CHAPITRE QUATRE

Sur le matin, la tempête s’apaisa. Je me tirai du lit au lever du jour. L’hôtel dormait encore. En caleçons, je bondis sur le seuil et me frictionnai consciencieusement de poudreuse fraîche, avec force gloussements et petits cris ; une manière de neutraliser les ultimes conséquences néfastes des trois verres de vin chaud absorbés la veille. À l’est pointait le soleil, encore à peine discernable derrière les découpures des sommets ; l’ombre violette du bâtiment s’allongeait en direction de la vallée. À droite sur la façade, je notai que la troisième fenêtre du premier étage était grande ouverte. Quelqu’un avait sans doute désiré, malgré le froid de la nuit, se remplir les poumons de l’air salubre des montagnes.

Je remontai dans ma chambre, m’habillai, fermai la porte à clé et redescendis à l’office. En sueur, les joues écarlates, Kaïssa était déjà en pleine action et se démenait à la cuisine près du fourneau allumé. Elle m’apporta une tasse de cacao et un sandwich. Sans me soucier de m’asseoir, j’anéantis sur-le-champ l’un et l’autre, tout en prêtant une oreille distraite à la chansonnette que fredonnait le patron occupé à bricoler dans son atelier. Si seulement je pouvais ne rencontrer personne, pensai-je. Ne pas avoir à partager les trésors du matin. Je pensais à ce jour nouveau, au ciel sans taches, à l’or du soleil, à la vallée vide et toute duveteuse, et soudain, je me sentais aussi avare que l’espèce d’homoncule arrivé la veille à l’auberge, ce petit bonhomme serré jusqu’aux sourcils dans sa fourrure et capable de déclencher un scandale pour cinq malheureuses couronnes. (Heenkus, avoué, administrateur de biens appartenant à des mineurs, en congé de maladie.) Et par bonheur, mis à part Lel, je ne rencontrai personne. Avec autant d’indifférence que de bienveillance, le saint-bernard me regarda boucler mes fixations. Et ensuite le matin fut à moi : le ciel pur, l’or du soleil, la blancheur duveteuse de la vallée. Pour moi seul.

J’effectuai une course qui me mena à la rivière, ce qui représentait un aller et retour de dix milles. Lorsque je revins à l’auberge pour manger un morceau, la vie y battait son plein. Toute la population s’était déversée au-dehors afin de se réchauffer aux rayons de l’astre du jour. À la grande joie des spectateurs, la jeune créature et son Bucéphale éventraient et étripaient les amoncellements formés par la neige fraîche ; tous deux crachaient des nuages de vapeur. L’avoué spécialisé dans la gestion des biens de mineurs avait quitté son manteau de fourrure et on le voyait mieux à présent : un petit être à l’apparence noueuse, au visage pointu, dans les trente-cinq ans, et qui hululait en traçant autour de l’hôtel des huit compliqués ; il n’allait pas très loin, d’ailleurs. M. du Barnstokr s’était lui aussi perché sur des skis et, déjà saupoudré des pieds à la tête, il ressemblait à un bonhomme de neige incroyablement long et effrité. Pour ce qui concerne le Viking, Olaf, il était en train de faire une démonstration de danse à skis ; je me sentis passablement mortifié lorsque je compris qu’il s’agissait d’un véritable champion. Trois personnes contemplaient cette scène depuis la terrasse du toit : Mme Moses, éblouissante dans une gracieuse pèlerine fourrée ; M. Moses, en pourpoint et brandissant son inévitable chope métallique ; et le patron de l’hôtel, lancé dans je ne sais quelles explications. Je cherchai du regard M. Simonet. Le grand physicien devait lui aussi se trouver dans les parages. À trois milles de distance, j’avais déjà commencé à entendre ses hennissements et ses aboiements. Et je finis par l’apercevoir : il était suspendu au sommet d’un poteau télégraphique lisse comme un œuf et il me faisait un salut militaire.

Je bénéficiai d’un accueil très chaleureux. M. du Barnstokr vint me dire que j’avais à présent un rival digne de moi ; depuis la terrasse tinta la voix de Mme Moses, une clochette argentine, et j’entendis que M. Olaf était splendide, un dieu viril. J’en fus piqué, et c’est pourquoi je ne tardai pas à commettre une bêtise. Quand la jeune créature (aujourd’hui, aucun doute n’était permis, c’était un garçon, un de ces anges barbares sans manières et sans morale) proposa une course à skis derrière la moto, je ramassai aussitôt l’extrémité du filin, conscient de défier ainsi à la fois le Viking et le destin.

Une dizaine d’années auparavant, j’avais pratiqué ce sport.

Manifestement, à l’époque, l’industrie mondiale des motocyclettes n’avait pas encore produit des engins du type Bucéphale. Je devais être aussi un peu plus en forme. Bref, trois minutes plus tard, j’étais revenu devant le perron de l’hôtel. Mais ma réputation de lion des neiges en avait pris un sacré coup. J’entendis Mme Moses demander si quelqu’un ne devrait pas me frictionner, et M. Moses suggérer en grommelant de « frictionner jusqu’à l’os ce sportif à la manque ». Le patron n’avait mis qu’une seconde avant de réapparaître au rez-de-chaussée ; il me passa sous les épaules un bras secourable et m’exhorta à avaler de toute urgence une rasade de sa liqueur merveilleuse, « le breuvage aromatique et tonique qui s’imposait pour combattre la douleur et rétablir paix et équilibre de l’âme ». Depuis le sommet du poteau télégraphique pleuvaient sur moi les mugissements et les sanglots moqueurs de M. Simonet. M. du Barnstokr avait appuyé sa main contre son cœur et dispensait à la ronde mille et mille excuses. Quant à Heenkus, l’avoué, il s’était approché, et agitant la tête avec une sorte de frénésie, il interrogeait tout le monde à propos du nombre des fractures et de l’endroit « où on avait emporté le blessé ».

On me secoua, on me palpa, on me massa ; des mains pleines de sollicitude m’essuyaient le visage, écopaient la neige qui s’était réfugiée sous mon col ; quelqu’un alla fouiller dehors à la recherche de mon casque. Puis Olaf Andvaravors saisit à son tour l’extrémité du filin, et la sollicitude décrût autour de moi ; les sauveteurs s’étaient détournés pour se délecter d’un nouveau spectacle — d’un spectacle assez impressionnant, il faut bien le reconnaître. Oublié, abandonné de tous, j’en étais encore à remettre de l’ordre dans mes affaires, que déjà les acclamations de la foule inconstante saluaient une nouvelle idole. Mais la roue de la Fortune est cruelle pour tout le monde ; peu importe qui vous êtes, dieu blond ou fonctionnaire de police vieillissant. Le Viking atteignait l’apogée de son triomphe, il s’appuyait de manière photogénique sur ses bâtons, couvrait Mme Moses de radieux sourires et, devant le perron, abordait les derniers mètres de son apothéose, lorsque Dame Fortune déplaça légèrement sa roue. L’air très affairé, Lel le saint-bernard accosta le vainqueur, le flaira avec insistance et soudain, avec un geste précis et bref, leva la patte pour arroser ses chaussures. C’était plus que ce que j’aurais pu rêver. J’entendis le cri perçant de Mme Moses, puis une explosion d’indignation qui se répercuta en multiples éclats de voix. Je quittai la scène pour rejoindre l’intérieur de l’auberge. Par nature, je ne suis pas homme à me réjouir du malheur d’autrui ; mais j’aime que la justice soit respectée. En toutes choses.

Je vis Kaïssa dans la salle à manger et je m’informai auprès d’elle au sujet des douches de l’hôtel. Non sans difficulté, je finis par comprendre qu’une seule d’entre elles fonctionnait, celle qui était située au rez-de-chaussée. Je courus chercher du linge propre et une serviette et redescendis ; mais malgré ma précipitation, j’avais quand même été devancé. Quelqu’un occupait déjà la salle de bains ; on devinait derrière la porte les clapotements du jet d’eau et un chant indistinct. Et devant la porte attendait Simonet, une serviette sur l’épaule, comme moi. Je me plaçai derrière lui ; un instant plus tard, M. du Barnstokr vint se joindre au groupe. Nous allumâmes des cigarettes. Simonet vérifia que personne ne s’approchait et, la respiration coupée par des hoquets de rire, il entreprit de nous narrer l’histoire du vieux garçon qui s’installe chez une veuve mère de trois petites filles. Par bonheur, au moment crucial de l’anecdote, Mme Moses traversa le hall et nous demanda si par hasard nous n’avions pas vu passer M. Moses, son époux et maître. Hélas, non, madame, répondit galamment M. du Barnstokr. Simonet se promena la langue sur les lèvres puis dévora Mme Moses d’un regard mourant ; quant à moi, j’écoutai attentivement la voix qui sortait de la salle de douche et émis l’hypothèse que M. Moses se trouvait à l’intérieur. Mme Moses exprima le plus profond scepticisme à l’égard de cette hypothèse. Elle sourit, hocha la tête et nous révéla qu’elle avait un hôtel particulier rue de Chanel, dans lequel il y avait deux salles de bains, l’une en or et l’autre en platine ; et comme nous ne trouvions pas le commentaire adéquat et restions muets, elle annonça qu’elle allait chercher ailleurs M. Moses. Simonet se proposa aussitôt pour l’accompagner ; nous n’étions donc plus que deux à faire la queue. Du Barnstokr baissa la voix. Il fit allusion à une scène fâcheuse ayant mis aux prises Lel le saint-bernard et M. Andvaravors ; il désirait savoir si j’y avais assisté. Je ne résistai pas au plaisir consistant à affirmer que non, je n’avais rien vu. Du Barnstokr me conta alors l’incident avec force détails. Ces détails me désolèrent au point que je levai les bras au ciel et claquai la langue d’un air consterné ; et après m’avoir laissé m’exprimer M. du Barnstokr ajouta tristement que notre bon hôte n’avait plus aucune main sur son chien : pas plus tard qu’hier, dans le garage, le saint-bernard s’était livré aux mêmes turpitudes, cette fois-ci sur Mme Moses. Mes bras se levèrent à nouveau et ma langue reprit ses petits claquements chagrins, mais ici sans la moindre goutte d’hypocrisie. Et sur ces entrefaites Heenkus se joignit à nous, plus irrité que jamais : on vous multipliait les prix par deux, mais il n’y avait qu’une douche qui fonctionnait, etc. M. du Barnstokr se chargea de le calmer : il pinça la serviette de bain de Heenkus et en retira deux petits coqs en sucre d’orge juchés sur un bâtonnet. L’avoué se tut immédiatement et même, le pauvre, changea d’expression. Il accepta les coqs, se les fourra dans la bouche, et écarquilla sur le grand prestidigitateur des yeux où se mêlaient terreur et incrédulité. Très content d’avoir produit un tel effet, du Barnstokr s’attacha alors à nous distraire en multipliant et en divisant mentalement des nombres à plusieurs chiffres.

Pendant ce temps, l’eau continuait à couler dans la douche. Le chant avait cessé, remplacé par un grommellement indéchiffrable. Sur l’escalier venaient d’apparaître M. Moses et l’idole du jour dont le chien avait quelque peu terni la gloire. Ils descendirent à pas lourds, bras dessus, bras dessous, puis se séparèrent. Tout en marchant, M. Moses trempait les lèvres dans sa chope ; il franchit les portières du couloir qui menait à sa chambre et disparut ; sans un mot, le Viking prit place dans la queue. Je consultai ma montre. Il y avait déjà plus de dix minutes que nous attendions.

La porte d’entrée claqua. L’ange motocycliste passa à côté de nous, et escalada à toute vitesse les marches conduisant au premier étage. Il progressait par bonds silencieux et laissait flotter à sa suite des odeurs d’essence, de sueur et de parfum. J’eus alors conscience que j’étais en train de percevoir les voix de Kaïssa et du patron dans la cuisine, et un étrange soupçon me traversa l’esprit. Quelque chose à quoi je n’avais pas pensé jusque-là. Indécis, je fixai la porte de la salle de douche.

« Il y a longtemps que vous faites la queue ? se renseigna Olaf.

— Oui, assez longtemps », répondit du Barnstokr.

Heenkus bredouilla soudain une phrase que personne ne comprit, heurta Olaf de l’épaule et se précipita dans le hall.

« Écoutez, dis-je. Quelqu’un est-il arrivé à l’hôtel ce matin ?

— Seulement ces messieurs, dit du Barnstokr. M. Andvaravors et monsieur… euh… ce petit monsieur qui vient de partir…

— Nous sommes arrivés hier soir », précisa Olaf.

Mais cela, je le savais déjà. J’eus brusquement devant les yeux la vision d’un squelette en train de pousser la chansonnette au milieu de jets d’eau brûlante, et mettant un certain enthousiasme à se récurer les aisselles. La rage me prit ; je secouai la porte. Comme il fallait s’y attendre, la porte s’ouvrit. Et, bien entendu, il n’y avait personne dans la salle de douche. Le robinet d’eau chaude avait été ouvert à fond, l’eau dégringolait à grand fracas, la vapeur emplissait la pièce, à la patère pendait le fameux blouson de toile de l’Alpiniste mort, et juste en dessous, sur le banc de chêne, sifflait et crachotait un vieux transistor.

« Que diable

1

! s’exclama du Barnstokr. Monsieur Snevar ! »

Un brouhaha s’éleva dans l’hôtel. Le patron arriva en courant, entouré du vacarme que provoquaient ses chaussures de montagne. Comme s’il était sorti de terre, Simonet fut soudain à côté de nous. L’ange motocycliste se pencha par-dessus la rampe ; il avait un mégot collé à la lèvre inférieure. Heenkus introduisit à l’entrée du couloir sa tête craintive.

« Voilà qui est invraisemblable ! » disait du Barnstokr, saisi par une vive agitation. « Nous sommes là devant la porte depuis un bon quart d’heure, n’est-ce pas, inspecteur ?

— Quelqu’un s’est à nouveau vautré sur mon lit », communiqua la jeune créature depuis son perchoir. « Et ma serviette de bain est toute mouillée. »

Dans les pupilles de Simonet dansait une joie diabolique.

« Messieurs, messieurs…», répétait le patron. Il faisait des gestes nous invitant au calme. Il regarda à l’intérieur de la douche et prit une première initiative : il coupa l’arrivée d’eau. Puis il décrocha le blouson, souleva le transistor et fit passer sur sa physionomie une expression solennelle. « Messieurs ! » prononça-t-il, en adoptant la variante sourde de sa voix. « Je me bornerai à témoigner sur les faits matériels. Ceci est SON poste de radio, messieurs. Et ceci est SON blouson.

— J’aimerais bien savoir à qui…, commença tranquillement Olaf.

— À LUI. Au disparu.

— Je veux dire, à qui est le tour ? » continua Olaf, tout aussi tranquillement.

Sans parole superflue, j’écartai le patron de l’hôtel, entrai dans la salle de douche et fermai le verrou derrière moi. J’avais déjà arraché mes vêtements quand je me rendis compte que, finalement, le tour ne me revenait pas, et que Simonet aurait dû me précéder. Cependant je n’éprouvai aucun remords. J’étais furieux, et persuadé qu’il fallait chercher l’origine de ces manigances dans l’esprit de l’illustre savant. Qu’il attende un peu maintenant ! Une belle gloire scientifique, oui ! Avoir laissé perdre toute cette eau… Non, cette fois-ci, la chasse aux plaisantins était ouverte. On allait voir ce qu’on allait voir. On allait leur mettre la main au collet. Pas la peine d’essayer de jouer au plus malin avec moi !…

Quand je sortis de la douche, le public était toujours dans le hall et continuait à commenter l’événement. Sans rien y ajouter de neuf ; je ne m’attardai pas. Sur l’escalier je frôlai l’âme innocente. Elle n’avait pas modifié sa position et restait en équilibre au-dessus de la rampe. « Jamais vu une maison de fous pareille ! » s’exclama-t-elle à mon adresse, l’air provocant. Je poursuivis mon chemin sans répondre et me dirigeai droit vers ma chambre.

Sous l’influence de la douche et d’une douce fatigue, ma rage s’était totalement dissipée. Je poussai le fauteuil jusqu’à la fenêtre, choisis le livre le plus épais et le plus sérieux de ma collection et m’installai, les pieds posés sur le rebord de la table. À la fin de la première page, j’étais déjà assoupi. Je me réveillai quelque chose comme une heure et demie plus tard. Le soleil avait effectué un parcours considérable ; à présent l’ombre du bâtiment s’étendait sous ma fenêtre. J’en examinai les contours : un homme devait être assis sur le toit. Entre deux rêves, je supposai que ce devait être le grand physicien Simonet en personne, occupé là-haut à sauter de cheminée en cheminée et à se tordre de rire. Je me rendormis. Puis le livre tomba sur le plancher et je me réveillai pour de bon. Il y avait à présent deux ombres très nettes sur le toit : un homme manifestement assis, un autre debout. Se font bronzer, pensai-je. J’allai me passer de l’eau sur la figure… Alors que j’étais incliné au-dessus du lavabo, l’idée me vint qu’une petite tasse de café serait excellente pour me donner du cœur au ventre, et que grignoter un petit morceau ne serait pas de refus. J’allumai une cigarette et sortis dans le couloir. Il devait être aux alentours de trois heures de l’après-midi.

Sur le palier, je me heurtai à Heenkus qui finissait de descendre l’escalier du grenier. Il avait un aspect plutôt étrange. Nu jusqu’à la ceinture, il luisait de sueur ; son visage avait une pâleur qui touchait au verdâtre, ses yeux ne cillaient pas, et contre sa poitrine il pressait à deux mains ses vêtements roulés en boule, chiffonnés.

Il m’aperçut, eut un violent sursaut, se figea.

« Vous vous faites bronzer ? demandai-je, par politesse. Attention de ne pas trop vous exposer. Vous n’avez pas l’air en grande forme. »

Puis je m’engageai sur les marches. J’estimais avoir donné une preuve suffisante de ma bonne volonté à l’égard de mon prochain, et je ne me souciais pas de la réponse que celui-ci pouvait me faire. J’entendis les pas de Heenkus qui me suivait.

« J’ai eu envie de prendre un verre », expliqua-t-il d’un ton éraillé.

Sans me retourner, je demandai : « Trop chaud ?

— Euh… oui… Ça chauffe un peu.

— Attention, conseillai-je. Dans les montagnes, le soleil de mars est mauvais.

— Ça va aller… Un bon verre, et ça va aller. »

Nous avions rejoint le hall.

« Vous feriez quand même mieux de vous habiller, suggérai-je. Si Mme Moses…

— Oui, dit-il. Naturellement. J’avais complètement oublié. »

Il s’arrêta et entreprit d’enfiler en toute hâte sa chemise et sa veste. Je le laissai se débattre et passai à l’office. Je reçus de Kaïssa une assiette de rosbif froid, ainsi que du pain et du café. Habillé et déjà moins vert, Heenkus se faufila dans la pièce. Il réclama à boire à Kaïssa : n’importe quoi, pourvu que ce fût bien fort.

« Simonet est là-haut, lui aussi ? » demandai-je. J’avais dans l’idée de tuer le temps derrière une table de billard.

Heenkus eut un haut-le-corps. « Où ça ? » dit-il. Il prenait les plus grandes précautions pour amener à sa bouche un verre rempli à ras bord.

« Sur le toit. »

La main de Heenkus se mit à trembler et le brandy coula le long de ses doigts. Il but à toute vitesse, inspira bruyamment, puis s’essuya les lèvres du creux de la paume.

« Non, fit-il. Là-haut, il n’y a pas un chat. »

Je le considérai avec un certain étonnement. Il se mordait les lèvres en se servant une deuxième dose.

« C’est bizarre, dis-je. J’avais eu l’impression que Simonet était avec vous sur le toit.

— L’impression, hein ? Eh bien, si on vous le demande, vous direz que vous vous êtes trompé », répliqua l’avoué, grossièrement. Il avala son brandy et remplis à nouveau son verre.

« Qu’est-ce qui vous prend ? » demandai-je.

Il passa une bonne minute à observer en silence l’alcool qu’il s’apprêtait à ingurgiter.

« Soit, dit-il enfin. J’ai des ennuis. Des ennuis, ça arrive à tout le monde, non ? »

Il y avait en lui quelque chose de pitoyable. Je m’adoucis.

« Évidemment, oui, dis-je. Excusez-moi, si j’ai par inadvertance…»

Il se renversa dans le gosier son troisième verre et proposa brusquement : « Écoutez, ça ne vous tente pas de venir faire un peu de bronzette sur le toit ?

— Non, merci, refusai-je. J’ai peur d’attraper des coups de soleil. J’ai la peau sensible.

— Vous ne vous faites jamais bronzer ?

— Non. »

Il réfléchit, agrippa la bouteille et en revissa le bouchon.

« Là-haut l’air est excellent, dit-il. La vue aussi, magnifique. On découvre toute la vallée… Les montagnes…

— Et si nous allions faire une partie de billard ? suggérai-je. Vous y jouez ? »

Pour la première fois, il me regarda bien en face. Je constatai à quel point ses yeux étaient petits et malades.

« Non, dit-il. Ce dont j’ai besoin, c’est de me gorger de bon air pur. »

Sur quoi il redévissa le bouchon et se versa un quatrième verre. Je terminai mon rosbif, vidai ma tasse de café et me dirigeai vers la porte. La mine abrutie, Heenkus examinait son brandy.

« Essayez tout de même de ne pas dégringoler du toit », conseillai-je.

Il eut un sourire en coin et s’abstint de répondre. Je remontai au premier étage. Comme aucun bruit ne venait du billard, je frappai à la chambre de Simonet. Pas de Simonet. On distinguait de vagues échos de conversation derrière les portes de la chambre voisine ; j’y frappai également. Je n’y trouvai pas l’illustre physicien, mais du Barnstokr et Olaf qui avaient placé une table entre eux et jouaient aux cartes. Sur la table s’élevait une pyramide de billets de banque froissés. Du Barnstokr s’avisa de ma présence, effectua un large geste et s’exclama : « Entrez, entrez donc, inspecteur ! Mon cher Olaf, je suppose que vous invitez M. l’inspecteur ?

— Oui », dit Olaf, sans détacher les yeux de son jeu. « Avec joie. » Et il annonça du pique.

Je m’excusai et refermai la porte. Où diable ce forcené de l’hilarité sanglotante était-il allé se fourrer ? Il semblait être devenu invisible ; mais le plus troublant était surtout qu’on ne l’entendait plus. Oh, et puis, en quoi Simonet m’était-il indispensable ? Je pouvais bien taquiner les billes sans son aide. Est-ce qu’il y avait une grande différence quand on jouait tout seul ? Au contraire, je me sentirais plus à l’aise… J’étais en route vers la salle de billard lorsque je défaillis sous l’effet d’un léger choc. Pinçant entre pouce et index le pan d’une fastueuse robe longue, Mme Moses descendait l’escalier du grenier. Elle m’aperçut et me sourit. J’avais rarement eu l’occasion d’être caressé par un sourire aussi ravissant.

Afin de cacher mon trouble, je ne trouvai rien de mieux que de lâcher une ânerie : « Ah ! vous aussi, vous êtes allée vous faire bronzer ?

— Bronzer ? Moi ? Quelle idée bizarre ! » Elle traversa le palier et s’approcha. « Quelles suppositions bizarres vous énoncez, inspecteur !

— De grâce, ne m’appelez pas inspecteur, suppliai-je. J’en ai tellement par-dessus la tête d’entendre cela à mon travail… et maintenant, dans votre bouche…»

Comme pâmée, elle leva au ciel ses prunelles magnifiques.

« J’a-do-re la police, dit-elle. Ces héros, ces braves… Vous-même êtes bien un héros, n’est-ce pas ? »

Et ainsi, presque indépendamment de ma volonté, je me retrouvai en train de lui tendre le bras afin de la conduire au billard. Elle avait une main blanche, ferme, et d’une température polaire qui m’étonna.

« Madame, dis-je. Mais vous êtes transie…

— Pas le moins du monde, inspecteur », répliqua-t-elle. Elle se ressaisit aussitôt. « Pardon, mais comment dois-je vous appeler ?

— Peter, peut-être ? proposai-je.

— Comme ce serait charmant ! Un de mes amis portait ce prénom, le baron Peter von Gottesknecht. Vous vous connaissez ?… Écoutez, en échange, il vous faudra m’appeler Olga. Mais si Moses l’entend ?

— Il n’en mourra pas », bredouillai-je. Je me mis à admirer du coin de l’œil ses épaules féeriques, son cou de reine, son profil altier. En moi se succédaient poussées de fièvre et ondes glaciales ; des frissons me brouillaient le crâne. Oui, elle était plutôt stupide. Et alors ? Y avait-il une loi exigeant l’intelligence pour tous et toutes ?

Nous traversâmes la salle à manger et pénétrâmes dans la salle de billard. Simonet était dans la salle de billard. Pour des raisons qui n’appartenaient qu’à lui seul, il restait couché et immobile au bas d’un renfoncement du mur qui formait une niche peu profonde, mais assez large. Son visage virait au rouge tomate et ses cheveux avaient l’élégance d’un balai ébouriffé.

Mme Moses porta les mains à ses joues. « Simon ! s’exclama-t-elle. Qu’avez-vous ? »

En guise de réponse, Simon émit un croassement de rapace, puis s’anima et commença à grimper vers le plafond en faisant des pieds et des mains sur les parois de la niche.

« Mon Dieu ! Mais vous allez vous tuer ! cria Mme Moses.

— Enfin, Simonet, dis-je, dépité. C’est vrai, quoi ! Arrêtez vos idioties, vous allez vous rompre le cou. »

Mais il n’entrait pas dans les projets du farceur mélancolique de se tuer ou de se rompre le cou. Il atteignit le plafond, y resta suspendu une minute, la figure de plus en plus violette, puis il sauta sur le plancher ; sa chute s’effectua avec une légèreté et une souplesse qui lui permirent d’adopter aussitôt une impeccable position de garde-à-vous. Il nous salua. Mme Moses applaudit.

« Ah ! Simon ! soupira-t-elle. Vous êtes aussi miraculeux qu’une mouche !

— Eh bien, inspecteur », dit Simonet. Il avait la respiration un peu rapide. « Accepterez-vous de vous battre avec moi en l’honneur de cette gente dame ? » Il s’empara d’une queue et fit une passe d’escrime. « Je vous lance un défi, inspecteur Glebski ! En garde ! »

Sur ces mots il pivota vers la table et, sans viser, il envoya une bille contre la bande opposée, avec un claquement si retentissant que j’en vis trente-six chandelles. Je n’avais pas le choix. L’humeur morose, j’allai décrocher au râtelier de quoi soutenir le duel inévitable.

« C’est cela, messieurs, nous encouragea Mme Moses. Battez-vous, battez-vous ! La gente dame abandonne un gage au vainqueur. Elle jeta au centre du billard un mouchoir de dentelle. « Mais hélas ! Mes obligations m’appellent ailleurs. » Elle nous envoya un baiser aérien et s’éloigna.

« Je n’ai jamais vu une femme aussi fantastiquement attirante, commenta Simonet. Il y a de quoi perdre la raison ! » Il accrocha le mouchoir du bout de la flèche, le tira jusqu’à la bande, puis plongea le nez dans les dentelles. Ses yeux se renversèrent dans leurs orbites. « Quelle merveille !… Alors, inspecteur, ça n’a pas marché pour vous non plus, à ce que je vois ?

— Avec vous en travers du chemin », maugréai-je sombrement, tout en disposant les boules en triangle. « Personne ne vous avait demandé de traînailler ici, dans la salle de billard !

— Parce que vous trouvez fin de l’amener au billard ? objecta Simonet, à juste titre.

— Je ne pouvais tout de même pas la conduire à l’office… grimaçai-je.

— Si vous ne savez pas vous y prendre, ne vous en mêlez pas, conseilla Simonet. Et mettez les billes de façon plus régulière, on dirait que vous n’avez pas encore compris que vous êtes en présence d’un champion… Comme cela, oui. Qu’est-ce qu’on joue ? Une londonienne ?

— Non. Quelque chose de plus simple.

— Va pour quelque chose de plus simple », accepta Simonet.

Il déposa avec soin le mouchoir sur le rebord de la fenêtre, s’attarda une seconde, de profil, la tête un peu penchée, à observer quelque chose à travers la vitre, puis revint à la table.

« Vous avez, en mémoire ce qu’Hannibal a infligé aux Romains, à la bataille de Cannes ? questionna-t-il.

— Allez, allez, dis-je. Commencez.

— Je vais vous le rappeler dans une seconde », promit-il. En maniant la queue avec une extrême élégance, il guida la première bille jusqu’à sa place, visa et mit une boule dans le trou. Puis il en mit une deuxième, défaisant la pyramide par la même occasion. Puis, sans que j’aie eu le temps de retirer les billes des réceptacles, il en envoya encore deux de suite dans le trou. Et, seulement alors, il rata son coup.

« Vous avez de la chance », déclara-t-il en saisissant le bleu afin de graisser le procédé. « Réhabilitez-vous. »

Je me mis à tourner autour de la table, à la recherche de la bille la plus facile à attaquer.

« Regardez-moi ça ! » dit Simonet. Il s’était à nouveau approché de la fenêtre, et en restant de profil il surveillait ce qui se passait à l’extérieur. « Il y a un imbécile qui est assis sur le toit… Pardon

2

! Deux imbéciles. Le deuxième est debout, je l’avais pris pour la cheminée de la cuisine. Ma parole ! Mes lauriers empêchent quelqu’un de dormir ! On veut m’égaler !

— C’est Heenkus », bougonnai-je. J’essayais de trouver la position la plus pratique pour mon coup.

« Heenkus, le petit qui ronchonne tout le temps ? dit Simonet. Bah, un petit être négligeable. Tout le contraire d’Olaf. Celui-là est un vrai descendant des fils de Thor, je vous le dis, inspecteur Glebski. »

Je frappai enfin la boule. Et la manquai. Oui : j’avais manqué une boule élémentaire. Vexant. J’examinai l’extrémité de la queue, passai mes doigts sur le drap vert.

« Inutile de chercher, dit Simonet. Vous n’avez aucune excuse.

— Et vous, qu’est-ce que vous comptez jouer ? » demandai-je. Je suivais ses mouvements avec une certaine perplexité.

« Triple bande et dans l’angle », assura-t-il, l’air innocent.

Je poussai un gémissement et me dirigeai vers la fenêtre afin de ne pas assister à ma déroute. Simonet joua un premier coup. Puis un second. Une morsure de fouet, un choc net, un claquement. Puis il joua une troisième fois et dit :

« Pardon

1

. À vous d’agir, inspecteur. »

L’ombre de l’homme assis renversa la tête et souleva un bras. Le bras était prolongé par une bouteille. J’identifiai Heenkus. Il allait engloutir une dose respectable et ensuite tendre la bouteille à son compagnon. À celui qui se tenait debout à côté de lui. Qui donc, au fait ? ».

« Vous jouez, ou non ? interrogea Simonet. Qu’est-ce qu’il y a là-bas de si passionnant ?

— Heenkus en train de biberonner, dis-je. Je parie qu’il ne tiendra pas jusqu’au soir sans tomber du toit. »

Heenkus but au goulot pendant de longues secondes, puis reprit la pose qu’il avait à la minute précédente. Il ne proposait rien à l’ombre voisine. Qui cela pouvait-il bien être ? Ah ! La jeune créature, probablement… Je revins à la table, sélectionnai la bille la plus simple et à nouveau ratai mon coup.

« Avez-vous consulté le mémoire de Coriolis sur le billard ? s’informa Simonet.

— Non, répliquai-je. Et ce n’est pas dans mes intentions.

— Eh bien moi, en revanche, je l’ai lu », dit Simonet. Il lui fallut deux coups seulement pour terminer la partie et il paracheva sa victoire en déclenchant la fanfare de son rire sinistre. Je posai la queue en travers de la table.

« Votre partenaire s’avoue vaincu, Simonet », dis-je, à la recherche d’une formule qui compenserait mon humiliation. « Vous allez pouvoir à présent, en toute intimité, vous moucher dans le prix que vous avez gagné. »

La gloire nationale s’empara du carré de dentelle et le glissa solennellement dans sa poche de poitrine.

« Splendide, dit-il. Et maintenant, qu’allons-nous faire ? »

Je réfléchis.

« Je crois bien que je vais aller me raser. L’heure du repas approche.

— Et moi ? demanda Simonet.

— Vous ? Essayez donc de vous surpasser vous-même au billard, conseillai-je. Ou bien, frappez à la porte d’Olaf. Vous avez de l’argent ? Si oui, on vous accueillera là-bas à bras ouverts.

— Bah ! dit Simonet. Déjà fait.

— Quoi, déjà fait ?

— J’ai déjà fait cadeau à Olaf de deux cents couronnes. Il joue comme une machine, sans commettre la moindre faute. Rien de plus ennuyeux. J’ai pris l’initiative de lui envoyer du Barnstokr. En tant qu’illusionniste, il a un peu plus de chances de le plumer…»

En sortant dans le couloir, nous tombâmes sur l’enfant de feu le frère adoré de M. du Barnstokr. L’enfant nous barra le chemin, écarquilla ses oculaires noirs, les laissa miroiter de façon insolente et réclama une cigarette.

« Où en est l’évolution de Heenkus, là-haut ? » demandai-je, le paquet à la main. « Il tient une bonne cuite ?

— Heenkus ? Ah ! oui, ce type…» L’enfant tira une bouffée, arrondit les lèvres et rejeta un nuage de fumée. « Eh bien, non, on ne peut pas parler de cuite. Mais il est déjà considérablement imbibé, et en plus il a emporté une bouteille…

— Oh ! oh ! dis-je. C’est déjà la deuxième.

— Il n’y a pas d’autre distraction dans cet hôtel, estima l’enfant.

— Ah, bon ! Vous l’avez aidé à s’imbiber ? » s’intéressa Simonet.

L’enfant eut une moue dédaigneuse et bruyante.

« Peau, de balle, oui ! Il ne m’a pas offert une goutte ! J’étais sur une chaise à l’office, juste à côté de lui, et il ne m’a même pas jeté un coup d’œil. Il faut dire qu’il y avait Kaïssa à lorgner…»

J’eus alors l’intuition que le moment était venu d’éclaircir enfin la question : garçon ou fille ? Et je tendis mes filets.

« Vous étiez sur une chaise, à l’office, donc ? demandai-je, de mon air le plus patelin.

— Oui, et alors ? C’est interdit par la police, maintenant ?

— Non, mais la police aimerait vérifier un détail. La position exacte que vous aviez sur votre siège.

— Le monde scientifique également », dit Simonet, qui venait à la rescousse. La même idée devait lui avoir traversé l’esprit.

« La police mène une enquête pareille à chaque fois que l’on boit un café ? se renseigna l’enfant.

— Non, dis-je. Seulement aujourd’hui. Je voulais juste savoir si vous étiez debout sur la chaise à ce moment-là. »

Voilà, j’allais savoir… dans une seconde, sous le coup de la question absurde, il… elle dirait : « Non, évidemment, j’étais assis » ou « J’étais assise ». Et pas d’échappatoire possible…

« Debout ? Non, pourquoi ? » s’étonna la jeune créature avec un remarquable sang-froid. « Autant s’asseoir tranquillement quand on veut déguster les gâteaux à la crème de Kaïssa ! Voilà, vous n’ignorez plus rien, même sur ce que j’ai mangé avec mon café.

— Mauvais pour la santé de se bourrer de sucreries avant le repas », dit Simonet. Il avait un ton de réprimande et la déception se lisait sur son visage. Sur le mien également.

« En tout cas, moi, je ne me soûle pas en plein jour », conclut l’enfant, jouissant de son triomphe. « Je laisse cela à votre Heenkus.

— D’accord, marmonnai-je. Bon, je vais me raser.

— D’autres précisions pour l’enquête, peut-être ? lança l’enfant dans notre dos.

— Mais non, dis-je. Allez en paix. »

Une porte claqua : l’ange inclassable s’était retiré dans ses appartements.

« Je vais descendre croquer un morceau », dit Simonet, en marquant une pause sur le palier. « Venez donc, inspecteur il reste encore un peu plus d’une heure…

— Je sais bien ce que vous avez envie de croquer, dis-je. Allez-y tout seul. J’ai une femme et des enfants, Kaïssa ne m’intéresse pas. »

Simonet gloussa à gorge déployée et dit : « Puisque vous êtes un honnête père de famille, vous ne pourriez pas me dire si c’est un gamin ou une gamine ? Je n’arrive pas à débrouiller cette équation.

— Occupez-vous de Kaïssa, dis-je. Et laissez les énigmes entre les mains de la police… À propos, est-ce vous qui êtes à l’origine de la farce de tout à l’heure, la douche ?

— Je n’y aurais même pas pensé. Vous voulez mon avis ? C’est le patron de l’hôtel qui s’amuse. »

Je haussai les épaules, sur quoi chacun de nous partit vaquer à ses petites affaires. Simonet descendit au rez-de-chaussée, j’entendis le bruit de ses chaussures dans l’escalier ; quant à moi, je me dirigeai vers ma chambre. Or, au moment où je me trouvais à la hauteur du musée de l’Alpiniste, un violent craquement résonna de l’autre côté de la porte ; aussitôt quelque chose de très lourd s’effondra, en même temps qu’un objet en verre se pulvérisait sur le sol ; là-dessus s’éleva un commentaire du genre grognement bougon, indéchiffrable. Sans perdre une seconde, je poussai la porte et fis irruption à l’intérieur de la pièce, avec un élan si impétueux que je manquai renverser le responsable de tout ce vacarme. Ce responsable n’était autre que M. Moses. Il avait une main levée au-dessus de la tête et continuait à empoigner un coin du tapis, tandis que son autre main était comme d’habitude occupée à agripper sa chope de métal ; il roulait des yeux dégoûtés en direction de la table de nuit qui gisait sur le flanc ; tout autour brillaient des tessons à partir desquels on imaginait vaguement un vase à fleurs.

« Maudite auberge pouilleuse ! rauqua-t-il en m’apercevant. Tanière infecte !

— Que faites-vous ici ? » m’écriai-je. Je me sentais d’humeur à affronter un ours.

Aussitôt, M. Moses monta sur ses grands chevaux.

« Hein ? Ce que je fais ici ? » brailla-t-il, et il tira le tapis de toutes ses forces, ce qui eut deux conséquences : d’une part, il perdit presque complètement l’équilibre, et d’autre part il envoya le fauteuil plus loin, les pieds en l’air. « Je cherche l’ignoble individu qui va et vient dans l’hôtel, dérobe les biens des gens honnêtes, erre bruyamment dans les couloirs pendant toute la nuit et colle sa sale figure aux fenêtres de la chambre de mon épouse ! Et j’aimerais bien que quelqu’un m’explique pourquoi c’est moi qui dois m’en charger, alors qu’il y a un policier dans la maison ! »

Il rejeta le tapis à l’autre bout de la pièce et se tourna vers moi. Comme il ne s’agissait pas d’un ours, je reculai d’un pas.

« On attend peut-être que je promette une récompense ? » continua-t-il, écumant de plus en plus. « Tout le monde sait bien que la police ne lève jamais son sale petit doigt tant qu’elle n’est pas sûre de toucher une récompense ! Eh bien, soit ! J’en verserai une. Combien désirez-vous ? Oui, vous, inspecteur ! Cinq cents ? Mille ? Dites un chiffre, ce que vous voulez ! Quinze cents couronnes à celui qui me rapportera ma montre en or ! Deux mille couronnes ! »

Je fronçai les sourcils : « On vous a volé votre montre ?

— Oui !

— Quand vous en êtes-vous aperçu ?

— Il n’y a même pas cinq minutes ! »

Finies, donc, les farces innocentes. Il n’était plus question de pantoufles de feutre, ni de douche indûment occupée ; cette fois-ci, une montre en or avait disparu.

« Et quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?

— De bonne heure, ce matin.

— Et où la conserviez-vous, habituellement ?

— Ma montre n’est pas faite pour être conservée ! Elle est destinée à être utilisée ! Je l’avais laissée sur ma table de chevet ! »

Je réfléchis un instant.

« Voilà ce que je vous conseille, dis-je enfin. Rédigez une plainte officielle. Et je me charge d’appeler la police. »

Moses me considéra d’un long regard fixe. Il y eut un silence ; ni lui ni moi ne prenions l’initiative de le rompre. Puis il amena sa tasse à ses lèvres, avala une gorgée et dit :

« Pourquoi diable cette histoire de plainte officielle ? Et pourquoi faire venir la police ? Je ne tiens nullement à confier mon nom à de miteux petits journalistes de province qui vont s’empresser de le traîner dans la boue. Vous ne pouvez pas vous en charger vous-même ? Je vous ai dit que j’offrais une récompense. C’est un acompte que vous attendez ? »

Je haussai les épaules :

« Je ne peux pas m’improviser responsable d’une telle enquête. Je ne suis pas détective privé, je suis fonctionnaire de l’État. D’une part, il y a mon éthique professionnelle, et d’autre part…

— C’est entendu, me coupa-t-il brusquement. Je vais peser le pour et le contre…» Il se tut, puis reprit : « Il se peut qu’elle revienne toute seule à sa place, après tout. J’ose encore espérer qu’il ne s’agit que d’une facétie idiote de plus. Mais si cette montre n’a pas été retrouvée avant demain matin, je rédigerai votre fameuse plainte. »

Après nous être ainsi mis d’accord sur la tactique à adopter, nous prîmes chacun le chemin de nos chambres respectives.

J’ignore si une nouvelle surprise attendait Moses lorsqu’il franchit le seuil de ses appartements ; en tout cas, du côté de chez moi, les surprises ne manquaient pas. Première découverte : un slogan avait été punaisé sur ma porte. Quand j’entends le mot « culture », je sors mes policiers. Il va sans dire que j’arrachai aussitôt ce bout de papier ; mais il ne constituait que le début de la série. La table de ma chambre n’était plus qu’une flaque de colle déjà à moitié sèche ; quelqu’un avait ouvert une bouteille de colle, en avait répandu le contenu et n’avait même pas fait l’effort de jeter la bouteille dans un autre endroit ; et au centre de cette mare durcie trônait une feuille. Un message. Le plus inepte des messages, écrit en lettres d’imprimerie irrégulières et tordues : « Il est porté à la connaissance de l’inspecteur Glebski que l’hôtel compte parmi ses clients un dénommé Heenkus, qui est en réalité un dangereux gangster, maniaque et sadique, connu dans les milieux du crime sous le surnom de la Fouine. Cet homme est armé et a l’intention d’exécuter un des clients de l’hôtel. Il est instamment demandé à l’inspecteur Glebski de prendre les mesures qui s’imposent. »

Interloqué, hors de moi, je dus m’y reprendre à deux fois avant de saisir la teneur de la feuille engluée sur la table. J’allumai une cigarette et parcourus la pièce du regard. Évidemment, je ne remarquai aucune trace particulière. Je défroissai le slogan que j’avais roulé en boule et le comparai au message. Les initiales qui le composaient étaient bien aussi des caractères d’imprimerie, irréguliers, tordus, mais elles avaient été tracées au crayon. Du reste, ce slogan ne représentait pas une énigme — de toute évidence, c’était l’œuvre de l’enfant. Une simple plaisanterie. Un de ces mots d’ordre imbéciles que les étudiants français peignaient sur les murs de la Sorbonne. En revanche, il fallait voir dans le message une affaire autrement sérieuse. Son auteur aurait pu introduire la feuille sous la fente de la porte ; il aurait pu la coincer dans le trou de la serrure ; ou simplement la poser sur la table, en l’empêchant de s’envoler avec le cendrier, par exemple. Mais non. Et seul le roi des crétins, ou alors un vrai sauvage, avait pu abîmer une table aussi belle afin de réaliser une blague. Je relus encore le bout de papier, tirai de toutes mes forces sur ma cigarette et marchai jusqu’à la fenêtre. Bravo, c’est réussi, pensai-je. Les voilà, tes vacances de rêve. Tu peux vraiment te vanter de jouir enfin de cette liberté si longtemps espérée…

Le soleil était déjà très bas sur l’horizon, et l’ombre de l’hôtel filait sur une bonne centaine de mètres. Sur le toit, comme tout à l’heure, saillait le profil de M. Heenkus, maniaque, sadique et gangster redoutable. Il était seul.

Загрузка...