Henri Gougaud
L'inquisiteur

1

Le vieux cardinal Arnaud Novelli laissa aller sa tête au creux de l'oreiller, croisa ses longs doigts maigres sur le drap et essaya d'imaginer son corps défunt, tel qu'il serait dans quelques jours, mais un rayon de soleil vint agacer ses paupières, et il ne put s'empêcher de sourire. Alors il contempla la chambre du couvent de la Daurade que le chanoine avait fait aménager pour son repos, et s'y découvrit tout soudain miraculeusement tranquille. Elle lui avait déplu, au début de sa maladie, parce qu'elle était austère et presque nue. Maintenant, il la trouvait parfaitement accordée à l'étrange simplicité d'âme qui lui venait, en ce matin d'avril, dans ce dernier lit de sa vie. Elle sentait bon le feu de chêne et l'herbe médicinale. Parfum d'enfance, qu'il respira en un long soupir délicieux. Il eut envie de dire son bonheur tout neuf à son neveu, assis à son chevet. Mais à quoi bon? Jacques Novelli, dit le Jeune, le regarderait respectueusement et ne comprendrait rien: son intelligence était trop raide.

Le vieil Arnaud écouta les bruits du dehors: le grincement des moulins, dans l'air limpide qui montait de la Garonne, les longs cris des bateliers, un roulement de chariot sur le Pont Couvert. Une femme, au bord du fleuve, appela clairement un autre Arnaud que lui, un enfant peut-être, ou un amoureux: la voix était jeune. Le bonhomme, l'air émerveillé, pointa un index tremblant vers la fenêtre. Jacques Novelli, qui n'avait rien entendu, s'en alla tisonner les braises dans la cheminée, posa une bûche sur les chenets et se redressa en époussetant sa longue robe de frère prêcheur. Il s'était sali. Il en fut contrit. Arnaud Novelli eut un petit rire moqueur qui mouilla ses yeux. L'autre lui demanda ce qui l'amusait ainsi.

– La vie est bonne, répondit le cardinal.

– Soyez béni, je sais que Dieu vous veut du bien.

– Tu ne sais rien du tout, fils.

Novelli le Jeune baissa la tête, joignit les mains et se mit à prier, le dos délicieusement chauffé par le feu ranimé. Il n'avait guère aimé, jusqu'à ces derniers temps, cet homme opulent et rusé dont la piété distraite l'exaspérait. Il lui devait pourtant sa condition de frère prêcheur, et surtout sa charge de Grand Inquisiteur de Toulouse, mais il était trop pudique, et surtout de foi trop stricte pour avoir jamais songé à l'en remercier. Cependant, la maladie du cardinal avait peu à peu ramolli sa rigueur. Depuis quelques jours, à chacune de ses visites, il sentait grandir en lui une affection très indulgente pour ce vieillard désarmé, à bout de vie; les frasques passées du bonhomme ne l'offusquaient plus, au contraire: son coeur s'en réchauffait joyeusement, quand il y pensait. Mais rien ne trahissait sa tendresse. Novelli le Jeune ne savait pas exprimer les sentiments ordinaires.

– Tes prières m'ennuient, fils, dit l'oncle. Laisse Dieu à ses affaires et donne-moi plutôt de ce sucre que l'évêque Gui m'a fait porter tantôt. Je ne l'ai pas encore goûté.

Jacques Novelli vint déposer quelques pincées de grains roux dans la main du cardinal, le regarda malicieusement en perdre la moitié dans ses draps et répondit, comme l'on parle à un enfant:

– Si je prie, mon père, c'est que je ne suis pas tout à fait sûr de votre salut.

On entendit soudain d'inhabituelles cavalcades au bord de la Garonne, des piaillements de femmes, des battements de volets et, très loin dans le ciel bleu, un déferlement de cloches sonnantes. Jacques leva vivement la tête, écouta. Le vieux cardinal, les yeux mi-clos, indifférent à la rumeur fiévreuse du dehors, sourit comme un rêveur paisible. Sa longue main presque transparente se mit à jouer avec la brume de poussière prise dans le rayon de soleil qui traversait maintenant la chambre. La courtepointe, sur son lit, en était tout illuminée. Il dit:

– Je ne crains ni n'espère rien, fils, je suis en paix. Dieu sait que j'ai vécu en essayant à chaque pas de faire aussi peu de mal que possible. Et sache qu'il n'est pas facile, pour un cardinal, de ne point faire trop de mal. Nous effrayons beaucoup.

Jacques Novelli alla se pencher à l'étroite fenêtre. Il vit le juif Ben Massip, sur le Pont Couvert, rabattre à la hâte le volet de son étal et disparaître en claudiquant dans sa boutique branlante. Un homme, à la lucarne d'un moulin, se mit à crier d'incompréhensibles nouvelles à des bateleurs. Novelli appela le moine qui se tenait, juste au-dessous de lui, à la porte du couvent, et lui demanda ce qui se passait. Une volée de cavaliers l'empêcha d'entendre la réponse. Il quitta, l'air tumultueux du dehors et vit frère Bernard Lallemand debout au milieu de la chambre. Il ne l'avait pas entendu entrer.

Frère Bernard était un colosse puant et roux, aux petits yeux naïfs, à la face vivement vermillonnée, sauf quand une émotion puissante l'habitait. Alors ses épaules se voûtaient, sa tête s'ébouriffait comme au sortir d'un mauvais sommeil, et son visage tombait en une pâleur de farine. Or, il apparut tremblant et très pâle devant les deux Novelli. La raison en était qu'il venait de patauger parmi quelques dizaines de morts égorgés sur le pavé de la rue Jouzaigues. Désignant ses pieds à demi nus dans ses savates sommaires, maculés jusqu'aux mollets de boue et de giclements sanglants, il faillit perdre l'équilibre, tant il grelottait encore d'effroi.

A l'aube, une troupe de Pastoureaux était entrée dans le faubourg de Toulouse par la Garonne, le soleil rouge dans le dos, sur des chalands hérissés d'armes agricoles. Ces gens avaient débarqué au Port Garaud en braillant des cantiques d'apocalypse, et s'étaient attardés à dévaster les jardins alentour avant d'entrer dans la ville par la porte du Château Narbonnais, où les hommes d'armes du viguier les avaient un moment contenus, mais ils étaient enragés et trop nombreux. Environ soixante de ces fous avaient été faits prisonniers et enchaînés aux arbres d'un verger des Carmes en attendant d'être menés en prison, dans des charrettes que l'on était allé chercher. Les autres, un millier au moins, avaient envahi la Juiverie à l'heure où l'on ouvrait les boutiques. Ils avaient furieusement défoncé les façades, jeté par les fenêtres des meubles, des lits, et quelques femmes. Parmi les tables brisées, les tonneaux éventrés, les débris de vaisselle, ils avaient traîné des vieillards par les cheveux et par les pieds des filles, de la rue des Sesquières jusqu'à la place de Rouaix, dans des tourbillons d'étoffes envolées et une grande rumeur de psaumes magnifiques et effrayants.

Frère Bernard Lallemand avoua avoir durement cogné du front contre des poitrines, genouillé des ventres et giflé des figures à s'en faire éclater la peau des mains pour arracher à l'égorgement un de ses bons amis, le juif Baruch, qu'il avait vu s'enfuir vers le quartier des Charpentiers, tout nu et pissant le sang par son crâne chauve.

– Un grand diable dressé sur un énorme cheval de labour l'a poursuivi, dit le moine. Il n'y avait pas d'autre cavalier que lui dans la rue. Le bougre avait seul la tête au soleil, tant il était haut perché. C'était, je crois bien, Jean le Hongre. Son visage était maigre et beau, tout environné de boucles fauves. Il était vêtu en moine mendiant, mais portait à la ceinture un coutelas et une épée. Il ne chantait pas de psaumes, comme faisaient les autres. Il semblait s'amuser beaucoup des cris et des grandes peurs qu'il provoquait. Heureusement, il est revenu bredouille de sa poursuite. J'ai alors quitté les lieux aussi vite que j'ai pu, tandis que le pendard poussait son cheval au milieu des gens de sa troupe qui tenaient un grand nombre de juifs prisonniers parmi leurs bâtons, leurs faux et leurs lances.

Quand le bonhomme eut fini de parler, son visage rond avait retrouvé sa chaleur rougeaude mais ses yeux larmoyaient, et son énorme carcasse était encore secouée par des vagues de sanglots. Le cardinal Novelli lui demanda benoîtement s'il voulait de la tisane. Frère Bernard Lallemand eut un grognement de refus très humble et tomba à genoux au pied du lit pour baiser la main qui le bénissait. Novelli le Vieux se laissa faire mais tourna la tête de l'autre côté. La puanteur du moine lui barbouillait le coeur. Il dit à son neveu:

– Donne-lui du sucre, et qu'il s'en aille.

Jacques Novelli demanda à frère Bernard de retourner en ville et de lui rapporter des nouvelles aussitôt qu'il pourrait.

– N'aie pas peur, lui dit-il. Les Pastoureaux n'en veulent qu'aux juifs. Les bons catholiques n'ont rien à craindre d'eux.

Il l'accompagna jusqu'au palier en flattant à petits coups sa large encolure. Il oublia de lui donner du sucre.


– Fils, dit le cardinal, soulève un peu mes oreillers et aide-moi à m'asseoir. J'aimerais voir les bateaux sur la Garonne.

Jacques le prit aux aisselles, et comme il étreignait ce corps si maigre et brûlant, si léger et fragile dans le manteau qui l'enveloppait, il éprouva soudain un effroi obscur et une profonde pitié. Les mains osseuses du vieux Novelli le saisirent nerveusement aux épaules. Un bref instant, il pensa qu'il ne pourrait jamais plus se défaire de cet agrippement de mourant. Lui vint alors le désir furieux de serrer son oncle contre sa poitrine jusqu'à entendre craquer ses os, en pleurant d'amour affolé. Sa bouche effleura le front du vieillard, sans qu'il le veuille. Il le baisa et se défit doucement des serres qui le tenaient encore. Il dit:

– Êtes-vous bien ainsi, oncle Novelli?

– La fenêtre est trop haute, le ciel me tient, gémit le vieil homme. Reste près de moi, Jacques.

Dehors régnait maintenant un silence de grand abandon. On n'entendait plus, sous le bon soleil, que les grincements des moulins désertés. Les gens avaient couru à l'émeute dans les ruelles dévastées où Jean le Hongre, sanglant et bourbeux sur son cheval, devait fendre superbement la foule échauffée, portant haut sa tête dans les cris de haine et de bénédiction, poings et bâtons brandis à hauteur de ses rênes.

Il traînait après lui depuis la Normandie sa troupe d'étranges croisés, fous braves et guenilleux auréolés de lumière visionnaire, convaincus que Dieu les avait choisis, pauvres bergers, pour libérer la Terre sainte dont ils ne savaient rien, sauf qu'elle était au-delà des mers. Ils s'en étaient donc allés droit au sud, armés de croix et de bannières, de cannes ferrées, de hautes piques et de chansons tempétueuses. Mais leur déraisonnable vaillance s'était bientôt délavée dans les pluies et les vents, usée sur des chemins trop longs. Certains avaient compris, en ces temps de fatigue, que Jérusalem était inaccessible, et que l'unique labeur souhaité par le Dieu qu'ils aimaient était de chercher en eux-mêmes la Cité céleste. Ceux-là avaient abandonné la Croisade. Les autres, poussés par un désespoir enragé, avaient continué de marcher. Alors, pour que sa troupe, l'esprit perdu, ne parte pas en lambeaux, Jean le Hongre lui avait donné en pâture des Infidèles à sa misérable mesure: les juifs. Depuis l'Aquitaine, les Pastoureaux, guidés, croyaient-ils, par la pitié divine, entraient aveuglément, à coups de ferrailles et de poings nus, dans les Juiveries qu'ils trouvaient sur leur route, traînaient au baptême tout ce qui portait figure hébraïque et fendaient le crâne de ceux qui renâclaient. En pays agenais, ils avaient ainsi tué une centaine de ces fils d'Israël coupables d'avoir refusé les sacrements chrétiens. Et voilà qu'à Toulouse ils épouvantaient, en ce matin d'avril, de pareilles gens, avec la joie féroce des assassins de grande foi.

Le vieux Novelli chercha sur le drap la main de son neveu, en s'effrayant à petite voix du désordre des rues. Jacques lui répondit, avec un grand désir de l'apaiser, que ces Pastoureaux étaient infréquentables, certes, mais utiles. Ils poussaient les juifs dans le giron du Christ. Était-ce un mal? Sans doute massacraient-ils trop ardemment. Mais Toulouse était une ville forte, sanguine à l'excès. Une bonne saignée ne pouvait être que salubre. Quand ces gens seraient partis, la piété du peuple se trouverait raffermie, plus vive et craintive. Et puis il y aurait bientôt des maisons vendues à bas prix aux alentours de la synagogue, rue Jouzaigues et rue des Sesquières, où des moines nouveaux pourraient loger.

– Novelli, murmura le vieil homme, pourquoi ne t'abandonnes-tu jamais à la pitié? Tu ne sais pas aimer, fils.

– J'aime Dieu et ma mère l'Église, répondit Jacques avec une raideur frémissante. Et je vous aime, vous qui avez vécu si loin de la pauvreté que je désire.

– Je confesse que j'ai longtemps considéré l'or, et les beaux meubles, et les fresques vives aux murs comme nécessaires à mon bonheur, dit tranquillement le vieil homme. Autant que je l'ai pu, j'ai joui de l'ampleur de mes cathédrales, de la beauté de mes bagues, de mes vêtements, et certes, je fus assez simple pour me plaire aux douceurs et aux flatteries que l'on me prodiguait. Mais je crois que ces sortes de faiblesses d'âme sont bénies, car elles font les gens sans méchanceté. Aujourd'hui, si j'avais un peu plus de vie dans la peau, je ne songerais qu'à porter secours à ces juifs dont le malheur me fait peine. Je ne suis pas aussi intelligent que toi, Novelli.

Jacques eut un sourire de pitié et du bout des doigts essuya une traînée de larme luisante sur la joue du vieillard.

– Je suis votre fils, dit-il.

Le cardinal Arnaud renifla, tendit une main lente et blanche vers son neveu penché sur lui. Un instant, dans la demi-pénombre de la chambre, il y eut entre eux un grand désir d'embrassement. Un éclat d'affection tourmentée illumina le regard noir de Jacques, il eut un bref élan, le coeur empli de paroles tendres, mais il ne sut rien dire. Alors ses gestes tombèrent sur le drap, et il baissa la tête.

– Un jour tu aimeras, dit le vieil homme. Un jour ton crâne se fendra. Des paroles d'amour jailliront de toi comme d'une source, et tu seras sauvé.

– Je ne veux que vous faire honneur en servant la justice selon la loi de l'Église, répondit Novelli le Jeune. Les égarements et les plaisirs du coeur ne sont que sottises obscures. Dieu veuille que je n'y succombe pas.

– Moi, j'y ai succombé. J'ai connu des femmes. Elles m'ont fait souffrir, et pour cela, maintenant, je les bénis autant que pour les joies que j'ai eu d'elles.

– Je sais que vous avez sali votre âme. Tout le monde le sait à Toulouse. Dieu vous pardonne, dit Jacques, à nouveau raide.

Il se sentit rougir et se détourna, honteux de la colère confuse qui montait en lui. Ces débauches devaient rester inavouées pour être pardonnables. Arnaud Novelli saisit son neveu par la manche et s'y tint, comme pour une traversée difficile. Il dit, le regard lointain:

– Écoute, fils. Je me souviens de mon premier jour d'amour dans une chambre aussi simple que celle-ci où je me meurs. Il faisait un soleil semblable. C'était l'après-midi, avant vêpres. Quand mon amie se mit nue devant moi et se coucha sur le lit, j'en fus si bouleversé de contentement que je me pris à dire à Dieu: «Toi qui jusqu'ici m'as tenu dans Ta main, laisse-moi aller maintenant, paix sur Toi, et que chacun suive son propre chemin.» Alors Dieu s'est éloigné de moi. A qui ai-je rendu grâces, à cet instant, pour ma délivrance et mon émerveillement? Peut-être à la femme, peut-être aussi à Celui qui me quittait de si bon coeur. Depuis ce jour, je ne me suis jamais soucié de Le retrouver. J'ai vécu. Cela me fut bien suffisant.

Il poussa un long soupir et dit encore, avec une grande anxiété puérile:

– As-tu encore quelque affection pour ton oncle Novelli?

Jacques, agenouillé auprès du lit, resta silencieux, le visage dans les mains. Arnaud enfouit les doigts dans la chevelure vigoureuse de ce seul fils de sa vie, essaya de l'attirer contre sa poitrine. Il l'entendit prier, et cela l'irrita. Il empoigna sa tignasse et le força à relever la tête. Il dit:

– N'oublie pas de vivre, Novelli. Je te laisse en héritage une charge d'évêque et la jouissance de l'abbaye de Fontfroide. Si tu sais cultiver mes amis et flatter rondement le pape, tu seras bientôt cardinal.

– Je suis Inquisiteur, cela me suffit. C'est un lourd fardeau.

– Il t'écrasera si tu n'y prends garde.

Arnaud Novelli s'enfonça dans son lit en geignant. Son vieux corps n'était plus qu'un sac de douleurs. Jacques l'aida, maladroit, mal aimant. Comme leurs visages se joignaient, le vieillard lui demanda à voix basse:

– Me condamnerais-tu pour les paroles de mécréant que j'ai dites tout à l'heure, si je n'étais pas un prélat moribond?

– Ayez pitié, père Novelli, vous me torturez.

– Embrasse-moi. Que l'amour te prenne. Que la vie te garde. J'ai peur pour toi.

Novelli le Jeune abandonna sa raideur et obéit aux bras tendus. Frère Bernard Lallemand les trouva ainsi: étreints étroitement sur le lit et silencieux dans le rayon de soleil qui trouait la pénombre.


Les nouvelles qu'il apportait n'étaient pas bonnes. Le Hongre avait mené sa troupe jusqu'à la cathédrale Saint-Étienne et haranguait maintenant le peuple de Toulouse assemblé sur la place. Frère Bernard était resté un grand moment à l'écouter. Ce fou trop éloquent avait raillé durement les gens d'Église coupables, selon sa grande gueule, de traiter les assassins du Christ avec une mollesse vicieuse. Il avait osé singer, comme un bateleur très insolent, l'évêque Gui de l'Isle et l'Inquisiteur Novelli, imitant leur voix, la figure grotesquement tordue, et représentant ces hautes gens les mains crochues sur l'or des infidèles et le dos rond pour baiser leurs ongles luisants. La populace avait ricané à ses grimaces. Il s'était aussi égosillé contre la Juiverie avec une exaltation si fanatique que la foule, la bouche pleine d'obscénités sanglantes et de paroles de mort, s'était mise à gesticuler follement autour de la fontaine où il était perché. Frère Bernard, à grandes ruades et coups de coude, avait pu se frayer un chemin dans cette effrayante ivresse et entrer dans la cathédrale où quelques dizaines de juifs étaient enfermés. Ceux-là avaient préféré le baptême à la mort. Le moine les avait trouvés épouvantés et se lamentant sous les voûtes sonores comme une cohorte de morts dans l'ombre du purgatoire. Il s'était scandalisé de voir des prêtres administrer le sacrement du baptême à ces pauvres gens qu'il avait fallu tenir de force agenouillés, avant de les rendre l'un après l'autre au soleil tumultueux de la place, où plus d'un était tombé sanglant sous les bâtons et les coups de poing, bien qu'ils fussent chrétiens désormais, et protégés par une escorte de clercs et d'hommes d'armes du viguier.

Jacques Novelli écouta le récit cahotant de son humble acolyte avec un grand agacement, jusqu'à ce qu'une bonne nouvelle, dans ce fatras de foutreries, allume son oeil: la soeur de Jean le Hongre était de ces quelques Pastoureaux qui n'avaient pu franchir l'enceinte de la ville et que l'on avait conduits, dans des charrettes bâchées, à la prison du Château Narbonnais. Selon les soldats, qui avaient sans doute laissé traîner sur elle leurs pognes en liant ses poignets, il y avait, dans le regard de cette fille, de la haine sorcière, effrayante et douloureuse. Mais on disait aussi qu'elle savait parler avec une douceur si fière à ses compagnons que tous la vénéraient comme une amante sainte. Elle s'appelait Stéphanie. Novelli pensa qu'il pourrait aisément se servir d'elle pour maintenir son frère dans la bonne voie des assassinats raisonnables. Il connaissait un peu le Hongre et sa soeur par un espion qu'il avait envoyé à leur rencontre, en Aquitaine. Ces deux jeunes gens ne s'étaient jamais quittés depuis leur naissance et s'entraînaient souvent l'un l'autre dans des palabres et des rires torrentueux où nul n'était admis à les suivre. En ces instants où ils divaguaient ensemble, ils semblaient jouir d'un bonheur inviolable. Ils s'aimaient d'amour excessif. Peut-être même étaient-ils incestueux. «Quand le Hongre saura sa Stéphanie en prison, se dit Novelli, le coeur vivace, il perdra de son arrogance et viendra se soumettre à notre volonté. Il faut que je parle à cet emballé.»

Il demanda à frère Bernard d'aller l'attendre à la porte du couvent, puis prit congé de son oncle en lui promettant de revenir bientôt. Le vieillard le regarda avidement, les yeux pleins de larmes, s'accrocha sans force à ses manches, gémit: «Adieu, adieu.» Il ne croyait plus au lendemain. Jacques se défit avec autant de douceur qu'il put de ce regard, de ces balbutiements, de ces mains qui ne voulaient pas le lâcher, s'éloigna à grands pas et ferma derrière lui la porte, sans oser se retourner.

Sur le seuil du couvent, la lumière l'éblouit. Il se sentit aussitôt lavé des fadeurs oppressantes de la chambre où se mourait son oncle, et soudain affamé d'événements nouveaux. La rive était déserte. Seuls travaillaient le courant du fleuve et les roues à aubes des moulins. Au loin, une barque abandonnée dérivait sans hâte le long des vergers fleuris du faubourg Saint-Cyprien. Il y avait dans l'air bienveillant un parfum d'eau et d'herbe, une saveur de dimanche paresseux que Novelli ne s'attarda pas à goûter: il n'aimait guère les lenteurs de la paix, elles l'impatientaient. La tête dans les épaules, il prit frère Bernard par le bras et l'entraîna, le long d'une muraille de terre fauve, vers le labyrinthe de ruelles où s'enfonçaient les masures chaotiques du Pont Couvert.

Le gros moine, que le silence de son compagnon troublait beaucoup, marmonna quelques jérémiades sur le malheur qui les frappait. Il voulait parler de la mort prochaine du cardinal. Jacques lui répondit sèchement qu'il était un poltron, et qu'il gaspillait sa pitié. Il croyait que le bonhomme gémissait sur les cadavres juifs et la dévastation de quelques boutiques. Il ne pensait déjà plus au vieil Arnaud. Seul l'accaparait maintenant le désir jubilant d'aller mettre de l'ordre dans les débâcles qu'il flairait.

Ils ne rencontrèrent que de rares fuyards le long des maisons aux volets fermés, et quelques échappées cavalcadantes dans des trouées de soleil. Au premier carrefour, parmi les volailles et les porcs qui fouillaient la paille éparse devant les écuries, un grondement de houle humaine leur parvint, lointain, lourd, attirant comme une promesse de dévergondage sacré. Frère Bernard, pour éviter les décombres et les pleureuses de la Juiverie, attira son maître dans un dédale de venelles tordues et de culs-de-basse-fosse où croupissaient des mendiants à demi morts sur des tas d'ordures. Ce détour leur fit perdre un moment la rumeur de l'émeute. En ces lieux régnait une tranquillité vénéneuse où Jacques, s'il avait été seul, se serait attardé plus volontiers que dans les bontés printanières: à la cime du mur, l'envol du ciel le fascinait, vu des pénombres pourrissantes.

Frère Bernard, qui allait devant, poussa une porte basse dévorée de ronces, au fond d'une impasse, et ils sortirent au carrefour Baragnon. Là, au pied de la croix de pierre, une fille en haillons, reniflant sa morve, jonglait avec des boules de chiffon devant quelques ivrognes extasiés, affalés contre des ballots de paille. Ils étaient silencieux et hors du monde ils semblaient jouer à la balle avec Dieu. La fille s'arrêta de lancer ses misères multicolores pour regarder passer le Grand Inquisiteur Novelli. Elle lâcha une invitation putassière qui fit ricaner les tas de loques autour d'elle. Frère Bernard voulut lui jeter un caillou. Il n'en eut pas le temps: Jacques le tira par la manche et le poussa devant en lui reprochant vertement ses manières de charretier. Mais sa colère était secrètement joyeuse. Cette catin, qu'il fuyait en rougissant, venait de planter en lui une soudaine et flambante vigueur de ventre. Il en éprouvait parfois de pareilles, quand un dur combat s'annonçait.

Au bout d'une ruelle encombrée de chariots et de lambeaux de troupe lasse que des matrones avides de nouvelles appelaient aux lucarnes, la lumière du soleil s'ouvrait largement sur la place Saint-Étienne. Jacques Novelli et son compagnon y coururent et s'enfoncèrent dans une bousculade de gueules méchamment rieuses et de bâtons brandis ornés de reliefs de pillage. Des bandes d'enfants piaillants couraient parmi la foule que remuaient de lourdes vagues quand les cavaliers de la viguerie, aidés par quelques clercs ivres armés de cruches, frayaient un étroit chemin à des hommes dont on ne pouvait voir que l'échine courbe et les poings sanglants sur la tête, tant la cohue les pressait. Jean le Hongre, perché sur la fontaine, environné de piques et de chants, gueulait des paroles inaudibles. Son visage était tout joyeux dans les envolées de ses mains. Jacques Novelli l'examina de loin, un long moment, pensant aux paroles fermes et justes qu'il lui dirait, dans quelques heures, quand la fatigue l'aurait un peu assagi.

Des moinillons batailleurs, que frère Bernard avait rameutés, lui firent un passage jusqu'à la cathédrale. Comme il parvenait à la haie de soldats qui en gardait l'entrée, le portail s'ouvrit et il vit sortir de l'ombre, entre deux clercs, un homme grand et frêle vêtu d'une longue robe de toile blanche. Il le reconnut aussitôt: c'était Salomon d'Ondes, un juif lettré que son oncle le cardinal tenait en grande estime. Le bonhomme regarda la multitude qui l'attendait et posa les mains sur sa face. Les clercs durent le pousser pour qu'il avance. Il était chrétien désormais. Novelli le Jeune en fut très content.

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