CHAPITRE HUIT

J’allai à la fenêtre et la refermai soigneusement ; hermétiquement. Puis je récupérai la valise, enjambai le corps en prenant garde à ne rien déplacer, et sortis. Dans le couloir, Snevar était déjà prêt, avec de la colle et des bandes de papier. Du Barnstokr ne s’était pas éloigné ; il était resté immobile au même endroit, l’épaule appuyée contre le mur ; on lui aurait soudain donné vingt ans de plus. Bien que toujours aristocratique, son nez avait perdu de sa prestance et tremblotait de manière piteuse.

« Quelle horreur ! » bredouilla-t-il, en suivant mes gestes avec une mine catastrophée. « Quel cauchemar !…»

Je verrouillai la porte et j’en interdis l’ouverture en y apposant cinq sceaux de papier. Pour que tout fût effectué dans les règles, je signai deux fois sur chacune des bandes.

« Quelle abomination !… marmonna du Barnstokr dans mon dos. Et maintenant, sa revanche… C’est fini… il ne…

— Rentrez chez vous, dis-je. Enfermez-vous dans votre chambre et restez-y jusqu’à ce que je vous appelle… Ah ! oui : une seconde. Le mot épinglé est bien de vous ?

— Oui, confirma du Barnstokr. Je…

— Bon. Nous verrons cela ensuite. Vous pouvez partir. »

Je me tournai vers le patron. « Je conserve sur moi les deux clés de la chambre. Il n’en existe pas d’autres ? Parfait. J’ai une prière à vous adresser, Alek. Pour l’instant, ne dites rien de cette affaire à… au manchot. Inventez n’importe quel mensonge s’il commence à trop s’inquiéter. Et aussi, pourriez-vous aller vérifier au garage si toutes les voitures y sont encore ?… Et ceci, pour terminer. Si vous apercevez Heenkus, retenez-le, neutralisez-le, par la force si nécessaire. C’est tout pour le moment. Je serai dans ma chambre. Pas un mot, est-ce bien clair ? Pas un mot à qui que ce soit. »

Snevar acquiesça en silence et partit en direction du rez-de-chaussée.

Une fois dans ma chambre, j’allai jusqu’à la table défigurée par sa croûte de colle, posai dessus la valise d’Olaf et en fis claquer les fermoirs. Là encore, il était impossible d’y voir le bagage d’un homme normal ; en un sens, c’était même pire que le faux bagage de Heenkus. Heenkus, au moins, possédait quelques affaires — chiffons et livres. Tandis que cette élégante mallette plate ne contenait en tout et pour tout qu’un unique objet : un appareil, une sorte de boîte noire, métallique, à la surface rugueuse… avec ici et là des boutons multicolores, de petits cadrans de verre, des verniers nickelés… Et ni linge, ni pyjama, ni la moindre affaire de toilette… Je rabaissai le couvercle, m’effondrai dans le fauteuil et allumai une cigarette.

Soit. Eh bien, qu’avons-nous, inspecteur Glebski ? Nous sommes allongé entre des draps tout propres, et nous dormons du sommeil du juste ? Nous allons nous réveiller au petit jour, nous frictionner le corps de neige fraîche, nous lancer dans une longue course qui nous mènera sur tout le périmètre de la vallée ? Nous reviendrons pour nous attabler en joyeuse compagnie, puis, le repas terminé, nous irons faire une partie de billard, suivie d’un léger flirt avec Mme Moses ? Suivi d’un confortable farniente auprès du feu, agrémenté d’un bon verre de vin chaud ? Nous sommes prêt à nous délecter de chacune de ces journées qui constituent notre premier véritable congé depuis quatre ans ?… Comment, inspecteur Glebski ? Qu’avons-nous à la place de tout cela ? Je vais vous le dire : nous avons un cadavre. Un crime bestial. Et une sinistre énigme policière.

Soit. À minuit vingt-quatre, ce 3 mars, en présence des respectables citoyens Snevar et du Barnstokr, nous, inspecteur de police Glebski, avons découvert le cadavre du dénommé Olaf Andvaravors. Le cadavre se trouvait dans la chambre dudit Andvaravors, chambre qui avait été verrouillée de l’intérieur mais dont la fenêtre était grande ouverte. Le corps reposait sur le ventre près du seuil. Son cou avait été tordu d’une manière bestiale et artificielle, à cent quatre-vingts degrés, de sorte que malgré la position sur le ventre qu’occupait ledit corps, la face regardait vers le plafond. Les bras du défunt étaient en extension et se dirigeaient vers une valise de petite taille, la touchant presque ; ladite valise constituait l’unique bagage appartenant à la victime. La victime avait les doigts de la main droite crispés sur un collier de perles en bois dont la propriétaire, ainsi qu’en attestent des sources dignes de foi, se trouve être l’honorable citoyenne Kaïssa, employée de l’hôtel. Les traits du visage de la victime sont déformés, les yeux écarquillés, la bouche figée sur un rictus. À proximité de la bouche il est possible de distinguer l’odeur faible, mais très nette, d’un produit chimique âcre, du genre phénol ou formaline. On n’observe à l’intérieur de la chambre aucun indice précis et indubitable de lutte. Le lit n’est pas défait, le couvre-lit est marqué de quelques plis, les portes de l’armoire murale sont légèrement entrouvertes, le lourd fauteuil a été nettement déplacé par rapport à l’endroit, près de la table, où il est convenu de le trouver dans des chambres de ce type. Sur le rebord de la fenêtre il n’a été relevé aucune trace, ni à l’intérieur de la pièce ni sur la couche de neige du dehors. Il n’a pas non plus été noté de marques particulières (je sortis de ma poche la clé que j’examinai à nouveau avec la plus grande attention)… noté de marques particulières sur la tige ou le panneton de la clé au cours de l’examen visuel auquel nous avons procédé. En l’absence de spécialistes, d’instruments de précision, d’analyses de laboratoire, il s’est avéré (et s’avérera) impossible de procéder à des recherches médicales, dactyloscopiques et autres. Compte tenu des faits exposés, il apparaît que la cause de la mort d’Olaf Andvaravors a été une torsion violente du cou, acte ayant nécessité une force et une cruauté monstrueuses.

Deux éléments particulièrement incompréhensibles : tout d’abord, l’étrange odeur qui s’exhalait de la bouche du cadavre ; et ensuite, la force gigantesque que l’assassin avait dû mettre en œuvre pour tordre le cou à cet athlète sans laisser la moindre trace d’un long et bruyant corps à corps. Mais il est de notoriété publique que deux signes négatifs peuvent parfois donner un signe positif. Ce qui permettait de proposer l’hypothèse suivante : dans un premier temps, Olaf avait été empoisonné, et le poison l’avait plongé dans un état d’impuissance totale ; à la suite de quoi on l’avait achevé de cette manière barbare qui, soit dit en passant, exigeait tout de même une force considérable. Pourquoi avoir tué un homme affaibli en utilisant un procédé aussi difficile, aussi inhumain ? Pourquoi ne pas lui avoir planté un couteau dans la poitrine ou l’avoir étranglé avec une corde — dans le pire des cas ? Fureur, folie meurtrière, haine, vengeance ?… Sadisme ?… Heenkus ? Oui, Heenkus peut-être ; malgré son apparence plutôt frêle ?… Ou peut-être la personne qui avait collé sur la table le billet concernant Heenkus ?…

Non. Je n’y arriverais jamais. Que n’étais-je tombé sur une affaire de faux billet de loterie, ou de livre de comptes trafiqué ! Je vous aurais débrouillé l’énigme en deux temps, trois mouvements… Tandis que… voilà ce qui me restait comme perspective : prendre la voiture, foncer jusqu’à l’endroit où la route était obstruée par l’avalanche, et à partir de là enfiler les skis et essayer de franchir les amoncellements de neige, afin d’atteindre Mursbruck et de revenir cette fois avec des hommes de la police criminelle. J’allai même jusqu’à me soulever les fesses du fauteuil ; puis je me rassis. Oui, c’était bien la meilleure solution, mais je me demandais aussi si ce n’était pas la pire. Tout abandonner ici aux caprices du destin, offrir à l’assassin du temps, diverses possibilités de se retourner… laisser du Barnstokr aux prises avec les menaces qu’il avait reçues… Par ailleurs, rien n’autorisait à croire que je réussirais à traverser l’avalanche. On se représentait sans peine le chaos qui devait régner actuellement au Goulot de Bouteille.

On frappa à la porte. Le patron entra ; sur le plateau qu’il tenait devant lui j’aperçus des sandwiches et un verre fumant rempli de café.

« Toutes les voitures sont au garage », m’informa-t-il en déposant le plateau en face de moi. « Aucune paire de skis n’est manquante. Heenkus est introuvable. Sur la terrasse du toit traînent sa pelisse et sa toque de fourrure, mais cela, vous l’avez probablement déjà vu.

— Oui, dis-je en avalant une ou deux gorgées de café. En effet. Et notre manchot ?

— Il dort », dit Snevar. Il se mordit les lèvres et promena un doigt sur la croûte de colle qui avait massacré la table. « Hum… oui… Oui, donc, il dort. Un type peu ordinaire. Il a déjà repris des couleurs et il a retrouvé un aspect tout à fait potable. J’ai ordonné à Lel de veiller sur lui. On ne sait jamais.

— Merci, Alek, dis-je. Vous pouvez aller vous coucher. Finie l’agitation pour cette nuit. Il faut que tout le monde dorme. »

Snevar secoua la tête.

« Je crains que ce ne soit déjà plus possible. Moses est debout, j’ai vu de la lumière dans sa chambre… Bon, je descends. Je vais enfermer Kaïssa à double tour, elle pourrait commettre un impair. Même si elle ignore encore tout.

— Évitons de la mettre au courant trop tôt », recommandai-je.

Snevar me quitta. Je savourai mon café jusqu’à la dernière goutte, écartai l’assiette de sandwiches et allumai une nouvelle cigarette. Quand avais-je vu Olaf pour la dernière fois ? J’étais en pleine action dans le billard ; Olaf était en train de danser avec la jeune créature. À ce moment-là, les joueurs de cartes ne s’étaient pas encore séparés. Cela s’était passé après que l’horloge avait sonné la demie de je ne sais quelle heure. Aussitôt, Moses avait déclaré qu’il était temps pour lui d’aller se coucher. Bon, il ne serait pas trop difficile de définir cette minute avec exactitude. Reprenons : combien de temps avant cet épisode précis avais-je aperçu Olaf pour la dernière fois ? Pas très longtemps, semble-t-il. Très bien, cela serait reconstitué. Et maintenant : le collier de perles de Kaïssa, le mot épinglé par du Barnstokr, les bruits que peut-être auraient entendus les voisins d’Olaf — du Barnstokr, Simonet…

J’en étais à discerner l’ombre de l’impression qu’un plan d’enquête allait finir par apparaître, lorsque j’entendis des coups sourds contre le mur, assez forts : des coups dont l’origine se situait dans la chambre-musée. Un léger gémissement de rage s’arracha à ma poitrine. Je me débarrassai de ma veste en une fraction de seconde, remontai mes manches et sortis dans le couloir sur la pointe des pieds, en prenant bien soin de me déplacer silencieusement. Je lui mets la physionomie en petits morceaux, pensai-je brièvement ; il est bon pour une grêle de gifles. Quel que soit le farceur, il va apprendre une bonne fois comment j’apprécie ses plaisanteries…

Je poussai la porte avec une brusquerie sauvage et entrai dans la chambre-musée comme un boulet de canon. La pièce était obscure. Je ne mis guère de temps à trouver l’interrupteur et allumai. Il n’y avait personne et le bruit s’était soudain interrompu, mais je sentais qu’un intrus se cachait quelque part. Je jetai un coup d’œil dans le cabinet de toilette, dans l’armoire, derrière les tentures. Une sorte de beuglement assourdi résonna dans mon dos. Je fis un bond vers la table et envoyai valser le lourd fauteuil.

« Sors de là ! » ordonnai-je avec une fureur presque Hystérique.

J’eus en réponse un nouveau mugissement étouffé. Je m’accroupis et regardai sous la table. Coincé entre les deux tables de nuit, dans une pose horriblement incommode, il y avait bien quelqu’un. Ficelé comme un rôti, la bouche obstruée par un bâillon, tassé en quatre morceaux d’accordéon à peine solidaires, le dangereux maniaque, le gangster, le sadique Heenkus roulait en ma direction des yeux remplis de larmes ; des yeux de martyr qui me suppliaient depuis l’ombre. Je le traînai jusqu’au centre de la pièce et lui arrachai son bâillon.

« Qu’est-ce que cela signifie ? » demandai-je.

Il ne répondit pas à ma question, sinon sous forme d’une quinte de toux. Il toussa longuement, en se déchirant la gorge, sifflant et crachant ses poumons aux quatre points cardinaux, parcourant en tous sens la gamme des plaintes, des gémissements et des soupirs rauques. Je trouvai dans le cabinet de toilette le rasoir de l’Alpiniste mort et coupai les liens qui emprisonnaient Heenkus. La circulation du pauvre bougre avait été interrompue à tel point qu’il fut incapable de lever ne serait-ce qu’une de ses mains engourdies pour s’essuyer le visage. Je lui fis boire un peu d’eau. Il l’absorba goulûment et réussit enfin à articuler des sons compréhensibles : une affreuse et complexe série de jurons monta alors dans la chambre-musée. Je l’aidai à se remettre debout et l’installai dans le fauteuil. Le visage ridé, pleurnichard, il continuait à grommeler des ordures ; puis il commença à se palper le cou, les poignets, les flancs.

« Que vous est-il arrivé ? » interrogeai-je. J’éprouvais un certain soulagement à l’avoir ainsi en face de moi : il faut dire qu’à partir du moment où j’avais imaginé un Heenkus dissimulé, invisible dans les coulisses du meurtre, mon inquiétude avait été considérable.

« Ce qui est arrivé…, marmonna-t-il. Vous le voyez bien, ce qui est arrivé ! On m’a ligoté par les pattes comme un vulgaire mouton, et on m’a jeté sous la table…

— Qui ça, on ?

— Comment voulez-vous que je sache ? » dit-il sombrement. Soudain il fut secoué par un violent haut-le-corps. « Dieu tout-puissant ! grogna-t-il. Un verre, voilà ce qui me ferait du bien… Vous n’auriez pas un peu de gnôle, inspecteur ?

— Non, dis-je. Mais on en trouvera. Dès que vous aurez répondu à mes questions. »

Au prix d’un gros effort, il releva la main gauche et tira sa manche sur quelques centimètres.

« Nom de Dieu ! Il m’a écrabouillé ma montre, ce salaud…, marmonna-t-il encore. Quelle heure est-il, inspecteur ?

— Une heure du matin.

— Une heure du matin…, répéta-t-il. Une heure du matin…» Ses yeux étaient devenus fixes. « Non, dit-il en se levant. Il faut que je m’envoie un verre. Je vais descendre à l’office et boire un coup. »

Je le fis rasseoir. Je n’avais pas eu à le pousser très fort sous les côtes.

« On a le temps, dis-je.

— Et moi, je vous dis que je veux prendre un verre ! » s’échauffa-t-il, la voix plus haute, en effectuant une deuxième tentative pour se remettre sur pied. J’avançai la main et réduisis à néant cette nouvelle manifestation d’indépendance.

« Et moi je vous dis qu’on a bien le temps ! » dis-je.

Il se mit à piailler à pleine voix : « Dites donc ! Qu’est-ce qui vous prend de donner des ordres ?

— Cessez de brailler comme un âne, dis-je. Il me prend que je suis inspecteur de police. Et que vous êtes suspect, Heenkus.

— Hein ? Suspect ? Suspect de quoi ? » protesta-t-il, en mettant immédiatement une sourdine à ses cris.

« Vous le savez très bien », dis-je. J’essayais de gagner du temps afin d’improviser la suite à donner aux événements.

« Je ne sais rien du tout, déclara-t-il, la mine funèbre. Qu’est-ce que vous me racontez ? Je ne sais rien du tout et je ne tiens pas à connaître vos histoires. Quant à vous, inspecteur, vous aurez à répondre de ces procédés. »

Je n’avais pas besoin de ce rappel pour sentir que j’aurais un jour ou l’autre à répondre des procédés douteux que j’utilisais.

« Écoutez, Heenkus, dis-je. Il y a eu un meurtre à l’hôtel. Vous avez donc intérêt à répondre à mes questions. Parce que si vous voulez jouer au plus malin, je vous promets que je vous remodèle le portrait et qu’ensuite vous pourrez aller l’accrocher dans une galerie d’art abstrait. Je n’ai rien à perdre. Maintenant que les premiers œufs sont cassés, j’ai le champ libre pour continuer l’omelette. »

Il passa plusieurs secondes à me contempler en silence, la bouche légèrement entrouverte.

« Un meurtre…», répéta-t-il, avec une intonation qui évoquait une sorte de déception. « Ben ça, alors ! Mais moi, qu’est-ce que j’ai à voir avec ? Pour un peu, j’y passais, moi aussi… Qui a été tué ?

— Qui, à votre avis ?

— Je n’en ai aucune idée, comment voulez-vous que…

Quand je suis sorti de la salle à manger, tout le monde avait l’air en bonne santé. Et ensuite…» Il se tut.

« Oui ? dis-je. Ensuite ? Que s’est-il passé ?

— Rien de spécial. Je suis monté sur le toit, je m’y suis installé, je me suis assoupi. Et soudain j’ai senti qu’on m’étranglait, qu’on me jetait par terre. Je ne me rappelle pas la suite. Quand j’ai repris conscience, j’étais fourré sous cette saloperie de table. J’ai failli devenir fou : au début, j’ai cru qu’on m’avait enterré vivant. Je me suis mis à appeler en cognant avec les pieds. J’ai cogné, cogné… personne ne venait. Puis vous êtes arrivé. C’est tout.

— Vous pourriez vous rappeler à quelle heure on vous a attaqué ? Environ ? »

Il se mit à réfléchir ; pendant un moment il resta ainsi, sans émettre le moindre son. Puis il s’essuya les lèvres avec la paume de la main, examina ses doigts, et il fut ébranlé par un nouveau haut-le-corps ; il passa sa paume sur sa jambe de pantalon.

« Eh bien ? » dis-je.

Il leva sur moi des yeux à peu près vitreux.

« Hein ? »

— Je vous demande à quelle heure, approximativement, vous avez été…

— Ah ! oui… Vers les neuf heures, en gros. Quand j’ai regardé ma montre pour la dernière fois, elle indiquait huit heures quarante.

— Vous pouvez me donner votre montre ? » dis-je.

Il accepta aussitôt, défit son bracelet et me tendit la montre. J’eus le temps de remarquer que son poignet était couvert de marbrures violacées.

« Elle est cassée », constata-t-il.

Cassée… Non, elle n’était pas cassée ; elle donnait plutôt l’impression d’avoir été posée devant un rouleau compresseur. La grande aiguille avait été brisée et manquait, la petite aiguille s’était arrêtée à quarante-trois minutes.

« Qui était-ce ? demandai-je une nouvelle fois.

— Comment pourrais-je le savoir ? Je viens de vous dire que je m’étais assoupi.

— Et vous ne vous êtes pas réveillé quand on vous a attaqué ?

— J’ai été agressé par-derrière, expliqua-t-il d’un air maussade. Je n’ai pas d’yeux sur les fesses.

— Ah, oui ? Soulevez le menton vers le plafond ! »

Il me jeta un regard buté et noir, par en dessous, et je compris que je faisais fausse route. Je pinçai sa mâchoire inférieure entre le pouce et l’index et lui renversai la tête d’une secousse. Dieu seul sait ce que démontraient les bleus et les éraflures qui parsemaient son cou maigre, aux veines apparentes ; je bluffai : « Assez de mensonges, Heenkus ! On vous a étranglé par-devant. Et vous avez vu votre agresseur. Qui était-ce ? »

Il dégagea sa tête d’un mouvement brusque.

« Allez au diable ! rauqua-t-il. Fichez-moi la paix ! Ce n’est pas vos oignons, compris ? Quel que soit le type à qui on a fendu le crâne, je n’ai aucun rapport avec le meurtre, et je me fous complètement du reste… Et j’ai besoin d’un remontant ! hurla-t-il soudain. J’ai mal partout, vous ne comprenez donc pas, espèce d’andouille de flic ? »

Il n’était pas nécessaire de l’examiner longuement à la loupe pour se convaincre qu’il avait raison sur ce sujet. Je ne parvenais pas à bien saisir dans quel guêpier il avait mis le nez, mais une chose était sûre, il n’était pas lié à l’assassinat d’Olaf ; pas directement, en tout cas. Cependant, il ne me semblait pas de bonne politique de reculer. Je dis froidement : « À votre aise. Je vais vous boucler dans le cellier et là, vous pourrez toujours compter avoir des douceurs. Vous serez privé de brandy et de cigarettes tant que je n’aurai pas entendu votre version complète des faits.

— Mais qu’est-ce que vous voulez de moi, à la fin ? » gémit-il. Il était sur le point d’éclater en larmes. « Pourquoi vous acharnez-vous sur moi ?

— Qui vous a attaqué ?

— Bon Dieu ! » chuinta-t-il, la mine décomposée sous une bouffée de désespoir. « Vous ne comprenez donc pas que je n’ai pas envie d’en parler ? Oui, je l’ai vu ! J’ai vu mon agresseur ! » Il trembla à nouveau, comme agité d’un spasme qui le renversa en oblique sur son siège. « Et je ne souhaite pas à mon pire ennemi de voir un tel spectacle ! Même à vous, le diable vous emporte, même à vous je ne le souhaite pas ! Vous seriez mort de trouille, c’est sûr ! »

Il avait complètement perdu le contrôle de ses nerfs.

« Soit », dis-je. Je me levai. « On y va.

— Où ça ?

— Boire un remontant », dis-je.

Nous sortîmes dans le couloir. Il oscillait et s’accrochait sans arrêt à ma manche. J’étais curieux d’observer sa réaction en face des bandes de papier scellant la porte d’Olaf, mais il ne remarqua rien. Il était évident que son esprit était orienté ailleurs. Je le conduisis à la salle de billard. Sur le rebord de la fenêtre je dénichai la demi-bouteille de brandy qui restait de la veille au soir et la lui tendis. Il s’en empara avidement et passa un temps impressionnant à en téter le goulot.

« Seigneur », grinça-t-il, la voix très rauque, tout en s’essuyant la bouche du plat de la main. « Ce que ça peut être bon !…»

Je suivais ses gestes. Bien sûr, on pouvait prendre pour hypothèse qu’il avait été de mèche avec l’assassin, que tout cela correspondait à une mise en scène destinée à égarer les soupçons ; son arrivée en même temps que celle d’Olaf renforçait la supposition. On pouvait même considérer qu’il était l’assassin, et que des complices l’avaient ligoté après le meurtre afin de lui fournir un alibi. Mais je sentais que de telles versions étaient beaucoup trop tirées par les cheveux pour coller à la vérité. Cela dit, sa situation restait peu claire : sa tuberculose était de la frime, ainsi, c’était évident, que sa fonction d’administrateur de biens de mineurs ; et quant à savoir ce qu’il allait faire sur le toit, la question n’avait toujours pas de réponse… Mais au fait, mais bien sûr ! Qu’importe ce qu’il avait l’intention de fricoter sur la terrasse… C’était sa présence là-haut qui avait dérangé ; elle avait dû gêner celui qui voulait assassiner Olaf ; voilà pourquoi on l’avait retiré de la circulation. On l’avait kidnappé, et le kidnappeur avait inspiré à Heenkus une terreur épouvantable, pour une raison que j’ignorais… Donc il avait été agressé par une personne étrangère à l’hôtel, car apparemment Heenkus n’avait peur d’aucun de ses habitants actuels. Un vrai non-sens… Je me remémorai alors toute la série d’incidents liés à la douche, à la pipe, aux mystérieux messages, et je revis Heenkus tel qu’il était descendu du toit au milieu de l’après-midi — verdâtre, terrorisé…

« Écoutez, Heenkus, dis-je avec douceur. Celui qui vous a agressé… vous l’aviez déjà vu avant, hein ? Cet après-midi ? »

Il me lança un regard de bête aux abois et recommença à téter la bouteille.

« Bon, dis-je. Venez. Je vais vous enfermer dans votre chambre. Vous pouvez emporter la bouteille avec vous.

— Et vous ? demanda-t-il, la voix cassée.

— Quoi, moi ?

— Vous vous en irez ?

— Naturellement, dis-je.

— Écoutez, dit-il. Écoutez, inspecteur…» Ses yeux couraient à droite et à gauche, affolés, et il cherchait manifestement quoi dire. « Vous… Je… Vous… vous passerez de temps en temps, n’est-ce pas ? Je me souviendrai peut-être d’un nouveau détail… Ou peut-être… Je ne pourrais pas rester avec vous, non ? » Il me jetait des regards suppliants. « Je ne tenterai pas de m’enfuir, et… non… je vous le jure…

— Vous craignez de rester seul dans votre chambre ?

— Oui, avoua-t-il.

— Mais puisque je vais vous enfermer à clé, dis-je. Et que j’emporterai la clé dans ma poche…»

Il agita le bras. On pouvait difficilement imaginer un geste plus empreint de désespoir.

« Cela n’empêchera rien, bredouilla-t-il.

— Enfin, Heenkus ! dis-je sévèrement. Soyez un homme, bon sang ! Vous êtes en train de vous effondrer comme si vous étiez une vieille bonne femme ! »

Il ne me répondit pas et se contenta de presser la bouteille sur son cœur, avec amour, les deux mains refermées sur l’étiquette. Je l’accompagnai dans sa chambre, lui renouvelai ma promesse de revenir lui rendre visite et donnai un double tour à la serrure. Puis je retirai la clé et la mis dans ma poche, ainsi que je l’avais annoncé. J’étais convaincu que le filon Heenkus était loin d’être épuisé, et que j’aurais encore de quoi piocher dans cette direction. Je ne m’éloignai pas aussitôt. Je me tins tout d’abord un bon moment contre la porte, l’oreille appliquée au trou de la serrure. Je perçus le glouglou du liquide, puis le grincement du sommier, puis une succession rapide de sons hoquetants. Je ne les identifiai pas tout de suite. Et soudain la lueur se fit dans mon esprit : Heenkus était en train de pleurer.

Je l’abandonnai en tête à tête avec sa conscience et me dirigeai vers la porte de du Barnstokr. Le vieillard m’ouvrit presque immédiatement. Il était dans un état de nerfs effrayant. Il en oublia même de m’inviter à prendre un siège. La pièce était noyée dans un brouillard de tabac.

« Mon cher inspecteur ! » s’écria-t-il dès qu’il me vit. Il avait le bras levé à hauteur de la poitrine et brandissait un cigare qu’il pinçait entre l’index et le majeur ; et il s’en servait pour dessiner dans l’espace des objets fantastiques. « Mon cher et respectable ami ! Je suis terriblement gêné par ce que j’ai à vous dire, mais l’affaire a dépassé les limites que j’avais prévues. Je dois vous confesser une chose. C’est moi qui suis coupable…

— … de la mort d’Olaf Andvaravors », complétai-je lugubrement, tout en me laissant tomber dans le fauteuil.

Il sursauta et ses mains se rejoignirent au-dessus de sa tête.

« Mon Dieu ! Pas du tout ! Je n’ai jamais touché à un cheveu de qui que ce soit ! De toute ma vie ! Quelle idée

4

! Non ! Je voulais seulement avouer que je suis à l’origine des mystifications qui ont troublé les esprits dans cet hôtel…» Il pressa les mains contre son cœur et la cendre du cigare s’éparpilla sur le revers de sa robe de chambre. « Croyez-moi, comprenez-moi bien : il s’agissait de simples farces ! J’admets qu’elles étaient d’un humour plutôt glacial et sophistiqué, mais en même temps, totalement innocentes… Cela devient chez moi une sorte de tic professionnel, j’adore l’atmosphère de mystère, les mises en boîte, j’aime voir planer sur les visages la perplexité et le doute… Je vous assure qu’il n’y a là aucun mauvais dessein ! Aucun but intéressé…

— À quelles simples farces faites-vous allusion, exactement ? » interrogeai-je, sur un ton très sec. La déception me rendait méchant. Je ne m’étais pas attendu à découvrir du Barnstokr derrière ces facéties de mauvais goût. Jusque-là, j’avais eu meilleure opinion du vieil homme.

« Eh bien, euh… Toutes ces petites blagues qui faisaient revivre l’Alpiniste mort. Vous savez bien… Par exemple les pantoufles que je me suis volées à moi-même, pour ensuite les fourrer sous le lit de la chambre-musée… La douche… Vous-même avez été ma victime — vous vous rappelez, cette cendre de pipe qui vous a tant intrigué ?… Toutes ces plaisanteries, enfin. Je ne vais pas les énumérer…

— C’est vous aussi qui m’avez cochonné ma table ? demandai-je.

— Votre table ? » Il me fixa d’un air interdit, puis regarda par-dessus son épaule en direction de sa propre table.

« Oui. Quelqu’un l’a arrosée de colle. C’était pourtant un joli meuble. Maintenant elle est abîmée de manière irréparable…

— Oh ! non, non ! s’effraya-t-il. De la colle… sur une table… Non, non, ce n’est pas moi, je vous le jure ! » À nouveau, sa main vint se plaquer contre son cœur.

« Il faut que vous compreniez bien, inspecteur. Tous mes agissements ont toujours eu un caractère anodin, personne n’a eu à en souffrir… Pas le plus petit dommage… J’avais même l’impression que tout le monde les appréciait, et notre cher directeur me donnait si bien la réplique…

— Vous étiez de connivence, tous les deux ?

— Non, qu’allez-vous penser ! » Il fit un geste de dénégation. « Je voulais dire qu’il… que cela lui plaisait beaucoup, car il est lui-même grand amateur de mystifications, vous avez remarqué ? Sa manière de changer de ton, vous savez, sa voix qui s’assourdit, et son célèbre “Permettez-moi d’effectuer une plongée dans le passé”…

— Je vois, dis-je. Et les traces dans le couloir ? »

Du Barnstokr prit un visage concentré, sérieux.

« Euh… non. Ce n’est pas moi. Mais je sais à quoi vous faites allusion. J’ai aperçu ces traces, une fois. Avant votre arrivée, d’ailleurs. Des traces humides de pieds nus, qui menaient du palier à la chambre-musée… Oui, cela paraît idiot… Une farce, également, bien sûr. Mais pas de moi.

— Bon, dis-je. Laissons cela. Encore une question. La lettre de menaces que vous avez prétendu avoir reçue : une de vos inventions aussi, si je comprends bien ?

— Non, je ne suis pas non plus à l’origine de ce billet, affirma du Barnstokr avec dignité. Lorsque je vous l’ai remis, je vous ai raconté la vérité pure et simple.

— Minute, dis-je. L’incident s’est donc déroulé ainsi. Olaf est sorti, et vous, vous êtes resté sur votre siège. Quelqu’un a frappé, vous avez répondu, puis vous avez tourné la tête et aperçu un message sur le plancher, tout près de la porte. Nous sommes d’accord ?

— Oui.

— Minute, minute », répétai-je. Je sentais naître une nouvelle idée. « Permettez, monsieur du Barnstokr, mais qu’est-ce qui vous a poussé à croire que cette lettre de menaces vous était précisément destinée, à vous et à personne d’autre ?

— J’abonde dans votre sens, convint du Barnstokr. Après avoir pris connaissance de ce papier, j’ai réfléchi que s’il m’avait été destiné, on l’aurait glissé sous la porte de ma chambre, et non sous celle d’Olaf. Mais je ne me suis pas tout de suite avisé de ce détail. Dans un premier temps, j’ai agi de manière à peu près instinctive, sans y penser… Notez que celui qui a frappé a entendu ma voix. Il savait donc que j’étais là… Vous me suivez ? En tout cas, lorsque notre pauvre Olaf est revenu, je lui ai aussitôt montré le billet, afin que nous puissions tous deux nous en amuser…

— Ouais, dis-je. Et Olaf ? Il a ri ?

— Euh, non, pas du tout… Vous savez, son sens de l’humour était plutôt… Enfin, bref, il l’a lu, il a haussé les épaules, et nous nous sommes remis à jouer sans plus attendre. Il est resté on ne peut plus calme, flegmatique, et n’a plus fait la moindre allusion à ces quelques lignes… Quant à moi, comme vous l’avez vu, j’étais convaincu qu’il s’agissait d’un trait de fantaisie dû à un autre plaisantin. Et franchement, je continue à le penser… Vous savez, dans un cercle restreint de gens en vacances, que l’ennui guette, il se trouvera toujours quelqu’un pour…

— Je sais, dis-je.

— Mais vous, vous considérez que ce message était effectivement…

— Tout est possible », dis-je. Nous restâmes plusieurs secondes sans parler. « Et maintenant racontez-moi ce que vous avez fait à partir du moment où les Moses sont allés se coucher.

— Bien volontiers, dit du Barnstokr. J’avais prévu cette question, aussi me suis-je spécialement appliqué à reconstituer l’enchaînement de mes actes. Voilà. Lorsque tout le monde s’est séparé, moment que l’on peut situer aux environs de neuf heures et demie, j’ai passé un certain temps…»

Je l’interrompis : « Un instant. Neuf heures et demie, dites-vous ?

— Oui, environ.

— Bien. Alors voilà ce qui m’intéresse pour commencer. Avez-vous en tête les personnes qui se trouvaient dans la salle à manger entre huit heures et demie et neuf heures et demie ? »

Du Barnstokr se prit le front dans l’étau de ses longs doigts blancs.

« Hmmm… fit-il. Cela va être un peu plus compliqué. Car j’étais absorbé par le jeu… Eh bien, naturellement, il y avait Moses et notre directeur… De temps à autre, Mme Moses est venue tirer une carte… Voilà pour les personnes assises à la table de jeu. Brunn et Olaf ont dansé, et ensuite… non, pardon. Tout d’abord, Mme Moses et Brunn… Mais vous devez comprendre, mon cher inspecteur, que je suis tout à fait incapable d’établir à quel moment précis — huit heures et demie, neuf heures… Ah, si ! L’horloge a sonné neuf heures et je me rappelle avoir jeté un coup d’œil sur la salle à la même seconde ; je me suis fait la remarque que presque tout le monde avait disparu. La musique continuait et la salle était déserte, à l’exception de Brunn et d’Olaf, qui étaient en train de danser… Eh bien, voilà, je crois que cette impression est la seule image nette qui me soit restée en mémoire », conclut-il, manifestement affecté de ne pouvoir être plus bavard.

« Bien, dis-je. Le patron de l’hôtel et M. Moses se sont-ils éloignés de la table, à un moment ou à un autre ?

— Non, répondit-il sans hésiter. Tous deux ont joué de manière extrêmement passionnée et acharnée.

— De sorte qu’à neuf heures il n’y avait dans la salle que trois joueurs de cartes, plus Brunn et Olaf ?

— Voilà. Je suis formel là-dessus.

— Parfait, dis-je. Maintenant, revenons à votre emploi du temps. Donc, les joueurs se sont séparés. Vous êtes resté encore un petit moment en face du tapis vert, à effectuer des exercices de manipulation et de prestidigitation…

— Des exercices ? Oui, c’est fort possible. Quand je me livre à la réflexion, il m’arrive de laisser entière liberté à mes doigts ; mes mains agissent en dehors de tout contrôle conscient. Oui. Donc ensuite j’ai eu envie de fumer un cigare et je suis rentré chez moi, ici. J’ai fumé le cigare de bout en bout, je me suis assis dans ce fauteuil, et j’avoue m’être assoupi. Je me suis réveillé en sursaut, comme si on m’avait donné un coup — car je venais de me rappeler la revanche que j’avais promise pour dix heures à ce pauvre Olaf. J’ai regardé ma montre. Je ne peux plus vous dire l’heure exacte, mais dix heures étaient passées de très peu, ce qui m’a grandement soulagé : mon retard serait négligeable. Je me suis arrangé en hâte devant la glace, j’ai fait une provision de billets et de cigares et je suis sorti dans le couloir. Il était désert, je m’en souviens très bien. J’ai frappé à la porte d’Olaf sans obtenir de réponse. Une fois, puis une deuxième fois, avec le même insuccès. J’en ai déduit que M. Olaf avait oublié la revanche dont nous avions parlé, et qu’il était pris sans doute par des occupations plus intéressantes. Or voyez-vous, inspecteur, je suis terriblement pointilleux sur ce genre d’affaires. J’ai donc rédigé le billet que vous avez vu et je l’ai punaisé sur sa porte. Puis j’ai attendu. Jusqu’à onze heures, chevaleresquement, en lisant le livre qui est à côté de vous. Je me suis couché à onze heures. Et peut-être quelque chose qui va vous intéresser maintenant, inspecteur. Peu de temps avant que M. Snevar et vous commenciez votre raffut dans le couloir, j’ai été réveillé par des coups frappés à ma porte. Je suis allé ouvrir, mais je n’ai vu personne. Je me suis à nouveau mis au lit, mais sans pouvoir me rendormir.

— Hmm… oui, dis-je. Je vois. Donc, depuis le moment où vous avez épinglé votre mot et onze heures, moment où vous vous êtes couché, rien de notable ne s’est produit… Vous ne vous souvenez pas d’un bruit quelconque ? Des pas dans le couloir ?…

— Non, dit du Barnstokr. Il n’y a rien eu.

— Et dans quelle pièce étiez-vous, exactement ? Ici, dans la partie salon, ou dans la chambre proprement dite ?

— Ici. J’étais assis dans ce fauteuil.

— Hmm… oui, dis-je. Une dernière question. Hier, avant le repas, vous avez discuté avec Heenkus ?

— Avec Heenkus ?… Ah ! ce petit bonhomme pitoyable… Attendez, cher ami… Mais oui, bien sûr ! Nous faisions la queue devant la douche, vous vous souvenez ? M. Heenkus trouvait cette attente insupportable, elle l’avait mis dans un état de grande irritation, et je l’ai calmé avec je ne sais plus quel tour… Ah, oui ! Les sucres d’orge ! Il en est resté bouche bée, une réaction très amusante. J’adore ce genre de mystifications.

— Et en dehors de cela, vous n’avez plus discuté ? »

Du Barnstokr serra pensivement les lèvres en cul de poule.

« Non, dit-il. Pour autant que je me souvienne, non.

— Et vous n’êtes pas monté sur le toit ?

— Sur le toit ? Non. Non, non. Je ne suis pas monté sur le toit. »

Je me levai.

« Eh bien, merci, monsieur du Barnstokr. Vous avez aidé l’enquête à progresser. J’espère que vous mesurez combien toute nouvelle mystification serait à présent déplacée… (Il me rassura d’un geste silencieux.) Voilà qui est parfait. Et maintenant, vous devriez avaler un somnifère et vous mettre au lit. C’est le meilleur conseil que je puisse vous donner.

— Je vais essayer », dit-il docilement.

Je lui souhaitai bonne nuit et le quittai. Mon intention était maintenant de réveiller la jeune créature, et je me préparais à le faire lorsque je perçus un mouvement à l’extrémité du couloir. La porte de la chambre de Simonet était en train de se refermer, sans bruit et avec une sorte de précipitation. Je fis aussitôt demi-tour vers ce nouvel objectif.

J’entrai sans frapper et constatai aussitôt que je n’avais pas eu tort. La porte de séparation était ouverte et de l’autre côté on apercevait la gloire de la physique contemporaine en pleine action près du lit ; il sautait à cloche-pied en essayant de retirer son pantalon à toute vitesse. Cette comédie était d’autant plus stupide que les lampes étaient allumées aussi bien dans la chambre que dans l’entrée.

« Inutile de vous donner tout ce mal, Simonet, articulai-je avec une amabilité toute policière. De toute façon, vous n’aurez pas le temps d’ôter votre cravate. »

Comme si on lui avait coupé les jambes, Simonet se laissa tomber sur le lit. Sa mâchoire inférieure tremblait, il avait les yeux exorbités. Je franchis le seuil de la chambre et m’immobilisai devant lui, les mains dans les poches. Il y eut entre nous un long moment de silence. Je me contentais de le regarder sans un mot, afin qu’il ait le temps de s’imprégner de l’idée que toute échappatoire était vaine. Et à mesure que ce regard pesait sur lui, il s’affaissait, sa tête s’enfonçait de plus en plus profondément entre ses épaules, et le bec ondulé qui lui servait d’organe de l’odorat et de la mélancolie se transformait en appendice de plus en plus mélancolique. À la fin, il craqua.

« Je ne parlerai qu’en présence de mon avocat », déclara-t-il. Sa voix se brisait.

« Suffit, Simonet », dis-je, non sans montrer ma répugnance. « Vous êtes un savant, tout de même. Que viennent faire ici des avocats ? »

Il m’agrippa soudain par le revers de la veste et ses yeux se tendirent vers moi, se levèrent sur moi comme pour une prière. Ses cordes vocales étaient blanches.

« Pensez ce que vous voulez, Peter. Mais je vous le jure : ce n’est pas moi qui l’ai assassinée. Elle était morte avant que je…»

À mon tour, je sentis mes jambes se dérober sous moi. Je tendis les mains derrière moi, vérifiai à tâtons la présence d’une chaise et m’y assis.

« Réfléchissez une seconde, pourquoi aurais-je fait une chose pareille ? poursuivit Simonet avec feu. Il faut toujours un mobile… Personne ne tue sans raison, juste pour voir… Oui, on rencontre des sadiques, mais ce sont des malades mentaux et… Une sauvagerie, un cauchemar pareils, vous n’allez pas imaginer que j’aurais pu… Je vous le jure sur tout ce que j’ai de plus sacré ! Elle était complètement froide quand j’ai refermé les bras sur elle ! »

Je m’isolai un instant derrière mes paupières. Eh bien, voilà. Il y avait un second cadavre dans l’hôtel. Un cadavre de femme, cette fois-ci. Simonet continuait à bredouiller comme s’il avait quarante de fièvre.

« Vous le savez parfaitement, les crimes gratuits n’existent pas. C’est vrai, il y a un roman d’André Gide où… Mais il s’agit d’un jeu… d’une construction intellectuelle… Il faut un mobile… Enfin, Peter, vous me connaissez ! Regardez-moi : est-ce que j’ai l’air d’un assassin ?

— Stop ! ordonnai-je. Fermez-la une minute. Profitez-en pour rassembler vos esprits. Et ensuite racontez-moi tout depuis le début. »

Sans rassembler ses esprits, il se mit aussitôt à parler. On voyait que c’était de bonne grâce.

« Mais bien sûr. Seulement vous devez me croire, Peter. Je vais vous dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Voilà ce qui s’est passé. Il faut remonter à cette maudite soirée dansante… Mais déjà, avant, elle m’avait laissé comprendre que… seulement, je n’arrivais pas à me décider… Et là, vous m’avez fait boire tant de brandy que j’ai fini par me décider. Pourquoi pas, hein ? Je n’allais pas commettre un crime, n’est-ce pas ? Bien… donc, voilà, vers onze heures, quand le silence est retombé sur toute la maison, j’ai quitté ma chambre et je suis descendu à pas de loup. Vous étiez près de la cheminée et en compagnie du patron vous débitiez tout un tas de sornettes, je ne me rappelle plus quoi exactement, des sottises sur la connaissance de la nature, bref, l’habituel bavardage au coin du feu… J’ai dépassé la porte du salon du même pas feutré — j’étais en chaussettes — et je me suis faufilé dans sa chambre. Le vieux avait éteint sa lampe, chez elle aussi tout était obscur. Comme je m’y attendais, sa porte n’était pas fermée à clé, ce qui a aussitôt augmenté ma hardiesse d’un bon cran. Il faisait noir comme dans un four, mais je distinguais sa silhouette. Elle était assise sur le sofa juste en face de l’entrée. Je l’ai appelée à voix très basse, mais elle ne m’a pas répondu. Et alors, vous comprenez, je me suis assis à côté d’elle et… eh bien, j’ai passé mes bras autour d’elle… Br-rr-rr… Je n’ai même pas eu le temps de l’embrasser ! Aucun doute, elle était morte ! Glacée ! Et rigide comme un morceau de bois ! Et le rictus qui découvrait ses dents… Je ne peux pas vous dire comment je suis sorti de la chambre. En moins d’une seconde. À mon avis, j’ai dû casser tous les meubles dans ma fuite… Je vous le jure, Peter, vous avez ma parole d’homme d’honneur, croyez-moi, quand je l’ai touchée, elle était déjà morte, complètement morte, froide et pétrifiée… Enfin quoi ! Je ne suis pas une brute…

— Enfilez votre pantalon », dis-je, aux prises avec un désespoir tranquille. « Rendez-vous un peu plus présentable et suivez-moi.

— Où cela ? s’exclama-t-il, horrifié.

— En prison ! aboyai-je. Au cachot ! À la chambre des tortures, triple idiot !

— Bien, dit-il. Accordez-moi juste deux secondes. Je ne vous avais pas bien compris, Peter. »

Nous descendîmes l’escalier, sous le regard interrogateur du patron de l’hôtel qui était assis dans le hall. Il s’était installé à la table où habituellement traînaient journaux et revues ; et il avait posé devant lui une lourde Winchester à répétition. D’un geste, je lui intimai l’ordre de ne pas se déranger, puis j’obliquai à droite, vers le couloir qui menait à la partie de l’hôtel louée par les Moses. Nous passâmes devant la chambre où reposait l’inconnu ; Lel était couché en travers du seuil et il grogna à notre adresse quelque chose de plutôt hostile. Simonet trottinait sur mes traces. De temps en temps, j’entendais dans mon dos ses soupirs convulsifs.

Je ne fis ni une ni deux, et donnai une bourrade dans la porte de la chambre de Mme Moses. Et me retrouvai stupéfait ; paralysé de stupeur. La pièce était baignée d’une lumière dispensée par une torchère rose, et juste en face de la porte, sur le divan, Mme Moses était langoureusement allongée, dans une pose qui évoquait Mme Récamier ; elle avait sur elle un pyjama de soie et lisait un livre, et elle était ravissante. Elle leva sur moi son regard, haussa les sourcils avec étonnement, mais aussitôt tempéra celui-ci par un sourire d’une extrême gentillesse. Derrière moi Simonet émit un son étrange ; quelque chose comme « aaargh ! »

« Veuillez pardonner mon intrusion », dis-je. Ma langue pesait environ une tonne. Je refermai sur moi la porte avec une impétuosité dont jusque-là je ne me serais jamais cru capable. Puis je pivotai vers Simonet et sans me presser, avec délectation, je l’agrippai par la cravate.

« Je vous le jure ! » articula-t-il, sans qu’un souffle franchisse sa gorge. Seules ses lèvres bougeaient, et il était au bord de l’évanouissement.

Je le relâchai.

« Vous vous êtes trompé, Simonet, dis-je sèchement. Retournons chez vous. »

Nous refîmes le chemin en sens inverse sans modifier notre formation de marche. Comme j’avais changé d’avis en cours de route, je le conduisis dans ma chambre. Je venais de songer que celle-ci n’avait pas été fermée à clé, alors que j’y avais entreposé une pièce à conviction. Et au fait, si je montrais l’objet à notre illustre physicien ?

Simonet entra, se jeta sur mon fauteuil et se recouvrit le visage avec les mains pendant une seconde, à la suite de quoi il commença à se taper sur le crâne à coups de poings. Il mimait assez bien un chimpanzé assailli par une émotion hystérique.

« Sauvé ! » marmonnait-il, les traits éclairés par un sourire idiot. « Hourra ! Je revis ! Je ne me cache plus ! Finie la clandestinité ! Hourra !…»

Puis il posa les mains sur le rebord de la table, arrêta sur moi des yeux grands comme des soucoupes et chuchota : « Mais elle était morte, Peter, il n’y a aucun doute à avoir ! Je vous le jure. Assassinée ! Et en plus…

— C’est stupide, le coupai-je froidement. Dites plutôt que vous étiez à la frontière du delirium tremens.

— Non, non, protesta Simonet en secouant la tête. J’étais soûl, je ne le nie pas, mais… Écoutez, Peter, il y a là-dessous quelque chose de pas net… Non, ça ne colle pas… Ou alors je me débattais dans un cauchemar, je délirais ? Dites-moi, Peter, peut-être que je suis un peu cinglé, effectivement, hein ?

— C’est bien possible, admis-je.

— Je… franchement, je ne sais pas… Je suis retourné dans ma chambre et… Pas question de fermer l’œil après cela… J’ai passé mon temps à me déshabiller, puis à me rhabiller… j’ai même envisagé de m’enfuir… surtout quand je vous ai entendu aller et venir et parler à mi-voix…

— Où vous trouviez-vous, à ce moment-là ?

— Je me trouvais… À quel moment, dites-vous ?

— Pendant que nous parlions à mi-voix.

— Chez moi. Je n’ai plus quitté ma chambre.

— Mais dans quelle pièce exactement vous trouviez-vous ?

— Tantôt dans l’entrée, tantôt dans le cabinet de toilette, tantôt dans la chambre… Je vais vous avouer honnêtement : pendant que vous interrogiez Olaf, j’ai essayé d’écouter votre conversation à travers la cloison. Là, j’étais planté dans la chambre…» Soudain ses yeux se remirent à danser de manière fébrile. « Mais attendez voir, dit-il. Si elle n’est pas morte… qu’est-ce qui a causé toute cette agitation ? Que se passe-t-il ? Quelqu’un est malade ?

— Répondez à mes questions, dis-je. Qu’avez-vous fait après que j’ai quitté le billard ? »

Il conserva le silence pendant quelques instants ; il avait tourné vers moi ses pupilles agrandies et se mordillait la lèvre inférieure.

« D’accord, dit-il enfin. Je vois qu’il s’est bel et bien produit quelque chose dans l’hôtel. Eh bien, soit… Après votre départ ? J’ai continué à jouer au billard tout seul, puis je suis rentré dans ma chambre. Il était déjà aux alentours de dix heures, et j’avais fixé à une heure plus tard le moment où je réaliserais mon entreprise. Il fallait que je m’arrange, que je fasse ma toilette, que je me rase, tout ça… J’ai été occupé par ces préparatifs jusqu’à dix heures et demie environ. Puis je me suis mis à attendre, à regarder ma montre, à jeter des coups d’œil par la fenêtre… Vous connaissez la suite… Voilà…

— Vous êtes revenu dans votre chambre aux alentours de dix heures, dites-vous. Mais vous devez pouvoir être plus précis, n’est-ce pas ? Vous vous prépariez à un rendez-vous galant, je suppose que vous avez regardé votre montre plus de cent fois. »

Simonet siffla entre ses dents.

« Oh ! oh ! dit-il. Mais l’enquête s’effectue dans toutes les règles, à ce que je vois. Vous finirez peut-être par me mettre au courant de ce qui s’est passé ?

— Olaf a été assassiné, dis-je.

— Assassiné ? Mais… Mais vous êtes sorti de sa chambre il y a à peine… Je vous ai entendu discuter avec lui…

— Non, ce n’était pas avec lui. Olaf est mort. Aussi je vous prie de tout vous rappeler avec un maximum de précision. Quand êtes-vous revenu dans votre chambre ? »

Le front de Simonet s’était couvert d’une légère buée. Il l’essuya. Sa figure avait pris une expression catastrophée.

« C’est complètement fou…, bougonna-t-il. Un délire de malade mental… D’abord ce truc, et maintenant…»

J’eus alors recours à un vieux procédé qui faisait ses preuves depuis des siècles. Je le fusillai du regard, un regard qui ne cillait pas, et je dis : « Arrêtez de tourner autour du pot. Répondez à mes questions. »

Le résultat fut instantané. Simonet sentit qu’il était en position de suspect et en une seconde refluèrent toutes les émotions qui l’avaient envahi jusque-là. Et il cessa de penser à Mme Moses. Il cessa de penser au pauvre Olaf. Maintenant, il ne pensait plus qu’à une seule personne : à lui-même.

« Qu’est-ce que vous insinuez par là ? bredouilla-t-il. Que signifie votre “Arrêtez de tourner autour du pot” ?…

— Cela signifie que j’attends votre réponse, dis-je. Quand — à quelle minute précise — êtes-vous revenu à votre chambre ? »

Simonet haussa les épaules, en exagérant son geste afin d’indiquer combien il se sentait blessé.

« Comme vous voudrez, dit-il. C’est complètement ridicule et plus que saugrenu, mais puisque vous insistez… d’accord. Je suis sorti de la salle de billard à dix heures moins dix. Précision ? Plus ou moins une minute. Je venais de consulter ma montre et j’avais estimé qu’il était temps de changer d’air. Elle indiquait dix heures moins dix.

— Qu’avez-vous fait, une fois entré dans votre chambre ?

— Je vais vous le dire. Je suis passé dans la pièce principale, j’ai ôté mes vêtements…» Il s’arrêta soudain. « Écoutez, Peter… Je comprends parfaitement ce que vous désirez savoir. À ce moment-là Olaf était encore en vie.

Enfin, à vrai dire, je m’avance… Peut-être n’était-ce déjà plus Olaf.

— Racontez-moi tout dans l’ordre, recommandai-je.

— Il n’y a pas d’ordre particulier… On a déplacé des meubles de l’autre côté du mur de la chambre. Je ne me rappelle pas avoir distingué de bruits de voix. Non, il n’y avait pas de conversation. Mais on a déplacé quelque chose. Je me rappelle que j’ai tiré la langue dans cette direction et que j’ai pensé : Eh oui, tu vois, espèce de grande brute à tête blonde, tu vas faire un gros dodo, et moi je vais aller rejoindre ma chère Olga… Enfin, quelque chose dans ce genre. Il était environ dix heures moins cinq, donc. Plus ou moins trois minutes.

— Bien. Poursuivez.

— Ensuite… Ensuite je suis passé dans le cabinet de toilette. Je me suis soigneusement rasé au rasoir électrique. Je me suis soigneusement lavé de la ceinture jusqu’à l’extrémité des oreilles. Je me suis soigneusement essuyé avec la serviette de bain…» La voix du farceur mélancolique était en train de se modifier à grande vitesse ; et il y gonflait une onde de sarcasme toute prête à éclater en raz de marée. Pourtant, il dut se rendre compte que son ton devenait déplacé, et non moins vite il retrouva le contrôle de son trop-plein de rire. « Bref, sortant du cabinet de toilette, j’ai à nouveau regardé ma montre. Il était à peu près dix heures et demie. Moins deux ou trois minutes.

— Vous êtes resté dans la pièce principale ?

— Oui, je me suis habillé près du lit. Mais je n’ai plus rien entendu. Disons que si j’ai encore perçu quelque chose, je n’y ai plus accordé la moindre attention. Une fois habillé, je me suis installé dans la partie salon de la chambre et j’ai commencé à lutter contre mon impatience. Je fais ici le serment solennel que je n’ai donc pas revu Olaf après la soirée dansante.

— J’ai déjà eu l’occasion d’entendre vos serments à propos de la mort de Mme Moses, remarquai-je.

— Oui… Et c’est quelque chose… Je ne sais pas… Je n’arrive pas à comprendre. Je vous assure, Peter…

— Je vous crois, dis-je. Dites-moi, maintenant : quand avez-vous parlé avec Heenkus pour la dernière fois ?

— Hum… Eh bien, à vrai dire, je ne lui ai jamais adressé la parole. Pas une seule fois. Je me demande quel pourrait être notre sujet de conversation…

— Et quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? »

Simonet plissa les paupières. Il fouillait dans sa mémoire.

« Devant la douche ? suggéra-t-il. Mais non ! Qu’est-ce que je raconte. Il a mangé avec nous tous, vous l’avez fait descendre de son toit. Et ensuite… il s’est évanoui en fumée quelque part, sans doute… Que lui est-il arrivé ?

— Rien de spécial, lançai-je dédaigneusement. Une dernière question. À votre avis, qui a combiné toutes ces petites plaisanteries — la douche, la disparition des pantoufles…

— Oui…, dit Simonet. À mon avis, c’est du Barnstokr qui a dû donner le signal du départ. Et il a été suivi par tous ceux qui ont bien voulu lui emboîter le pas. Snevar le premier.

— Et vous ?

— Moi aussi. J’ai fait quelques apparitions à l’extérieur des fenêtres de Mme Moses. J’adore ce type de farces…» Je le vis s’élancer pour hennir de son fameux rire sépulcral, mais il s’interrompit à temps et se recomposa une physionomie nettement plus grave.

« Et c’est tout ? demandai-je.

— Non, pourquoi ? J’ai aussi sonné Kaïssa à partir de chambres inoccupées, j’ai fait croire à une “visite du noyé”.

— De quoi s’agit-il ?

— Il s’agissait de courir pieds nus dans les couloirs, avec les pieds bien mouillés. J’avais également envisagé de bricoler un fantôme d’envergure moyenne, mais je n’ai pas eu le temps de mettre mon projet à exécution.

— On l’a échappé belle, dis-je d’un ton cassant. Et la montre de Moses, c’est aussi votre signature ?

— Quelle montre de Moses ? Sa montre en or ? L’oignon ? »

J’étais démangé par l’envie de lui taper sur la figure.

« Oui, dis-je. L’oignon. C’est vous qui l’avez chipé ? »

Il s’indigna. « Pour qui me prenez-vous ? Pour un pickpocket de fête foraine ?

— Non, non, pas pour un pickpocket », dis-je, en contenant les chatouillements qui m’énervaient les poings. « Vous l’aurez volée pour plaisanter. Pour faire croire à une “visite du Voleur de Bagdad”…

— Écoutez, Peter, dit Simonet avec le plus grand sérieux. À ce que je comprends, il est arrivé aussi quelque chose à cette montre. Bien. Alors ceci. Je n’y ai pas touché. Mais je l’ai vue. Comme tout le monde, probablement. Une montre-oignon, de taille respectable ; l’autre jour, Moses l’a plongée en public dans sa tasse métallique.

— Bien, dis-je. Changeons de sujet. À présent je m’adresse à vous en tant que scientifique. » Je posai devant lui la valise d’Olaf et ouvris le couvercle avec une certaine brusquerie. « Pouvez-vous me donner votre opinion sur cet objet ? »

Simonet examina rapidement l’appareil, le souleva avec précaution hors de la valise et, en sifflotant entre ses dents, se mit à le regarder scrupuleusement sous tous les angles. Puis il le soupesa à bout de bras et le remit en place, avec des gestes tout aussi précautionneux que lorsqu’il l’avait retiré de son étui.

« Ce n’est pas mon domaine, finit-il par commenter. À en juger par l’apparence soignée et compacte, ce doit être un objet militaire. Ou cosmique. Je ne sais pas. Je n’ai même aucune compétence pour le deviner. Où l’avez-vous trouvé ? Il appartenait à Olaf ?

— Oui, dis-je.

— Incroyable ! marmonna-t-il. Un type qui avait l’air aussi borné… Enfin, pardon

5

. Que diable peuvent faire ici des verniers ? Et là… ces branchements ? Jamais vu un assemblage aussi bizarre…» Il se tourna vers moi. « Si vous voulez, Peter, je peux essayer de pianoter sur ces touches en tripotant les boutons, les vis graduées. Je suis plutôt amateur de haut risque. Mais je vous préviens, cela me semble beaucoup moins sain que de jouer au billard.

— Pas la peine, dis-je. Rendez-le-moi. » Je refermai la mallette.

« Vous avez raison », approuva Simonet en se détendant soudain dans le fauteuil. « Il faut remettre cet appareil à des experts. Je vois à qui, d’ailleurs… Mais, à propos. Pourquoi prenez-vous en charge cette enquête ? Enthousiasme professionnel ? Pourquoi ne pas téléphoner aux spécialistes ? »

En deux mots je le mis au courant de l’avalanche. Il fit un commentaire morose :

« Le paysage s’assombrit de plus en plus, dit-il. Vous avez encore besoin de moi ?

— Non, dis-je. Rentrez chez vous et restez-y. Le mieux que vous puissiez faire maintenant sera de vous glisser entre les draps en fermant les yeux. »

Il sortit. Je repris la mallette et cherchai un endroit où la cacher. Il n’y avait nulle part de cachette convenable. Quelque chose de militaire ou de cosmique, pensai-je. Il ne manquait plus que cela. Assassinat politique ? Espionnage ? Attentat ?… Bah, je m’égarais ! Si le mobile du crime avait été cette valise, elle aurait disparu avec l’assassin… Où pouvais-je la fourrer ? Je me rappelai soudain que le directeur de l’hôtel possédait un coffre-fort. Je serrai la mallette sous mon bras — il me semblait qu’elle avait ainsi moins de chance de s’échapper — et descendis au rez-de-chaussée.

Le patron avait disposé sur la table aux revues toute une liasse de papiers et il se penchait sur une machine à calculer. Sa Winchester était à portée de main, appuyée contre le mur juste à côté de lui.

« Quoi de neuf ? » demandai-je.

Il se leva à ma rencontre.

« Rien de particulièrement brillant », répondit-il, une expression coupable sur le visage. « J’ai dû expliquer à Moses ce qui s’était passé.

— Pourquoi ?

— Il se ruait en direction de l’escalier, et surtout de votre chambre. Il était déchaîné, il écumait et disait qu’il ne permettrait à personne de faire irruption en pleine nuit dans les appartements de son épouse. Je me demandais comment le retenir, et je n’ai rien trouvé d’autre que de le mettre au fait des derniers événements. Il m’a semblé que cela éviterait le scandale.

— Dommage, dis-je. Mais tout est venu de ma faute. Et lui ? Comment a-t-il réagi ?

— Rien de spécial comme réaction. Il a roulé sur moi ses yeux énormes, il a bu plusieurs gorgées dans sa chope, il s’est tu pendant une demi-minute, puis il s’est mis à hurler : qui était ce type que j’avais installé sur son territoire, comment avais-je eu l’audace, etc. J’ai eu toutes les peines du monde à échapper à sa fureur.

— Bon, le mal est fait, dis-je. Écoutez, Alek. Donnez-moi la clé de votre coffre. Je vais y cacher la valise que voici. Quant à la clé, vous m’excuserez, mais je vais la garder sur moi. Deuxièmement, je dois interroger Kaïssa. J’aimerais que vous la fassiez venir dans votre bureau. Et troisièmement, j’ai horriblement envie d’une tasse de café.

— Aucun problème, dit Snevar. Allons-y. »

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