Les traces sur la neige parlaient d’elles-mêmes. Quelqu’un m’avait précédé et avait déjà essayé de faire du ski à cet endroit. Le quelqu’un en question s’était éloigné d’une cinquantaine de mètres, ce qui devait avoir représenté une cinquantaine de chutes ; puis il était revenu à son point de départ. Le voyage de retour était lui aussi reconstituable : il s’était effectué avec de la neige jusqu’aux genoux, cette fois-ci skis et bâtons traînant par terre, transportés à la manière d’un fagot indocile, tombant et retombant. On avait l’impression que des malédictions glacées tournoyaient encore au-dessus de toutes ces fondrières et ces cicatrices bleutées de la neige. Mais si l’on regardait ailleurs, la couche blanche qui recouvrait la plaine était pure, vierge, pareille à un drap amidonné servant pour la première fois.
Je sautai sur place, afin de vérifier mes fixations, puis je poussai mon cri de guerre et m’élançai à la rencontre du soleil. J’accélérais le rythme à chaque pas, les yeux plissés, à cause du ciel éblouissant et du plaisir. À chaque expiration, je crachais hors de moi l’ennui dont regorgeait mon travail, les bureaux enfumés, les papiers à l’odeur écœurante, les larmoiements des prévenus, les postillons des chefs ; j’expulsais hors de moi les discussions politiques assommantes, les blagues éculées, toutes ces vétilles pour lesquelles ma femme se mettait en souci, les attaques dont j’étais l’objet de la part de la génération montante… et les rues trempées de boue, et les couloirs empestant la cire à cacheter, et les gueules vides des coffres-forts, aussi lugubres que des tanks touchés par un tir d’obus, et la tapisserie de la salle à manger, décolorée mais encore un peu bleue, et la tapisserie de la chambre à coucher, décolorée mais encore un peu rose, et la tapisserie de la chambre des enfants, vaguement jaune, constellée de taches d’encre… à chaque expiration je me libérais de moi-même ; je vomissais loin de moi ce petit fonctionnaire à boutons dorés, ce petit homme à la morale irréprochable, si scrupuleux dans l’observation des lois qu’il en arrivait à grincer… l’époux attentif, le père exemplaire, celui qui offrait à ses camarades la meilleure des hospitalités, à ses parents le meilleur des accueils… Quelle jouissance que de sentir tout cela disparaître ! Et disparaître sans retour, pourquoi pas ? À partir de maintenant tout allait être léger, souple, cristallin, pur ! Tout allait adopter un rythme effréné, dans la jeunesse et dans la joie !… Ah ! vraiment, quelle idée formidable que d’être venu ici Bravo, Zgoot ! Une suggestion magnifique de ta part ! Merci à toi, Zgoot, même si j’avais à te reprocher par ailleurs tes sales habitudes, cette manie de démolir le portrait à tes perceurs de coffres… Et finalement, je tenais encore bien le coup, non ? J’étais encore habile, fort, il n’y avait qu’à regarder : une trace qui était une ligne droite idéale ! j’aurais pu la continuer sans dévier sur cent mille kilomètres ! Et cela ? Un brusque virage à droite, un autre à gauche, et une tonne de neige jaillissant de dessous mes skis ?… Il y avait tout de même trois ans que je n’avais pas chaussé les planches, non ? Depuis l’époque, pour être exact, où nous avions acheté cette maudite maison neuve… Quelle mouche nous avait piqués ? Le désir de s’assurer un abri pour nos vieux jours ? Passer sa vie à travailler en prévision de ses vieux jours !… Ah ! que le diable s’empare de toutes ces foutaises ! Je ne voulais plus y penser en ce moment… Que le diable emporte vieillesse, maison ! Et te saisisse, toi aussi, par la même occasion, toi, Peter, Peter Glebski, fonctionnaire amoureux des lois ! Que Dieu te prenne en sa sainte garde…
Là-dessus, la vague du premier enthousiasme se retira, et il fallut se rendre à l’évidence : je me trouvais au bord du chemin, tout mouillé, le souffle court, enfariné des pieds à la tête sous une couche de poudreuse. Rien ne retombe aussi incroyablement vite que les vagues d’enthousiasme. Pour les démangeaisons, les soucis, si l’on a l’intention de se ronger les sangs ou de se fabriquer des ulcères, pas de problèmes, on dispose d’heures et de jours entiers ; quant à l’enthousiasme, il survient et s’évanouit sans laisser le temps de dire ouf. Je m’aperçus soudain que le vent m’avait transformé les oreilles en cailloux… J’enlevai un gant, introduisis mon auriculaire à l’intérieur du pavillon le plus proche et opérai quelques rotations de fortune. J’entendis alors un tonnerre épouvantable, comme si un biplan était en train d’atterrir dans le voisinage. Je nettoyai en hâte mes lunettes, mais trop tard : déjà l’engin était sur moi et me frôlait. Pas un biplan, non, bien sûr, mais un engin formidable, une de ces nouvelles motos conçues pour traverser les murs et responsables d’une hécatombe que n’arrivent pas à égaler brigands, violeurs et assassins réunis. Je fus aussitôt submergé sous les paquets de neige et des plaques blanches encrassèrent à nouveau les verres de mes lunettes. Je pus néanmoins apercevoir une silhouette maigre, penchée sur le guidon, des cheveux noirs flottant au vent, et un bout d’écharpe rouge, rigide comme une planche, qui filait derrière l’ensemble. Conduite sans casque, pensai-je, par réflexe, cinquante couronnes d’amende, un mois de suspension de permis… Pourtant il était hors de question de relever un quelconque numéro : le nuage de neige montait jusqu’au ciel et j’avais été aveuglé au point d’être incapable de distinguer l’hôtel et même une bonne moitié de la plaine. Oh ! et puis, quelle importance ! Je poussai sur mes bâtons et m’élançai le long de la route, sur les traces de la moto, c’est-à-dire en direction de l’auberge.
Une fois arrivé à bon port, je vis la machine qui refroidissait devant le seuil. Près des roues, sur la neige, gisait une paire de gigantesques gants de cuir, aux poignets en entonnoir. Je plantai mes skis verticalement, me nettoyai et me remis à examiner la moto. Il n’y avait pas à discuter : il s’agissait là d’un engin sinistre à l’extrême. J’eus l’intuition que l’année prochaine l’auberge s’appellerait Auberge du motocycliste mort. J’entendais déjà le patron en train d’accueillir un client, je l’imaginais saisissant le nouveau venu par le coude, pointant le doigt sur une brèche monstrueuse du mur : « Ici. C’est ici qu’il a pénétré, à une vitesse de cent vingt milles à l’heure, pour traverser le bâtiment de part en part. La terre a tremblé quand il a fait irruption dans la cuisine, entraînant dans son sillage quatre cent trente-deux briques…» De quoi faire un excellent petit film publicitaire, songeai-je en franchissant les marches du perron. Après cette entrée en matière du patron, rendez-vous dans la chambre ; derrière la table se tient un squelette tenant entre les dents une pipe allumée. Avec une bonne bouteille de liqueur d’amanites bien en évidence devant lui : marque déposée ! Trois couronnes le litre !
Il y avait un homme planté au centre du hall. Il était démesuré jusqu’à l’impensable et habillé d’un frac noir dont les pans lui descendaient aux chevilles. Les mains croisées dans le dos, il se répandait en sévères reproches au-dessus d’une créature tout en souplesse et en maigreur, et qui était élégamment vautrée dans les profondeurs d’un fauteuil. Il paraissait impossible de déterminer à quel sexe appartenait la créature en question ; elle possédait un petit visage blême à moitié caché sous d’énormes lunettes noires ; je distinguai aussi une masse de cheveux sombres, dépeignés, et une épaisse écharpe rouge.
Je refermai derrière moi la porte du hall. L’homme longiligne se tut et se tourna vers moi. Il portait un nœud papillon. Les traits de son visage étaient particulièrement nobles et leur ornement principal consistait en un nez aristocratique. Un seul homme pouvait être doté d’un tel nez et cet homme était forcément la célébrité que j’avais en tête. Pendant une seconde il me toisa d’un regard empreint de perplexité, puis fronça les lèvres en cul de poule et s’avança à ma rencontre, la main tendue ; une main blanche et étroite.
« Du Barnstokr, déclama-t-il d’une voix chantante. Pour vous servir.
— Le grand du Barnstokr ? » m’informai-je en lui serrant la main. C’était avec une déférence sincère.
« En personne, cher monsieur, en personne, dit-il. À qui ai-je l’honneur ? »
Je me présentai. J’étais sous l’emprise d’une timidité imbécile, peu caractéristique du corps de fonctionnaires de police auquel j’appartenais. Il était évident au premier coup d’œil qu’un type de ce genre n’avouait pas tous ses revenus et devait remplir ses déclarations d’impôts avec un grand flou artistique.
« Comme c’est charmant ! » chanta soudain du Barnstokr en s’agrippant à mon revers. « Où l’avez-vous trouvée ? Brunn, mon enfant, regardez donc ! Quelle charmante décoration ! »
Entre ses doigts venait d’apparaître une violette. Elle avait une couleur intense. Un parfum non moins intense m’entoura à la même seconde. Je m’obligeai à applaudir, encore que je ne fusse pas fervent amateur de ce genre de tours. Depuis son fauteuil, la jeune créature bâilla à s’en décrocher la-mâchoire, puis appuya une de ses jambes en travers de l’accoudoir.
« Dissimulée dans la manche », commenta-t-elle. Elle avait une voix de basse éraillée. « Un tour débile, mon oncle.
— Dans ma manche ! » répéta du Barnstokr, non sans tristesse. « Enfin voyons, Brunn, ce serait trop élémentaire. Élémentaire et effectivement débile, comme vous dites. Et indigne d’un connaisseur avisé comme M. Glebski. »
Il posa la violette sur sa paume, la fixa en haussant les sourcils, et la fleur disparut. Je serrai les lèvres et secouai la tête. Je ne parvenais pas à trouver mes mots.
« Quelle maîtrise magnifique dans la pratique du ski, monsieur Glebski ! enchaîna du Barnstokr. Je vous ai observé depuis la fenêtre. Je dois avouer que ce fut pour moi un plaisir authentique.
— Allons donc ! bégayai-je. Autrefois, oui, je le reconnais…
— Mon oncle », m’interrompit la créature qui restait complètement engloutie dans son fauteuil, « fabriquez-moi plutôt une petite cigarette. »
Du Barnstokr sembla retrouver soudain un souvenir enfoui :
« Ah ! j’oubliais ! Monsieur Glebski, permettez-moi de faire les présentations : voilà Brunn, enfant unique de mon cher frère défunt… Brunn, mon enfant ! »
L’enfant s’extirpa du fauteuil avec mauvaise grâce et s’approcha. Je remarquai sa chevelure très fournie, féminine… féminine ? Peut-être pas, après tout ; disons adolescente. Ses jambes étaient prises dans un pantalon fuseau qui collait à la chair. Des jambes maigres, de gamin… de gamin ? Rien n’était moins sûr. Au contraire : des jambes sveltes, de jeune fille. Quant au blouson, il avait bien trois tailles de plus que nécessaire. Bref, j’aurais préféré que du Barnstokr eût mentionné en me présentant l’enfant de son cher disparu : neveu ou nièce. Garçon ou fille, l’enfant étira ses lèvres roses et délicates en un sourire indifférent et me tendit une menotte hâlée où abondaient les égratignures.
« N’est-ce pas que nous vous avons flanqué une belle frousse ? s’informa Brunn d’une voix sifflante. Tout à l’heure, sur la route… Vous nous avez trouvés dangereux ?
— Nous ? » m’étonnai-je. Avec un peu de chance, l’enfant reprendrait sa phrase à la première personne. Dangereux ou dangereuse, voilà ce que je désirais entendre.
« Enfin, quand je dis nous… Lui, bien sûr. Bucéphale. Ça, pour faire peur aux gens, il ne renâcle pas… Il lui a un peu aspergé ses lunettes », expliqua-t-il à son oncle.
Du Barnstokr commenta aimablement : « Dans le cas qui nous occupe, Bucéphale n’est pas le légendaire cheval d’Alexandre de Macédoine. Ici, Bucéphale est une moto, cette redoutable et scandaleuse machine qui me tue lentement depuis ces deux dernières années et qui, je le sens bien, finira par me conduire à la tombe.
— Juste une petite cigarette », rappela l’enfant.
Du Barnstokr hocha la tête d’un air affligé et exprima son impuissance en levant les bras. Quand ses mains se rejoignirent, une cigarette fumait entre ses doigts. Il la tendit à la jeune créature. Celle-ci tira une bouffée et grogna, capricieuse :
« Pouah ! Toujours ces affreux filtres !
— Vous voudrez probablement prendre une douche après l’effort, dit du Barnstokr. Le repas va bientôt être servi…
— Oui, dis-je. Bien sûr. Je vous prie de m’excuser. »
Je me sentis fort soulagé de pouvoir fausser compagnie à ces deux personnages. Je n’avais pas été au plus haut de ma forme. Parce que j’avais été pris au dépourvu ? Tout de même, il ne fallait pas confondre un magicien célèbre sur la piste d’un cirque et ce même magicien célèbre rencontré en privé. Je saluai du mieux que je pus et montai quatre à quatre au premier étage.
Le couloir était vide, comme tout à l’heure. Des boules de billard s’entrechoquaient toujours dans le lointain. Et comme tout à l’heure, cette maudite douche restait fermée à clé. Je fis une toilette raisonnable au-dessus du lavabo de ma chambre et me changeai. Puis, une cigarette à la main, je m’affalai sur le divan. Une bienheureuse lassitude s’était emparée de moi et je m’abandonnai pour quelques instants sur la pente d’une petite sieste. Je fus réveillé en sursaut par un cri perçant. Le cri avait retenti dans le couloir et avait été accompagné d’un rire sanglotant, lugubre. Presque à la même seconde, on frappa à la porte. La voix de Kaïssa miaula : « Le déjeuner est servi ! » Je répondis quelque chose comme Oui-oui, j’arrive ! et ôtai mes pieds du divan. Du bout des orteils, je me mis à chercher mes pantoufles. « Le déjeuner est servi ! » résonna la voix, déjà éloignée, puis une nouvelle fois : « Le déjeuner est servi ! » À nouveau s’éleva un court glapissement, auquel succéda un rire de fantôme. L’inévitable cliquetis de chaînes rouillées était dans l’air. Je n’eus donc pas à me concentrer beaucoup pour l’entendre.
Je me passai un peigne dans les cheveux et expérimentai devant le miroir quelques expressions bien typées : attention aimable, mais distraite ; masque mâle et fermé du professionnel ; disposition bonasse à faire connaissance avec tout le monde ; sourire suffisant. Rien ne me sembla convenir à la situation. Je décidai de briser là cette gymnastique faciale, fourrai dans ma poche des cigarettes destinées à la jeune personne et sortis dans le couloir. Pour me retrouver aussitôt cloué sur place.
La porte de la chambre d’en face était béante. Dans l’embrasure, juste en dessous du linteau, les pieds vissés à l’un des panneaux et le dos appuyé de l’autre côté, un homme était suspendu et me regardait. Bien qu’invraisemblable, sa pose donnait une impression de grand naturel. Et donc cet homme me dévisageait avec un regard plongeant ; il avait la bouche ouverte sur de longues dents jaunies et son bras replié m’adressait un salut militaire.
« Bonjour, dis-je, après un temps de silence. Besoin d’aide ? »
Un bond gracieux et félin le ramena sur le plancher. Il continuait à faire son salut militaire et il s’immobilisa ainsi devant moi, au garde-à-vous.
« J’ai bien l’honneur, inspecteur, dit-il. Je me présente : lieutenant-chef de cybernétique Simon Simonet.
— Repos ! » dis-je, et nous nous serrâmes la main.
« À proprement parler, je suis physicien. Mais “de cybernétique” sonne presque aussi bien que “d’infanterie”. Vous ne trouvez pas que c’est rigolo ? » Et, sans transition, il se répandit en un horrible esclaffement, ce rire que je connaissais déjà, propre à provoquer des visions de taches sanglantes, indélébiles, et des échos de chaînes rouillées et bruissantes, cadenassées à jamais sur des membres squelettiques.
« Qu’est-ce que vous faisiez là-haut ? » demandai-je, une fois passé le premier moment de stupeur.
« Je m’entraînais, répondit-il. Je suis alpiniste…
— Alpiniste mort ? » suggérai-je. Et le regrettai immédiatement : à nouveau j’eus à subir l’avalanche de son rire d’outre-tombe.
« Pas mal, pas mal pour un début, estima-t-il en s’essuyant les yeux. Non : je suis encore vivant. Je suis venu ici pour faire de l’escalade, mais je n’arrive pas du tout à m’approcher des montagnes. Il y a trop de neige. Alors je grimpe le long des portes, des murs…» Il se tut brutalement et me saisit par le coude. « En réalité, je suis venu ici pour prendre l’air. Épuisement nerveux. Le projet “Midas”, vous avez entendu parler ? Secret absolu. Quatre ans sans congé. Bref, les médecins m’ont prescrit une cure de divertissements et de satisfactions sensuelles. » Il éclata de rire une nouvelle fois, mais nous avions déjà atteint la salle à manger. Là, il m’abandonna et fila vers la table où avaient été disposés les hors-d’œuvre. « Ne vous séparez pas de moi, inspecteur ! brailla-t-il, en pleine course. Dépêchez-vous ! Sinon les amis et les proches du Mort vont nous manger tout le caviar !…»
C’était une vaste salle, dotée de cinq fenêtres. Au centre se dressait une énorme table ovale qui aurait pu accueillir une bonne vingtaine de convives. Luxueux, patiné, un buffet étincelait sous les coupes d’argent, les nombreux miroirs, les bouteilles multicolores. Sur la table blanchoyait une nappe amidonnée, scintillaient les couverts en argent, incrustés de nielle précieux, et une vaisselle en porcelaine magnifique. En dépit de tout ce faste les habitudes de la maison avaient l’air de rester très démocratiques. Sur la desserte des hors-d’œuvre, les plats s’offraient librement aux amateurs. Sur une deuxième table, plus petite, Kaïssa avait installé des soupières de faïence qui contenaient soupe de légumes et bouillon : à chacun de faire son choix et de se servir. Quant à ceux qui désiraient se rafraîchir, ils avaient à leur disposition toute la collection du buffet : brandy, gin irlandais, bière et liqueur de pétales d’edelweiss. Zgoot n’avait pas raconté d’histoires.
Du Barnstokr et l’enfant de son défunt frère étaient déjà attablés. Le magicien plongeait avec élégance sa cuillère d’argent dans une assiettée de bouillon ; il lançait des regards désapprobateurs à la jeune personne dont il avait la charge, et qui écartait les coudes sur la table afin de se goinfrer de potage aux légumes.
À la place d’honneur présidait une dame que je ne connaissais pas, une créature dont la beauté était à la fois aveuglante et étrange. Quel âge avait-elle ? Vingt ans ? Quarante ans ? Épaules aux tendres contours, d’un brun bleuté, cou de cygne, yeux mi-clos, immenses, longs cils, chevelure haute, à la teinte cendrée, couronnée d’un diadème à la valeur inestimable : sans doute s’agissait-il de Mme Moses. Et sans le moindre doute non plus, on pouvait dire que sa présence était déplacée ici, à une table d’hôte aussi rustique. Je n’avais vu de femmes semblables que sur les photos des magazines consacrés au monde des princes et des princesses, ou dans les superproductions cinématographiques.
Un plateau à la main, le patron contourna la table et se dirigea vers moi. Sur le plateau était posé un verre de cristal à facettes, et dans le verre miroitait une liqueur bleu ciel pour laquelle je ne ressentis aucune sympathie.
« Baptême du feu ! » annonça le patron lorsqu’il fut à côté de moi. « Si vous voulez tenir le coup, je vous conseille de vous préparer un accompagnement plutôt corsé. »
Je m’exécutai. Je me fabriquai un canapé sans être avare ni en olives ni en caviar. Puis je regardai le patron et crus bon d’y ajouter un pickle. Puis je regardai la liqueur, et pressai sur l’ensemble une bonne moitié de citron. Tous les yeux étaient concentrés sur moi. Je saisis le verre, expirai une dernière bouffée d’air (les ultimes relents de bureaux et de couloirs) et me versai bravement l’alcool au fond du gosier. Et je tressaillis. Mais à cause des spectateurs qui guettaient mes réactions, mon tressaillement réussit à rester purement intellectuel. L’assistance dut se contenter de me voir grignoter un demi-pickle. Le patron poussa un petit cri. Simonet l’imita. D’une voix cristalline, Mme Moses prononça : « Oh ! Voilà quelqu’un qui mérite son titre d’homme ! » Je souris et enfournai la seconde moitié du pickle, mais j’aurais été nettement plus heureux si celui-ci avait eu la taille d’un melon. « Fameux ! » lança l’enfant, en détachant les syllabes.
« Madame Moses ! dit le patron. Puis-je me permettre de vous présenter l’inspecteur Glebski ? »
À l’extrémité de la table, la tour couleur cendre esquissa un léger mouvement de balancier, tandis que les cils merveilleux se soulevaient, puis s’abaissaient.
« M. Glebski ! continua le patron. Mme Moses. »
Je m’inclinai. Je me serais volontiers plié en deux, tant l’incendie faisait rage à l’intérieur de mon estomac, mais Mme Moses me sourit, et cela atténua sur-le-champ ma douleur. Je me détournai afin de cacher ma confusion, terminai mon toast et allai me remplir une assiette de potage. Le patron m’installa en face de la famille du Barnstokr, de sorte que j’eus à ma droite, mais hélas bien trop loin, Mme Moses, tandis qu’à ma gauche, mais hélas bien trop près, Simonet, le farceur mélancolique, menaçait à tout instant d’éclater de son rire lugubre.
Pendant le repas, ce fut le patron qui dirigea la conversation. On parla énigmes, phénomènes inexplicables, et plus précisément on aborda la question des événements étranges qui s’étaient produits dans l’auberge au cours des derniers jours. Comme j’étais nouveau, on m’initia, en détail. Du Barnstokr confirma l’histoire de ses pantoufles : celles-ci avaient bel et bien disparu, pour réapparaître vers le soir dans la chambre-musée. Puis Simonet prit la parole, l’agrémentant d’esclaffements en cascade, et affirma que quelqu’un lisait ses livres, avec une prédilection pour la littérature spécialisée, et inscrivait des notes dans les marges, avec une prédilection pour les fautes d’orthographe les plus abominables. Défaillant de plaisir, le patron narra ce qui s’était passé aujourd’hui avec la pipe allumée et le journal, puis il ajouta que la nuit quelqu’un errait dans la maison. Il l’avait entendu de ses propres oreilles, et même une fois il avait aperçu une silhouette blanche qui glissait au-dessus du sol du hall d’entrée, selon un trajet qui reliait la porte principale à l’escalier. Mme Moses ne fit aucune cérémonie pour confirmer les déclarations qui avaient précédé, et à son tour elle raconta que la veille quelqu’un l’avait observée par la fenêtre au beau milieu de la nuit. Du Barnstokr reprit lui aussi l’idée que quelqu’un errait nuitamment dans les couloirs. Mais d’après lui, il s’agissait tout bonnement de la brave Kaïssa. Le patron fit remarquer qu’une telle hypothèse était tout à fait exclue. Quant à Simon Simonet, il prétendit d’un air vantard qu’il donnait comme une souche et que ses nuits n’avaient été troublées par aucun bruit de ce genre. Mais il fit observer à deux reprises que ses chaussures de ski étaient en permanence trempées, comme si un inconnu les utilisait la nuit pour des expéditions sur la neige. À mon tour, et en accentuant le côté ridicule de la chose, je racontai ce qui m’était survenu avec le cendrier et le saint-bernard. Pour finir, l’inclassable pupille de du Barnstokr déclara d’une voix enrouée que les jeunes n’avaient en général aucun préjugé à l’encontre de pareilles fadaises, et qu’eux, les jeunes, étaient habitués aux tours de magie sous toutes leurs formes, mais qu’il n’était pas question de supporter que des étrangers se vautrent sur un lit réservé à la jeune génération et à personne d’autre. Ayant dit, l’adversaire de l’ancienne génération pointa sur moi ses oculaires, et je me réjouis sincèrement d’être arrivé dans la journée, et non la veille.
Une atmosphère de peur délicieuse s’était mise à régner autour de la table. M. le physicien la contraria.
« Un jour, dans une ville inconnue, débarque un capitaine nouvellement promu. Il descend à l’auberge et fait appeler l’aubergiste…»
Brusquement, il s’interrompit et jeta sur l’assistance un regard circulaire.
« Oh ! pardon ! s’excusa-t-il. Je ne crois pas qu’en présence des dames…» Il fit une courbette qui s’adressait à Mme Moses. « Et aussi, en présence d’un jeune… euh… d’une… euh… en présence d’une jeune âme innocente…»
Il tournait la tête vers la créature aux lunettes noires.
« Bah, une anecdote idiote, commenta celle-ci avec dédain. “Magnifique d’un bout à l’autre, sauf que ça ne se partage pas en deux”… C’est bien celle-là ?
— Oui ! exulta Simonet, en partant d’un rire tonitruant.
— Ça se partage en deux ? sourit Mme Moses.
— Non ! Ça ne se partage pas ! corrigea l’enfant, sur un ton irrité.
— Ah, bon, ça ne se partage pas ? s’étonna Mme Moses. Mais de quoi s’agit-il exactement ? »
L’enfant se préparait à ouvrir la bouche, mais du Barnstokr fit un geste imperceptible et aussitôt la bouche en question se retrouva cadenassée par une imposante pomme rouge, dans laquelle l’enfant ne tarda pas à mordre, tant elle se révélait savoureuse.
« En fin de compte, notre hôtel n’est pas le seul endroit où se déroulent des événements insolites, dit du Barnstokr.
Rappelons-nous, par exemple, les fameux objets volants non identifiés…»
La jeune créature choisit ce moment pour reculer bruyamment sa chaise et se lever. À grands renforts de craquements de pomme, elle se dirigea hors de la pièce. Bizarre, bizarre ! On pouvait très bien voir dans cette longue et harmonieuse silhouette un adorable corps de jeune fille, d’adolescente à peine formée. Mais dès que l’on commençait à s’attendrir, la jeune fille se dissolvait, et à sa place apparaissait avec indécence une espèce d’adolescent dégingandé et cynique, du genre de ceux qui font de l’élevage de puces sur les plages et s’injectent des stupéfiants dans les toilettes publiques. Je n’avais pas encore décidé qui je pourrais interroger afin de savoir une bonne fois si ce personnage était un garçon ou une fille. Pendant que j’y réfléchissais, du Barnstokr gazouillait :
«… Non, messieurs, Giordano Bruno n’est pas monté en vain sur le bûcher. Il n’y a là-dessus aucun doute à avoir, nous ne sommes pas les seuls habitants du cosmos. La véritable question concerne la manière dont est répartie l’intelligence dans l’Univers. Les savants sont nombreux à estimer (M. Simonet me corrigera si je me trompe) que dans notre seule Galaxie près d’un million de systèmes solaires sont habités. Voyez-vous, messieurs, si j’étais mathématicien, je me baserais sur ces données pour essayer d’établir la probabilité selon laquelle notre Terre pourrait être l’objet, disons, d’une curiosité scientifique venant d’ailleurs…»
De mon côté, j’essayais toujours de résoudre le même problème. Il me semblait plutôt gênant d’interroger du Barnstokr. De surcroît, à mon avis, il devait ignorer la réponse. Pourquoi aurait-il connu le fin mot de l’histoire ? L’enfant de mon frère défunt, ce cher ange, l’adorable créature dont je suis le tuteur : il s’en tirait en jouant sur les ambiguïtés. Sonder l’aimable directeur de l’hôtel ? Il s’en contrefichait, certainement. Kaïssa ? Non, celle-là était trop bête… Et puis… Est-ce que je devais oser me resservir une tranche de rôti ? Kaïssa pouvait bien être la stupidité en personne, il ne fallait pas lui en remontrer sur le chapitre de la cuisine et des petits plats…
« Admettez-le, gazouillait du Barnstokr. L’idée que des yeux étrangers nous examinent, étudient soigneusement notre vieille planète à travers les gouffres du Cosmos, cette idée à elle seule est fascinante…
— Je viens de faire le calcul, dit Simonet. S’ils savent différencier systèmes habités et systèmes inhabités, et en supposant qu’ils n’observent que les systèmes habités, on obtient une probabilité de un, moins e à la puissance moins un.
— Est-ce possible ! » s’effraya Mme Moses, avec quelque retenue, tout en adressant à Simonet un sourire extasié.
À la seconde suivante, Simonet n’était plus qu’un festival de hennissements, sur une chaise qui semblait montée sur ressorts. Je vis des larmes se former au coin de ses paupières.
« Cela représente quoi, en chiffre ? » s’enquit du Barnstokr lorsque déclina le fracas de ce raid acoustique.
Simonet se tamponna les yeux. « Environ deux chances sur trois, répondit-il.
— Mais c’est une probabilité énorme ! s’enflamma du Barnstokr. Je la traduis ainsi : presque à coup sûr, nous sommes l’objet d’une observation ! »
Au même instant, l’air fut parcouru d’une puissante vague de tintements et de craquements, et la porte de la salle à manger donna l’impression d’éclater derrière mon dos : j’en déduisis que quelqu’un tentait de l’enfoncer à coups d’épaules.
« Tirez ! cria le patron. Tirez, je vous en prie ! »
Je me retournai à la seconde précise où le battant de la porte s’écartait. Une forme surprenante se tenait sur le seuil. Il s’agissait d’un homme d’âge mûr, taillé comme une barrique, et ont la tête avait cette incontestable apparence quasi humaine que possèdent tous les bouledogues. Ce personnage était affublé d’une espèce de pourpoint moyenâgeux, absurde, couleur saumon, avec des pans qui lui descendaient aux genoux. On distinguait encore sous le pourpoint un pantalon d’uniforme dont les bandes dorées correspondaient au moins au grade de général. L’un des bras restait replié sous les omoplates et l’autre brandissait quelque chose comme une chope métallique à grande contenance.
« Olga ! » mugit-il. Il regardait au loin avec des yeux troubles. « Mon potage ! »
Il s’ensuivit toute une petite agitation dans la pièce.
Mme Moses, avec un empressement assez indigne, s’était précipitée vers la desserte aux soupières ; le patron s’était écarté du buffet afin d’entamer une impressionnante série de mouvements des mains et des bras, exprimant sa disposition à rendre service. Désireux d’éteindre les derniers hoquets de son hilarité, Simonet se tassait des pommes de terre dans la bouche ; ses yeux roulaient hors de leurs orbites. Quand à M. Moses — car, sans aucun doute, c’était lui —, les joues parcourues de tics solennels, il véhicula sa chope jusqu’à la place qui faisait face à Mme Moses et s’installa, mais en manquant de s’asseoir à côté de la chaise.
« Messieurs, voilà la neige ! » déclara-t-il. Il était complètement ivre. Mme Moses déposa devant lui une assiette fumante. Il y jeta un coup d’œil et avala une gorgée de sa tasse cylindrique. « Quel était le sujet de la conversation ? s’intéressa-t-il.
— Nous discutions de la possibilité pour la Terre d’être visitée par des observateurs venus de l’espace », expliqua du Barnstokr, les lèvres éclairées par un aimable sourire.
« Qu’entendez-vous par-là ? » demanda M. Moses. Il s’était penché au-dessus de sa chope, les yeux arrêtés sur du Barnstokr et animés de terribles lueurs soupçonneuses. « Je n’aurais jamais cru cela de vous, Bamo… Barlo… dub !
— Oh ! tout cela est pure théorie ! s’exclama du Barnstokr avec insouciance. M. Simonet a calculé pour nous la probabilité…
— Complètement idiot ! le coupa M. Moses. Des balivernes ! Les mathématiques ne sont pas une science… Et celui-là, qui est-ce ? »
Il tournait vers moi son œil droit. Un œil voilé, mauvais.
« Permettez-moi de faire les présentations, proposa en toute hâte le patron de l’hôtel. Monsieur Moses — inspecteur Glebski. Monsieur Glebski — monsieur Moses.
— Inspecteur…, grommela Moses. Fausses factures, passeports trafiqués… Eh bien, Glebski, je veux que vous sachiez ceci : mes papiers ne sont pas faux. Vous avez une bonne mémoire ?
— Je ne m’en plains pas, dis-je.
— Bon. Alors, ne l’oubliez pas. » Il fusilla à nouveau son assiette d’un regard sévère et but une gorgée de sa chope : « La soupe est bonne, aujourd’hui. Olga, débarrasse ! Et apporte-moi de la viande s’il y en a ! Mais pourquoi ce brusque silence, messieurs ? Continuez, continuez ! Je vous écoute.
— À propos de viande, intervint aussitôt Simonet. Un amateur de bonne chère entre dans un restaurant et commande un tournedos…
— Un tournedos. Très bien ! » approuva M. Moses. Il s’efforçait de découper le rôti d’une seule main. L’autre restait soudée à la chope.
« Le serveur prend la commande, continua Simonet. Pendant qu’il attend son plat préféré, l’amateur de bonne chère se rince l’œil avec les filles qui sont sur l’estrade…
— Très drôle, commenta M. Moses. Très drôle, pour l’instant. Ça manque un peu de sel. Olga, passe-moi le sel. Alors, la suite de l’histoire ? »
Simonet hésita.
« Pardon, fit-il, indécis. J’ai soudain les plus vives appréhensions…
— Bien. De vives appréhensions, répéta M. Moses sur un ton satisfait. Et ensuite ?
— C’est tout », soupira tristement Simonet, et il se renversa sur le dossier de sa chaise.
Moses le dévisagea.
« Comment cela, c’est tout ? s’indigna-t-il. Son tournedos, on lui a apporté, oui ou non ?
— Hum… à vrai dire… Non, dit Simonet.
— Quel culot ! dit Moses. Il aurait fallu faire venir le maître d’hôtel. » Il repoussa son assiette. Il avait pris l’air dégoûté. « On imagine difficilement une histoire plus désagréable que celle que vous nous avez racontée, Simonet.
— Il faut avouer qu’elle l’est, bel et bien », admit Simonet. Il avait un sourire blême.
Moses amena la chope à ses lèvres, but une gorgée supplémentaire et se tourna vers le patron.
« Snevar, dit-il. Avez-vous mis la main sur la fripouille qui commet des vols de pantoufles ? Inspecteur, voilà un travail pour vous. Occupez-vous donc de cette affaire à vos moments perdus. Vous n’allez tout de même pas rester toute la journée à fainéanter ? Il y a dans cet hôtel une fripouille qui vole des pantoufles et regarde par les fenêtres. »
J’allais répondre que je tâcherais sans faute de trouver le coupable, mais le cher ange de du Barnstokr choisit le moment où j’ouvrais la bouche pour faire démarrer son Bucéphale juste sous les fenêtres. Dans la salle à manger tout ce qui était verre se mit à cliqueter ; la conversation devint un exercice éprouvant. Avec un bel ensemble, les convives plongèrent le nez dans leurs assiettes. Main sur le cœur, doigts en étoile, du Barnstokr prodiguait des excuses muettes à droite et à gauche. Puis Bucéphale rugit de manière insoutenable, un nuage de poussière neigeuse s’éleva derrière les vitres, et le rugissement impétueux s’éloigna, décrût, jusqu’à n’être plus qu’un ronron à peine audible.
« On se croirait sur le Niagara, fit la petite voix cristalline de Mme Moses.
— Sur une base de lancement de fusées ! renchérit Simonet. Cette machine est complètement bestiale. »
Kaïssa venait de franchir la porte sur la pointe des pieds. Elle s’approcha de M. Moses et plaça devant lui une carafe de sirop d’ananas. Moses eut un regard bienveillant pour la carafe et se pencha sur sa chope.
« Inspecteur, dit-il. Quelles sont vos déductions à propos de ces vols ?
— Je pense qu’il s’agit de farces et que le plaisantin est à chercher parmi les habitants de notre auberge, répondis-je.
— Bizarre hypothèse », jugea Moses. Son ton était désapprobateur.
« Pourquoi bizarre ? objectai-je. Premièrement, on ne peut déceler le moindre mobile derrière tous ces actes, sinon un désir de mystification. Deuxièmement, le chien se comporte comme s’il n’y avait dans la maison que des amis.
— C’est bien le cas ! approuva le patron d’une voix sourde. Lel ne compte ici que des amis. Mais, du point de vue de Lel, il n’était pas un simple ami. Il était Dieu en personne ! »
Moses le regarda fixement.
« Qui cela, IL ? demanda-t-il avec sévérité.
— LUI. Le disparu.
— Comme c’est passionnant ! pépia Mme Moses.
— Arrêtez de me casser la tête, dit Moses au patron. Et si vous connaissez le responsable de ces plaisanteries, conseillez-lui d’y mettre un terme. Et persuadez-le bien. Vous comprenez ce que je dis ? » Il promena sur nous ses yeux brouillés. « Autrement, c’est moi qui vais montrer de quelles plaisanteries je suis Capable ! » vociféra-t-il.
Le silence s’établit. Je crois que chacune des personnes présentes essayait d’imaginer à quoi ressemblerait le paysage si Moses à son tour faisait des démonstrations d’humour. Je ne m’avance pas sur ce que pensaient les autres ; mais, pour ma part, je voyais un tableau d’une désolation absolue. Moses nous examina l’un après l’autre, à la file, sans oublier d’accompagner son examen de petites gorgées bues dans sa chope. Malgré mes efforts, je n’arrivais pas à comprendre qui était cet homme et ce qu’il faisait au milieu de ces montagnes. Pourquoi portait-il cette redingote de bouffon ? (Était-ce là le début de son programme de facéties ?) De quel liquide sa chope était-elle remplie ? Et pourquoi paraissait-elle toujours pleine, alors que je l’avais vu y porter les lèvres une bonne cinquantaine de fois, et sans faire semblant de boire ?
Puis Mme Moses écarta son assiette, appuya une serviette sur sa bouche admirable, leva les yeux vers le plafond et déclara :
« Ah ! ce que je peux aimer les couchers de soleil ! Ce merveilleux festin de couleurs ! »
J’éprouvai aussitôt un besoin infini de solitude. Je me mis debout et conclus d’un ton sans réplique :
« Avec votre permission, messieurs. Nous nous reverrons au dîner. »