Chapitre 8

La suite Anatra de l’hôtel Watu, sur la presqu’île de Nusa Dua, Indonésie, offrait un panorama de 360° sur l’océan. Il s’agissait d’une villa isolée des autres, située au sommet d’une colline, bâtie de petits murs ocre et de cloisons de verre qui irriguaient de lumière deux cent quatre-vingt-dix mètres carrés d’un seul tenant. La piscine à débordement rasait la façade sud et se prolongeait par une enclave conçue pour rafraîchir la chambre à coucher, où un immense lit, à même le sol, affleurait au niveau de l’eau. De rares meubles d’un bois noir créaient l’illusion de pièces indépendantes, un salon, un bureau, ou une salle à manger à ciel ouvert. De longues plantes exotiques donnaient du relief aux volumes, à la pièce d’eau intérieure, à la terrasse. Façade nord, par-delà le jardin floral, une architecture cubique de lamelles de bois ajourées ne semblait avoir aucune fonction particulière, on pouvait y voir une aire de jeu pour enfants, un auvent érodé par le soleil et les pluies, ou même une sculpture contemporaine purement décorative. Un étroit sentier de planches en tek descendait en pente douce jusqu’au bâtiment principal de l’hôtel et son habituel va-et-vient de touristes et de domestiques. De là, on accédait à la plage de sable blanc recouverte de transats, de parasols, de cabines, de comptoirs. L’onde semblait douce et mourait aux pieds du baigneur mais, au loin, un ressac violent et continu s’écrasait contre le récif de corail. La température en ce mois de juin, tolérable pour un Occidental, atteignait les 30° pour un taux d’humidité de 77 %, et variait peu jusqu’au coucher du soleil, sur le coup de dix-sept heures.

Philippe Saint-Jean quittait le moins possible la villa et commandait ses repas par téléphone, le plus souvent sur la terrasse, face à l’azur infini. Depuis son arrivée au paradis, il y cherchait sa place et ne la trouvait guère, persuadé d’être lui-même un meuble, peu utile et dépareillé. La pire épreuve avait été, avant tout, de se déshabiller. S’affranchir du poids des étoffes. Tomber sa panoplie de petit Parisien pour survivre sous les tropiques. Au placard le tweed, le velours et la maille d’Écosse. Philippe avait dû se découvrir, et se découvrir n’allait jamais sans surprises, le philosophe en lui était bien placé pour le savoir. À quand remontait la dernière confrontation avec sa propre nudité, hors la pénombre d’un lit, hors l’étroitesse de la salle de bains ? À ne voir dans son vieillissement qu’une vue de l’esprit, et dans ses vues de l’esprit son seul atout de séduction, il avait oublié son corps quinze années durant. Aujourd’hui, à mille milles de chez lui, en plein soleil, exposé aux regards, la vérité nue lui sautait aux yeux : peau grise, taches sombres, muscles fondus, bourrelets, affaissements, replis.

Comment avait-il pu se détourner de sa propre silhouette ? Pourquoi avoir traité sa carcasse comme un simple véhicule ? Lui qui avait célébré le vivant avec tant d’éloquence se rappelait enfin qu’il était un être carné. Lui qui trouvait si beaux les visages ridés de ceux qui ont tant vécu, si émouvants leurs corps lents et voûtés, ne découvrait dans son propre reflet que négligence. Lui si tolérant avec les disparités physiques et les imperfections d’autrui se pinçait aujourd’hui la peau comme on tâte un fruit blet.

Faute de trouver dans les armoires de Philippe de quoi se dévêtir par 30° à l’ombre, Mia avait dévalisé les boutiques chics : chemisettes en coton du Nil, bermudas de marques, sandales en cuir, maillot de bain coupé short, veste en lin de couleur claire pour le soir. À peine débarquée et déjà happée par le travail, elle lui avait dit : Profites-en bien, chéri. Il avait répondu : On ne peut rien me demander de pire. Profiter ? Un verbe qu’il détestait, comme toute injonction au plaisir. Et pourtant il s’était attelé à la tâche sous couvert d’une toute nouvelle expérience : la recherche de subtiles sensations liées au seul plaisir d’exister. Lui, organisme vivant de retour dans son bain originel, la mer. Redevenir une créature aquatique et nue, la peau juste revêtue d’un hâle, nageant parmi ses frères poissons. Faire abstraction de ses désirs, de ses craintes et de ses investigations pour atteindre le vieux rêve des Grecs anciens, ce point de juste équilibre et d’harmonie. Retrouver son humilité face aux éléments, se satisfaire de l’horizon sans chercher par-delà, vénérer le soleil comme le seul dieu des athées.

Mais pour atteindre ce vieux rêve, il lui aurait fallu avoir le courage de se confronter à l’infiniment petit de son être, de se considérer comme une simple entité organique, si fragile, si peu pensante, si grégaire. Il lui aurait fallu accepter de se sentir désinvesti et enrayer sa machine mentale jusqu’à la trouver dérisoire et vaine. Ne plus craindre que plus rien n’ait de sens. Oublier le tout et le rien, pour faire l’expérience physique du tout et du rien. Admettre que le stade suprême de la conscience consistait à renier sa conscience.

Mais comment cesser d’être Philippe Saint-Jean ne serait-ce qu’une heure ? Où trouver le détachement pour à ce point se relativiser ? Depuis qu’il était coincé à Bali, le bon vieux Je pense donc je suis du cartésien prenait un tout autre sens. Au réveil, une fois Mia partie rejoindre son équipe, il se demandait comment il allait occuper sa journée et, coupable de n’en avoir aucune idée, se raccrochait à un principe : Je pense donc je ne « profite » pas et me contente de résister. En fin de matinée, après avoir survolé la presse internationale, il trempait jusqu’à mi-cuisses dans l’eau bleue dans l’espoir de stimuler son corps entier et de puiser une toute nouvelle énergie. En général, un seul tour de bassin suffisait : Je pense donc je barbote sans joie dans une piscine privée. En fin d’après-midi, il dressait sans gloire le bilan de la journée avant le retour de Mia, qui, elle, allait lui narrer par le menu une infinité de petits événements. Il se sentait alors un peu plus exclu : Je pense donc j’existe en tant que penseur dans un monde qui souvent les décourage. Tard le soir, quand elle s’endormait, il goûtait enfin, sur la terrasse, au temps suspendu, et aux embruns que les vents poussaient jusqu’à lui. Je pense donc la vie des idées est mon seul rempart contre l’insignifiance.

Aujourd’hui, il se retrouvait coincé dans un décor de carte postale, et c’était bien le comble pour celui qui, quand il en recevait une, ne regardait jamais la photo et s’en tenait au texte ; un mécanisme inconscient qui en disait long, à la fois sur son besoin de formulation, et sur son désintérêt pour les lieux et les paysages, fussent-ils du bout du monde.

Ce fut là, aux antipodes, en bermuda, sur un transat, qu’il vit comme un sillon tracé dans le sable ce que serait le reste de sa vie. Il allait vieillir au rythme des saisons parisiennes, de plus en plus dépassé par la vitesse et la férocité de sa chère capitale. Mais il y mourrait, parce que là était son seul élément naturel. Grimper les trois étages de son appartement lui serait de plus en plus pénible, mais il ne déménagerait plus de peur de perdre les ondes, les vibrations, les fluides, les fantômes qui s’y étaient accumulés depuis le premier jour. Il continuerait aussi longtemps que possible à tourner en orbite autour d’un concept jusqu’à ce qu’il ait l’illusion d’en avoir fait le tour. Au hasard de ses promenades, il s’attarderait toujours au comptoir des bistrots, siroterait un express, prendrait une note dans son calepin et reluquerait une jupe au passage. Tôt ou tard, on lui ferait une place au sein d’une académie quelconque, parmi ses pairs. Il se permettrait quelques caprices, quelques colères auprès de sa petite cour d’exégètes prompts à figer sa mémoire avant qu’il ne meure. Et un beau matin, on le mettrait en bière dans un bon vieux tweed, le regard apaisé, prêt à ce tout dernier voyage dont tant de fois il avait questionné la destination.

* * *

En ouvrant les tiroirs en laqué rouge d’un vieux meuble chinois, Yves Lehaleur fut pris d’une bizarre intuition : une main étrangère avait fouillé parmi les vieilleries entassées là. Il en eut la confirmation en constatant l’absence d’une fiasque à whisky frappée aux initiales de son grand-père paternel — un vieux filou qui avait illuminé son enfance. Horace le magnifique la lui avait offerte, comme d’autres une montre à gousset, en arguant que dans certaines occasions une fiasque remplie d’un alcool fort pouvait sauver une vie, une montre rarement. En général suivait l’anecdote de sa disparition dans une forêt du Vercors par — 12 durant l’hiver 54. Sans ma fiole de gin, j’y restais, nom de Dieu ! Yves tenait à cet objet comme à aucun autre ; non tant pour sa conception savante — de forme courbe pour épouser le pectoral, avec un bouchon à vis retenu par une fine barrette — ni pour sa noble facture — en argent repoussé et cuir de pécari patiné par la paluche du vieux — mais parce qu’il symbolisait le grain de folie des Lehaleur. Même s’il n’avait aucun enfant à qui le transmettre, la disparition de cet objet excluait Yves de sa lignée, le dépossédait de son rôle de passeur de la mémoire familiale. Dans un autre tiroir, un stylo Dupont tout neuf avait disparu. Pour avoir restauré les volets d’un ami qui ne savait comment le payer, Yves s’était vu offrir cette plume en pointe de diamant qui donnait à celui qui écrivait si peu une calligraphie de monarque. Ne sachant qu’en faire, Yves l’avait gardé pour le jour où il aurait à envoyer une lettre d’amour ou de rupture, lui qui s’était libéré de l’amour, lui qui ne risquait plus la rupture. Il chercha un instant sa caméra de poche et, comme il s’y attendait, ne la retrouva pas. Yves avait beau se défendre de toute nostalgie, c’était le seul cadeau de Pauline qu’il avait gardé. Ayant détruit toutes les photos d’elle, mêmes celles du mariage, il conservait dans l’appareil, sans jamais les consulter, ces quelques prises de vue qui témoignaient de son bonheur perdu — seules les images vivantes avaient cette force-là. Il avait filmé Pauline pendant qu’elle conduisait sur une route de montagne en direction d’un chalet qu’on leur avait prêté pour Noël. Radieuse, les joues rosies par le froid, elle décrivait déjà l’enfant qu’ils allaient concevoir, le soir même, face au feu de cheminée ; Yves s’était dit qu’un jour ce document prendrait toute sa saveur en le projetant à leur premier-né. Pris d’un mauvais pressentiment, il se précipita dans un placard, ouvrit une large boîte en métal qui contenait jusqu’alors un porte-documents en cuir, avec, à l’intérieur, une partition d’Erik Satie annotée de la main même du compositeur. Yves la tenait de sa mère, qui la tenait de sa tante Alice, une pianiste qui avait rencontré son maître en 1920 dans sa maison de Honfleur. Yves, bien incapable de différencier un la d’un , éprouvait une curieuse sensation devant cette écriture manuscrite qui donnait des indications de jeu à certaines phrases musicales : « Sans ostentation » ou « Avec une tristesse vigoureuse ». Un sourire amer aux lèvres, Yves se demanda si la voleuse — car c’en était une — avait embarqué la partition pour ce qu’elle représentait ou pour la valeur du seul porte-documents, en cuir de Cordoue incrusté de feuille d’or.

Laquelle ? se demanda-t-il alors.

Laquelle de ses belles de nuit avait commis ce minable larcin ?

Le seul épisode de cet ordre avait eu lieu trois mois plus tôt et s’était heureusement terminé : Annette, effondrée de culpabilité, surprise en pleine nuit, la main sur quelques livres sterling oubliées dans un coin. Yves l’avait consolée sans lui épargner un long discours sur la confiance trahie. À la fin de la nuit, elle s’était fait pardonner à la souplesse de ses reins. Aujourd’hui, il ne pouvait s’agir que de Sylvie, de Céline, d’Agnieszka ou de Maud, mais Yves ne pouvait en soupçonner aucune. Sylvie encore moins qu’une autre. Sylvie l’indolente, la presque ingénue, celle qui un matin lui avait rendu un billet de trop, glissé dans ses derniers émoluments. Céline ? Céline exigeait de payer sa part au restaurant, comme il lui arrivait parfois de quitter le lit d’Yves en oubliant de réclamer son dû. Et Agnieszka ? Âpre au gain, certes, mais terrorisée à l’idée d’ajouter à la prostitution tout démêlé avec la police. Brusquement une image s’imposa, terrible de vérité, et pourtant si agréable : Yves se délasse dans son bain, Maud en profite pour faire une course, il lui indique où se trouvent les doubles des clés, elle s’absente un moment puis le rejoint dans l’eau moussante. Le lendemain matin, il lui suffisait de les glisser dans son sac avant de sortir, de revenir dans l’appartement après avoir vu Yves s’éloigner à scooter, de faire sa petite moisson crapuleuse puis de reposer les clés sur le clou du placard électrique.

Maud. La fausse grande dame. Si vulgaire à force de se prendre pour l’élégance faite putain. Bien trop donneuse de leçons pour ne pas être coupable. Après avoir vendu son corps, elle en était réduite à brader son orgueil. Yves payait cher son fantasme de classe, comme il l’appelait. Depuis ce soir elle n’incarnait plus la respectabilité mais la bassesse, la moindre voleuse de rue avait bien plus d’éthique et de panache. Yves qui se pensait affranchi du passé se sentait aujourd’hui dépossédé des seuls moments clés de sa propre histoire.

La perspective de demander des comptes à la scélérate lui répugnait. Yves anticipait déjà son déni, puis sa honte mal cachée par une indignation forcée. Elle ne retiendrait pas la leçon de cette médiocre fin, et lui n’oublierait jamais son ressentiment envers elle. Il voulut lui laisser une chance de regagner un peu d’amour-propre.

— Allô, Maud ?

— Yves ?

— Tu n’as jamais été aussi difficile à joindre.

— J’ai accepté trop de rendez-vous, tu sais ce que c’est.

— On va faire comme si tu ne m’avais pas volé.

— Pardon ?

— On va dire que tu devais prendre une note sur ton agenda et que tu as glissé mon stylo par inadvertance dans ton sac. On va dire que tu avais besoin d’une caméra et que tu as emprunté la mienne. On va dire que, pour apprendre à jouer du piano, tu as décidé de t’attaquer à Erik Satie.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Toi, si susceptible, comment peux-tu manquer à ce point de dignité ?

— …

— Tu peux tout garder sauf la fiasque, elle est dans la famille depuis toujours et tu n’en tireras rien.

— Dois-je comprendre que tu me soupçonnes d’avoir fait une chose pareille ?

— Je t’imagine pendant l’opération, essayant de déterminer si tel ou tel objet a ou pas une valeur marchande, combien tu pourrais en tirer, et où les refourguer. La partition musicale, tu peux peut-être en obtenir 1000 € dans une salle des ventes. Ce jour-là préviens-moi.

— Ce procès est odieux. Regarde plutôt du côté de ces petites putes de bas étage qui défilent chez toi.

— Rends-moi cette fiasque et on n’en parle plus.

— Même si j’étais coupable, tu ferais quoi ? Porter plainte ?

— Je n’en resterai pas là.

Sans connaître son nom de famille, ni même son véritable prénom, retrouver Maud n’irait pas de soi, mais Yves avait du temps à perdre et de la patience à revendre. Obtenir réparation importait peu. Il estimait avoir droit à d’authentiques adieux.

* * *

Qu’un Dieu existât ou non, un ange était tombé du ciel dans le lit de Denis.

Qu’un Dieu existât ou non, la visitation de Marie-Jeanne Pereyres était le signe formel d’une décision céleste.

Qu’un Dieu existât ou non, Denis avait parcouru le chemin de croix des martyrs. On l’avait privé de cet amour terrestre auquel tout homme a droit, puis précipité au fond du gouffre de l’asthénie, jusqu’à ce qu’un ange annonciateur sonne à sa porte.

Qu’un Dieu existât ou non, on accordait à Denis le paradis après cinq longues années de purgatoire. En une seule nuit, Marie-Jeanne Pereyres avait effacé sa rancœur et sa solitude, rassasié ses sens en souffrance. Denis s’était assoupi, les mains agrippées à ses fesses, le visage fourré entre ses cuisses, son odeur pour tout oxygène, ses hanches comme seule amarre.

Qu’un Dieu existât ou non, un être supérieur avait le pouvoir de réunir toutes les femmes en une seule, de lui donner les contours parfaits d’une créature en qui Denis s’emboîtait comme la pièce manquante.

Seuls les impies ont besoin de preuves. La sienne palpitait dans son lit. Denis désormais ne doutait plus d’elle, qu’un Dieu existât ou non.

* * *

À la tombée de la nuit, Mia se fit raccompagner à l’hôtel, puis rejoignit sa villa où Philippe l’attendait, agacé par l’ennui, prêt à défourailler un arsenal de griefs. Il se força alors à lui demander comment s’était déroulée sa journée de travail, redoutant déjà qu’elle ne prononce un certain mot.

— On était dans une espèce de crique artificielle, à la pointe ouest. Ce matin j’avais un paréo et un chapeau de paille. Cet après-midi, j’avais un maillot Érès une pièce, couleur chair. Le deuxième shooting a duré 3 h 40.

Philippe admettait tous les néologismes et les formules idiomatiques aptes à enrichir la langue. Mais ce shooting comprenait trop de détestables connotations et résumait à lui seul la dérisoire urgence à représenter un monde sans la moindre réalité matérielle. Il y percevait l’agressivité des annonceurs, la frénésie des stylistes, le mitraillage du photographe et sa volonté inconsciente de tirer sur une cible vivante.

Si Philippe s’ingéniait à critiquer les clichés véhiculés par la mode, il n’épargnait aucun autre aspect de l’art photographique qui, selon lui, n’avait plus lieu d’être. Après un siècle de profusion d’images, journalistiques et publicitaires, excitantes ou subversives, accusatrices ou décoratives, mensongères ou criantes de vérité, toutes d’un esthétisme parfait, plus aucune n’avait le pouvoir de charmer, d’informer, de choquer ou même de faire rêver l’homme de la rue — qui parvenait fort bien à constituer sa propre iconographie avec un appareil à trois sous. La photo dite professionnelle n’avait aujourd’hui pour seules vocations que d’emballer une marchandise ou de voler l’intimité d’autrui. Dans les deux cas Mia était concernée, tantôt prestataire, tantôt victime, et Philippe se chargeait de le lui rappeler, histoire de réduire ses valeurs à bien peu.

— Renseigne-moi : le terme shooting désigne-t-il autre chose qu’une prise de vue ? Ou une simple séance de photo ? Si c’est le cas, pourquoi utilises-tu shooting quand tu veux simplement dire prise de vue ?

— Pas plus tard qu’il y a deux jours, tu m’expliquais que le terme Dasein désignait un concept philosophique dont l’équivalent français serait l’être-au-monde.

— … ?

— Alors pourquoi utilises-tu le mot Dasein quand tu veux simplement dire l’être-au-monde ?

À la longue, Philippe ne s’indignait plus de ce genre de raccourcis. Lui, si agile de la parole, si prompt à développer, avait renoncé aux joutes verbales avec Mia pour s’en tenir à l’hypocrisie de ceux qui ont tant querellé, épuisés par l’argumentaire de l’autre, et lassés de fourguer le leur. Pire encore, l’homme dont la vocation était de formuler le monde avait poussé l’art du non-dit au rang de dialectique appliquée. Il se retenait donc de répondre : Je pourrais t’expliquer mais j’aurais peur que tu te grilles de précieux neurones, et préférait conclure par :

— Demain j’essaierai d’imaginer la fusion du Dasein et du Shooting, ça m’occupera.

Mia ressentait la même usure et s’en protégeait de la même manière. Habituée à envoyer paître le premier venu, elle produisait un effort inouï pour taire à Philippe ce qu’elle brûlait de lui renvoyer au visage.

(Pourquoi m’agresses-tu dès que je rentre, après avoir bossé dix heures sous le cagnard ?) Et toi, ta journée ?

— Comme hier, rien de particulier.

— Pourquoi n’irais-tu pas faire un tour dans l’île ? Tu trouverais peut-être des locaux avec qui communiquer ? (Et tu pourrais t’extasier sur leur richesse culturelle, leurs rites ancestraux préservés de cette décadence occidentale dont je suis selon toi une icône vivante.)

— Je crains ma chérie que les locaux, comme tu dis, ne soient tous trilingues et très au fait des taux de change. (Ce qui cadrerait mieux avec ta vision du monde : un terrain de jeu peuplé d’individus de toutes races nés pour te servir.)

— Essaie au moins de ne pas rentrer à Paris aussi blanc qu’à ton arrivée. Moi j’ai complètement cramé mon capital solaire, mais toi tu devrais en profiter.

(Ce capital solaire rime avec « connerie de publicitaire ».) Je suis heureux d’apprendre que je suis à la tête d’un capital, chérie.

Après les amabilités d’usage, ils s’habillèrent pour dîner dans le restaurant de l’hôtel où ils firent une entrée remarquée. Mia signa un autographe, répondit aux saluts, goûtant par-dessus tout l’agacement de son compagnon à chaque nouvel hommage. S’ensuivit un appel de son agence, qui profitait de ce créneau horaire, entre travail et sommeil, pour tenir à jour les dossiers en cours. Philippe n’en perdit pas un mot, stupéfait par sa fermeté dès qu’elle parlait d’argent.

— Quel festival ? Connais pas. À moins de 150000 €, je ne bouge pas un cil.

Comment pouvait-elle être si aguerrie, et pour de pareilles sommes, elle qui ne savait pas à quoi ressemblait un billet de banque, elle qui ne réglait aucune note, aucune facture, aucune addition, et qui laissait son assistante se charger des pourboires ? Mia parcourait le monde sans un sou en poche et se contentait de désigner ce dont elle avait besoin pour qu’on le lui serve sur-le-champ. Ses gains faramineux s’entassaient sans jamais que la colonne débit ne connaisse la moindre variation. Comment une jeune femme estimait-elle si précisément la valeur de ses apparitions sans connaître celle de l’argent ? Philippe, plume acérée et reconnue, se débattait sans cesse avec l’épineuse question des honoraires et des droits d’auteur, et acceptait le tarif de base sans oser négocier. Le plus souvent, on attendait qu’il réclame pour le régler, et parfois on s’étonnait qu’il le fasse.

— Si c’est cocktail ET dîner, c’est 25000 de plus, non négociable.

Sur le chemin du retour, il se livra à un cruel calcul : afin de gagner l’équivalent de ce qu’on payait sa fiancée pour montrer son joli minois lors d’une quelconque cérémonie d’ouverture, Philippe aurait dû écrire cinq cents pages d’une Métaphysique de l’impensé qui lui auraient pris plusieurs années de sa vie.

À peine rentrée, Mia se plongea avec délice dans le New Yorker arrivé le matin même. Philippe s’étonna de son soudain intérêt pour un journal dont il connaissait la rigueur intellectuelle, et non pour un de ces torchons où elle risquait de tomber sur un article infamant qui aurait appelé un procès immédiat. Peut-être était-il un peu trop sévère à toujours vouloir la ranger dans le tiroir du bas sans lui laisser une chance de le surprendre. Peut-être avait-elle remis en question des choix qu’elle-même jugeait frivoles. Depuis cette fameuse photo sur la terrasse du Crillon où elle paraissait à son bras, l’image de Mia auprès des médias et de son entourage avait changé. Pas une interview, pas une conversation mondaine où il n’était question de sa liaison avec un penseur-écrivain-philosophe. Désormais on l’interrogeait plus souvent sur ses lectures que sur ses mensurations, on l’invitait à des événements culturels, on lui proposait de défiler pour des couturiers qualifiés de postmodernes. Comble de la reconnaissance, elle avait suscité la jalousie de certaines de ses consœurs flanquées de l’éternel sportif ou rock star. À la voir à ce point concentrée sur une page de journal sans la moindre illustration, tout portait à croire que son nouveau statut de belle fille qui en a aussi dans la tête était le signe d’une prise de conscience véritable et non d’une opération de marketing parfaitement réussie.

— À ton avis, Philippe, si l’homme était un handicap, quel serait-il ? La surdité, la cécité, ou le mutisme ?

— … ?

— J’hésite entre surdité et mutisme.

— Tu lis quoi au juste ?

— Le New Yorker. Mon abonnement me suit partout où je vais. Je ne comprends rien aux articles mais il y a le test de Matthew Sharp.

— Le quoi ?

— Ce mec est un génie. Il conçoit des tests à l’aveugle. Tu ne sais jamais pour quoi tu es testé, ce qui t’empêche d’orienter tes réponses.

— … ?

— Spontanément vous associez « falaise » à : a) vertige, b) rappel, c) meurtre ? Tu es obligé d’attendre la semaine suivante pour connaître les résultats du test et ce pour quoi tu étais testé. Ça peut être « Êtes-vous un nouveau réactionnaire ? » ou même « Client ou prostitué ? ».

— … ?

— Ne me dis pas que Philippe Saint-Jean n’a jamais entendu parler des tests de Matthew Sharp !

— Si.

— Alors essaie : si l’homme était un handicap ?

— Comment réagir à une si terrible question ? (Tu m’as fait peur, chérie, un instant j’ai cru que tu t’intéressais à autre chose qu’à un régime à base d’agrumes.)

— Tu ne veux pas répondre parce que : a) tu es un homme, b) tu trouves la question dérisoire, c) tu n’en as aucune idée.

— La question en soi oblige celui qui y répond à patauger dans les généralités. Ajouté à cela que je ne crois pas aux caractères spécifiques d’un sexe ou d’un autre, on y trouve un fatras de clichés qui servent à alimenter la misogynie ordinaire et à entretenir la grogne des couples. Mais s’il fallait jouer le jeu, je dirais que l’homme est avant tout taxé de mutisme, parce que l’homme ne sait pas, ou ne veut pas exprimer ses sentiments. Soit par refoulement, soit par peur de paraître moins viril. Mais il est aussi de notoriété publique que les hommes sont sourds aux doléances des femmes. Soit parce qu’ils sont trop préoccupés d’eux-mêmes, soit pour se dérober à leurs responsabilités. On rejoint alors un autre lieu commun : Dieu que les hommes sont lâches. Mais n’oublions pas pour autant la cécité. Les hommes ne voient rien, c’est bien connu. Une femme, elle, va repérer immédiatement la trace d’une autre femme sur son mari. Un homme jamais. Une femme sait au premier regard si untel est amoureux ou dépressif, si unetelle est enceinte ou jalouse, un homme non. « Tu ne vois jamais rien… » lui rappelle-t-on souvent. En résumé, si l’homme était un handicap, il serait les trois à la fois. Heureusement, les femmes sont là pour créer un équilibre. La femme est à l’écoute de l’autre, parfois jusqu’à la complaisance. La femme observe, parfois jusqu’à l’indiscrétion. La femme formule, parfois jusqu’à la jacasserie. Est-ce que tu as ton compte d’idées reçues ou tu en veux d’autres ?

* * *

Déçu par la trahison de Maud, Yves Lehaleur s’en voulait d’avoir cru à leur intimité, comme il lui en voulait de lui avoir fait douter des autres filles. Mais sans doute était-il naïf d’imaginer que la confiance était comprise dans le prix de la passe, ou même vaniteux de prétendre avoir tissé un lien privilégié avec chacune d’elles. Tourmenté par une nuit d’insomnie comme il n’en subissait plus depuis sa rupture avec Pauline, il tenta une dernière fois de se rendormir à 5 h 05. Quand la sonnette de la porte retentit.

À travers le judas, il eut un mouvement de recul en découvrant une vision de cauchemar. Dans la pénombre du palier, il devina un masque de peau tuméfiée, des cheveux hirsutes, des yeux rougis, un corps agité de tremblements.

— … Agnieszka ?

Pour toute réponse, elle se précipita dans ses bras, laissa éclater ses pleurs. Il la soutint jusqu’au canapé où elle s’écroula, la main sur les reins pour atténuer une douleur. Le bas déchiré de sa jambe droite laissait apparaître des contusions bleuies, la ceinture de sa jupe avait été arrachée, et sur son gilet de cachemire tombaient des gouttes de sang qui lui perlaient du nez.

— … J’appelle une ambulance.

— Co ?

— Hospital…

— No ! No hospital ! No doctor ! Przyżeknij mi, że nie sprowadzisz lekarza ! Oni robią zeznania na policji !

— Tu ne peux pas rester comme ça.

— Boli mnie ! Masz jakieś środki przeciwbólowe ? Pain killers ?

— Des antidouleurs ?

— Byle co, co tam masz… daj nawet wódkę jak nie masz nic innego…

Yves crut percevoir le mot vodka sans en être sûr, puis trouva dans sa boîte à pharmacie une poignée de gélules qu’elle avala en bloc. Du bout des doigts, il effleura ses plaies au visage, dans le dos, sur les cuisses. D’autres allaient sans doute apparaître.

— Il faut passer des radios.

— Próbował mnie zgwałcić i jako, że nie dawał rady, to pobił mnie po twarzy.

Yves saisit son téléphone et composa le numéro d’un médecin de garde mais Agnieszka trouva la force de lui ôter l’appareil des mains : Nie lekarza, mówię ci, nikogo ! Będzie dobrze, odpocznę trochę a jutro zmywam się. Sachant qu’il n’aurait pas gain de cause, Yves tenta d’administrer lui-même les premiers soins, et ce fut lui qui, avant de s’improviser infirmier, eut besoin d’une grande rasade de vodka. Tout en passant du désinfectant sur ses plaies, il l’écouta raconter à mi-voix son agression comme pour en débarrasser sa mémoire. Facet o dobrych manierach, starannie ubrany… Wyjął z walizeczki jakieś przybory… Faute de comprendre, Yves dut se représenter une scène tout droit sortie d’un tiroir secret de son inconscient, où traînait quelque perversité qui tenait essentiellement d’une fantasmatique collective. Il imagina un monstre de sadisme se vengeant de ses échecs sur la belle pute blonde. Asservir un corps par l’argent ne lui avait pas suffi, il lui avait fallu le faire plier à coups de pied. Nie przyjełam pieniędzy na robienie jego świństw… L’insulter, la maltraiter ne l’avait pas calmé, il avait voulu épaissir à coups de poing la finesse de ses traits, abolir à jamais son sourire, casser sa silhouette de rêve, inscrire la peur en elle. Ugryzłam go w rękę aż do krwi. Il avait voulu se venger de toutes les femmes à la fois depuis la toute première.

D’un regard, elle mendia une place dans son lit. Yves l’enlaça et la veilla, une main sur son front, jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Le visage meurtri d’Agnieszka, c’était le vrai visage de la prostitution, celui qu’il préférait ne pas regarder en face chaque fois qu’il recevait une femme qui se vend : du fard sur des plaies. Il avait vainement tenté de fermer sa porte à ce sordide-là, mais il restait tapi dans l’ombre, bien décidé à s’introduire, comme cette nuit. Dès le lever du jour, Agnieszka se relèverait de cette épreuve, prête à reprendre du service comme un bon petit soldat. Yves s’étonna à nouveau de la capacité d’endurance de ces filles, de leur aptitude à surmonter le réel le plus barbare.

D’ici là, il ne tenait plus dans ses bras la troublante Agnieszka mais une petite fille abusée et perdue, et sans doute cette image-là l’empêcherait désormais de la revoir.

* * *

Avant elle, Denis avait-il jamais aimé ?

Le simple fait d’avoir à puiser dans ses souvenirs lui donnait une réponse.

Tout gosse, il avait découvert un curieux sentiment à l’approche d’une petite chose à couettes que la veille encore il martyrisait. L’ennemi de toujours avait triomphé, et avait fait du vaincu son chevalier servant. C’était ça, l’amour.

Non, ça n’était pas ça, puisque l’amour, c’était Béatrice Rosati, 4e B. Ce sera elle et pas une autre. La preuve ? On lui tient la main en public, on veut que le monde sache. Le weekend durant, la vie les sépare. Le dimanche après-midi est une torture, le lundi matin une délivrance. C’était ça, l’amour.

En fait, il allait tomber amoureux pour de bon dans le lit de cette belle inconnue au prénom oublié, dans le camping de Royan, l’été du bac français. Le biblique et le fusionnel en une seule nuit, c’était ça l’amour.

Et puis non, l’amour allait arriver quelques années plus tard en s’installant avec Véro. Ikea, compte commun, mariage évoqué. Partage et avenir, c’était ça l’amour.

Trois ans plus tard, à nouveau libre, Denis avait décidé de préférer les femmes à l’amour. Si celui-ci existait bel et bien, s’il était aussi puissant qu’on le prétendait, à lui de s’imposer.

À quarante ans passés, il s’imposait enfin, si violemment et si tardivement que Denis sombrait maintenant dans les excès de l’homme pris de passion. Décréter le sublime en tout, se pâmer pour des riens, célébrer l’autre sans relâche. Et, malgré la volonté de Marie-Jeanne de se ranger parmi les prosaïques humains, ne voir en elle que la fée, l’ange, la déesse. Quand parfois il avait assez de recul pour admettre la part de divin dans toute histoire d’amour, la sienne restait exceptionnelle et il en avait la preuve : une inconnue avait frappé à sa porte pour le sauver de sa disgrâce. Qui pouvait en dire autant ?

— Denis, j’ai quelque chose à vous dire.

— Vous pouvez tout me dire.

— Je vais partir bientôt.

* * *

L’orage grondait depuis plusieurs jours et ce soir Philippe ne l’empêcherait pas d’éclater. En matière de scène de ménage, il admettait avoir tout à apprendre, son ancienne compagne l’ayant sur ce point toujours épargné. Juliette avait le don de ne pas tomber dans les pièges de l’humeur, de ne pas remettre en question l’essentiel à cause d’un faux pas ou d’une parole malheureuse, elle ne cherchait pas à exister à tout prix et en toute situation. Elle admettait être faillible et préférait apprendre quelque chose plutôt que de se contenter d’avoir raison. Philippe traduisait tant de vertus en un seul mot : Juliette était adulte. Pour lui il s’agissait de l’hommage suprême, il connaissait si peu de vrais adultes, même parmi ses éminents confrères. La jeune Mia avait de jolies qualités de cœur mais combien de moulins à combattre ? Combien de révolutions à accomplir ? Philippe n’attendrait pas.

— Dis-moi la vérité. Est-ce que tu penses que je suis : a) superficielle, b) enfant gâtée, c) complètement conne ?

— Rien de tout ça. Disons que pour toi Dieu est glamour, et c’est ta seule religion.

— Tu vois en moi une fashion victim parce que tu penses m’apporter plus que ces types qui m’approchent pour ma seule beauté. Et je ne m’en rendrais pas compte parce que seule ma beauté me préoccupe ?

— Là, tu fais ce qu’on appelle de la rationalisation secondaire.

(Tu adores jouer les profs.) C’est quoi ?

— C’est quand on reformule un événement, ou un état de fait, pour le rendre acceptable à ses propres yeux ou à ceux d’autrui. (Tu es le monsieur Jourdain de la rationalisation secondaire, tu en fais à longueur de temps sans le savoir.)

— En résumé : je suis une coquille vide, et ça m’interdit de dire ce que je pense.

— Tu as tout à fait le droit de dire ce que tu penses mais, de temps en temps, réfléchis un peu avant de penser.

À ce jeu-là, Mia ne pouvait que perdre. Il lui fallait maintenant faire mal, frapper fort, fût-ce un coup bas.

— Prétendre que je ne suis préoccupée que par le paraître, c’est un peu le comble de la part de monsieur Philippe Grosjean.

Un instant, il joua l’étonnement. Mais le joua mal.

— C’est bien comme ça que tu t’appelles, non ?

— …

— Ne te fatigue pas, je l’ai su au passage en douane quand tu m’as demandé de prendre ton passeport au fond du sac. Philippe Grosjean dit Philippe Saint-Jean, en toutes lettres.

— …

— Grosjean, ça ne faisait pas assez philosophe ? Grosjean fait moins vendre que Saint-Jean ? Ça fait moins fantasmer les petites étudiantes en sociologie qui font des thèses sur ton travail ?

Depuis ce jour où l’état civil lui avait permis de changer de nom, son secret avait tenu dix-sept ans. Grosjean dit Saint-Jean. Ses parents lui avaient donné leur absolution malgré une pointe d’amertume. Mais comment prendre au sérieux une thèse sur la mémoire collective signée Philippe Grosjean ? Depuis, il vivait meurtri par le remords d’avoir renié son propre nom, de s’être débarrassé d’une connotation « province » et de s’être donné un faux air d’aristocrate, comme honteux de sa basse extraction. Que n’aurait-il fait aujourd’hui pour réparer cette erreur de jeunesse ?

Incapable de se justifier, il quitta la chambre sans un regard vers Mia et se réfugia sous ce mystérieux auvent dont il venait peut-être de trouver l’usage : un espace destiné à ce qu’on lui foute la paix.

En général, Philippe savait refouler les réminiscences de ses vies antérieures, mais ce soir, provoqué par une écervelée qui lui reprochait de s’être trahi lui-même, lui revinrent en mémoire les questionnements du petit Grosjean qu’il avait été dans une école communale de banlieue. Rien alors ne le distinguait d’un autre, sinon la sourde intuition que toute sa vie durant il lui serait aussi pénible d’obéir aux ordres que d’en donner. Et que déjà ses constructions spirituelles créaient un bien meilleur refuge qu’une cabane dans les arbres.

Au commencement était madame Lagirarde. Cette brave madame Lagirarde qui imposait des analyses trop calées pour des CE2. Elle n’aimait rien tant que poser des questions auxquelles des enfants de huit ans étaient bien incapables de répondre, comme pour se consoler d’en avoir quarante. L’un d’entre vous pourrait-il me dire pourquoi l’enfant du poème écoute la pluie du fond d’une cave ? Les réponses fusent, toutes plus anodines les unes que les autres. Le petit Grosjean cogite comme un diable : pluie + cave =… ? Il y a sûrement une explication qui justifie un poème entier, sinon à quoi bon tant de langueur, de froid, d’angoisse. Pluie + cave = guerre ! Le regard stupéfait et presque vexé de madame Lagirarde vaut bien plus qu’une bonne note.

Dans ces années-là, on jouait encore aux cow-boys et aux indiens dans la cour de récré. Mais le petit Grosjean ne se donne pas le choix : il sera indien, quitte à mourir sous les balles d’un visage pâle.

Et puis, il y avait eu la poitrine naissante de Nathalie Brisefert. Aperçue par hasard en poussant la mauvaise porte pendant une visite médicale. Grande avait été la tentation de s’en vanter auprès des copains mais, après une nuit de réflexion, le petit Grosjean avait préféré se lier par le secret à Nathalie. Ce qu’on dit appartient aux autres. Ce qu’on tait est un bien éternel.

Et comment oublier la honte de ne pas savoir monter à la corde raide ? Suspendu à mi-parcours, pétrifié, les bras vidés, la vessie gonflée. Il n’en fallait pas plus pour se faire exclure du gang des battants et se voir rangé dans le clan des faibles. Dès lors, comment ne pas penser qu’un jour on atteindra des sommets, pour laisser à ras du sol ceux qui se croyaient si forts.

Encore plus marginal que le petit Grosjean : Michel Guilain, dit le Fou. Sa leucémie l’oblige à des absences répétées. Il faut un volontaire pour lui porter les devoirs. J’en désigne un au hasard ? Un plus grand malheur que la maladie a frappé le Fou : il n’a pas la télé ! Le Fou s’en fiche : il possède les seize volumes de l’encyclopédie Tout l’Univers. Le petit Grosjean en perd tous ses repères : le Fou est-il vraiment fou ?

Et puis, il y a eu le fameux jour de la syncope de madame Dourçat, CM2. On voit sa culotte. La classe n’est pas mixte, aucun garçon ne veut chercher les secours pour prolonger le spectacle. Le petit Grosjean rabat la jupe sur les cuisses et alerte une femme de service. J’ai frôlé les collants de madame Dourçat et je lui ai sauvé la vie. Je suis un homme.

Le mercredi soir, monsieur et madame Grosjean regardent La Piste aux Étoiles à la télé. Le petit Philippe déteste le cirque : les clowns cherchent à forcer son rire, les trapézistes qui montent si bien à la corde l’indiffèrent, et le spectacle des éléphants en jupettes l’indigne. Il en profite pour lire le journal, auquel il ne comprend pas grand-chose, sinon qu’il lui tarde de grandir.

Et un beau matin, la révélation : tout le monde meurt un jour. Enfin une explication logique au fait que l’homme a créé Dieu à son image.

Pris de nostalgie, Philippe se demanda s’il était devenu Saint-Jean grâce à une seule de ces minuscules révélations, ou si, quoi qu’il arrive, il aurait suivi son inclination naturelle à démonter la mécanique de l’esprit pour la remonter au gré de ses humeurs.

* * *

Pour effacer la minable trahison de Maud, pour oublier la détresse d’Agnieszka, Yves rechercha l’ardeur de Céline. Elle manifesta au téléphone la même impatience que son client, ce qu’il prit comme la promesse d’une nuit sans fin. Tout le jour durant, Yves inventoria les petits bonheurs du corps de Céline, de sa fantaisie, de sa fureur aussi, la plus intense qu’il ait jamais connue. Il anticipait déjà les jeux auxquels ils joueraient, innocemment pervers mais d’une rudesse bien réelle. Si avec Maud il assouvissait son fantasme de classe, avec Céline il en vivait un autre où s’imposait son désir de domination. De femelle en rut, Céline endossait le rôle de la dévergondée qui a besoin d’être corrigée, puis elle virait au scénario ancillaire en se révélant soubrette coquine et très attentive aux lubies de son patron. Ce soir, il serait le satyre et elle la captive.

En lui ouvrant sa porte, Yves perçut dans son regard une ombre de gravité qu’il ne lui connaissait pas. Habillée d’une jupe triste et d’un blouson râpé, elle s’assit sur le bras d’un fauteuil et refusa le verre qu’Yves lui proposait.

— J’ai un retard.

— … ?

— De règles.

— J’avais compris, mais en quoi ça me regarde ?

— …

— Nous n’avons eu que des rapports protégés.

— Sauf un.

— … ?

— C’était le 1er mai. Rappelle-toi, tu avais dit : Tu bosses pendant la fête du travail ?

— Aucun souvenir.

— Tu devrais, pourtant, c’était le soir des pussy shots.

Comment oublier cette beuverie ? Avec le verre adéquat et quelques contorsions, il avait mis au point une façon très particulière de siffler des vodkas entre les cuisses de Céline.

— Tu étais tellement soûl que tu as mis cette capote n’importe comment, elle m’a glissé entre les jambes au réveil.

Vidé tout à coup de ses forces, Yves tenta de se raccrocher à quelques images floues — lui, à genoux devant le sexe ouvert de Céline qui ruisselle d’alcool, puis eux deux se cognant dans les meubles pour parvenir jusqu’au lit, et puis, plus rien, le noir complet.

— C’est jamais qu’un retard, dit-elle en le voyant si abattu.

— Tu as fait un test ?

— J’attendais de t’en parler avant d’aller dans une pharmacie.

— Ce n’est pas de ce test-là que je parle.

Bien plus rapide que tout autre sentiment, toute logique, toute prudence : la peur. Les abîmes qu’elle jette sous les pas de l’homme épouvanté. Tout à coup, Céline n’était plus cette sulfureuse partenaire qui lui fouettait les sens. Elle n’avait pas même eu le temps de redevenir une femme comme une autre qui attend peut-être un heureux événement. Elle n’était plus rien qu’une pute sur qui étaient passés tant d’hommes après avoir fourré leur queue n’importe où. La maîtresse empoisonnée. Le haut risque en personne. Mais à quoi bon chercher une coupable quand depuis des mois il avait joué avec le feu que ces femmes allumaient en lui. À combien de centaines de morts avait-il échappé ? La sanction ne devait-elle pas tomber une nuit ou une autre, presque annoncée, inéluctable ? Yves quitta brusquement le temps présent pour celui des cauchemars. Son salon : un mouroir. La voix de Céline : un râle aigre. Son verre de whisky : un goût de fiel. Avant que le sol ne s’effondre, il tenta en vain de se raccrocher à quelque espoir scientifique. Tu n’es peut-être pas contaminé. On n’en meurt plus. Combien de semaines depuis le 1er mai ?

Comme la vie était lumineuse deux minutes plus tôt.

— Je ne t’ai pas refilé de maladie, si c’est ce que tu crains. Je fais des contrôles réguliers, le dernier date d’il y a dix jours et nous ne nous sommes pas vus depuis.

Il ne put s’empêcher de sourire bêtement, rassuré par la soudaine indignation de Céline. Le soulagement qu’il éprouva lui fit relativiser ses petits malheurs ordinaires. Comment pouvait-il oublier si souvent qu’il était heureux, privilégié, et encore jeune. L’avenir pouvait recommencer.

— Je sais que c’est absurde mais je ne veux pas être seule quand je vais lire le résultat du test de grossesse.

De quoi parlait-elle, déjà ? Ah oui, de la vie. Yves venait de voir la mort en face et on lui parlait d’une hypothétique vie à venir. Et sur un ton si dérisoire, si solennel ! Tant de théâtralité contenue dans ce pathétique : J’ai un retard. Yves se retint de lui répondre : Ce sont les risques du métier, et se contenta de :

— Tu ne prends pas la pilule ?

— 100 % de mes rapports se font avec préservatif. Le risque était infime.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— D’abord ce test, et puis…

— Et puis quoi ?

— Et puis je verrai.

— Tu verras quoi, bordel, sois claire.

— C’est peut-être l’occasion que j’attends depuis longtemps.

— Tu es en train de dire que tu n’irais pas forcément avorter ?

— Ce gosse est peut-être une réponse.

— Une réponse à quoi, nom de Dieu !

Yves eut droit à une tirade aux enchaînements alambiqués et contradictoires. Sans jamais évoquer le désir d’enfant, Céline se demandait si elle n’allait pas saisir cette occasion de cesser de faire la pute, de changer de vie. La perspective de mettre au monde et d’élever un petit être n’entrait pas en ligne de compte, seule sa propre révolution importait, ses nouveaux projets. Avant l’accouchement, elle avait le temps de franchir ce pas qu’elle redoutait hier encore, créer son atelier de céramique avec une associée, retrouver d’anciens contacts, manier la terre à nouveau, inventer de nouvelles formes, proposer sa gamme, sa ligne. À la fin de son laïus exalté, il n’était plus question de test ou de grossesse à assumer, mais d’un design à imposer au monde. Yves comprit combien ce retard était un prétexte, combien Céline souffrait de s’être trompée à ce point de carrière — quelle idée aussi de vendre son corps quand on veut fabriquer des tasses à thé — mais était-ce une raison pour l’embarquer, lui, tout juste rescapé d’une mort certaine, dans un destin qui n’était pas le sien ?

— Dis-moi seulement jusqu’où tu veux m’impliquer au cas où tu persisterais à vouloir le garder.

— Si j’avais été enceinte des œuvres d’un autre, je m’en serais sans doute débarrassée. Toi, tu es le seul de mes clients que je respecte, parce que tu es le seul qui m’écoute et m’encourage. Ce n’est pas un hasard si l’on s’entend si bien au lit. Je veux pouvoir dire à mon gosse que son père est un type bien. Je ne te demande pas de le reconnaître ou de t’en occuper. Je veux que tu saches que si cet enfant existe, chaque fois qu’il prononcera le mot « papa », c’est de toi qu’il sera question. Si cet enfant existe tu sauras que quelqu’un quelque part porte tes gènes. Qu’il te réclame sans doute. Qu’il t’attend.

* * *

— Qu’est-ce que vous entendez par partir ?

— Débarrasser le plancher. N’était-ce pas ce que vous souhaitiez le plus au monde ?

— Pourquoi partir maintenant que…

Denis hésita, de peur de se livrer tout entier en une seule phrase. D’ouvrir trop grand, trop vite, une porte encore entrebâillée. Mais à vouloir éviter à tout prix la déclaration, il céda à leur ironie rodée par plusieurs semaines de querelleuse proximité.

— Maintenant que vous avez quitté le canapé pour mon lit.

— J’ai d’autres ambitions dans la vie, Denis Benitez.

— Qu’est-ce qui vous empêche d’être ambitieuse à mes côtés ? Je suis serveur ! Pas le genre de gars qui a peur que sa femme lui fasse de l’ombre.

— Vous auriez le cœur de me priver de toutes ces aventures qui m’attendent de par le monde ?

— Et la vie à deux, c’est pas une aventure ?

À son tour elle hésita, lui renvoya le regard de celle qui préfère taire une longue confession, douloureuse à coup sûr mais riche en sagesse et en enseignements. Pour ne pas rester sur un instant de gêne, elle embrassa la joue de Denis avec une infinie tendresse. À cet instant-là, il comprit que Marie-Jeanne Pereyres allait quitter sa vie comme elle y était entrée, sans un mot d’explication, et quand elle l’aurait décidé.

* * *

Au cœur de la nuit, Mia se réveilla d’un trop court sommeil. Elle chercha Philippe dans le lit, puis dans le reste de la villa, et finit par le débusquer sous cet auvent qu’il ne quittait plus. La veille, il avait décrété que cet espace sans justification réelle serait pour lui une sorte de cabinet de réflexion, un moyen de s’extraire du bloc spatio-temporel pour retrouver enfin son intimité mentale. Il s’y était installé avec son calepin, son broc d’eau, et s’était réinventé en Diogène moderne. De ce périmètre, Mia était exclue. Philippe aimait lui signifier que toute l’île pouvait bien lui appartenir, ces quatre mètres carrés-là lui resteraient inaccessibles.

Elle le trouva endormi, le réveilla d’un baiser, le ramena vers le lit, soucieuse d’effacer leurs rancœurs, d’accorder une dernière chance à leur idylle moribonde. La méthode avait fait ses preuves. Mais leur besoin de s’étreindre pour effacer leur amertume s’estompa vite au profit d’une triste routine. Philippe s’attardait sur des préliminaires qui lui donnaient le temps des retrouvailles mais qui mettaient Mia mal à l’aise par leur tendresse excessive. Elle savait alors se cambrer dans une obscène posture qui interdisait à Philippe de lui résister, et qui offrait au regard toute son intimité en une seule courbe. À son tour, il brandissait son sexe vers le visage de Mia qui le happait pour le raidir plus encore. Puis il la pénétrait, allait et venait en elle, régulier, sans modulation, privant Mia de divins ralentissements et de fermes accélérations. Elle finissait par bousculer le rythme en opérant une volte-face qui laissait à Philippe moins d’amplitude. Elle le chevauchait avec une fougue qu’il ne partageait pas mais qui avait pour seul avantage de freiner son excitation. À ce moment précis lui revenait en mémoire la façon dont Juliette, dans cette même position, ramenait ses genoux contre sa poitrine, formant un bloc de chair qui reposait entièrement sur le sexe dressé de son amant — Philippe en éprouvait l’irrésistible sensation d’être le pivot d’un autre corps. Mia préférait s’exprimer par la parole mais, étrangement, en anglais, ce qui donnait à Philippe la pénible impression d’être remplacé à son tour par un partenaire imaginaire — un bassiste irlandais, un acteur américain ou pire. Tôt ou tard il éjaculait et, comme chaque fois, le mot « réducteur » lui traversait l’esprit comme un réflexe pavlovien. Et ce depuis ce fameux soir où Mia, s’étonnant que Philippe ait éjaculé en elle, et non sur elle, lui avait dit :

— Ronnie, mon ex, se retirait toujours avant et m’aspergeait le ventre.

— … ?

— Il disait qu’éjaculer dans la fille était réducteur. C’était son terme.

— Réducteur ?

— Il n’était pas le seul. Corrado, celui d’avant Ronnie, ne s’en privait pas non plus. Mais toi, sur la question, tu es un peu old school.

— Vous avez tous appris à baiser devant le porno du samedi soir ?

Philippe concevait fort bien ce qu’avait de réducteur le message philosophique d’un Schopenhauer ou d’un Heidegger, mais que diable entendait un bassiste de pop anglaise par ce même mot, appliqué à ses orgasmes ? D’autres surprises avaient attendu Philippe au fil des mois, qui avaient remis en question tant de certitudes sur ses pratiques sexuelles, faisant de lui tantôt un moraliste, tantôt un ringard. Le jour où Mia lui avait déclaré n’avoir aucune objection à la sodomie, il en avait été presque déçu. Ce qu’il prenait comme le don d’une suprême intimité n’était pour Mia qu’une heureuse variante au banal coït.

Au lieu de les rapprocher, ce retour à l’alcôve les éloigna un peu plus. Cette nuit, ils ne dormiraient pas plus que les précédentes.

— Je pensais avoir assez d’ouverture d’esprit pour respecter tes valeurs, mais je n’y parviens pas. Tu es jeune, tu es belle, tu mènes une existence de rêve, mais tu représentes cette certaine idée de la décadence que j’essaie de formuler dans mon travail. Je ne peux plus me contredire à ce point. J’ai pensé pouvoir faire abstraction de ton mode de vie, de tes relations, j’ai pensé pouvoir être patient et t’aider à éviter quelques pièges mais je n’en ai plus le courage. Je me souviens de cet après-midi où nous traversions le jardin du Luxembourg, tu tremblais de froid, tu ne portais presque rien. Il s’est mis à pleuvoir, j’ai mis mon manteau sur tes épaules dans un élan certes un peu romantique, mais l’instant s’y prêtait divinement. Avec une moue qui t’a déformé le visage, tu m’as repoussé en t’exclamant : Tu ne crois quand même pas que je vais porter ta pelure ? Je ne me doutais pas à quel point le regard des autres était central dans ton existence. Tu vis de ça, tu vis par ça, tu vis pour ça, et tu meurs sans.

L’heure n’étant plus à l’affrontement mais au constat froid, Mia le laissa terminer sans s’indigner, sans même se sentir blessée. Débarrassée de cette tension qui couvait depuis plusieurs jours, elle attendit de pouvoir conclure à son tour.

— Tu ne vis pas plus que moi parmi tes contemporains, tu n’as aucune idée de qui est cet homme de la rue auquel tu te réfères si souvent. Tu plies la réalité de façon à l’adapter à ton discours et non l’inverse, c’est ta manière à toi de faire de la rationalisation secondaire. Tu es amoureux de tes raisonnements, et ce que tu appelles le réel n’a aucune espèce de réalité. Un peu psychologue, un peu philosophe, un peu sociologue, à tous ces rôles-là, tu préfères celui de prophète, car ton rêve serait de nous prédire une catastrophe mondiale et de la voir arriver. Tu y passerais aussi, mais tu mourrais avec la satisfaction d’avoir anticipé ce qui était invisible pour nous autres.

Ils restèrent un long moment silencieux, soulagés d’avoir résumé en peu de mots ce qu’ils sentaient poindre au fil des jours.

— Seuls ceux qui s’aiment vraiment peuvent décréter quand ils le souhaitent la non-existence du monde extérieur, ajouta-t-il. Nous n’en sommes pas capables.

— Tu as raison, nous n’en sommes pas capables.

Deux planètes situées à des années-lumière s’étaient rencontrées et une logique astrale voulait que cet instant-là aboutît à une éclipse. Un jour prochain, l’une des deux aurait fait disparaître la lumière de l’autre.

Un nouveau silence, sans doute leur dernier, les laissa immobiles, les yeux perdus sous les ténèbres.

Mais sous ce silence grondait un tumulte naissant, lourd de forces telluriques, qui agitait faune et flore sans que les humains ne le détectent encore. Mia et Philippe crurent y entendre les derniers bruissements de leur idylle perdue. Tous deux se trompaient. La menace était bien réelle.

* * *

Yves avait insisté pour que Sylvie repousse un rendez-vous avec un autre client afin de passer l’après-midi avec lui. Il redouta quelque mauvaise surprise mais rien ne vint contredire ce délicieux rendez-vous, dont le rituel, rodé au fil des mois, avait atteint son juste aboutissement. Après avoir fait l’amour, Sylvie enveloppa ses hanches dans une étole de soie beige pour s’en servir comme d’un pagne, soulignant des rondeurs qui ondulaient sur son passage. Elle se promena dans l’appartement à la recherche de nouveautés puis retourna s’étendre, prit une pose digne d’un modèle de Maillol et tendit la main vers une assiette de poires charnues qu’elle dégusta en laissant perler leur jus au coin des lèvres. Le plus souvent, elle interrompait de longs silences pour prononcer une phrase surgie on ne sait d’où. Quel dommage de ne plus trouver de passe-crassane après avril. Ou : J’aurais tellement aimé aimer lire. Mais ce samedi-là, dans sa pose d’odalisque, Sylvie demanda :

— Je te plairais encore si j’étais mince ?

Yves la rejoignit pour lui pétrir le corps et la rassurer sur sa beauté. Puis il s’allongea contre elle, les yeux clos, calé contre ses formes, apaisé. Elle le tira de sa rêverie en empoignant son sexe pour le branler avec délicatesse, et lança une conversation pour évaluer combien de temps il serait capable de la suivre.

— Qu’est-ce que tu feras quand tu n’auras plus d’argent pour te payer des filles ?

— … Je ne sais pas. L’échéance se rapproche…

— Il ne te faudra pas longtemps pour te trouver une femme à toi.

— … Je… Je suis dev… devenu… exigeant…

— Quel petit mari tu ferais !

Sylvie ne se doutait pas que son client était passé très près de ce destin-là. Yves faillit articuler quelques mots sur sa vie antérieure, mais il était trop tard pour articuler quoi que ce soit.

— Tu la traiterais avec décence, tu la surprendrais sans cesse, et je suis même certaine que tu ne la tromperais pas.

— … Je… Je ne… Humm…

Elle arrêta son mouvement juste avant l’imminence, il arracha l’emballage d’un préservatif avec les dents et la pénétra d’urgence, ce qui la fit éclater de rire.

En fin d’après-midi, fraîche et rhabillée de pied en cap, elle quitta l’appartement en disant :

— Si un jour tu trouves ta chérie, essaie quand même de garder le contact. On ira dans des salons de thé.

Il retourna se plonger dans les draps pour prolonger un instant de langueur. Ce soir, il irait dîner dans la brasserie où Denis Benitez l’avait tant de fois invité. Entre les pleurs d’Agnieszka et les divagations de Céline, Yves avait manqué la séance du dernier jeudi, et l’idée saugrenue d’avoir raté un témoignage capital lui avait traversé l’esprit. Il se devait de respecter ce rendez-vous-là tant que durerait son voyage au pays des femmes publiques. Ce jour prochain que Sylvie venait d’évoquer, il redeviendrait un homme comme un autre, mais réconcilié avec lui-même, plus riche de tout ce qu’elles lui avaient apporté.

Le cuir sur les épaules, le casque en main, il quitta son appartement puis franchit la porte vitrée du hall sans remarquer une silhouette assise sur les trois marches de l’accès au parking.

Tout à coup, il se sentit empoigné par le col, tiré vers l’arrière et projeté à terre.

L’agresseur s’agenouilla de tout son poids sur son torse pour lui couper le souffle. Éructant menaces et insultes, il lui martela le visage jusqu’à voir le sang gicler des arcades.

Puis il se releva, cracha sur Yves, lui envoya un dernier coup de pied dans les côtes et, avant de quitter les lieux, lui interdit de revoir sa femme.

* * *

Ils couchaient dans le même lit, partageaient leur pitance, échangeaient de bonne foi. Et pourtant, rien n’aidait Denis à percer l’éternel mystère d’une intruse qui comptait bien le rester, ni celui de son imminent départ. De guerre lasse, il dut reprendre son épuisant travail de spéculation, teinté désormais d’une pointe d’effroi ; Marie-Jeanne n’était pas un ange tombé du ciel mais sans doute son exact contraire : un succube dévolu aux forces du mal.

Denis avait eu la tentation de croire en un Dieu magnanime qui récompense ses créatures après les avoir soumises à une épreuve. Si on lui avait envoyé une Marie-Jeanne Pereyres, c’était à n’en pas douter pour la lui retirer tôt ou tard.

Et seul le diable en personne était connu pour donner aux humains ce qui leur manque le plus, puis le leur confisquer afin de racheter leur âme à vil prix.

* * *

Assommé par des antalgiques puissants, Yves passa la soirée aux urgences. Alertée par son message, Sylvie vint l’y rejoindre, bouffie de honte et de tristesse.

— Un petit enfoiré s’est déchaîné sur moi et m’a interdit de te revoir.

— C’était une erreur.

— Je me suis fait casser la gueule par erreur ?

— Il t’a pris pour Grégoire.

— … Qui m’a pris pour qui ?

— Celui qui t’a frappé c’est mon julot. Mon sale con, mon crève-la-faim, mon âme damnée, ma douleur.

— …

— En fouillant dans mon agenda, il est tombé sur : 14 h Grégoire, chez lui. Mais entre-temps tu m’as appelée et j’ai repoussé mon rendez-vous. Ce con m’a suivie jusque chez toi en pensant que c’était chez Grégoire.

Yves eut droit au récit détaillé d’une tragédie moderne qui lui parut, quoique chargée d’intensité, bien moins tangible que les douleurs dans les côtes qui lui interdisaient de respirer.

— Grégoire c’est mon client diététicien qui a honte d’être tombé fou amoureux de la seule femme qui ne le supplie pas de maigrir. De me savoir avec d’autres clients le rend dingue, mon Greg. Il me veut toute pour lui, mais jusqu’à présent il avait peur d’être la risée de tous.

Yves hésita à la laisser continuer ; il refusait de se trouver une place, même fortuite, entre un maquereau à la petite semaine et un type qui dévoyait une pratique médicale au profit d’un business mondain. Dans cette histoire, le seul crime d’Yves avait été d’acheter un assortiment de religieuses pour complaire à Sylvie.

— Et puis, dernièrement, Grégoire a pris une décision…

Celle de vivre au grand jour son amour pour elle, malgré la crainte d’apparaître au bras d’une contre-publicité vivante. Et quitte à devenir la proie des psychanalystes de salon.

— Un coming out, quoi. Afficher publiquement son penchant pour les rondeurs. Je couche avec un Rubens et je vous emmerde.

Perclus de douleur, Yves fournissait un certain effort pour s’apitoyer sur le drame intérieur de cet homme. Si le maquereau était une véritable ordure, il appartenait néanmoins à un prototype connu et, malgré un infini mépris, Yves pouvait aisément se faire une idée de sa misérable mécanique mentale. À l’inverse, ce Grégoire, qui redoutait tant de se lier à une femme, non parce qu’elle se prostituait, mais parce qu’elle était grosse, résumait à lui seul une époque décadente où les interdits et les tabous n’étaient plus dictés par la morale mais par les impératifs du profit et la hantise d’un ridicule médiatique.

— Mon mac a fini par l’apprendre. Lui qui est si lâche, il a voulu jouer au dur. Et c’est tombé sur toi.

Yves ferma un instant les yeux, le temps de se demander quel Dieu pervers s’acharnait sur lui. Il eut tout à coup besoin de hurler, se retint tout juste, puis sentit monter des larmes de fatigue. Vers une heure du matin, on le laissa repartir, des pansements au visage, un strap sur le thorax. Sylvie avait attendu le dernier moment pour le supplier de ne pas porter plainte.

— L’idée de se faire interpeller le terrorise. Il traîne une petite peine avec sursis. S’il va au placard, il va déguster encore plus qu’un autre, il aura pas les nerfs. Qu’est-ce qu’il deviendrait sans moi ? Il est trop con. Je ferai ce que tu voudras, je viendrai dès que tu le demandes. J’obéirai.

Yves se fit raccompagner en taxi, puis, une main sur les côtes, traversa à pas douloureux le hall de son immeuble comme le petit vieux qu’il deviendrait un jour. Il se coucha sans trouver le sommeil, empêché par les douleurs qui ne demandaient qu’à se raviver, et par le souvenir de son agression qui le hanterait plusieurs jours durant. Pour s’en échapper, il rêva à cet autre Lehaleur qu’il aurait pu devenir si jadis sa promise ne l’avait pas trompé. Pour la toute première fois, il se demanda s’il n’aurait pas mieux fait de suivre ce chemin tout tracé. Où en serait-il, aujourd’hui, de son bel avenir ?

Sans doute dans cette maison de banlieue, prenant le frais en cette nuit d’été.

Le bébé, à l’étage, dormirait à poings fermés, et avec Pauline ils goûteraient enfin au calme retrouvé après ce samedi de courses, de ménage et de langes.

Ils se permettraient un petit digestif et évoqueraient leurs prochaines vacances.

Puis ils iraient se coucher et se caresseraient peut-être.

Au réveil, ce serait dimanche.

De retour dans son lit après s’être projeté dans un futur qui jamais ne serait le sien, sa douleur physique prenait un tout autre sens. Elle lui en rappelait une autre, purement morale, mais tout aussi violente et injuste, infligée par Pauline. Et cette douleur-là n’avait pas été surmontée en vain, elle l’avait rendu plus fort et placé sur la bonne route. Celle qui le lançait aujourd’hui mettrait bien moins longtemps à cicatriser, et déjà elle lui délivrait un message : chaque douleur qu’un corps ou une âme subissait était la fin d’un cycle et le début d’un autre.

* * *

Une fin de nuit, où déjà la touffeur se confondait avec la fièvre des mauvais rêves. Le grondement lointain semblait marquer la fin d’un sombre voyage dans les limbes ; il n’était que l’écho bien réel d’un cauchemar à venir. Les entrailles encombrées de la terre avaient ouvert une crevasse pour vomir un trop-plein dans l’océan. Philippe, réveillé par les râles rauques d’une nuée d’oiseaux, entrevit un ciel brouillé, sale, déserté par le soleil. Il s’agenouilla, porta les mains à ses tempes pour tenter de chasser des images hideuses, puis leva les yeux : une muraille grise qui obstruait l’horizon roula jusqu’à lui et s’écrasa sur la colline. En contrebas, la plage drainait un flot noir de tôle et de chanvre, de bambou et de plastique, bientôt recouvert par une autre vague démesurée. Mia grognait, les paupières scellées, refusant d’affronter la menace que son corps percevait déjà, et rejoignit Philippe qui assistait, halluciné, à la destruction de l’île. Une autre lame de fond, plus monstrueuse encore, plia les palmiers. Cédant à la panique, Mia dévala le sentier afin de rejoindre le rivage. Un instant pris de court par un réflexe aussi absurde, Philippe se lança à sa poursuite. Une vague rasa la toiture de l’hôtel et manqua d’entraîner Mia dans son ressac. Philippe lui attrapa le bras, la hissa de force avant que la vague suivante arrache les marches en tek et laisse derrière elle une pente informe, boueuse, parsemée de transats renversés. Arrivés au sommet, ils se blottirent un instant l’un contre l’autre. En bas, l’hôtel avait disparu et le déferlement semblait vouloir engloutir la terre entière. Mia refusa en bloc ce qu’elle vivait bel et bien : on n’abandonnait pas Mia, c’était inacceptable ! Où étaient passés les gens ? Et les secours ? Sentant Philippe incapable de la rassurer, elle le rejeta avec rage et se précipita vers son téléphone posé au coin du lit. Dépassé par ce nouvel accès d’absurdité, Philippe retourna sur la terrasse où une vague d’une violence inouïe se fracassa à ses pieds. Mia s’acharnait sur son mobile, cet objet-là répondait à tous ses désirs, toutes ses inquiétudes, toutes ses questions ; il était son seul véritable lien avec le monde, avec sa famille, son agence, il lui procurait ses sensations les plus intimes et dissipait ses craintes secrètes. En le gardant à portée de main, il était aussi la garantie de son indépendance, de sa liberté : il n’allait pas la laisser tomber maintenant. Philippe l’entendit hurler à nouveau, d’impuissance cette fois, et lui arracha l’appareil des mains puis la gifla pour enrayer sa panique. Nous sommes en sécurité ici ! cria-t-il pour couvrir le fracas d’un monstrueux ressac. Il la serra contre lui et, sans y croire vraiment, lui décrivit les phénomènes naturels qui se déchaînaient à leurs pieds, mais dont la violence n’avait d’égale que la brièveté. Dormir au sommet de la colline avait été leur infortune et désormais leur seule chance de survie. À l’aube, peu après la première secousse sismique, des vagues d’une force inhabituelle avaient inquiété clients et personnel de l’hôtel, qui tous avaient fui avant que la côte ne soit dévastée — deux ou trois minutes leur avaient suffi pour gagner la plage, contourner la colline et se réfugier dans les terres. À n’en pas douter, ils appelaient maintenant les secours pour tous les manquants à l’appel. Tentée par cet espoir-là, elle retint un instant ses larmes mais une vague plus haute que la colline, en s’écrasant, fit éclater la rambarde de la villa, ruinant du même coup les belles paroles d’espoir. En voyant les eaux atteindre leur lit, Philippe se tut pour de bon. Après tout, que savait-il des phénomènes et des catastrophes naturelles ? Il avait bien quelques images d’archives en tête, il se souvenait vaguement du témoignage d’un rescapé, il avait entendu, aux infos, des scientifiques fournir des explications sur les séismes, cataclysmes, typhons et cyclones, graphiques à l’appui, mais qu’avait-il retenu sinon le spectacle de la désolation absolue, du destin qui frappe, et de la planète Terre qui aime à parfois rappeler aux hommes sa toute-puissance.

Mia glissa à terre, se roula en boule, poussa de longues plaintes d’enfant meurtrie, refusant d’avoir été abandonnée. Elle était digne d’un autre traitement que le touriste de base et personne n’avait le droit de la livrer à elle-même : elle était Mia la divine, dont l’effigie était plus reproduite qu’une image pieuse. Reçue à la cour des princes, déifiée sur trois continents. Elle dont les caprices étaient des ordres et les reproches des peines de mort. Entourée, choyée comme un poupon, protégée à l’extrême. Elle qui se savait attendue où qu’elle aille, elle dont les heures valaient de l’or, elle qui prenait l’hélicoptère comme d’autres le bus. Cruelle ironie, tous ces hélicoptères affrétés pour aller faire du shopping, ou une apparition éclair dans une fête monégasque : aucun ne venait aujourd’hui lui sauver la vie.

Philippe subissait lui aussi la pire des ironies : pour quelle obscène raison devait-il mourir dans un endroit pareil ? Une semaine plus tôt, en découvrant la plage de Nusa Dua, il s’était amusé à énumérer les images d’Épinal de l’île déserte : les indispensables palmiers dressés sur le sable fin, la mer turquoise, et les amoureux échoués là pour l’éternité, loin de la civilisation. Ce cliché-là lui revenait à la figure avec la violence d’une déferlante ; leur villa était devenue à elle seule cette île déserte, et ils étaient, Mia et lui, ces naufragés oubliés du monde. Lui qui jamais ne quittait son coin de bureau de peur de perdre le fil de ses pensées allait périr noyé dans cette caricature d’Éden, et le monde entier, de par la célébrité de Mia, allait être au courant. Il n’avait pas prévu de tirer ainsi sa révérence, c’était une mort indigne d’un philosophe, une mort de nanti qui se pensait hors d’atteinte, bien ramolli dans son cocon de luxe, macérant dans sa piscine. L’annonce de sa disparition ferait les gros titres d’une presse criarde, malfaisante, et il resterait dans les mémoires pour avoir été l’homme qui avait péri au bras d’une célèbre mannequin. Une vie entière de recherches, de notes, de lectures, d’écriture, de cours pris et donnés, de concepts, de symposiums, et l’on ne retiendrait de lui qu’un fait divers mondain qui effacera le reste de son œuvre. Combien de fois, tout au long de sa vie de penseur, s’était-il demandé ce que l’humanité garderait de son œuvre ? Qu’ils fussent épuisés et jamais réimprimés, ses livres resteraient encore longtemps sur les rayonnages des bibliothèques, prêts à restituer la pensée de l’auteur. Mais ses ouvrages lui garantissaient-ils de rester dans l’histoire de la philosophie ? Que représentaient ces centaines de pages en comparaison d’un seul concept qui illuminerait d’un jour nouveau les questions essentielles sur la condition humaine ? Avait-il eu une seule vraie idée depuis qu’il faisait commerce des siennes ? Il lui manquait encore quelques années de recherches — quatre, cinq, moins de dix en tout cas — pour délivrer son message dans sa forme la plus limpide. Il n’en aurait pas demandé plus, il aurait même accepté qu’on lui désigne la sortie à condition de partir avec le sentiment du devoir accompli. S’il devait mourir ici et maintenant, quelle définition donnerait de lui le grand dictionnaire des penseurs universels ? Philippe Grosjean (dit Saint-Jean), sociologue français, auteur d’un essai sur l’inconscient collectif, La mémoire-miroir. Désormais il faudrait ajouter : Disparu dans un raz de marée en Asie du Sud-Est. Et cette idée-là lui semblait pire que la mort elle-même.

Le reflux ne perdait rien de son amplitude. Les vagues semblaient maintenant obscurcir le ciel. Mia, prostrée, le corps éteint, se mit à entrevoir l’impossible : un monde sans Mia.

En attendant l’onde extrême qui l’avalerait enfin, elle se demanda s’il fallait résister à la force du courant ou plutôt se laisser porter jusqu’à une rive épargnée par miracle.

Puis elle se demanda comment abréger la souffrance d’une noyade.

Philippe, lui, ne décolérait pas : il n’avait pas combattu à ce point l’absurdité des choses pour finir ainsi.

Plus forte que la peur, son indignation lui donnait le courage d’affronter les salves de l’océan. Il saisit Mia par l’épaule, la traîna jusqu’à l’armature en bois de cet auvent où il avait su s’isoler du monde, et la força à y grimper pour gagner deux à trois mètres de hauteur : le point culminant de la colline. C’était dans cet ultime refuge que la mort viendrait les cueillir si elle le devait.

À cette seconde précise, le visage de la seule femme qu’il eût jamais aimée s’imposa comme la plus belle raison de ne pas disparaître à l’autre bout du monde.

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