CHAPITRE QUINZE

On estimera sans doute que je commettais là un abus de pouvoir. Mais personne n’était susceptible de m’épauler, et d’une minute à l’autre les gangsters menaçaient de faire irruption par la voie des airs. Mon unique espoir reposait sur une spéculation fragile : peut-être le Champion n’avait-il plus le loisir, à l’heure qu’il était, de faire la chasse à Belzébuth.

J’espérais qu’après s’être cassé le nez sur l’éboulement, il avait hier soir perdu son sang-froid, et accumulé fausses manœuvres et idioties. J’espérais qu’il s’était fait pincer en tentant, par exemple, de détourner un hélicoptère sur l’aérodrome de Mursbruck. Ce n’était pas impossible. Je savais que la police était depuis longtemps aux trousses de cet ennemi public. Mais surtout, je n’étais vraiment plus capable de tenir sur mes jambes, et je me raccrochais à n’importe quelle idée rassurante. Il fallait reconnaître que cette maudite Fouine m’avait porté le coup de grâce. En guise de literie, je déployai des journaux et je ne sais quelles paperasses comptables devant le coffre-fort, puis je poussai le bureau contre la porte et m’allongeai enfin, le Lüger à portée de main. Je m’endormis comme une masse. Quand je me réveillai, midi était déjà passé.

Quelqu’un frappait, pas très fort, mais avec une insistance manifeste.

« Qui est là ? » criai-je d’une voix désagréable, tout en me dépêchant d’empoigner dans l’ombre la crosse du Lüger.

« C’est moi », dit une voix que je reconnus pour être celle de Simonet. « Ouvrez, inspecteur.

— Vous avez aperçu un avion ?

— Non. Mais j’ai à vous parler. Ouvrez. Ce n’est plus l’heure de dormir. »

Il avait raison. Ce n’était plus le moment de dormir. Les dents grinçant sous la douleur, je me relevai. À quatre pattes, pour commencer ; puis, en prenant appui sur le coffre, je réussis à me remettre debout. Mon épaule droite me faisait souffrir de manière intolérable. Les bandages avaient glissé et m’aveuglaient à moitié, j’avais le menton complètement enflé. J’allumai la lampe, écartai le bureau qui bloquait la porte et tournai la clé. Puis je reculai de deux pas, le Lüger braqué en avant.

L’expression de Simonet était à la fois solennelle et résolue, même si l’on y discernait des éléments d’agitation.

« Oh ! oh ! dit-il. Vous êtes ici en camp retranché ! Et c’est totalement inutile : personne n’a l’intention de vous assaillir.

— Cela, je l’ignore, fis-je sombrement.

— En effet, en restant ici vous vous tenez à l’écart des informations, dit Simonet. Pendant que vous étiez là à pioncer, inspecteur, j’ai accompli tout votre travail.

— Qu’est-ce que vous me chantez là ? fis-je sur un ton venimeux. Ne me dites pas que vous avez passé les menottes à Moses, et que sa complice est déjà sous les verrous ? »

Simonet se renfrogna. Qu’était devenu le farceur mélancolique qui, la veille encore, parcourait murs et plafonds avec une si belle insouciance ?

« Ce serait vraiment de l’excès de zèle, dit-il. Moses n’est coupable de rien. Dans cette affaire, tout est nettement plus complexe que ce que vous imaginez, inspecteur.

— Inutile de me raconter des histoires de vampires », annonçai-je en m’installant à califourchon sur la chaise qui se trouvait devant le coffre.

Simonet eut un sourire méprisant.

« Pourquoi de vampires ? Le fantastique n’a rien à voir là-dedans. Mais la science-fiction, oui. Complètement. Moses n’est pas un être humain, inspecteur. Notre directeur avait raison sur ce point. Moses et Luarwick sont des extraterrestres.

— C’est ça », dis-je, de l’air de celui qui en sait long. « Ils sont venus nous rendre une petite visite depuis Vénus.

— Cela, je l’ignore. Depuis Vénus, c’est possible, ou depuis un autre système planétaire, c’est encore possible, ou encore depuis un espace parallèle… Ils ne le précisent pas. Mais l’important, c’est qu’ils ne sont pas humains. Il y a déjà un bon moment que Moses est sur Terre. Plus d’un an. Il y a environ un mois et demi, il est tombé entre les griffes d’un gang. Ils l’ont fait chanter, sans cesser de le menacer de mort. Il a eu toutes les peines du monde à leur échapper pour se réfugier ici. Luarwick occupe une fonction équivalente à celle de pilote, il est chargé de leur transfert. De la Terre à chez eux. Ils avaient programmé ce transfert pour hier minuit. Mais à dix heures du soir une grave avarie s’est produite dans leurs appareils, quelque chose s’est détérioré et a explosé. Avec pour résultat l’éboulement, et pour Luarwick l’obligation de se traîner jusqu’ici par ses propres moyens… Il faut les aider, inspecteur. C’est notre devoir, il n’y a rien de plus évident. Si les gangsters parviennent ici avant la police, ils les massacreront.

— Et nous aussi, par la même occasion, fis-je remarquer.

— C’est fort possible, admit-il. Mais dans ce cas ce sera une affaire entre nous, entre terrestres. Tandis que si nous permettons que des extraterrestres soient assassinés, cela constituera une honte ineffaçable. »

Je le considérai avec une immense tristesse maussade, tout en pensant que le nombre de cinglés dans cette auberge était beaucoup trop élevé. J’en avais un de plus en face de moi. Lorsqu’il eut terminé, je demandai : « En deux mots, que désirez-vous de moi ?

— Rendez-leur l’accumulateur, Peter, dit Simonet.

— Allons, bon ! Un accumulateur, maintenant ?

— C’est ce que contient la mallette. Un accumulateur d’énergie pour leurs robots. Olaf n’a pas été assassiné. Ce n’est pas une créature vivante. C’est un robot. Mme Moses également. Ces robots ont besoin d’énergie pour pouvoir fonctionner. Dans l’explosion leur station énergétique a été détruite, et la distribution d’énergie a été interrompue. Sur un rayon de cent kilomètres, tous leurs robots se sont trouvés menacés. Plusieurs ont probablement eu la possibilité de se brancher aussitôt sur leurs accumulateurs portatifs. C’est Moses lui-même qui a raccordé Mme Moses à son accumulateur… Vous vous souvenez ? Je l’avais prise pour un cadavre. Quant à Olaf, une raison quelconque a dû l’empêcher de se raccorder à temps…

— Ah ! ah ! dis-je. Il n’a pas eu le temps de se raccorder, il a basculé en avant, mais il a tout de même pensé à se tordre habilement le cou dans sa chute. Il n’a pas oublié de se prendre la tête, vous comprenez ! Pour se la faire pivoter de cent quatre-vingts degrés. Je ne me trompe pas ?

— Il est superflu de faire de l’esprit, dit Simonet. Il s’agit chez eux de phénomènes quasi agoniques. Les articulations se déboîtent, les pseudo-muscles se tendent de manière asymétrique… Ah oui ! Cette nuit, j’ai oublié de vous dire que Mme Moses avait, elle aussi, le cou tordu à cent quatre-vingts degrés.

— Eh bien, bravo, dis-je. Quasi-muscles, pseudo-ligaments… Enfin, quoi, Simonet, vous n’êtes plus un gamin ! Vous devez être assez grand pour comprendre que si l’on recourt à l’arsenal du fantastique et de la science-fiction, n’importe quel mystère criminel peut être éclairci… Et de plus, l’explication sonnera toujours de façon très logique. Seulement, en face d’une pareille logique, les gens raisonnables ne se laissent pas prendre au piège.

— J’attendais cette objection, Peter, dit Simonet. Mais il est très facile de vérifier s’il s’agit ou non d’affabulations. Donnez-leur l’accumulateur, et en votre présence ils procéderont au rebranchement d’Olaf. Ne me dites pas qu’il ne vous serait pas agréable de voir Olaf renaître à la vie !

— Pas question de se livrer à cette opération, dis-je aussitôt.

— Mais pourquoi donc ? Vous êtes sceptique, et on vous propose des preuves. Où voyez-vous quelque chose qui coince ? »

Je pris entre mes mains ma pauvre tête enveloppée de bandages.

Qu’est-ce qui coinçait, en effet ? Pourquoi étais-je en train de prêter l’oreille au bla-bla de ce fantaisiste ? Il n’y avait pas trente-six solutions, pourtant. Lui, le munir d’une carabine et le faire grimper sur le toit, en tant que bon citoyen obligé de se plier à la loi. Moses, l’enfermer à la cave. Luarwick, pareil. Une cave en béton, elle résisterait à une attaque frontale… Et les du Barnstokr ? Avec les autres, à la cave. Et Kaïssa aussi. Et nous allions tenir le choc. Et en dernier recours, nous aurions toujours comme monnaie d’échange la bande des Moses au grand complet. Il est vrai que le Champion ne faisait pas dans la plaisanterie. Il faudrait encore qu’il accepte le principe de négociations…

« Pourquoi vous taisez-vous ? m’apostropha Simonet. Vous n’avez rien à objecter ? »

Si. J’avais des objections.

« Je ne suis pas un savant, articulai-je avec lenteur. Je suis un fonctionnaire de police. Et il y a eu mille fois trop de mensonges autour de cette fameuse mallette… Attendez, ne m’interrompez pas. Je vous ai laissé vous exprimer.

Je suis prêt à prendre pour argent comptant tout ce que j’ai entendu. Et j’y crois, même, tenez. D’accord, Olaf et cette poule de luxe sont des robots. Mais vous estimez que ça arrange les choses, vous ? Pas moi. Mme Moses a déjà accompli… Enfin, plusieurs crimes ont été accomplis avec sa participation. Entre les mains d’un gang résolu, elle devient un instrument effroyable, l’équivalent d’un esclave docile. Si j’en avais le pouvoir, je ne me priverais pas de la déconnecter à son tour, cette Mme Moses, comme l’a déjà été Olaf. Et vous êtes en train de m’encourager, moi, un policier, à rendre à un groupe criminel des instruments d’une telle efficacité ? Vous comprenez la situation ? »

Simonet se mit à réfléchir intensément. Il cherchait de toutes ses forces des arguments et se donnait de petites tapes derrière la nuque.

« Écoutez, dit-il. Si l’avion des bandits se pointe par ici, c’est notre fin à tous. Les pigeons voyageurs, vous bluffiez, n’est-ce pas ? Inutile d’escompter un prompt secours de la part de la police ? Eh bien, si nous aidons Moses et Luarwick à échapper à leurs meurtriers, au moins nous aurons la conscience tranquille. Et propre.

— C’est la vôtre qui sera propre, dis-je. Mais la mienne aura été cochonnée de fond en comble. Un policier complice d’une évasion de malfaiteurs !

— Ce ne sont pas des malfaiteurs ! protesta Simonet.

— Si ! dis-je. Des bandits ! De purs et simples gangsters ! Vous-même avez assisté au témoignage de Heenkus. Moses a appartenu à la bande du Champion. Moses a organisé et réalisé plusieurs hold-up particulièrement audacieux, ce qui a représenté une perte considérable tant pour l’État que pour les particuliers. Si cela vous intéresse, je vous signale que Moses ne s’en tirera pas avec moins de vingt-cinq ans de bagne. Et mon devoir à moi est de tout faire pour que la justice puisse le condamner à ces vingt-cinq ans.

— Bon sang de bois ! s’échauffa Simonet. Vous êtes buté, ou quoi ? On l’a emberlificoté ! On l’a obligé à entrer dans ce gang ! De force ! Il n’avait pas d’autre solution !

— Ce sera au tribunal de débrouiller tout cela », dis-je avec froideur.

Simonet se renversa en arrière dans le fauteuil et me fixa en plissant les yeux.

« Eh bien, Glebski, vous êtes une belle bûche, dit-il. Je m’attendais à autre chose.

— Gardez vos réflexions pour vous, dis-je. Allez vous occuper de vos affaires. Qu’est-ce que vous avez au programme ? Satisfactions sensuelles ? »

Simonet se mordit la lèvre.

« Vraiment réussi, comme premier contact, grommela-t-il. Vraiment réussie, la rencontre entre deux mondes étrangers.

— Vous m’assommez, Simonet, dis-je méchamment. Allez, fichez le camp d’ici. Je vous ai assez vu. »

Il se leva et marcha vers la porte. Il avait la tête baissée, les épaules accablées. Arrivé au niveau de la porte, il s’arrêta et dit, en se retournant à moitié :

« Vous savez, Glebski, vous le regretterez. Vous aurez honte. Vous serez rongé par une terrible honte.

— C’est possible, dis-je sèchement. Cela me regarde… Au fait, est-ce que vous savez manipuler un fusil ?

— Oui.

— Très bien. Demandez au patron de l’hôtel qu’il vous donne une carabine et montez sur le toit. Nous devrons peut-être tous bientôt nous servir de nos armes. »

Il ne répliqua rien et sortit. D’une main précautionneuse, je vérifiai l’état lamentable de mon épaule enflée. Quelles merveilleuses vacances, décidément ! Et comment tout cela allait-il se terminer ? Aucune perspective nette pour la suite des événements. Bon Dieu, est-ce qu’il fallait accepter l’idée qu’il s’agissait d’extraterrestres ? Aucun doute, cela permettait de tout expliquer. De tout faire coller et coïncider… parfaitement… « Vous aurez honte, Glebski »… Oui… Peut-être, oui, j’allais avoir honte. Mais que faire ? Et de toute façon, extraterrestres ou pas, en quoi devais-je modifier mes positions ? Où était-il dit que les extraterrestres avaient le droit de piller des banques ? Les terriens passibles de prison, et eux, non ? On les laisserait libres ?… Bon, je n’allais pas me mettre à ergoter. Je n’allais pas me mettre à ergoter, non, mais j’allais me mettre à faire quoi ?… À cela s’ajoutait une situation critique ; l’assaut allait être déclenché d’un instant à l’autre, mais la garnison de ma forteresse n’était absolument pas sûre.

Tentative désespérée : je décrochai le téléphone. Rien. Silence de mort. Quel abruti tout de même que cet Alek. Même pas capable de se munir d’une signalisation de détresse. Et si tout à coup quelqu’un était victime d’une crise d’appendicite ? Commerçant de malheur ! Animé par une seule passion, dépouiller ses clients de leurs espèces sonnantes et trébuchantes !…

Il y eut à nouveau des coups contre la porte, et à nouveau j’agrippai en hâte mon Lüger. Cette fois-ci, j’avais l’honneur de la visite de M. Moses en personne — alias le loup-garou, alias le Vénusien, alias ce vieux barbon toujours incapable de se déplacer sans avoir une main refermée sur sa chope métallique.

« Asseyez-vous près de l’entrée, dis-je. Il y a une chaise.

— Je peux aussi rester debout, gronda-t-il, tout en me regardant par en dessous.

— C’est à vous de voir, dis-je. En quoi puis-je vous être utile ? »

Il prolongea son grondement de bête, puis but une gorgée.

« Quelles preuves supplémentaires désirez-vous ? demanda-t-il. À cause de vous, nous allons mourir. Tout le monde ici en est conscient. Tout le monde, sauf vous. Que voulez-vous encore que nous vous donnions ?

— Qui que vous puissiez être, dis-je, il se trouve que vous avez commis une série d’actes criminels. Et que vous devrez en répondre. »

Il renifla bruyamment, s’approcha de la chaise et s’assit.

« Il est probable que j’aurais dû m’expliquer avec vous beaucoup plus tôt, probable et même évident, dit-il. Mais je continuais à entretenir l’espoir que tout finirait par s’arranger, et surtout que je pourrais éviter un contact avec des personnalités officielles. Sans cette panne de malheur, j’aurais déjà disparu. Et toute cette histoire de meurtre n’aurait jamais existé. Ce qui se serait passé ? Vous auriez découvert la Fouine pieds et poings liés, et du même coup vous auriez eu la clé des affaires criminelles accomplies par le Champion avec mon assistance. Je vous fais ici le serment que tous les dommages dus à mon séjour sur votre planète seront séparés. Notez que je les répare déjà partiellement : je suis prêt à vous remettre des valeurs de la Banque nationale dont la somme s’élève à un million de couronnes. Votre pays recevra le solde sous forme d’or, d’or pur. Que vous faut-il de plus ? »

Je l’observais, je l’écoutais parler, et je me sentais très mal à l’aise. À l’origine de ce malaise, il y avait ceci : je me rendais compte que j’étais de tout cœur avec lui. Je me trouvais en présence d’un criminel caractérisé, et je lui prêtais une oreille compatissante, bienveillante. Il y avait là quelque chose qui tenait du phénomène hallucinatoire, et afin de me débarrasser de cette hallucination je demandai, en forçant la sécheresse de mon ton :

« C’est vous qui avez salopé ma table pour y coller un papier ?

— C’est moi, oui. J’avais peur que mon message ne soit emporté par un courant d’air. Mais surtout, je désirais que vous compreniez qu’il ne s’agissait pas d’une simple facétie.

— La montre en or ?…

— C’est moi, également. Ainsi que le browning. J’avais besoin que vous croyiez à ce que disait mon bout de papier, que vous vous intéressiez à Heenkus et que vous le mettiez hors d’état de nuire.

— Vous avez fait cela avec une maladresse extrême, dis-je. Vous êtes arrivé au résultat inverse. Je me suis mis dans la tête que Heenkus était tout, sauf un gangster, et qu’en revanche un des clients de l’hôtel avait intérêt à ce que je le prenne pour un gangster.

— Oui ? dit Moses. C’est donc cela… Oui, évidemment, j’aurais dû le prévoir. Je ne suis pas spécialiste dans ce genre de domaine… Ce n’est pas ma raison d’être parmi vous…»

Une nouvelle vague de sympathie déborda en moi et j’essayai à nouveau de me reprendre en main.

« Si l’on résume bien, dis-je, vous agissez en toute chose avec pas mal de maladresse, monsieur Belzébuth. Alors, comment voulez-vous que j’admette une seconde que vous puissiez être une espèce d’extraterrestre… Une vulgaire fripouille, voilà l’étiquette qui vous convient. Riche, débauché… une fripouille qui pousse l’insolence jusqu’au cynisme. Et n’oublions pas de mentionner que vous êtes un vrai ivrogne…»

Moses amena sa chope à ses lèvres et but une gorgée.

« Et vos robots…, continuai-je. Cette souris pour salons mondains… Ce Viking taillé pour la compétition sportive… Franchement, vous pensez que je vais avaler qu’il s’agit de robots ?

— Si je comprends bien, vous reprochez à nos robots de trop ressembler à des êtres humains ? interrogea Moses. Convenez que nous ne pouvions guère procéder d’une autre manière. Ce sont des copies assez exactes de gens qui existent réellement. Des sosies, ou presque…» Il but une nouvelle gorgée. « Et pour ce qui me concerne, inspecteur, je ne peux, à mon grand regret, me présenter à vous sous mon aspect véritable. À mon grand regret… parce que alors vous me croiriez immédiatement.

— Prenez le risque, dis-je. Présentez-vous sous votre véritable forme. Je m’arrangerai pour ne pas succomber au choc. »

Il secoua la tête.

« Premièrement, le choc serait tel qu’à mon avis vous ne vous en remettriez pas si vite que vous le prétendez », dit-il avec une inflexion triste. « Et deuxièmement, je doute de pouvoir m’en remettre, moi, personnellement. Le M. Moses que vous avez en face de vous n’est rien d’autre qu’un scaphandre. Ce M. Moses que vous entendez est un appareil de retransmission. Mais peut-être serai-je tout de même obligé de prendre le risque, oui — je garde cette solution comme ultime recours. S’il se révèle totalement impossible de vous convaincre, je prendrai ce risque. Pour moi, ce sera m’exposer à une mort quasi certaine, mais peut-être pourrez-vous alors laisser partir Luarwick. Ne serait-ce que lui. Luarwick n’est pour rien dans toute cette histoire…»

Je n’y tins plus et explosai :

« Le laisser partir pour quelle destination ? hurlai-je. Est-ce que je vous retiens prisonniers ici ? Mais enfin, pourquoi passez-vous votre temps à débiter des mensonges ? Si vous éprouviez réellement la nécessité de quitter cet hôtel, vous l’auriez fait depuis belle lurette ! Arrêtez de mentir et dites-moi la vérité : qu’est-ce que c’est que cette valise ? Que contient-elle ? Vous me répétez sur tous les tons que vous n’êtes pas des êtres humains. Eh bien, moi, j’ai plutôt tendance à croire que vous êtes une bande d’espions étrangers, et que vous avez volé un appareillage secret…

— Non ! s’écria Moses. Non ! Cela n’a rien à voir ! Notre station est partiellement détruite, et seul Olaf peut la réparer. C’est lui le robot qui s’occupe de la maintenance de cette station, comprenez-vous ? Bien sûr que nous aurions pu quitter l’hôtel depuis longtemps. Mais pour aller où ? Sans Olaf nous sommes complètement démunis, et Olaf est déconnecté, et vous refusez de nous donner l’accumulateur !

— Nouveau mensonge ! dis-je. Mme Moses est bien un robot, elle aussi, à ce que j’ai compris ! Et, à ce que j’ai compris, elle aussi possède un accumulateur !…»

Il ferma les yeux et se mit à branler du chef avec une telle énergie que son double menton donna l’impression de clapoter.

« Olga est un engin simple, destiné à des tâches ouvrières élémentaires. Porteur, excavatrice, garde du corps… Enfin, est-ce que vous jugez inconcevable qu’on ne puisse pas alimenter avec le même carburant… eh bien, je ne sais pas, moi… par exemple, un tracteur et un avion… Ce sont des systèmes différents… cela paraît évident…

— Vous avez réponse à tout », constatai-je avec une grimace maussade. « Mais je ne suis pas un expert sur ces questions. Je suis un simple policier. Je ne suis pas mandaté pour mener des négociations avec des vampires et des extraterrestres. Mon devoir est de vous remettre entre les mains de la justice. Qui que vous soyez en réalité, vous êtes sur le territoire de mon pays, et vous êtes soumis à sa juridiction. » Je me levai. « À partir de cet instant considérez que vous êtes en état d’arrestation, Moses. Je n’ai pas l’intention de vous enfermer quelque part, je me rends compte que cela n’aurait aucun sens. Mais si vous tentez de vous enfuir, je vous tirerai dessus. Et je vous préviens : tout ce que vous direz dorénavant pourra être retenu contre vous au moment du procès.

— Bon », dit-il, après un instant de silence. « Vous avez pris votre décision pour ce qui me concerne. Qu’il en soit ainsi. » Il plongea les lèvres dans sa chope et avala une ou deux gorgées. « Mais quelles sont les charges qui pèsent sur Luarwick ? On ne peut rien retenir contre lui. Il est innocent… Enfermez-moi à double tour et donnez la mallette à Luarwick. Que lui au moins ait la vie sauve…»

Je me rassis.

« Ait la vie sauve… Pourquoi, la vie sauve ? Comment pouvez-vous affirmer à l’avance que le Champion réussira à vous abattre ? Il y a peut-être longtemps qu’il est écrasé sous l’avalanche… ou peut-être qu’il s’est déjà fait pincer… et de toute façon, il est à peu près impossible de se procurer un avion… Si vous êtes effectivement innocents, pourquoi une telle panique ? Patientez un jour ou deux. La police arrivera, je vous confierai aux autorités, les autorités feront venir des experts, des spécialistes…»

Il secoua ses bajoues.

« Non, c’est exclu. En premier lieu, nous n’avons pas le droit d’entrer en contact sur un plan officiel. Je remplis ici une fonction d’observateur, rien de plus. J’ai commis beaucoup d’erreurs, mais il s’agit d’erreurs réparables… Tandis qu’un contact effectué à la sauvette, sous une forme non préparée, pourrait avoir les conséquences les plus néfastes aussi bien pour votre monde que pour le mien… Mais à la minute présente, ce n’est pas cela qui me préoccupe le plus, inspecteur. Avant tout, j’ai peur pour Luarwick. Il n’est pas en condition d’affronter les rigueurs de votre planète ; il n’a jamais été prévu qu’il doive y séjourner plus de vingt-quatre heures. J’ajoute que son scaphandre a été endommagé, il suffit d’un coup d’œil pour s’en apercevoir : vous avez bien remarqué qu’il lui manquait un bras… Il souffre déjà d’empoisonnement… il perd ses forces à chaque heure qui passe…»

Je serrai les mâchoires. Oui, il avait réponse à tout. Il ne me laissait aucune prise pour une éventuelle attaque. Pas une seule fois je n’avais pu le prendre en défaut. Tout ce qu’il me racontait reposait sur la plus irréprochable des logiques. Et j’étais bien obligé de le reconnaître : si nous avions parlé d’autre chose que de ces scaphandres de malheur, de ces contacts et de ces pseudo-muscles, je me serais senti pleinement convaincu et satisfait en écoutant sa déclaration. Je succombais sous la pitié, en moi tout se tendait pour aller à sa rencontre, je perdais toute objectivité à son égard…

Et c’est là que le bât blessait. D’un point de vue juridique, j’avais des griefs contre les Moses, et seulement contre eux… contre lui. Formellement, Luarwick était propre ; j’aurais pu m’obstiner à le considérer comme complice, mais fermer les yeux sur ce sujet était tout de même fort envisageable… Un vrai criminel ne se serait jamais proposé comme otage. Contrairement à ce que venait de faire Moses. Bien, donc, je pouvais enfermer Moses à double tour et… Et quoi ? Et donner l’appareil à Luarwick ? Et qu’est-ce que je savais sur cet appareil ? Rien, sinon ce que Moses en avait dit. Et il fallait admettre que tout ce que j’avais entendu à ce sujet sonnait juste, comme seule sonne la vérité. Mais comment savoir s’il s’agissait vraiment de la vérité ? Si je n’étais pas hypnotisé par une interprétation habile, convaincante, mais en fait collée sur des circonstances n’ayant aucun rapport avec elle ? Et si, par incompétence, par bêtise, j’avais tout simplement négligé de poser la bonne question, celle qui aurait réduit à néant cette interprétation ?…

Si l’on mettait de côté les discours, que ceux-ci fussent ou non conformes à la vérité, on se trouvait en face de deux faits indubitables. La loi exigeait de moi que je retienne ces individus jusqu’à ce que les circonstances puissent être éclaircies. Ceci en numéro un. Fait numéro deux : ces individus voulaient s’en aller. Il n’était pas essentiel de déterminer ce qu’ils voulaient éviter effectivement — les rigueurs de la loi, la violence des gangsters, la maladresse d’un contact prématuré, ou encore quelque chose dont il n’avait encore jamais été question et que tout le monde ignorait… Mais la réédité était là : ils voulaient partir.

Et ces deux éléments opposés du tout au tout, irréconciliables…

« Que s’est-il passé entre vous et le Champion ? » demandai-je sur un ton bourru.

Il me considéra par en dessous, son visage fut déformé par une grimace. Puis il baissa les yeux et entama son récit.

Faisons abstraction des zombis, des momies et de tout l’arsenal de pseudo-ligaments qui y était lié ; il me racontait là la plus banale des histoires de chantage, la plus classique. À peu près deux mois auparavant, M. Moses, qui avait d’assez solides raisons de cacher aux autorités non seulement ses activités proprement dites, mais le fait même de son existence, M. Moses commença à sentir peser sur lui des signes qui impliquaient qu’il était l’objet d’une surveillance importune et insistante. Il tenta de changer de lieu de résidence. Sans résultat. Il tenta alors d’effrayer ceux qui l’observaient et le suivaient. Cela ne les découragea pas non plus. Au bout du compte, et conformément au scénario habituel, il reçut la visite de maîtres chanteurs. Ceux-ci lui proposèrent une transaction à l’amiable. En échange de leur silence, il devrait utiliser son savoir-faire en participant à leur projet d’attaque de la succursale n° 2 de la Banque nationale. Bien entendu, on lui affirma que cette demande était la première et la dernière. Le scénario se déroula comme il se déroule toujours. Il refusa. Ils insistèrent. Et, comme c’est toujours le cas, il finit par se laisser convaincre.

Moses expliquait qu’il n’avait pas eu d’autre solution. Il ne craignait pas la mort en soi : chez lui, on savait surmonter la peur de la mort. À cette étape, il aurait même pu traiter par un mépris relatif les menaces sur la divulgation de sa véritable nature : rien de plus facile pour lui que de démonter tout le matériel compromettant, et de jouer le rôle du riche oisif au-dessus de tout soupçon ; quant aux déclarations des agents du Champion (ou de ce qu’il en serait resté s’ils avaient eu à se frotter aux robots), on pouvait tabler sur le fait qu’elles ne seraient guère prises au sérieux. Mais mort ou dénonciation présentaient un inconvénient majeur : freiner pour longtemps le gigantesque travail de recherche qui avait été entrepris plusieurs années auparavant et qui se développait d’une manière si encourageante. Bref, il avait choisi de céder au Champion ; un choix risqué, mais qui tenait compte d’un point important — les pertes occasionnées à la succursale de la Banque nationale pourraient aisément être réparées et indemnisées en or pur.

La petite expédition à la Banque nationale se déroula comme prévu, et le Champion disparut du paysage. Mais ce répit fut de courte durée : un mois plus tard, il surgit à nouveau de l’ombre. Cette fois-ci, il était question d’un fourgon blindé rempli d’or. Mais dans l’intervalle la situation s’était radicalement modifiée. Le Champion, qui était une crapule intelligente, présenta à sa malheureuse victime un témoignage signé de huit témoins et retirant à Moses toute possibilité d’alibi ; à cela il joignait un film tourné pendant le hold-up — et où ne figuraient pas seulement les trois ou quatre gangsters que l’appât d’honoraires considérables avait attirés devant la caméra, malgré la prison en perspective ; où surtout l’on voyait très bien Olga avec le coffre sous le bras, et Moses en personne, occupé à manipuler un des appareils de sa panoplie (un « générateur-briseur »). Désormais, si Moses refusait de se plier aux exigences du Champion, il aurait devant lui autre chose qu’un scandale de publications à quatre sous. Devant lui béait la menace d’une enquête judiciaire en bonne et due forme. Et cela signifiait la révélation au public de ses secrets, et donc un contact prématuré, dans des conditions on ne peut plus inégales pour lui, désavantageuses à un point monstrueux. Ainsi que la plupart des victimes d’un chantage, lorsqu’il avait cédé la première fois, il n’avait pas prévu qu’il serait ensuite serré à la gorge sans possibilité d’en réchapper.

Une situation abominable. S’il refusait, le pire crime à l’égard des siens serait consommé. S’il acceptait… Accepter ne changerait rien, parce que maintenant il comprenait sans ambiguïté quel genre de main de fer s’était refermée autour de son cou. Quant à changer de ville, ou même s’enfuir dans un autre pays, cela n’avait guère de sens : de toute évidence, la main du Champion non seulement était une main de fer, mais en plus elle était capable de le suivre au bout du monde et de le retrouver. Quitter la Terre en catastrophe était également impossible : la mise au point d’une procédure de transfert exigeait dix à douze jours terrestres. Il prit donc contact avec les siens et réclama une évacuation dans les plus brefs délais. Et il avait été obligé d’accomplir un deuxième forfait — ainsi sa dette s’était accrue, elle se montait désormais à trois cent trente-cinq kilogrammes d’or de plus ; le prix à payer pour ce délai qu’il n’avait pas pu réduire. Lorsque le moment du départ avait été proche, il s’était enfui, il avait trompé les espions du Champion en leur donnant à surveiller un double de lui-même. Il savait qu’une traque serait organisée contre lui, il savait que des individus du genre Heenkus renifleraient sa piste tôt ou tard. Mais il avait espéré que son avance serait suffisante…

« Il vous est permis de ne pas me croire, inspecteur, conclut Moses. Mais je tiens à ce que vous compreniez bien : il n’y a qu’une alternative. Soit vous nous laissez reprendre l’accumulateur, et nous essaierons encore de nous tirer d’affaire. Je le répète, dans ce cas, tous les dommages dont vos concitoyens ont eu à souffrir seront réparés en totalité. Soit…» Il se pencha sur sa chope et but une gorgée. « Je vous en prie, essayez de voir les choses en face, inspecteur. Je n’ai pas le droit de tomber vivant entre les mains des représentants des autorités officielles. Autrement dit, je serai fidèle à mon devoir. Je ne peux pas risquer l’avenir de nos deux mondes. Cet avenir vient seulement de prendre son départ, il n’est pour l’instant qu’à l’état d’ébauche. Je reconnais mon échec. Mais si je suis le premier observateur envoyé sur votre Terre, je ne suis pas le dernier. Vous comprenez cela, inspecteur ? »

Je voyais surtout très clairement que je me trouvais dans une position à peu près intenable.

« Et, précisément, quelle était la nature de votre travail parmi nous ? » demandai-je.

Moses secoua la tête.

« Voilà une explication que je ne peux pas vous donner, inspecteur. J’effectuais des recherches sur les possibilités d’un contact. Je préparais ce contact. Mais, concrètement… Vous savez, inspecteur, il est difficile de concevoir un problème plus complexe. Et vous n’êtes pas spécialiste.

— Vous pouvez disposer, dis-je. Appelez Luarwick. Je désire l’interroger. »

Moses se leva pesamment et sortit. Je m’accoudai sur le bureau, la tête en appui contre les poings. Le Lüger me rafraîchissait la joue droite et c’était une sensation agréable. Une idée me traversa l’esprit : j’avais ce Lüger soudé à la main exactement comme Moses semblait avoir une chope en prolongement naturel du corps. J’étais ridicule. J’étais pitoyable. Je me détestais. Je détestais Zgoot et ses conseils d’ami.

Je détestais toute cette bande rassemblée à l’intérieur de l’auberge. Croire ? Ne pas croire ?… Inutile de le nier, j’avais en fait été convaincu par ce que j’avais entendu. Je n’étais pas un débutant dans ce métier, un petit jeune avec une seule année d’expérience ; et j’étais capable de sentir quand un homme disait la vérité. Un homme ! Voilà tout le problème ! Si j’ajoutais foi à leurs déclarations, ce n’étaient plus des humains que j’avais en face de moi ! Non, non… interdit… je n’avais pas le droit de croire à des choses pareilles. Croire revenait à accepter un suicide pur et simple, si l’on résumait bien. Impliquait pour moi d’assumer une responsabilité qu’il n’était pas dans mes attributions de prendre. Une responsabilité dont je ne voulais pas, que je ne voulais pas… non, dont je ne voulais pas… C’était s’engager dans un engrenage où je finirais broyé, écrasé comme une punaise sous un ongle ! Non, merci. Bon, j’avais tout de même attrapé Heenkus. Moses non plus, je n’allais pas le laisser filer. Advienne que pourra ! Non, je n’allais pas laisser filer Moses ! Quelles que soient les conséquences… Et il n’empêche que deux mystères avaient été élucidés : celui de la succursale n° 2 de la Banque nationale, et le mystère du fourgon blindé. Voilà. Point à la ligne. Et si là-dessus intervenaient des questions de politique interplanétaire, moi, je n’étais dans le tableau qu’un misérable policier de rien du tout, et je ne me mêlais pas des grandes décisions réservées aux spécialistes de la politique… Ah ! si seulement je pouvais m’effondrer dans la minute, tomber dans les pommes, comme ce serait bien ! pensai-je avec mélancolie. Ne plus les empêcher d’agir à leur guise, leur laisser le champ libre…

Je tressaillis. La porte avait grincé. Mais ce n’était pas Luarwick qui franchissait le seuil. À sa place, j’avais la visite de Simonet et du patron de l’hôtel. Snevar posa devant moi une tasse de café, Simonet alla chercher une chaise près du mur et s’installa en face de moi. Il me donna l’impression d’avoir fortement maigri, et même d’avoir pris un teint jaunâtre.

« Eh bien, quel est le résultat de vos cogitations, inspecteur ? demanda-t-il.

— Où est Luarwick ? C’est lui que j’avais prié Moses de m’envoyer.

— Luarwick est au plus mal, dit Simonet. Moses est en train de lui appliquer une procédure d’urgence. » Il découvrit ses dents pour un sourire qui n’avait rien d’aimable. « Vous allez les faire mourir, Glebski, et ce sera un acte de crétin borné. Je vous connais depuis peu, il est vrai, pas plus de deux jours, mais je ne m’attendais absolument pas à vous voir incapable d’accepter un autre rôle que celui du pandore crispé sur ses boutons dorés. »

De ma main libre je pris la tasse, l’approchai de mes lèvres et la reposai aussitôt dans la soucoupe. Je ne pouvais plus avaler de café. L’idée même de café avait tendance à se transformer chez moi en haut-le-cœur.

« Fichez-moi la paix, allez-vous-en. Vous êtes tous des bavards inutiles. Alek n’a dans l’esprit que la bonne marche de son établissement, et vous, Simonet, vous n’êtes rien d’autre qu’un intellectuel fatigué…

— Et vous ? dit Simonet. Quel est votre souci principal ? Ce que vous avez dans l’esprit ? Ce qui vous motive ? L’envie d’un galon supplémentaire ?

— Oui, dis-je avec froideur. Exactement. J’ai envie d’un galon de plus. Vous ne pouvez pas savoir à quel point j’adore les galons.

— Vous n’êtes dans la police qu’un minuscule rouage sans importance, dit Simonet. Or, du fond de l’infini, le destin vous envoie une étoile. Pour la première et la dernière fois de votre existence. L’heure de gloire de l’inspecteur Glebski ! Entre vos mains, soudain, se trouve une décision dont l’importance est vraiment fondamentale… Et vous vous conduisez comme le pire des attardés en uniforme…

— Fermez-la, dis-je d’un ton las. Cessez de discutailler pour rien et réfléchissez au moins une minute. Laissons de côté le fait que Moses soit un criminel tout ce qu’il y a de plus classique. Il est net que vous n’avez pas la moindre notion de ce que l’on appelle la légalité. Apparemment, vous devez imaginer qu’il y a deux types de légalité, une pour les êtres humains et une autre pour les vampires. Mais laissons cette question de côté. Admettons qu’il s’agisse bien d’extraterrestres. Admettons qu’ils aient bel et bien été victimes d’un chantage. Maintenant, le contact avec un grand C…» Je fis un geste plutôt mou avec la main qui tenait le Lüger. « L’amitié entre les mondes étrangers, et cætera. Question : que sont-ils en train de mijoter sur Terre ? Moses a reconnu lui-même qu’il avait une mission d’observation. Il observait quoi, exactement ? De quels renseignements ont-ils besoin ?… Votre ricanement est superflu… oui, superflu… Nous sommes ici tous les deux à faire de la science-fiction, or dans les romans de science-fiction, pour autant que je me souvienne, les extraterrestres qui débarquent sur notre planète nous espionnent dans l’intention de préparer une invasion. Comment, à votre avis, dois-je réagir à ces données — moi, le petit fonctionnaire à boutons dorés ? Dois-je accomplir mon devoir ou non ? Et vous-même, Simonet, en tant que Terrien, que pensez-vous du devoir à accomplir ? »

Simonet sourit sans mot dire et me mesura du regard. Le patron marcha jusqu’à la fenêtre et leva le store. Je me tournai vers lui.

« Pourquoi faites-vous cela ? »

Snevar ne répondit pas immédiatement. Il s’était collé le visage contre la vitre et examinait le ciel.

« C’est parce que j’observe la situation sous tous ses angles, Peter », prononça-t-il lentement, sans me regarder. « J’attends. J’attends, Peter… Vous devriez ordonner à cette petite de rentrer à la maison. Là-bas, sur la neige, elle constitue une cible idéale… Moi, elle refuse de m’écouter…»

Je posai le Lüger sur la table, saisis la tasse à deux mains et, les yeux clos, m’obligeai à avaler plusieurs gorgées. Une cible idéale… Tous, ici, nous étions des cibles idéales… Et soudain je sentis qu’une poigne puissante m’immobilisait les coudes dans le dos. J’ouvris les yeux et fus secoué par un spasme. Ma douleur à la clavicule était si aiguë que j’hésitais à la frontière de l’évanouissement.

« Ce n’est rien, Peter, ce n’est rien », articula Snevar, avec une sorte de tendresse. « Vous tiendrez le coup. »

Simonet était en train d’enfiler le Lüger à l’intérieur d’une de ses poches. Il avait une mine coupable, tout autant que préoccupée.

« Traîtres ! » m’écriai-je, sans être encore revenu de ma surprise.

« Non, non, Peter, dit le patron. Mais il faut être raisonnable. La conscience humaine ne vit pas que de lois et de règlements. »

Simonet fit un pas en ma direction, m’abordant sur le côté, avec prudence, et il tapota ma poche de veste. Les clés tintèrent. Je me couvris de sueur, en prévision de la douleur atroce qui allait se déchaîner, puis je me mis à me débattre. En vain. Quand je refis surface, Simonet était déjà en train de franchir la porte et il avait la mallette sous le bras. Le patron continuait à me bloquer les coudes. Sa voix angoissée recommandait à Simonet qui disparaissait :

« Essayez de faire vite, Simonet, essayez de faire le plus vite possible. Il est dans un sale état…»

Je voulus parler, dire quelque chose, mais ma voix me trahit et seul un son rauque sortit de ma gorge. Le patron se pencha par-dessus ma tête. Il manifestait une inquiétude visible.

« Seigneur, Peter, dit-il. Vous êtes décomposé…

— Bandits…, rauquai-je. Je vais tous vous…

— Oui, oui, bien sûr, admit le patron avec docilité. Vous allez tous nous arrêter, et vous aurez raison, mais patientez un peu, ne vous débattez pas… Parce que même si vous avez très mal, je ne vous lâcherai pas…»

Non, il ne me lâcherait pas. J’avais déjà, auparavant, remarqué qu’il était taillé comme un ours, mais malgré tout je ne m’étais pas attendu à une prise aussi inexorable. Je me renversai sur le dossier de la chaise et cessai de résister. J’étais soudain dans le cirage, envahi d’une indifférence obtuse. Et au plus profond de l’âme je ressentais une faible tiédeur, un soulagement : désormais la situation était indépendante de ma volonté, et la responsabilité des événements incombait à d’autres. Apparemment, je dus m’évanouir à nouveau, car je me retrouvai ensuite sur le plancher. Snevar était agenouillé près de moi et me tamponnait le front ; je sentais sur mes tempes un chiffon humide et glacé. À peine avais-je ouvert les yeux qu’il approcha de mes lèvres le goulot d’une bouteille. Il était extrêmement pâle.

« Je voudrais m’asseoir, dis-je. Aidez-moi. »

Il s’exécuta aussitôt, sans élever la moindre objection. La porte était grande ouverte, un courant d’air froid courait sur le sol, on entendait l’écho de voix excitées, puis quelque chose tomba avec un bruit effroyable, et il y eut un craquement violent. Une grimace de pure souffrance déforma les traits de Snevar.

« Maudite malle, prononça-t-il d’une voix oppressée. Ils ont dû me défoncer le mur une nouvelle fois…»

Sous la fenêtre retentit la voix de Moses ; un hurlement d’une puissance surhumaine :

« Tout le monde est prêt ? En avant !… Adieu, humanité ! Nous nous reversons ! Et ce sera une vraie rencontre !…»

En réponse Simonet cria quelque chose d’indistinct, et ensuite les vitres tremblèrent sous l’effet d’un sifflement sinistre qui ressemblait à un cri d’aigle en chasse. Puis tout se tut. Je me mis debout et avançai vers la porte. Le patron marchait à côté de moi avec l’intention de me soutenir si besoin était. Sa large physionomie avait la blancheur et la vague absence de fermeté d’une boule de coton, la sueur coulait le long de son front. Il remuait les lèvres sans qu’un son sorte de sa bouche ; je suppose qu’il priait.

Nous débouchâmes dans le hall vide, où soufflait une bise polaire, et le patron balbutia : « Sortons, Peter, vous avez besoin de respirer un peu d’air frais…» Je le repoussai et me dirigeai vers l’escalier. Au passage, et cela avec une satisfaction mauvaise, venant de loin, je notai que la porte d’entrée avait été complètement arrachée. Sur l’escalier, juste sur la première marche, je fus pris de vertige et dus me raccrocher à la rampe. Snevar se précipita, mais je l’écartai d’un coup d’épaule — celle qui n’avait pas été cassée — et lui lançai : « Foutez-moi le camp, vous entendez ?…» Et il disparut. J’effectuai comme une limace la pénible ascension de l’étage. Marche par marche, les mains crochetées à la rampe. Brunn passa à ma rencontre et se plaqua contre le mur, comme si j’étais un objet d’épouvante. Puis j’atteignis le palier et partis le long du corridor. En chancelant. La porte de la chambre d’Olaf était béante, la chambre vide, et la violente odeur de produits pharmaceutiques s’était répandue dans tout le couloir. Parvenir jusqu’à mon lit, pensai-je. Seulement cela : parvenir jusqu’à mon lit, m’allonger… Et à cet instant un cri déchira l’espace. Un cri perçant :

« Là-bas ! Les voilà ! Trop tard ! Ah ! malédiction ! Trop tard ! »

Puis cette voix se brisa. En bas, dans le hall, il y eut les bruits d’une course, quelque chose tomba, roula, et soudain j’entendis un vrombissement lointain, régulier. Je fis demi-tour et m’élançai en trébuchant vers l’escalier du grenier…

En face de moi se déploya une brusque et vaste tache blanche, la vallée enneigée. Le scintillement du soleil m’obligea à plisser les yeux. Je fus tout d’abord aveuglé ; puis je distinguai des traces de skis ; deux traces bleuâtres et parfaitement rectilignes. Elles se dirigeaient vers le nord, de biais par rapport à L’hôtel, et à l’endroit où elles aboutissaient, j’aperçus les silhouettes des fuyards : très nettes, comme dessinées sur une page blanche. Je suis doté d’une excellente vue, et je pus en discerner tous les détails. Et jamais plus je ne verrai de spectacle aussi violemment saugrenu, aussi bizarre.

En tête fonçait Mme Moses, et Mme Moses portait sous le bras une gigantesque malle noire, et sur ses épaules trônait pesamment le vieux Moses en personne. À droite, un peu en retrait, Olaf filait d’une magnifique foulée de ski de fond, en style finnois, et sur son dos était installé Luarwick. La vaste jupe de Mme Moses flottait au vent, derrière Luarwick battait le drapeau entortillé de sa manche vide ; et le vieux Moses n’arrêtait pas une seconde de frapper sa monture à coups terribles et furieux, levant et abaissant sans discontinuer le faisceau de lanières de son fouet. Ils avançaient vite, à une allure qui dépassait les capacités humaines, surnaturelle, et pendant ce temps l’hélicoptère descendait en oblique pour leur couper la route, brillant au soleil de toutes ses pales et de toutes les vitres de sa cabine.

La vallée s’était emplie du rugissement suraigu du moteur, l’hélicoptère descendait lentement, comme paresseusement, puis il survola les fuyards, les dépassa, revint sur eux, perdit encore de l’altitude, et eux continuaient à foncer tout droit, à toute vitesse, à traverser la vallée comme s’ils ne voyaient rien, n’entendaient rien, et à ce moment-là au milieu du vrombissement monotone et assourdissant apparut un nouveau bruit, un crépitement hargneux, hoquetant, et les fuyards soudain zigzaguèrent, puis Olaf tomba et resta allongé sur le sol sans plus bouger, puis Moses roula à terre, s’effondra dans la neige, et je sentis Simonet qui m’agrippait par le col et me sanglotait dans l’oreille : « Tu as vu ? Hein ? Tu as vu ? Hein ?…» Puis l’hélicoptère resta suspendu au-dessus des corps inanimés et se posa doucement, nous empêchant de voir ceux qui étaient immobiles et ceux qui tentaient encore de ramper… Les pales soulevèrent un tourbillon de neige, il y eut ce nuage blanc, scintillant, moutonneux, dressé sur le fond bleu sombre des falaises à pic. À nouveau se répercuta jusqu’à nous le crépitement aboyeur de la mitrailleuse, et Alek s’accroupit, le visage caché dans les mains, et Simonet continuait à sangloter et à crier : « C’est de sa faute, à ce crétin ! Il a eu ce qu’il voulait, ce crétin, cet assassin ! »

Avec la même douce lenteur, l’hélicoptère se haussa hors du nuage de neige, puis s’inclina vers le ciel dont le bleu clair avait une brutalité insoutenable, et finalement fondit derrière la crête. Et alors, depuis l’étage du dessous, monta le long hurlement plaintif de Lel.

Plus de vingt années ont passé depuis lors. Il y a déjà un an que j’ai pris ma retraite. Je suis grand-père, et il m’arrive parfois de raconter cette histoire à la plus jeune de mes petites-filles. Il est vrai que dans la version que j’en donne à cette occasion, l’histoire se termine toujours bien : les extraterrestres réussissent à rentrer chez eux sans dommages, s’envolent dans une fusée étincelante, et la bande du Champion est mise hors d’état de nuire, car les policiers arrivent à temps. Au début, mes extraterrestres mettaient le cap sur Vénus, mais ensuite, quand les premières expéditions ont débarqué sur cette planète, j’ai dû faire déménager M. Moses dans la constellation du Bouvier. Et d’ailleurs, ce n’est pas de cela que je voulais vous entretenir.

Les faits, tout d’abord. Deux jours plus tard, le Goulot de Bouteille fut dégagé. Je fis venir la police et lui remis Heenkus, ainsi qu’une somme d’un million cent quinze mille couronnes, et en prime mon rapport détaillé sur les circonstances de l’affaire. Cependant l’enquête n’apporta aucune conclusion décisive. À l’endroit où la neige avait été piétinée et lacérée, on retrouva bien cinq cents balles en argent, et même un peu plus, mais l’hélicoptère du Champion avait emporté les corps et n’avait plus été repéré nulle part. Au bout de quelques semaines, un couple de skieurs de randonnée, que leur itinéraire avait menés à peu de distance de notre vallée, déclara avoir vu un hélicoptère s’écraser dans le lac des Trois Mille Vierges. On organisa des recherches, mais on ne parvint pas à trouver le moindre élément intéressant. Il est connu que la profondeur de ce lac atteint par endroits quatre cents mètres, que son fond est formé de glace et que le relief de ce fond se modifie en permanence. Selon toute vraisemblance, le Champion périt dans cet accident — en tout cas, il ne fit plus aucune apparition sur la scène du grand banditisme. Grâce aux renseignements fournis par Heenkus, très préoccupé de sauver sa tête, la bande du Champion fut en partie mise sous les verrous, tandis que le reste s’égaillait sur tout le territoire de l’Europe. Les gangsters tombés entre les mains de la justice n’ajoutèrent rien de significatif aux déclarations que Heenkus avait renouvelées devant les magistrats : tous étaient convaincus que Belzébuth était un puissant sorcier, quand ils ne parlaient pas du diable en personne. Simonet émit l’hypothèse que l’un des robots, alors qu’il avait été chargé dans l’hélicoptère, avait repris conscience et dans un dernier sursaut d’énergie s’était mis à casser tout ce qui se trouvait à sa portée. Cette version est très plausible. Et dans ce cas, je n’envie pas les derniers moments du Champion…

Simonet était alors devenu le principal spécialiste de ce problème. Il avait constitué des commissions d’enquête, écrivait dans les journaux et les revues, faisait des interventions télévisées. J’avais appris qu’il était effectivement un physicien de premier plan. Ce qui ne l’aidait pas, d’ailleurs. Il ne put tirer parti de son autorité scientifique considérable, et même s’il avait rendu auparavant des services à la nation, il n’en obtint aucun bénéfice. J’ignore ce que l’on raconta sur lui dans les sphères scientifiques, mais il me semble qu’il ne reçut aucun soutien de la part de ses confrères. Des commissions, c’est indéniable, se mirent en place, travaillèrent, et tous furent invités à y participer en tant que témoins, tous, y compris Kaïssa, mais, pour autant que je sache, aucune revue scientifique ne publia la moindre ligne sur cette question. Les commissions s’étiolaient, agonisaient, se reformaient à nouveau, adhéraient à la Société d’enquête sur les soucoupes volantes, puis s’en séparaient avec fracas ; tantôt les matériaux réunis faisaient l’objet d’un décret de « Secret-Défense » promulgué par les autorités ; tantôt ces mêmes matériaux voyaient le jour de manière tapageuse dans plusieurs organes de presse à fort tirage ; des dizaines et même des centaines de phraseurs incompétents et d’escrocs s’étaient agglutinés comme des mouches à cette affaire ; et plusieurs brochures avaient été commercialisées, rédigées par de faux témoins et des sources douteuses. En conclusion, Simonet se retrouva isolé avec un petit cercle d’enthousiastes — jeunes savants et étudiants. Ils réalisèrent plusieurs expéditions et ascensions aux alentours des falaises du Goulot de Bouteille, avec pour objectif de mettre au jour des restes de la station détruite. Au cours de l’une de ces expéditions, Simonet dévissa et se tua. Rien de probant ne fut découvert dans les montagnes.

Tous les autres acteurs de ces événements sont encore en vie aujourd’hui. Il y a peu de temps, j’ai lu un article relatant l’hommage solennel qui avait été rendu à du Barnstokr au cours d’un congrès de la Société internationale de magie et d’illusionnisme : ceci à l’occasion des quatre-vingt-dix ans du vieil homme. À la réunion de gala « participait la charmante nièce du grand illusionniste, Brunehilde Kahn, accompagnée de son époux, le célèbre cosmonaute Perry Kahn ». Heenkus a été condamné à la perpétuité ; il purge sa peine et écrit chaque année une demande d’amnistie. Peu après son incarcération, il a été victime de deux tentatives d’exécution, et il a reçu une grave blessure à la tête, mais il en a réchappé. Il paraît qu’il s’est pris de passion pour la sculpture sur bois et que ce qu’il produit est assez intéressant, du moins d’un point de vue pécuniaire. L’administration pénitentiaire ne se plaint pas de lui ; au contraire, même. Kaïssa s’est mariée, elle a quatre enfants. L’année dernière, au cours d’une visite à Alek, j’ai eu l’occasion de la rencontrer. Elle vit dans un faubourg de Mursbruck et elle a très peu changé : une petite grosse, bête comme ses pieds, et incapable d’entendre une phrase sans pouffer. Je suis persuadé que la tragédie est passée à côté de sa conscience sans l’égratigner si peu que ce soit, et sans y laisser la moindre trace, Alek et moi sommes grands amis. L’hôtel prospère sous un nouveau nom — Auberge du Zombi interplanétaire — et comporte à présent deux bâtiments. Le deuxième bâtiment de la vallée a été construit avec des matériaux modernes, il abonde en gadgets électroniques et me déplaît au plus haut point. Lorsque je viens rendre visite à Alek, je m’installe toujours dans la vieille chambre que j’occupais lors de mon premier séjour, et nous passons la soirée près de la cheminée, comme au bon vieux temps, en buvant du vin chaud aromatisé à la cannelle. Hélas, maintenant, un seul verre nous suffit pour toute une soirée… Alek a beaucoup maigri, il s’est desséché et s’est laissé pousser la barbe ; son nez est rouge bordeaux ; mais il aime toujours prendre soudain un ton de confidence, une voix assourdie, et ne dédaigne pas, à l’occasion, de mystifier tel ou tel de ses clients. Comme autrefois il poursuit ses recherches d’inventeur ; un nouveau type de moteur éolien a même été breveté à son nom. Le diplôme qu’il a reçu à cette occasion a été mis sous verre, encadré et suspendu au-dessus du vieux coffre-fort, dans le vieux bureau de réception. Les moteurs à mouvement perpétuel, qu’ils se rattachent à la première ou à la seconde génération, attendent toujours leur heure de gloire ; il ne leur manque plus que deux ou trois perfectionnements pour être vraiment au point. D’après les explications d’Alek, pour que ces fameux mouvements perpétuels puissent fonctionner sans interruption, il faut patienter jusqu’à ce que quelqu’un ait inventé une matière plastique inusable. Je me sens toujours très bien chez Alek. J’y suis au calme, entouré d’attention et de confort. Mais un jour il m’a avoué en chuchotant qu’il avait caché au fond de sa cave une mitrailleuse Bren — par mesure de précaution.

J’ai complètement oublié de mentionner le saint-bernard, Lel. Lel est mort. De vieillesse, tout simplement. Alek se plaît à raconter que ce chien étonnant avait acquis de solides rudiments de lecture peu de temps avant de s’éteindre.

À présent, quelques mots sur moi. Au cours des interminables journées de service, des nuits de garde, pendant mes promenades solitaires ou tout bêtement pendant les heures d’insomnie, j’ai eu des milliers et des milliers de fois le loisir de réfléchir à ce qui s’était passé et de me poser la question, toujours cette même et unique question ; avais-je raison ou tort ? Formellement parlant, j’avais raison ; mes supérieurs hiérarchiques ont estimé que mes actes avaient été conformes à ce qu’avaient exigé les circonstances ; seul l’un d’eux, le directeur de mon département, m’a légèrement blâmé pour ne pas avoir rendu la valise aussitôt, car en la retenant j’avais exposé des témoins innocents à un risque superflu. Pour la capture de Heenkus et la récupération de plus d’un million de couronnes j’ai obtenu une prime, et lorsque je suis parti à la retraite, j’avais le grade d’inspecteur-chef, le maximum auquel je pouvais prétendre. J’ai eu un mal de chien à rédiger mon rapport sur toute cette étrange affaire. Je devais exclure de mon texte officiel toute allusion à une attitude subjective de ma part ; et finalement, je crois que j’y suis arrivé. En tout cas je ne suis pas devenu l’objet de la risée générale, et à mon nom n’a pas été accolée une étiquette de fantaisiste impénitent. Il est évident que le rapport comportait des lacunes. Comment aurait-il été possible de décrire dans un procès-verbal de la police quelque chose comme cette lugubre poursuite à skis sur la plaine enneigée ? Quand je suis malade et que je commence à avoir de la fièvre, je ne cesse de revoir ce spectacle grotesque, d’un grotesque qui ne se réfère pas à des images humaines ; et dans mon délire j’entends à nouveau ce sifflement qui me glace l’âme, et ce cri d’aigle à l’attaque… Non, d’un point de vue formel tout se termina comme il faut. Je ne nie pas que j’aie dû subir de temps en temps des plaisanteries de la part de mes camarades de travail, mais ces joyeuses remarques furent toujours amicales et dépourvues de causticité. À Zgoot, en revanche, je confiai plus de choses qu’aux autres. Il réfléchit pendant un long moment, se gratta les joues où pointait une barbe drue et piquante, laissa échapper des nuages de tabac de pipe qui empuantirent l’atmosphère, mais finalement se trouva incapable de prononcer une conclusion sensée ; et il me promit de ne rien divulguer des confidences que je lui avais faites. Plus d’une fois il m’est arrivé d’orienter sur ce thème mes conversations avec Alek. À chaque reprise, il a répondu par monosyllabes. Une fois seulement il s’est caché les yeux derrière la main et a reconnu que ce qui l’avait préoccupé avant tout avait été la vie de ses clients et l’intégrité de son bâtiment. Il me semble qu’ensuite il eut honte de cet aveu et qu’il regretta de l’avoir prononcé. Quant à Simonet, il ne m’adressa plus un mot jusqu’à sa mort.

Oui, il s’agissait probablement d’extraterrestres, à la réflexion. Je ne me suis jamais exprimé nulle part sur cette question, je n’ai jamais donné mon point de vue personnel. Lorsque j’ai été appelé à témoigner devant les commissions d’enquête, je m’en suis toujours tenu, rigoureusement tenu à la sécheresse des faits et à l’exposé officiel que j’avais présenté à l’administration. Mais aujourd’hui je n’ai à peu près plus de doutes. L’homme a posé le pied sur Mars et sur Vénus, pourquoi l’inverse serait-il inconcevable, l’atterrissage sur notre planète de visiteurs venus d’ailleurs ? Et autre chose ; en dehors de celle-ci, il est impossible d’inventer une version capable d’éclairer les zones obscures de cette histoire. Alors, des extraterrestres ? J’ai tellement médité là-dessus que je ne crains plus de l’affirmer : oui, et rien d’autre. Ces pauvres extraterrestres s’étaient fait piéger et plumer comme des poulets, et mon comportement ajoutait à leurs malheurs une dureté qu’ils ne méritaient pas. Tout venait du fait qu’ils avaient débarqué sur Terre à un mauvais moment, trop tôt, et qu’ils y avaient rencontré des représentants de l’humanité qui n’étaient pas les bons, ceux avec qui ils auraient dû entrer en contact. Qui avaient-ils rencontré ? Des gangsters, puis la police. Pas de chance… Enfin… Et s’ils étaient tombés sur des services de contre-espionnage, ou sur des militaires ? Est-ce qu’ils auraient été en meilleure posture ? Je ne crois pas…

Je n’ai pas la conscience tranquille, voilà ce qui ne va pas. Jamais je ne pensais devoir être confronté à ce genre de sentiment : avoir agi de manière correcte, avoir l’âme propre devant Dieu, devant la loi et devant les hommes, et malgré tout, ne pas avoir la conscience tranquille. Il m’arrive de me sentir extrêmement coupable ; dans ces moments-là, je suis obsédé par le désir de retrouver l’un d’eux et de supplier que l’on me pardonne. L’idée que l’un d’entre eux, peut-être, continue à errer parmi les hommes, déguisé, masqué, méconnaissable, cette idée ne me laisse pas en repos. J’ai même adhéré quelque temps à la Société Adam Adamski, et je m’y suis fait délesté de sommes d’argent appréciables, avant de comprendre que tout cela n’était que phrases creuses, et que la Société Adam Adamski ne m’aiderait jamais à retrouver les amis de Moses et de Luarwick…

Oui, ils sont arrivés trop tôt. Nous n’étions pas préparés pour cette rencontre. Et même maintenant, nous ne sommes pas prêts à un contact. Même maintenant, et même moi, qui ai vécu ces tristes événements et qui ai longtemps tourné et retourné le problème sous toutes ses coutures, même moi, si j’avais à affronter à nouveau une situation comparable, je commencerais par m’interroger : comment savoir s’ils disent la vérité, s’ils ne dissimulent pas une partie de leurs intentions, si derrière leur apparition ne se cache pas quelque chose qui serait pour nous un immense malheur ? Je suis un vieillard, certes ; mais je pense à mes petits-enfants…

Quand je me sens vraiment très mal, ma femme vient s’asseoir à côté de moi et elle s’efforce de me consoler. Elle me répète que, même si je n’avais pas accumulé les obstacles sur la route de Moses, même si tous les fuyards avaient réussi à s’enfuir sains et saufs, l’histoire n’aurait pu faire l’économie d’une tragédie tout aussi horrible, car alors les gangsters se seraient attaqués à l’hôtel et auraient massacré tous ceux qui se trouvaient à l’intérieur. Et elle a raison à cent pour cent. C’est même moi qui lui ai suggéré cette version, mais il y a fort longtemps, et elle a déjà oublié qu’il ne s’agit pas pour elle d’une réflexion personnelle. Ces phrases consolatrices m’apaisent. Mais pas beaucoup, et de toute façon pas très longtemps. Car bien vite ma mémoire me souffle que Simon Simonet ne m’a plus adressé la parole jusqu’à sa mort. Dans mes souvenirs défilent les nombreuses occasions où j’ai été en face de lui, ou très près de lui : au procès de Heenkus, dans les studios de la télévision, et au cours de tant et tant de séances de la commission d’enquête… Et je me rappelle qu’il ne m’a plus jamais adressé la parole. Plus jamais dit un mot. Plus un seul. Plus jamais.

KOMAROVO-LENINGRAD.

Janvier-avril 1969.


Achevé d’imprimer en avril 1988

sur les presses de l’Imprimerie Bussière

à Saint-Amand (Cher)

— N° d’édit. 2756.

— N° d’imp. 3909.

— Dépôt légal : mai 1988

Imprimé en France


En français dans le texte.

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