CHAPITRE CINQ

Je me figeai en face de la porte de Heenkus et observai les alentours, avec précaution et méfiance. Le couloir était désert comme toujours. J’entendais le choc des billes les unes contre les autres — une indication sur l’endroit où se trouvait Simonet. Chez Olaf, Olaf continuait à se faire rétamer par du Barnstokr. Dehors, l’ange inclassable bricolait son engin diabolique. Les Moses étaient dans leur chambre. Heenkus, sur le toit. Cinq minutes plus tôt, il était descendu à l’office faire l’acquisition d’une nouvelle bouteille, puis il avait effectué un crochet par sa chambre afin de se munir de sa pelisse ; selon toute vraisemblance, il avait l’intention d’aller se gorger d’air pur au moins jusqu’à l’heure du repas. Et moi, j’étais légèrement incliné devant sa porte et l’une après l’autre j’enfilais dans la serrure les clés du trousseau que j’avais subtilisé dans le bureau du directeur de l’hôtel. Et je me préparais à accomplir un acte relevant de la prévarication pure et simple. Sans mandat, je n’avais évidemment pas le moindre droit de pénétrer dans une chambre et d’y réaliser une perquisition. Mais il me semblait que cette visite était en tout point indispensable. Ce n’était pas seulement que j’avais peur de ne pas pouvoir m’endormir sur mes deux oreilles si je n’entrais pas chez Heenkus ; c’était aussi une question de dignité personnelle.

À la cinquième ou à la sixième clé, le pêne cliqueta avec docilité, et je m’introduisis furtivement dans la pièce. Mes gestes étaient calqués sur les gestes dont sont coutumiers les héros des films d’espionnage : je ne connais pas d’autre manière d’entrer furtivement dans une pièce. Le soleil avait presque déjà disparu derrière la chaîne montagneuse, mais l’endroit où je venais de pénétrer n’était pas encore très sombre. La chambre donnait l’impression de ne pas être occupée, le dessus-de-lit n’avait pas un pli, le cendrier était propre, et les deux valises en bois étaient posées verticalement au centre du tapis. En voyant tout cela, on pouvait difficilement imaginer que le possesseur des valises s’apprêtait à séjourner ici deux semaines.

J’ouvris la première valise, qui était la plus lourde, et son contenu augmenta mes soupçons. C’était un faux bagage typique : quelques chiffons, des draps en lambeaux, des taies d’oreiller déchirées, et un paquet de livres choisis en dépit du bon sens. Il était clair que Heenkus avait tassé là tout ce qui lui était tombé sous la main. Il me fallut inspecter la seconde valise pour découvrir des affaires de voyage dignes de ce nom. Trois changes de linge de corps, un pyjama, un nécessaire de toilette, une série de stylos, une liasse de billets — une liasse épaisse, bien plus conséquente que celle dont je disposais — et deux douzaines de mouchoirs. Il y avait encore une petite fiole en argent (vide), un étui à lunettes contenant des lunettes de soleil, et une bouteille portant une étiquette étrangère (pleine). Mais lorsque j’arrivai tout contre le fond, sous le linge, je péchai un gros chronomètre en or, au cadran compliqué, et un petit Browning de dame.

Je m’assis par terre et prêtai l’oreille aux bruits du dehors. Tout était silencieux pour l’instant, mais je disposais pour réfléchir d’un laps de temps extrêmement réduit. Je regardai le chronomètre sous toutes les coutures. Un monogramme complexe était gravé sur le boîtier. Il était en or véritable, un or aux tons rougeoyants ; le cadran était décoré avec les signes du zodiaque. Le doute n’était pas permis : je tenais là la montre qui avait été dérobée à M. Moses. J’examinai ensuite le pistolet : un bibelot à crosse de nacre, au canon nickelé. Calibre 0.25. Une arme de corps à corps et même, à strictement parler, quelque chose qui n’appartenait à la catégorie des armes que par un effort d’imagination… Non, tout cela était stupide ; vraiment stupide. Aucun gangster ne se serait encombré d’un jouet pareil. Et on pouvait poursuivre le raisonnement : aucun gangster n’aurait pris l’initiative de voler une montre ; même lourde ; même en or massif. Aucun gangster méritant ce titre et cette réputation. Et dans un hôtel, en plus, dès le premier jour, avec tout ce que cela comportait comme risque de se faire pincer aussitôt.

Bien. Bien, bien… Et si j’essayais de formuler mes réflexions en quelques phrases ? Il n’y avait aucune preuve que Heenkus fût un dangereux bandit, maniaque et sadique de surcroît ; en revanche, j’avais une montagne d’éléments prouvant que quelqu’un s’efforçait de faire passer Heenkus pour un gangster. Effectivement, cette valise qui n’en était pas une… Mais c’était une énigme à éclaircir plus tard. Que faire du pistolet et de la montre ? Si je les récupérais et si Heenkus était bel et bien un voleur (mais nullement un gangster), il sortirait de l’histoire innocent comme l’agneau qui vient de naître… D’un autre côté, si quelqu’un, par malveillance, les avait glissés dans ses bagages… Bon sang, je n’arrivais pas à raisonner de manière correcte… Manque d’expérience. Un Hercule Poirot d’opérette, oui… Et pour commencer, si je confisquais les deux objets, j’allais les mettre où ? Les porter sur moi ? Avec un peu de chance, je risquais de me faire accuser de vol… Pas question de les cacher dans ma chambre…

Je dressai l’oreille à nouveau. La vaisselle tintait dans la salle à manger ; Kaïssa était déjà en train de mettre le couvert. Des pas ébranlèrent le couloir. Puis la voix de stentor de Simonet, interrogeant à la ronde : « Où est donc passé notre inspecteur ? Où se cache notre hardi policier ? » Kaïssa poussa un cri perçant, et un rire propre à glacer d’effroi le plus brave s’empara de tout l’étage.

C’est pourquoi je ne poussai pas plus loin mes cogitations et vidai en hâte le chargeur au creux de ma paume. Je fis couler les cartouches dans ma poche, puis replaçai pistolet et montre au fond de la valise. À peine avais-je eu le temps de bondir dans le couloir en donnant un tour de clé à la serrure, que j’aperçus du Barnstokr. Il venait d’apparaître à l’extrémité de l’étage et je ne voyais que son profil aristocratique ; il était engagé dans une conversation avec un interlocuteur qui ne pouvait être qu’Olaf.

« Vous me désobligeriez en pensant le contraire, cher ami ! Les du Barnstokr ont-ils jamais refusé une revanche à un adversaire malheureux ? Aujourd’hui même, si cela vous agrée ! Eh bien, disons ce soir, chez vous, à neuf heures ?…»

J’adoptai une pose décontractée (dans le cas précis, il s’agissait de chercher sur moi un cure-dent et de passer aussitôt à l’action sur la molaire la plus proche). Du Barnstokr venait de pivoter ; il me remarqua et agita la main d’une façon fort affable.

« Mon cher inspecteur ! s’exclama-t-il. Quelle victoire ! Gloire ! Richesse ! Voilà ce que le destin avait aujourd’hui réservé aux du Barnstokr ! »

Je marchai à sa rencontre et nous nous retrouvâmes juste devant sa porte.

« Vous avez réussi à décaver Olaf ? m’informai-je.

— Eh bien, figurez-vous que oui ! » dit-il, tandis qu’un sourire heureux s’épanouissait sur ses lèvres. « Notre bon Olaf joue de façon un peu trop méthodique, avec la sûreté d’une machine, ce qui le prive de toute fantaisie. Il en est presque ennuyeux… Mais permettez, qu’est ceci ? »

Il approcha sa main de ma poche de poitrine et en retira prestement un carton de couleur qui n’était autre qu’une carte à jouer.

« Ça, par exemple ! Mais voilà précisément l’as de cœur qui m’a permis de remporter le pli qui fut fatal à ce pauvre Olaf !…»

Au même moment le pauvre Olaf sortit de sa chambre. Sa silhouette de géant blond parfaitement proportionné nous frôla et nous sourit, sans la moindre ombre de rancune. Je l’entendis murmurer ; «… aller boire l’apéritif…» Du Barnstokr le suivit des yeux en souriant lui aussi ; et soudain, comme s’il se rappelait quelque chose, il m’empoigna par une manche.

« À propos, mon cher inspecteur. Savez-vous que notre délicieux défunt vient de démontrer une nouvelle fois son excellent sens de l’humour ? Entrez donc un petit instant…»

Il m’entraîna chez lui, m’obligea à m’asseoir dans le fauteuil et me proposa un cigare.

« Où l’ai-je fourrée ? » marmonna-t-il, tout en palpant ses poches les unes après les autres. Puis : « Ah ! La voilà ! Jetez un coup d’œil, je vous prie, sur la petite lettre que j’ai reçue tout à l’heure. » Et il me tendit un morceau de papier froissé.

Il y figurait un nouveau message. Les lettres étaient des majuscules d’imprimerie tracées maladroitement, et les chasseurs de fautes d’orthographe ne seraient pas rentrés bredouilles après avoir parcouru le texte. « Vous êtes repairés. Je vous ai dans le collimatteur. N’essayez pas de vous échaper. Ne fêtes pas les imbéciles. Je tirerai sans sommation. F. »

Je serrai le cigare entre mes incisives et relus ces lignes une deuxième, puis une troisième fois.

« C’est charmant, ne trouvez-vous pas ? » dit du Barnstokr qui était en train de s’arranger devant le miroir. « Nous avons même droit à une signature. Il faudra demander au patron de l’hôtel quel était le nom du Disparu…

— Comment ce billet est-il tombé entre vos mains ?

— J’étais en train de jouer avec Olaf quand un inconnu l’a glissé à l’intérieur de la chambre. Olaf était descendu à l’office pour se procurer une bouteille, et je fumais le cigare en rêvassant dans mon fauteuil. Quelqu’un a frappé à la porte et j’ai dit : “Oui, entrez !” mais personne n’est entré. Je me suis retourné, intrigué, et soudain j’ai vu la lettre par terre près de la porte. Apparemment, on venait de l’introduire par la rainure.

— Et, bien sûr, quand vous avez regardé dans le couloir, il était désert, dis-je.

— J’ai mis assez longtemps avant de m’extraire du fauteuil, avoua du Barnstokr. Et si nous y allions, maintenant ? Je vous dirai franchement que j’ai l’estomac dans les talons. »

Je pliai ce nouveau message dans ma poche et nous nous rendîmes à la salle à manger. En chemin, nous récupérâmes le cher petit ange, mais sans pouvoir le convaincre qu’il convenait de se laver les mains avant de passer à table.

« Je vous trouve l’air préoccupé, inspecteur », remarqua du Barnstokr au moment où nous allions franchir les portes de la salle.

Je rencontrai ses yeux de vieillard, gris et sans tache, et soudain j’eus l’intuition que lui seul était à l’origine de l’affaire des messages ; qu’il l’avait conçue de bout en bout. Pendant une seconde, une vague de rage glacée m’enveloppa, et j’eus envie de trépigner et de hurler : « Mais laissez-moi donc en paix ! Ne me gâchez pas mes vacances de ski ! » Mais, évidemment, je me retins.

Nous entrâmes dans la salle à manger. Tout le monde avait l’air d’être déjà en place. Mme Moses faisait le service pour M. Moses, Simonet et Olaf dansaient d’un pied sur l’autre devant la desserte des hors-d’œuvre, le directeur de l’hôtel distribuait des verres de sa liqueur. Du Barnstokr et son adorable pupille allèrent s’asseoir à table et je rejoignis le groupe des hommes debout. Simonet chuchotait sur un ton lugubre à l’oreille d’Olaf ; il lui décrivait les effets néfastes de la liqueur d’edelweiss sur les organes humains. Tout y passait : leucémie, jaunisse, cancer du duodénum. Olaf émettait des sons de gorge approbateurs et aimables, sans pour autant cesser d’avaler son caviar. Sur ce, Kaïssa entra et aussitôt, tournée vers son patron, entama un discours retentissant : « Il veut pas venir, il dit qu’il descendra pas tant que tout le monde sera pas autour de la table. Et que si tout le monde est en bas, alors, il descendra. Il a fait que répéter cette chanson… Et deux bouteilles vides…

— Va lui dire que tout le monde est à table, ordonna Snevar.

— Il veut pas me croire, je lui ai bien dit que tout le monde était en bas, mais lui, il…

— De qui parle-t-on ? questionna M. Moses d’un ton incisif.

— Nous parlons de M. Heenkus, précisa le patron. Il est resté sur le toit, et je…

— Qu’est-ce que vous racontez, sur le toit ! » intervint la jeune créature de sa voix de basse éraillée. « Mais il est là, Heenkus ! » Et elle pointa sa fourchette en direction d’Olaf ; à l’extrémité de la fourchette était enfilé un pickle.

« Mon enfant, vous faites erreur », corrigea du Barnstokr, avec douceur. Olaf eut un bon sourire qui découvrit sa dentition impeccable et clama :

« Olaf Andvaravors, pour vous servir, mon petit. Vous pouvez m’appeler Olaf.

— Mais alors, celui-là, qu’est-ce qu’il me…» La fourchette au pickle avait changé de cible et s’orientait soudain nettement dans ma direction.

« Messieurs ! Messieurs ! s’immisça le patron. Ne vous querellez pas à propos de détails aussi futiles. M. Heenkus, et en cela il profite de la totale liberté de manœuvre que garantit à chacun l’administration de notre hôtel, M. Heenkus, donc, est présentement sur le toit, et Kaïssa va le ramener ici.

— Mais il veut pas venir…, geignit Kaïssa.

— Par tous les diables, Snevar ! dit Moses. S’il ne veut pas venir, qu’on le laisse se frigorifier sur son perchoir !

— Monsieur Moses, avec tout le respect que je vous dois, expliqua le patron d’un air pénétré, il est souhaitable au plus haut point que la totalité des membres de notre clientèle soit rassemblée ici en cet instant. J’ai en effet l’intention d’annoncer à mes très respectables hôtes une nouvelle qui leur ira droit au cœur… Allez, Kaïssa ! Vite !

— Mais il veut pas descendre…»

Je reposai sur la desserte mon assiette pleine de hors-d’œuvre.

« Attendez moi, dis-je. Je vais le ramener moi-même. »

Quand je sortis de la salle, j’entendis Simonet intervenir : « Très juste ! Que la police fasse son office ! » À la suite de quoi le hurlement moqueur des cimetières envahit l’espace, m’accompagnant jusqu’au bas des marches de l’escalier du grenier.

Je montai l’escalier, poussai une porte de bois brut et me retrouvai dans une sorte de verrière en forme de tonnelle ; des bancs étroits étaient disposés le long des murs, afin de permettre aux amateurs de se détendre. Il y faisait froid, et dans l’air flottait une odeur étrange où se mêlaient neige et poussière ; une montagne de chaises longues pliées s’entassait dans un coin. Une porte en contre-plaqué conduisait sur la terrasse. Cette porte était entrouverte.

À l’extérieur s’étalait une épaisse couche de neige et tout autour de la verrière la neige était piétinée ; les traces formaient ensuite un sentier qui se dirigeait vers une antenne dressée en oblique vers le ciel ; à l’extrémité de ce sentier était déployé un transat ; et sur le transat, immobile, emmitouflé dans sa pelisse, il y avait Heenkus. En s’aidant de la main gauche, il faisait tenir une bouteille en équilibre sur ses genoux, et sa main droite était plongée à l’intérieur de son manteau, à la hauteur du cœur ; probablement afin de la réchauffer. Son visage était à peu près invisible, caché à la fois par son col de fourrure et la visière rabattue d’une lourde chapka ; seuls ses yeux brillaient dans la fente restée libre — des yeux aux aguets, qui évoquaient une tarentule en train d’observer le dehors depuis son trou.

« Allez, Heenkus, dis-je. Venez avec moi. Tout le monde est à table.

— Tout le monde ? » demanda-t-il, la voix enrouée.

Je laissai échapper d’entre mes lèvres un nuage de buée, m’approchai et enfilai les mains dans les poches.

« Personne ne manque à l’appel. On n’attend plus que vous.

— Ah ! tout le monde est là-bas…», répéta Heenkus.

Je confirmai d’un geste de tête et regardai autour de moi. Le soleil s’était enfoui au-delà des crêtes, la neige de la vallée paraissait teintée de lilas, et dans le ciel de plus en plus obscur apparaissait la lune, un cercle blanchâtre.

Du coin de l’œil, je notai que Heenkus ne perdait pas un millimètre de mes mouvements.

« Qu’est-ce qu’ils ont tous à m’attendre ? fit-il. Ils n’ont qu’à commencer sans moi… Quelle manie d’embêter les gens pour un oui ou pour un non !

— Le directeur de l’hôtel désire nous mettre au courant de je ne sais quelle surprise, et pour cela la présence de tous est indispensable.

— Une surprise…», dit Heenkus, puis il fut pris d’une quinte de toux. « J’ai la tuberculose, annonça-t-il soudain. Les médecins me conseillent de rester en permanence à l’air frais du dehors… et de manger de la volaille à chair noire, aussi », ajouta-t-il, après une ou deux secondes de silence.

Je fus saisi d’un sentiment de pitié.

« Eh bien, vrai, je vous plains, compatis-je sincèrement. Malgré tout, il faut descendre vous nourrir…

— Oui, bien sûr », convint-il. Il se leva. « Je vais aller croquer un morceau, puis je retournerai sur le toit pour dormir. » Il planta la bouteille dans la neige. « À votre avis, les docteurs racontent la vérité ? Je veux dire, à propos de l’air frais…

— À mon avis, ils se trompent », dis-je. Je me remémorai son teint blafard, la coloration verdâtre de sa peau quand cet après-midi je l’avais rencontré dans l’escalier, et je lui demandai : « Mais dites-moi… est-ce que vous trouvez raisonnable d’avaler des alcools forts en quantité aussi astronomique ? C’est quelque chose qui doit vous faire du mal, vous ne pensez pas ?

— Ouh !…» gémit-il, saisi d’un désespoir qui ne trouvait pas ses mots. « Vous croyez qu’on peut éviter le schnaps dans des cas pareils ? Nous descendîmes les marches en silence. « Je ne peux pas me passer de schnaps », déclara-t-il enfin, comme s’il prenait une décision. « J’ai peur. Sans alcool, je crois bien que je deviendrais fou de peur.

— Allons, allons, Heenkus, dis-je. La tuberculose est une maladie qui se soigne et qui se guérit, de nos jours. Nous ne sommes plus au XIXe siècle, tout de même.

— Oui, probablement », concéda-t-il, mais sans grande conviction. Nous tournâmes dans le couloir. De la salle à manger arrivaient des tintements de vaisselle et le bruit des conversations. « Vous pouvez y aller, je vais enlever mon manteau. J’en ai pour une seconde », dit-il, en parvenant à la hauteur de sa chambre.

J’acquiesçai et entrai dans la salle.

« Eh bien, où est votre prisonnier ? s’enquit Simonet, de toute la force de ses poumons.

— Je me tue à le répéter, il veut pas descendre…, couina Kaïssa.

— Tout est réglé, dis-je. Il arrive. »

Je m’assis à table puis, me rappelant les usages en vigueur à l’hôtel, je me relevai et allai me servir en potage. Du Barnstokr faisait une conférence sur la magie des nombres. Mme Moses se répandait en exclamations, ravies ou étonnées. Simonet était pris d’accès de fou rire intermittents. « Arrêtez sur ce sujet, Bardll… Dubm…, mugissait Moses. Ce sont des âneries moyenâgeuses, rien de plus. » Je venais de remplir mon assiette de soupe lorsque Heenkus fît enfin son apparition. Il avait les lèvres parcourues de tremblements, et à nouveau sa figure reproduisait toute la gamme affreuse des tons verdâtres. Une salve de formules de bienvenue éclata pour l’accueillir. Il jeta sur la table un regard circulaire, hâtif, et vint s’installer sur la chaise vide qui me séparait d’Olaf. Tous ses mouvements semblaient marqués par l’hésitation et le doute.

« Non, non, non ! » s’exclama le patron. Il fondait sur lui, brandissant un verre rempli de liqueur d’edelweiss. « Baptême du feu ! »

Heenkus s’immobilisa, considéra le verre pendant une fraction de seconde et dit quelque chose à Snevar, quelques mots qui furent absorbés dans le brouhaha général.

« Non, non, non ! protesta le patron. Il n’y a pas meilleur médicament au monde ! Il soigne toutes les affections ! Croyez-moi, c’est une panacée ! Je vous en prie…»

Heenkus ne discuta pas plus longtemps. Il s’envoya la potion au fond du gosier, reposa le verre sur le plateau et s’assit à table.

« Ah ! quel homme ! » résonna la voix de Mme Moses, cristalline et enthousiaste. « Avez-vous vu cela, messieurs ? Un homme digne de ce nom ! »

Je revins à ma place et me mis à déguster mon potage. Heenkus ne s’était pas relevé pour se servir en hors-d’œuvre ou en soupe ; il se contenta de mettre dans son assiette une petite tranche de gigot. Son aspect extérieur s’était amélioré et il donnait maintenant l’impression de se concentrer sur un grave sujet de méditation. Je tournai mon attention sur l’aimable logorrhée de du Barnstokr. À ce moment le patron de l’hôtel réclama le silence en frappant la lame de son couteau sur le rebord de son assiette.

« Messieurs ! proclama-t-il solennellement. Je vous prie de m’accorder un instant ! À présent que nous voilà tous réunis, je vais me permettre de porter à votre connaissance une nouvelle des plus agréables. Accédant ainsi aux innombrables vœux émis en ce sens par ses clients, l’administration de l’hôtel a pris la décision d’organiser une fête dansante afin de saluer la Venue du Printemps. Cette fête aura lieu aujourd’hui même, immédiatement après le repas. Au programme, messieurs : bal, vin, cartes, insouciants et joyeux propos ! »

Les mains osseuses de Simonet éclatèrent aussitôt en applaudissements tonitruants. Mme Moses l’imita, quoique avec plus de retenue. L’animation était devenue générale. Moses, d’ordinaire si intraitable, après avoir avalé une bonne rasade puisée dans sa chope, bougonna d’une voix sifflante : « Les cartes, bon… passe encore…» L’adorable pupille de du Barnstokr cognait sa fourchette sur la table et me tirait la langue. Une petite langue rose qui d’ailleurs n’était pas loin d’être charmante. Et voilà qu’au comble de ce chahut, au sommet de ce brouhaha animé, je sentis Heenkus se coller à moi et me glisser dans le tuyau de l’oreille :

« Écoutez, inspecteur, j’ai entendu dire que vous étiez dans la police… Je ne sais pas quoi faire. Je viens d’ouvrir ma valise… j’avais besoin d’un médicament. On m’a prescrit de prendre avant les repas une espèce de mixture… Et dans ma valise, j’avais mis… des vêtements chauds, quoi… un gilet de fourrure, des chaussettes et… Eh bien, tout cela a disparu. Remplacé par des chiffons, du linge déchiré… qui ne m’a jamais appartenu… et des livres…»

Je posai sans bruit ma cuillère à côté de mon assiette et le dévisageai. Il avait les yeux ronds, sa paupière droite était secouée de tics et toute son expression suait la peur la plus authentique. Un gangster de grande envergure. Maniaque. Sadique.

« Bien, dis-je, les dents serrées. Que désirez-vous de moi ? »

Il parut aussitôt s’affaiblir, se ternir, et rentra la tête entre les épaules.

« Non, enfin, je… rien… Simplement, je ne comprends pas. Est-ce que c’est une plaisanterie, ou bien… Si c’est un vol, comme vous êtes policier, je… Mais bien entendu, c’est peut-être une farce, et… Qu’en pensez-vous ?

— Oui, Heenkus », dis-je, en me détournant pour m’intéresser à nouveau à ma soupe. « Cette maison est un repaire de farceurs. Considérez donc, Heenkus, qu’il s’agit d’une simple plaisanterie. »

Загрузка...