Novelli entra dans le couvent à grandes enjambées sonnantes, flambant de rage, poussant violemment les portes, éventant de l'épaule la flamme des lampes aux détours des couloirs et bousculant les moines sans les voir, tant sa tête était haute. Il grimpa sous les combles où Stéphanie avait son logement. En haut de l'échelle il souleva à demi la trappe et l'appela par l'entrebâillement, comme s'il espérait la voir apparaître. Il cria encore son nom quand il prit pied sur le plancher branlant, puis traversa les toiles d'araignées en cognant si fort du talon que le sol en trembla et que la poussière s'affola dans les menus rayons de soleil tombés de la pente du toit.
Stéphanie, avant de partir, avait lavé et mis en ordre son réduit, au fond du grenier, dans l'angle bas de la muraille. Ses haillons de vagabonde avaient disparu, les planches étaient encore humides et sentaient la grande eau, la couverture était pliée sur le rebord de la lucarne et une bougie neuve plantée sur le tabouret, à la tête de la paillasse. Novelli, courbé sous la charpente, contempla ces objets en bon ordre avec une grande amertume et de terribles jurons en tête. Ainsi, elle était partie le coeur léger. Pense-t-on à remplacer les chandelles quand l'âme est prise de haute passion? Non. Elle avait fait, assurément, pareil ménage dans son esprit, elle s'était défaite de lui sans plus de douleur qu'il n'en faut pour torchonner une chambre. Elle avait tranquillement repris le fil du vent avec ses guenilles d'errante, après avoir effacé les traces de sa halte, en fredonnant, sans doute, quelque paillardise de cantinière. Car ce couvent n'avait été qu'une simple halte sur sa route. D'ailleurs, elle l'avait dit elle ne se plaisait qu'à courir les grands chemins avec sa troupe de pègreleux, et à se laisser trousser par des égarés, de temps en temps, dans les hautes herbes. Par Dieu, pour cette reine d'Argot il n'était plus, lui, Jacques Novelli, Grand Inquisiteur de cette ville détestable, qu'un méchant souvenir lavé. La misérable teigne! Il l'imagina rieuse, répondant légèrement à ses torrentueux bouillonnements de coeur: «Quoi? Ai-je oublié d'épousseter quelque recoin? N'ai-je pas été, dites-moi, une utile passante? Qu'avez-vous donc à me reprocher?» Il dut se tenir à deux mains à une poutre oblique pour ne pas tomber en sanglots sur la paillasse, tant il se sentait humilié, enragé, perdu, piégé comme un loup dans sa tanière.
Il avait cru pourtant la tenir solidement. Ce matin même, elle l'avait encore supplié de la laisser partir. Il lui avait sagement demandé de lui faire confiance et de ne pas se soucier de ces maudits ânes que le Hongre menaçait d'égorger. Il avait habilement joué, vantant ses pouvoirs qui faisaient de lui le maître des «pires nobles» (ainsi appelait-il les plus hauts notables de la région), et pour finir l'accusant, avec une mauvaise foi vindicative, de vouloir le fuir. Elle lui avait alors craché de terribles provocations d'amour au visage. A l'instant où Gui de l'Isle était entré dans la bibliothèque, il s'apprêtait à la saisir aux poignets et à lui répondre feu pour feu. Si elle s'était enfuie dans le grand désordre où il l'avait laissée, il aurait pu se gonfler d'assurance et attendre sans trop de crainte son retour tête basse, convaincu que les pleureuses ne courent jamais loin. Mais non: elle avait pris le temps de grimper dans ce réduit, de le rendre ostensiblement accueillant au prochain voyageur, de se laver la figure et de s'attifer avant de courir vers son diable de frère. Il ne la reverrait plus. Et Jean le Hongre pourrait bientôt faire le paon en riant avec sa soeur du Grand Inquisiteur Novelli, ce benêt joliment floué.
Il entendit son nom crié, dans des bruits de portes, en bas où les moines allaient à leurs travaux. Cette paix, dont il percevait la rumeur, lui parut soudain infiniment étrangère. En quel monde régnait-elle? Pour quelles gens? Il se mit à haïr ces bons frères sûrs de leur foi qui l'accablaient de prévenances parce qu'ils le croyaient promis à l'un de ces sièges ecclésiastiques qui font courber les échines princières. Il imagina leurs figures sottement fleuries contemplant sa débâcle présente. Une tonitruante envie de massacre l'envahit. Ces pisse-menu ne savaient cultiver dans leurs jardins intimes que des légumes mesquins, des bonheurs de châtrés. Ils se laissaient aigrir, parfois, par des fadaises, ils en étaient touchants, mais ils semblaient à jamais sourds aux vrais tonnerres de Dieu, à la ravageuse musique des passions, à la grandeur bordélique des apocalypses. Sourds et aveugles: ils ne voyaient même pas, ces foutus béats, qu'ils avaient dans leur verger un arbre noir nommé Novelli, immense, foudroyé, solitaire, inaccessible à leurs petits effrois, à leurs caresses serviles, à leurs caquetages de basse-cour. «Je suis fou», se dit-il, et aussitôt s'enorgueillit de l'être, s'avisa qu'il était insupportablement voûté sous la pente du toit et s'en fut comme un voleur silencieux vers le milieu du grenier avec l'envie enragée de respirer droit. Il planta le front dans les hautes toiles d'araignées, ferma les yeux, serra les poings à s'en faire pâlir les jointures, pensant: «Dans ma tête est une épée, elle tient ma nuque raide. Une femme enfuie a laissé son arme en moi. Je vivrai désormais avec ma fière douleur de blessé que personne ne soupçonnera, et je n'aurai plus peur du diable ni de Dieu. Les pires foudres ne peuvent rien contre un arbre mort.» Il sursauta, s'entendant tout à coup appeler tout près. Il vit la tête rougeaude de frère Bernard Lallemand apparaître au trou de la trappe.
– On vous cherche partout, monseigneur, dit le moine, les yeux ronds. Voilà un grand moment que maître Salomon d'Ondes vous attend. Que faisiez-vous donc dans ce grenier?
Jacques retint des torrents d'insultes, de rires et de pleurs, ouvrit ses mains douloureuses, sourit petitement et répondit:
– Je priais.
Frère Bernard, qui chérissait assez son maître pour flairer ses moindres humeurs, l'examina en hochant la tête, l'air inquiet. Il n'eut pas de peine à deviner, aux frémissements de son visage, aux lueurs de son regard, le grand chagrin qui le rongeait. Il pensa que Novelli était venu se réfugier en ce lieu pour s'abandonner, loin des compassions de convenance, à la douleur d'avoir perdu son oncle. Il renifla bruyamment.
– Frère Novelli, n'ayez pas tant de peine, dit-il. Souffrir tout doux, c'est aimer comme il faut, mais se tourmenter trop amèrement, c'est manquer de confiance en Dieu. Votre parent fut un homme d'heureuse nature. Faites donc en sorte que sa bonne figure vous soit comme un soleil au coeur, et vous fortifie dans votre travail de vivant. Vous êtes jeune, et de foi bien trempée, je le sais. De belles oeuvres vous attendent, de grandes joies aussi, pour peu que vous renonciez à cette solitude cuisante où vous vous complaisez trop souvent, et que vous appreniez à sourire, car vous ne savez pas: vous grimacez du nez, et je n'ai jamais vu dans vos yeux de ces bontés tranquilles qui rassurent le monde. Allons, il est grand temps de quitter cette poussière. Pardonnez-moi de vous avoir parlé ainsi, j'en ai quelque vergogne, mais je crois bien que notre saint cardinal, qui ne cesse de me traverser la tête depuis sa mort, m'a poussé les mots en bouche.
Il descendit de l'échelle et Jacques le suivit, tout remué d'affection pour ce gros naïf qui n'avait pas un instant soupçonné le désastre amoureux dont il souffrait. Il en fut rassuré: son mal était bien enfoui, inviolable. Du coup, il se sentit capable d'affronter avec son assurance coutumière le regard de ses semblables, d'autant que les paroles de frère Bernard l'avaient ravigoté. Il faisait mine d'en être fâché, cheminant par les couloirs, l'air hautain et douloureux, flanqué du bon moine qui s'essoufflait à se tenir à sa hauteur, s'inquiétait de son profil terrible et n'osait plus dire un mot. Mais en vérité la lourde nuit de son esprit s'étoilait, à chaque pas, de plus en plus vivement. «Cet âne a raison, pensait-il. Je me creuse trop et ne me confie pas assez au bon vouloir du grand vent qui me gouverne, et qui me conduira sûrement, un jour prochain, vers Stéphanie, car je ne peux l'avoir à jamais perdue. Elle est ma soeur de feu, mille diables. Dieu sait que nous avons été cloués ensemble par la même foudre. Quel mal me fait cette femelle! Elle me reviendra, après l'inévitable débandade de sa troupe de gueux, je sens cela. Sinon j'irai la chercher sur le champ de bataille où son frère la conduira bientôt, je l'arracherai au cadavre de ce mysticailleur de ruisseau, je la traînerai par la tignasse dans la merde des morts s'il le faut, mais je la ramènerai ici, et nous vivrons ensemble ce que nous devons. Entends-tu, oncle Arnaud? Je donnerai congé à Dieu, comme tu l'as fait, pour l'amour de cette femme. Es-tu content de moi?»
A la porte du jardin, frère Bernard fit halte et bafouilla, en désignant à son maître la lumière dorée du crépuscule, son intention de l'abandonner là. Par le battant entrebâillé, Novelli aperçut un homme, sous un vaste feuillage, qui s'occupait à tailler quelque gravure sur un tronc d'arbre, de la pointe d'un couteau. Il reconnut Vitalis, le nouveau serviteur de Salomon d'Ondes. Il retint frère Bernard par la manche et lui demanda d'un ton rude ce que faisait là ce malandrin. L'autre lui répondit:
– Nous sommes bons amis. Nous aimons converser ensemble, comme vous le faites avec le juif, des choses divines, des bontés et des douleurs de la vie. Parfois, il parle comme en songe. Il me fait rire: il prétend que Dieu est le rêve des pauvres, et le diable la folie des puissants. J'essaie de le convaincre qu'il se trompe, mais il est un parleur habile. Il m'apprend aussi des chansons, des jongleries, et je lui lis les paraboles des Évangiles, qu'il écoute avec de grands soupirs de bonheur. Nous passons du bon temps.
Vitalis, apercevant les deux hommes sur le seuil, était venu vers eux, nonchalamment. Il salua l'inquisiteur avec un grand respect, et son ordinaire insolence railleuse dans le regard. Comme il restait exagérément courbé devant lui, Novelli l'empoigna par les cheveux et lui demanda si Salomon était retourné à la synagogue depuis sa sortie de prison.
– Non, Dieu garde, dit l'autre. Il est prudent.
Frère Bernard regarda son maître, le vit satisfait de la réponse et sourit, tout benêt, en désignant le bateleur, l'air de dire: «Voyez vous-même, n'est-il pas bon compagnon?» Mais Novelli repoussa son encombrant compère, prit le jeune homme par l'épaule et voulut savoir en confidence si, par bonne fortune, il n'avait pas entendu le juif, ces jours derniers, confier à quelque connaissance ses pensées, ses vrais désirs, ses doutes. Vitalis lui répondit, la mine malicieuse:
– Non, monseigneur, il est prudent, vous dis-je.
– A-t-il peur de moi? Ne mens pas, mauvais drôle, gronda Novelli, retenant la colère qui lui montait en tête.
Il rougit aussitôt, percé au coeur par le rire du maroufle.
– Non, monseigneur, non, et c'est de bon augure, car si messire Salomon d'Ondes était peureux, son âme serait un mauvais jardin, ne croyez-vous pas? En vérité, il est content de vous. Je l'ai entendu, il y a peu, parler de son ami l'Inquisiteur Novelli avec une affection très paternelle. Il vous trouve ardent et vulnérable, ce sont ses propres mots. Je crois qu'il est soucieux de ne pas vous faire de peine.
Il y eut un instant de silence accablant, puis frère Bernard s'agita, poussa Vitalis vers les arbres du jardin, d'une bourrade, en le talochant pour tenter d'adoucir le redoutable regard de son Jacques, qui le mortifiait.
– Où est-il, ce bon père? dit enfin Novelli, en grimaçant de la bouche comme s'il salivait du fiel.
Frère Bernard lui répondit qu'il attendait au parloir, puis s'empressa lourdement à la poursuite de Vitalis. Ils s'éloignèrent sur le sentier qui conduisait à la chapelle, se tiraillant et se bousculant comme deux bouffons en parade.
Ainsi ce péteux de juif osait se répandre en commisérations indulgentes sur le Grand Inquisiteur de Toulouse, un nigaud fragile qu'il condescendait à entendre, mais qui ne l'effrayait pas plus qu'un oisillon. Ainsi ce sournois le méprisait. Novelli ricana avec une aigreur de mégère, pensant aux bontés qu'il avait eues pour ce faux ami de son oncle. Il avait fait preuve de mollesse. Il aurait dû le laisser croupir en prison stricte, comme un hérétique, les poings pendus aux chaînes. Aurait-il fait le fier si l'Inquisiteur Novelli n'avait pas eu pitié de lui? Aurait-il eu le front de dénigrer les enseignements de l'Église comme il faisait sans doute, en compagnie d'obscurs complices, dans la fumée de ses chandelles puantes, la face tordue par des moues dédaigneuses de philosophe arabe? Misère de Dieu, comment ce vieux fou d'Arnaud avait-il pu aimer pareil hypocrite?
Avant d'entrer dans le parloir, il se recueillit un moment dans l'ombre du seuil et s'efforça de se composer un maintien d'homme digne. Ardent, soit, il l'était. Mais point vulnérable, foutredieu. Quand il eut avalé sa colère il poussa la porte et s'avança, d'un pas bien assuré, dans la vaste pièce. Salomon d'Ondes, assis au fin bout de la table, lisait un livre de psaumes dans la lumière d'une bougie. Voyant l'Inquisiteur venir à lui, il eut un bon sourire puis se pencha à nouveau sur les feuillets de parchemin et dit, levant l'index:
– Écoutez cette belle parole qui me vient à l'instant sous les yeux: «J'ai veillé, et je suis devenu comme un passereau solitaire sur le toit.» Psaume cent un. La paix sur vous, monseigneur, la paix sur vous.
Il se leva pour serrer les mains de Novelli puis se rassit en soupirant, disant encore:
– Je me sens comme celui qui parle ainsi. Je veille, je pense, je médite, et plus je vais dans cette sagesse sacrée qui nous occupe tous les deux, plus le monde me devient étranger. J'aime le peuple des rues, maître Novelli, je l'aime chaudement, et pourtant, comme il m'est lointain! Savez-vous que j'ai souvent l'envie de me mêler aux bavardages, sous les porches, de criailler avec les femmes, de rire et de parler de sottises, comme elles font? Mais les mots qu'il me faudrait pour être un instant heureux avec elles ne me viennent pas, et je passe sans rien dire. Solitude de l'oiseau, monseigneur, mélancolie de ceux qui lisent!
Il se tut, voyant la mine terriblement renfrognée de Novelli, et lui tendit le livre, l'air bienveillant, comme l'on offre du pain. L'autre garda les mains posées sur la table et dit, contemplant le bout de ses doigts:
– Maître Salomon, je ne goûte guère ces vulgarités de carrefour qui semblent vous plaire si fort, pardonnez-m'en. Seule me préoccupe l'urgente nécessité de nourrir votre âme, et de sauver votre insouciante personne de la dure prison qui vous menacera bientôt, si vous persistez à faire l'oiseau.
– Vous semblez tout à coup me détester, monseigneur, répondit Salomon avec une douceur craintive. Pourquoi? Vous ai-je fait quelque peine?
Novelli s'agita sur son tabouret, remua l'air d'un revers de main.
– Que vous importent mes humeurs? Je crois savoir que vous ne les redoutez pas. Mieux vaut, pourtant, ne point les aiguiser. Parlons de Dieu, s'il vous plaît.
– Parlons de Dieu, maître Novelli. Cherchons ensemble les fruits de sa bonté et le vent, peut-être, tournera.
Il eut un sourire de paix offerte. Novelli baissa les yeux, pensant: «Ce jean-foutre veut me séduire. Il me croit assez sot pour tomber dans sa poche.» A nouveau il regarda Salomon. Cet homme ne ressemblait pas aux paroles du bateleur. Se pouvait-il que Vitalis, tout à l'heure, l'ait entortillé, lui ait menti, par pure malice? Il dit, la voix hésitante et l'air faussement distant:
– Maître Salomon, croyez-vous que je sois vulnérable?
– Vous l'êtes, maître Novelli, malgré vos airs de grand couteau, vous l'êtes, et je vous estime pour cela. Vous me semblez peu raisonnable, et c'est heureux, car la raison est une armure que les choses divines ne peuvent traverser. Vous, je sens bien que le souffle de Dieu vous fouette l'âme. Oui, vous êtes vulnérable, comme je le fus longtemps, et le suis encore, parfois.
Ils restèrent un moment silencieux, Salomon d'Ondes méditant et souriant fugacement des pensées qui lui venaient, et Jacques Novelli l'observant, tête basse, comme un écolier rusé. Il se sentait rétabli dans sa confortable fierté, mais n'avait pas tout à fait désarmé: les regards du juif étaient d'une bienveillance un peu trop moqueuse. Cet homme, en vérité, n'était pas de bonne volonté. Les épreuves de ces derniers jours l'avaient amaigri, usé, mais il portait son usure comme un fardeau de songes infinis, avec la simplicité de ceux qui n'espèrent rien. «Comment faire frémir cette figure, pensa Novelli, cherchant une brèche par où insinuer son feu, comment allumer ces yeux, éveiller dans ce corps le tremblement, la vague sacrée qui pousse vers l'autel un frère nouveau et le fait tomber à genoux, vaincu, en grand abandon confiant, en certitude de vérité?»
Salomon semblait ronronner, enfermé dans sa foi secrète, et savourant paisiblement ses rêveries. Jacques sentit monter en lui une irritation nouvelle et salubre. Il leva haut la tête, assura ses coudes sur la table et engagea la dispute avec une prudente vaillance: l'animal était capable de feintes imprévisibles. Il ne fallait pas l'effaroucher.
– Mon bon ami, je vous ai dit ces jours derniers la vraie doctrine de notre sainte Église. Vous m'avez écouté avec une indulgente attention, mais j'ignore encore les sentiments que vous ont inspiré mes paroles.
Le juif croisa les mains, baissa les yeux, se mit à peser des mots dans son esprit. Il n'avait plus, soudain, cet air de malice qui embarrassait tant Novelli. Il resta longtemps penché, puis se redressa. Ses épaules parurent s'élargir et la lueur de la bougie qui illuminait son front lui vint dans le regard. Il dit:
– En vérité, je n'ai pas entendu vos arguments, car il est entre nous un obstacle qui nous condamne à la séparation. Ma bouche tremble de vous parler ainsi, monseigneur, mais je ne peux me dérober, car si vos paroles ne m'ont pas atteint, l'ardeur et la sincérité que vous avez mis à faire de moi votre frère depuis que nous cherchons ensemble une vérité commune ont profondément touché mon coeur, et m'interdisent maintenant de vous mentir. Ainsi, écoutez maître Novelli, je crois que les doctrines ne pèsent rien. Autre chose commande nos actes et nos pensées, l'âme des mots peut-être. Peut-être Dieu est-il cela: l'âme des mots. S'Il nous conduit les uns vers les autres, ou nous retient, ou nous appelle à Lui, ce n'est point par bruit de phrases, mais par un souffle très léger auquel, pourtant, on ne peut résister. Si donc je dois venir un jour dans votre Église, je n'y serai pas poussé par un enseignement en bonne et claire langue, mais par cette douceur de brise, par ce vent de miracle que l'on sent, parfois, entre deux élans de paroles. Pour l'heure, je vous l'ai dit, nous nous efforçons l'un et l'autre contre un mur qui nous empêche de nous joindre.
– Un mur, maître Salomon? Quel est-il? Désignez-le sans crainte, je l'abattrai, répondit Novelli.
Il était exalté, soudain, joyeux, espérant la victoire proche à peine un malentendu les séparait, alors qu'il redoutait, pour parvenir à l'âme de cet homme, un long chemin de palabres difficiles.
– C'est un écueil de haute taille, monseigneur, croyez-moi. Ne m'obligez pas à parler plus avant, je ne veux pas vous perdre.
– Qui êtes-vous pour vous imaginer capable de me perdre? dit Novelli, riant. Me voici devant vous tel que Dieu m'a voulu: je n'ai ni fortune ni fief. Pourtant, les nobles et les notables de Toulouse me craignent et m'obéissent. Aucun d'eux n'a de pouvoir sur moi. Êtes-vous donc plus puissant que ces gens, monsieur le juif? Allons, vous brandissez des foudres de bouffon.
– Quelques grains de poussière suffisent parfois pour troubler la vue d'un homme et le faire trébucher, dit Salomon.
Il avait l'air anxieux, tout à coup, et pourtant il semblait impatient de s'aventurer.
– Laissons là ces sornettes obscures, lui répondit Novelli. Vous espérez la grâce de Dieu. Elle est en moi, maître Salomon, elle est dans ce coeur, dans cet esprit, dans cette bouche qui vous parle, et je veux qu'elle vous atteigne. Dites-moi donc ce qui vous préoccupe, je dissiperai ces nuées entre nous, et nous serons enfin des compagnons heureux. Parlez donc, je vous promets du beau temps pour bientôt.
– Vous vous engagez bien étourdiment. Si vous faites en sorte que Dieu souffle sur nos visages, vous serez alors aussi désarmé que moi. Nous serons offerts au même vent.
– Cessez de parler par énigmes, maître Salomon, sinon je ne tarderai pas à vous détester, et vous saurez assurément qui peut ici perdre l'autre.
Salomon d'Ondes avança ses mains sur la table, prit celles de Novelli et les serra avec un air de père impuissant à retenir son fils en partance pour une vie de fondrières, de torgnoles, d'auberges borgnes. Il dit:
– Vous me faites peur, monseigneur.
– Voilà un beau mensonge, répondit Novelli, reprenant ses pognes et les fourrant dans ses manches. Je sais de bonne source qu'il n'en est rien.
– Je suis un homme faible qui voudrait échapper à de trop lourdes peines. Vous êtes un chasseur qui guettez un gibier de Juiverie, et vous avez beau remuer la tête derrière la flamme de cette chandelle, comme si vous espériez vous cacher, je vois bien que votre gourmandise est redoutable. Me voilà contraint, maintenant, d'abandonner toute prudence, ce que je n'ai jamais fait depuis le jour lointain où mon père, la paix sur lui, a posé sa main sur ma tête et m'a dit adieu. Ce qui nous sépare, maître Novelli, c'est votre pouvoir. C'est le pouvoir que vous avez de me ramener en prison si je ne viens pas, au bout du compte, manger à votre table cette pitance dont vous me vantez les délices avec tant d'éloquence. Je ne peux goûter vos nourritures sous la menace d'un fouet. Votre pouvoir pervertit nos bontés, les miennes autant que les vôtres. Tant qu'il restera planté entre vous et moi, monseigneur, nous nous échinerons à nous vouloir convives, nous ne serons jamais que combattants, et Dieu se cachera pour pleurer.
– Quoi, voulez-vous donc que je m'engage à vous laisser retourner à la synagogue, si je ne parviens pas à vous conduire à l'église? dit Novelli, scandalisé, effrayé, sottement ricaneur. Hé, vous êtes un rusé, maître Salomon. Vous ne m'écouterez plus, si je fais cela. Vous attendrez que je me lasse.
– Je ne retournerai pas à la synagogue, maître Novelli. J'ignore encore si les événements de ces derniers jours m'ont brisé ou réveillé, mais je crois que le seul chemin qui me soit offert, désormais, est celui des pèlerins perpétuels.
– Allons, vous voulez me tromper. Je connais votre amour très pesant pour vos ancêtres, votre indulgence pour leurs erreurs. Si je vous laisse aller avant de vous avoir décrotté, vous reviendrez vers vos amis. Vous êtes encore extrêmement juif, Salomon.
– Certes, je le suis, mais j'ai beaucoup marché. Je me suis frotté à d'autres croyances, j'ai visité d'autres âmes, par d'autres regards j'ai pleuré et joui du monde. Savez-vous que j'ai connu un alchimiste, autrefois, à Cordoue? Il m'a fait pressentir des mystères impossibles à dire. J'ai envié son savoir, et la bonté de ses silences. Son église tenait sur un tapis de prières transparent, tant il était usé. Longtemps j'ai voyagé sur des chemins de mots et de rêves avec des gens comme moi sans autre patrie, sans autre foyer que nos esprits. Peut-être un jour pourrai-je vous dire mes aventures. Pour l'heure, sachez simplement que le temple où je me recueille parfois n'est pas bâti de pierres. J'essaie tous les matins de mettre Dieu au monde, voilà tout.
– Moi, je l'appelle à chaque heure du jour.
– Vient-il?
– Il me fuit parfois, parfois il me fait mal. Il m'aide peu. Je m'efforce de le servir. Il me faut vous amener dans notre Église où Il demeure, maître Salomon. Si je n'y parviens pas, je douterai du sens de ma vie. Je ne serai plus qu'une carcasse creuse pleine de vent et de nuit.
– Appelez des soldats et faites-moi saisir. Vous en avez le droit. Ainsi vous n'aurez pas mon âme, mais vous aurez ma peau.
– Que m'importe votre peau, rugit Novelli, retenant à grand-peine ses larmes.
– Alors confiez-vous à Dieu seul pour vous conduire jusqu'à moi. Abandonnez tout ce qui n'est pas Lui: votre puissance, vos registres et vos soudards, afin que Sa volonté soit faite, et non la vôtre. Quand je verrai Dieu en vous plus beau, plus vigoureux, plus nourrissant qu'il ne l'est en moi, je viendrai à votre croyance avec une gratitude que vous ne pouvez imaginer, pauvre aveugle.
– Voulez-vous dire que je dois renoncer à ma charge d'inquisiteur, à mon oeuvre de justice, à la considération du monde, à ce couvent même? Oubliez-vous que tout cela me fut confié par monseigneur le pape, qui parle parmi nous le langage du Ciel?
– Tout cela vous fut gagné par votre oncle Arnaud, frère Novelli. S'il n'avait pas été cardinal et habile aux intrigues, vous seriez aujourd'hui boulanger, comme l'était votre père. Je vous crois d'assez bonne foi pour ne point vous égarer à chercher la voix de Dieu dans les murmures des diplomates.
Jacques Novelli dressa la tête, perdu de révolte et bouillonnant d'insultes, ouvrit la bouche comme un étouffé. Il parut souffrir une peine insurmontable, et soudain se rompit, abandonnant ses mains sur la table et ne regardant plus Salomon en face de lui, mais seulement la flamme de la bougie qui tremblait. Il resta un long moment silencieux dans cette lueur, puis la voix du juif lui parvint, lointaine. Il entendit:
– Le mur est-il abattu, frère Novelli?
Il regarda autour de lui. Ils étaient tous deux environnés d'ombre, maintenant. Le couvent était silencieux, les moines s'en étaient allés à la chapelle, pour l'office du soir. Il s'avisa qu'il avait froid. Il dit:
– J'espère que vous me trompez abominablement, et que demain je me réveillerai ressuscité en bonne et belle clarté. Allez-vous-en, il me faut réfléchir.
Salomon d'Ondes le contempla avec une affection mélancolique, puis, comme Novelli se tenait obstinément tête basse, immobile et muet, il poussa le livre de psaumes devant ce frère en grand besoin de réconfort et se leva, disant:
– Un soir d'été, sous l'orme de l'Oratoire, votre oncle Arnaud m'a dit de vous: «Je le crois capable de toutes les sottises, des pires méchancetés et des bontés les plus extravagantes.» Puis il a éclaté de rire (un grand rire presque silencieux. Vous souvenez-vous de sa figure?), et m'a dit encore: «Il finira saint vagabond.» Il vous aimait tendrement, et je vous aime aussi, maître Novelli. La paix sur vous.
Son grand corps lent, un peu voûté, s'éloigna, son ombre envahit les murs et s'engloutit avec lui dans les ténèbres du couloir. Jacques Novelli écouta décroître le bruit de ses pas, laissa tomber la tête dans ses bras croisés et se mit à pleurer à gros sanglots. Il resta ainsi jusqu'à ce que les moines, de retour de l'office, fassent du bruit à l'étage. Alors il se leva, vidé de larmes et de morve, empoigna son manteau, qu'il avait laissé au travers de la table, et le jetant sur son épaule il éventa si vivement la bougie qu'elle s'éteignit. Il s'en alla dans la nuit fraîche. Jamais il ne s'était senti aussi abandonné de Dieu et des hommes, aussi follement libre.