En ce matin de septembre, une très fine brume voilait un regain d’été, et déjà la lumière annonçait le rythme frileux de l’hiver, ses courtes journées, son silence. La rentrée s’était déroulée en douceur, comme une longue série de petits renoncements que d’aucuns appelaient l’automne. Aux douces errances, le citadin préférait le plus court chemin ; il n’hésitait plus, ni sur l’itinéraire ni sur la petite laine, et s’étonnait de voir encore des touristes s’attarder aux carrefours pour s’émerveiller d’un rien.
Tôt le matin, Yves Lehaleur filait au maximum de la vitesse autorisée sur une autoroute déserte. Sensible à cette ambiance d’arrière-saison, il se sentait lui aussi dans un après. L’heure était venue d’en terminer avec cette étrange phase de sa vie qu’il avait traversée comme un long été, agité par l’imprévu des rencontres et la frénésie des nuits de veille. En moins d’un an, il avait vécu assez d’épisodes extravagants pour une vie entière, et bien plus qu’un poseur de vitres n’était amené à en vivre. N’ayant plus les moyens ni l’envie de poursuivre ses expériences, il lui fallait maintenant les laisser prendre leur juste place dans sa mémoire. D’une mosaïque de ces moments où il s’était vu capable de tous les extrêmes, il allait faire une vaste fresque qui lui rappellerait à jamais, après avoir écouté tant d’hommes et reçu tant de femmes, combien il avait aimé la comédie humaine. Il avait décidé qu’une seule journée, planifiée à l’heure près, lui suffirait pour en finir avec les dernières convulsions de sa vie de débauche, avant d’inventer l’avenir du nouveau Lehaleur.
En sortant à Palaiseau, il trouva plus vite qu’il ne l’aurait cru le Pressing de la Gare, à l’enseigne orange qui avait survécu aux années 70. Il aperçut à travers la vitre teintée une dame à la soixantaine passée, vêtue d’un triste tablier, qui maniait une perche pour atteindre les portants les plus hauts. Il attendit que la boutique se vide pour demander à voir Annie — c’était le vrai prénom de la vilaine Maud, dont la seule adresse connue, si difficile à obtenir, était cette boutique en grande banlieue.
— Qui la demande ?
— Yves, je suis un ami.
Comment se présenter autrement à une mère, que sans doute Annie appelait encore maman ?
— Elle dort encore. Vous patientez un moment ? J’hésite à la réveiller, elle est rentrée tard.
Mme Lemercier appela son mari, un petit bonhomme penché sur une table à repasser, lui présenta un ami de Nanou, et le pria de garder un œil sur l’accueil pendant qu’elle préparait le café. Yves se retrouva coincé, une tasse à la main, entre une table en formica et des séchoirs à linge qui tournaient à plein ; à l’odeur chaude de la vapeur se mêla un arôme d’arabica.
— Je ne connais aucun ami d’Annie, elle qui en a tant.
Yves craignit un instant que cette dame tranquille et fatiguée ne désignât par ami ce qui n’en était surtout pas dans l’entourage de sa fille.
— Avec son métier, reprit-elle, comment faire le tri ?
Il craignit tout autant ce que recouvrait le mot métier. Elle se lança alors dans un long exposé sur les activités, passionnantes mais délicates, de sa belle Nanou. Activités dont elle ne comprenait pas toujours le fonctionnement ni le sens, mais qui précipitaient sa fille dans un maelström de responsabilités. Côtoyer tant d’individus, dans tant de milieux différents, retenir tous ces noms, noter leurs coordonnées, reconnaître le moindre visage. Pas étonnant qu’elle rentre si tard, épuisée. Malgré tout, elle était faite pour ça. Un don. Déjà toute petite. C’était elle qui organisait les soirées, les surprises-parties, les kermesses de fin d’année. Aujourd’hui, elle continuait sur sa lancée, mais au service des entreprises et des grands patrons qui soignaient leur image de marque. Après une enfance passée dans leur modeste boutique, on se demandait d’où elle tenait tant de classe et de savoir-vivre.
Les relations publiques ? Après tout, pourquoi pas. Au pied de la lettre, l’on pouvait résumer ainsi la carrière de Maud. Yves était curieux de connaître les étapes qui avaient poussé une Nanou, enfant vive et joyeuse, ne manquant de rien, née de parents dévoués, à se prostituer en créant Maud. À travers le peu qu’en avait dit sa mère, il imagina cette Nanou, prix de camaraderie, mondaine avant l’heure, obéissant à son agenda plutôt qu’à son cahier de textes, se sachant jolie, appréciée de tous, mais si honteuse de voir le linge sale des autres familles se laver dans la sienne.
— Je suis devenue une spécialiste du nettoyage de la robe de cocktail et du tailleur Chanel. Parfois j’aime me dire que si elle est toujours impeccable, c’est un peu grâce à moi.
Pour avoir froissé quantité de ces robes, Yves s’en voulait d’avoir fourni à la brave Mme Lemercier un surcroît de travail. À coup sûr elle devait assurer d’autres prestations ménagères, mais s’occuper de la petite restait malgré l’âge une douce contrainte. Du reste, Annie payait son écot à sa manière ; elle avait beau dépenser sans compter chez Hermès et Balenciaga — le métier l’exigeait — il lui en restait bien assez pour offrir des cadeaux à ses parents.
— Parfois, elle donne un coup de main à la boutique.
Vingt ans plus tard, Maud et Nanou partageaient le même toit. Après avoir alloué son sexe jusque tard dans la nuit, Maud rentrait au Pressing de la Gare de Palaiseau et s’y endormait, harassée par sa double vie. Nanou se réveillait tard, réparée des frasques de la veille, prête à réinventer sa soirée auprès de ses deux premiers admirateurs. Ils étaient friands de noms, de détails, et Nanou savait leur en donner. Leur fille chérie tutoyait des célébrités qui défilaient sur le petit écran, certains l’invitaient dans leurs palaces. Papa et maman se demandaient souvent pourquoi elle n’avait pas, au hasard des fastes parisiens, rencontré l’homme de sa vie — eux qui auraient tant aimé avoir des petits-enfants. Elle se comportait déjà comme une vieille fille qui semblait ne plus vouloir quitter le cocon.
Yves comprit alors que ni Nanou ni même Maud, malgré ses centaines d’amants, n’était jamais tombée amoureuse.
Mme Lemercier devina un frémissement inaudible pour quiconque. Elle allait apparaître. Yves vit Nanou descendre l’escalier, les traits encore bouffis de sommeil, les cernes bruns, un reste de rimmel sur un coin de paupière, le cheveu ébouriffé. Fagotée dans une chemise de nuit en pilou usée jusqu’à la transparence, les pieds dans des mules blanches ramenées d’un hôtel de luxe, elle ferma les yeux dans un dernier bâillement. Elle les rouvrit sur Yves Lehaleur et lâcha tout à coup la rampe d’escalier.
— Bonjour Annie.
— …
Il aurait pu les planter là sans même ajouter un mot. Yves tenait sa vengeance en savourant la très grande vulnérabilité de Maud, honteuse d’avoir été surprise en Nanou, et de surcroît au saut du lit.
Avant cet instant, combien d’années de dissimulation, de vie à contre sens, de raccords de maquillage dans des taxis nocturnes, de bas à couture filés, de pharmacies de garde, de sordide surmonté ? Avec quel soin elle avait su préserver son noir secret aux yeux de ses parents, des autres commerçants du quartier, et de ses amies d’enfance qui vivaient encore alentour. Aujourd’hui, Yves la tenait à sa merci, au creux de sa main, il n’avait plus qu’à presser pour réduire à néant vingt années d’une insoupçonnable dépravation. Il prolongea tant qu’il put cette étincelle de terreur dans le regard de Maud, pute à plein temps et voleuse à ses heures.
Il l’avait cependant appelée Annie. Maud allait pouvoir négocier.
Yves l’embrassa sur les joues. Je passais dans le coin. La mère servit à sa fille un café dans un bol fêlé à liseré jaune qui remontait aux chocolats chauds de l’enfance. Maud chercha un sursis dans ces courtes gorgées amères et put simuler la joie de retrouver un ami. Tu as bien fait. Yves ne semblait pas vouloir briser la vie de quiconque mais sans doute allait-il demander à Maud de payer pour sa forfaiture. Et Maud paierait, quel qu’en fût le prix. Pour combler un silence, Mme Lemercier raconta sur la petite Nanou une de ces anecdotes qui submergent de nostalgie une mère, et de honte un enfant. Annie lui lança un regard qui semblait dire : Ne te fatigue pas, maman, il n’est pas l’élu que je vous cache, il n’y a pas d’élu.
Après avoir passé à la va-vite un jean, un pull et une paire d’espadrilles, Annie raccompagna Yves jusqu’à son scooter.
— Demande-moi ce que tu veux.
— J’ai eu ce que je voulais.
— M’humilier ?
— De toutes les superbes putains que j’ai fréquentées, tu es celle dont je voulais connaître l’envers.
— Tu es déçu ?
— Ah ça non. Je suis heureux d’avoir rencontré Nanou. Certes prosaïque, mais tellement plus crédible que Maud.
— On joue toutes un personnage.
— Et de toutes, tu es la plus mauvaise comédienne. Tu mens à tes parents, tu mens à tes clients, mais celle à qui tu mens le plus, c’est toi-même. Tu t’habilles en séductrice comme si tu avais rêvé d’une panoplie de fée. Mais sache que la seule maîtresse que l’on aime retrouver en toi, c’est la maîtresse d’école. Tu t’imagines faire tourner la tête des hommes, mais tu n’as que des clients comme moi qui aiment salir tes boléros en satin.
— …
— Réconcilie-toi avec Nanou. Tout ira mieux après. Et ça évitera les faux plis.
Yves mit son casque pour parer aux gifles autant qu’aux embrassades. Il fit démarrer son scooter au premier kick. Elle glissa dans la poche de son blouson la fiasque du grand-père Horace. Il lui dit adieu des yeux puis s’engagea dans la rue, tourna un instant en ville, et trouva le chemin de Paris. Il était temps de passer à la suivante.
À onze heures, Denis terminait sa mise en place pour le déjeuner, pendant que son patron mettait le nez dehors pour décider de sortir ou non la terrasse. En ce tout début d’automne, la question se posait encore. À travers un voile gris, un rayon de soleil menaçait de poindre. On dressa quelques tables sur le trottoir.
La brigade quasi complète s’y installa pour partager soit le bœuf aux carottes, soit le saumon à l’unilatéral qu’on allait servir en plat du jour. Denis se montra plus volubile qu’à l’accoutumée, d’une ironie mordante et systématique. Comme à son habitude avant le rush de midi, il n’avait bu que de l’eau, et pourtant sa joyeuse misanthropie semblait issue d’une ivresse subite. Tout y passait : la nouvelle carte du chef, le stress du barman, les maniaqueries du patron, mais surtout l’humeur des clients, et dans clients il fallait entendre l’humanité entière, cette engeance si tristement prévisible, ce catalogue de nuisances. Il dressa la longue liste de leurs bizarreries quotidiennes, de leurs caprices dérisoires, de leur mesquinerie parfois abyssale. Nul besoin de régler leur compte aux acariâtres, aux autoritaires, aux vulgaires et aux mal élevés qui se désignaient eux-mêmes à peine assis à table. La vindicte de Denis se portait plutôt sur les sournois qui affectaient une courtoisie plus stratégique que sincère. Le poli cachait souvent sa condescendance envers le larbin. L’aimable trahissait sa hantise du rapport de force. Le généreux attendait qu’on le traitât comme un prince. En résumé, tout individu pénétrant dans un lieu afin de s’y faire servir de la nourriture était suspect. Chacun des serveurs reconnaissait un habitué, une phrase type, et apportait à cette belle démonstration sa touche personnelle. Pourtant Denis n’était pas dupe de sa propre mauvaise foi ; en bon professionnel du service en brasserie, il ne se formalisait plus de l’inélégance ordinaire. Ce matin-là, l’amère faconde de Denis Benitez, à désespérer de ses contemporains, était tout droit dirigée vers Marie-Jeanne Pereyres.
Fatigué de l’incriminer pour son obstination à ne rien dévoiler de ses desseins, il ne lui restait plus qu’à s’en prendre aux autres, tous les autres.
Yves longea le cimetière Montparnasse par le boulevard Edgar-Quinet et arrêta son scooter devant un café où l’attendait Jacek Kowalczyk. Depuis leur rencontre sur le chantier d’un hôtel particulier de Saint-Cloud, Yves donnait ses coordonnées quand on lui demandait s’il connaissait un bon électricien — Jacek l’en remerciait régulièrement mais rares étaient les occasions de se parler de visu. Il fut soulagé de le voir à une table, mais surpris de ne pas l’y voir seul. Jacek lui présenta une petite dame blonde aux cheveux mi-longs et bouclés, les joues rebondies, un sourire inquiet aux lèvres.
— Ewa, ma femme.
Yves tourna un compliment à Mme Kowalczyk puis jeta un œil noir vers son collègue.
— Je t’avais dit que c’était un rendez-vous délicat.
— Justement ! Je l’ai emmenée pour nous aider. Surtout avec ces histoires-là…
À la maladresse de Jacek s’ajoutait le regard accusateur de sa femme, réquisitionnée pour une affaire de mœurs. À coup sûr tordue comme elles l’étaient toutes. Aux antipodes de ses préoccupations de mère de famille et d’ouvrière. Yves se sentit jugé par un regard féminin, et au fil de la conversation un malaise gagna, dont l’apogée fut l’arrivée d’Agnieszka. Depuis leur dernier rendez-vous, les marques de son agression au visage s’étaient effacées, mais un voile invisible avait brouillé la fraîcheur de ses traits, et cette étincelle de naïveté qui brillait dans ses yeux avait disparu. En français, Yves l’invita à s’asseoir puis passa le relais à Jacek.
— Explique-lui que, pour la première fois, je vais avoir besoin d’un traducteur. En l’occurrence, de deux.
Yves entendit dans les intonations de Jacek ses efforts de diplomatie, puis perçut le soulagement dans le regard d’Agnieszka, leur joie partagée de faire connaissance dans leur langue natale. Il lisait aussi dans les yeux d’Ewa un mélange de curiosité et de réserve face à une femme qui avait choisi de se prostituer pour vivre. L’évidente beauté de cette fille avait-elle joué un rôle dans ce choix-là ? Avaient-elles toutes deux émigré pour les mêmes raisons ? Agnieszka avait-elle souffert, comme elle, durant son enfance ? Quels liens gardait-elle avec le pays ? Parmi les premiers mots qu’elles échangèrent, Yves crut reconnaître celui de Cracovie, puis quelques dates, et le tout ressemblait à un rituel entre deux immigrés d’un même pays : lieu de naissance, arrivée sur le territoire français, profession. Le dialogue tourna vite au bavardage et Yves n’osa plus intervenir. Ewa, bien moins sur ses gardes, posa une question qui fit rire Agnieszka.
— Elles se disent quoi, là ?
— Rien, répondit Jacek, Ewa a juste fait une blague impossible à traduire.
Yves esquissa un sourire pour participer à cette soudaine convivialité, puis, comme un discret rappel à l’ordre, posa un billet d’avion sur la table.
— Aller-retour pour Varsovie. Dites-lui que le retour est open mais qu’elle n’est pas obligée de l’utiliser.
Au lieu de Jacek, Ewa traduisit avec un souci de précision jusque dans ses intonations.
— J’ai ajouté 2000 € pour le manque à gagner. Dites-lui surtout de prendre ce séjour comme des vacances. Qu’elle en profite pour revoir sa famille.
Cette fois, à la traduction d’Ewa, Jacek ajouta une précision que sa femme remit aussitôt en question, ce qui donna lieu à une controverse. Jacek chercha l’assentiment d’Agnieszka sur un point précis mais Ewa ne lâcherait pas, car ce point-là demandait un sens de la nuance dont son mari était incapable. Yves se demanda s’il n’était pas de trop.
— Va-t-on m’expliquer ce qui se passe ?
— C’est rien, dit Jacek, ma femme veut savoir en combien de temps Agnieszka gagne 2000 €.
— N’importe quoi ! fit Ewa. C’est lui qui ne sait pas traduire « manque à gagner ».
Yves sentit monter en lui une pointe d’agacement ; il avait espéré, malgré l’étrangeté de la situation, lui garder un peu de solennel. Il regrettait maintenant d’avoir fait appel à des tiers, lui qui n’avait jamais eu besoin de personne pour signifier à Agnieszka les plus subtils arguments.
— Dites, vous deux. Cette fille souffre depuis qu’elle est à Paris, elle est courageuse mais elle vit dans la peur. La peur du flic, la peur de l’agression, la peur que sa famille apprenne ce qu’elle fait pour vivre et, pire encore, la peur que sa famille finisse par l’oublier. Elle encaisse parce qu’elle a appris à encaisser mais un jour ou l’autre il va lui arriver quelque chose de très pénible.
Après ce qu’elle avait subi, n’était-ce pas le moment pour Agnieszka, encore sous le choc et en proie au doute, de saisir cette chance d’un retour en arrière ? Si elle se remettait de cette agression-là, plus rien ne viendrait contredire un sort tout tracé, pas même la suivante, ni la suivante, ni toutes les autres, morales ou physiques. Il fallait maintenant transformer ce malheur en aubaine avant que sa peau délicate ne se tanne comme du cuir et que son cœur ne s’endurcisse jusqu’à ne plus rien éprouver.
— J’ai l’impression que ta femme vient de lui poser une question, mais je n’ai pas posé de question !
— Ewa a demandé à Agnieszka si elle avait beaucoup de clients qui lui faisaient des cadeaux comme ça.
— Et qu’a-t-elle répondu ?
— Que tu étais le premier.
Yves ne s’était pas trompé, le mal du pays rongeait la belle, et ce joyeux impromptu avec ceux de là-bas en était l’éclatante confirmation. Ewa, investie d’une mission solennelle, se voulait la plus fidèle des porte-parole mais ne pouvait s’empêcher d’en rajouter, tout ardente de solidarité, mêlant son histoire à celle d’Agnieszka dans un flot impossible à endiguer. Bientôt les deux femmes oublièrent l’entourage, une anecdote semblait appeler un aveu, une digression, et quantité de souvenirs d’enfance, l’une à Lublin, l’autre à Cracovie. Yves regarda à nouveau sa montre, montra des signes d’impatience, craignit de n’avoir pas été entendu.
— Qu’est-ce qu’elles disent, là ?
— Agnieszka a une sœur qui a fait ses études à Cracovie, dans un quartier tout près de là où Ewa est née. Elles se sont trouvé un endroit commun, un petit bistrot de quartier où l’on sert un salami à l’oignon. Mais elles se demandent si elles ne se sont pas déjà croisées à la messe de Noël de la Mission Catholique Polonaise de la rue Saint-Honoré.
— … ?
Jacek profita de la conversation enflammée des deux femmes pour, à mi-voix, demander à Yves :
— Juste par curiosité, combien coûte une heure avec une fille comme elle ?
Si même il en avait eu l’intention, Yves n’eut pas le temps de répondre. Comme si elle avait senti une abomination, Ewa blâma son mari de ne jamais lui faire la surprise d’un voyage, lui suggérant ainsi, et sans le savoir, une bien meilleure idée pour dépenser son argent.
— Pourquoi tu ne m’envoies pas en vacances ? Pourquoi pas moi ?
Yves échangea un dernier regard avec Agnieszka et fit glisser vers elle son billet. Elle se pencha pour l’embrasser, pour la toute première fois, sur les lèvres.
Puis il quitta la table. À l’autre bout de Paris, on l’attendait.
Loin de se calmer, la morgue de Denis Benitez s’était aiguisée au contact d’une trentaine de clients qui souriaient à ses saillies narquoises. Plus de la moitié étaient des femmes et Denis n’en négligeait aucune, seules ou à deux, avec une préférence pour les tablées de quatre ou cinq, car là résidait une véritable difficulté : comment faire sentir à chacune qu’elle était sa préférée. En s’aidant de son pouvoir de décryptage, Denis les épinglait comme les papillons d’une infinie collection, toutes ailes déployées, figées en plein vol.
Celle-ci, près du bar, la soixantaine chic, ancienne belle qui lâcherait tout pour un dernier tour de manège.
Cette autre, l’arrogance de celle qui n’a jamais aimé, elle apprend enfin à baisser sa garde mais sans doute trop tard.
Ou encore celle-ci, voix d’ancienne fumeuse, sait toujours lever le coude, rides du sourire, elle ne regrettera rien.
Et puis cette drôle de petite personne, myope, les cheveux bouclés, grande patience face à la vie, elle n’en aimera jamais qu’un seul, mais pas forcément le bon.
Ah si seulement il avait pu user de ce même pouvoir sur la seule femme indéchiffrable à ses yeux. De peur qu’elle ne se lasse, il avait renoncé aux questions essentielles — Qui est Marie-Jeanne Pereyres ? D’où vient-elle ? Que me veut-elle ? — pour n’en garder qu’une seule : Quand va-t-elle me quitter ? Chaque soir il brûlait de la lui poser, chaque soir il se contentait de raconter sa journée et s’endormait contre elle. Le lendemain, elle était encore à ses côtés, un livre à la main, du café chaud sur la table de chevet. Ils reprenaient alors leur exploration des corps, cherchaient à se surprendre avant de retourner aux figures que tous deux affectionnaient. Ensuite Denis partait travailler et la semaine s’écoulait sans la plus petite variation. Le dimanche, il leur arrivait de prendre l’air aux abords d’un canal, de boire un verre en terrasse, d’évoquer le passé mais jamais l’avenir, puis Denis proposait de rentrer pour réparer sa fatigue accumulée. Dès le lendemain, il retrouvait sa frénésie, son agilité d’esprit, parlait à ses clientes avec une rare désinvolture, décochait ses bons mots comme les répliques d’un vaudeville, usait comme un prestidigitateur des trucs appris durant vingt années de service. À travers ces dizaines de femmes qu’il croisait jour après jour, c’était Marie-Jeanne Pereyres qu’il voulait amuser, chahuter, choquer, séduire. Et par-dessus tout, retenir.
En débarrassant les tables avant la pause, il trouva près d’une tasse une serviette en papier où était écrit : Le filet était mignon et le serveur plus encore, suivi d’un numéro de mobile. Denis la chiffonna par réflexe. Puis la défroissa. Hésita longtemps. Et la chiffonna à nouveau.
Quand il arrivait à Yves Lehaleur de pénétrer dans la cour pavée d’un très vieil immeuble, il se plaisait à imaginer les scènes d’époque qui s’y étaient déroulées, les costumes qui s’y étaient croisés, et toute cette vie passée là donnait son cachet au lieu. Dans ce quartier tranquille de la porte Dorée, au sud-est de Paris, une ancienne écurie datant du XVIIIe abritait depuis plus d’un siècle divers artisans qui, à l’heure de la retraite, cédaient leur bail à de jeunes confrères, ambitieux, inconscients, prêts à se lancer dans la carrière en en respectant les traditions. La cour rectangulaire, où sur un sol chaotique se déployait un gigantesque cèdre, réunissait les ateliers d’un tapissier, d’un vernisseur, d’un ébéniste et d’un encadreur. Entre une odeur de laque et le grésillement d’un transistor, Yves cherchait au hasard des pas de porte et des verrières un local récemment libéré.
— Vous êtes un des tout premiers à le visiter, lui dit un voisin en charge des clés. Avant c’était une imprimerie, avec une presse de lithogravure.
Yves entra dans une grande pièce vide aux murs en plâtre écaillé, où trônait en son milieu un poêle Godin vétuste mais toujours actif, dont l’odeur de feu de bois cachait à peine celle, persistante, des encres. Une fois seul, il imagina là encore la pléthore d’artistes qui s’étaient succédé ici, émus de voir renaître leurs œuvres entre les mains expertes du lithographe. Il sentit les murs vibrer sous les roulis de la presse, entendit les cliquetis de son délicat mécanisme, il vit même jaillir des estampes, fraîches et vives, des entrailles de la machine. Céline le tira de sa rêverie d’un prosaïque : Qu’est-ce qu’on fout ici ?
Yves lui laissa imaginer les plus extravagantes réponses, mais aucune ne le serait autant que la vraie.
— Dis-moi que tu m’as donné rendez-vous ici pour baiser. Un fantasme qui t’aurait traversé l’esprit. Un coup tiré vite fait derrière une porte cochère. Un truc dans le genre. Parce que si c’est le cas, je suis tout à fait d’accord. On s’y met tout de suite et on rentre.
— Bail commercial. Il y a une reprise à payer mais ensuite le loyer est très abordable.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je fais le chèque pour la reprise. Tu me rembourses dès que tu peux. Ça te permettra d’investir dans le matériel.
Elle continua de jouer l’étonnée quand en fait elle savait si bien où il voulait en venir, et de si perverse manière. Dès les premiers pas, cet espace inconnu lui parut si familier, si juste. Elle voyait déjà comment orienter un four de cent quatre-vingts litres, mais aussi un tour de potier, près du point d’eau, face à la cabine d’émaillage, tout près de cette source de lumière. Le plan de travail ? Là, contre le mur, et elle fixerait par-dessus un râtelier où stocker ses pains de terre et ses outils. Près de l’entrée, elle disposerait ses productions sur des rayonnages, et le tout tiendrait dans cinquante mètres carrés, dans cette cour de rêve.
— Je ne suis pas prête. Je ne le serai jamais.
Après avoir manié le grès, la lave, la porcelaine et le kaolin, elle proposerait d’abord de petits objets, tasses, bols, soliflores, et une théière qu’elle avait dessinée des années auparavant sans jamais la réaliser. Elle ferait alterner les formes simples aux motifs sophistiqués et les formes sophistiquées aux motifs simples. Chaque pièce serait unique.
— Il faut se décider avant dix-huit heures.
Puis elle renouerait avec d’anciens contacts, elle démarcherait auprès des boutiques, elle irait courir les marchés de la poterie, les salons, elle imposerait sa gamme et l’on reconnaîtrait son style au plus discret de ses objets.
— Dis oui, et je t’accompagne dans un centre de formalités des entreprises. Tu te déclares, ils s’occupent du reste, et avant ce soir, tu n’es plus une pute mais une céramiste.
Vingt minutes plus tard, sur un scooter qui sillonnait les rues du XIIe arrondissement, Céline, agrippée au torse d’Yves, le menton posé sur son épaule, lui glissa à l’oreille qu’elle n’était pas enceinte. Même s’il n’en avait jamais douté, Yves en fut soulagé.
— Je te rembourserai, j’y mettrai le temps qu’il faudra. Je peux même te proposer un arrangement.
— … ?
— Tu m’appelles dès que tu as envie de moi. Tu seras le tout dernier client de ma vie d’avant.
— C’est une plaisanterie ?
— Je tapine plus, je rembourse !
Un instant plus tard, il la déposa devant un bâtiment, la prit dans ses bras et lui promit d’étudier sa proposition. Entre toutes, Céline était la seule dont Yves se souviendrait comme d’une fille de joie.
À l’heure des dernières additions, Denis Benitez et ses collègues savouraient ce moment où chacun lâchait son tablier pour décompresser à sa manière, soit en fumant une cigarette en terrasse, soit en comptant ses pourboires, soit en bavardant au bar en attendant le départ des clients accrochés à leur table. Denis passa derrière le comptoir pour se préparer un cocktail dont il avait eu envie pendant toute la durée du service. Les chefs de rang David et Remo, perchés sur des tabourets, se demandaient ce qu’ils allaient faire de leur nuit, quand leur parvinrent les gloussements de deux jeunes femmes qui terminaient leur vin blanc.
— Qui s’occupe de la 14 ?
Denis hocha la tête, puis goûta à l’âcre douceur d’un juste mélange de gin et de Campari.
— Elles ont l’air cuites à point, fit Remo.
— Elles regardent vers nous, mais lequel ? demanda David.
Sans se mêler à leur conversation, Denis se prépara un second verre, plus corsé encore, afin de faire disparaître un début de mélancolie qui l’avait saisi à la nuit tombée. L’alcool aidant, ses obsessions, comme les voix de ses collègues, s’estompaient.
— Elle est canon, celle en rouge, dit Remo.
— Je préfère celle de dos.
— Si elle est de dos, comment tu peux savoir ?
— Elle a plus de classe, ça se voit, même de dos. C’est d’ailleurs ça, la classe.
— Moi je dis : elles sont célibataires.
— Non, c’est le genre de dîner : « Ça fait du bien de se retrouver entre filles ». Elles débriefent.
— Elles débriefent ou elles updatent ?
— C’est quoi la nuance ?
— Deux nanas qui ne se sont pas vues depuis un certain temps, elles updatent. Mais si l’une des deux vient de vivre un truc important, elles débriefent.
— On leur fait le coup du digestif maison ?
— Elles ont assez picolé.
— Moi je dis : c’est des bourges. Pas le genre à se taper des serveurs. On n’a aucune chance. Elles ont pris quoi ?
Remo saisit dans une coupelle l’addition que Denis tenait prête.
— Deux girolles, un carpaccio de saint-jacques, un thon à la plancha, deux mi-cuits au chocolat.
— Merde, des intellectuelles.
— Des intellectuelles, mais des chaudes.
— Des intellectuelles chaudes, mais mariées à des cadres sup.
Le verre à la main, Denis se sentit franchir le seuil d’une zone paisible ; il n’était plus en attente ni en souffrance, et ne redoutait plus la logique de l’intruse : si elle s’entêtait à rester indéchiffrable, tant pis pour elle. Sur le coup d’une impulsion, il décida d’en finir avec la conversation absurde qu’il subissait depuis tout à l’heure.
— Celle en rouge s’appelle Myriam, elle bosse dans une chaîne de télé, à la compta. Elle prend des cours de danse moderne. Elle vient de quitter son mec, un « gros lourd » d’après elle, et elle ne cesse de rappeler qu’elle est libre, elle veut que ça se sache. L’autre s’appelle Charlotte, elle habite à Montrouge, elle est assistante de direction, elle vit une aventure avec un commercial de sa boîte mais se prétend « trop coquine pour être fidèle ».
— Bah au moins maintenant on sait qui elles regardent, lâcha Remo.
— Denis ! Propose-leur d’aller boire un verre ailleurs. Fais ça pour nous ! Le temps qu’on fasse connaissance et tu t’esquives en douce.
— M’esquiver ? Pourquoi ?
Sylvie ne portait pas de vêtements noirs pour tenter d’affiner ses formes, mais des couleurs vives pour les assumer au grand jour. Elle souriait la plupart du temps, même dans les moments graves, même au travail ; ce sourire-là déconcertait souvent ses clients, qui craignaient d’y déceler une moquerie, un détachement impensable pour une pute ; il ne lui servait qu’à résister à la misère morale, à déjouer les pièges de la laideur ordinaire, et rien ne pouvait l’effacer, pas même ses larmes.
— Je ne sais pas comment te remercier de n’avoir pas porté plainte. Demande-moi ce que tu veux.
— Tout ce que je veux ?
— Tu n’arriveras pas à me surprendre.
Yves l’avait invitée dans un café de la place du Châtelet à l’heure où les théâtres se vident et les bars se remplissent. D’habitude, à cette heure-là, elle essorait son dernier client jusqu’à l’exultation, au besoin elle le consolait de sa tristesse post-coïtale, puis elle retournait vers son julot. Devant la télé, une assiette sale dans un coin, il lui demandait tout excité : C’était comment ta journée ? Ce qu’elle traduisait par : T’as fait combien ? Les bons soirs, après les comptes, il la gratifiait d’un : C’est bien bichette, et sortait faire un tour on ne sait où, billets en poche.
— Quitte ce sale con.
— Quoi ?
— Oublie cet enfoiré. Si tu veux continuer à faire la pute, fais-le pour toi, par pour ce pourri.
— Tu peux pas comprendre.
— Si encore tu t’étais entichée d’un vrai voyou, un ennemi public, un évadé par hélicoptère, un bandit d’honneur — paraît qu’il y a des amatrices — je ne me serais pas permis de m’en mêler, mais ce gars-là est un minable et un couard. Ses petits yeux brillent devant les films de gangsters, mais il a besoin de te casser le bras pour se sentir viril. Et puis tu n’es même plus amoureuse, si tu l’as jamais été. Tu as juste pitié.
Comme l’aurait fait un homme amoureux, Yves fit l’éloge de Sylvie, bien plus courageuse et plus généreuse que ce demeuré qui savait flatter en elle le sens du sacrifice. Yves ne lui laissait plus le temps d’argumenter mais cherchait à l’étourdir de paroles, à la brusquer, à forcer la seule décision à prendre.
— Quitte-le. Quitte-le ce soir.
— Il va devenir fou.
— C’est un lâche. Qu’est-ce que tu penses qu’il fera ? Sa seule force est celle que tu lui donnes.
— Je sais.
— Tu ne rentres pas chez toi. Tu pars, loin de Paris. Tu as une adresse ? Quelqu’un qu’il ne connaîtrait pas ?
— …
— Réfléchis, bordel !
— Ma copine Maïté…
— Où ?
— À Biarritz.
Yves regarda sa montre, saisit son téléphone. Pour avoir anticipé cette conversation et ses conséquences, Yves avait choisi de donner rendez-vous à Sylvie au centre de Paris. De là, il pouvait rejoindre n’importe quelle gare en moins de temps qu’il n’en fallait pour la convaincre. Il la prit par la main, l’entraîna au-dehors, posa d’autorité un casque sur sa tête.
— On file gare d’Austerlitz, on a juste le temps.
— … ?
— Le dernier est à 23 h 11, tu seras là-bas à 6 h 53.
— Mais… Je ne peux pas partir comme ça, sans rien, sans prévenir personne !
— Surtout sans prévenir personne.
Incapable de fuir, elle le regarda manœuvrer son scooter en direction du quai de Seine. Il lui ordonna de monter, elle obéit, tétanisée par une autorité qu’elle ne lui connaissait pas, enfourcha l’engin comme elle put, s’accrocha à la sangle et faillit perdre l’équilibre au premier coup d’accélérateur. En traversant le pont de Bercy, il s’arrêta sans couper le moteur et demanda à Sylvie son téléphone.
— Pour quoi faire ?
— Donne, je te dis.
Dès qu’il eut l’appareil en main, Yves le jeta dans la Seine.
— Comme ça, tu ne seras pas tentée de lui répondre, ni de le joindre.
Les cris outragés de Sylvie restèrent bloqués dans sa gorge. Il reprit sa route jusqu’à la gare, laissa son scooter n’importe où, tous deux rejoignirent au pas de course un guichet où il prit un aller simple. À une minute du départ, ils se ruèrent vers le dernier train à quai. Dans sa cavale, elle se sentit légère, fière et fugitive, portée par un souffle, déjà hors d’atteinte.
— Arrivée là-bas, tu files chez ta copine, et tu laisses le temps s’écouler. Tu sais faire ça mieux que personne.
— Et si Grégoire essaie de me joindre ?
— S’il est aussi amoureux que tu le dis, s’il est prêt à assumer cette terrible honte de paraître à ton bras, laisse-le mariner, il attendra. Ou mieux, il te retrouvera.
À bout de souffle, elle dit :
— Je ne… Je ne savais pas… que j’étais encore capable de courir.
Pour ne pas éclater en sanglots, elle éclata de rire, puis grimpa le marchepied de la voiture. Une fois la portière fermée, elle posa la paume de sa main contre la vitre. Yves posa la sienne au même endroit. Elle prononça une longue phrase qu’il ne put entendre.
Bien vite il se retrouva seul sur le quai désert.
Autour d’une bouteille de vodka dans un seau à glace, les couples s’étaient formés. Remo remplissait le verre de Myriam en feignant un vif intérêt pour son job dans une chaîne de télévision. Elle avait beau répéter que ça n’avait rien de passionnant, elle se laissait volontiers prendre au jeu de l’interview. David s’était rapproché de Charlotte sur la piste de danse ; tous deux aimaient les boîtes de nuit moins pour les rencontres qu’on y faisait que pour cet état de combustion spontanée que provoquaient une musique infernale et les corps en fusion alentour ; les leurs s’étaient aimantés, leurs déhanchements se répondaient, et une intimité s’était nouée. Denis, sur une banquette en moleskine rouge, le verre vissé à la main, prêtait une attention distraite aux confessions d’une Mélanie, qui s’était laissé offrir un verre. Lui qui jadis avait été coutumier de ces ambiances nocturnes trouvait aujourd’hui très paradoxale cette communication où, désinhibés par l’alcool, des inconnus partageaient un moment de grande sincérité en se hurlant à l’oreille. Vers les trois heures du matin, Mélanie tentait de convaincre son interlocuteur de la parfaite injustice des équivalences de diplômes pour le concours externe de l’É.N.A. Denis, le tympan martelé, hochait la tête pour attester de son écoute, quand en fait son esprit embrumé le transportait au chevet de Marie-Jeanne, qui peut-être veillait en l’attendant. Il but d’un trait une autre vodka pour entretenir son ivresse et calmer sa colère ; celle qu’il n’avait jamais cessé d’appeler l’intruse persistait à ne rien avouer des raisons de sa présence chez lui, pas plus qu’elle ne le rassurait sur leur avenir commun. Certes elle lui offrait son corps et sa joie de vivre, mais Denis avait-il rien réclamé ? Elle s’était immiscée dans son vestibule, puis dans sa vie, sans la moindre autorisation et sans jamais s’en expliquer. Las des hypothèses et des spéculations, il devait en avoir le cœur net, et cette nuit même. Il savait désormais comment lui faire avouer son dessein caché et la mettre au pied du mur, la bousculer, la meurtrir s’il le fallait. À coup sûr, Marie-Jeanne Pereyres attendait, elle aussi, cet ultime affrontement.
— Tu comprends, avec mon D.E.S.S. de gestion, je ne suis pas spécialement avantagée, si j’avais voulu passer le…
— On va chez moi ?
Sous un tonnerre de décibels, elle crut avoir mal entendu. Denis passa la main derrière la nuque de Mélanie, approcha ses lèvres de son oreille, et avec une troublante fermeté répéta :
— On va chez moi.
Ça n’était déjà plus une question.
Le temps d’un trajet en taxi, ils dégrisèrent à peine. Mélanie, trop occupée à détailler les méandres de son parcours professionnel, s’aperçut qu’elle avait omis de demander à Denis :
— Et toi, tu fais quoi ?
À une autre époque, il aurait éludé la question par l’humour mais ce soir il répondit : Serveur dans une brasserie. Ne trouvant rien de mieux, elle répondit : C’est cool, et se laissa prendre la main dans le hall de l’immeuble. Étourdi par l’alcool, il manqua de trébucher en montant l’escalier, retint un éclat de rire. Arrivé devant la porte, il chercha sa clé, se pencha pour embrasser Mélanie dans le cou.
Qu’elle fût humiliée, déçue, ou paniquée à l’idée de le perdre, Marie-Jeanne allait quitter sa belle réserve pour éclater en sanglots ou lui cracher au visage.
Il entra le premier, alluma toutes les lumières du salon, fit autant de bruit qu’il put, retrouva une bouteille de vodka dans le congélateur, passa un disque de jazz, trinqua avec Mélanie puis l’enlaça.
Sans doute ne s’était-il pas assez signalé, la porte de la chambre restait close, Marie-Jeanne dormait à poings fermés, il allait devoir la réveiller et lui assener une méchanceté de soûlographe, la pire dont il serait capable, et dans la foulée il lui présenterait sa rencontre d’un soir.
Il entra dans la chambre, alluma le plafonnier et trouva le lit vide.
Sur la table de nuit, un billet plié.
Te voilà réparé, je crois. Sois heureux, tu le mérites.
Mélanie hésita à le rejoindre aussi promptement dans la chambre. Elle lui lança de loin :
— Et si on faisait d’abord connaissance ?
À six heures du matin, Yves Lehaleur se réveilla d’un sommeil dense et calme, ô combien mérité selon lui. Les femmes qui avaient traversé sa vie en étaient toutes sorties depuis hier, et la vie, avec ses hasards heureux et malheureux, allait reprendre son cours. Sans doute allait-il s’accorder une longue trêve afin de reposer ses sens émoussés par tant de nuits agitées, par cette inflation de plaisir, par son épuisant commerce avec elles toutes.
Dans la pénombre il vit clignoter le voyant rouge de son répondeur et la curiosité le poussa à se mettre debout. Il entendit le courtois mais sentencieux message d’une demoiselle Perrine Le Bihan, conseillère de son agence bancaire, et seule femme au monde à s’interroger sur le mode de vie de son client. Depuis plusieurs mois elle avait cherché à le joindre pour lui expliquer le principe d’une assurance-vie et lui demander à mots choisis pourquoi la sienne se réduisait comme une peau de chagrin. Désormais cette bataille semblait perdue ; dans son message, elle lui annonçait que son solde, jadis de 87000 €, était aujourd’hui créditeur de 26,45 €. Yves se rendit hommage pour avoir géré son budget de débauche avec une telle précision. Il passa un pantalon et un blouson, descendit dans la rue, se promena un long moment pour goûter à la fraîcheur du matin en se demandant comment dépenser, en ce début de week-end, ses dernières économies. Il s’arrêta devant la carte d’un hôtel chic qui proposait un brunch continental à 22 € — il ne trouverait pas mieux.
À quelques tables de là, sur une terrasse déserte, un couple de tout jeunes adultes, défraîchis par leur nuit blanche, raclaient le fond de leurs poches pour s’offrir un café. En fumant une Camel, ils commentèrent avec l’arrogance de leur âge leurs frasques de la nuit. Puis s’enlacèrent avec impudeur. Passionnés. Rayonnant de leur amour exclusif. Persuadés que Paris était à leurs pieds. Que le monde n’avait qu’à bien se tenir. Que l’avenir ne s’arrêterait plus.
En les épiant d’un œil attendri, Yves Lehaleur se dit que, malgré ses efforts, il n’était pas à l’abri d’un prochain amour.
— Je crois qu’on ne s’est pas vus depuis cette soirée au Crillon.
— Avant ça, on s’était croisés rue de Tournon.
— Ou rue Mazarine, plutôt ?
— Peu importe, c’était aussi par hasard. Je ne sais pas s’il est très judicieux de laisser au hasard le soin de nous réunir.
— C’est ce pourquoi je t’ai appelé.
— Je n’y ai pas cru tout de suite quand j’ai entendu ton message. Pour être franc je me suis dit : Juliette m’invite au restaurant, qu’est-ce que ça cache ?
— On ne déjeune pas tous les jours avec un miraculé.
— Ah… toi aussi tu as suivi ce truc.
— Comment y échapper ? Vous étiez dans tous les journaux, on en a même parlé au vingt heures.
— Je m’en serais bien passé.
— La villa avait l’air superbe, même dévastée. La version que j’ai entendue est la bonne ?
— Quelle version ?
— Vous deux abandonnés sur une colline, livrés à vous-mêmes, etc.
— Je sens bien l’ironie dans ta voix, mais quand tu es sur place et que l’océan commence à te lécher les pieds, tu perds progressivement ton second degré. Une fois la tempête passée, il nous a été impossible de redescendre sur la côte tant la colline était ravagée. Il a fallu attendre les secours.
— Combien de temps ils ont mis avant d’arriver ? Vingt-quatre heures ?
— C’est ce qu’ils ont dit, mais en temps figuré ça m’a paru vingt-quatre jours. Et le pire c’est que, si ça n’avait pas été pour secourir la célèbre Mia, je crois que j’y serais encore.
— Ah ça, l’annonce de la disparition de Philippe Saint-Jean a dû émouvoir disons… deux étudiantes dans un couloir de la Sorbonne ? Sans oublier ta sœur aînée, et peut-être ton éditeur.
— Penses-tu, il était ravi. Il a osé me demander de lui pondre un petit bouquin sur ces vingt-quatre heures-là. Tous les ingrédients étaient réunis : une catastrophe naturelle, une people en perdition, et un philosophe qui se pose ses dernières questions devant les éléments déchaînés. Le tout avec déjà beaucoup de presse avant même la parution. Que du bonheur.
— Qu’as-tu répondu ?
— Je l’ai envoyé se faire foutre.
En fait, il s’était lancé dans un essai sociologique qui décrivait l’homme contemporain harcelé par des injonctions de toutes sortes et qui, à force d’être à l’écoute de son époque, n’était plus à l’écoute de lui-même. En ce XXIe siècle de surinformation, on l’exhortait au bonheur, on le contraignait au plaisir, on lui imposait le beau, on le condamnait au juste, on lui définissait quantité de normes dont il craignait d’être exclu. Si Philippe finissait un jour cette étude, il la dédierait à Mia.
— La phase la plus pénible, quand j’y repense, ça a été le sauvetage. Dès le premier sandwich englouti, une couverture de chanvre sur la tête, Mia a retrouvé son aplomb de star. En voyant les premières caméras, elle nous a composé un personnage de survivante digne du Radeau de la Méduse.
— Je t’ai entendu à France Info. Tu semblais moins inspiré qu’elle.
— C’était ça, le pire. Parce que j’avais ce statut d’intellectuel, ils m’ont demandé de trouver les mots. Ils s’imaginaient que j’avais assez de recul pour disserter sur ce qu’on avait subi, ils voulaient du pathétique éloquent. Et moi je me suis retrouvé comme un con devant les micros, tout surpris d’être vivant, contraint au solennel, obligé de fabriquer du sens. Quand tu n’as envie que d’un steak et d’une très, très, très longue nuit de sommeil.
— Ton image de penseur médiatique, ta philosophie prime time, c’est toi qui l’as cherchée, alors ne va pas te plaindre. Aujourd’hui tu es sur YouTube.
— Le plus absurde, c’est que, juste avant la catastrophe, j’avais décidé de quitter l’île en priant pour que personne ne soit jamais au courant de cette escapade sous les cocotiers !
— Elle est fortiche cette fille. T’entraîner, toi, en Indonésie. Du temps où nous vivions ensemble, je n’aurais jamais réussi un coup pareil.
— Je ne suis plus avec elle.
— …
— Ça t’étonne ?
— À vrai dire non. Elle et toi, c’était un peu le mariage de la carpe et du lapin.
— Lequel de nous deux était la carpe et le lapin ?
— Tout ce que j’espère c’est que ce curieux épisode t’a appris quelque chose.
Il ne répondrait jamais à cette question tant ce raz de marée avait emporté avec lui les fondements mêmes de sa pensée. Pourquoi le principe de réalité, invoqué tout au long de son exercice, s’était-il imposé justement là-bas, avec une telle brutalité ? Comment ne pas y voir une leçon d’humilité que lui donnait la nature, comment ne pas remettre en question toutes ses convictions sur le hasard, comment ne pas admettre enfin la grande vanité de toute chose, à commencer par son petit parcours de sentencieux penseur ? Lui qui s’était interdit d’imaginer l’humain comme le jouet de forces supérieures se retrouvait maintenant devant une boîte de Pandore qu’il n’oserait jamais ouvrir de peur de voir ses dernières certitudes lui exploser au visage. Il la maintiendrait enfouie en lui jusqu’à son dernier souffle comme le trésor d’une vie future, si d’aventure il y en avait une.
Aujourd’hui, il ne voulait retenir qu’une seule morale à cette inconcevable fable : le retour de Juliette, plus lumineuse que jamais.
— Qu’as-tu fait après ton rapatriement ?
— J’ai rassuré mes parents et me suis barricadé chez moi en attendant que ce cirque s’arrête. Tu es la première à me faire sortir.
— Moi ? Flattée.
— J’avais envie de revoir ton mètre 85 et tes 63 kilos. Au fait, c’est toujours ça ?
— Avec l’âge, je crains que ça ne soit 1,83 m pour 65 kg.
— Tu fais quoi, cet après-midi ?
Jamais Juliette ne lui avouerait combien elle avait eu peur de le perdre en apprenant sa disparition. Combien elle avait regretté, à cette seconde-là, de l’avoir quitté sans lui laisser une infinité de nouvelles chances. Combien elle avait été soulagée en le voyant de retour en vie, avec ou sans cette fille à son bras. Combien, aujourd’hui, elle se réjouissait de le savoir bien moins encombré de lui-même après sa mésaventure.
— Rien, et toi ?