Chapitre 7

Après avoir été hébergés six semaines dans la salle de projection d’un musée — un lieu idéal par sa contenance, son confort, son acoustique, sa scénographie — les membres se retrouveraient désormais rue de la Convention, Paris XVe, dans le sous-sol d’une petite cité résidentielle. Une longue cave voûtée, propre et chauffée, équipée de bancs et de chaises de récupération, servait aux assemblées de copropriété, mais aussi de salle des fêtes et de local de répétition.

Bien différent de l’habituelle solennité des séances du jeudi, un silence régnait comme une charge sourde contre l’un des présents. La confrérie n’ayant ni porte-parole ni modérateur, personne ne se ferait l’écho de cette indignation, et pourtant tous regardaient à la dérobée vers un des leurs. Se sentant pour la première fois indésirable, Philippe Saint-Jean priait pour que la séance commence enfin et qu’on cesse de le dévisager.

Trois jours plus tôt, son éditeur, stupéfait, lui apprenait par téléphone la publication dans la presse d’une photo de lui au bras d’une célèbre mannequin. La famille de Philippe se manifesta peu après, puis quelques amis qui assumaient ainsi d’avoir eu le magazine en main. Au cinquième coup de fil, il se résolut à descendre à son kiosque habituel où son vendeur l’attendait avec admiration. De retour dans son vieux Chesterfield râpé, il put enfin découvrir cette fameuse photo. Philippe se scruta longuement et se trouva moins ridicule qu’il ne l’avait redouté, presque beau. Il avait même réussi à paraître surpris, comme forçant sa discrétion naturelle, gêné d’avoir à prendre la pose, gardant ainsi une certaine dignité. Ses deuxième et troisième cercles de connaissances se manifestèrent en fin d’après-midi, les mêmes qui se rappelaient à son souvenir quand il lui arrivait de passer à la télévision. Tant de sollicitude finit par l’agacer : chaque fois qu’il signait un article, que ce soit sur le spinozisme de Freud, sur les avatars de la révolution sexuelle, ou sur l’étanchéité des classes moyennes, absolument personne ne lui donnait signe de vie. Tard dans la soirée, Mia l’appela de Montréal entre deux shootings pour lui dire à quel point son agence se félicitait de leur union — bien plus efficace, question publicité, qu’un banal scandale. Le lendemain, il fut réveillé par son attachée de presse, ravie de lui communiquer les demandes d’interviews de divers médias qui venaient d’apprendre son existence. Le comble fut atteint quand le patron de sa gargote habituelle lui offrit l’apéritif pour la première fois en dix ans — un kir qu’il paya cher de sa personne en posant pour le livre d’or. Après la crânerie, puis l’agacement, vint l’amertume ; jamais il n’avait été si populaire qu’en étant le contraire de lui-même.

De fait, la grande majorité des hommes réunis ce jeudi-là avaient vu cette photo ou s’étaient passé le mot. En reconnaissant Philippe, on apprenait du même coup qu’il était sociologue, curieux de l’âme humaine, mais contempteur de son époque. Comment ne pas voir en ce témoin muet une menace pour leur occulte communauté ? Que représentait cette poignée d’individus aux yeux du philosophe, sinon un sujet d’étude, une curiosité sociétale ? Ne pouvait-on craindre la préparation d’un ouvrage sur la faillite masculine ? La confrérie, toute de confiance et de partage, abritait-elle un perfide ?

Si la plupart d’entre eux cachaient mal leur inquiétude, les plus fatalistes admettaient que, tôt ou tard, leur cénacle allait perdre son anonymat ; c’était même un miracle si, au fil des décennies, il avait été préservé des journalistes et des scrutateurs de tout poil. Comment imaginer, en cette ère dite de communication, qui encourage l’étalage de soi et la surveillance de l’autre, qui piétine le secret et viole l’impénétrable, que leur petit rendez-vous hebdomadaire allait prospérer dans la clandestinité ? Avec quelle facilité pouvait-on dévoiler son existence sous un jour cynique ! S’il y avait cent manières de vilipender la confrérie, il ne s’en trouvait qu’une seule pour la présenter dans toute sa simplicité, et l’on pouvait redouter que ce Philippe Saint-Jean n’eût pas choisi celle-là.

Et, quand bien même il n’était pas animé d’intentions malveillantes, comment avait-il osé prendre place au milieu de types souvent désemparés, frustrés, déçus, lui qui semblait mener une vie professionnelle accomplie, lui qui, si l’on en jugeait par cette photo, évoluait dans des milieux huppés, et surtout — c’était bien là l’ignominie — fréquentait une des femmes les plus adulées au monde. On pouvait y voir le comble de la provocation, et les plus malheureux avaient le droit de s’en sentir offensés.

Philippe put déceler le vrai message de ce silence qui perdurait ; on le désignait, certes, mais on lui laissait une chance de s’expliquer, de rassurer ses pairs. Il lui suffisait de réunir assez de courage pour quitter son attentisme sournois et avouer les vraies raisons de sa présence ici.

Philippe chercha un encouragement du côté de Denis et Yves, qui se réjouissaient déjà de lui faire subir un interrogatoire devant une bière. Ils ne lui en voulaient pas d’avoir tu le nom de Mia et se foutaient bien de l’anonymat de la confrérie : leur copain couchait avec la fille qui s’affichait en sous-vêtements partout en ville. Pas même encouragé par ses comparses, Philippe se leva pour faire face à un public bien différent de celui des séminaires, des amphis, des plateaux télé. Cette fois, il n’avait rien préparé et ne se sentait protégé par aucun discours, aucune technique, il allait faire comme tous ses prédécesseurs, laisser une phrase en appeler une autre, quitte à se perdre dans les digressions, les redites et les contradictions.

— Je m’appelle Philippe, je suis chercheur en sciences humaines. Il y a encore quelques mois je vivais les dernières affres d’un chagrin d’amour. Me pensant plus malin qu’un autre, j’ai cru pouvoir échapper à la douleur du manque en en faisant un objet de réflexion. À force de la mettre en perspective, je devais parvenir à la vider de son mélodrame, à la trouver à ce point anecdotique et niaise que j’allais m’en défaire. J’ai vite eu la preuve que je n’étais pas mieux armé qu’un autre pour lutter contre cette douleur-là. Je me suis mis à détester les classiques qui ne me fournissaient aucune réponse. J’ai haï le verbe, j’ai maudit la raison, j’ai vomi la dialectique. L’essentiel de ma pensée consciente se résumait en deux mots : partie Juliette.

Philippe leur épargna les détails peu flatteurs pour lui : les nuits de veille près du téléphone, les photos déchirées, les sous-entendus fielleux auprès des amis communs. Mais, pas plus que ses belles lettres, sa malveillance ne l’avait aidé à en finir avec elle.

— C’est alors que j’ai connu ce… ce cercle — j’ai beau avoir baptisé quelques concepts et donné des noms aux formes les plus abstraites, je ne sais toujours pas comment désigner notre assemblée ce soir. Je me souviens bien de mon état d’esprit lors de la toute première séance : la machine analytique en marche, j’espérais le pire. Quelle prétention que de vouloir décrypter le sens de ces réunions quand je ne savais pas moi-même pourquoi j’y assistais. J’ai depuis écouté des dizaines de types raconter leur propre histoire et disparaître ensuite. Aucun récit n’est prévisible quand il est décrit par son acteur principal. Au fil des semaines, je me suis laissé prendre par l’intensité de cette parole vive ; une manne pour un gars comme moi, qui à force de vouloir définir l’Humain oublie l’individu et la charge de réel qu’il porte en lui. Ah, le réel… Irremplaçable réel qui défie l’imagination et parfois l’entendement. Ah la joyeuse complexité des êtres qui ont défilé ici. Ceux qui redoutent la vérité bien plus que le mensonge, ceux qui préfèrent les grandes douleurs aux petits arrangements, ceux qui préfèrent les petits arrangements aux grandes douleurs, ceux qui passent de la tragédie grecque à la comédie italienne, ceux qui sacrifient les êtres de chair à leurs constructions mentales, ceux qui inventent des sentiments inédits, ceux qui ont une queue qui leur indique le nord, ceux qui préfèrent encore la haine à l’indifférence. À la longue j’ai oublié que les intervenants étaient des hommes, ils auraient pu tout aussi bien être des femmes ou des extraterrestres, seule comptait la confrontation à une autre logique, même la plus dérangeante. En retrouvant le goût de l’écoute, j’ai revisité toutes mes certitudes sur le principe d’altérité, et j’ai admis la très grande vanité de mes sentiments hostiles envers celle que j’avais aimée.

Ses paroles ne seraient jamais consignées nulle part. Il s’en félicita.

— Je dois sans doute aux séances du jeudi ma surprenante rémission, mais je constate désormais un effet pervers qui m’oblige à les fuir : l’excès d’empathie a émoussé mon sens critique. Tous les témoignages sont recevables, toutes les élucubrations sont bonnes à entendre. En d’autres termes, je suis toujours d’accord avec le dernier qui a parlé, ce qui n’est jamais bon pour un philosophe…

Philippe arracha quelques sourires à son auditoire.

— Je ne reviendrai pas la semaine prochaine ni les suivantes, mais je vous fais le serment que jamais je n’utiliserai la moindre parole entendue ici dans le cadre de mon travail, que jamais je ne ferai état de ces réunions, excepté à celui qui en aurait besoin.

Contrairement à l’usage, les hommes l’applaudirent avec le soulagement de la confiance retrouvée.

* * *

— Allez-vous cesser, vous deux, de commencer toutes vos phrases par « C’est vrai que… » ?

— C’est vrai qu’elle tient en laisse un furet qui l’accompagne partout ?

— C’est vrai qu’elle ne se nourrit que d’algues vertes qu’on ne trouve qu’au Japon ?

— C’est vrai qu’elle touche 25000 $ par heure de pose ?

— C’est vrai qu’elle a un anneau sur le clitoris, comme dans Histoire d’O ?

— Mais où êtes-vous allés chercher toutes ces conneries ?

Denis se souvenait d’un spot télé où, à travers un paravent translucide, Mia se passait de la crème sur le corps ; il s’était dit alors que la perfection était de ce monde mais qu’il n’en verrait jamais les contours que sur un écran. Yves, lui, ne s’était toujours pas remis d’une couverture de Elle où les yeux insolents de Mia semblaient lui dire : « Lehaleur, je te veux ! »

— C’est vrai qu’un magnat de la finance lui a offert une Ferrari rien que pour dîner avec elle ?

— C’est vrai qu’elle s’est fait enlever les côtes flottantes pour affiner sa taille ?

— Les gars, franchement, ce n’est pas le fiancé jaloux qui parle, c’est le sociologue : comment avez-vous pris connaissance d’informations aussi extravagantes ? Sérieux, ça m’intéresse. Dans mon essai sur la mémoire-miroir, je me suis interrogé sur la portée endémique des rumeurs. Que ne vous ai-je connus à l’époque !

Qu’est-ce que l’intello avait de plus qu’eux pour avoir le droit de prendre à bras-le-corps un mythe vivant ? En servant des œufs mayonnaise ou en posant des doubles-vitrages, on n’était pas digne de plaider sa cause auprès d’une Mia ? Il avait dû l’embobiner avec ses grandes phrases ! Il avait dû en bricoler, des théories fumeuses, pour la mettre dans son lit !

— Elle est comment dans la vie réelle ?

— Je ne sais pas. Avec elle, la vie n’est jamais réelle.

S’étant interdit l’exercice critique sur ses proches, Philippe préféra s’en tenir à une pirouette. Ne pas être lucide avec ceux qu’il aimait lui posait peu de problèmes de conscience. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher d’interpréter les signes qu’émettait Mia et ce travail-là le rendait nostalgique de l’aveuglement amoureux qu’il avait connu, ce doux égarement, ce manque total de distance qui pousse à ériger en vertus les défauts de l’autre. Fallait-il être si peu épris pour si bien lire en Mia ?

Il avait remarqué à quel point elle était démonstrative en public et bien moins une fois seuls. Chez ses parents, elle le câlinait jusqu’à l’indécence. Dans la rue, elle calait son pas sur le sien comme une sœur siamoise. Devant les photographes, elle s’accrochait à lui comme à une balise de survie. Mais, à huis clos, Mia retrouvait illico son espace vital et se permettait même de tourner en dérision les petits couples autarciques et leurs bécotages niaiseux. Il avait observé sa façon de restreindre au plus juste le don de soi afin de maintenir l’autre en état de dépendance — ce que Philippe désignait comme un malthusianisme affectif. Il préférait y voir non pas une rétention de sentiments mais un calcul naïf afin de le retenir le plus longtemps possible auprès d’elle. Un troisième indice, plus inquiétant encore, était le refus de Mia d’entrevoir son propre avenir le jour où sa cote dans le monde du glamour commencerait à fléchir. Philippe lui avait demandé : Tu as pensé à l’après ? Elle avait d’abord éludé le sujet, persuadée que rien ne vaudrait sa vie d’aujourd’hui, puis elle avait répondu : Avoir des enfants, et ensuite, on verra, peut-être faire l’actrice.

— « Avec elle, la vie n’est jamais réelle »… Tu crois qu’on va se contenter de ça ?

— Vous voulez une preuve ? Jeudi prochain, je serai dans un palace, à Bali, avec une des plus belles créatures du monde. Au bord de ma piscine, face à l’océan, je siroterai un dry Martini pendant que vous serez entourés de cent types qui pleurnichent dans un sous-sol en béton. Consolez-vous en pensant que cette belle communion masculine vous rendra meilleurs.

Un shooting de six jours pour Vanity Fair, voilà comment Mia lui avait présenté la chose. Six photos pour un mensuel américain. Le paradis ordinaire des magazines de mode, une imagerie paresseuse de l’ailleurs rêvé. Philippe se demandait comment, au troisième millénaire, ce cliché-là pouvait encore faire vendre. J’ai réussi à te glisser dans mon contrat, mon agence s’occupera de tout. Lui, Philippe Saint-Jean, qui avait assisté aux cours de Michel Foucault au Collège de France, avait été glissé dans un contrat. Un voyage first class, un séjour dans la suite privilège du plus bel hôtel de l’Asie du Sud-Est. Tu n’as qu’à dire oui. Philippe n’avait rien contre l’idée de dire oui, mais oui à quoi ? Au dépaysement ? Au luxe ? Au chromo d’une carte postale ? Au cas où tu culpabiliserais, dis-toi que tu travailleras bien mieux là-bas que dans ton petit bureau racorni. Formulé autrement, seul cet argument-là semblait recevable. Philippe ne quittait jamais Paris sinon pour un colloque ou un salon du livre. À l’époque où Juliette acceptait de le suivre, cela prenait la forme d’une escapade dans un hôtel de charme, avec visite des curiosités locales et dégustation des spécialités : toute une aventure pour un type comme lui. Il n’éprouvait aucun besoin de rompre avec un rituel de travail qui le faisait voyager bien plus loin que n’importe quel tour-operator. Il n’entendait pas le mot vacances sans une nuance de vulgarité, à moins de l’orthographier sans s pour souligner un état de désertion. Aujourd’hui, l’intrépide Mia bousculait son quotidien et pointait une sclérose : et si, à force de n’être jamais remis en question, son cher rituel avait fait de lui un cul de plomb ? Un petit intellectuel écrasé de sédentarité, fatigué par son inertie, usé avant l’heure ? Le séjour qu’elle lui proposait était l’occasion idéale de faire le point sur sa pratique de travail. Il avait accepté de la suivre aux antipodes pour cette unique raison et prévoyait de n’emporter ni livre, ni ordinateur, mais juste son petit calepin au cas où, sous un palmier, il se sentirait visité.

Certain que ce serait le dernier, Philippe faisait durer ce verre en compagnie d’Yves et Denis. Il savait combien le monde était cloisonné, combien la vie rejetait ceux que l’on a croisés dans des contextes hors normes, combien la mémoire évacuait les témoins d’un état de faiblesse. Et plus s’éloigneraient les séances du jeudi, plus grand était le risque de n’avoir rien à leur dire, de rechercher en vain une complicité perdue. En outre, ni Yves ni Denis n’avait proposé de le revoir, ailleurs, plus tard, comme si une amitié réelle s’était nouée. Personne n’étant dupe, il ne leur restait plus qu’à se faire leurs adieux sur une note d’ironie.

— Si on n’a pas échangé nos coordonnées jusqu’à maintenant, fit Yves, on ne va pas le faire ce soir.

— On ne sait jamais, dit Philippe, je peux avoir besoin de nouvelles fenêtres. Maintenant que tu m’as sensibilisé aux charmes de l’armature métallique galvanisée, j’ai revisité quelques certitudes. Qu’est-ce que le travail du philosophe sinon de voir le monde de sa fenêtre ? Il se doit d’être à la pointe de la technique dans ce domaine, une bonne isolation phonique pour ne plus se laisser distraire par les brouhahas de la civilisation, et un film réflectif pour voir sans être vu, comme un observateur bienveillant qui garde un œil sur tout. Yves Lehaleur, tu peux faire de moi cet être supérieur.

— Ne plus avoir d’intellectuel dans mes relations va me manquer. Ce qui me console, c’est que je vais enfin pouvoir lire un de tes bouquins. Tant qu’on était copains, je repoussais l’échéance, je redoutais de ne rien comprendre et je me disais : « Peut-on continuer à boire des bières avec un type dont les théories sont incompréhensibles ? »

— Lis De la désinvolture. Je ne sais pas trop ce que tu appelles une théorie, mais dans celui-là il n’y a rien de semblable.

— Moi, dit Denis, je te proposerais bien de venir dîner à la brasserie, mais uniquement si tu y viens avec Mia. Inutile de te dire les points que je marquerais vis-à-vis de ma direction.

— Si vous cuisinez cette algue verte qu’on ne trouve qu’au Japon, c’est jouable.

Philippe se leva, leur serra la main, et rentra chez lui, déjà nostalgique des ténébreuses postures de qui a un jour rejoint une société secrète.

* * *

Depuis qu’une femme avait bafoué le brave petit monsieur qu’il s’efforçait de devenir, cent autres l’aidaient aujourd’hui à révéler un nouveau Lehaleur, insoupçonnable, même dans ses rêves les plus permissifs. L’homme jadis marié ? Un imposteur que cet homme-là. À la longue, il n’aurait plus su donner le change et se serait étiolé, il aurait laissé l’amertume ronger son couple et aurait fini par blâmer sa femme pour toutes celles qu’il n’avait pas connues. Et quel sacrilège de ne jamais connaître Béatrice, qui lui avait fait rencontrer Albane, qui lui avait présenté Mariya, qui lui avait recommandé Éléonore. Yves oubliait vite les mauvaises expériences pour ne garder que la magie de ces instants, sans chercher à les retenir ni à les reproduire.

Kim, sa première Asiatique, l’avait lavé et massé de tout son corps. Un traitement de guerrier. Au matin, il s’était senti assez fort pour lever une armée de samouraïs mais s’était contenté d’aller poser des fenêtres. Mona, entre deux vicieuses péripéties, avait elle-même réclamé d’être fessée ; Yves avait su trouver assez d’autorité pour rendre le jeu piquant et faire de lui-même un dominateur. En proie à une force irrépressible, il découvrit à quel point l’excitait la docilité féminine quand elle était offerte et scellée par un pacte tacite. Il en eut confirmation quelques nuits plus tard quand Camille lui avait proposé de le rejoindre avec sa camarade Rachel. C’est une diablesse… Un rêve allait devenir réalité sans même avoir besoin d’en faire le vœu. À elles deux, elles lui avaient offert une infinité d’enchaînements qu’il avait tous voulu tenter. À le voir présumer de ses capacités, elles s’étaient moquées de lui mais avaient respecté ses mises en scène. Au matin, il s’était réveillé avec Camille blottie contre lui, et Rachel blottie contre Camille : sans doute la plus délicieuse de toutes leurs figures. Avec Éla, la Levantine aux cheveux rouges, il avait osé bien pire en inversant les rôles ; durant toute la séance, il l’avait traitée comme une cliente qui s’offre un gigolo : Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Une question bien plus gouleyante pour ceux qui la posent que pour ceux qui l’entendent.

Cependant, le délicat frisson chaque fois qu’il ouvrait sa porte à une inconnue avait fini par s’émousser. La recherche frénétique de nouveauté l’avait physiquement éprouvé, et les deux ou trois rendez-vous passés à faire s’estomper la méfiance d’une nouvelle venue lui coûtaient de plus en plus. Yves préférait désormais consacrer ce temps-là à celles qu’il explorait chaque nuit un peu plus, et celles-là, hormis Kris, étaient au nombre de quatre.

Agnieszka, sa Polonaise au visage d’ange. Au lieu de les éloigner, le barrage de la langue les avait rapprochés. Si elle se racontait sans se soucier d’être comprise, Yves se fichait bien de la convaincre. Leurs grognements, leurs rires, leurs caresses, leur façon de trinquer en disaient bien plus que la moindre phrase articulée. Entre deux ébats, ils divaguaient, s’exaltaient, se moquaient l’un de l’autre.

— Jak będę kurwić się dalej to nie ma mowy o założeniu rodziny.

— Avec qui couches-tu sans te faire payer ?

— Nie bądź za dumny z tego twojego kutasa.

— Hier j’ai posé des volets électriques dans une maison de fous.

— Tęsknie za rodzicami i za siostrą też.

Entre deux sommeils, ils se livraient, se lamentaient, se consolaient. À leurs intonations, ils devinaient la gravité, l’ironie, le scabreux. Dans leurs silences, ils entendaient la tristesse, l’apaisement, la confiance. Grâce à elle il avait retrouvé une acuité d’écoute qu’il avait perdue après quelques années de mariage. Sur ce plan, ce n’était plus son ex-femme qu’il incriminait mais lui-même ; à la longue, il ne décelait plus rien dans les silences de Pauline, pas même la détresse, l’ennui ou la déception. La paresse l’avait emporté sur sa galanterie, et les apostrophes sur ses hommages. Avec Agnieszka il n’avait plus à craindre l’érosion du dialogue amoureux. Yves goûtait aux joies d’une autre conversation en approchant la bouche de son sexe aux lèvres fines, et muettes jusqu’à ce qu’il les embrasse.

Avec Sylvie, le temps passait aussi de douce façon, mais dans un registre bien différent. Elle appartenait à une espèce diurne qui s’épanouissait à la lumière naturelle. Quand il parvenait à libérer un après-midi, Yves la recevait jusqu’à ce que la pénombre du soir l’incite à disparaître. Sylvie était une créature de gourmandise et de volupté, un être subversif. Des fesses, des hanches, des seins d’une totale impunité, des formes outrageantes pour l’époque mais assumées avec arrogance. Elle résumait à elle seule tant de combats de femmes délicieusement perdus. Elle se fichait bien de son indépendance et assumait pleinement de vivre des largesses des hommes. Aucun sens de l’effort mais celui de l’hédonisme à l’excès ; même adolescente elle n’avait pas cherché à lutter contre sa tendance à l’embonpoint, elle y avait puisé son style, son art de vivre. Elle aimait être nue, elle aimait ne rien faire, elle aimait poser pour des peintres imaginaires, elle aimait s’abandonner tout entière à son indolence. Elle raffolait des poires en toutes saisons et dégustait les pâtisseries au détail à même la boîte. Elle riait quand dans la rue on la traitait de grosse et, quand on tentait de la réduire au rang de femme-objet, elle s’imaginait volontiers en sculpture monumentale, riche de toutes les symboliques. Elle ronronnait quand Yves la caressait des pieds à la tête dans un voyage tactile qui empruntait souvent des détours imprévus. Elle appelait ses clients mes hommes, et les estimait tous, car tous lui renvoyaient une image de déesse de la terre. Deux d’entre eux avaient cependant un statut particulier.

Comme quantité de ses consœurs, Sylvie était affublée d’un julot casse-croûte, un fiancé complaisant qui vire au maquereau à la petite semaine, qui joue les durs à domicile, et qui sort prendre l’air quand madame reçoit. Yves ne parvenait pas à comprendre comment un être aussi aimable et délicat que Sylvie s’était entiché de son odieux contraire, un petit nerveux, lâche et autoritaire, dont le seul empire ici-bas était celui qu’elle lui laissait prendre. Il est bête et méchant, je sais, mais il n’a que moi.

Par chance, l’autre homme de sa vie, un certain Grégoire, client de la première heure, lui avait un jour avoué ses sentiments. Et l’histoire, absurde et capricieuse, de cet homme-là, aurait eu sa place dans le cercle du jeudi soir. Grégoire était riche, bien fait de sa personne, et libre de surcroît, mais incapable d’assumer publiquement sa passion pour Sylvie. Non parce qu’elle se prostituait, mais parce qu’il était le diététicien le plus couru de la capitale. Son problème, c’est que les anorexiques ne le font pas bander… Grégoire vénérait le corps de Sylvie comme un homme de pouvoir vénérait sa dominatrice. Parfois il lui donnait rendez-vous dans son cabinet, où elle passait pour une cliente obsédée par son surpoids, et il se jetait à ses pieds, pris par l’envie irrépressible de lui enserrer la taille, de caler la tête contre son ventre dans une douce attitude régressive. Quand il l’invitait chez lui, il prenait mille précautions afin que personne ne la croise dans l’escalier mais, une fois dans les murs, il laissait libre cours à ses mille fantasmes d’opulence et à son furieux désir de se perdre dans ses chairs.

— Il a mis des années pour créer sa gamme de produits, des substituts de repas, des tisanes drainantes, des trucs comme ça. Il ouvre des boutiques partout. C’est l’ami des stars. Y a sa photo dans Paris Match. Avoir une pute à son bras ne le dérangerait pas, au contraire, ce serait un must. Mais une grosse, ça…

Yves l’écoutait avec bienveillance mais se gardait bien de réagir et laissait Sylvie tiraillée entre son maquereau pitoyable et son client rongé par la honte.

Parmi ses autres amantes, il y avait Céline, l’animal à sang chaud. Yves avait reconnu en elle sa femelle. Saillir, griffer, grogner, mordre, dévorer. Leur désir ressemblait à du rut, leurs râles à des feulements. Quand ils avaient pris rendez-vous pour le soir, il passait la journée dans un état de fébrilité jusqu’à son arrivée, où elle dévoilait des dessous toujours différents avant de se ruer sur son client. Céline n’avait aucune pudeur, aucun complexe, elle était d’accord pour tout, ne se formalisait de rien. Du temps où il était marié, Yves veillait, tout autant que Pauline, à toujours rester en deçà d’une limite, jamais formulée, où l’intime risquait de basculer dans le sale. Il avait suffi de quelques gestes d’évitement de part et d’autre pour cerner et s’interdire ce territoire obscur où s’ébattaient les dépravés. Fallait-il être tourmenté par de bas instincts pour s’efforcer de ne jamais leur céder. Céline était si charnelle que seule s’exprimait son innocence ; rien n’était sale ni pervers, mais tout divinement naturel. Yves n’y voyait que l’expression d’une licencieuse tendresse.

J’aime le cul, mais ce n’est pas pour ça que je fais la pute. Céline avait un autre idéal professionnel qui lui semblait bien moins accessible que la prostitution.

— De formation, je suis céramiste.

— … ?

— J’ai fait l’école de Sèvres, je suis diplômée des Arts appliqués, et j’ai fait un stage chez le meilleur potier de la place. Je sais fabriquer et peindre des assiettes, des vases, j’ai même dessiné quelques modèles encore vendus dans le commerce. On peut trouver une de mes tasses à café dans la boutique du musée d’Art moderne.

— Alors qu’est-ce que tu fais chez moi toute nue au lieu d’être devant ton four ?

— Je ne sais toujours pas si je suis une pute qui a un petit talent pour la céramique, ou une céramiste qui fait la pute en attendant de vivre de son art.

Si Yves les aimait toutes pour ce qu’elles étaient, il aimait Maud pour ce qu’elle n’était pas. D’entrée, elle avait précisé ne pas être une prostituée mais une escort, et prétendait choisir les hommes à qui elle dispensait ses faveurs, jamais l’inverse. Elle se voulait racée, altière, geisha, la frange noble des putains. À l’entendre, elle passait ses journées dans des palaces, entourée des grands de ce monde qui payaient cher sa compagnie. Y croyait-elle elle-même ou lui suffisait-il d’en convaincre les autres ? Maud était une faussaire. Quel bonheur de la voir apparaître dans son uniforme Chanel, avec ses lunettes Dior et un jack russell sous le bras — une pauvre bête habituée à patienter sur un coin de moquette durant les prestations de sa maîtresse. Maud se maquillait juste assez pour paraître en forme et misait sur son éternel bronzage qui ne devait rien au soleil des Seychelles mais à des séances d’U.V. hors de prix. Elle s’installait de trois quarts sur le canapé, les jambes croisées, acceptait une tasse de Darjeeling, versait le nuage de lait sur le thé, pas le thé sur le nuage de lait, puis racontait quelque anecdote sur une mission outre-mer à la limite du secret d’État. Yves était attendri par tant d’égarement sur soi-même : fallait-il avoir la candeur d’une adolescente pour se vivre en courtisane du nouveau millénaire. Quel avait pu être le parcours d’une Maud ? Peut-être avait-il suffi d’un été passé sur un yacht où un milliardaire avait su la convaincre de satisfaire ses caprices ; cet été-là avait duré assez pour qu’on lui présente d’autres milliardaires bien décidés à croquer ses vingt ans. À la fin de cet été-là, faute de pouvoir mener son train de vie, elle avait endossé le personnage de Maud pour ne plus le quitter.

Ne te déshabille surtout pas ! lui ordonnait Yves avant de la prendre debout, dans son tailleur et ses bas en dentelle. Ah le grand talent de Maud pour la respectabilité. Ses gestes de douairière, son érudition de demi-mondaine, son docte phrasé de dame patronnesse. À travers elle, il baisait la maîtresse d’école, la châtelaine, la femme du maire, celle du banquier, et toutes ses clientes des beaux quartiers, inaccessibles. Combien de Maud avait-il visitées en bleu de travail, encombré de vasistas à isolation phonique ? Presque toutes lui proposaient une bière et l’appelaient monsieur le technicien pour éviter le mot ouvrier. Il s’amusait de leur façon de dire Pour vous en glissant un billet dans la main de l’homme de peine. Emballées dans la soie, fleurant le Guerlain, rarement hautaines mais juste un peu trop affables. Maud les incarnait toutes à la fois. De quoi délicieusement le guérir de son complexe de classe.

* * *

Incapable de trouver une explication rationnelle à la présence de l’intruse, Denis fut bien forcé de remettre en question sa propre santé mentale. Après tout, n’ayant jamais touché ni même frôlé Marie-Jeanne Pereyres, il n’avait aucune preuve de sa matérialité. Apparue au plus fort de sa dépression, ne pouvait-on voir en elle une émanation de son inconscient, rongé par cinq années de frustration ? En proie à un syndrome délirant, son esprit perturbé avait fixé l’image obsessionnelle d’un désir : Marie-Jeanne Pereyres n’existait pas. Avec une médication mieux adaptée, elle ne se serait jamais manifestée.

Assurément, un symptôme aussi grave était répertorié dans le grand livre de la psychiatrie, mais un doute remettait en question la thèse de l’hallucination. Si Marie-Jeanne Pereyres n’était qu’une projection pathologique, pourquoi s’imposer une vision si peu fantasmatique ? Pourquoi ces cheveux plaqués, cette bouche un peu tordue, ces chaussettes montantes de scout ? Et pourquoi pas une créature échappée des rêves, un mirage de femme issu de mille désirs inassouvis ? Il l’avait espérée si longtemps, il l’avait cherchée dans le lit au réveil, il avait cru la croiser tant de fois dans la foule, il l’avait habillée et déshabillée sans cesse : dès lors pourquoi si peu d’imagination dans la fabrication mentale ? Si sa projection avait été une perfection onirique, Denis n’aurait pas même cherché à s’en guérir. Au contraire, il l’aurait installée dans sa folie, il aurait fermé sa porte aux médecins et leurs tristes thérapies, pour vivre un bonheur sans fin, amoureux d’une illusion, mais quel homme ne l’était pas ?

Décidément, rien ne semblait confirmer l’hypothèse de la projection. À moins d’y débusquer une vérité plus profonde encore et tout aussi inquiétante. Et si, au lieu de représenter la femme tant attendue, Marie-Jeanne Pereyres révélait la part d’ombre de Denis Benitez, son double obscur ? Le reflet de son moi, plus accompli ou plus monstrueux, que l’on n’ose affronter mais qui un jour s’impose, soit pour écouter nos doléances, soit pour annoncer un triste sort. Denis pouvait voir sa douloureuse dialectique avec l’intruse comme un débat permanent avec lui-même, le parfait énoncé de ses désirs à un hypothétique Autre. Mais là encore, pourquoi avoir choisi comme miroir de l’âme une Marie-Jeanne Pereyres ? Comment imaginer en elle son jumeau maléfique ? À vous décourager de la tentation de l’alter ego ! À quoi bon se fatiguer à formuler sa vérité cachée à une vision en chemise de nuit, affalée de guingois sur un canapé râpé ? Même le psychotique le moins inspiré était capable de mieux.

Autant se rendre à la raison : rien ne donnait à Denis la certitude de son propre dysfonctionnement psychique. Du reste, dès qu’il passait son tablier de serveur, il oubliait jusqu’à l’existence de l’intruse et se laissait étourdir par l’incessant brouhaha de la salle, par les exigences de cent clients pressés, capricieux, esseulés, autoritaires ou radins : comment garder le cap dans cet océan de nervosité sans y voir l’irrécusable preuve de sa bonne santé mentale ? Répondre cent fois par jour à la question Je peux avoir des haricots verts à la place du riz ?, sans jamais envoyer personne se faire foutre, était même le signe d’une grande résistance nerveuse.

Marie-Jeanne Pereyres n’en restait pas moins un de ces phénomènes inexplicables qui poussent l’être le plus rationnel à s’aventurer dans les zones ténébreuses du paranormal. Depuis son apparition, Denis avait revu à la baisse toutes ses pragmatiques certitudes. Personne n’avait envie de voir l’irruption dans sa vie de manifestations étranges, mais comment ne pas imaginer l’intruse comme une présence surnaturelle apparue dans le monde physique sous la forme d’un ectoplasme, ou même un fantôme venu habiter l’enveloppe charnelle d’une Marie-Jeanne Pereyres pour perpétrer un obscur dessein ? Plusieurs hypothèses s’ébauchaient alors ; si l’intruse s’était introduite chez lui pour ne plus en sortir, pourquoi ne pas en déduire que le lieu habité avait bien plus d’importance que son locataire ? On pouvait l’observer comme une âme errante venue hanter un espace où jadis elle avait subi des événements dramatiques. Si tel était le cas, inutile d’espérer s’en débarrasser sinon en mettant le feu aux meubles, ou en attendant que le revenant ait trouvé la délivrance. À moins que l’intruse ne soit un de ces spectres animés d’intentions bienveillantes, dont la mission consistait à porter un message de l’au-delà à un humain en détresse. Un postulat plausible, mais quel était donc ce message, nom de Dieu ?

* * *

Avec une prostituée, le meilleur moment est celui où l’on monte l’escalier, disait le bon sens populaire. Kris se plaisait à inverser la proposition : rien n’égalait cette courte minute où elle grimpait les deux étages de chez Lehaleur. Un rendez-vous chez son client de cœur augurait d’un moment paisible et sincère, sans fard et sans négoce, sans lutte. En arrivant chez lui, elle prenait possession de l’espace comme une copine de toujours, s’affalait dans le canapé, buvait le verre qu’il lui tendait, ôtait ses chaussures — Je passe ma journée en taxi et j’ai mal aux pieds comme une vieille tapineuse. Puis ils dînaient tel un vieux couple et le rituel voulait qu’Yves lui racontât ses dernières expériences avec ses consœurs. Elle l’écoutait, s’autorisait parfois un avis mais s’interdisait d’avouer sa colère : Je ne supporte plus que tu me parles d’elles, je découvre un sentiment inconnu qui me fait peur, une pute n’a pas le droit d’être jalouse, c’est absurde. Après une tendre nuit dans les bras d’Yves, la colère de Kris se ravivait au matin en trouvant des billets pliés sur un coin de table.

— J’en fais payer tant d’autres. Pourquoi toi ?

— Tu dois gagner ta vie.

— Je n’ai pas le droit d’avoir un geste ? D’user de mon libre arbitre ? Tu ne me verras jamais que comme une pute ?

Yves préférait ne pas voir les signes de son attachement pour lui, ses questions trop directes, ses confessions — Tu peux m’embrasser sur la bouche si tu veux, mais dans ce cas, tu n’en embrasses aucune autre. S’il avait une grande estime pour elle, il ne l’aimait pas assez pour ne pas la payer. À quoi bon prendre le risque de changer la moindre composante de leur équation, de mettre en péril ce fragile équilibre qui passait par la transaction. L’aspect pécuniaire, loin de lui paraître sordide, lui garantissait à la fois plaisir et détachement. Yves payait une prostituée avec la même ferveur qu’une prostituée tenait à l’être. Et il aurait pu en être ainsi encore longtemps si Kris n’était tombée dans un piège qu’involontairement il avait tendu. Depuis leur rencontre elle s’était défendue de tout sentiment en cherchant à le diminuer coûte que coûte, à le ranger, comme les autres, dans le clan des faibles ou des retors. Malgré ses efforts il lui fut impossible de le mettre K.-O., de le faire pleurer, de le faire mendier, impossible de le réduire à un vice, à une infériorité, à une supplique, impossible de le détester pour sa brutalité, pour sa familiarité, pour sa mesquinerie, impossible de le mépriser pour son arrogance de mâle, impossible de le ridiculiser pour ses criailleries d’enfant, impossible de le mener par le bout de la queue. Kris, jusqu’alors invaincue, avait perdu ce combat-là. Désormais, quand elle subissait tout le jour des mains partout sur elle, tolérait des sexes dans tous ses orifices, elle n’éprouvait plus l’urgent besoin, le soir, de se réapproprier son corps, mais de le précipiter dans les bras de Lehaleur. Ce salaud-là ressemblait à s’y méprendre au compagnon d’une vie.

À force de la voir prendre des libertés inattendues, se targuer d’une légitimité acquise on ne sait comment, ou revendiquer son statut d’initiatrice, Yves se demandait maintenant si cette liaison devait durer. Il avait attendu ce soir-là pour lui en parler, soucieux de comprendre ce qui la chagrinait, pour, peut-être, revenir à leur bonne vieille routine. Il n’eut pas le temps d’aborder la question. Elle le fit pour lui.

Lehaleur, il faut que je te parle.

Elle se sentait fatiguée et vulnérable, perdue comme elle ne l’avait jamais été depuis ses débuts dans la profession.

Je dois mettre de l’ordre dans tout ça. J’y pense depuis des semaines déjàC’est devenu trop dur

Yves regretta de n’avoir pas pris la parole le premier.

Je ne suis pas assez indépendante pour continuer seule

Dans son discours déjà fort décousu, elle se mit à décrire avec précision sa maison de Ville-d’Avray, en bordure de la forêt. Préservée, tranquille.

Mais bien trop grande pour moi depuis que mes parents se sont installés dans le Sud.

La suite devenait intolérable.

Jamais on ne s’est occupé de moi comme tu le fais iciNous pourrions faire une bonne équipe, tous les deuxJe gagne très bien, tu sais… Tu n’aurais plus besoin de travailler autant…

Et soudain, le silence.

Yves afficha le sourire de l’idiot qui refuse de comprendre. Tout ce qu’il venait d’entendre lui rappelait l’échec de sa vie antérieure : il était question de toit, d’argent, de couple, mais ces mots-là réunis dans la bouche de Kris en appelaient un autre.

— J’ai sûrement mal compris. Tu veux que je joue les maquereaux ?

— Qui t’oblige à employer un mot pareil ? J’ai besoin de penser à un homme quand je pars travailler, j’ai besoin de savoir qu’il sera là le soir, qu’il pansera mes plaies, celles qui se voient et les autres.

Quelle faute avait-il commise pour se voir proposer une offre aussi immonde ? C’était n’avoir rien compris à lui que de lui soumettre une image de bonheur aussi corrompue. Yves se sentit affublé de hardes nauséabondes qu’il voulut tout à coup mettre en pièces.

— J’ai une question à te poser, Kris. Y a-t-il une honte à fréquenter des prostituées ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Comment ne pas se confronter aux questions morales quand on paie autant de filles que moi ? Ai-je seulement le droit d’avoir recours à ce commerce ? Pour beaucoup, ça fait de moi un pauvre type. On peut y voir la mainmise ancestrale de l’homme sur le corps des femmes, le besoin séculaire d’en faire une marchandise. À d’autres moments, je ne me sens pas coupable le moins du monde ; celles qui me vendent leur corps — tout du moins celles que j’ai envie de revoir — ne me semblent pas brader une once de leur dignité. Je les traite avec un respect qu’elles me rendent, et je ne les blâme pas pour le choix qu’elles ont fait de tarifer leurs charmes. Mais, quoi qu’il arrive, je n’aurai jamais la conscience tranquille, et les questions morales n’auront jamais de réponses, c’est ainsi depuis que le monde est monde.

— Où veux-tu en venir ?

— Je peux essayer de comprendre ce qui se passe dans la tête d’un gangster, d’un tueur, d’un mercenaire. Je peux m’intéresser au cas d’un psychopathe, d’un malade mental. Je peux essayer de dépasser mes propres tabous pour tenter d’entrevoir une logique autre que la mienne, même monstrueuse. Mais face à un maquereau, un violeur ou un type qui lève la main sur sa femme, j’ai honte de faire partie de l’engeance masculine. Ceux qui exploitent ou maltraitent le corps des femmes ont renoncé à être des hommes : ce sont des animaux. Ils m’inspirent des sentiments haineux qui pourraient faire de moi le pire des bourreaux. Et toi, tu serais prête à me proposer cet arrangement abject ?

— …

— Je viens de comprendre pourquoi on appelle les bordels des maisons de tolérance : les putes y tolèrent tout.

— …

— C’est à ma dignité d’homme que tu as porté atteinte ce soir. Et je crains de ne jamais te pardonner.

* * *

— Je me suis permis de poser le courrier que la concierge a glissé sous la porte sur la petite console.

Marie-Jeanne se tut de peur d’en avoir déjà trop dit ou trop fait. Denis la toisait, prêt au combat, priant pour qu’il soit sans merci. Ce soir, il se sentait assez fort pour enfin faire la peau à ce spectre.

— Vous avez déjà habité ici ?

— Pardon ?

— Ne m’obligez pas à me répéter : connaissiez-vous cet appartement avant que je ne prenne la décision funeste de vous y laisser pénétrer ?

— Non, jamais. C’est tout juste si je connaissais votre quartier.

— Vous avez souffert ici dans une autre vie ? Je suis prêt à tout entendre.

— Souffert ? Dans une autre vie ? Qu’est-ce que vous vous êtes encore mis en tête ?

— Répondez !

— Ni dans une autre vie ni dans celle-ci. Quoique, dans celle-ci, vous ne soyez pas toujours commode.

— Vous savez ce qu’est un poltergeist ?

— Non.

— Et un périsprit ?

— Un quoi ?

— C’est le second corps que vient habiter l’âme d’un mort.

— J’ai la sale impression que vous avez ouvert des dictionnaires.

— Elle vous plaît cette enveloppe charnelle ? Vous vous sentez bien, dedans ?

Marie-Jeanne baissa la tête pour se regarder du buste jusqu’aux pieds, passa les mains autour de sa taille, souleva sa chemise de nuit pour inspecter ses mollets que les chaussettes tombées sur les chevilles ne cachaient plus.

— Oui, ça va.

— Vous ne laissez aucune trace nulle part dans cette maison, pas une miette, pas un bout de kleenex, pas un cheveu dans la baignoire, ce n’est pas humain, surtout pour une femme.

— Parfois je vous envie, Denis. Vous vivez dans un monde merveilleux où les détails saugrenus deviennent passionnants.

— Vous vous nourrissez ? Vous vous lavez ? Faites-vous seulement partie de ce monde matériel ?

— Faudrait savoir. D’habitude, vous me reprochez d’être trop présente, trop lourde, vous me reprochez d’avoir un corps.

— En fait, je vais vous dire : vous n’existez pas. Vous êtes une projection de mon esprit malade.

— Une projection ? Mon Dieu ce que j’aurais aimé être une projection de femme ! Une créature fantasmatique, un idéal, avec une pointe de fatalité pour atteindre la perfection… D’autant que votre projection à vous doit être gratinée.

— À moins que vous ne soyez un banal fantôme, comme on en trouve dans les légendes, les rumeurs, les manoirs et les bistrots de campagne. Je préfère de loin la seconde hypothèse, vous correspondez à l’idée que je me fais d’un ectoplasme. Une présence envahissante mais sans aucune réalité, vous êtes une hantise.

Marie-Jeanne se sentit tout à coup démunie devant tant d’élucubrations.

— Hélas, je ne suis pas un pur esprit mais un être de chair qui a besoin de ses deux mille calories par jour et qui bien souvent les dépasse. J’aime les bains de pied très chauds en fin de journée, je rajoute du gros sel dans la bassine sans savoir à quoi ça sert, mais ma mère le faisait et je le fais aussi, sinon le plaisir serait moindre. Je dors dans une chemise de nuit en coton blanc qui a un peu la consistance du lin, je ne peux plus m’en passer depuis le matin où je suis allée chercher mon courrier à peine sortie du lit et qu’un voisin m’a dit : « Elle vous va bien cette petite robe d’été. » J’ai de la cellulite, pas trop pour mon âge, mais j’ai aussi un léger bourrelet sur le ventre qui semble s’être sédimenté, parfois je pense à la liposuccion mais jamais sérieusement. Je fais mes lessives le jeudi afin de pouvoir repasser le vendredi, mais quand le temps est très humide, je fais mes lessives le mercredi pour que ça ait le temps de sécher. J’ai des aigreurs d’estomac depuis toujours, j’ai en permanence une plaquette de Maalox sur moi, et si je bois du champagne j’en prends deux à l’avance. Il paraît que je ronfle quand j’ai bu mais je refuse d’y croire. Autre détail quand j’ai bu : je n’ai pas le courage de me laver les dents, et je m’écroule dans le lit direct. J’ai horreur de me couper les ongles de pied, ça m’oblige à prendre une posture débile, et bien souvent j’attends que mon collant file au gros orteil, ça n’est pas très féminin mais c’est comme ça. Je me souviens d’une randonnée de trois jours où je ne me suis pas lavée, et je garde un bon souvenir de mon odeur âcre. Quand je me fais une teinture au henné, je m’enferme dans la salle de bains avec un sac en plastique sur la tête en attendant que ça prenne. Je m’épile à la cire. J’ai une broche dans le genou gauche. Mon estomac gargouille sur le coup de midi, surtout dans un bus. Je sais faire les rouleaux de printemps comme une vraie petite Vietnamienne. Ça n’a l’air de rien mais ça n’est pas si simple, il faut aligner les germes de soja dans le même sens, puis saupoudrer la menthe ciselée, la carotte râpée, les cheveux d’ange, et disposer les crevettes en S, mais le plus dur c’est de rouler serré tout en rabattant les angles afin que le rouleau reste hermétique. Pour acquérir ce tour de main, il faut une longue pratique du monde réel, des choses de la vie, des réalités physiques qui ici-bas régissent nos petites existences, et non pas vivre dans un monde parallèle tout plein de fées et de revenants.

Un être de chair, avait-elle dit.

Denis en avait douté, en doutait encore, et une irrépressible impulsion l’obligeait maintenant à en avoir le cœur net.

Marie-Jeanne se tenait assise sur le bras du canapé, les mains jointes entre ses jambes, attendant la suite dans une attitude de défiance.

Il se demanda si en passer par là était le seul moyen.

Elle ne l’aiderait pas : à lui de trouver les preuves dont sa foi avait besoin.

Mais cette preuve-là n’allait-elle pas lui coûter plus cher que ne lui coûtaient ses doutes ? Avait-il assez de cran pour courir le risque de voir en Marie-Jeanne Pereyres ni un rêve, ni une essence, ni un spectre, mais une femme tout simplement, ici et maintenant ?

Elle ne l’aiderait pas. Peut-être voyait-il toujours en elle un corps étranger.

Denis avait oublié ce silence-là.

Elle lui sourit comme à un ami. Denis l’émouvait comme l’émouvaient tous les hommes prisonniers d’eux-mêmes.

Il tendit la main vers elle.

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