CHAPITRE SIX

À mon grand étonnement, le projet de fête du Printemps se déroula sans accroc. Le repas fut vite expédié, personne n’ayant pris le parti de se goinfrer pendant des heures. Et tous restèrent dans la salle à manger, à l’exception de Heenkus qui bafouilla des excuses inaudibles et repartit en direction du toit, dans le but d’exposer l’intérieur de ses poumons à un bain d’oxygène montagnard. Il se déplaçait comme une loque. Je l’accompagnai du regard, l’esprit assailli par quelque chose qui n’était pas sans ressembler à une bouffée de remords. L’idée m’avait effleuré qu’il serait sans doute bon de m’introduire à nouveau dans sa chambre, comme tout à l’heure, mais cette fois-ci pour retirer cette maudite montre de l’endroit où on l’avait dissimulée. Une farce, oui, admettons ; mais il était clair que cette montre pouvait lui causer de sérieux désagréments. Et le pauvre homme n’a pas besoin d’ennuis supplémentaires, pensai-je. Et moi non plus ; j’en avais soupé des ennuis, des blagues et de ma propre stupidité. Et si je me soûlais ? décidai-je. Cette grande résolution me soulagea aussitôt. J’explorai la vaisselle disponible sur la table et échangeai mon verre à liqueur contre un verre plus conséquent. Qu’est-ce qui m’avait pris de me fourrer jusqu’au cou dans ces histoires ? J’étais en vacances, non ? Et du reste, qui avait dit que j’appartenais à la police ? Il ne fallait pas attacher d’importance à la profession qui figurait sur le registre en face de mon nom… J’avais plaisanté… une blague de plus !… Car en fait, j’étais professeur d’éducation physique, à la retraite… Ou non, plutôt, en réalité, si cela intéressait quelqu’un, j’étais représentant de commerce. Je vendais des lavabos d’occasion. Oui. Lavabos, cuvettes de w.-c… À propos, pour un avoué, même chargé de gérer des biens de mineur, on pouvait juger bizarre le vocabulaire particulièrement limité de Heenkus. Je repoussai cette idée importune et m’efforçai de mêler mes braiments à ceux de Simonet ; Simonet venait de lancer un de ces traits d’esprit pour corps de garde dont il avait le secret, et je m’esclaffai, sans d’ailleurs l’avoir entendu. J’avalai cul sec un demi-verre à bière de brandy, puis me reversai la même chose. À la seconde suivante, je sentis que mon cerveau s’était mis à tambouriner sous mon crâne.

Cependant les réjouissances avaient démarré. Kaïssa n’avait pas encore ôté toute la vaisselle sale que déjà une petite table recouverte d’un tapis vert avait fait son apparition dans un coin de la pièce, et que M. du Barnstokr et M. Moses s’invitaient mutuellement à y prendre place, à grand renfort de gesticulations cérémonieuses. Le directeur de l’hôtel brancha un appareil et une musique assourdissante nous enveloppa. Olaf et Simonet se précipitèrent en même temps pour inviter Mme Moses, et comme celle-ci n’était pas parvenue à rassembler ses esprits ou ses forces pour fixer son choix sur l’un des deux cavaliers, ils se mirent à danser en trio. La jeune créature était à nouveau en train de me tirer la langue. Parfait ! Je réussis à quitter mon siège et, du pas le plus ferme auquel m’autorisait le brandy déjà ingéré, je me dirigeai vers cette jeune insolente… vers ce jeune insolent. J’emportais avec moi le verre et la bouteille. C’était maintenant ou jamais. En tout cas, mener une enquête pour déterminer le sexe d’un ange présentait plus d’attrait que vols de montres, détournements de pantoufles et recels d’autres objets miteux. Je n’oubliais pas non plus ma nouvelle personnalité de représentant de commerce. Lavabos d’occasion, état impeccable, merveilleusement bien conservés, comme neufs…

« M’accorderez-vous cette danse mademoiselle

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? » dis-je, en me laissant choir sur la chaise voisine de ce démon de l’ambiguïté.

« Je ne danse pas, chère madame, répliqua celui-ci. Mettez un terme à vos singeries et donnez-moi plutôt une cigarette. »

Je tendis une cigarette à l’étrange enfant, ingurgitai une nouvelle rasade de brandy et me mis à lui débiter un discours. Sa conduite était amorale — a-mo-ra-le ! — et ses manières inacceptables. J’allais lui donner une fessée, oui, une bonne fessée un de ces jours, si on m’en laissait le temps. Ou même (ceci ajouté après un temps de réflexion), j’allais mettre en branle la justice, avec pour motif port de vêtements inconvenants dans un endroit public. Ah ! alors, comme cela, on suspendait des slogans ? C’était très, très vilain. Et on les épinglait sur les portes, hein ? C’était choquant, bloquant et… bloquant. Oui, parfaitement, bloquant. Qu’on n’aille pas croire qu’un honnête négociant comme moi allait le permettre… (Une lumineuse inspiration fulgurait en moi.) Et j’allais déposer une plainte à la police contre les fauteurs de trouble. (J’étais en train d’éclater d’un rire heureux.) De mon côté, ce que je pouvais faire, c’était lui proposer une… non, pas une cuvette de w.-c., ce qui serait du plus mauvais goût ; surtout à table… mais… un lavabo de toute beauté. Oui, aussi impeccable que s’il n’avait jamais servi ; de quoi se pâmer, une pure merveille. Produit par les ateliers « Paul Bouret ». D’accord ? Il était d’accord ? Elle voulait bien ? Ah ! les vacances ! Tout ce qu’elles permettaient de faire !…

La jeune créature participait au dialogue, avec beaucoup d’esprit et d’à-propos ; sa voix prenait tantôt le chemin d’une basse hésitante de garçon en train de muer, tantôt les douces inflexions d’alto d’une jeune fille. J’avais la tête qui tournait ; très vite, j’eus l’impression que je bavardais en même temps avec deux interlocuteurs. Voilà qu’à côté de moi se tenait un adolescent gâté, déjà engagé sur la mauvaise pente, un garçon qui passait son temps à s’envoyer mon brandy ; et je me sentais responsable de lui, en tant que collaborateur de la police, cadre commercial expérimenté et aussi, tout simplement, parce que j’estimais qu’il me devait le respect. À la minute suivante, je me trouvais en compagnie d’une jeune fille ravissante, piquante même, et qui (grâce à Dieu !) ne ressemblait en rien à ma vieille épouse ; et apparemment je commençais à éprouver, à l’égard de cette adolescente, des sentiments qui s’égaraient au-delà de la tendresse paternelle. Le garçon persistait à vouloir se mêler à la conversation, et je devais en permanence le remettre à sa place ; en revanche, je réussis à exposer à la jeune fille mes conceptions sur le mariage, alliance volontaire entre deux cœurs assumant des responsabilités morales bien définies. Puis je pris un ton sévère : dans ce cas, vélos et motos étaient exclus ; il fallait nous entendre là-dessus dès maintenant. Car ma vieille épouse ne supportait pas ce genre de choses. Nous définîmes un terrain d’entente et levâmes notre verre. Je bus la moitié de mon cognac avec l’adolescent, puis je le terminai avec la jeune fille, ma fiancée. Bon sang de bonsoir, on n’allait tout de même pas interdire à une jeune adulte de savourer quelques gorgées d’un excellent cognac ! Je me répétai cette pensée un certain nombre de fois, non sans un arrière-goût de défi, car elle m’apparaissait — même à moi — plus que discutable. Puis je me renversai en arrière sur ma chaise et embrassai du regard salle et assistance.

Tout évoluait le mieux du monde. Ni la loi ni les normes morales n’étaient transgressées. Personne n’agrafait de slogan, personne n’écrivait de billets, personne ne volait de montre. La musique résonnait à pleine force. Du Barnstokr, Moses et le directeur de l’hôtel tapaient le carton sans avoir fixé de limite à leurs mises. Mme Moses dansait avec Simonet quelque chose de tout à fait moderne et ils se déchaînaient tous les deux. Kaïssa débarrassait toujours, entourée d’un tourbillon d’assiettes, de fourchettes et d’Olafs. Toute la vaisselle posée sur la table était en mouvement ; la bouteille fuyait elle aussi vers un rebord ; j’eus à peine le temps de la récupérer au vol, ce qui eut pour conséquence un certain arrosage de mon pantalon. Je pris un ton pénétré :

« Brunn », dis-je, d’un ton pénétré, « n’y attachez pas d’importance. Ce ne sont que des blagues idiotes. Des histoires négligeables de montres en or, de draps déchirés…» Soudain je fus saisi d’une nouvelle illumination. « Au fait, mon garçon, dis-je. Tu n’as pas envie que je t’apprenne à tirer au pistolet ?

— Pourquoi m’appelez-vous “mon garçon” ? répondit tristement la jeune fille. On dirait que vous avez oublié que nous venons de nous fiancer.

— Raison de plus ! m’écriai-je avec enthousiasme. J’ai un Browning pour dames…»

Pendant quelques minutes nous discutâmes pistolets, bagues de fiançailles et aussi, pour une raison qui maintenant m’échappe, télékinésie. Puis je sentis que les doutes m’étouffaient.

« Non ! dis-je, n’en pouvant plus. Je refuse de continuer dans ces conditions. Ôtez d’abord vos lunettes. Je n’ai pas envie d’acheter chat en poche, comme on dit. »

C’était une erreur. La jeune fille se vexa et se retira on ne sait où, laissant place au garçon qui multiplia aussitôt ses efforts pour être odieux. Par bonheur Mme Moses s’approcha à ce moment-là et m’invita pour une danse ; j’acceptai l’offre avec grand plaisir. Très vite, une certitude inébranlable se fit jour en moi ; littéralement une minute plus tard, j’étais en train de me traiter d’imbécile, tant il était évident que depuis le début je devais lier mon destin à Mme Moses. À Olga, oui, à mon Olga, et à nulle autre ! Les petites mains d’Olga avaient une douceur divine, elles étaient dépourvues de hâle et d’égratignures ; et elles ne se refusaient pas à mes baisers ; et Olga possédait des yeux merveilleux qui ne se dérobaient pas derrière des systèmes optiques plus ou moins sophistiqués ; et le parfum d’Olga était envoûtant ; et elle n’était pas flanquée d’un double masculin, d’un frère insolent, d’un grossier petit monsieur qui empêchait de se livrer aux tendres confidences. Je n’oublie pas Simonet, qui tournicotait sans relâche autour de nous ; mais avec un farceur mélancolique, un glorieux physicien, la question pourrait se régler sans conflit, puisque Olga et lui n’étaient pas jumeaux. Et puis, nous étions tous deux des hommes d’âge mûr, occupés sur les conseils de notre médecin traitant à suivre une cure de satisfactions sensuelles. Nous nous écrasions mutuellement les pieds, tout en nous répandant en excuses mâles et honnêtes : « Pardon, mon vieux. Je n’ai pas fait exprès…»

Puis j’eus l’impression de m’être soudainement dégrisé. Je constatai alors que je me trouvais en compagnie de Mme Moses, juste derrière le lourd rideau qui avait été tiré devant la fenêtre. Je la tenais par la taille, elle avait incliné la tête sur mon épaule et me disait :

« Regarde, comme la vue est superbe !…»

Ce passage inattendu au tutoiement me plongea dans la confusion, et je me mis à observer le paysage d’un air obtus, tout en réfléchissant à la manière la plus délicate d’ôter mon bras de sa taille pendant qu’il en était encore temps et que personne encore ne nous avait surpris. Du reste, la vue ne manquait pas de charme, effectivement. La lune devait être déjà haut dans le ciel, toute la vallée dormait en bleu azur sous ses rayons, et les montagnes toutes proches paraissaient suspendues dans l’air immobile. J’avisai pour finir l’ombre déprimée du malheureux Heenkus, recroquevillé sur le toit, et je marmonnai :

« Heenkus… Quel pauvre bougre ! »

Mme Moses s’écarta légèrement et me considéra de bas en haut.

« Pauvre bougre ? s’étonna-t-elle. Pourquoi cela ?

— Il est gravement malade, expliquai-je. Il a la tuberculose, ce qui le terrorise.

— Oui, c’est exact, approuva-t-elle. Vous aurez noté, vous aussi ? Il passe son temps à avoir peur. Un monsieur plus que suspect, et très désagréable. Et si éloigné de notre milieu…»

Je soupirai en hochant la tête. Tant d’injustice m’affligeait.

« Vous voyez, vous aussi vous chantez la même chanson, dis-je. Il n’y a rien de suspect chez cet homme. C’est simplement un petit être solitaire, un pauvre bougre sur lequel le malheur s’acharne. Quelqu’un de très pitoyable. Vous auriez dû le voir verdir et se couvrir de sueur… Et pour couronner le tout, il est sans cesse victime de blagues, de farces…»

Elle se répandit soudain en éclats de rire. Son rire avait une tonalité cristalline qui faisait mes délices.

« Le comte Greystock avait lui aussi l’habitude de devenir vert à tout instant. Ce que cela pouvait nous amuser ! »

Il était malaisé de répliquer à cette affirmation. Je profitai du silence pour retirer enfin mon bras de sa taille, et, soulagé, je lui proposai une cigarette. Elle refusa et se lança dans une longue tirade où tourbillonnaient ducs, barons, vicomtes et princes. Je lui prêtais toute mon attention, mais j’essayais surtout de me rappeler quel concours de circonstances et quelle impulsion m’avaient conduit avec elle derrière ces épaisses tentures. C’est alors que le rideau s’écarta avec une violence bruyante, et que dans l’ouverture apparut la silhouette de l’ange adolescent. Il ne me jeta pas un coup d’œil, frotta son pied par terre avec une gêne visible et articula en sifflant :

« Permettez-vous

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?

Bitte

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, mon cher jeune homme », répondit Mme Moses en pivotant avec une élégance somptueuse. Elle tourna vers moi un sourire charmeur et son visage m’éblouit une fois de plus. Je la vis s’éloigner en glissant sur le parquet, guidée par l’inclassable créature qui avait passé le bras autour de ses épaules.

Je soufflai et m’épongeai le front avec un mouchoir. La table était à présent propre et nette. Le trio de joueurs de cartes continuait à taper le carton dans un coin de la pièce. On entendait Simonet malmener l’ivoire dans la salle de billard ; Olaf et Kaïssa s’étaient évaporés dans la nature. Le son des haut-parleurs avait été baissé ; Mme Moses et Brunn faisaient à qui voulait les admirer une démonstration de très haute maîtrise. Je les contournai sans les interrompre et pris le chemin du billard.

Simonet m’accueillit par un moulinet de queue enthousiaste et vertical. Sans perdre une seconde, comme si le temps nous était compté, il me proposa cinq billes d’avantage pour la partie à venir. Je me débarrassai de ma veste, retroussai mes manches de chemise, et le jeu démarra. Je perdis une invraisemblable quantité de parties, ce que je dus payer en subissant une invraisemblable quantité d’anecdotes. Je me sentais l’âme immensément légère. Les histoires drôles de Simonet provoquaient en moi des accès d’hilarité tonitruante, bien que leur sens me fût plutôt hermétique, car elles avaient pour thèmes de base je ne sais quels quarks, je ne sais quelles vaches ruminant à gauche, ainsi que des universitaires aux noms étrangers ; sans céder aux conseils de mon partenaire et sans flancher devant ses quolibets, je buvais des verres de soda ; à chaque fois que je ratais un coup, je me mettais la main sur le cœur et gémissais de façon exagérée et fort théâtrale ; et quand par extraordinaire je touchais une bille, mon triomphe débordait dans toute la pièce ; j’avais inventé de nouvelles règles du jeu que je défendais avec flamme ; je finis par perdre tout sens de la mesure, enlevai ma cravate et déboutonnai mon col. Je crois bien que j’étais complètement parti. Simonet lui aussi était complètement parti. Il réussissait à envoyer dans le trou des billes inimaginables, théoriquement impossibles ; il courait le long des murs et même au plafond, semble-t-il ; dans les intervalles qui n’étaient pas occupés par ses anecdotes il entonnait à pleine gorge des chansons à contenu mathématique ; et sans cesse il s’adressait à moi en me tutoyant, puis se corrigeait aussitôt : « Pardon

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, vieux frère ! Cette maudite éducation démocratique !…»

La porte du billard était ouverte à deux battants et cela me permettait d’apercevoir tantôt Olaf en train de danser avec l’enfant, tantôt le patron qui apportait à la table de jeu un plateau rempli de liqueurs, tantôt Kaïssa, qui aurait gagné le premier prix de rougeur dans une compétition de pavots. La musique continuait de se déverser sur ce décor, elle était agrémentée des exclamations passionnées des joueurs, des annonces de pique, des « atout trèfle ! » ou des « coupe à cœur ! ». De temps en temps montait un grognement rauque : « Dites donc, vous, Drabl… Bandr… duBn !…», suivi du choc indigné de la chope sur la table, et de la voix de Snevar : « Messieurs, messieurs ! L’argent n’est que fumée…», puis parvenait jusqu’à moi le rire cristallin de Mme Moses, accompagné de sa voix de poupée : « Mais Moses, que faites-vous donc ? C’était tout à l’heure qu’il fallait jouer du pique !…» À la suite de quoi l’horloge sonna la demie d’une heure quelconque ; il y eut un bruit de chaises, et j’aperçus Moses qui s’était levé et tapotait l’épaule de du Barnstokr avec sa main libre, l’autre brandissant toujours sa chope ; je l’entendis proclamer haut et fort : « Comme vous voudrez, messieurs, mais les Moses vont aller se coucher, il est temps. Le jeu a été fort agréable, Bam… du… Vous êtes un adversaire redoutable. Bonne nuit, messieurs ! Retirons-nous, ma chère amie…» « Je me rappelle qu’ensuite Simonet se déclara en panne de combustible (selon sa propre expression) et que je me rendis à la salle à manger en quête d’une nouvelle bouteille de brandy ; il était temps, pour moi aussi, de remplir à ras bord mes réservoirs de joie et d’insouciance.

La musique retentissait toujours, mais la grande salle à présent était vide, peuplée par le seul du Barnstokr. Il était assis devant le tapis vert et me tournait le dos, comme plongé dans ses réflexions ; et il accomplissait des miracles avec deux jeux de cartes. Sans à-coups, ses longs doigts blancs faisaient surgir au milieu de l’espace des cartes qu’il obligeait ensuite à disparaître à la surface de ses paumes étalées ; il projetait d’une main à l’autre des jeux entiers qui devenaient devant lui une suite de taches brillantes en mouvement, puis un éventail qui se dispersait, fondait, s’évanouissait. Il n’avait pas remarqué mon intrusion et je m’en serais voulu de le détourner de tels prodiges de sorcellerie. J’attrapai une bouteille sur le buffet et, sans plus m’attarder, sur la pointe des pieds, je retournai au billard.

Lorsque la moitié de la bouteille fut éclusée, ou presque, je réussis en un seul geste puissant à envoyer deux billes pardessus bord et à écorcher le drap vert de la surface de jeu. Simonet exprima aussitôt son admiration délirante ; mais je compris que le moment était venu d’arrêter les frais.

« Terminé », annonçai-je, en posant la queue en travers de la table. « Je vais aller respirer un peu d’air frais. »

Je longeai la salle à manger, à présent complètement déserte, descendis dans le hall et sortis sur le seuil. Je ressentais une certaine tristesse à l’idée que la soirée de fête était achevée, sans que rien d’intéressant ne s’y fût produit, sinon que j’avais laissé passer ma chance avec Mme Moses et que j’avais débité un monceau de sottises à l’enfant du défunt frère de M. du Barnstokr ; ma nostalgie s’alimentait également au fait que la lune était brillante, petite, glaciale, et que seuls neige et rochers s’étendaient sur des milles et des milles. Je confiai mes impressions au saint-bernard qui effectuait sa ronde nocturne ; il les partagea volontiers ; oui, la nuit était bien comme je la décrivais, paisible à l’excès et désertique ; et il était aussi d’accord avec moi sur le fait que la solitude, malgré ses énormes avantages, restait une saloperie de solitude. En revanche, il refusa catégoriquement de lancer sur la plaine un long hurlement, ou ne fût-ce qu’un aboiement de taille plus discrète. J’eus beau essayer de le convaincre ; au bout d’un moment, il secoua la tête, s’écarta de moi et se coucha au bord des marches.

Je me dégourdis les jambes en me promenant devant l’hôtel, sur le chemin dégagé de sa neige ; il ne continuait pas très loin et je devais vite faire demi-tour. Au cours de mes allées et venues, j’écarquillai les yeux sur la façade qui était baignée de rayons de lune bleu pâle. La fenêtre de la cuisine y formait une tache jaune ; celle de la chambre de Mme Moses y projetait une tache rose ; la lumière brillait également chez du Barnstokr et derrière les tentures de la salle à manger. Toutes les autres ouvertures étaient sombres, et quant à la fenêtre d’Olaf, elle était béante, comme ce matin. Sur le toit on remarquait encore la silhouette solitaire de Heenkus, emmitouflé dans sa pelisse, la tête rentrée entre les épaules ; Heenkus, martyr, aussi seul que Lel et moi, mais beaucoup plus malheureux, courbé sous le fardeau de sa terreur.

« Hé ! Heenkus ! » l’interpellai-je à voix basse, mais il ne bougea pas d’un millimètre. Peut-être était-il en train de somnoler ? Ou ne percevait-il plus rien, les oreilles prises à la fois sous la fourrure rabattue de sa toque et les épaisseurs de son col relevé ?

J’étais gelé. Avec un plaisir indéniable je songeai que l’heure avait sonné d’aller me réchauffer avec un verre de vin brûlant.

« Allez, viens, Lel ! » dis-je, et nous rentrâmes dans le hall. Où nous tombâmes sur le directeur de l’hôtel. Je lui fis aussitôt part de mes intentions. Il les accueillit avec une compréhension pleine et entière.

« On va pouvoir s’installer dans le salon, dit-il. Allez vous asseoir près de la cheminée, Peter, je vais m’occuper du reste. »

J’obéis sans rechigner à cette invite et pris place devant le feu, les mains tendues afin d’expulser le froid qui s’était emparé d’elles. J’entendis le patron remuer dans le hall, faire quelques recommandations bougonnes à Kaïssa et à nouveau marcher dans le hall en faisant claquer les interrupteurs les uns après les autres ; puis ses pas s’éteignirent, et en haut, dans la salle à manger, la musique s’interrompit. Il redescendit pesamment les escaliers, retraversa le hall, et je distinguai le chuchotement qu’il adressait au chien : « Non, non, Lel, n’insiste pas. Tu as répété cette ignoble saleté. Et à l’intérieur de la maison, cette fois-ci M. Olaf s’en est plaint. C’est honteux. Où a-t-on vu qu’un chien bien éduqué… ? »

J’en déduisis que le Viking avait eu droit à une seconde goutte de déshonneur, et je dois dire qu’une certaine joie mauvaise n’était pas absente de ma déduction. Je revis la manière crâne avec laquelle Olaf avait dansé tout à l’heure avec la jeune créature, et ma joie mauvaise augmenta. Aussi, lorsque le saint-bernard entra au salon, tête basse pour bien marquer sa confusion, lorsqu’il cliqueta des griffes près du fauteuil et fourra son museau froid contre ma main fermée, je m’empressai de lui flatter l’échine et de murmurer : « Bravo, mon chien ! Voilà comment il faut le traiter, celui-là ! »

À cette seconde précise, le plancher tressaillit sous mes pieds ; une petite secousse ; les vitres tintèrent d’une façon plaintive, et j’entendis au loin un puissant grondement. Lel releva la tête et dressa les oreilles, du moins autant que le lui permettaient ses touffes de poils. Je jetai un coup d’œil machinal à ma montre : il était dix heures passées de deux minutes. Je me tendis, aux aguets, mais le tonnerre lointain ne se reproduisit pas. Une porte claqua avec force à l’étage, des bruits de casseroles sonnèrent à la cuisine. Kaïssa se plaignit, à voix haute : « Oh ! Seigneur ! » Je me mis debout, mais déjà des pas s’approchaient, et le patron arriva, tenant deux verres de breuvage fumant.

« Vous avez entendu ? demanda-t-il.

— Oui. Qu’est-ce que c’était ?

— Une avalanche. Pas très loin… Excusez-moi une minute, Peter. »

Il posa les verres sur le rebord de la cheminée et sortit. Je pris le mien et retournai m’asseoir dans mon fauteuil. Je n’avais jamais été aussi tranquille. Les avalanches ne m’effrayaient pas et le vin chaud, préparé avec du porto, du citron et de la cannelle, était au-dessus de toutes louanges. Fantastique ! pensai-je, tout en me tassant sur mon siège à la recherche de la meilleure position.

« Fantastique ! dis-je, à haute voix. Pas vrai, Lel ? »

Bien qu’il fût privé de vin chaud, Lel n’émit aucune objection.

Le patron revint dans le salon. Il prit son verre, s’assit à côté de moi et pendant un certain temps contempla en silence les braises rougeoyantes.

« Ça va mal, Peter », fit-il enfin, d’une voix à la fois assourdie et solennelle. « Nous voilà coupés du monde extérieur.

— Qu’est-ce à dire ? demandai-je.

— Vous êtes en congé jusqu’à quelle date, Peter ? continua-t-il sur le même ton.

— Eh bien, disons jusqu’au 20. Pourquoi ?

— Jusqu’au 20…, répéta-t-il avec lenteur. Presque vingt jours… Bon, vous avez peut-être une chance de pouvoir reprendre le travail à la bonne date. »

Je posai le verre sur mon genou droit et fixai ce mystificateur avec la grimace la plus sarcastique de mon répertoire.

« Parlez sans détour, Alek, dis-je. Il est enfin revenu parmi nous ? »

Le patron dévoila toutes ses dents en un large sourire de satisfaction.

« Non, nous n’en sommes pas là, par bonheur. Je dois vous dire — mais que ceci reste entre nous — qu’IL était d’une nature particulièrement hargneuse, et que si un type aussi acariâtre que LUI devait réapparaître… Enfin, mieux vaut ne dire que du bien des morts, ou se taire. Mais parlons des vivants. Je suis heureux pour vous des vingt jours dont vous disposez, parce qu’il faudra bien tout ce temps avant que l’on parvienne jusqu’à nous. »

Il n’était pas difficile de comprendre.

« La route est bloquée ?

— Oui. Je viens de tenter d’établir une liaison avec le monde extérieur. Le téléphone est muet. Il y a une seule explication possible, et j’en ai fait l’expérience plusieurs fois au cours des dix dernières années : l’avalanche a rempli le Goulot de Bouteille. Vous savez ? Cette gorge que vous avez franchie en arrivant, et qui est l’unique accès de ma vallée. »

Il but une gorgée.

« Je m’en étais douté, continua-t-il. Le bruit venait du nord. À présent il ne nous reste qu’à attendre. Attendre qu’on se soit souvenu de notre existence, et qu’une brigade de dégagement se soit mise à l’ouvrage…

— Nous ne manquerons pas d’eau, remarquai-je pensivement. Mais la neige est une nourriture un peu maigre. N’y a-t-il pas un risque de voir se dérouler ici des scènes d’anthropophagie ?

— Non », dit le patron, avec un air de regret sincère. « À moins que vous n’ayez envie de varier les menus. Mais je vous préviens tout de suite : je ne vous livrerai pas notre Kaïssa. En revanche, je vous autorise à ronger les os de M. du Barnstokr. Ce vieux gredin m’a délesté de soixante-dix couronnes.

— Et le combustible ?

— De toute façon, nous avons en réserve mes moteurs à mouvement perpétuel.

— Hum…, dis-je. Parce qu’ils sont en bois ? »

Le patron m’envoya un regard chargé de reproche. Puis il dit : « Pourquoi donc, Peter, ne vous intéressez-vous pas à l’état de ma cave ?

— Eh bien ?

— En ce qui concerne les stocks de la cave, articula fièrement Snevar, tout va pour le mieux. Si l’on compte seulement la liqueur, nous avons devant nous cent vingt bouteilles. »

Nous restâmes un moment sans rien ajouter, à regarder les braises et à déguster à petites gorgées paisibles le contenu de nos verres. Je m’étais rarement senti aussi bien. J’envisageais sous tous leurs angles les perspectives qui se dessinaient pour les jours à venir, et plus je les envisageais, plus elles me paraissaient agréables. Puis le patron dit soudain : « Un seul détail me préoccupe, Peter, si vous voulez que je parle sérieusement. Il me semble que j’ai perdu de bons clients.

— Comment cela ? m’exclamai-je. Au contraire ! Huit grosses mouches viennent de se faire prendre dans votre toile, et elles n’ont désormais aucune chance de s’en libérer avant vingt longs jours. Et quelle publicité ! Tous vont propager ensuite les horribles détails de leur aventure, raconter comment ils ont été enterrés vifs, comment ils ont failli devenir cannibales…

— C’est exact, convint Snevar, avec suffisance. J’ai déjà réfléchi à cet aspect de la question. Mais j’aurais pu attraper des mouches supplémentaires ; des amis de Heenkus devaient arriver incessamment…

— Des amis de Heenkus ? m’étonnai-je. Il vous a annoncé qu’il attendait des amis ?

— Non, il ne me l’a pas dit, mais… Il a envoyé un message télégraphique à Mursbruck et il m’a dicté le télégramme.

— Et alors ? »

Le patron leva l’index et déclama. Il était solennel.

« “Mursbruck. Vous attends Auberge de l’Alpiniste mort. Venez vite.” Quelque chose dans ce genre-là.

— Je n’aurais jamais imaginé, marmonnai-je, que Heenkus pût avoir des amis disposés à partager avec lui sa solitude. Quoique… pourquoi pas ? Why not, si je peux me permettre une citation…»

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