiative. Yves s’en irrita presque, estimant payer assez cher pour ne plus avoir à accomplir cette manœuvre qui lui rappelait ses atermoiements de jeune homme, et qui l’avait peut-être empêché de vivre une carrière de Casanova — saura-t-on combien d’hommes s’étaient mariés pour ne plus se contraindre à ce geste-là. Ce tout premier instant d’intimité, signal de tous les autres, où le mâle se doit d’oser, au risque du camouflet, du rejet, d’une méprise. Cette impulsion qui, à force d’être préméditée et sans cesse repoussée, n’en était jamais une. L’homme qui payait les femmes n’avait plus à en passer par là, nom de Dieu, et pourtant, ce soir, Yves dut se résoudre à prononcer quelques mots qu’elle ne comprendrait pas mais dont l’intonation ne laissait aucun doute.
Elle fit glisser à terre sa robe, ses bas, puis se coucha dans son ensemble caraco et boxer short en soie noir. Redoutant de n’être pas compris, Yves se retint de dire : Prends-moi dans ta bouche, là, tout de suite, et posa la main sur la nuque d’Agnieszka, la dirigea vers sa queue qu’elle aspira d’un coup. Il s’abandonna un moment, puis caressa à travers le tissu le dos de sa partenaire, insinua la main dans son short, qu’elle ôta sans délaisser son ouvrage. Il attira à lui cette croupe et frotta son visage contre un sexe chaud, ruisselant, déjà ouvert, et ce geste-là lui parut bien plus naturel que tant d’autres.
— Mia ? Je te propose de passer le week-end dans un lieu qui serait pour toi un sommet d’exotisme.
— Tu sais que pour m’épater en matière d’exotisme…
— Un lieu chargé d’Histoire, qui serait à sa manière comme une synthèse de toutes les cultures humaines. Plein d’un savant désordre, mais propice à l’introspection. Un des très rares espaces au monde encore préservés du chaos des technologies, où l’on peut s’écouter penser, où l’épure du décor favorise la paix intérieure.
— Où ça ?
— Chez moi.
Son trois-pièces au cœur du Quartier latin gardait malgré les années un faux air bohème. Un parquet grinçant, des murs recouverts de bibliothèques et de dossiers, une odeur de papier journal et d’encens, une cuisine de vieux garçon, une chambre à coucher d’étudiant. Pour Philippe, il s’agissait d’un test : Mia était-elle prête à se passer de son habituel confort de V.I.P. pour s’immerger dans un univers à l’opposé du sien ? Était-elle, tout simplement, curieuse de lui ?
Elle arriva le samedi en fin d’après-midi, se posa dans un fauteuil hors d’âge et n’en bougea plus, comme prisonnière d’une citadelle de savoir.
— Sais-tu que se sont assis dans ce fauteuil tout ce que la France compte d’esprits critiques ? Des éditorialistes encartés, des chercheurs persévérants, des essayistes désenchantés, des ethnologues centenaires, des biographes impitoyables, des universitaires affligés, des catastrophistes bons-vivants, des crypto-nietzschéens, des postexistentialistes, des visionnaires désabusés, des académiciens toujours verts, et même un ou deux ministres en mal de repères. Tu es sans doute la première top model.
Mia, fascinée par tant de rigorisme, légèrement étourdie par l’écrasante quantité d’ouvrages autour d’elle, posa la plus prévisible des questions :
— As-tu vraiment lu tous ces bouquins ?
— Presque tous. Pour les autres, c’est prévu.
— Même L’économie des sociétés primitives ? dit-elle en saisissant un volume au hasard.
— Passionnant !
Elle posa une autre question, plus sensible, sur ses propres lacunes, son manque absolu de références, en s’excluant elle-même des sphères de la pensée — à force de côtoyer un philosophe connu, ce complexe-là avait fini par apparaître. Quand elle avait tenté de lire son essai sur la mémoire-miroir, elle avait eu l’impression que cent autres lui manquaient pour tenter de le comprendre. Entre les renvois à Platon, les références à une tribu océanienne et les citations de Spinoza, elle s’était perdue entre divers concepts qui tous avaient déjà été traités par des dizaines d’ouvrages répertoriés dans la bibliographie. Chaque fois que, dans la vie, elle pensait avoir découvert une vérité essentielle, celle-ci était contredite une heure plus tard par un autre courant de pensée. Il n’était pas rare de voir le philosophe démenti par le psychanalyste, le psychanalyste par le chimiste, le chimiste par le sociologue, et le sociologue par le philosophe.
— Alors on fait quoi, nous autres, sinon abdiquer ?
Hors de son territoire, Philippe aurait fourni une réponse toute faite, puisque le point que soulevait Mia — y a-t-il du sens au sens ? — lui revenait à la figure comme une tarte à la crème. Ce soir-là, enveloppé dans ses bibliothèques comme dans un bon vieux manteau, il avait envie d’encourager les premiers pas timorés de sa compagne sur des sentiers, battus pour lui, mais en friche pour tant d’autres. Il devait chasser en elle l’idée que la vie intellectuelle était un puzzle infini dont il lui manquerait toujours une pièce. La débarrasser de l’idée de comprendre pour se donner une chance de ressentir. Être à l’écoute d’elle-même et non des injonctions contradictoires des meneurs d’opinion, aussi bien les sincères que les imposteurs. Lui démontrer que celui qui confesse n’avoir ni l’outil ni la matière a déjà tant de convictions, de vécu, d’intuitions, qu’il suffirait d’un simple déclic pour combiner entre elles ses propres expériences, et connaître une épiphanie, une de ces illuminations qui frappent si fort qu’elles éclairent à jamais le chemin qui reste à parcourir.
À la suite de quoi, ils firent l’amour, sans se demander si cela avait du sens.
Agnieszka et Yves s’étreignirent jusque tard en laissant échapper de petits soupirs intelligibles en toutes langues. Elle semblait prendre du plaisir à sa séance de travail, et quand bien même ce n’aurait pas été le cas, Yves lui était reconnaissant d’avoir fait preuve d’une belle ardeur. À deux heures du matin, il agença sur la table une série de zakouskis choisis le matin même chez un traiteur polonais, puis sortit du congélateur une bouteille de vodka rouge et deux petits verres givrés.
— A kiedy przyjmujesz Szwedkę, to podajesz akwawitę ?
À son intonation, il crut saisir un soupçon d’ironie.
— J’ai fait un détour par le Xe arrondissement pour trouver ces trucs-là. Dis-moi ce que tu en penses.
Elle avala d’un trait son shot de vodka au piment et se tapota la poitrine du plat de la main pour faire passer la brûlure.
— Pieprzówka… Nie wiedziałeś o tym, ale trafiłeś akurat na taką jaką lubię.
Agnieszka, elle aussi, avait renoncé à l’idée de communiquer, du moins par la parole, et s’amusait, tout comme Yves, à bavarder sans se soucier d’être comprise — après tout, qu’avaient-ils à se dire de si précieux ? En savourant un second pirojki, elle brandit son verre déjà vide. La sensation d’apaisement que lui procura la vodka en annonçait une autre : elle allait gagner durant ces deux jours de quoi partir en thalasso pour rattraper des milliers de nuits de retard, et abandonner son corps à des mains expertes mais dénuées d’intentions malignes.
À la brasserie, le service du samedi soir se terminait vers les deux heures et se prolongeait souvent par un verre au comptoir, le temps pour la brigade de coordonner le prochain planning avant la coupure du dimanche. Après s’être étourdi d’un calva bien tassé, Denis était rentré se glisser dans son lit sans réveiller l’intruse — c’était le terme qui la désignait le mieux, comme le rappel permanent d’un danger. Il dormit jusque tard mais pas encore assez pour se réparer de la fatigue accumulée par les horaires qu’il s’imposait. Il sentit son palais lui réclamer une tasse de thé et se leva, traversa le salon sans y faire de mauvaise rencontre, mais une vision d’épouvante l’attendait en cuisine : Marie-Jeanne, l’éponge à la main, remettait un peu d’ordre et nettoyait les surfaces.
— Qui vous a permis de toucher à quoi que ce soit ?
— … ?
— Au cas où vous ne le sauriez pas, je travaille dans la restauration. Je sais ce qu’est une cuisine et comment on la tient.
— J’ai juste déplacé quelques ustensiles posés sur le plan de travail, mais je ne le ferai plus.
— Si on se laisse envahir par le bordel pendant le service on est foutus, mais ce que vous avez vu sur le plan de travail n’en était pas.
— Désolée…
— Vous vous êtes dit quoi ? Tant qu’à être ici autant me rendre utile ? Ou bien quelque chose du genre : « Ah ces hommes, dès qu’on les met dans une cuisine… » ?
— Rien de tout ça.
— N’essayez pas de vous rendre utile, vous ne serez jamais utile dans cette maison. Vous êtes le contraire de l’utile, vous encombrez. Si encore j’habitais dans un palace, avec des couloirs à perte de vue et des enfilades de pièces dans lesquelles je n’entre jamais, je pourrais un jour, par hasard, pousser la porte d’un débarras et vous y trouver, auquel cas je la refermerais illico et vous y laisserais en prenant soin de vous oublier. Mais là ! Vous vivez dans le salon ! La pièce centrale ! On entre et on tombe sur vous !
— Vous trouvez que je prends beaucoup de place ? Pourtant je m’efforce de ne rien laisser traîner.
Toute la vie de l’intruse semblait contenue dans un bagage noir à roulettes, toujours fermé, glissé entre l’armoire et le bras de la banquette. Pas d’accessoires apparents, de brosse à cheveux, de sac à main, de téléphone portable, de lotions diverses, rien sinon deux ou trois livres, quelques magazines et une paire de lunettes de lecture, le tout rangé en pile derrière l’autre bras de la banquette.
— Vous ne travaillez donc pas ? Vous n’avez pas besoin de gagner votre vie ?
— Pas en ce moment.
— Vous êtes riche ? Rentière ?
— Non, mais je change de travail régulièrement. En ce moment, je suis entre deux.
— Entre deux quoi ? Ça dure combien de temps, vos entre deux ?
— Je peux vous donner des détails, mais ça ne présente pas beaucoup d’intérêt.
— Entre deux quoi, bordel ?
— J’ai longtemps tenu une boutique de jouets, puis j’ai été administratrice dans un petit musée d’artisanat local, et puis j’en ai eu marre et j’ai ouvert avec une amie une agence de voyages qui a bien marché, mais j’en ai eu marre aussi alors je lui ai revendu mes parts, et depuis j’hésite à retrouver ma sœur qui vit avec sa famille à Nouméa. On m’a déjà proposé un job qui consiste à coordonner les tour-operators de la métropole.
Denis s’assit sur un coin de chaise et resta un moment immobile, hésitant entre une position de repli et un assaut dont il n’avait pas la force. Avec un détachement dont elle était seule capable, Marie-Jeanne Pereyres venait de lui résumer les vingt dernières années de sa vie, tout en s’interrogeant sur les vingt à suivre — avec elle, l’outre-mer n’avait qu’à bien se tenir. Pour répondre à une question qu’il n’avait pas posée, elle ajouta :
— C’est quand même un grand saut vers l’inconnu.
Elle semblait sincère, étrangère à toute ironie, oubliant un instant qu’elle avait envahi le territoire d’un homme dont elle prétendait ne rien savoir. Ainsi donc, il n’avait rien, lui, Denis Benitez, d’un grand saut vers l’inconnu, il n’intimidait pas, il n’encourageait à aucune prudence, il ne représentait aucun mystère, on pouvait même planter son bivouac chez lui sans se demander si l’on enfreignait une quelconque loi. Certes, il n’avait jamais vécu qu’une seule vie, une vie de serveur, la vie d’un serveur qui en aucun cas n’avait songé à créer sa propre affaire, une vie d’éternel serveur qui se serait bien casé à l’âge mûr avec une compagne, transparente et pas fière, une fille dans son genre, le contraire d’une Marie-Jeanne Pereyres. Alors pourquoi celle-ci, femme indépendante, déterminée, capable de forcer les obstacles, hésitait-elle entre une destination tropicale et un canapé pourri, au milieu d’une pièce sans lumière naturelle, dans un appartement cerné par la grisaille parisienne ?
Il renonça au thé et retourna dans sa chambre, épuisé, prêt pour un autre tour du cadran. Tout en se laissant gagner par le sommeil, il se vit comme l’homme le plus pauvre du monde pour avoir perdu le seul bien de celui qui a déjà tout perdu. Ô ma solitude, sœur du silence et mère du recueillement, me voilà bien puni d’avoir douté de toi.
Philippe Saint-Jean ne différenciait pas le dimanche d’un autre jour ; par habitude il descendait chercher son courrier, remontait les mains vides, puis dressait la liste des petits agréments et renoncements du jour : cantine vietnamienne fermée, billet d’humeur dans Le Journal du Dimanche, dégustation chez le caviste, rues désertes et jardins pleins, cinéma de minuit. Ce dimanche-là, en revanche, avait été planifié de longue date afin de retenir le plus longtemps possible Mia sur sa planète. Il avait repéré au cinéma Champollion une curiosité japonaise, drôle et baroque, pour la lui faire découvrir. Ensuite ils s’attarderaient dans le jardin du Luxembourg pour lire au soleil, boire un thé à la buvette et s’amuser de la ronde des joggers. Sur le tard, il l’inviterait à la Closerie des Lilas pour la surprendre avec un dry Martini tout spécialement préparé par son ami le chef barman, démontrant ainsi à Mia que lui aussi avait son repaire, son rituel et son cocktail. Mais, pour commencer, Philippe allait lui servir un plateau de petit-déjeuner assez luxueux pour rivaliser avec ceux des palaces, et assez copieux pour tenir jusqu’au soir.
— Tu es un amour, mais ôte ces croissants de ma vue, j’ai un défilé dans huit jours et un kilo à perdre.
Philippe n’eut pas même le temps de lui faire part de son programme que Mia lui proposa de déjeuner avec ses parents.
— Ils sont de passage à Paris ?
— Non, ils nous invitent chez eux, en Provence.
— … ?
— J’appelle mon agence et elle s’occupe de tout. On sera rentrés à Paris avant minuit.
— Tu as préparé ce coup-là depuis combien de temps ?
Mia se lova contre lui, bien trop câline pour être honnête, déjà prête à défendre son caprice bec et ongles. Je veux qu’ils te connaissent parce que tu es important pour moi.
Que n’aurait-il donné, quelques années plus tôt, pour entendre la proposition de Mia dans la bouche de Juliette ? Ce fut lui qui avait insisté pour enfin rencontrer ses parents, à l’ancienne, comme un futur gendre veut s’attirer les bonnes grâces de beau-papa. Pour Juliette, il aurait même fait sa demande solennelle, un genou à terre. Il aurait dit oui dans une église et passé une annonce dans Le Monde. Et il est fort vraisemblable que son cadeau de mariage aurait été un court texte enflammé qu’il aurait écrit pour célébrer le jour où, pour la toute première fois, il avait posé les yeux sur elle.
Yves, réveillé depuis l’aube, regarda Agnieszka dormir un moment avant de quitter délicatement le lit. Il passa un survêtement pour aller courir une bonne heure dans un parc voisin, puis retrouva son invitée devant une chaîne polonaise du câble.
— Mamy taki sam internet. To jest program 451.
Yves reconnut le mot « internet » et l’entendit ajouter, en montrant la cafetière pleine :
— Pozwoliłam sobie zrobić kawę.
Tout surpris de la façon dont elle avait pris possession des lieux, il goûta à son café et lui trouva un goût bien différent du sien. Puis il prit une longue douche avant de la rejoindre dans le lit, se cala à son flanc, s’imprégna de son odeur chaude, et regarda le bulletin météo à ses côtés.
— J’ai compris les mots celsiusa et hectopascali, fit-il.
— Jest jeszcze chłodno, u mnie. 14o w Lublinie.
À son tour elle prit une douche, ressortit de la salle de bains en peignoir, et désigna ses vêtements pliés sur une chaise.
— Mam się ubrać, czy tak zostać ?
— Te rhabiller ? Oui, tu peux. Tak !
Yves sortit de sous une armoire un second casque de scooter.
— Ça te dirait d’aller tirer un coup en plein air ?
— … ?
— Outside.
— Outside ?
Elle le toisa avec une lueur de doute et craignit un plan scabreux. Elle en avait trop subi pour ne pas redouter l’imagination perverse du client.
— Where outside ? Ja nie mogę sobie pozwolić na chryje z policjantami !
Il devina le dépravé qu’elle voyait en lui, et la rassura d’un mot qu’il pensait universel :
— Pique-nique.
De longues heures durant, Denis dormit d’un sommeil diurne, plus coupable que délicieux. Il fut assailli par un rêve lourd et troublant, où son visage, démultiplié à l’infini, recouvrait les affiches et les unes des journaux : on le reconnaissait dans la rue, on le montrait du doigt.
À son réveil, il chercha une clé dans ce fatras d’images, et tenta une nouvelle explication, certes machiavélique, à la présence de l’intruse, mais ô combien plausible en ces temps morbides où le spectacle de la médiocrité fascinait les foules. Marie-Jeanne Pereyres l’avait choisi comme sujet d’une enquête pour un magazine d’information, ou pire, comme le cobaye d’une de ces émissions de téléréalité qui convertit le drame humain en programme de grande écoute. L’ingérence dans la vie d’autrui avait déjà été déclinée sous bien des formes, mais afin de repousser les limites du voyeurisme, de nouvelles restaient à explorer. On avait caché des caméras chez des adolescents déphasés, des couples en crise, des familles déchirées, tous en recherche d’une catharsis, tous prêts à brader leur intimité, à mettre en scène leur quotidien contre un court instant de gloire médiatique. Le vrai visage de Marie-Jeanne Pereyres ? Une envoyée spéciale, une championne de l’audimat, une reporter sans scrupules. Elle allait s’en donner à cœur joie ! Forcer la caricature, faire de Denis un monstre de foire, un être vide dans une vie qui l’était tout autant. Denis Benitez, ni mari, ni père, ni amant, est-il toujours un homme ? Elle allait façonner le prototype du mâle contemporain, entité obsolète, incapable de se rendre utile, créant bien plus de problèmes qu’il n’en résolvait, et donc condamné à disparaître à moyen terme.
— Tout devient clair : un prime time ! Vous avez introduit des caméras chez un célibataire qui s’encroûte et vous traquez ses travers de vieux garçon. Aller chercher la misère là où elle est, c’est tendance, non ? Dans le Benitez Show, vous prévoyez des gags désopilants et des séquences émotion ? Avec un best of en fin de semaine ?
— Si une telle émission passait, je ne m’en priverais pas.
— Au lieu de faire des mystères, de vous immiscer, pourquoi ne pas jouer franc jeu ? Pourquoi ne pas me demander une interview sans rien dissimuler de vos intentions ? Je suis prêt à témoigner, si vous me promettez de travailler en pleine lumière, et si c’est le seul moyen de vous voir foutre le camp.
— Je ne suis pas journaliste et je n’ai aucun projet de la sorte. Du reste, si j’avais à faire un portrait de vous, ce serait plutôt celui d’un homme qui peut tout à fait vivre sans femme. Celui pour qui les tâches ménagères ne sont pas un problème, celui qui ne voit pas dans la femme un aimable complément à sa virilité, celui qui, le cas échéant, serait capable d’élever un enfant seul. Tiens, et si vous étiez, Denis, l’homme de demain ?
— Là-bas, dans la clairière, au pied de cet arbre ?
— Moim zdaniem tam jest za płasko.
Agnieszka accompagna sa moue hésitante d’un mouvement du bras qui semblait décrire un relief plus vallonné. Yves remit en marche le scooter en direction du nord, et ce fut elle qui, cinq minutes plus tard, en traversant la forêt de Saint-Cloud, pointa une colline arborée, très isolée, irrésistible. Ils s’installèrent au sommet et partagèrent des sandwichs en bavardant chacun dans sa langue — peut-être se confièrent-ils des secrets que l’autre ne serait jamais en mesure de trahir. En fin d’après-midi, il l’attira à lui, releva sa jupe et s’introduisit en elle, leurs deux corps offerts au soleil et au vent du printemps.
En la prenant là, Yves connut un moment de suprême harmonie, ignoré jusqu’alors, un état de plénitude où les forces telluriques et solaires fusionnaient à travers lui. Il était au centre de tout, d’elle, de la nature, de l’univers, et si la terre tournait encore, ils en étaient le pivot.
Tout vibrants de leur ardeur, calés dans l’humus, protégés par l’arbre, apaisés par le soleil et la brise, la pute et son client recréaient autour d’eux le paradis perdu des vierges et des innocents.
À 11 h 45, un taxi vint les chercher à la sortie de l’aérodrome d’Avignon, pour les déposer trente kilomètres plus loin, dans le petit village des Baux-de-Provence, où, à l’ombre d’un mas, une famille piaffait d’impatience à l’arrivée du nouveau fiancé de Mia. Philippe avait trop subi d’examens dans sa vie pour se laisser impressionner par celui-là. Durant le déjeuner, il s’amusa à jouer le gendre idéal au bras d’une Mia bien plus nerveuse que lui. Il s’étonna de la voir redevenir petite fille auprès de sa Mamina, se laisser taquiner par son frère aîné, et s’enquérir de tout le village, voisins et commerçants, évoquant pour chacun une anecdote d’enfance. Elle abandonnait son habituel métalangage où se mêlaient des locutions cosmopolites, des raccourcis issus de la haute couture, et quantité d’inutiles anglicismes. Face aux siens, elle retrouvait l’accent du coin, une langue émaillée de tournures provençales et d’expressions purement idiomatiques issues du patrimoine familial. On plaça Philippe à côté de Roland, le père, pressé de faire subir au philosophe une interview finement préparée.
— Tu sais que papa a lu un de tes livres ?
En apprenant que sa fille fréquentait un intellectuel reconnu, Roland s’était procuré son ouvrage le plus accessible aux dires de la libraire. Avec patience, concentration, il s’était attaqué à Oraison d’attente, un essai sur le temps qui passe, sur le temps que perd l’homme moderne à trop vouloir le vaincre. Roland lui fit un commentaire élogieux sur des théories dont il pensait avoir cerné l’essentiel, et Philippe accepta l’hommage de cet homme sans prétention, qui s’était accroché à sa lecture avec détermination, même s’il n’en avait retenu que le premier moût. Pour lui rendre hommage à son tour, Philippe engagea un jeu de dialectique légère et polie, laissant le père oser des parallèles entre Oraison d’attente et sa propre expérience du temps qui passe. Philippe, qui savait se mettre au niveau de ses interlocuteurs les moins agiles — il s’y employait régulièrement avec des présentateurs télé — soulignait les points les plus pertinents et posait des questions auxquelles Roland, enhardi par le vin rosé, se piquait de répondre. Au final, autour de la table, les convives assistaient à une aimable joute verbale où l’homme des livres et l’homme du terroir échangeaient, sur un thème éternel, des vérités premières.
Un peu plus tard, en lui faisant visiter le jardin, Mia, l’œil embué, se jeta au cou de son amoureux pour le remercier du plus beau cadeau dont elle pût rêver : Philippe avait fait de son père un philosophe, et pour le reste de ses jours.